L’un est-il intelligible ?
p. 73-90
Texte intégral
1Le problème des rapports entre l’intelligence et l’Un, peut-être l’un des plus difficiles de la pensée plotinienne, a souvent attiré l’attention des spécialistes. Or aucun des traités, pris à part, ne renferme la totalité de la spéculation complexe de Plotin concernant ce problème, et il faut donc lire et relire les Ennéades pour y trouver les textes qui abordent la question et pour pouvoir saisir dans son ensemble la conception plotinienne de la relation entre le premier principe et ce qui vient après lui1.
2Lorsqu’on relève les passages où Plotin s’applique à examiner les rapports entre l’intelligence et l’Un, on remarque que la question se pose à partir de deux perspectives différentes : d’une part, il est question de la naissance de l’intelligence à partir de l’Un et, de l’autre, il s’agit de la dernière étape de la conversion de l’âme (humaine) vers le Bien. En fait, tout l’ensemble des Ennéades montre que Plotin veut que son lecteur comprenne sa conception de la structure de la réalité ainsi que de la nature intime de l’homme à travers deux procédés différents ou, pourrait-on dire, deux aspects complémentaires d’une même méthode, tous les deux philosophiques plutôt que mystiques ou religieux2 : l’un des procédés est la présentation du mouvement de descente ou de procession accompli par la réalité dans son ensemble à partir d’un principe unique, tandis que l’autre est la description de la montée de l’âme, de sa conversion purificatrice vers sa source. Il n’est pas toujours facile d’établir une distinction entre ces deux aspects, car ils se trouvent être intimement liés l’un à l’autre, souvent entremêlés, étant donné que, pour atteindre le principe, l’âme doit suivre, en sens inverse, le chemin que la réalité dans son ensemble a parcouru dans son déploiement à partir de l’Un.
3En ce qui concerne le mouvement processif, l’une des thèses classiques de la philosophie plotinienne est celle de la génération de l’intelligence en deux moments. En effet, Plotin décrit la naissance de l’intelligence par un double mouvement : le premier – moment logique, hors de l’espace et du temps –, c’est la procession, le débordement de l’indéterminé à partir d’une source qui surabonde ; le deuxième est celui de la conversion contemplative de ce premier produit indéterminé vers son principe, conversion grâce à laquelle l’indéterminé devient être et se constitue comme tel, comme intelligence et comme totalité des Idées. D’autre part, Plotin soulève la question de la remontée de l’âme humaine et il consacre beaucoup de textes à la description des étapes finales de ce chemin de retour vers l’Un, c’est-à-dire des phases de la vie de l’Intellect : la phase proprement intellective et celle qui transcende déjà le plan intellectuel pour devenir intelligence aimante ou amoureuse et « toucher » finalement l’Un.
4Je ne prétends pas, dans cet article, examiner l’ensemble des difficultés concernant les rapports entre l’intelligence et son principe et je me bornerai donc à présenter quelques considérations sur le problème de la possibilité de la connaissance de l’Un. Mais il faut tout d’abord indiquer en quel sens cette possibilité de connaissance doit être comprise, car la question peut être envisagée de deux manières différentes. On peut l’envisager en tenant compte du rapport que l’Un a avec lui-même et, en ce cas, il faut se demander si Plotin attribue à l’Un une sorte de pensée, de connaissance de soi-même ou bien quelque rapport avec lui-même. On peut aussi l’analyser du point de vue du rapport entre l’intelligence et l’Un et se demander alors si l’intelligence peut avoir une pensée ou une connaissance de l’Un. En d’autres termes, est-il possible d’affirmer que l’Un se connaît soi-même en quelque sorte, qu’il est un objet pour lui-même ? D’autre part, est-il possible que l’Un soit l’objet de la pensée du νοῦς ? En quel sens peut-on dire que l’intelligence pense l’Un ? En essayant dans ce qui suit de répondre à ces questions, j’aborderai, tout d’abord, le problème du rapport que l’Un entretient avec lui-même pour examiner ensuite quelques passages des Ennéades où l’Un apparaît comme νοητόν, comme objet de pensée ou de connaissance de l’intelligence, à côté d’autres textes qui nous parlent de l’impossibilité de penser l’Un. Je ferai finalement quelques remarques à propos des difficultés auxquelles Plotin doit faire face à cause de l’ineffabilité de l’Un. Mon propos est assez humble, dans la mesure où je serai obligée de revenir sur des textes assez travaillés, textes que les spécialistes de la pensée plotinienne connaissent très bien, mais qui, en raison de sa complexité, peuvent rester toujours ouverts à de nouvelles lectures.
Les rapports de l’Un avec lui-même
5Dans la plupart des textes où Plotin décrit la génération de l’intelligence à partir de l’Un, il insiste sur le fait que toute génération exige la permanence en soi-même du générateur, spécialement dans le cas de l’Un. En effet, « ... ce qui vient de l’Un en vient sans qu’il y ait mouvement… Si donc il y a un second terme après lui, il faut qu’il existe sans que l’Un se meuve, sans qu’il s’y incline, sans qu’il le veuille, et en un mot sans aucun mouvement » (V, 1 [10], 6.22-27). L’Un reste immobile, car tout mouvement est une aspiration et l’Un, lui, n’aspire à rien, car il est au sommet (III, 9 [13], 9.1-5). L’Un est ce qui se suffit totalement à soi-même, ne cherche rien, rien ne lui manque, il n’a pas de besoin ni par rapport à soi-même ni par rapport à une autre chose : il est ἐνδεὲς ἁπάντων, puisque ce qui a besoin de quelque chose a besoin de son principe. Si l’Un était déficient, s’il lui manquait quelque chose, il manquerait de ce qui le détruirait, puisque tout ce qui a besoin de quelque chose a besoin du Bien et de ce qui le conserve ; si l’Un manquait de quelque chose, il ne serait plus un. Or, il n’y a aucun bien pour l’Un ; il n’y a pas non plus de volonté ou de désir de quelque chose, de sorte qu’il est ὑπεράγαθον, bien pour les autres choses, mais non pas pour lui-même (VI, 9 [9], 6.16-42).
6L’Un est au-delà de l’être, au-delà de la pensée, une merveille qui n’a en elle ni être ni pensée ; solitaire en lui même, il n’a nul besoin des choses qui viennent après lui (VI, 7 [38], 40.28-32). Étant seul, au-delà de tout, l’Un ne pense pas. Au cours de la critique de la conception aristotélicienne des moteurs immobiles, Plotin dit qu’Aristote prétend que le principe premier est séparé et intelligible, mais il détruit son caractère de premier à partir du moment où il dit qu’il se pense lui-même (V, 1 [10], 9.7-9). S’il y avait en lui de la pensée, le premier principe ne serait plus un, mais multiple, puisque l’activité de penser comporte toujours une altérité et une dualité :
Il faut donc que ce qui pense, lorsqu’il pense, consiste en deux termes ; que l’un de ces deux termes soit extérieur à lui, ou qu’ils soient tous deux dans le même, la pensée porte toujours sur une différence – et nécessairement aussi sur une identité (V, 3 [49], 10.23-25)3.
7Parmi les nombreux passages où Plotin fait de telles affirmations, on peut citer, par exemple, trois textes, tirés de l’Ennéade V, 6 :
Si la perfection lui appartient, il est parfait avant de penser (πρὸ τοῦ νοεῖν). Il n’a pas besoin de l’acte de penser ; car il se suffit à lui-même avant la pensée ; donc il ne pense pas (οὐκ ἄρα νοήσει). Il y a donc ce qui ne pense pas, ce qui pense à titre premier, et ce qui pense à titre second. En outre, si le premier pensait, quelque chose lui appartiendrait, il ne serait donc pas premier, mais second ; il ne serait pas un, mais multiple ; il serait tout ce qu’il pense. Ne pensât-il que lui-même, il serait multiple (V, 6, [24], 2.14-20).
S’il y a une multiplicité, il faut, avant cette multiplicité, une unité. Si donc ce qui pense (τὸ νοοῦν) est une multiplicité, il faut que la pensée ne soit pas en ce qui n’est pas une multiplicité. Or tel est le Premier. La faculté de penser et l’intelligence (τὸ νοεῖν καὶ νοῦν) sont donc en des êtres postérieurs à lui (V, 6 [24], 3.20-23).
En outre, si le Bien doit être simple et sans besoin, ce dont il n’a pas besoin ne lui est pas présent. Et d’ailleurs, rien absolument ne lui est présent ; la faculté de penser (τὸ νοεῖν) ne lui est donc pas présente. Il n’a pas besoin de penser (τοῦ νοεῖν). De plus, il ne pense rien, parce qu’il n’a pas autre chose à penser (V, 6 [24], 4.1-7).
8L’Un ne pense pas, il ne peut pas penser : il ne pense pas à autre chose et il ne se pense pas non plus lui-même. S’il se pensait, explique Plotin, il devrait être ignorant de lui-même avant de se penser et il aurait besoin de la pensée pour se connaître lui-même, ce qui est absurde. Il ne peut pas penser à quelque chose d’autre car il est tout seul et, par conséquent, n’a rien à penser ni à connaître (VI, 9 [9], 6.42 sq.). En effet, nous lisons en VI, 9, [9], 6 que pour l’Un il n’y a ni pensée (νόησις) ni mouvement, puisque l’une et l’autre comportent une altérité. L’Un ne se connaît pas et il ne se pense pas (μὴ γινώσκει μηδὲ νοεῖ ἑαυτόν : l. 46). Plotin tient pourtant à remarquer que le fait qu’il n’y ait pas en l’Un de connaissance ne veut pas dire qu’il y ait en lui de l’ignorance, car celle-ci, de même que la connaissance, renferme une altérité, une dualité entre ce qui ignore et ce qui est ignoré. De façon analogue, le fait que l’Un ne pense pas n’implique pas un défaut, n’implique nullement qu’il soit non intelligent. On ne doit pas le placer dans la catégorie du pensant (κατὰ τὸν νοοῦντα) mais dans celle de la pensée (κατὰ τὴν νόησιν). « Or la pensée ne pense pas, mais elle est cause du penser pour un autre qu’elle (νόησις δὲ οὐ νοεῖ, ἀλλ᾽ αἰτία τοῦ νοεῖν ἄλλῳ) et la cause n’est pas identique à ce qui est causé » (53-55).
9D’après ce passage, l’Un ne se pense pas, ne se connaît pas, et ne s’ignore pas non plus. En tout cas, on peut dire qu’il est νόησις en tant qu’il est cause de l’acte de penser. Le premier, qui est au-delà de l’être, ne pense pas, ne peut pas νοεῖν (III, 9 [13], 9.1). En III, 9, [13], 7.1-6, Plotin refuse encore une fois la νόησις à l’Un : à la différence de l’intelligence, dont la νόησις est dirigée vers une autre chose, il n’a pas de pensée, puisque avoir la pensée implique toujours une déficience, même dans le cas où ce qui a la pensée se pense soi-même. Il ne faut même pas lui attribuer l’être avec soi (συνεῖναι) ; il n’y a non plus en lui ni perception, ni connaissance de soi-même ni conscience de soi-même (III, 9 [13], 9.14 ; V, 3 [49], 13.6). Perception, connaissance, conscience, voilà des activités qui comportent toujours une dualité sujet-objet, dualité que l’Un ne peut pas accueillir dans son unité absolue, sans aucune diversification. Il n’a pas de conscience de lui-même, il ne se comprend pas lui-même. Il faut exclure de l’Un toute παρακολούθησις, toute καταμάθησις, toute κατανόησις4.
10Il y a pourtant quelques passages un peu plus modérés. Par exemple, en VI, 8 [39], 16.15-16 – passage sur lequel je reviendrai –, Plotin dit de l’Un qu’il est une sorte d’intelligence (οἷον νοῦς) et, trois lignes après, que l’Un, pour ainsi dire, regarde vers lui-même (οἷον πρὸς αὑτὸν βλέπει) et que son être consiste dans le fait de se regarder soi-même. Un peu plus loin, dans ce même traité, il est dit que dans l’Un est un νοῦς qui n’est pas νοῦς (VI, 8 [39], 18.21-22). Dans un autre texte, nous lisons que l’Un est l’intelligence intérieure : « Quand nous atteignons l’intelligence pure et en avons l’usage, nous voyons qu’il est l’intelligence intérieure (ὁ ἔνδον νοῦς), celui qui a fait don à l’intelligence de l’être et des autres choses… » (V, 3 [49], 14.13-15). De même encore, en VI, 9 [9], 6.54-56, Plotin signale que l’Un n’est pas un sujet pensant, n’est pas νοοῦν, mais il est bien νόησις, quoique νόησις οὐ νοεῖ, une pensée qui ne pense pas, mais qui est la cause du fait qu’une autre chose puisse penser (VI, 9 [9], 6.54-56 ; cf. VI, 7 [38], 37.16). Ajoutons un autre passage :
Car il ne faut pas le concevoir selon la catégorie du pensant (κατὰ τὸν νοοῦντα), mais bien plutôt selon celle de la pensée (κατὰ τὴν νόησιν) ; or la pensée ne pense pas, mais elle est cause du penser pour un autre qu’elle (νόησις δὲ οὐ νοεῖ, ἀλλ᾽ αἰτία τοῦ νοεῖν ἄλλῳ), et la cause n’est pas identique à ce qui est causé (VI, 9 [9], 6. 52-55).
11D’ailleurs, que l’Un n’ait pas conscience de soi-même ne veut pas dire qu’il soit tout à fait « inconscient ». L’Un se possède lui-même (III, 9 [13], 9.5-6).
[L’Un] n’est pas, pour ainsi dire, privé de conscience (οὐκ ἔστιν οἷον ἀναίσθητον), mais toutes les choses sont en lui et avec lui, il a un plein discernement de soi-même (πάντη διακριτικὸν ἑαυτοῦ), la vie est en lui et en lui sont toutes choses et sa pensée qui est lui-même par une sorte de conscience réside dans un repos éternel et dans une pensée qui agit d’une façon différente de la pensée de l’intelligence (ἡ κατανόησις αὐτοῦ αὐτὸ οἱονεὶ συναισθήσει οὖσα ἐν στάσει ἀιδίῳ καὶ νόησει ἑτέρως ἢ κατὰ τὴν νοῦ νόησιν) (V, 4 [7], 2.16-20).
12Ce dernier passage ne semble pas s’accorder avec la conclusion générale qu’on pourrait tirer des autres textes auxquels nous avons fait référence. En effet, nous lisons maintenant que l’Un n’est pas dépourvu de conscience, mais que, au contraire, la raison de la naissance de l’intelligence à partir de l’Un se trouve dans le fait que l’Un a un certain type de « perception » de soi-même, de « conscience », de vie et de pensée, bien que d’un type différent de celles que l’intelligence possède. Il faut néanmoins souligner que Plotin n’attribue pas la συναίσθησις à l’Un sans restriction (cf. ligne 15 : οὐκ ἔστιν οἷον ἀναίσθητον ; l. 18 : οἱονεὶ συναισθήσει), et il en fait autant à propos de la νόησις (cf. l. 18-19). L’Un possède donc quelque chose de pareil à l’αἴσθησις, la συναίσθησις et la νόησις, quelque chose qui, à vrai dire, ne peut être désigné comme tel que par analogie.
13La possession que l’Un a de lui-même, ou l’être seul avec lui-même, le discernement qu’il a de lui-même consistent en une simple intuition, une sorte de contact direct avec soi-même, une ἐπιβολή, un « toucher » qui coïncide avec lui-même, étant donné qu’il n’existe aucune distance ni différence par rapport à lui-même (VI, 7 [38], 39.1-4), quoique ce toucher, ineffable et impensable, soit antérieur à la pensée (V, 2 [11], 10.42-43 ; VI, 7 [38], 39.18-20).
14On pourrait dire que l’Un coïncide avec l’acte d’« autoperception », d’appréhension de soi-même. Il est impossible d’établir dans l’Un une différentiation entre νοοῦν et νοητόν. Et c’est au même sens que l’on doit comprendre le πάντη διακριτικὸν ἑαυτοῦ : la διάκρισις que l’Un a de lui-même coïncide avec lui-même, puisque tout est en lui.
L’Un, νοητόν de l’intelligence ?
15Il faut maintenant aborder la question de l’intelligibilité de l’Un et se demander si l’intelligence peut penser l’Un. Unité absolue, qui ne renferme aucune duplicité, aucun repli, qui est au-delà de l’être, de la pensée et de la vie, au-delà de toute détermination, sans forme, infini, l’Un n’est pas de nature pensable. Le principe est au-delà de la portée de l’intelligence, car ce qu’elle pense lorsqu’elle pense, c’est l’être, ce sont des formes, des Idées, quelque chose de multiple et de déterminé. Pourtant, une lecture soigneuse des Ennéades permet de relever quelques passages, pas très nombreux, où l’Un, contrairement à la pensée normale de Plotin, est caractérisé comme un νοητόν, comme un objet d’intellection.
16En effet, en VI, 7 [38], 40.33-35, afin de démontrer que la pensée ne peut pas appartenir au Bien et qu’elle lui est inférieure, Plotin écrit :
Quand je dis que [la pensée] ne serait pas la pensée du Bien, je ne veux pas dire qu’il ne soit pas possible de penser le Bien (οὐχ ὅτι μὴ ἔστι νοῆσαι τὸ ἀγαθόν) – admettons en effet que cela soit possible – mais qu’il n’y aura pas de pensée dans le Bien lui-même.
17Ce passage exprime, d’une manière claire, la possibilité de penser l’Un ou le Bien, quoique le Bien lui-même ne puisse pas penser5.
18On peut citer d’autres textes. En VI, 9 [9], 2.33-36, passage sur lequel je veux revenir, Plotin affirme :
il est nécessaire que l’intelligence consiste dans l’activité de penser (ἐν τῷ νοεῖν εἶναι) et que l’intelligence la plus excellente soit précisément celle qui, ne regardant pas vers l’extérieur, pense ce qui est avant elle (νοεῖν τὸ πρὸ αὐτοῦ).
19Et, à n’en pas douter, ce qui est avant l’intelligence doit être l’Un. En V, 6 [24], 4.1-7, nous lisons que le Bien n’a pas besoin du penser (τοῦ νοεῖν) et que la faculté de penser (τὸ νοεῖν) ne lui est donc pas présente. « En outre – est-il dit à la suite – l’intelligence est autre chose que le Bien ; elle est boniforme parce qu’elle pense le Bien (ἀγαθοειδὴς γὰρ τῷ τὸ ἀγαθὸν νοεῖν) »6. Ajoutons à ces passages, où l’Un est considéré comme un objet intelligible (νοητόν), un texte, à notre avis encore plus explicite, appartenant à l’un des traités de la première époque, ce passage de V, 4, [7] :
… Mais pourquoi [le générateur] n’est-il pas intelligence, dont l’activité est la pensée ? Or la pensée qui voit l’intelligible, qui est tournée vers lui et qui reçoit de lui son achèvement, est en elle-même indéfinie comme une vision, et n’est définie que par l’intelligible (νόησις δὲ τὸ νοητὸν ὁρῶσα καὶ πρὸς τοῦτο ἐπιστραΦεῖσα καὶ ἀπ᾽ ἐκείνου οἷον ἀποτελειουμένη καὶ τελειουμένη, ἀόριστος μὲν αὐτὴ ὥσπερ ὄψις, ὁριζομένη δὲ ὑπὸ τοῦ νοητοῦ) (V, 4 [7], 2.3-7)… Mais comment l’intelligence vient-elle de l’intelligible ? L’intelligible reste en lui-même et n’a besoin de rien (ἀλλὰ πῶς ἀπὸ τοῦ νοητοῦ ὁ νοῦς οὗτος ; τὸ νοητὸν ἐΦ᾽ ἑαυτοῦ μένον καὶ οὐκ ὂν ἐνδεές) (13-14)… C’est quand il reste dans son propre caractère qu’un produit naît de lui. C’est parce qu’il reste que le produit naît. Et puisqu’il persiste comme objet de pensée (μένει νοητόν), ce qui naît de lui est une pensée (νόησις). Et cette pensée, en pensant au générateur dont elle est née – car elle n’a pas d’autre chose à penser (νοοῦσα ἀΦ᾽ οὗ ἐγένετο ἄλλο γὰρ οὐκ ἔχει) – devient intelligence. Elle est pour ainsi dire un autre intelligible, mais semblable à celui-là ; elle en est une imitation et une image (22-27)7. Donc le Bien lui-même n’a rien à penser ; il n’y a pas autre chose qui soit son bien. Car quand ce qui est autre que le Bien se pense lui-même, il pense parce qu’il est boniforme (ἀγαθοειδὲς)8, parce qu’il a une image du Bien et que le Bien est devenu l’objet de son désir, il pense et il a, pour ainsi dire, une représentation du Bien (οἷον Φαντασίαν τοῦ ἀγαθοῦ).
C’est en pensant le Bien (ἐν τῇ νοήσει αὐτοῦ), qu’il se pense lui-même par accident (κατὰ συμβεβηκὸς αὐτὸ νοεῖ) ; c’est en dirigeant le regard (βλέπων) vers le Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est en agissant qu’il se pense lui-même ; en effet, l’activité de toutes les choses est dirigée vers le Bien (V, 6 [24], 5.15-18).
20Le Bien ou l’Un fait exister la pensée. Cependant, comment est-il possible d’expliquer la pensée à partir de quelque chose qui n’est pas pensée, à partir d’un principe qui est tout à fait différent de la pensée ? Comment est-il possible que l’unité pleine et absolue puisse produire une multiplicité ? Est-ce qu’elle peut donner ce qu’elle n’a pas ? Est-il possible qu’une cause puisse avoir des effets tout à fait différents d’elle ? Car il semble que dans une cause doivent être en quelque sorte présents les mêmes caractères que son effet ; mais, d’autre part, l’effet doit être différent de la cause. Ce qui vient d’un principe doit en même temps avoir et ne pas avoir les qualités de ce principe. Ce qui vient d’une unité doit donc, en même temps, avoir unité et manquer d’unité. C’est pourquoi l’intelligence n’est pas une, mais ἕν-πολλά, unité multiple. Ce qui produit la pensée doit être en quelque sorte pensée et, en même temps, n’être pas pensée.
21Au chapitre 11 du traité V, 3, on trouve l’un des textes les plus éloquents à propos de la génération de l’intelligence à travers sa conversion vers l’Un9. Nous lisons au début de ce chapitre :
C’est pourquoi l’intelligence <qui est> multiple, lorsqu’elle veut penser ce qui est au-delà, veut penser cela même comme un (ἕν μὲν οὖν αὐτὸ ἐκεῖνο)10, mais en voulant le saisir (ἐπιβάλλειν)11 en sa simplicité, elle s’en écarte, recevant toujours quelque chose d’autre qui se multiplie en elle12. C’est ainsi qu’elle tendit vers lui non comme une intelligence, mais comme une vision qui ne voit pas encore (ὄψις οὔπω ἰδοῦσα), et elle s’en alla possédant ce que elle même [c’est-à-dire la vision] a multiplié13. C’est ainsi qu’elle désirait une autre chose dont elle avait en elle une vague représentation14, mais s’en alla en possédant en elle cette chose qu’elle a rendue multiple. Encore une fois, elle possède une impression de l’objet de vision (τύπον τοῦ ὁράματος) ; sans quoi elle n’aurait pas accepté qu’il arrivât à être en elle-même. L’impression, d’une est devenue multiple, et c’est ainsi que, en connaissant, elle l’a vu, et elle est devenue alors une vision voyante (ἰδοῦσα ὄψις)15.
22L’intellect qui regarde vers l’Un, l’intellect qui veut penser l’Un comme un, est un intellect encore potentiel, inchoatif, qui s’élance sur l’Un mais qui s’en écarte parce qu’il possède une multiplicité16. L’intelligence veut penser ce qui est au-delà et elle veut le penser comme un. Mais la vision qu’elle en a n’est pas une vision de l’Un comme un, car elle arrive seulement à penser une multiplicité. C’est l’intellect lui-même, par sa propre nature, qui multiplie l’objet qu’il veut penser. Dans cette étape, le νοῦς n’est pas encore νοῦς, mais seulement ἔΦεσις (l. 12), κίνησις indéfinie (V, 6 [24], 5.8-10 ; VI, 7 [38], 16.16-18), vision qui ne voit pas encore (cf. V, 4 [7], 2.6 ; V, 6 [24], 5.10 ; III, 8 [30], 11.1-2 ; VI, 7 [38], 16.13 ; VI, 7 [38], 17.14-15).
23Cette coïncidence entre la conversion vers l’Un et la connaissance de soi apparaît dans d’autres passages. En III, 8 [30], 8.30, par exemple, Plotin dit que l’intelligence ne contemple pas un objet unique ; car, même lorsqu’elle contemple l’Un, elle ne le contemple pas comme un (ἐπεὶ καὶ ὅταν τὸ ἓν θεωρῇ οὐχ ὡς ἕν) ; sinon, l’intelligence ne serait pas engendrée.
24Ce que l’intelligence pense n’est qu’une trace de l’unité, c’est-à-dire l’unité seulement dans la mesure où elle peut être saisie, c’est-à-dire multipliée, pluralisée. On peut donc dire que l’intelligence pense l’Un si ce qu’elle pense, à proprement parler, n’est point l’Un lui-même, car elle pense l’unité à travers la désunion. En III, 8 [30], 11, par exemple, Plotin dit d’une façon assez claire que ce que l’intelligence saisit immédiatement n’est qu’une image de son objet de contemplation et que cette image réside dans son propre niveau hypostatique. La contemplation a donc une nature représentative. Il n’y a pas d’appréhension intellectuelle directe de l’Un.
25Contempler l’Un, c’est donc contempler ce que l’intelligence a en elle-même, autrement dit l’Un dans son aspect représentatif, comme représentation. En V, 1 [10], 7.4-6, passage sur lequel on a beaucoup discuté17, après avoir affirmé que l’intelligence est l’image de l’Un, Plotin dit : « Mais Celui-là n’est pas intelligence. Comment donc engendre-t-il l’intelligence ? Car en se tournant vers lui, elle voit. Et cette vision même est intelligence (ἢ ὅτι τῇ ἐπιστροΦῇ πρὸς αὐτὸ ἑώρα· ἡ δὲ ὅρασις αὕτη νοῦς) ».
26En se tournant vers l’Un, l’intelligence potentielle exerce une vision et cet acte de voir l’Un fait précisément que l’intelligence est telle : le νοῦς se constitue comme tel en tant que ὅρασις. Dans ce même chapitre 7, Plotin signale (lignes 9-11) que l’Un est δύναμις πάντων et que la νόησις voit toutes ces choses dont l’Un est la puissance, et parce qu’elle les voit elle devient νοῦς. La νόησις voit tout ce qui est enfermé dans la force productrice de l’Un, mais pour fixer l’objet de sa vision elle doit opérer une sorte de division, grâce à laquelle la νόησις devient νοῦς. C’est pourquoi, en regardant l’Un, l’intelligence le multiplie nécessairement et se détermine elle-même comme intelligence, elle parvient à être, et c’est alors qu’elle atteint sa τελείωσις, son mode propre d’existence18.
27Il y a une dualité dans l’intellect. En dehors de l’intellection, l’intellect possède aussi une « pré-intellection » qui l’unit à l’Un (cf. V, 3 [49], 10.43 : προνοοῦσα οὔπω νοῦ γεγονότος). On pourrait dire que l’appréhension que l’intellect a de l’Un est une προ-νόησις, quelque chose qui est destiné à devenir νόησις réelle quand elle s’actualise. Il y a donc un état pré-noétique initial de l’intelligence quand elle procède de l’Un (cf. V, 4 [7], 7.2 ; V, 1 [10], 10.7), parfois considéré comme désir ou comme matière intelligible ou dyade indéterminée (II, 4 [12], 5 ; II, 8 [35], 11).
28Dans un passage que j’ai déjà cité, Plotin écrit :
Et qu’il soit impossible que l’intellect soit le premier, cela est aussi évident en raison de ce qui suit. Il est nécessaire que l’intellect consiste dans l’activité de penser (τὸν νοῦν ἀνάγκη ἐν τῷ νοεῖν εἶναι) et que l’intellect le plus excellent soit précisément celui qui, ne regardant pas vers l’extérieur, pense ce qui est avant lui. Car s’il se retourne vers lui-même, il se retourne vers son principe… Et il faut poser un intellect tel que, d’une part, il soit présent au Bien et au Premier et regarde vers lui, et, d’autre part, qu’il soit avec lui-même et se pense lui-même et qu’il se pense lui-même comme étant le tout. Il est donc bien éloigné d’être l’Un, puisqu’il est si richement varié (VI, 9 [9], 2.32-44).
29Disons, pour résumer, que lorsque l’intelligence contemple l’Un – ou, pour mieux le dire, lorsqu’elle essaie de contempler l’Un – elle se contemple plutôt elle-même, puisqu’elle ne peut pas contempler l’Un comme un. La tentative de l’intelligence pour voir l’Un s’achève en une vision d’elle même, en une pensée d’elle-même. L’objet que l’intelligence voit et pense n’est plus l’Un en tant qu’un, mais l’Un transposé ou reflété dans la multiplicité des objets intelligibles qui constituent la nature même de l’intelligence19. L’intelligence est l’image fragmentée de l’Un20. Quand elle essaie de saisir l’Un, elle le dénature et n’arrive qu’à se connaître elle-même. Elle connaît et pense l’Un seulement à travers elle-même, elle transpose l’Un en elle-même et, de la sorte, elle le multiplie et se tourne vers les objets intelligibles qui la constituent. En essayant d’objectiver l’Un, l’intelligence ne réussit qu’à le penser comme τὰ πάντα, elle le pense reflété en elle-même. En essayant de penser l’Un, elle ne trouve que le reflet éparpillé de l’Un dans les intelligibles et elle se pense seulement elle-même comme totalité des êtres. L’intelligence peut donc arriver à posséder un savoir de l’Un tel que celui-ci peut se donner à l’intelligence : l’intelligence ne peut penser l’Un qu’à partir d’elle même et par elle-même. Le savoir que l’intelligence a de l’Un se borne à être un savoir de ce que l’intelligence est par rapport à lui.
30On a donc vu comment Plotin affirme que l’Un se connaît et qu’il ne se connaît pas lui-même ; il affirme aussi que l’intelligence a l’Un comme objet de pensée et qu’elle n’arrive pas à le penser, car lorsqu’elle essaie de le faire, elle finit par se penser elle-même.
31Ces affirmations, qui pourraient sembler contradictoires, ne le sont pas, si l’on fait quelques distinctions. En effet, lorsque l’on distingue entre un sujet et un objet du νοεῖν, il y a deux possibilités : 1) que le sujet et l’objet appartiennent tous deux au même niveau ontologique, ou bien 2) que le sujet appartienne à un niveau ontologique inférieur à celui de l’objet21.
32Dans le premier cas – où sujet et objet sont d’un même niveau – il y aurait une conversion vers soi-même, tandis que dans le second cas – où le sujet appartient à un niveau inférieur à l’objet –, il y aurait une conversion de l’inférieur vers le supérieur. Voilà donc le problème : le νοῦς se constitue-t-il comme tel à travers la connaissance de lui-même ? Ou bien se constitue-t-il comme intelligence seulement quand il a comme νοητόν l’Un et non pas lui-même ?
33Comme le montre l’analyse des textes, nous pouvons trouver un glissement de l’une à l’autre de ces deux possibilités. Dans les textes des Ennéades, les deux branches de l’alternative apparaissent : parfois Plotin affirme que l’intelligence est toujours tournée vers ce qui la dépasse ; d’autres fois il dit, par contre, qu’il est incorrect de supposer qu’un sujet hypostatique puisse connaître quelque chose de supérieur à soi-même.
34Or, pour tenter d’éclairer cette question, il me semble nécessaire de tracer une autre distinction, une distinction entre deux plans. On peut en effet parler d’objet de pensée en deux sens différents : x est un νοητόν peut vouloir dire, ou bien a) que x est lui-même, par lui-même, un objet intelligible, ou bien b) que x est un objet intelligible, seulement au sens où un sujet peut en avoir une représentation. Il faut donc faire une distinction entre un objet en tant qu’objet et un objet en tant que représenté dans et par un sujet. Si l’on distingue ces deux plans, on peut lire les passages apparemment contradictoires des Ennéades sans y trouver de contradictions. En effet, en ce qui concerne la relation intelligence-Un, il faut dire que l’Un n’est pas νοητόν de l’intelligence au sens (a), mais il est bien νοητόν au sens (b), ce qui signifie que l’intelligence connaît l’Un représenté en elle et non l’Un tel qu’il est en lui-même. L’intelligence, de son côté, est νοητόν dans un sens comme dans l’autre : elle l’est au sens (a) lorsqu’elle est l’objet de sa propre pensée, et elle est objet d’intellection au sens (b) lorsqu’elle est l’objet de l’âme. Et, si l’on parlait de quelque sorte d’appréhension de l’Un par lui-même, on serait obligé de dire que l’Un ne peut être objet de soi-même qu’au sens (a). L’Un, en effet, ne peut être séparé de lui-même, ne peut pas s’objectiver.
35Il faut donc comprendre le concept de νοητόν selon le contexte où il apparaît22.
L’Ineffabilité de l’Un
36Les problèmes auxquels Plotin doit faire face, lorsqu’il essaie de décrire les rapports entre l’Intelligence et l’Un, viennent du fait de l’ineffabilité de l’Un. En effet, lorsqu’on veut décrire l’Un ainsi que tout rapport avec lui, on se heurte à des grandes difficultés, car l’Un ne peut pas être saisi intellectivement et il échappe donc à tout langage conceptuel. Au-delà de la raison, au-delà des concepts, l’Un est aussi au-delà des paroles. Il ne peut être révélé a qui n’a pas eu le bonheur de le voir par soi-même (VI, 9,11, 1- 4). Il ne peut être dit ni écrit (VI, 9, 4, 11) ; il est ineffable (IV, 8, 6, 11 ; V, 5, 6, 24). Aucun nom ne lui convient (VI, 9, 5, 31). Aucun prédicat ne peut lui être attribué, parcequ’il n’a aucun accident, aucune qualité, et parce que tout ce qui pourrait lui être adjoint le ferait féficient. Lui ajouter quelque chose, c’est l’amoindrir, c’est le plurifier (III, 9, 9, 23 ; III, 8, 10, 29-30). Je voudrait faire quelques observations à propos de ce sujet, en prètant attention à quelques passages très significatifs appartenant au traité V, I 8.
37Le traité VI, 8 est consacré au problème de l’attribution à l’Un de la liberté et de la volonté23, concepts qui sont réinterprétés par Plotin comme relevant de la nécessité. L’un des deux points sur lesquels s’articule cet écrit est la justification de ce qu’on pourrait appeler une théologie « restrictive », plutôt qu’affirmative24. En effet, dans le traité VI, 8, Plotin insiste sur le besoin d’employer un langage incorrect pour parler de l’Un ineffable : on ne peut parler de l’Un que οὐκ ὀρθῶς, d’une manière incorrecte. On ne peut pas l’exprimer, mais il faut pourtant parler de lui, il faut parler à son sujet (περὶ αὐτοῦ). Plotin est amené à parler positivement de l’Un pour les besoins de la persuasion, d’une façon métaphorique et impropre, par une sorte d’abus de langage25. L’utilisation fréquente de ce procédé, qui a pour but d’échapper aux règles de la théologie négative, spécialement dans le traité VI, 8, a conduit à poser le problème, très disputé, des prétendus prédicats positifs de l’Un26. Au début du chapitre 13, Plotin remarque :
S’il faut pourtant introduire ces expressions à propos de l’objet cherché d’une façon incorrecte (οὐκ ὀρθῶς), disons bien encore une fois qu’on a affirmé d’abord correctement (ὀρθῶς) qu’on ne doit pas admettre ici de dualité, pas même conceptuellement, et que ce que je dis a pour but de persuader, et qu’il faut laisser quelque divagation dans notre langage (13.1-5)27.
38Dans le même chapitre, Plotin insiste sur ce point :
Ainsi faut-il accepter ces expressions, si quand on parle à son sujet (περὶ αὐτοῦ) on est forcé pour l’indiquer d’employer des mots qu’on ne voudrait pas utiliser en toute rigueur ; il faut toujours les comprendre avec un « comme si » [ou « pour ainsi dire »] (τὸ οἷον) (VI, 8 [39], 13.47-50).
39Chaque prédicat doit donc s’accompagner d’une clause de restriction destinée à marquer les limites du discours sur l’Un. Notre langage est lacunaire, mais il tend vers l’ineffable. Si nous appliquons à l’Un une série de termes inappropriés, c’est dans le seul but de persuader l’âme et de l’exhorter à s’élever vers son origine. Plotin nous prévient de ne pas prendre ses mots à la lettre lorsqu’il énonce des affirmations sur l’Un et sur ses rapports avec ce qui lui est inférieur28.
40L’Un n’est exprimable qu’en « reportant sur lui des attributs inférieurs, par impuissance à rejoindre le discours qui lui convient, et c’est ainsi que nous pourrons parler à son sujet (περὶ αὐτοῦ) » (VI, 8 [39], 8.4-6). On ne peut pas l’exprimer tel qu’il est en lui-même29. Pour dire quelque chose à son sujet, il faut partir de ce qui est inférieur, lorsqu’il s’agit de dire ce qu’il est aussi bien que lorsqu’il s’agit d’énoncer ce qu’il n’est pas.
41Le traité VI, 8 recueille tous les prédicats qui doivent être écartés de l’Un, notamment la pensée et l’essence. Et il faut remarquer que tous ces prédicats sont des prédicats noétiques. Et, comme nous l’avons vu, on trouve maintes fois, dans l’ensemble des Ennéades, l’exclusion de ce genre de prédicats.
42Lorsque nous attribuons un prédicat ou une propriété, par exemple le fait d’être « cause », ce n’est pas à lui que nous l’attribuons, mais à nous-mêmes ; nous attribuons une propriété parce que nous avons besoin d’exprimer nos propres affections, « en l’abordant pour ainsi dire de l’extérieur et en tournant autour de lui » (VI, 9 [9], 3.49 sq.). L’Un est, à vrai dire, inconnaissable ; on n’y accède qu’à travers une sorte de contemplation ou de toucher qui transcende la pensée, le discours, la connaissance. Or il n’est pas possible d’enseigner la contemplation de l’Un, mais on peut, néanmoins, enseigner en quelque façon la route qui mène à la contemplation (VI, 9 [9], 4.14-16). C’est pourquoi nous nous servons d’un langage dont les catégories ne s’appliquent pas à l’Un, qui est au-delà de toute catégorie, dans le seul but de faciliter l’accès à l’Un. Mais le récepteur de ce langage doit avoir, lui, une disposition contemplative : tout discours deviendra inutile pour celui qui n’est pas poussé par le désir d’atteindre l’Un. L’attribution à l’Un d’un trait positif n’est qu’un recours dont nous devons nous servir afin d’exprimer ce qui est vraiment inexprimable, n’ayant à notre portée qu’un langage éminemment expressif de la dualité. À proprement parler, on ne peut rien attribuer à l’Un ; dire de lui qu’il est cause, qu’il est conscience de soi-même, qu’il est objet d’intellection, n’est, en réalité, que nous attribuer à nous-mêmes une propriété. Quand Plotin dit de l’Un qu’il est intelligible, et quand il dit que l’Un n’est pas intelligible, il ne se contredit pas. Cela dépend de la perspective où il se place pour parler de l’Un.
43Dans VI, 8, Plotin dénie à l’Un les prédicats noétiques et conserve les prédicats non noétiques : activité, puissance, toute puissance, puissance de toutes choses, origine, pureté, simplicité, primauté, liberté, volonté. L’accent est porté sur les prédicats de liberté et de volonté ; quoique métaphoriques comme les autres, ils sont sans doute beaucoup plus forts, car ils visent la nature absolument originaire de l’Un représenté positivement30. Il faut remarquer qu’en VI, 8 Plotin insiste sur le caractère que nous pourrions appeler « énergétique » du premier principe.
44Dans la mesure où il coïncide avec son activité et avec sa volonté, l’Un est tel qu’il agit et tel qu’il le veut (cf. VI, 8 [39], 7.46 sq. ; 9.45 ; 12.22 ; 13.8-10 et 27 sq. ; 15.10 ; 16.15 sq. ; 18.49 ; 20.15 ; 21.7 sq.). En d’autres termes, en parlant incorrectement, on peut dire de l’Un qu’il agit, que son activité dépend de sa volonté et que celle-ci coïncide donc avec son être et, par conséquent, avec son activité. Sa vraie nature est d’être désir de soi-même, choix de soi-même (VI, 8 [39], 13.38 sq.), amour de soi-même (VI, 8 [39], 15.1). On a le droit de dire qu’il se produit lui-même, qu’il se donne éternellement existence à lui-même (VI, 8 [39], 13.50 sq. ; 15.1 sq. ; 10.24 ; 16.14,21,29 et 37 ; 20.19 sq.). L’Un est une ἐνέργεια μένουσα, une activité en repos, qui reste en elle-même (VI, 8 [39], 16.12-16). Plotin applique à l’Un la notion d’ἐνέργεια, qui appartient au plan de l’intelligence, pour rendre compréhensible, métaphoriquement, la « vitalité » essentielle de l’Un, sa nature intime non inerte. Mais l’Un est aussi en rapport avec ce qui le suit. Pour exprimer ce rapport et le rendre compréhensible, Plotin se sert d’une autre notion, qu’il transporte à l’Un de manière restrictive : la notion de δύναμις, de puissance. L’Un est absolument parfait et c’est pourquoi il est δύναμις première, puissance productrice de toute la réalité (V, 4 [7], 1.20-40 ; V, 3 [49], 15.33-5 ; IV, 8 [6], 6.7-16 ; VI, 9 [9], 5, 35 sq. ; V, 1 [10], 7.9-10 ; III, 9 [13], 7.1 ; VI, 4 [22], 9.24-25 ; III, 8 [30], 10.1-5). L’Un est puissance pleine, souveraine d’elle-même, vraiment productrice (VI, 8 [39], 9.44 ; VI, 8 [39], 18.25-32). La puissance la plus haute est celle qui reste inaltérable dans sa perfection et qui ne peut alors produire le contraire de ce qu’il produit. La capacité de produire un effet contraire est une caractéristique inhérente à ce qui n’est pas parfait. La force de l’Un, c’est le pouvoir de produire ce qu’il veut produire et ce qu’il doit produire (VI, 8 [39], 21.1 sq.).
45Lorsque Plotin refuse à l’Un une attribution, il le fait dans le but de souligner sa simplicité. Lorsque, au contraire, il lui confère un attribut, il le fait pour signaler que l’Un, quoique simple, n’est pas négatif31. Plotin est toujours préoccupé de montrer que la négativité de l’Un consiste précisément dans la positivité la plus élevée, au-delà de toute positivité conceptuelle.
46Nous avons signalé les problèmes auxquels Plotin fait face quand il s’agit de décrire l’activité constitutive de l’Un. Nous avons vu comment il faut écarter de l’Un toute dualité et donc toute possibilité de rapport avec soi-même. Mais nous avons vu aussi comment Plotin, voulant montrer que l’Un n’est pas une unité rigide ni morte, doit recourir à un langage positif-restrictif, pour signaler le caractère dynamique et vital du premier principe.
47Nous avons présenté après cela quelques passages où l’Un apparaît comme objet d’intellection de l’intelligence ; nous sommes passé ensuite à d’autres passages où Plotin dénie à l’Un le caractère d’objet d’intellection, dans la mesure où la connaissance de l’Un coïncide avec la connaissance que l’intelligence a d’elle même. Elle pense l’Un, elle arrive à connaître l’Un, mais, paradoxalement, lorsqu’elle arrive à le voir, à le penser, à le connaître, elle le perd comme Un et finit par se connaître seulement elle-même. Ainsi la connaissance de soi-même au niveau de l’intelligence coïncide avec la connaissance de l’Un. Au-delà de cette connaissance, elle peut avoir un autre type d’appréhension, de nature supra-noétique, mais seulement comme le résultat et le point d’achèvement de l’activité noétique. Du point de vue de la génération de l’intelligence à partir de l’Un, cette étape non noétique est antérieure à l’étape noétique, car le premier moment de la naissance de l’intelligence est celle de l’indétermination.
48Lorsqu’on « descend », donc, la νόησις indéterminée, le désir, précède l’intelligence. Lorsqu’on « monte », par contre, on pourrait bien dire que la détermination vient avant l’indétermination : l’intelligence a deux fonctions : celle de penser et celle d’aspirer, intelligence pensante et intelligence amoureuse. Lorsqu’elle devient amoureuse, elle se laisse elle-même en arrière, elle cesse d’être intelligence.
49Dans les deux perspectives d’analyse dont Plotin se sert, on peut trouver le jeu d’une appréhension déterminée et d’une appréhension indéterminée. Quand, dans le chemin de retour, l’âme devenue intelligence arrive au point le plus haut de l’activité intellective, c’est-à-dire lorsqu’elle a atteint la plus pure connaissance du principe en se connaissant pleinement elle-même, elle s’arrête et doit alors attendre la présence de l’Un. Cette présence de l’Un à l’âme devenue intelligence amoureuse n’est pourtant pas d’ordre non rationnel. Si l’on arrive à saisir l’Un, à le voir, à s’unir à lui, à le toucher, c’est seulement comme conséquence d’un exercice intellectuel. Ce qu’on appelle l’expérience mystique est chez Plotin une expérience purement philosophique et elle représente l’achèvement de la recherche rationnelle, qui implique l’union à l’Un sans anéantissement du soi.
Notes de bas de page
1 Parmi l’abondante littérature critique suscitée par le problème des liens entre l’Un et l’intelligence, l’étude la plus détaillée est celle de John Bussanich, The One and its Relations to Intellect in Plotinus, Leiden, Brill, 1988. On retiendra aussi les importantes contributions de Jesús Igal, « La génesis de la Inteligencia en un pasaje de las Enéadas de Plotino », Emerita 39, 1971, p. 129-157 ; T. Szlezák, Platon und Aristoteles in der Nuslehre Plotins, Basel-Stuttgart, Schwabe Verlag, 1979 ; F. Schroeder, « Conversion and consciousness in Plotinus Enneads 5, 1 [10], 7 », Hermes 114, 1986, p. 186-195 ; K. Corrigan, « Plotinus, Enneads 5, 4 [7], 2 and related passages. A new interpretation of the status of the intelligible object », Hermes 114, 1986, p. 195-203 ; W. Beierwaltes, Selbsterkenntnis und Erfahrung der Einheit, Frankfurt, Klostermann, 1991 ; I. Perczel, « L’intellect amoureux et l’un qui est. Une doctrine mal connue de Plotin », Revue de Philosophie Ancienne XV, 1997, p. 223-264 ; D. O’Brien, « Immortal and Necessary Being in Plato and in Plotinus », dans The Perennial Tradition of Neoplatonism, J. J. Cleary édit., Leuven, Leuven University Press, 1997, p. 39- 103 ; C. D’Ancona Costa, « Rereading Enneads V 1 [10], 7 », dans Traditions of Platonism. Essays in Honor of John Dillon, J. J. Cleary édit., Aldershot, Ashgate Publ., 1999, p. 237-261 ; E.K. Emilsson, « Remarks on the Relation between the One and Intellect in Plotinus », dans J. J. Cleary, op. cit., p. 271-290.
2 H. Oosthout, Modes of Knowledge and the Transcendental. An Introduction to Plotinus Ennead 5.3 [49], Amsterdam-Philadelphia, B.R. Grüner, 1991, p. 6.
3 Voilà deux des cinq genres premiers que Plotin emprunte au Sophiste de Platon pour les transposer dans l’intelligence. L’exégèse des μέγιστα γένη se trouve dans le traité VI, 2 [43].
4 Cf. V, 3 [49], 13.6-8 : l’Un est ἀναίσθητον οὖν ἑαυτοῦ καὶ οὐδὲ παρακολουθοῦν ἑαυτῷ οὐδὲ οἶδεν αὐτό. III, 9 [13], 9.12-13 : οὐ παρακολουθήσει αὑτῷ. III, 9 [13], 9.22 : τὸ ἄρα κατανοεῖν ἐξαιρετέον. Pour une analyse de ces termes, voir H.R. Schwyzer, « Bewusst und Unbewusst bei Plotin », dans Les Sources de Plotin. Entretiens sur l’Antiquité Classique, t. V, Vandœuvres-Genève, 1960, p. 341-39 ; E. Warren, « Consciousness in Plotinus », Phronesis 9, 1964, p. 83-97 ; R. Violette, « Les formes de la conscience chez Plotin », Revue des Études Grecques 107, 1994, p. 222-237.
5 Un autre passage où l’Un est nommé νοητόν se trouve dans VI, 9 [9], 7, où il s’agit de la présence de l’Un pour qui peut le toucher. Quoique le contexte parle d’une union à l’Un, atteinte par un chemin de retour de l’âme sur elle même, il semble que Plotin se réfère à l’Un comme à un objet de pensée. Il est impossible de penser une chose en pensant en même temps à une autre ; pour qu’une chose puisse être l’objet d’une pensée, il ne faut rien lui ajouter ; « de la même manière, dans le cas de Celui-là, il faut savoir que si l’on a dans l’âme l’empreinte (τύπος) d’autre chose (cf. VI, 7 [38], 34.5), il n’est pas possible de Le penser, tant que cette empreinte est active…) ». Cf. le commentaire de Hadot (Plotin, Traité 9. VI 9, Introduction, traduction, commentaire et notes par P. Hadot, Paris, Les éditions du Cerf, 1994, p. 178) : pour accéder à l’Un on doit « avoir l’esprit vide de toute autre réalité que Lui, ne penser que Lui ».
6 On peut ajouter deux autres passages. En premier lieu, VI, 9 [9], 3.33 sq. : « Or, ce que l’Intellect peut voir (ὁρᾶν), c’est [ou bien les choses qui sont avant lui] ou bien les choses qui sont à lui, ou bien les choses qui sont <avant> lui : les choses qui sont en lui sont pures, mais bien plus pures et plus simples sont celles qui sont avant lui, ou plutôt ce qui est avant lui » (trad. Hadot, qui suit le texte de H-S2 , d’après Igal). Nous retrouvons ici le vocabulaire de la vision, qui d’habitude fait référence à la pensée. En second lieu, III, 9 [13], 9.5-12 : le premier, qui est au-delà de l’être, « ne se pense-t-il donc pas lui-même ? Ou bien se posséder soi-même veut-il dire penser ? Mais on ne dit pas qu’on pense parce qu’on se possède soi-même, mais parce qu’on regarde vers le premier. C’est l’acte premier et la pensée elle-même ; et si elle est le premier acte, aucune pensée ne doit lui être antérieure. Ce qui la produit est au delà d’elle ; et la pensée vient au second rang après lui. En effet, le premier objet de vénération n’est pas la pensée (je ne dis pas toute pensée, mais celle du Bien, (οὐκοῦν δὲ πᾶσα [νόησις] ἀλλ᾽ ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ; 11-12). Il ressort de ces lignes que Plotin admet qu’il y a une pensée du Bien, le Bien étant, bien entendu, l’objet de pensée et non pas le sujet. En effet, il est dit à la suite que le Bien est au-delà de la pensée.
7 Il faut souligner la différence entre ὄψις et ὅρασις. Le premier mot a la racine du futur tandis que le deuxième celle du présent du verbe ὁρᾶν. Il faudrait dire que le désir d’avoir une vision est lui même un acte de vision.
8 Sur le concept d’ἀγαθοειδές, voir T. Szlezák, op. cit., trad. it., Milano, Vita e Pensiero, 1997, p. 212 sq. Cf. III, 8 [30], 11.19 : après avoir dit que l’intelligence est boniforme, Plotin continue : « telle est la trace du Bien qu’on voit en l’intelligence, tel il convient de concevoir (ἐννοεῖν) le modèle » (18-19) ; c’est bien une trace qui vient s’imprimer sur l’intelligence.
9 0. J. Bussanich, op. cit., p. 221-236, consacre le dernier chapitre de son étude à l’analyse de Enn. V, 3 [49], 11.1-18. Dans la première moitié du traité, Plotin essaie de définir la nature de la connaissance de soi réelle et pleine. Cette connaissance de soi se révèle possible dans le cas de l’acte pur de pensée, d’une pensée pleinement tournée vers elle-même. Dans le chapitre 7, Plotin trouve une objection au concept d’un acte de pensée qui n’a qu’elle-même comme objet : c’est-à-dire l’idée qu’une telle intelligence ne se penserait pas elle-même, mais penserait le principe divin auquel elle doit son existence et sa capacité de penser. Plotin donne comme argument que, si un intellect pur avait à connaître son rapport avec un principe divin, cet accomplissement devrait certainement être regardé comme une sorte de connaissance de soi-même.
10 αὐτὸ ἐκεῖνο : accusatif, scil. νοεῖ ; ἕν : conjecture de Dodds, suivie par H-S, Armstrong et Bussanich.
11 Bussanich, op. cit., p. 222-223, remarque que Plotin choisit ἐπιβάλλειν (cf. l. 13) pour commencer à décrire la nature de l’appréhension pré-noétique, car ἐπιβολή / προσβολή et leurs formes verbales désignent d’habitude la conscience hypernoétique de l’Un.
12 Dans le chapitre précédent (10.8 sq.) il était dit que l’intellect doit être multiple ; il renferme une dualité, car il y a en lui un sujet et un objet de vision, ce qui voit et ce qui est vu.
13 Il faut remarquer la prédominance du vocabulaire de la vision et du désir sur le vocabulaire noétique.
14 … ἐπεθύμησεν ἀορίστως ἔχουσα ἐπ᾽ αὐτῇ Φάντασμά τι. Dans cette phrase, l’adverbe ἀορίστως peut modifier le verbe ou bien le participe. Dans la traduction nous avons choisi la seconde alternative. Bussanich, par contre, choisit la première, suivant Lloyd : « so that it vaguely desired something else, having in itself a figment of it » (op. cit., p. 224).
15 Perczel (op. cit., p. 235-236), qui suit Beierwaltes, à l’encontre de toute la tradition interprétative, rapporte le sujet οὕτος à l’intellect et non pas à l’impression.
16 Cf. III, 8 [30], 8.32 ; VI, 7 [38], 16.11 ; III, 8 [30], 8.31 ; VI, 7 [38], 17.16 ; VI, 7 [38], 16.10-12.
17 Ce passage a été l’objet de différentes lectures, en conjonction avec deux lignes du chapitre antérieur (6.18-19) de ce traité et, comme le dit O’Brien, « more than one protagonist has changed sides in the course of the debate ». Moi-même, j’ai soutenu il y a plusieurs années l’interprétation avancée par P. Hadot dans « Review of Plotini Opera II », Revue de l’Histoire des religions 64, 1963, p. 92-96 (cf. M. I. Santa Cruz, « Sobre la generación de la Inteligencia en las Enéadas de Plotino », Helmantica 30, 1979, p. 287-315), mais à présent j’ai changé d’avis. Le problème principal de ces lignes se trouve dans la phrase servant de réponse, à partir de ἢ ὅτι τῇ ἐπιστροΦῇ… Quel est le sujet du verbe ἑώρα ? D’après la phrase suivante, ἡ δὲ ὅρασις αὕτη νοῦς, le sujet de ἑώρα doit être νοῦς, l’intelligence qui se tourne vers l’Un et dont la vision la constitue comme intelligence. Si le sujet était τὸ ἕν, la conclusion en serait forcément que la vision que l’Un a de lui-même est l’intelligence. La difficulté principale porte sur un point : Plotin attribue-t-il une sorte de conscience ou de connaissance de soi au premier principe ? Est-ce que l’intelligence surgit et se constitue comme telle parce que l’Un se tourne vers lui-même, parce qu’il accomplit une « conversion » vers lui-même ? Ou bien l’intelligence naît-elle grâce à l’action par laquelle elle se tourne vers l’Un pour le contempler ? Pour une revue des diverses interprétations, voir M. Atkinson (Plotinus, Ennead V, 1, On the three principal hypostases. A commentary with translation by M. A., Oxford, Oxford University Press, 1983, n. ad loc.) ; J. Bussanich, op. cit., p. 37-42, et plus récemment D. O’Brien, op. cit., p. 45-47 et C. D’Ancona, op. cit., p. 244- 252. O’Brien compare ce passage avec V, 3 [49], 1.3-4, où Plotin dit clairement que le premier principe ne peut pas faire retour sur soi-même.
18 Cf. V, 1 [10], 6.41-42 : l’intelligence regarde l’Un ; V, 1 [10], 6.47-49 : l’intelligence, pour être intelligence, regarde l’Un.
19 Cf. W. Beierwaltes, op. cit., trad. it., Milano, Vita e Pensiero, 1995, p. 111-113.
20 Cf. VI, 8 [39], 18.22 sq.
21 On pourrait concevoir une troisième possibilité – que le sujet appartienne à un niveau ontologique supérieur à celui de l’objet –, mais elle est à écarter chez Plotin, puisque, d’après lui, jamais le supérieur ne se tourne vers l’inférieur pour le connaître.
22 Cf. D., Hund, « Contemplation and Hypostatic Procession in Plotinus », Apeiron XI, 19802, p. 73-76. Chaque degré de la réalité – sauf le dernier, qui ne peut plus connaître – projette son image sur la réalité qui vient à la suite et toute la connaissance qu’une hypostase peut avoir de celle qui lui est supérieure est, en vérité, médiatisée par l’image de l’hypostase supérieure, image qui est l’hypostase inférieure elle-même.
23 Sur ce traité, on peut consulter le livre de Georges Leroux, Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un [Ennéade VI 8 (39)]. Introduction, texte grec, traduction et commentaire par Georges Leroux, Paris, Vrin, 1990.
24 L’autre point est le « discours téméraire » qui ose introduire l’arbitraire et le hasard dans la production des choses divines. Pour les différentes hypothèses sur l’origine de l’objection, voir Leroux, op. cit., p. 104-130.
25 Cf. P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, 1997, p. 98-99.
26 Sur ce point, voir le commentaire de T. Szlezák, op. cit., p. 209 sq.
27 Dans la traduction de ce passage je suis le texte de l’editio maior de H.-S. et je n’adopte pas les modifications introduites dans l’editio minor.
28 Cf. VI, 8 [39], 9.2-3.
29 Cf. V, 3 [49], 14.1-6, où Plotin fait une différence entre λέγειν αὐτό et λέγειν περὶ αὐτοῦ. Cf. VI, 8 [39], 8 : περὶ αὐτοῦ y est employé trois fois dans les lignes 5 à 7, en contraste avec κατ᾽ αὐτοῦ.
30 Cf. Leroux, op. cit., p. 33.
31 Cf. J.N. Deck, Nature, Contemplation and the One, Toronto, University of Toronto Press, 1967, p. 10-11.
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