L’auto-déclaration de l’Un dans l’Ennéade V, 3 [49] et son arrière-plan dans la théorie plotinienne de la prédication
p. 41-71
Remerciements
Je suis très reconnaissant à P.-M. Morel et M. Dixsaut d’avoir bien voulu corriger mon français.
Texte intégral
1Autant il est facile de décrire à grands traits les thèses plotiniennes, d’un point de vue doxographique, autant il est difficile de les reconstruire de façon détaillée sur la base des explications données dans les Ennéades. Le problème de l’auto-déclaration de l’Un donne un bon exemple de cette difficulté. On sait bien que Plotin affirme, concernant l’Un, l’impossibilité d’une auto-caractérisation adéquate : le philosophe maintient que le premier principe de la réalité n’est pas capable de s’exprimer de manière prédicative. Il s’agit de quelque chose d’indicible (arrhèton)1. Mais pourquoi ? On dit, d’habitude, que ce théorème est un des éléments constitutifs de la théologie négative plotinienne. Cette réponse, cependant, n’est guère satisfaisante ; elle n’explique rien, et elle prête même à malentendu, comme nous le verrons, concernant la négativité en question. Pour mieux comprendre la position de Plotin, il faut, à mon avis, comprendre l’arrière-plan d’une constatation comme celle-ci :
Donc, en parlant du Bien, ne lui ajoutez rien par la pensée ; lui ajouter quelque chose, quoi que ce soit, c’est l’amoindrir2.
2Il ne fait pas de doute que la prédication, d’après Plotin, a déjà, en tant que telle, une certaine caractéristique qui mène à une réduction ou diminution linguistique de l’Un. Mais dans quel cadre théorique le théorème de l’indicibilité de l’Un s’inscrit-t-il ? Le problème en question est traité, dans notre texte, V, 3 [49], aux chapitres 10, 13 et 14. Là, Plotin, bien qu’il avoue que l’Un a une certaine auto-connaissance (évidemment toute autre que la pensée de soi-même de l’intellect)3, n’admet pas qu’elle puisse être formulée de façon prédicative. Comment comprendre cette thèse ? Pour l’expliquer, Plotin se livre à une expérience de pensée : comment l’Un, s’il avait à formuler une proposition sur lui-même, devrait-il se caractériser pour le faire de manière correcte ? Il répond qu’aucune proposition concevable, aucun jugement ou aucune prédication pouvant être prononcée par l’Un ne serait juste. Apparemment, l’opinion de Plotin a un rapport étroit avec sa conviction selon laquelle chaque dénomination ou désignation (onoma) est à proprement parler fausse : d’après lui, des expressions comme « l’Un », « le Bien », « le Premier » ou « le Principe » sont inadéquates4. L’Un, nous est-il dit, n’est pas du tout un « quelque chose » (ti)5, et un « ainsi » (houtô) ne lui convient pas6. D’après Plotin, il est même exclu de dire que l’Un « est »7 ; en outre, il n’est pas admissible de le signifier comme « du Bien » ou seulement de dire l’article défini « le » à propos de lui8. Dans une certaine mesure, on peut donc désigner l’Un comme « le néant » (to mèden)9.
3Il serait néanmoins faux d’en conclure que Plotin doute généralement que la représentation de la réalité sensible et intelligible, telle qu’il l’interprète, puisse être exprimable par le langage – soit par la prédication, soit par la dénomination. Bien au contraire, sa philosophie du langage consiste dans une théorie du reflet fiable, plus exactement dans une théorie d’un double reflet : la langue parlée est l’expression du langage « dans l’âme », et le langage intérieur reflète à son tour le logos du monde intelligible10. Jean Pépin a interprété cette théorie linguistique, à juste titre me semble-t-il, comme une conception reposant sur trois niveaux différents : le phénomène du langage se trouve donc aussi dans l’intellect11.
4Mais si l’Un ne peut être reflété ni de manière prédicative, ni de façon conceptuelle, cela signifie-t-il qu’il est quelque chose de tout à fait différent de ce qui en dérive, que ce soit quelque chose d’intelligible ou de sensible ? Certainement pas, car dans ce cas Plotin ne pourrait plus disposer, en ce qui concerne l’Un, des moyens linguistiques indirects de ce qu’on appelle sa théologie négative, c’est-à-dire l’analogie12, l’expression superlative (via eminentiae)13, l’expression improprement dite14, le paradoxe15 et la parole apophatique16. Mais Plotin tient évidemment à conserver ces moyens. Par conséquent, selon lui, le langage ne peut pas être entièrement inadéquat. Bien qu’il constate parfois qu’en face de l’Un on ne pourrait que « s’en aller en silence »17, il dit plus souvent qu’on peut « conduire à l’Un », « s’y éveiller » et « le faire remarquer »18. Le langage se révèle seulement relativement, et non pas absolument, inapproprié à la représentation de l’Un.
5Mais où se trouve alors la cause de cette ineffabilité de l’Un ? Plotin en donne plusieurs explications, qui sont familières à tout lecteur des Ennéades mais qu’on ne peut comprendre concrètement qu’avec difficulté. Voici quatre de ces explications.
Plotin affirme à plusieurs reprises que quelque chose de purement simple ne peut pas être l’élément d’une proposition, parce que la prédication donnerait à cette chose l’air d’une multiplicité19. Mais dans quelle mesure pense-t-il que la proposition « cette maison est blanche » transformerait une seule maison en une pluralité d’êtres ? Peut-on dire raisonnablement que la définition de l’homme en tant qu’« être rationnel » représente une dualité parce qu’elle est composée de deux aspects ou de deux termes différents ? Dans des prédications, dirions-nous, le sujet est certes caractérisé par un prédicat, mais le sujet n’est pas du tout pluralisé, et surtout pas s’il existe une relation analytique entre le sujet et le prédicat (comme dans la phrase « tout carré possède quatre angles »).
Plotin attribue aux prédications la caractéristique d’être toujours l’expression de la pensée, tandis qu’il constate que l’Un se trouve « au-delà de la pensée »20. Mais cela aussi semble peu compréhensible. En effet, peut-on parler de façon quelconque d’un objet qui n’est pas capable d’être objet de pensée ? On pourrait objecter ceci : ou bien Plotin doit maintenir que le domaine de la parole est plus étendu que le domaine de la pensée (et telle doit nécessairement être son opinion, s’il veut sauvegarder la possibilité de parler sur l’Un), ou bien il renonce complètement à parler sur la région qui se situe « au-delà de la pensée ».
Ensuite, il est difficile de saisir pourquoi Plotin affirme que l’Un n’est pas exprimable par le langage, parce qu’il se trouve « au-delà de l’essence »21. Car, être quelque chose « en dehors » de l’étant, quelque chose de non existant, cela vaut également pour la matière inférieure (même s’il s’agit d’une non-existence dans un autre sens). Plotin, cependant, ne renonce pas du tout à une description détaillée de la matière.
Enfin, il ne semble pas possible d’accepter la théorie selon laquelle l’Un plotinien en tant qu’infini (apeiron, aoriston) se trouve en dehors de la prédication22. Car l’intellect et la matière sont aussi caractérisés comme des êtres infinis, et de plus, la désignation apeiron elle-même est un prédicat affirmatif. L’explication (a) me semble être due à une conclusion erronée : Plotin conclut de la pluralité des éléments de la proposition (et de la pensée) à la pluralité de l’objet dont on parle. Le lecteur moderne trouve absurde qu’une entité simple et homogène ne puisse pas avoir plusieurs désignations et, de même, que le savoir d’un simple fait doive consister en éléments multiples. En ce qui concerne les explications (b) et (c), il semble à première vue probable que Plotin exprime simplement sa conviction par des images et par des formules traditionnelles (notamment platoniciennes) et qu’il n’offre pas d’arguments philosophiques. Enfin, l’explication (d) ne semble pas convaincante dans le cadre de ses propres déclarations accessoires.
6Y a-t-il une théorie fondamentale qui soutienne la thèse plotinienne de l’indicibilité de l’Un ? Mis à part le fait que Plotin n’est généralement pas un sceptique en ce qui concerne le langage, il faut à mon avis écarter trois autres interprétations envisageables. Premièrement, il est impossible de supposer que, selon Plotin, les prédications aient nécessairement une structure successive et spatio-temporelle qui les rendrait inapplicables à l’Un. Car Plotin est justement d’avis qu’un usage adéquat du langage n’est pas limité à la réalité perceptible ; au contraire, la parole est d’après lui, comme nous l’avons vu, un phénomène qui a précisément son origine dans le monde intelligible. Deuxièmement, même si Plotin refuse une tendance réifiante des propositions, il n’est pas possible de lui attribuer l’opinion qu’elles ont toujours un effet de fixation ou de figuration, qui n’est pas compatible avec la caractérisation de l’Un. Car cela ne pourrait être un argument en faveur de sa thèse que si l’Un était une entité mobile, dynamique et impossible à fixer – ce qui vaut chez Plotin pour la matière inférieure plutôt que pour le premier principe23. Troisièmement, l’interprétation selon laquelle les prédications forment toujours une manière de décrire en perspective, relative au sujet ou rapporté à un point de vue24, me semble également exclue. Car le problème de la relativité du sujet ne se pose dans la pensée plotinienne que sur un seul point : celui de l’insuffisance de la pensée dianoétique25. Mais ce n’est certainement pas la pensée dianoétique qui est rejetée avec la thèse en question. Certes, Plotin constate à plusieurs reprises que c’était « nous » qui exprimions notre relation avec l’Un en formulant des propositions sur l’Un. Il serait cependant faux et anachronique de penser qu’il s’agit là d’une relativité du sujet au sens moderne (je reviendrai plus tard sur ce point très important ; cf. infra p. 69).
I
7Regardons d’abord la partie centrale du texte, au chapitre 10 :
Si l’absolu indivisible devait lui-même énoncer ce qu’il est, il devrait d’abord dire ce qu’il n’est pas ; il serait donc alors multiple, afin d’être un. De plus, lorsqu’il dit : je suis ceci, ou bien ceci désignera quelque chose de différent de lui, et alors il mentira ; ou bien ceci sera un accident pour lui, et il énoncera plusieurs choses de lui ; ou alors il devra dire : je suis, je suis et : moi, moi. — Et s’il était seulement deux choses et s’il disait : moi et ceci ? — Alors, il est nécessairement multiple ; il a des éléments différents ; il a les caractères par quoi ils diffèrent ; il a un nombre ; il a bien d’autres choses encore26.
8Dans le passage cité, Plotin adresse comme reproche le fait de mener à une « multiplicité » (polla) à cinq formes de prédication.
91) (lignes 33-35) : supposons que l’Un ne se caractérise pas positivement, mais ne parle de lui-même que de façon négative, son auto-caractérisation serait la suivante : « je n’appartiens point aux choses qu’on peut percevoir ou penser27. » Plotin s’oppose apparemment ici à cette forme d’expression parce qu’elle ne peut que dire des choses délimitantes ou étrangères sur l’Un, mais rien qui le caractérise proprement. Et en délimitant une chose à l’opposé des autres choses, on emploie nécessairement une pluralité. 2) (lignes 35-36) : supposons que l’Un se désigne de façon positive comme un « ceci » (tode). Dans ce cas, l’Un, d’après Plotin, donnerait une définition essentielle de lui-même, une caractérisation qui répondrait à la question ti estin ; (qu’est-ce qu’il est ?) ou plus exactement ti ei ; (qu’es-tu ?). De nouveau, selon le texte, on penserait à une « multiplicité », justement par l’attribution d’un prédicat à un sujet. 3) (lignes 36-37) : le même problème se présenterait si l’Un essayait de se caractériser par un attribut contingent (sumbebêkos). Donc la prédication accidentelle est elle aussi rejetée ; cela signifie que toutes les réponses possibles à la question poion, poson, pou ktl. ei ; sont exclues (quelle est ta qualité, ta quantité, ton lieu, etc.?). Ensuite, il faut, d’après Plotin, exclure également le cas 4) (ligne 37), à savoir qu’on puisse, conformément ou contrairement aux règles de la grammaire, doubler le sujet ou le prédicat. Car une telle forme de proposition, une tautologie, présuppose du moins, d’après Plotin, que le sujet et le prédicat aient deux places différentes. Et finalement 5) (lignes 37-40), il serait manifestement insuffisant de décrire l’Un de façon additive, c’est-à-dire commeétantlié àquelque chose d’autre (« moi et autre chose »). Ce cas n’est pas admissible, car, d’après Plotin, le premier principe ne peut pas être exprimé par référence aux êtres multiples procédant de lui.
10Ce que Plotin dit dans le passage cité, c’est donc la chose suivante : une prédication ou bien ne parle pas du tout directement de l’Un, mais seulement indirectement et le pluralise, à cette occasion, en recourant aux autres entités (cas 1) ; ou bien elle dit du sujet « quelque chose d’autre que lui même » (heteron hautou), c’est-à-dire le prédicat, peu importe qu’il soit un accident ou une substance (cas 2 et 3) ; ou alors elle est multiple en présupposant la double structure sujet-prédicat (cas 4) ; ou bien enfin il compare l’Un avec les entités qui procèdent de lui, qui sont, cependant, tout autres que lui (cas 5).
11Maintenant, j’aimerais tirer au clair quatre questions centrales d’interprétation, à propos des cas mentionnés (paragraphes II-V). Je commence (section II) avec le cas 4 : pourquoi n’est-il pas possible de répéter le sujet à la place du prédicat et de trouver, par cette tautologie, une proposition adéquate à un être éternel, immuable et sans différences, comme on le voit dans la fameuse histoire de l’interprétation de la phrase biblique Ego sum qui sum28 (Exode 3, 14) ? Après cela (section III), je vais me demander quelle conception de l’unité est présupposée par Plotin quand il affirme qu’une multiplicité ne peut valoir pour un Un au sens strict. Ensuite (section IV), je discuterai la question de savoir pourquoi, d’après Plotin, même la prédication essentielle, et non pas seulement la prédication accidentelle, n’est pas admissible pour l’Un (cas 2 et 3). Finalement (section V), je traiterai la question de savoir pourquoi certaines méthodes de caractérisation indirecte (cas 1) sont, selon Plotin, plus adéquates que d’autres pour conduire vers l’Un. À la fin, j’essaierai de trouver une réponse à la question de savoir en quoi consiste, précisément, la différence entre l’Un et les choses procédant de lui, et qui les rend partiellement inaptes à caractériser l’Un (cas 5).
II
12D’abord, il semble étonnant que Plotin exclue une sorte d’auto-déclaration, selon laquelle le prédicat représente un redoublement du sujet. Même des propositions comme egô egô ou eimi eimi impliquent une pluralité, d’après Plotin, et ne peuvent, par conséquent, être admises pour décrire le premier principe. Il est difficile de voir ce que Plotin veut dire par là ; certes, la tautologie « A est A » assigne au même A, une première fois, la fonction de sujet et, une seconde fois, la fonction de prédicat. Mais pourquoi cela doit-il mener à une pluralité concernant la description de la même entité A ? Par une tautologie, pourrions-nous objecter, on ne dit pas du tout d’un sujet « quelque chose d’autre que lui même » (heteron hautou).
13À mon avis, on trouve une solution à cette difficulté dans le texte de VI, 7 [38], 38, dans un passage parallèle à notre chapitre. La discussion de la conscience ou de la connaissance de soi-même forment, comme en V, 3 [49], l’arrière-plan de la discussion de savoir quelle est la proposition adéquate au rapport de l’Un à soi. Dans quelle mesure la connaissance de soi peut-elle être formulée correctement ? Regardons d’abord le début du chapitre :
Et même « lui » n’est pas le « est ». Car « lui » n’a en rien besoin de « est ». Du reste, le prédicat « est bon » ne peut pas non plus être attribué au Bien, mais seulement à un sujet auquel on aurait déjà attribué le prédicat « est ». Or le prédicat « est » ne peut lui être attribué comme une chose que l’on attribue à une autre chose (οὐχ ὡς κατ᾽ ἄλλου ἄλλο), mais nous l’employons seulement pour signifier ce qu’il est (ὡς σημαῖνον ὃ ἔστι). Et nous disons de lui : « le Bien » ; mais alors nous ne le nommons pas (περὶ αὐτοῦ λέγοντες οὐκ) et nous ne signifions pas non plus que « le Bien » lui appartient comme un prédicat (οὐδὲ κατηγοροῦντες ὅτι αὐτῷ ὑπάρχει), mais nous donnons seulement à connaître que c’est lui29.
14La traduction de Bréhier a été corrigée par Pierre Hadot sur un point essentiel : au début, Plotin rejette, selon Hadot, l’hypothèse que l’Un puisse être exprimé en utilisant la copule – et non pas, comme Bréhier l’interprète, l’estin dans un sens absolu. Car Plotin donne comme explication le fait que estin ne peut être utilisé que pour dire « quelque chose d’autre d’un autre » (kat’ allou allo), donc de façon prédicative. Ensuite, il continue : si l’on constate que l’Un est P, on applique un prédicat comme s’il s’agissait d’un aspect différent de l’Un. Mais l’Un, nous dit Plotin, est lui-même P. Donc, si l’on constate que l’Un est bon, on applique ce prédicat comme un aspect différent de l’Un. Mais, selon Plotin, c’est l’Un lui-même qui est bon.
15Si cette reproduction du texte est correcte, la thèse est tout à fait surprenante : Plotin ne maintient pas qu’il n’y a pas d’attributs aptes à caractériser l’Un, mais qu’il n’y a que la forme prédicative ou propositionnelle qui rende inadéquate une telle caractérisation. Non seulement la pensée dianoétique de l’âme individuelle regarde ses contenus comme « quelque chose d’autre »30, mais parler de façon prédicative, c’est toujours comprendre quelque chose comme quelque chose d’autre. De fait, l’auteur des Ennéades doit maintenir cette thèse, car autrement sa conviction selon laquelle egô egô ou eimi eimi sont des expressions inadéquates serait absurde. Il continue :
Pourtant, dira-t-on, qui admettra une nature qui ne possède pas la conscience et la pensée de soi-même ? — Que connaîtra-t-il donc ? — « Je suis. » — Mais il n’est pas ! — Pourquoi donc ne pourrait-il pas dire de lui même : « Je suis le Bien » ? — Mais, alors, il s’attribuera à nouveau le prédicat « est » ! — Pourtant, il ne pourra se nommer « Bien » qu’en ajoutant quelque chose. Car on ne pourrait penser « Bien » sans « est » que si on ne l’attribuait pas à un sujet. Mais celui qui se pense lui-même comme Bien pensera nécessairement : « Je suis le Bien »31.
16Pourquoi donc une auto-déclaration correcte n’existe-t-elle pas ? La proposition « Je suis » (egô eimi) est à rejeter parce que l’Un « n’est pas » (ouk esti). Si cela ne forme pas une simple répétition de ce que Plotin dit au commencement du chapitre cité, il faut conclure qu’il pense ici au sens existentiel du mot einai. L’Un donc, à ses yeux, n’existe pas32. Par conséquent, il faut exclure à plus forte raison la proposition « Je suis le Bien » (to agathon eimi) ; Plotin veut donc dire que la prédication présuppose l’existence. L’Un serait-il alors concevable s’il ne se pensait lui-même que comme du « bien » (agathon) ? Evidemment non, car celui qui pense du « bien » n’attribue pas automatiquement l’état d’être bien à une entité. Si l’Un ne pense que du « bien », cela ne veut pas dire qu’il s’imagine lui-même comme quelque chose de bien. À mon avis, on trouve ici le point décisif de ce texte : celui qui nomme seulement quelque chose, ne le désigne pas du tout comme quelque chose (kat’ allou katêgoroi). On ne peut donc pas, en pensant à soi-même, renoncer à la copule « est » ; et la même chose vaut pour n’importe quelle autre prédication. Mais une dénomination isolée ne peut être un savoir réel, comme Plotin le dit en IV, 9 [8], 5.19-26 ; cela ressemblerait plutôt, nous dit Plotin, « au langage d’un enfant ». Il maintient donc la primauté de la prédication par rapport à la dénomination. Ainsi considérée, la formule « Je suis le Bien » semble être une forme relativement acceptable, la proposition la moins inadéquate pour une auto-caractérisation de l’Un.
17Plotin, à mon sens, propose en VI, 7 [38], 38 une alternative entre la dénomination et la prédication : pour pouvoir formuler un savoir quelconque de façon correcte, y compris la connaissance de soi-même, quelque chose doit être présenté dans une proposition ; mais cela implique toutefois de le désigner comme quelque chose d’autre. Dans une prédication, la copule est indispensable ; mais elle lie toujours des choses différentes. Plotin ne refuse pas la possibilité d’un redoublement comme egô egô ou eimi eimi. Mais, s’il ne s’agit pas d’une simple dénomination, une telle phrase implique la copule. Et, à son avis, la copule fait de la même chose, dans la proposition « A est A », deux entités différentes. Avant de m’interroger sur la façon dont Plotin comprend cette différenciation par la copule, je voudrais poser la question suivante : en quel sens la multiplicité est-elle incompatible avec la notion d’Un ?
III
18Au début de notre texte de V, 3 [49], 10, Plotin désigne l’Un comme « ce qui n’a pas du tout de parties » (to ameres pantê). Si l’on fait bien attention à la façon dont Plotin caractérise l’unité de l’Un, on remarquera que l’unité entendue dans les Ennéades n’est nulle part celle de la singularité ou de l’homogénéité, le fait qu’il n’existe qu’un seul Un ou qu’il soit constitué de parties semblables, mais ce que Plotin nomme son « manque de multiplicité »33, c’est-à-dire le fait que l’Un est indivisible et sans parties. Cela vaut même pour la célèbre formule « fuir seul vers le Seul » (Φυγὴ μόνου πρὸς μόνον) qui ne désigne pas l’unique individu d’un genre donné, mais quelque chose d’isolé et sans relations34. Plotin caractérise l’Un comme « simple » (haploun)35, comme « quelque chose sans parties » (ameres)36 et « comme quelque chose d’indivisible » (ameriston)37. L’Un n’est pas le seul être qui peut être caractérisé ainsi ; mais il est le simple par excellence38. Cela veut dire que l’Un ne contient pas de diversité interne, qu’il n’a pas en soi d’aspects ou de qualités que l’on puisse différencier, pas même une matière homogène. Une telle notion de l’Un est à peine compréhensible d’un point de vue moderne ; il est vrai aussi, cependant, que même dans l’Antiquité cette notion ne représente pas le point de vue général. Il s’agit plutôt d’une façon philosophique de comprendre cette notion. Car il faut se rendre compte que les philosophes de l’Antiquité entendent, par unité indivisible, l’unité dans le sens de l’eidos : ce qu’une chose est essentiellement peut être décrit comme unité eidétique. Si l’on divise par exemple une maison en plusieurs parties, ces parties ne sont pas elles-mêmes des maisons. Une maison n’est pas divisible en ce qui concerne sa forme, mais seulement en ce qui concerne sa matière. Il est certes possible que les produits d’une division soient des eidè à leur tour, comme par exemple des fenêtres, des portes ou des pièces, mais ces parties sont de nouveau indivisibles en ce qui concerne leur eidos. L’unité en question, à savoir l’unité eidétique, représente donc l’aspect formel, et la multiplicité non eidétique représente l’aspect matériel d’une entité. Le point ultime de cette conception est qu’un eidos ne peut être présent dans quelque chose que comme un tout et qu’il fait d’une chose un tout ; donc, si l’on s’imagine une forme sans aucune partie matérielle, elle devrait être quelque chose de strictement un.
19Plotin n’est pas du tout original sur ce point de doctrine. Il s’appuie sur une tradition antique de conception de l’unité qu’on trouve déjà chez Parménide d’Élée. Dans le Poème de Parménide « l’être » (to eon) est mis en rapport avec la notion d’indivisibilité39. Mais ce sont surtout les explications de Platon à ce sujet qui sont importantes. La conception platonicienne de l’unité apparaît dans cinq passages au moins, auxquels Plotin semble quelquefois se rattacher à la lettre :
201) Dans le Phédon, la troisième preuve de l’immortalité de l’âme se fonde sur le concept de l’unité entendue comme ce qui n’est pas composé de parties (asuntheton resp. monœides)40. Selon Platon, l’âme humaine est, comme l’idée, un être indestructible, parce qu’elle ne possède pas de parties divisibles.
212) Le fait que, pour Platon, l’unité au sens philosophique signifie « ce qui n’a absolument pas de parties » apparaît aussi dans un passage important du livre VII de la République41. Ici, Platon propose une distinction entre l’arithmétique « specialisée » (idiotikôs) des marchands et des commerçants d’un côté, et la « contemplation de la nature des nombres » (θέαν τῆς τῶν ἀριθμῶν Φύσεως) de l’autre. La contemplation en question est le résultat d’une « formation concernant l’un » (ἡ περὶ τὸ ἓν μάθησις). Le point central de cette formation consiste précisément à comprendre que l’un est indivisible. Platon déclare que
les gens compétents, s’ils voient quelqu’un qui essaie de diviser l’un par la pensée, se moquent et ne l’acceptent pas, mais si t u divises l’un, ils le multiplient, en faisant attention que l’un ne se montre pas comme quelque chose de non-un, comme quelque chose ayant plusieurs parties.
22Manifestement, il s’agit là du fondement de la pédagogie proposée par Platon dans le livre VII en vue de la formation des philosophes-rois ; donc cette intelligence doit, pour lui, jouer un rôle décisif.
233) Les explications les plus intéressantes sur l’un au sens strict – mais aussi les plus disputées – se trouvent sans aucun doute dans le Parménide. Dans le passage traditionnellement nommé « première hypothèse »42, Platon explique que le concept de l’un (hen), compris au sens strict, doit exclure toute forme de multiplicité. Donc l’un, selon Platon, ne peut pas être un tout et, par conséquent, il ne peut pas avoir de parties43. Certes, la plupart des exégètes modernes du Parménide préfèrent une interprétation aporétique de la première hypothèse. Mais il y a, à mon avis, des arguments décisifs pour dire que Platon s’exprime ici de manière affirmative. L’un de ces arguments est que, dans la « quatrième hypothèse »44, il répète explicitement sa conviction que le vrai un est indivisible : « ne disons-nous pas que le vrai un n’a pas de parties45 ? » On peut donc défendre une interprétation néoplatonicienne ; il ne s’agit pas du tout d’un anachronisme46.
244) Il y a en outre un texte important dans le Théétète47. À la fin du dialogue, dans le cadre de la troisième tentative pour définir la nature du savoir (epistèmè), Socrate discute une théorie des éléments (stoicheia) epistémiques. Pour notre propos, ce qui importe dans ce passage, c’est la distinction entre des totalités composées de parties et des éléments qui sont des unités sans parties. Platon décrit l’élément qu’il a en tête comme une « forme indivisible » (idea ameristos)48 et comme « quelque chose d’unitaire et d’indivisible » (monœides te kai ameriston)49. Bien sûr, il n’entend pas par là des idées et bien moins encore un principe premier de la réalité ; mais peu importe l’être auquel il l’applique : il suffit qu’il emploie ici la notion d’élément simple ne possédant pas de parties.
255) Enfin, on trouve dans le Sophiste un passage où Platon avance une critique de Parménide d’Élée en distinguant entre les deux significations de la notion d’« un » (hen) : ce qui est un tout consistant en parties n’est pas « l’un même » (to hen auto). Platon constate encore une fois clairement : « le vrai un selon la conception correcte » (τὸ γε ἀληθῶς ἓν κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον) doit être une unité qui n’a absolument pas de parties (ameres)50.
26Il est par ailleurs remarquable que l’on trouve, chez Platon, quelques traces d’une théorie de l’indicibilité du simple, accentuant ainsi la notion d’unité eidétique. Il y a au moins quatre passages qui montrent qu’il y a déjà une théorie platonicienne de l’impossibilité d’exprimer une unité absolue sous forme de prédicat.
La conception plotinienne de l’indicibilité du « vrai un » a un parallèle étroit dans la « première hypothèse » du Parménide. Concernant l’un au sens strict, Platon rejette tous les prédicats et toutes les significations possibles. L’un n’a pas de commencement, pas de fin et pas de milieu ; il n’a pas de forme, pas de lieu et il ne participe pas au temps. Des prédicats comme « en mouvement », « immobile », « identique », « différent », « semblable » sont également rejetés ; d’après Platon, de l’un il n’y a ni signification (onoma), ni prédication (logos), ni savoir (epistèmè), ni perception (aisthèsis), ni opinion (doxa). Même les expressions « être » et « un » sont à proprement parler inadéquates. À mon avis, la déclaration décisive est la suivante : Platon dit que chaque « addition » d’une signification fait de l’un en question quelque chose de « plus qu’un »51. Au début de la « deuxième hypothèse », en outre, nous trouvons une formulation qui pourrait être le modèle de la répétition employée par Plotin en V, 3 [49], 10 : Platon dit qu’il faut faire une distinction entre les hypothèses « L’un est » (hen einai) et « L’un l’un » (hen hen). Dans la première hypothèse, continue-t-il, on a discuté la deuxième supposition ; Platon essaie donc d’exprimer ainsi l’un absolu par une réduplication inadmissible.
Un autre passage qui peut avoir servi de modèle pour Plotin se trouve dans le Théétète. Dans le contexte déjà évoqué, Socrate défend une thèse qu’il a « entendue dans un rêve » ; selon cette thèse, il n’est pas possible de caractériser un élément (stoicheion) par une prédication (logos). Un élément, c’est-à-dire quelque chose de tout à fait simple, peut seulement être nommé, selon ce texte, mais il reste toujours inadéquat « d’ajouter » une autre signification (proseipein, prostithesthai, prospherein)52. Platon donne deux exemples pour illustrer une addition inacceptable de ce type. D’abord, il ne serait pas correct de former une proposition en ajoutant à l’élément en question l’être ou le non-être (οὐσίαν ἢ μὴ οὐσίαν). Ensuite, aucun élément, ajoute Platon, ne peut être signifié par des expressions pronominales comme « il » (auto), « celui-là » (ekeino), « chaque » (hekaston), etc. La raison pour laquelle une telle addition ou signification n’est pas admissible est que de telles expressions sont « autre chose que ce à quoi elles sont ajoutées » (ἕτερα ὄντα ἐκείνων οἷς προστίθεται). Il s’agit apparemment d’une théorie pour le moins très proche de celle que nous avons trouvée chez Plotin.
Dans le Sophiste, l’Etranger d’Elée objecte, contre la théorie de l’unité attribuée à Parménide, que le concept du vrai un n’est pas compatible avec deux significations, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être reproduit dans une proposition ou une prédication. Il est même impossible de le caractériser comme un ou comme un tout, car cela mène déjà à une différence entre le signifiant et le signifié53. Donc, toutes les formes de prédication manquent l’un en multipliant son unité. Quelques pages plus haut, Platon remarque, concernant le non-être, qu’il est indicile ou imprédicable (aphthegkton, arrhèton, alogon) ; on ne peut même pas utiliser des caractérisations comme « il » (auto)54. Enfin, on trouve dans le Sophiste une explication fameuse de cette théorie de l’indicibilité : la prédication (logos) se fonde sur l’implication réciproque ou mutuelle des idées (δὶα τὴν ἀλλήλων τῶν εἰδῶν συμπλοκὴν) ; sans cette interdépendance, il n’y a pas de logos55.
Ensuite, la Lettre VII (à supposer qu’elle soit authentique) contient non seulement un passage critiquant l’écriture – semblable en beaucoup d’aspects au texte célèbre du Phèdre 274 b-278 e –, mais aussi quelques remarques sur « la faiblesse des logoi »56. Par logoi Platon entend sans aucun doute ici des propositions, parce qu’il explique l’expression logoi par ses éléments, à savoir des substantifs (onomata) et des verbes (rhèmata). La critique avancée ici consiste à dire que les logoi ne peuvent exprimer que la qualité d’une chose (poion), mais qu’ils sont incapables d’exprimer son essence (ti) – et le ti, ajoute Platon, est exactement ce « qui est cherché par l’âme »57. Platon applique cette critique à l’exemple de la connaissance d’un cercle : bien que le cercle ne participe pas à la rectitude, on peut faussement le caractériser comme quelque chose de droit. Cette objection est développée par Platon dans le cadre d’une épistémologie ascendante qui contient cinq niveaux58. On peut donc trouver là, me semble-t-il, l’indication que, selon Platon, la connaissance la plus élevée, celle de « la chose même » (to pragma auto) ne peut pas être un savoir prédicatif ou propositionnel.
27Il n’est guère contestable que Plotin a créé sa théorie de l’indicibilité de l’Un en rassemblant la notion platonicienne d’unité sans parties et la découverte, également platonicienne, que le simple ne peut pas être exprimé de façon prédicative59. Même l’application de cette synthèse au niveau théologique a un certain fondement chez Platon, à savoir le passage célèbre du Timée 28 c, selon lequel il est « difficile de trouver le fabriquant et père de cet univers » et « impossible de le communiquer à tous après l’avoir trouvé ».
IV
28Revenons maintenant au problème de la première section : comment faut-il comprendre la thèse plotinienne selon laquelle la structure prédicative « S est P » est inappropriée à une auto-déclaration fictive de l’Un ? Pourquoi l’introduction des dénominations et des prédications mène-t-elle, comme il est dit en VI, 8 [39], 13.1-4, « à faire de l’Un deux choses, du moins dans la pensée » ? Cela n’est pas du tout explicité par Plotin. Il faut qu’on explique pourquoi quelque chose qui est en même temps une maison et blanc, formerait, à cause de ces deux caractérisations, une dualité et non pas une unité. À première vue, il semblerait beaucoup plus convaincant de dire qu’une maison blanche est une chose que deux choses ; car les accidents n’existent bien évidemment pas sur le même plan que la substance – leur existence n’est qu’homonyme. Dans le contexte du passage parallèle de VI, 7 [38], 38, on ne trouve pas non plus de réponse satisfaisante à ce problème, mais un renvoi : la prédication « S est P » attribue un prédicat comme « quelque chose d’autre » à un sujet, et Plotin constate que ce prédicat doit déjà exister avant la prédication. Cette théorie, à première vue bizarre, est expliquée avec plus d’exactitude dans un texte tout à fait remarquable :
Il nous est donc apparu que la nature du Bien est simple, et aussi primitive, ce qui n’est pas primitif n’étant jamais simple ; elle ne contient rien en elle-même (οὐδὲν ἔχον ἐν ἑαυτῷ), et elle est quelque chose d’un, dont la nature n’est point différente de ce qu’on appelle l’Un. L’Un n’est pas une certaine chose, dont on dit ensuite : « un », pas plus que le Bien n’est une chose dont on dit ensuite qu’elle est bien. Qu’on dise l’Un ou le Bien, il faut penser à une même nature ; dire qu’elle est une, ce n’est point lui attribuer un prédicat (οὐ κατηγορούντας ἐκείνης οὐδέν), mais nous la désigner à nous-mêmes, autant qu’il est possible. Elle est le premier, parce qu’il n’y a rien de plus simple ; elle est ce qui se suffit à soi-même, parce qu’elle n’est pas faite de plusieurs choses ; sinon elle dépendrait des éléments dont elle serait formée ; elle est ce qui n’est pas en autre chose, puisque ce qui est en une autre chose dépend toujours d’une autre chose (πᾶν τὸ ἐν ἄλλῳ καὶ παρ᾽ ἄλλου). Ne dépendant pas d’autre chose, n’étant pas en autre chose, n’étant point une combinaison (σύ νθεσις), le Bien ne doit rien avoir au-dessus de lui60.
29Selon le passage cité, des expressions comme « l’Un » ou comme « le Bien » ne disent rien sur l’Un (οὐ κατηγορούντας ἐκείνης οὐδέν)61. Plotin donne pour raison de cela le fait que de telles expressions ne sont pas, par rapport à l’Un, comme « quelque chose sur autre chose ». Car en le nommant « le Bien », nous ne voulons rien dire de ce qui est à lui, mais nous parlons de ce qu’il est lui-même. Cette analyse, de nouveau, est surprenante : comme en VI, 7 [38], 38, Plotin ne dit pas du tout que de tels prédicats sont per se inadéquats. Il ne s’agit donc pas d’une théologie négative au sens commun. La difficulté avancée par Plotin consiste dans l’impossibilité de dire de l’Un « un » ou « bien » sans utiliser la forme prédicative, car cette forme lie toujours deux choses différentes62.
30L’Un, nous explique Plotin, « n’a rien en soi » (οὐδὲν ἔχον ἐν ἑαυτῷ) et en plus il déclare que tout ce qui est dans « une autre chose dépend d’une autre chose » (πᾶν τὸ ἐν ἄλλῳ καὶ παρ᾽ ἄλλου). Le passage cité montre donc clairement que Plotin considère la structure de prédication « S est P » comme étant toujours une réunion (σύνθεσις) de deux contenus différents. L’Un ne peut pas être le sujet d’une proposition quelconque, parce qu’il devrait y avoir alors « quelque chose en soi », c’est-à-dire qu’il devrait y avoir un attribut dérivé d’une autre entité, d’un être supérieur. L’expression qui est ici en cause est sans aucun doute celle de kat’ allou. Plotin reproche donc à une prédication « S est P » de présupposer toujours une dualité double : une dualité horizontale et, en même temps, une dualité verticale. La prédication suppose une différence entre substance et accident et une différence entre un être inférieur et un être supérieur. Ainsi, la prédication est conçue comme un reflet de la dérivation verticale. La théorie plotinienne de la prédication est donc immédiatement rattachée à son ontologie, selon laquelle un accident qu’on trouve lié à un être doit exister par lui-même au niveau supérieur à celui de l’être dont il est l’accident. L’accident précède cet être, comme l’explique clairement VI, 6 [34], 5.26-29 : si l’on dit P de S, déclare Plotin, on applique toujours un P de rang supérieur à un S de rang inférieur. C’est précisément en ce sens que Plotin dit ailleurs : tout ce qu’on nomme « bon » se réfère à l’Un, tandis que l’Un à son tour ne peut être référé à rien63.
31On se demande, cependant, si Plotin voit clairement la différence qui existe entre prédications et identifications. L’opposition principale entre ces deux types de jugement représente une découverte qu’on trouve pour la première fois formulée dans le Sophiste de Platon. Là, Platon refuse l’idée que la proposition « S est P » soit toujours fausse quand S n’est pas identique à P64. D’après Platon, une telle exigence serait même absurde, car ainsi seules seraient permises des propositions comme « Le Bien est bon », par opposition à des jugements comme « Cet homme est bon ». Nous affirmons, en effet, raisonnablement « beaucoup » à propos « de l’un », du sujet, c’est-à-dire plusieurs prédicats différents. Platon caractérise donc la relation qui existe, dans une prédication, entre le sujet et le prédicat comme une liaison entre quelque chose d’« un », le sujet, et une « multiplicité », à savoir les nombreux attributs que l’on peut assigner au sujet65. Dans cette formule, se trouve sans doute le modèle de la théorie plotinienne. Un autre trait de la théorie plotinienne s’explique aussi par référence au Sophiste : Platon considère (comme le fait Plotin) la structure « S est P » comme une structure participative : S n’est pas identique à P, mais S prend part à P. L’arrière-plan de cette conviction, dans le Sophiste, est la théorie célèbre de l’implication réciproque (συμπλοκὴ εἰδῶν) des « plus grands genres » : un jugement (logos) n’est donc possible que parce que les idées participent l’une à l’autre66.
32Mais ce qui distingue la conception du Sophiste de celle de Plotin, c’est que Platon, en rejetant une théorie de l’identité de la prédication, constate une différence fondamentale entre prédication et identification. Comme nous l’avons vu dans la section II, Plotin connaît bien cette différence, mais il ne l’accepte pas ; il ramène aussi l’identification à la structure allo kat’ allou (S est P). Pour mieux comprendre cette opinion, il est utile de chercher la source des formules plotiniennes. Évidemment, des expressions comme οὐ κατηγορούντας ἐκείνης οὐδέν et πᾶν τὸ ἐν ἄλλῳ καὶ παρ᾽ ἄλλου renvoient à un arrière-plan aristotélicien. Plotin a sans aucun doute appris par Aristote et par la tradition péripatéticienne le critère qui permet de distinguer entre deux types fondamentaux de prédication. On peut voir que, sur ce point, Plotin se rattache à Aristote, pas à Platon.
33Au deuxième chapitre des Catégories, Aristote distingue entre deux aspects de la prédication, à savoir « être dit d’un sujet » (καθ᾽ ὑποκειμένου λέγεσθαι) et « être dans un sujet » (ἐν ὑποκειμένῳ εἶναι)67. Selon Aristote, on dit « d’un sujet » à quel genre ou espèce il appartient, comme par exemple « homme » d’un individu68. « Etre dans un sujet » signifie par contre l’inhérence d’un accident dans une substance, comme par exemple celle de la couleur blanche dans un corps. Aristote explique cette inhérence en la distinguant du fait d’être une partie : un accident ne fait pas partie d’une chose (μὴ ὡς μέρος)69. Ainsi, dans la prédication « S est P », quatre combinaisons sont possibles : un prédicat P peut être dit d’un S, sans être en lui ; ou bien il peut être en lui sans être dit de lui ; ou bien, P peut être dit de S en étant à la fois dans S ; ou encore P ne peut ni être dit de S ni se trouver dans S. Aristote nous dit que, pour les substances premières, les êtres individuels, le dernier cas est valable : ils ne peuvent ni être dits d’un sujet ni être en lui. Au cinquième chapitre, il ajoute que, dans le cas du καθ᾽ ὑποκειμένου λέγεσθαι, le rôle du prédicat peut être joué soit par un « nom » (tounoma), soit par une « définition » (logos), c’est-à-dire que l’on peut dire d’un être individuel l’espèce et le genre, tandis que dans le cas du en hupokeimenô einai, on ne dit de lui ni l’espèce, ni le genre. Cela semble être tout d’abord difficilement compréhensible. Pourquoi la couleur blanche, dans la phrase « Socrate est blanc », n’est-elle pas « dite » de Socrate ? Et pourquoi ne peut-on pas transformer la phrase « Socrate est un homme » en « Homme est en Socrate » ?
34Ce qu’Aristote a en tête, c’est la distinction entre la prédication essentielle d’un côté et la prédication accidentelle de l’autre. Alors que « Socrate est un homme » se laisse transformer d’après la définition essentielle de « homme », en « Socrate est un animal raisonnable », on ne peut pas procéder ainsi pour « Socrate est blanc », parce que la définition essentielle de « blanc » n’est pas valable pour le sujet. Socrate n’est pas du tout une couleur claire. Dire de Socrate qu’il est un homme est donc quelque chose de totalement différent de dire de lui qu’il est blanc. Tandis que des jugements du premier type donnent des réponses aux questions sur la substance, les jugements du deuxième type forment des réponses aux catégories accidentelles.
35Donc, pour Plotin comme pour Aristote, la question « Qu’est-ce qu’est Socrate ? » (ti esti Sôkratês ;) est tout à fait différente de la question « Qu’est-ce qui est en Socrate ? » (ti esti en Sôkratê ;). Plotin distingue de façon claire, par exemple dans VI, 7 [38], 18.31-36 entre prédications essentielles et accidentelles en distinguant quatre cas : si l’on dit « animal » (a) de l’homme et (b) du cheval, cela ne fait aucune différence (car les deux prédications appartiennent au type essentiel), tandis qu’attribuer « chaud » (c) à l’eau est tout autre chose que le dire (d) du feu. Car, selon Plotin, la chaleur se trouve au sens primordial et substantiel dans le feu et seulement de façon secondaire et accidentelle dans l’eau. Ce qui est important, c’est donc le point suivant : si je dis « Socrate est blanc » (ou « l’eau est chaude ») je ne dis pas de la couleur qu’elle est blanche, mais je le dis de Socrate ; je lie donc deux aspects différents. Cela vaut pour tout ce qui se trouve « en » Socrate. Si je dis par contre « Socrate est un homme » (ou « le feu est chaud »), j’exprime ainsi par le prédicat un constituant ou un composant de la définition du sujet. Dire de Socrate qu’il est un homme se rapproche d’une identification sans être une tautologie pure : on dit du sujet son genre, son espèce ou un trait essentiel.
36Comme nous l’avons vu il y a quelques instants, Plotin identifie les expressions « être en quelque chose », « dériver d’un être supérieur » et « être dit de quelque chose » (cf. supra la formule πᾶν τὸ ἐν ἄλλῳ καὶ παρ᾽ ἄλλου). Mais il est à mon avis évident que, si Plotin n’adopte pas entièrement, sur le plan terminologique, la doctrine aristotélicienne, il la suit en ce qui concerne son contenu. Cela se manifeste dans un texte du troisième traité plotinien Sur les genres de l’être :
Donc ce qui est à une autre chose et qui est affirmé de cette autre chose, c’est ce qui n’est pas substance ; la substance, c’est ce qui est à soi-même son être ; ou bien si elle est [comme forme] partie du composé, elle en est une partie constitutive ; si le composé existe, chacun de ses deux constituants existe en lui-même ; et sans doute, puisqu’il a rapport au composé, il est bien dit du composé, mais en un sens tout autre ; en tant que partie, il est bien relatif au composé : mais il est affirmé en lui-même dans son être propre et il n’est pas dit d’autre chose70.
37Plotin essaie ici de trouver un trait qui caractérise la substance (ousia) sensible. Comme Aristote le fait au chapitre 5 des Catégories, il la décrit par opposition avec l’accident en ce qui concerne sa fonction dans la prédication. Plotin définit la substance par le fait que ce qui peut se trouver à la place du prédicat n’est pas une substance mais un accident. Inversement, c’est la substance qui occupe la place du sujet. On peut en conclure que, normalement, la prédication reflète la relation entre ousia et sumbebêkos. Mais il faut bien noter qu’il existe un cas exceptionnel : il est possible qu’une substance soit l’élément essentiel ou la partie essentielle d’une entité composée. Étant une telle partie essentielle, une substance peut être en effet dite d’un sujet comme son prédicat. Mais, dans ce cas, il s’agit bien évidemment d’un autre type de jugement que celui d’une prédication accidentelle. Tandis que, dans le cas d’une prédication, quelque chose est exprimé d’une autre chose, ici la forme « S est P » ne lie pas des choses entièrement différentes ; il y a, cependant, une connexion essentielle entre S et P, car le prédicat se réfère, pour ainsi dire, à lui-même comme composante de la synthèse. La liaison que le jugement reflète est ici une relation entre ousia et sumplèrotikon, comme Plotin le dit avec un terme emprunté au péripatéticien Alexandre d’Aphrodise71. Selon cette théorie, dans un jugement de ce type, la composante essentielle, le sumplèrotikon, se réfère à elle-même en tant qu’élément de l’ousia. On pourrait peut-être désigner ce deuxième type de jugement, la prédication essentielle, non pas comme une tautologie mais comme une « identification relative ». Plotin continue dans son troisième traité Sur les genres de l’être :
La substance, c’est ce qui n’est pas dans un sujet. La substance, disons-nous, n’est pas dans un sujet et ne se dit pas d’un sujet ; il faut ajouter : en tant que ce sujet est autre qu’elle, afin que le cas o ù homme est affirmé de tel homme soit compris dans notre formule, grâce à cette addition. Lorsque j’affirme : Socrate est homme, ce n’est pas dans le sens où je dis : le bois est blanc. Car dire : Socrate est homme, c’est dire : tel homme est homme ; c’est affirmer l’homme de l’homme qui est en Socrate. Cela revient à dire : Socrate est Socrate, ou encore à affirmer animal de tel animal raisonnable72.
38Aux chapitres 4 et 5 du traité VI, 3 [44], d’où les passages cités sont extraits, Plotin distingue clairement entre deux sortes de prédications concernant le monde sensible : il y a des prédications accidentelles, par exemple dire d’un sujet « blanc », « noir », « double », « père de quelqu’un », « savoir de quelqu’un » ou des déterminations spatiotemporelles, et il y a des prédications essentielles, par exemple dire du sujet « feu », « bois », « homme » ou « Socrate »73. Dans le premier cas, les prédicats se trouvent dans le sujet, dans le deuxième cas, elles représentent des sumplèrôtika du sujet. On voit donc pourquoi Plotin pense que la prédication substantielle ou essentielle se distingue, et de la prédication accidentelle du type « S est P », et de l’identification pure, de la tautologie « A est A ». D’une certaine façon, la prédication essentielle occupe le milieu entre « dire le même du même » et « dire quelque chose d’une autre »74.
39Mais Plotin suit la conception aristotélicienne encore plus loin. Aristote a développé, particulièrement en De anima, III, 6, une conception selon laquelle seules des propositions du type « S est P » (τι κατὰ τινος) peuvent être fausses, étant donné que S est autre chose que P, tandis que l’intellect (noûs) qui a pour objet l’essence (ti) d’une chose, est infaillible « comme la vue » (ὥσπερ τὸ ὁρᾶν)75. Aristote oppose donc dans ce texte la prédication faillible, « cette chose blanche est un homme », et une prédication infaillible qui concerne des êtres « sans matière », c’est-à-dire une définition essentielle. Il ajoute que la science en acte est identique à son contenu76. Ces déclarations d’Aristote ont sans aucun doute servi de modèle à la conception plotinienne du langage de l’intellect. Car, dans l’intellect plotinien, les idées ne possèdent évidemment pas d’accidents. Reliant le Sophiste au De anima, Plotin maintient que, parce que l’intellect est un tout, chaque idée doit être sujet et prédicat en relation avec n’importe quelle autre forme sans qu’il s’agisse là de prédications accidentelles :
Car des propositions, des axiomes ou des exprimables ne sont pas des êtres ; ils ne peuvent être en effet que des énoncés relatifs à des êtres différents d’eux, et non pas ces êtres eux-mêmes ; ainsi l’énoncé : « le juste est beau », ou juste et beau sont différents de l’énoncé. Mais, dira-t-on, les intelligibles sont précisément les termes simples qui entrent dans l’énoncé, tels que juste et beau, pris chacun séparément. Mais, alors, l’intelligible ne fera pas une unité ou un ensemble compris dans une unité ; chaque intelligible sera séparé des autres77.
40Dans une proposition comme « le juste est beau », d’après Plotin, on n’attribue au sujet de la phrase aucun prédicat « autre » ou « étranger » à lui. Ainsi, on ne dit pas « quelque chose des choses étrangères (auta peri heterôn) ». Ce sont d’une part les genres et d’autre part les idées qui peuvent servir, les uns pour les autres, de prédicats essentiels. En VI, 2 [43], 8.43-49, il est expliqué que l’on ne peut dire l’essence (ti estin) des premiers genres (c’est-à-dire les cinq « plus grands genres » du Sophiste) ; car l’être (on) n’est pas le genre auquel, par exemple, mouvement (kinèsis) ou repos (stasis) appartiennent. Les cinq genres participent plutôt l’un à l’autre à un niveau égal. Donc, concernant l’intellect, il s’agit de jugements d’identité relative qui semblent être adéquats. De telles prédications essentielles sont des reflets de l’implication réciproque entre les contenus de l’intellect. Plotin peut donc désigner l’intellect comme « vérité », c’est-à-dire comme un être qui est « en accord avec soi ». Comme le dit Plotin : « elle (sc. la vérité essentielle, c’est-à-dire l’intellect) n’énonce rien qu’elle ; elle est et elle énonce son être »78. La vérité, c’est-à-dire l’intellect, ne peut pas, selon Plotin, « avoir quelque chose d’autre pour contenu, mais elle doit être, elle-même, ce qu’elle dit79. » Par conséquent, l’intellect peut effectivement faire, d’après Plotin, une auto-déclaration adéquate, comme par exemple « Je suis l’essence » (on eimi)80.
41Plotin se rapproche par là d’une conception que l’on reconnaît surtout dans la théorie d’un savoir infaillible des premiers principes chez Aristote81 et de Saint Thomas d’Aquin82, ainsi que de la théorie de l’inhérence du prédicat au sujet chez Leibniz (praedicatum inest subiecto)83. Il me semble d’ailleurs qu’une comparaison avec la « proposition spéculative » de Hegel est plus plausible ici qu’au sujet de V, 3 [49], 1084.
42Plotin possède donc une théorie de la prédication qui distingue trois plans différents : premièrement, l’Un absolu ne peut pas être le sujet d’un jugement quelconque, ni d’une prédication essentielle, ni d’une prédication accidentelle. L’Un n’entretient pas de relations participatives avec des entités quelconques, équivalentes ou supérieures. Deuxièmement, l’intellect peut être l’objet de jugements corrects, mais seulement l’objet de propositions qui sont proches des identifications, à savoir les prédications essentielles. Car c’est l’implication réciproque des idées dans l’intellect, la sumplokè eidôn platonicienne, qui constitue pour Plotin la base de cette forme de prédication. Troisièmement, le monde sensible peut être objet de jugements essentiels et accidentels.
43Ici, il me semble nécessaire de faire quelques remarques sur le problème de savoir s’il y a une pensée non discursive ou non propositionnelle chez Plotin, à savoir la pensée de l’intellect, thèse maintenue par A.C. Lloyd85. Lloyd caractérise la position plotinienne par les trois traits suivants : 1) réfutation du caractère successif de la pensée, 2) identification du sujet pensant avec l’objet pensé, et 3) simultanéité de tous les contenus de l’intellect. À mon avis, le deuxième point n’est pas décrit correctement chez Lloyd. Selon lui, le sujet pensant n’est pas capable de se penser soi-même séparément de l’objet pensé ; mais Plotin ne soutient pas du tout la thèse d’une identité stricte entre le pensant et le pensé. Sa position consiste à dire que le sujet pensant est à la fois séparable et inséparable de son objet, car l’intellect est une « multitude à la fois indifférenciée et différenciée » (πλῆθος ἀδιάκριτον καὶ αὖ διακεκριμένον)86. Il s’agit là d’une identité « dynamique », d’une implication réciproque qui lie toutes les idées. L’intellect forme donc un système cohérent, dont les parties ressortissent l’une de l’autre comme les parties d’une science (epistèmè)87, mais il n’est pas un être absolument simple. C’est cela que Plotin explique, à mon avis, en V, 3 [49], 5-6. Naturellement, il en est autrement en ce qui concerne l’auto-conscience de celui qui s’unit à l’Un ; en effet, lui n’est capable de se séparer comme sujet de son objet qu’avant la fin cette unification.
44Mon impression que Lloyd a tort en décrivant la « pensée simultanée » de l’intellect est confirmée par les problèmes qui résultent manifestement de son interprétation du jugement « Beauty is truth ». Selon Lloyd, Plotin abolit, par cette proposition attribuée à l’intellect, la structure bipolaire du jugement, car Plotin, d’après Lloyd, n’interprète pas la structure « S est P » par la distinction entre genre et différence. Mais cela n’est certainement pas correct. Comme le montrent plusieurs textes plotiniens, Plotin tient à conserver la différence genos-diaphora dans le monde intelligible88, et il interprète cette différence par la relation entre dunamis et energeia89, et entre sujet et prédicat. À mon avis, Lloyd confond la thèse plotinienne selon laquelle la forme « S est P » repose dans l’intelligible sur l’implication réciproque des idées avec la thèse, non plotinienne, selon laquelle il s’agit là d’une simple identification ou d’une tautologie du type « A est A ». Par conséquent, il me semble que R. Sorabji a raison de distinguer entre la pensée non discursive (pensée dianoétique), qu’on trouve en fait chez Plotin, et une pensée non propositionnelle absente des Ennéades90. Une proposition comme « le juste est beau » est le reflet d’une pensée non-discursive, et elle possède quand même la forme « S est P », le sujet étant à la fois identique au prédicat et différent du prédicat. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec un autre aspect de l’interprétation de Sorabji. Selon lui, les seules propositions aptes à caractériser l’intellect sont des définitions. Par cette interprétation, qui relie la conception de Plotin à De anima, III, 6, 430 b 26-29, Sorabji tente d’éviter d’appliquer la structure « quelque chose sur quelque chose » (τι κατὰ τινος) à l’intellect plotinien. Mais il n’est pas du tout nécessaire de limiter ces propositions au type de la définition ; pour Plotin, chaque idée peut être dite par chacune des autres. De même, il ne me semble pas nécessaire d’éviter la structure « S est P », d’autant plus qu’il est faux de dire qu’une définition ne montre pas cette structure91.
45On peut achever cette section sur une observation marginale : Aristote finit le chapitre 2 des Catégories avec une remarque que Plotin transforme de façon intéressante. Aristote dit : « d’aucun sujet il n’est dit qu’il est indivisible et qu’il est “un” en ce qui concerne sa quantité, mais cela n’empêche pas que plusieurs choses soient dans le sujet92 ». En VI, 2 [43], 9, il constate que l’Un n’est prédicable de rien (ὃ οὐδενὸς κατηγορεῖται)93. C’est presque la même déclaration que l’on retrouve en VI, 6 [34], quand Plotin dit que l’Un qui se trouve « au-delà de l’essence » ne peut pas être exprimé par les Formes, mais que c’est plutôt un deuxième Un qui en est capable94. L’Un transcendant ne peut donc jamais entrer dans une prédication, ni comme sujet, ni comme prédicat.
V
46Revenons maintenant au problème du discours sur l’Un. Nous l’avons vu, Plotin croit que le langage doit toujours opérer sur la base des prédications ; on ne peut donc tout simplement pas nommer l’Un en dehors d’un jugement. Ensuite, d’après Plotin, la prédication « S est P » présuppose toujours une différence entre S et P ; même derrière la tautologie « A est A » se cache, en vérité, la forme prédicative « S est P », S étant différent de P. On trouve par ailleurs une confirmation de notre interprétation de ce deuxième point en VI, 7 [38], 40.15-18, où Plotin dit que, dans l’intellect, « la pensée et la substance sont identiques, et [que] l’intellect ne se pense pas lui-même comme autre chose (οὐχ ἕτερον), mais [que] le sujet pensant et l’objet pensé sont pluralisés par la pensée prédicative (λόγῳ) ». Il est certainement exclu de comprendre ici le mot logos comme l’expression de la pensée dianoétique de l’homme appliquée au monde sensible ; ce passage traite, sans aucun doute, de la pluralisation interne qui est la caractéristique de l’auto-conscience du monde intelligible.
47Comment peut-on alors parler sur l’Un ? À première vue, un discours sur le premier principe semble tout à fait exclu, soit comme prédication essentielle, soit comme prédication accidentelle. Cette conclusion est même confirmée par le texte de I, 3 [20], 4, où la méthode de la dialectique est caractérisée par le fait de « dire » (eipein) ce qu’est essentiellement chaque être en comparaison avec tout autre, et cette méthode est mise en contraste avec le « repos » de l’âme devenue une, dont la tâche n’est plus de « dire » quelque chose, mais de « regarder » (blepein)95. Peut-on donc, au lieu de parler de l’Un, se contenter de le percevoir par une sorte d’intuition et d’unification avec lui ? Ou bien y a-t-il une méthode de l’analogie chez Plotin ?
48Il y a bien une telle méthode. D’abord, l’un des résultats remarquables de la recherche, c’est que Plotin ne s’intéresse pas aussi fermement à une méthode négative (apophasis) qu’on pourrait le croire. John Whittaker et Raoul Mortley, en particulier, ont indiqué que la méthode utilisée dans les Ennéades est plutôt celle de l’abstraction (aphairesis), et non pas celle de négation (apophasis) – bien moins encore celle de la privation (sterèsis) comme dans le cas de la matière96. La méthode de l’aphairesis revient à faire cesser chaque addition (prosthesis) – c’est précisément pourquoi Plotin nie chaque prédicat97. Cela veut dire que la méthode négative employée est toujours liée à l’intention de conduire l’âme de l’individu à l’Un par un procédé philosophique en employant l’inverse de la dérivation qui est caractérisée par la prosthesis. Plotin ne veut pas dire que l’Un est dépourvu de traits caractéristiques, mais qu’il se trouve au-delà des contraires qui sont postérieurs à lui98. Nous sommes conduits dans la même direction lorsque l’on observe que Plotin admet des ressemblances substantielles entre l’Un et ce qui en est dérivé, bien qu’il n’utilise pas souvent explicitement le concept d’analogie99. Pourtant, c’est l’expression « homonyme » qui joue chez Plotin un rôle semblable à celle de la notion d’analogie au Moyen Age ; par « homonyme », Plotin désigne la relation verticale, la dérivation d’un contenu aux divers niveaux ontologiques. Car la notion d’homonymie ne signale pas du tout que les termes utilisés sont équivoques, mais elle décrit à l’inverse la ressemblance entre le paradigme et son image100. Enfin, on a remarqué qu’en V, 3 [49], 14.8-20, Plotin introduit une distinction entre legein peri en liaison avec un génitif et legein avec un accusatif. Comme F.M. Schroeder l’a montré, le philosophe néoplatonicien n’exclut ainsi que la possibilité de discuter sur l’Un de façon directe et immédiate (to discuss), mais pas du tout la possibilité de le découvrir indirectement (to disclose)101.
49Contrairement à la première impression que laisse la théologie négative plotinienne, nous pouvons en conclure que Plotin ne détruit pas du tout la possibilité du discours analogique. Considérons un clair exemple pour illustrer cette thèse, exemple qui montre bien dans quelle mesure une caractérisation aphairétique ou analogue de l’Un peut être valable. En VI, 8 [39], Plotin donne quelques explications concernant la question de savoir si l’Un possède « la libre auto-détermination » (autexousion) :
Pour notre part, nous considérons que la libre détermination n’est pas un attribut accidentel (περὶ τὰ ἄλλα) dans le cas du Bien, mais que par le dégagement des contraires (ἀΦαιρέσει τῶν ἐναντίων) à partir de la libre détermination, nous la voyons telle qu’elle est dans son rapport à elle-même. Nous reportons (μεταΦέροντες) sur Lui des attributs inférieurs, repris d’êtres inférieurs, par impuissance à rejoindre le discours qui Lui convient et c’est ainsi que nous parlerions de Lui. En vérité, nous ne trouverions rien à dire, non pas seulement de Lui (κατ᾽αὐτοῦ), mais encore rien non plus qui Le concerne au sens plein (περὶ αὐτοῦ κυρίως). Toutes choses en effet, même les plus belles et les plus sacrées, sont après Lui. Lui-même est leur principe, même si, en un sens différent, Il n’est pas principe. Pour nous, nous rejetons toutes ces expressions, même l’auto-détermination, puisque c’est un prédicat postérieur, et jusqu’à la libre détermination, qui exprime déjà en effet une activité (ἐνέργειαν) dirigée vers un autre ; et encore l’expression selon laquelle Il agit sans obstacles et qu’au sein des autres êtres son mouvement vers eux est sans entraves102.
50Pour montrer l’impossibilité d’une caractérisation substantielle (κυρίως), Plotin exclut dans la deuxième moitié de ce texte (lignes 5-12) a) des prédications accidentelles (κατ᾽ αὐτοῦ), b) des prédications essentielles (περὶ αὐτοῦ), c) les significations superlatives et (d) les désignations isolées, c’est-à-dire des concepts qui n’incluent pas ses contraires. Mais, bien évidemment, le texte ne contient pas du tout une réfutation totale de l’analogie. Ce qui me semble décisif pour l’interprétation, c’est la fin du texte, où Plotin affirme que les modes de parler, bien qu’ils soient insuffisants, sont toutefois l’expression de l’activité (ἐνέργεια) de l’Un. Selon la première moitié de ce texte (lignes 1-4), on peut en effet attribuer l’autexousion à l’Un, si l’on 1) ne le comprend pas comme un accident (sumbebèkos), 2) regarde les « autres choses », qui possèdent l’autexousion, et 3) dégage l’autexousion des ses contraires (ἀΦαιρέσει τῶν ἐναντίων). Ensuite, on peut reporter (metapherontes) cette intelligence purifiée du concept à l’Un, même si elle reste inférieure (elattô) à lui.
51Comment, dès lors, expliquer la possibilité du metapherein ? Plotin pense qu’une méthode analogique peut être admise si elle part des prédications essentielles. Comment cela est-il possible lorsque ce n’est pas seulement la forme de la prédication accidentelle, mais aussi la prédication essentielle qui s’écarte de l’Un ? Il est évident que Plotin ne peut pas dire de l’Un qu’il est blanc, qu’il mesure trois mètres ou qu’il est en colère. Pour employer l’exemple de Plotin, constater que l’Un « ne travaille pas comme médecin » (aniatron) serait insensé, mais contrairement à cela, il serait raisonnable de constater qu’il « ne pense pas »103. On arrive ici à un point essentiel : il est en principe possible, d’après Plotin, de dire quelque chose d’essentiel au sujet de l’Un. Mais il s’agit toujours de désignations, que nous constatons, et avec lesquelles nous exprimons quelque chose sur nous-mêmes, c’est-à-dire sur notre relation avec le premier principe. Qu’est-ce que cela veut dire ?
52On pourrait être tenté d’interpréter ces explications comme si Plotin voulait indiquer quelques conditions subjectives insurmontables ; mais ce serait une modernisation illégitime. À mon avis, ce que Plotin veut dire est tout le contraire : il faut prendre au sérieux le fait que la prédication exprime notre relation avec l’Un. Les prédications elles-mêmes sont donc l’expression de la procession qui nous lie à l’Un. En VI, 9 [9], 3.49-51, Plotin explique clairement que les prédications concernant l’Un nous caractérisent en tant qu’êtres qui « ont reçu quelque chose de ce qui se trouve en lui » (ὅτι ἔχομεν τι παρ᾽αὐτοῦ ἐκείνου ὄντος ἐν αὑτῷ). La théologie négative plotinienne ne ressemble donc pas à la conception wittgensteinienne des limites invincibles de la langue. À l’inverse, on doit précisément comprendre la structure prédicative « S est P » comme le reflet de la dérivation et de la pluralisation des êtres à partir de l’Un104. La forme « S est P » reflète la relation entre dunamis et energeia, dans laquelle se mettent en relation ce qui est cause et ce qui en résulte. L’Un est cependant dunamis sans energeia parce que son energeia est autre chose ; en affirmant son energeia de lui, on rendrait l’Un « plus qu’un » ; donc cette energeia doit être quelque chose de subordonné105. Par ailleurs, l’ineffabilité de la matière inférieure pourrait s’expliquer de manière parallèle par le fait qu’elle est energeia sans dunamis. L’Un est, si j’ose dire, un sujet sans prédicat (tandis que la matière est un prédicat sans sujet). Regardons à ce propos un texte dans lequel Plotin s’élève contre l’avis péripatéticien selon lequel l’entité la plus haute devrait être comprise comme energeia :
Si l’on dit : « il faut qu’il pense, puisqu’il est acte (ἐνέργεια) et non puissance », ou bien il est une essence qui pense toujours et c’est pour cela qu’on dit qu’il est un acte ; et alors on y distingue deux choses, l’essence et la pensée ; on ne parle plus d’une réalité simple (ἁπλοῦν) ; on lui ajoute une différence (τι ἕτερον προστιθέασιν αὐτῷ), comme la vision en acte s’ajoute aux yeux, même s’ils voient toujours [… ]106.
53Dans ce texte, Plotin utilise la dichotomie dunamis-energeia pour distinguer l’Un de l’intellect en ce qui concerne l’auto-connaissance. Il donne comme argument le fait que l’energeia se comporte envers la dunamis comme une addition inadmissible à quelque chose de simple, et cela vaut également pour le cas où l’energeia serait inséparable de la dunamis. Plotin illustre ce fait en employant une comparaison : l’energeia représente, pour les yeux, « autre chose » que ce qu’ils sont eux-mêmes ; cela vaut également quand ils exercent la fonction de voir de façon permanente. L’Un doit être décrit plutôt comme dunamis que comme energeia, car une energeia présuppose toujours une dunamis. Donc, c’est la dualité de la dunamis et de l’energeia qui fonde la structure prédicative.
54Pourquoi la méthode de l’analogie est-elle possible ? Parce que l’on peut conclure la dunamis en connaissant l’energeia. L’Un est un sujet sans prédicat, un sujet qui échappe à la structure de la prédication, mais dont le prédicat est toutes les choses provenant de lui. Plotin ne pense donc pas que nous sommes incapables d’échapper à la prison de notre langage, mais que nous parlons en tant qu’energeia de manière relativement correcte107. En ce sens, il dit par exemple, en VI, 9 [9], 5.33-34, qu’il est difficile de connaître l’Un par lui-même, mais qu’on peut plutôt le saisir par son produit, c’est-à-dire l’être108. Regardons finalement un passage qui fait apparaître le même point :
Comment alors parler de lui ? — Nous pouvons parler de lui, mais non pas l’exprimer lui-même. Nous n’avons de lui ni connaissance ni pensée. — Comment parler de lui, si nous ne le saisissons pas lui-même ? — C’est que, sans le saisir par la connaissance, nous ne sommes pas tout à fait sans le saisir ; nous le saisissons assez pour parler de lui, mais sans que nos paroles l’atteignent en lui-même. Nous disons ce qu’il n’est pas ; nous ne disons pas ce qu’il est. Nous parlons de lui en partant des choses qui lui sont inférieures. Pourtant, rien n’empêche que nous le saisissions, sans l’exprimer par des paroles109.
55En résumé, d’après la théorie plotinienne de la prédication, un prédicat se comporte toujours envers le sujet comme une « addition » ou comme « autre chose ». En ce qui concerne le monde sensible, la prédication adéquate est toujours le reflet du fait qu’une entité participe à une forme supérieure, soit de manière contingente (prédication accidentelle), soit de manière substantielle (prédication essentielle). En ce qui concerne l’intellect, la possibilité de l’exprimer de façon prédicative est basée sur la participation réciproque des genres et des idées (prédication essentielle). L’utilisation de la copule est toujours liée, selon Plotin, soit à une différence de niveaux ontologiques, soit à cette participation réciproque. Donc, si l’on voulait faire de l’Un le sujet d’une prédication, il devrait y avoir un niveau plus élevé que celui de l’Un ou au moins un domaine de formes du même rang, auquel l’Un participerait. Cela n’est pas possible parce qu’il ne peut rien y avoir de plus élevé que l’Un en tant que principe et rien d’égal à l’Un en tant qu’unité sans différence. Autrement dit : il ne peut pas y avoir, à propos de l’Un, de logos prophorikos, parce que l’Un n’est pas l’energeia d’une dunamis supérieure ; de même, un logos endiathetos est exclu parce qu’il n’existe pas d’energeia interne de même niveau que l’Un, celui-ci étant la dunamis.
56Plotin interprète donc la relation du sujet et du prédicat en liant directement sa théorie linguistique à sa théorie de la dérivation, et celle-ci à la relation dunamis-energeia110. Sa théologie négative n’est donc pas du tout réellement « négative », car la génération des entités inférieures provenant des entités supérieures, en incluant l’Un, relève toujours du modèle prédicatif111.
Notes de bas de page
1 V, 3 [49], 10.42 ; 13.1 ; cf. VI, 9 [9], 4.11-14 ; V, 5 [32], 6.24.
2 III, 8 [30], 11.12-13 : Φθεγξάμενος οὖν τὸ ἀγαθὸν μηδὲν ἔτι προσνόει· ἐὰν γάρ τι προσθῇς, ὅσῳ προσέθηκας ὁτιοῦν, ἐνδεὲς ποιήσεις (trad. É. Bréhier).
3 Il est bien connu que Plotin n’attribue la conscience de soi au sens propre qu’à l’intellect ; cf. notamment V, 3 [49], 4-5 et 13. Mais Plotin affirme en outre qu’il existe « une connaissance de soi-même d’une chose simple » (V, 3 [49], 1.12-13), mais pas dans le même sens, c’est-à-dire pas comme identification des moments différents par la pensée (VI, 7 [38], 40) ; cf. aussi V, 4 [7], 2.15-19 ; VI, 7 [38], 38.10 et VI, 8 [39], 7.36 sq. sur l’auto-conscience de l’Un.
4 Le thème de l’impossibilité d’attribuer des prédicats à l’Un, inclusivement « un », « bien » etc. est notamment développé par Plotin aux passages suivants : VI, 9 [9], 5.30-33 ; V, 5 [32], 6.26-37 ; II, 9 [33], 1.1-8 ; VI, 8 [39], 8. 6-7. Les travaux les plus importants concernant cette théologie négative de Plotin sont : A.H. Armstrong, « Negative Theology », Downside Review 95, 1977, p. 176-189 ; W. Beierwaltes, Selbsterkenntnis und Erfahrung der Einheit. Plotins Enneade V 3, Frankfurt, 1991, p. 222-229 ; P. Hadot, « Théologie négative », Encyclopedia Universalis XV, 1973, p. 1093-1095 ; D. O’Meara, « Le problème du discours sur l’indicible chez Plotin », Revue de Théologie et de Philosophie 122, 1990, p. 145-156 ; R. Mortley, « Negative Theology and Abstraction in Plotinus », American Journal of Philology 96, 1975, p. 363-377 ; id., From Word to Silence, t. I : The Rise and Fall of logos,
t. II : The Way of Negation : Christian and Greek, Bonn, 1986 ; J. Whittaker, « Neopythagoreism and Negative Theology », Studies in Platonism and Patristic Thought, London, 1984 (article IX).
5 V, 5 [32], 6.23 ; cf. V, 3 [49], 11.35-42.
6 VI, 8 [39], 9.38-46.
7 Selon Plotin, on ne dit qu’il est que sous la contrainte des prédications : VI, 8 [39], 11. 25-26.
8 VI, 7 [38], 38.1-9 ; cf. VI, 9 [9], 11.35-42.
9 III, 8 [30], 10.26-31.
10 V, 1 [10], 3.7-9 ; I, 2 [19], 3.27-31 et IV, 3 [27], 30.5-11.
11 Voir J. Pépin, « Linguistique et théologie dans la tradition platonicienne », Langages 16, 1982, p. 95. Comme Pépin le montre, l’écriture représente un quatrième niveau, le niveau le plus bas du langage. Aussi J.H. Heiser, Logos and Language in the Philosophy of Plotinus, Lewiston-Queenston-Lampeter, 1991, p. 5 sq. fait-il à juste titre référence à des passages comme VI, 9 [9], 10.6-7 et III, 8 [30], 6.20-38. Dans ces textes, Plotin expose la théorie selon laquelle la pensée et le langage (logos) viennent par l’intellect à l’âme de l’individu qui s’ouvre à cette influence.
12 Dans VI, 9 [9], 5. 41-46, Plotin voit dans le point de la géométrie et dans l’un arithmétique des « analogies » de l’Un ; cf. aussi VI, 9 [9], 8.11-16. Voir aussi des images comm « père », « source » et « racine ».
13 Cf. les fameuses expressions hupernoèsis en VI, 8 [39], 16.33, huperagathos en VI, 9 [9], 6.40 et huperkalos en I, 8 [51], 2.8 et les formules nombreuses avec la préposition epekeina (« au-delà »).
14 Je pense, naturellement, au hoion développé par Plotin, surtout en VI, 8 [39], 7 sq.
15 Cf. par exemple V, 2 [11], 1.1 (« l’Un est toutes les choses et aucune chose ») et VI, 8 [39], 16.1-2 (« l’Un est partout et nulle part »).
16 Cf. surtout V, 5 [32], 6.27-33 sur le caractère apophatique de la dénomination « Apollon » utilisée par les Pythagoriciens.
17 VI, 8 [39], 11.1-2. À mon avis, ce silence ne représente pas une limite de chaque forme d’intelligence, mais désigne une « intelligence sans mots » : cf. III, 8 [30], 4.4.
18 VI, 9 [9], 4.12-13 et 27 ; V, 3 [49], 13.5-6.
19 VI, 7 [38], 37.10-14 ; VI, 8 [39], 13.1-3 et V, 3 [49], 10.33 sq.
20 Cf. VI, 9 [9], 4 et V, 3 [49], 10.23 sq. et 13-14.
21 Par exemple V, 6 [24], 6.29-30 ; V, 5 [32] 6.11-13 et I, 7 [54], 1.7-10.
22 Cf. VI, 9 [9], 6.10-12 ; II, 4 [12], 4.19-20 ; V, 5 [32], 6.13-15 et VI, 8 [39], 9.38-46. M. Sells, « Apophasis in Plotinus : A Critical Approach », Harvard Theological Review 78, 1985, p. 47-65, interprète et défend la théologie apophatique en partant précisément de ces déclarations de Plotin. Il décrit la méthode linguistique plotinienne comme « a discourse that transforms itself from the referential to the nonreferential through a never-ending process of apophasis, the withdrawal of the delimitation posited in making the first withdrawal, ad inifinitum » (p. 51). Mais, à mon avis, Sells ne vérifie pas suffisamment la présence de cette thèse dans l’œuvre de Plotin.
23 Le caractère instable de la matière est décrit de manière impressionnante en VI, 6 [34], 3.
24 Tel semble être l’avis de Plotin en V, 3 [49], 13.9-11.
25 Cf. V, 3 [49], 3-4.
26 V, 3 [49], 10.33-40 (trad. É. Bréhier).
27 Cf. par exemple V, 3 [49], 13.14.
28 La différence entre Plotin et la pensée biblique concernant l’auto-déclaration de l’Un – de Dieu est traitée par Beierwaltes, Selbsterkenntnis und Erfahrung der Einheit (op. cit.), p. 135-136.
29 VI, 7 [38], 38.1-6 (trad. P. Hadot).
30 Plotin dit en III, 8 [30], 6.24-25 que c’est seulement l’âme individuelle qui « regarde » ses pensées (logoi) « comme autre chose qu’elle-même » (βλέπει ὡς ἄλλο ὂν ἄλλο).
31 VI, 7 [38], 38.10-18 (trad. P. Hadot).
32 De fait, Plotin déclare aussi, en VI, 8 [39], 10.36, que l’Un « n’existe pas » (οὐδὲ ὑπέστη).
33 Cf. par exemple V, 2 [11], 1.3-5 ; V, 6 [24], 3.2-23 ; V, 5 [32], 4.3-4. L’Un est le κατ᾽ αὑτὸ μονοειδές selon VI, 9 [9], 3.43.
34 P. Hadot, Les Écrits de Plotin, Traité 9 (VI, 9), Paris 1994, p. 52, commente cette formule de VI, 9 [9], 11.51 en disant : « Plotin laisse ici entrevoir qu’il conçoit l’Un comme un Absolu, sans relations à ce qui lui est relatif. »
35 I, 6 [1], 7.9 ; V, 1 [10], 5.4 ; III, 8 [30], 9.43-44 ; II, 9 [33], 1.1-2 ; V, 3 [49], 13.17.
36 Cf. IV, 8 [6], 6.9 ; VI, 9 [9], 2. 21 ; VI, 7 [38], 18.39-40.
37 VI, 9 [9], 5.40, en distinguant l’indivisibilité de l’Un de celle du point et du nombre. Cf. aussi V, 1 [10], 7.18 et IV, 2 [4], 1.18.
38 VI, 7 [38], 13.1-4.
39 Cf. Diels-Kranz, 28 B 8, 22 : οὐδὲ διαιρετόν.
40 Phédon, 78 c-d.
41 République, VII, 525 a-e.
42 Parménide, 137 c – 142 a.
43 Parménide, 137 c-d.
44 Parménide, 159 b – 160 b.
45 Parménide, 159 c 5.
46 Pour une telle interprétation, cf. J. Halfwassen, Der Aufstieg zum Einen. Untersuchungen zu Platon und Plotin, Stuttgart, 1992, et Ch. Horn, « Der Platonische Parmenides und die Möglichkeit seiner prinzipientheoretischen Interpretation », Antike und Abendland 41, 1995, p. 95-114.
47 Théétète, 203 e sq.
48 Théétète, 205 c 2.
49 Théétète, 205 d 1 sq.
50 Sophiste, 245 a-b.
51 Parménide, 140 a 2-3 : ἀλλὰ μὴν εἴ τι πέπονθε χωρὶς τοῦ ἓν εἶναι τὸ ἕν, πλείω ἂν εἶναι πεπόνθοι ἢ ἕν, τοῦτο δὲ ἀδύνατον.
52 Théétète, 201 e sq.
53 Sophiste, 245 b.
54 Sophiste, 238 d sq.
55 Sophiste, 259 e.
56 Lettre VII, 341 a-344 d. Pour une interprétation précise de ce texte, voir K. Gaiser, « Name und Sache in Platons Kratylos », Abhandlungen der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Philos.-Histor. Klasse 3, 1974, p. 110-115.
57 Lettre VII, 343 c.
58 Lettre VII, 343 a-b.
59 Il faut du moins mentionner le fait que la doctrine de l’unité indivisible existe aussi chez Aristote : Métaph., V, 6, 1016 b 3-5 ; X, 1, 1052 a 30-31 ; 1053 a 21-24 ; XIII, 8, 1084 b 13-14. En outre, Aristote soutient une théorie selon laquelle la fausseté n’est possible que dans des propositions du type ti kata tinos ; voir infra p. 62.
60 II, 9 [33], 1.1-12 (trad. É. Bréhier).
61 Cf. l’argumentation de VI, 9 [9], 5.29-33 : « La merveille qui est avant elle, c’est l’Un ; ne disons pas : c’est ce qui est un, afin d’éviter d’énoncer l’un comme attribut d’un sujet autre que lui (ἵνα μὴ… κατ᾽ ἄλλουτὸ ἕν). En réalité, aucun nom ne lui convient ; pourtant, puisqu’il faut le nommer, il convient de l’appeler l’Un, mais non pas en ce sens qu’il soit une chose qui a ensuite l’attribut de l’un (οὐχ ὡς ἄλλο, εἶτα ἕν) » (trad. É. Bréhier).
62 R. Mortley, From Word to Silence, t. II (op. cit.), p. 47, remarque à très juste titre : « An attempt to represent the One as if it did possess more than one characteristic would therefore be in error. The error involved would be of a curious kind, since the One would be diminished by it : but not because the characteristics posited were false, but because they were posited at all. ».
63 VI, 7 [38], 23.17-18 : ἃ δ᾽ἄλλα λέγουσιν ἀγαθά, εἰς τοῦτο, αὐτὸ δὲ εἰς οὐδέν.
64 Sophiste, 251 a-c ; l’adversaire de Platon est sans doute Antisthène.
65 Sophiste, 251 b 2-3 : … ἓν ἕκαστον ὑποθέμενοι πάλιν αὐτὸ πολλὰ καὶ πολλοῖς ὀνόμασι λέγομεν.
66 Sophiste, 259 e 4-6.
67 Cat., 2, 1 b 3 sq. et 5, 2 a 11 sq.
68 Cat., 2, 1 a 20 sq.
69 Cat., 2, 1 a 24 sq.
70 VI, 3 [44], 4.20-26 (trad. É. Bréhier).
71 Voir surtout Alex. Aphr., Quaestiones, I, 8 ; cf. Ch. Horn, Plotin über Sein, Zahl und Einheit. Eine Studie zu den systematischen Grundlagen der Enneaden, Stuttgart-Leipzig, 1995, p. 87-89 et 342.
72 VI, 3 [44], 5.13-23 (trad. É. Bréhier).
73 VI, 3 [44], 4.7-14.
74 Le fait que Plotin distingue entre prédications accidentelles et essentielles a été récemment contesté par R. Chiaradonna, « Essence et prédication chez Porphyre et Plotin », Revue des Sciences philosophiques et théologiques 82, 1998, p. 577-606. Ce travail, remarquable en ce qui concerne la théorie porphyrienne, ne me semble pas donner une interprétation adéquate de la théorie plotinienne. Si Plotin, tel que Chiaradonna le comprend, était vraiment un critique de l’ontologie aristotélicienne, comment pourrait-il développer cette « critique » en se fondant entièrement sur des notions et des conceptions empruntées à Aristote ? En outre, comme Chiaradonna le fait remarquer à juste titre, il serait absurde que Plotin ait cru qu’on pouvait critiquer les Péripatéticiens pour avoir « laissé de côté les êtres les plus élevés » (VI, 1 [42], 1.30). Les traités Sur les genres de l’être ont beaucoup plus de sens, si l’on accepte la thèse selon laquelle Plotin suit une tendance conciliatrice, une tendance à unifier les ontologies de Platon et Aristote. Pour cette thèse, voir mon livre Plotin über Sein, Zahl und Einheit, op. cit., p. 45, p. 60-61 et passim.
75 De an., III, 6, 430 b 26-30 ; cf. Métaph., VII, 11, 1037 a 28-29 et IX, 10, 1051 b 18-35.
76 De an., III, 7, 431 a 1-2 : τὸ δ᾽αὐτό ἐστιν ἡ κατ᾽ ἐνέργειαν ἐπιστήμη τῷ πράγματι.
77 V, 5 [32], 1.38-43 (trad. É. Bréhier).
78 V, 5 [32], 2.18-20.
79 V, 3 [49] 5, 25-26.
80 V, 3 [49], 13.24-26.
81 An. post., II, 19.
82 Voir particulièrement Summa theologica, I-II, q. 57, a. 2 resp ; I, q. 77, a. 1 ad 1 ; De veritate, q. 10, a. 12, resp. Pour l’interprétation, voir L.F. Tuninetti, ‘Per se notum’. Die logische Beschaffenheit des Selbstverständlichen bei Thomas von Aquin, Leyde, 1996.
83 Pour cette comparaison, voir J. Trouillard, « The Logic of Attribution in Plotinus », International Philosophical Quarterly I, 1961, p. 125-138.
84 Le rapprochement a été établi par W. Beierwaltes, Platonismus und Idealismus, Frankfurt, 1972, p. 22.
85 A.C. Lloyd, « Non-discursive Thought – an Enigma of Greek Philosophy », Proceedings of the Aristotelian Society 70, 1969-70, p. 261-274. Id., « Non-propositional Thought in Plotinus », Phronesis 31, 1986, p. 258-265.
86 VI, 9 [9], 5.16.
87 Cf. IV, 9 [8], 5.8 sq.
88 Le passage le plus clair est VI, 2 [43], 19.3-9 ; cf. 9.9-17.
89 VI, 2 [43], 8.11-18.
90 Cf. R. Sorabji, « Myths about Non-propositional Thought », dans Language and Logos. Studies Presented to G.E.L. Owen, M. Nussbaum and M. Schofield édit., Cambridge, 1982, p. 295-314 et id., Time, Creation, and the Continuum, London, 1983, p. 152-156.
91 Cette critique a été avancée par M.R. Alfino, « Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought », Ancient Philosophy 8, 1988, p. 275.
92 Cat., 2, 1 b 6-8.
93 VI, 2 [43], 9.27 ; selon VI, 8 [39], 16.10, l’Un n’est pas l’accident des choses qui viennent après lui (οὐ συμβὰς αὐτοῖς).
94 VI, 6 [34], 5.36-38 : λέγω δὲ οὐ τὸ ἓν ἐκεῖνο, ὃ δὴ ἐπέκεινα τοῦ ὄντος Φαμέν, ἀλλὰ τοῦτο τὸ ἕν, ὃ κατηγορείται τῶν εἰδῶν ἑκάστου. Plotin dit donc clairement qu’il existe un deuxième Un qui peut être affirmé de quelque chose.
95 Voir I, 3 [20], 4.3 resp. 18. La même antithèse entre dire (eipein) et voir (idein) est employée en VI, 8 [39], 9.38-40 ; cf. V, 5 [32], 6.35-37.
96 Cf. Whittaker, « Neopythagoreism and Negative Theology » (art. cit.), p. 123 sq. ; Mortley « Negative Theology and Abstraction in Plotinus » (art. cit.), p. 375.
97 Voir notamment, pour la méthode de l’aphairesis, V, 8 [31], 9.10 sq. et V, 3 [49], 17.38.
98 La thèse selon laquelle l’Un transcende les alternatives des êtres provenant de lui, est développée en VI, 9 [9], 3.41-49 ; III, 9 [13], 7.1-2 ; V, 5 [32], 10.14-18.
99 Comme J.-L. Chrétien le fait remarquer dans son article « L’analogie selon Plotin », Les Études philosophiques 1989/3-4, p. 305-318, Plotin accepte principalement une telle analogie à propos de la beauté et de l’être.
100 Cf. Horn, Plotin über Sein, Zahl und Einheit (op. cit.), p. 30-105.
101 F.M. Schroeder, « Saying and Having in Plotinus », Dionysius 9, 1985, p. 75-84. Id., Form and Transformation. AStudy in the Philosophy of Plotinus, Montréal, 1992, p. 66-90. Id., « Plotinus and Language », dans The Cambridge Companion to Plotinus, L. Gerson édit., Cambridge, 1996, p. 336-355.
102 VI 8 [39], 8, 1-12 (trad. G. Leroux).
103 VI, 7 [38], 37.24-31.
104 Donc O’Meara, « Le problème du discours sur l’indicible chez Plotin » (art. cit.), p. 152, a certainement raison de dire : « en parlant sur L’Un, nous parlons en fait du statut métaphysique qui nous caractérise en tant qu’êtres contingents. »
105 Cf. III, 8 [31], 10.1 et VI, 8 [39], 9.45 ; l’Un n’a aucune relation avec une entité quelconque : VI, 8 [39], 11.32.
106 VI, 7 [38], 37.10-14 (trad. É. Bréhier) ; cf. VI, 7 [38], 37.19.
107 Cf. par exemple III, 2 [47], 3.19 sq.
108 χαλεπὸν μὲν γνωσθῆναι διὰ τοῦτο, γιγνωσκόμενον δὲ μᾶλλον τῷ ἀπ᾽ αὐτοῦ γεννήματι, τῇ οὐσίᾳ.
109 V, 3 [49], 14.1-8 (trad. É. Bréhier).
110 Je suis donc d’accord avec F.M. Schroeder, « Saying and Having in Plotinus » (art. cit.), p. 83 : « What I am arguing here is that speech, as its various sensible referents, itself belongs to creation. All of speech, whether it employs the model of representation or of reflection, is not merely an instrument, but is itself a created thing. ».
111 Voir en particulier V, 1 [10], 3.7-9 et 6.45-46.
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