Conclusion
p. 387-393
Texte intégral
Une autre réalité
1L’Utopie se revendique platonicienne. Nous avons voulu voir cette déclaration de filiation comme une entrée privilégiée pour l’examen général des relations entre l’utopie et la philosophie : que doit l’utopie à la philosophie et que doit la philosophie à l’utopie, et ce particulièrement si l’on prend le couple Fini-Infini comme axe de recherche ? Il apparaît premièrement que la philosophie à l’œuvre dans l’Utopie repose en fait sur une ontologie non-platonicienne : pour le principal, la description détaillée de la forme achevée d’Utopie ne sépare pas, comme chez Platon, l’essence intelligible, finie, de l’existence sensible et de l’image. L’indétermination ne tient en conséquence plus à l’existence sensible elle-même, mais à l’imaginaire de la position d’une cité parfaite supposée, et supposée sans ses conditions effectives d’existence. Le caractère « oblique » de l’écriture utopique redouble cette indétermination, ce qui conduit particulièrement à valoriser les rapports de l’utopie avec l’« atopie » socratique.
2D’une cité parfaite à l’autre : deuxièmement, la perfection utopique résidant dans le bonheur des Utopiens, les principes de l’hédonisme utopique imposent une mise en relation centrale avec l’apeiron, par quoi est d’abord pensé le plaisir chez Platon. Il faut alors constater que la différence des orientations ontologique et éthique confère, d’une part au mal, d’autre part à l’individu, des statuts nécessairement différents : le bonheur que ses institutions permettent est, en Utopie, directement celui des individus, et le mal qui y est combattu est un moment réel de la réalité. Fondamentalement, le communisme est ce qui rend possible le bonheur utopique : ici est le lieu principal de la référence, forte, à Platon, mais cette référence est introduite au prix de glissements consistants.
3Généralement, l’utopie engage une problématisation du rapport de l’homme à la nature : la cité parfaite est une œuvre humaine, dont le droit naturel est le fondement. Plus précisément, elle est en Utopie le fruit du travail commun et choisi des Utopiens. Le pivot de l’Utopie est pour cela l’humanitas, qui vaut pour la Terre des hommes, mais qui s’ancrant dans l’Infini divin rend nécessaire, des Dialogues à l’Utopie en passant par le platonisme chrétien, une mise en perspective de la transcendance. Il est ici fondamentalement question de ce que peuvent les hommes sur terre. De ce point de vue, Ernst Bloch opère une distinction entre les « utopies de l’ordre » et les « utopies de la liberté », Platon étant selon lui le représentant par excellence des premières et l’Utopie des secondes1. Nous voudrions, pour terminer cette étude, reprendre cela.
Idéal et action
De l’indétermination des conditions d’existence à l’action
4Il n’apparaît pas possible de parler, en toute rigueur, d’« utopie platonicienne », du moins en ayant l’Utopie pour référence, si l’on entend par là ce qu’a d’indéterminé la venue éventuelle à l’existence de la cité parfaite platonicienne. Nous ne pouvons pas suivre ici François Châtelet qui, soulignant dans La Naissance de l’histoire que « toute l’utopie platonicienne – et à cet égard la nouvelle Magnésie se trouve à peine en meilleure posture que la Cité de la République – repose sur le fait que les modalités de réalisation dépendent finalement d’un hasard et de l’éventuelle réussite de l’action personnelle d’un individu lui-même miraculeux », concluait qu’ainsi « le caractère utopique n’appartient à l’Idée de l’État que dans la mesure où le passage de l’Idée à l’État sensible n’est pas contenu dans la détermination de l’Idée elle-même » (t. 1, p. 400). Dans l’Utopie en effet, « le passage de l’Idée à l’État sensible » est tout au contraire bel et bien « contenu dans la détermination de l’Idée elle-même », puisqu’Utopie est pensée comme étant, à la fois et par elle-même, cette Idée et cette existence sensible. Sur cette base, François Châtelet a en revanche tout à fait raison de souligner combien, chez Platon, « la médiation entre l’intelligible et le phénoménal ne possède aucune nécessité ; bien plus les deux mondes s’excluent réciproquement, le premier ne parvenant à trouver sa copie que par hasard, le second ne réussissant à maintenir ses couleurs divines que par un concours fort aléatoire de circonstances » (p. 400-401). Et il a encore raison de dire que si la Cité de la République est « irréalisable », ce n’est pas parce que « les dispositions qu’elle implique sont contradictoires de la nature de la “communauté humaine” – au contraire même, elles constituent par excellence l’État –, mais parce que sa chance de réalisation effective dans le monde sensible est très faible » (p. 401).
5Mais si l’on peut imaginer ainsi à la fois l’existence présente et l’essence réalisée d’Utopie, pourquoi alors l’Utopie n’imagine-t-elle pas, également, les conditions d’existence d’Utopie, en les distinguant de son existence elle-même ? Raphaël le fait certes pour une part en évoquant, rapidement, la conquête fondatrice d’Utopus au début du livre II. Mais si le propos en la matière n’est pas plus appuyé, c’est que le principal est bien que l’indétermination essentielle des conditions d’existence d’Utopie doit faire signe vers la condition fondamentale de toute existence / essence relevant de l’ordre humain : la volonté humaine, ici pensée comme raison humaine pouvant être pratique par elle-même. Les conditions d’existence d’Utopie sont, essentiellement, le fait même de son existence. Utopie est « Nulle-Part », et cette absence de localisation2 renvoie à l’absence plus générale de toutes les déterminations qui expliqueraient son existence à partir de ce qui ne serait pas l’exposition même de son essence. Son existence n’a pas de conditions hors d’elle-même. D’ailleurs, si pour qu’Utopie fût il a fallu qu’Utopus la fonde, on sait encore moins ce qui a pu conduire Utopus à son geste que ce que, concrètement, il fut. Ce que nous avons seulement à savoir, c’est qu’il fut, comme Utopie est. Autrement dit, sous la figure d’Utopus, Utopie ne se doit qu’à elle-même, en un acte d’auto-fondation que réitère la formation indéfinie par Utopie de ses colonies, c’est-à-dire d’autres « Utopies ». Ne se devant qu’à elle-même, Utopie, réalité finie, est infinie, et cela n’est pas platonicien. C’est ainsi que l’Utopie affirme la liberté de l’action humaine, et c’est par là que sa philosophie de l’histoire et du travail peut être comprise.
6Le caractère « oblique » de l’écriture utopique exprime cela, en invitant à comprendre que le sens de l’auto-détermination d’Utopie est d’appeler à l’initiative du lecteur. Utopie n’a d’existence qu’imaginaire3, et l’Utopie est tout sauf un programme politique à appliquer, ligne à ligne, mot à mot, et particulièrement en ce qui concerne le contenu présenté de son principe communiste, principe ultime du bien public et de la vraie République. L’utopisme qui refuse de voir cela, qui considère la description détaillée des structures et de la vie courante de cette cité parfaite comme un procédé littéraire destiné à introduire des principes philosophiques, et ce dans la conscience du caractère imaginaire de ce qui est ainsi directement, donné à voir, n’est donc pas proprement utopique. Ainsi, toutes les tentatives postérieures à More de mise en place d’un Texte ayant le statut d’un plan d’architecte social à mettre en œuvre dans la fidélité la plus absolue, sous peine de risquer l’échec à la moindre déviation de détail, manquent donc, sur le fond, ce qui fait l’originalité, en tout cas philosophique, de l’Utopie.
7Comme paradigme de l’action, Utopie a ainsi vocation à déclencher les actions : actions révolutionnaires, naturellement, que symbolise très immédiatement la figure d’Hythlodée, mais aussi actions réformistes. Et en effet, à y regarder de plus près, le réformisme déployé dans le livre I par More-le-personnage, par le Cardinal Morton et par Raphaël lui-même, qui fait référence à telle ou telle cité du Nouveau Monde pour proposer des améliorations, en droit possibles, de l’Ancien, peut bien être, paradoxalement, l’une des leçons de l’Utopie. Plus précisément, l’utopisme de la volonté humaine efficace pourrait bien alors être principalement incarné par le réformisme du Cardinal Morton, cherchant à promouvoir une méthode d’expérimentation qui, fondée sur des propositions ayant une valeur en soi, ce que l’image d’Utopie aurait donc pour fonction de présenter, permettrait d’agir de façon prudente mais décidée dans les conditions de l’Ancien Monde. La clef peut en être reconnue ici d’inspiration platonicienne, le Cardinal Morton étant comme un roi devenu philosophe, mais dans cette différence fondamentale que la cité concernée n’est pas la cité parfaite elle-même, mais ce qui peut, éventuellement, être rendu possible par la postulation de cette dernière.
8De Platon à l’Utopie l’indétermination des conditions d’existence n’a donc pas le même sens. Obstacle à l’être et limite de l’action humaine vraie et efficace dans la République ou les Lois, elle porte dans l’Utopie l’affirmation de la liberté de cette même action, et ce sous la forme très déterminée d’une action en raison. Utopie est ainsi à la fois l’essence vraie existante et l’action qui la produit, comme double figure de ce qui est à faire et du faire lui-même, là où la cité platonicienne, d’une part ne peut qu’être rêvée existante, d’autre part rapporte immédiatement au hasard ou aux dieux la question de cette existence effective. Certes, Platon en Sicile agit : les circonstances ne sont pas tout, elles ouvrent au faire humain qui a alors à s’articuler aux contraintes de l’existant, ce que pensent tout à fait explicitement les Lois4. Mais cette pensée de l’action la dessine donc alors dans une double limitation, celle de l’essence qu’elle a à faire exister, et qui est donc présupposée, et celle des nécessités inhérentes à une existence qui, en tant que telle, nous l’avons dit, est philosophiquement impensable. L’agir platonicien, du coup, peut suivre une double direction. La première privilégie l’essence, ce qui implique de violenter plus ou moins l’existence, et plutôt plus que moins lorsque Platon estime dans la République que, pour former le nouvel État et les nouveaux hommes, il faudra procéder comme le fait le peintre avec sa toile, qu’il « commence par rendre nette, ce qui n’est pas très facile »5. C’est ainsi, qu’à la fin du livre VII, il envisage de reléguer aux champs tous ceux qui auront plus de 10 ans : « Ce sera le moyen le plus prompt et le plus facile d’établir la constitution que nous avons tracée » (541a). L’autre direction est, elle, particulièrement théorisée dans les Lois, nous l’avons vu, avec le recours à l’expérience historique et aux voyages, ce qui tient donc davantage compte du pôle de l’existence, mais ce qui, également, valorise davantage la doctrine de la participation, qui veut que, de la Forme intelligible aux réalités existant de façon sensible, il y ait communauté d’essence et perfection plus ou moins grande, dans une perspective gradualiste qui ouvre à un certain réformisme.
9De Platon à l’Utopie, nous avons en tout cas affaire, non seulement à deux philosophies différentes de l’être, mais encore à deux philosophies différentes de l’action.
L’idéal
10En quel sens peut-on alors faire de la cité parfaite utopique un « idéal », et que peut-elle devoir, dans ce cadre, à l’idéalisme platonicien6 ? Le principal est qu’Utopie est supposée exister, de manière sensible, objective : Raphaël l’a vue. Nous l’avons dit, c’est en cela que nous semble consister son sens philosophique le plus fort : pas d’essence (de « vraie République ») séparée de l’existence (« l’île d’Utopie »). Or, on sait que pour Kant « le maximum de perfection s’appelle, de notre temps, l’idéal, dans Platon, l’idée (comme son idée de la république) et il est le principe de tout ce qui est contenu sous la notion générale de quelque perfection, en tant que les degrés moindres sont estimés ne pouvoir être déterminés que par limitation du maximum »7. Pour être un peu plus précis, Kant, entendant quant à lui par « Idée » le concept d’une perfection, que la raison réclame, mais dont l’expérience ne fournit pas d’exemple, et désignant par « Idéal »« l’idée non pas simplement in concreto, mais in individuo, c’est-à-dire considérée comme une chose singulière déterminable ou tout à fait déterminée par l’idée seule », constate que « ce qui est pour nous un idéal était pour Platon une idée de l’entendement divin, un objet particulier de l’intuition pure de cet entendement, la perfection de chaque espèce d’êtres possibles et le prototype de toutes les copies dans le phénomène »8.
11Il ne s’agit donc pas de cela avec Utopie, dont on ne peut pas comprendre l’essence dans le cadre d’une doctrine de la participation. Si l’on entend donner à Utopie le statut d’un « Idéal », ce ne peut donc être qu’en un sens non-kantien, en tant qu’idée de la raison, qui n’a d’être individuel que dans une existence sensible possible (imaginairement posée dans l’Utopie). Et c’est pourquoi, toujours à reprendre les sens kantiens, elle n’est pas plus « modèle » ou « exemple » : le modèle, comme idée de la raison, n’a pas d’existence empirique possible chez Kant9. Et l’exemple, à l’inverse, ne peut jamais parvenir à réaliser de manière sensible l’idéal, même de façon imaginaire10. Autrement dit, il n’est possible de considérer Utopie comme un « idéal » qui motive et règle l’action qu’à la condition d’un non-kantisme absolu, dans lequel elle pourrait être à la fois « modèle » (idée) et « exemple »11. Il demeure que les principes d’Utopie, comme la vertu, la sagesse, la justice, sont bien, au sens kantien cette fois, des principes régulateurs, des Idées, et qu’Utopie est à l’évidence un exemple, toujours au sens kantien, d’une existence humaine ne se devant qu’à elle-même, en tant qu’elle est existence de raison12.
12Nous tenons finalement que l’Utopie introduit en une même représentation imaginaire à une philosophie de l’action et à une philosophie du bonheur : à une philosophie de l’action, de la « puissance » humaine si l’on entend bien par là que l’action humaine peut, mais à une philosophie abstraite de l’action, car s’exposant dans l’indétermination de ses conditions effectives de possibilité ; à une philosophie du bonheur humain, puisqu’Utopia est Eutopia, et que tel est le sens des institutions de la vraie république, mais à une philosophie cette fois concrète du bonheur, car rapportée au plaisir, dans ses différentes formes, comme à sa « source unique ou principale »13. En ces deux lieux, l’Utopie est non-platonicienne : pour le principal, d’une part l’action humaine ne consiste pas à faire exister une essence séparée, mais dans le fait même de l’existence humaine ; d’autre part, le bonheur visé est celui de chacun des individus, la mesure de la perfection des institutions étant la possibilité universellement individualisée de la vie heureuse.
13Fini et Infini : généralement, le non-platonisme fondamental de l’Utopie, ontologique et éthique, semble pouvoir être interprété à la lumière de ce couple. De l’imaginaire description détaillée d’une réalité sensible, supposée essentiellement finie et vraie par là, à la vie heureuse dans l’achèvement du plaisir, pour en rester aux axes de chacune de nos deux parties, le bouleversement relationnel de ces notions apparaît comme le reflet privilégié de la mise en place d’une tout autre philosophie, dont le christianisme de More ne peut pas suffire à rendre compte, et dont on peut plusieurs fois apercevoir les tendances matérialistes. C’est bien d’abord d’un bonheur au pouvoir des hommes dont il s’agit, en Utopie, c’est-à-dire de ce que peut la raison humaine, c’est-à-dire encore du silence de Dieu.
14La philosophie à l’œuvre dans les dialogues de Platon n’est pas celle que l’Utopie donne à penser. Finalement, il se peut que la mise en évidence des écarts permette de mieux comprendre chacune d’entre elles, non seulement pour elle-même, mais aussi au regard des pensées et attitudes qui peuvent y être rapportées, c’est-à-dire dans un cas la tradition platonicienne et dans l’autre la diversité des utopismes. C’est ainsi, en une recherche croisée, qu’a été approchée la double question de l’utopisme des Dialogues et du platonisme de l’Utopie. Ce que nous voulons retenir ici, c’est que si, d’une part l’utopie est neuve par essence, d’autre part la vie d’une philosophie est dans sa reprise critique, le rapport de l’Utopie à Platon peut donner une forte indication de ce qu’il en est, généralement, de l’utopie et de la philosophie.
Notes de bas de page
1 Cf. Le Principe espérance, t. II, « La liberté et l’ordre, tour d’horizon des utopies sociales », p. 36 sq. « Bien longtemps avant que la liberté n’eût trouvé son roman politique, La République de Platon a idéalisé l’ordre dans son utopie ; un ordre spartiate jusque dans le détail, où les hommes sont des socles, des murs et des fenêtres, et où tous ne jouissent d’aucune autre liberté que de supporter, de soutenir et d’éclairer l’édifice structuré selon cette hiérarchie » (p. 56). La Cité du Soleil de Campanella qui, de ce point de vue, suit la ligne platonicienne, est ainsi le « pendant » de l’œuvre de More (p. 96 sq.). « Ce qui y retentit ce ne sont plus les accents de la liberté comme chez More, mais le chant de l’ordre impliquant maître et surveillance » (p. 96). Au xixe siècle, le « socialisme fédératif », d’une part (Owen, Fourier, p. 135 sq.), le « socialisme centralisateur », d’autre part (Cabet, Saint-Simon, p. 142 sq.), reproduisent cette distinction essentielle.
2 C’est un « malencontreux incident », autant dire le hasard, ce qui échappe à toute détermination, qui a privé More et Gilles de ce renseignement : quelqu’un s’est mis à tousser, au moment où Raphaël localisait Utopie.
3 Dans la même perspective, il est facile de comprendre que la découverte de Raphaël n’est pas celle du Paradis terrestre, dont l’existence maintenue hantait les esprits du Moyen Âge, et qui ne fut pas pour rien dans les motivations des voyages de la Renaissance. Cf. Utopie et philosophie, p. 103-107.
4 Lois, V, 745e-746d.
5 République, VI, 501a.
6 Cf. K. Corrigan, « The Function of the Ideal in Plato’s Republic and St. Thomas More’s Utopia », Moreana XXVII, n° 104, décembre 1990. Voir, pour cette perspective, très généralement, R. Mucchielli, Le Mythe de la cité idéale (1960), Brionne, Gérard Monfort, 1960.
7 Dissertation de 1770, introduction, trad. fr. et notes par P. Mouy, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1967, section II, § 9, p. 47.
8 Critique de la raison pure, p. 413-414. Ainsi, « le sage (du stoïcien) est un idéal, c’est-à-dire un homme qui n’existe que dans la pensée, mais qui correspond pleinement à l’idée de la sagesse ». Voir aussi « Des idées en général », ibid., p. 262 et Critique de la faculté de juger, trad. fr. par A. Philonenko, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1968, § 17.
9 Critique de la raison pure., Des idées en général, p. 263.
10 « Quant à vouloir réaliser l’idéal dans un exemple, c’est-à-dire dans le phénomène, comme, en quelque sorte, le sage dans un roman, cela demeure impraticable… » (ibid., p. 414. Nous soulignons). En ce sens, H.-G. Gadamer insiste fortement sur le fait que la « cité idéale [de Platon] ne peut être réalisée. (…) Car un aveugle est à même de voir qu’une pareille cité n’est pas possible, ce qui est précisément souligné par la démonstration détaillée de sa possibilité » (L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien (1974), trad. fr. par P. David et D. Saatdjian, « Problèmes et controverses », Paris, Vrin, 1994, p. 66-67). H.-G. Gadamer renvoie ici à L. Strauss et à A. Bloom. Pour autant, il demande si cela impose de ne lire « cette utopie que de façon négative, en sorte de se convaincre, à sa lecture, de l’incompatibilité entre la vie théorique et la vie pratique » (p. 67). Il préconise plutôt une « lecture dialectique » : « Lire de façon dialectique signifie en l’occurrence qu’il faut rapporter ces exigences utopiques, cas par cas, à leurs contraires, afin de dégager, quelque part dans l’entre-deux, ce qui est proprement “visé” à travers elles, c’est-à-dire afin de reconnaître ce qui est et comment ce pourrait être meilleur » (p. 67).
11 Utopie ne peut pas plus être un idéal de l’imagination, au sens kantien. Certes, Utopie, « Eutopia », est la cité du bonheur et, précisément, le bonheur est un « idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques » selon Kant (Fondements de la métaphysique des mœurs, introduction, trad. fr. et notes par V. Delbos, Paris, Delagrave, 1987, p. 132). Mais, de cette idée du bonheur qui, nourrie d’expériences, a pour contenu « un tout absolu », « il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement » (p. 131). Utopie, cité déterminée, finie, dont le contenu de l’existence concrète est tout à fait détaillé, n’est donc pas plus, en tout cas à suivre Kant, un idéal de l’imagination qu’un idéal de la raison.
12 La note terminale de la deuxième section du Conflit des facultés (1798) est éclairante, de ce double point de vue : « Il est doux (…) d’imaginer des constitutions répondant aux exigences de la Raison (notamment au point de vue du droit), mais il est téméraire de les proposer et coupable de soulever le peuple pour abolir ce qui présentement existe. L’Atlantica de Platon, l’Utopie de Morus, les Oceana d’Harrington et l’Histoire des Sévarambes d’Allais ont été successivement portés sur la scène, mais on n’en a jamais fait même rien que l’essai (mis à part le monstre manqué d’une République despotique de Cromwell). – Il en a été de ces créations politiques comme de la création de l’univers : aucun homme ne fut présent et ne pouvait l’être, sous peine d’avoir dû être son propre créateur. Espérer un jour, si tard que ce soit, l’achèvement d’une création politique comme on l’envisage ici est un doux rêve ; on peut toutefois non seulement penser qu’il est possible de s’en rapprocher toujours davantage, mais, dans la mesure où elle peut s’accorder avec la loi morale, c’est même le devoir non pas des citoyens, mais du chef de l’Etat d’y travailler » (dans La Philosophie de l’histoire (opuscules), introduction et trad. fr. par S. Piobetta, avec un Avertissement de J. Nabert, « Bibliothèque philosophique », Paris, Aubier, 1947, p. 231).
13 U., p. 514 ; GF, p. 172.
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