Chapitre X. Sociétés naturelles et cité de l’art
p. 321-347
Texte intégral
1L’horizon utopique est la culture, la formation humaine qui impose un ordre à la naturalité, ce qu’exprime très immédiatement la transformation par le héros éponyme Utopus, démiurge humain, de la horde des anciens occupants du site d’Utopie, les Abraxanéens, en êtres civilisés. Bien que la période qui va de More au xviiie siècle voie évoluer le genre utopique, « ce qui la constitue pourtant comme unité, et permet d’en parler comme d’un tout, c’est la remarquable stabilité des représentations et des modèles qui y font l’objet d’une valorisation », comme le souligne Christian Marouby dans Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique. Or, de ce point de vue,
L’Utopie de Thomas More a joué un rôle de modèle écrasant (…) la ressemblance ne s’arrête pas à un niveau formel. Elle se retrouve dans les positions et les préoccupations les plus essentielles de la pensée utopique, au cœur de la vision qu’elle élabore. (…) Même image de ce qui constitue la perfection (et des obstacles qui s’y opposent) ; même rapport à la nature ; même structuration du social. De la Renaissance au XVIII e siècle, quel que soit le contexte historique ou religieux dont elle porte l’empreinte, l’utopie prend toujours la forme d’un projet de maîtrise1.
2Ce n’est donc que par abus de langage que l’on peut parler « d’utopie primitiviste »2. Comme œuvre, Utopie est parfaite : elle n’est vraie « communauté politique » qu’à cette condition d’être achevée, « finie ». Inachevée, imparfaite, « naturelle » encore pour une part plus ou moins grande, elle ne serait pas vraiment « communauté politique ». Ce serait autre chose, dont les autres cités présentent à l’envie des exemples. Ce faisant, l’Utopie s’insère de manière tout à fait originale dans l’esthétique platonicienne de la Renaissance. Les œuvres de cette époque, si elles visent la perfection dans l’achèvement, ne sont pas considérées en général, paradoxalement, comme imparfaites lorsqu’elles manquent cet achèvement, par l’effet de malheureuses circonstances par exemple. C’est que la perfection humaine y est soigneusement distinguée de la perfection divine, selon la même perspective qui veut que tout œuvre soit nécessairement moins achevée que l’Idée dont elle participe chez Platon. Le « non-finito », qui caractérise telle statue de Michel-Ange, s’il n’est pas un idéal, n’est pas non plus véritablement une marque d’imperfection3. Pour l’Utopie tout à l’inverse, puisqu’il existe une perfection proprement terrestre, elle enveloppe un achèvement qui lui est propre.
3Il y a donc bien une « nature » d’Utopie en ce sens, qui se donne à voir dans la description de Raphaël. Mais elle est le produit de l’art humain, elle n’est pas « naturelle ». En ce dernier point, l’utopie est d’inspiration platonicienne. Pour Platon également, la cité parfaite n’est pas « naturelle ». D’une part, comprendre ce qu’elle est exige l’effort noétique de détermination de sa nature (φὑσις), de ce qu’elle est en vérité, en rupture donc avec ce qui se présente immédiatement, naturellement, à l’expérience. D’autre part, sa nature propre ainsi distinguée est d’être une œuvre, le produit de l’art de ses dirigeants, de celui du « peintre-roi » de la République (VI, 484c-d)4 qui fait être la cité juste d’après le modèle de la Justice, à l’ἀρχῆς τέχνη du Politique qui la tisse. Le geste d’Utopus formant Utopie, comme expression de l’auto-production d’Utopie que prolonge la formation continue d’Utopie par ses lois, doit ainsi fondamentalement à Platon. L’œuvre utopique se différencie certes de la cité parfaite platonicienne en ces deux points : premièrement, l’essence qu’elle donne à voir ne se rapporte qu’à elle-même, sans référence transcendante la normant, si l’on admet qu’Utopus personnifie Utopie et que l’humanitas qui l’oriente n’est pas une Idée existant de façon séparée. Deuxièmement, elle existe immédiatement de façon parfaite et achevée, là où l’œuvre de la cité platonicienne étant seulement intelligible, son existence effective ne peut jamais lui être parfaitement identifiée. Il demeure que, de Platon à l’Utopie, la perspective générale est la constitution en droit de la « cité », par distinction et opposition avec les simples « sociétés naturelles », de l’Ancien monde dans un cas, contemporaines des dialogues politiques dans l’autre.
4De ce point de vue, Karl Popper a interprété à contresens l’utopisme platonicien (ou le platonisme de l’utopie). Opposant en matière de construction sociale « l’édification utopiste » (utopian social engineering) à « l’édification au coup par coup » (piecemeal social engineering), il voit en Platon l’initiateur de la première méthode5, paradoxalement du fait d’un naturalisme qu’il lui suppose. Sa lecture est en effet que Platon entend fonder « un État assez parfait pour n’être plus soumis au devenir historique, État dont le modèle (ou l’original) préexistait dans un passé lointain, dans un âge d’or remontant à l’aube de l’histoire »6. « Sa théorie des Formes ou des Idées » devrait être comprise dans cette perspective : « L’essence d’une chose ne peut être que sa nature originelle, donc historique »7. En conséquence, « l’État idéal décrit dans les livres II à IV de la République est bien une réminiscence historique, pour ne pas dire préhistorique. On peut d’ailleurs en dire autant de l’aperçu de la société primitive, dans le Politique et dans les Lois »8. Platon selon Popper, certes « ajoute à son naturalisme une forte dose de conventionnalisme »9, dans les Lois ou dans la République, mais ce dernier est lui-même fondé sur le naturalisme : l’inégalité des hommes (naturalisme biologique) qui conduit à la première société, par convention, de la République ; la nécessité que la loi soit fondée en nature, en particulier dans les Lois10.
5Comprendre ainsi que, pour Platon, la « nature » d’une chose se présente dans son existence naturelle, historique ou préhistorique, de manière pure, c’est-à-dire conforme à la Forme intelligible de cette chose, conduit à tout confondre : la description mythologique de l’« Âge d’or », dans le Politique et dans les Lois, la cité parfaite humaine de la République, l’image mythologique de cette cité parfaite placée très loin dans le passé dans le Timée et le Critias, son utilisation comme référence pour la dégénérescence philosophiquement nécessaire dans la République VIII-IX, la description des premières communautés humaines à vocation à la fois « historique » et philosophique dans les Lois et dans la République, enfin ce que serait le monde laissé à l’abandon sans les arts dans le Politique. Et du coup, la différence utopique ne peut qu’être gommée. Il faut donc reprendre les choses dans l’ordre.
De l’âge d’or à la cité des arts
L’utopisme d’une cité des arts
Le mythe de Kronos dans le Politique
6D’abord, le temps de la vraie cité n’est certainement pas pour Platon celui d’un hypothétique « âge d’or », comme le montre à l’évidence le Politique (268d- 277c). Ce dialogue introduit cet âge, l’âge de Kronos, dans un mythe qui a vocation à aider à résoudre les apories qu’avait fait naître la détermination de l’homme d’État11. La méthode de division dialectique (résumée en 267a-c) ayant fait apparaître le « Politique » comme le « Pasteur du troupeau humain », la question se posait en effet de savoir en quoi ce dernier pouvait bien se distinguer de tous ceux qui, comme les négociants, les cultivateurs, les boulangers, les maîtres de gymnase ou les médecins affirment être eux aussi en charge de l’élevage humain. Or, la leçon immédiate du mythe est que le Pastorat est un mode de commandement qui ne convient en fait pas à la réalité humaine. Le mythe imagine en effet un temps où l’univers aurait eu un mouvement opposé et où les hommes seraient nés de la terre : un « âge d’or », dans lequel « toutes choses naissaient spontanément pour les hommes » (271d), où la Divinité gouvernait tout, et où en conséquence « les hommes n’avaient pas de constitution politique (πολιτεῖαι) » (271d). Mais, précisément, ce temps n’est pas le nôtre. Notre temps est un temps politique, et la faute des développements antérieurs conduisant à la détermination du « Politique » comme Pasteur est donc, qu’« à la question posée sur le compte du roi et du politique de la révolution actuelle, nous avons répondu en parlant de celui qui régissait le troupeau humain lors de la révolution opposée par un certain biais » (274e).
7L’« âge d’or » ne peut pas être ainsi pour Platon celui de la cité parfaite, puisque le mythe qui l’introduit a tout au contraire pour fonction de souligner que la détermination du « Politique » concerne une situation dans laquelle les hommes doivent « apprendre à se conduire par eux-mêmes et à prendre soin d’eux-mêmes, tout comme le monde en son entier » (274d). Il faut donc penser notre temps comme il est et non le rêver, si l’on veut penser correctement l’essence du « Politique », et ce temps est, fondamentalement, celui dans lequel la vie humaine doit la spécificité de son être aux arts : il y a là un véritable utopisme. Certes, de la République à l’Utopie, la différence de l’humanitas fait l’universalisation du travail producteur, ce qui n’est pas rien et ce qui oriente tout à fait autrement, comme nous l’avons vu12, le rapport de l’individu à la société, et avec lui le sens de la perfection visée. Cela étant, le mythe du Politique ouvre à l’évidence à la thèse utopique essentielle d’une humanité se produisant elle-même par son travail.
L’humanisation utopiste de la nature
8L’utopisme du travail exprime en effet, essentiellement, le fait utopique général d’une existence ne devant son être qu’à elle seule. On peut même dire qu’il en est la vérité, dans la mesure où il donne un contenu nécessairement déterminé à ce qui se présente immédiatement dans l’indétermination pure, c’est-à-dire dans l’utopisme de la position indéterminée d’Utopie. C’est que la créativité du travail, par lequel les hommes se produisent eux-mêmes, et Utopie avec eux, a des conditions naturelles et sociales. Ainsi, d’une part, Utopie n’est pas située dans ces contrées parfaitement hostiles, d’« immenses solitudes brûlées par une chaleur perpétuelle (…), espaces désertiques hantés par les fauves et les serpents »13, et où aucune production humaine n’est envisageable. Et d’autre part, c’est par leurs bonnes institutions que les Utopiens, contrairement à « la horde sauvage » des Abraxanéens qui les précédaient, sont en mesure de mettre admirablement en valeur leurs terres. Telle est ainsi d’ailleurs la justification de leurs entreprises colonisatrices : « Grâce à leurs institutions, [les Utopiens] réussissent à transformer un territoire, qui paraissait trop ingrat et trop stérile pour nourrir un seul peuple, en une terre féconde pour les deux peuples à la fois »14.
9Par le travail, les Utopiens humanisent la nature, lui donnent la forme qu’exige le besoin humain, comme lorsqu’ils déplacent les forêts pour les rapprocher des voies d’eau et faciliter le transport du bois15. Et le besoin humain n’est pas ici de simple manifestation de la puissance : l’enjeu de l’accroissement de la productivité est la diminution du temps de travail social et, avec elle, l’ouverture au loisir et, particulièrement aux joies de l’esprit16, même si « bon nombre de gens que n’attirent pas les études spéculatives » prennent plaisir à poursuivre l’exercice de leur métier hors des horaires réglementaires17. Il ne faut pourtant pas se tromper : le réalisme utopique contraint à admettre qu’il est impossible que tous les travaux puissent être sources de jouissance. Et c’est pourquoi seuls un sentiment très élevé d’humanitas et l’espoir de compensations dans l’Au-delà amènent les Buthresques, Religieux utopiens, à se réserver, « complètement et de grand cœur, toutes les besognes austères, difficiles ou malpropres, qui rebutent la plupart des hommes en raison du labeur de l’ennui ou du dégoût qu’elles provoquent »18.
10Il n’est cependant pas sans intérêt de remarquer que, lorsqu’il y a attrait pour le travail, celui-ci concerne spécialement la culture des jardins : c’est qu’avec ces derniers il est question de façon essentielle du rapport utopique de l’homme à la nature. Intégrés aux villes19, les jardins symbolisent en effet le sens du travail humain, comme acte de transformation de la nature en vue de son achèvement, c’est-à-dire d’expression optimale de ce qu’elle porte. Cette négation de l’immédiateté naturelle au profit de la vérité humaine de la nature, ici dans le travail, peut être pensée comme l’équivalent de l’acte par lequel Utopus transforma les Abraxanéens en Utopiens, lorsqu’il substitua au fait de la sauvagerie la volonté du droit naturel. Plus fondamentalement, le travail humain, par la multiplication des inventions « dans les arts destinés à rendre l’existence plus facile » qu’il suscite20, est la condition utopique d’un mouvement en avant dans la production de soi, ce par quoi les hommes créent leur humanité. La notion de droit naturel est donc appelée à prendre ici un sens directement historique, la détermination du bonheur qu’il légitime relevant d’adéquations changeantes, entre besoins et produits du travail, tous deux essentiellement relatifs.
11Le travail fait ainsi apparaître Utopie comme la vérité de la terre. Il y a alors naturellement loin, de Platon à l’Utopie. De cet utopisme de la cité des arts, deux philosophies bien différentes peuvent donc se réclamer, en des ontologies contradictoires et en de tout autres relations de l’individu à sa communauté. De cela découle particulièrement une approche toute différente du statut à accorder à la loi.
La loi et la mesure
12Le Politique entend procéder à une refondation de la loi. Par une analyse comparée de son être et des exigences du véritable art politique, il en vient à poser que si, à considérer abstraitement la réalité humaine, la vérité demande à ce qu’on conclue à une illégalité idéale, la réalité concrète des sociétés humaines impose sa présence, mais dans un rapport exprès d’imitation avec ce que devrait être un art politique qui, comme art de la « juste mesure », devrait donc pourtant pouvoir agir indépendamment de la loi. De là vient un statut nouveau pour cette dernière, à la fois de type substitutif et proprement productif. Nous avons donc ici le lieu d’un utopisme de fait (la cité parfaite, comme cité humaine, finalement, doit être structurée par des lois), mais en une ontologie non-utopique (cela tient au nécessaire manque d’être de ce qui existe).
L’art politique et la loi
13Il n’est pas possible d’opposer ici la République au Politique et aux Lois : comme le dit très justement André Laks, « contrairement à ce qui a pu être soutenu (…), les lois, bien qu’elles ne constituent pas réellement un thème, ne sont pas absentes de la République (cf. par ex. III, 415e1). Leur existence va de soi »21. Mais ce que ce dialogue donne à comprendre, c’est l’impossibilité qu’il y a à prétendre absolument identifier ce qui est vraiment et ce qui existe, et ce particulièrement sous la forme de lois déduites a priori, jusqu’au moindre détail22. Le Politique reprend et approfondit cela : en toute rigueur, l’art qui convient spécialement à l’artisan royal, c’est en conséquence « l’art de la mesure » (ἡ μετρητικἠ τέχνη), seul capable de faire exister un Bien et un Juste absolus dans les occurrences toujours différentes du Devenir. C’est d’une « seconde métrétique », dont il s’agit ici, qualitative et non strictement « mathématique », et qui contraint « le plus et le moins (…) à devenir commensurables non seulement l’un à l’autre, mais aussi relativement à la juste mesure (τὀ μέτριον) » (284b-c)23. Ce qui devient, en tant qu’il devient, c’est-à-dire ce qui existe, n’a d’être qu’indéfini : la « juste Mesure » est ce par quoi un certain achèvement qui lui soit adapté est pourtant envisageable. Plus précisément, nourrie du savoir de ce qui est vraiment et éternellement, la maîtrise de la « juste mesure » permet à l’« art royal », hors de toute perspective sophiste relativiste, la saisie de l’« instant opportun » (καιρός) dans la mouvance de ce devenir.
14La conséquence tout à fait évidente de cela est que le vrai « Politique », comme le Pasteur divin en son registre propre, n’ayant pour seule règle que ce qui convient à chaque cas, ne doit en rien être lié par les lois.
Ce qui (…) est le meilleur, c’est, non pas que la force appartienne aux lois, mais qu’elle appartienne à celui qui, avec le concours de la pensée sage, est un homme royal. (…) Jamais une loi ne serait capable d’embrasser avec exactitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. Entre les hommes en effet, comme entre les actes, il y a des dissemblances, sans compter que jamais, pour ainsi dire, aucune des choses humaines ne demeure en repos : ce qui ne permet pas à l’art, à aucun art quel qu’il soit, de formuler aucun principe dont la simplicité vaille en toute matière, sur tous les points, sans exception et pour toute la durée des temps (294a-b).
15L’artisan royal peut ainsi, tout à fait légitimement, changer la loi établie ou la violer, si cela permet d’agir de façon plus juste et plus belle. Il ne gouverne pas selon la loi : c’est son art lui-même qui est loi.
De même que le capitaine de navire, en veillant constamment au bien de son bateau et de ses matelots, sans instituer de règles écrites, mais en fournissant comme loi son art lui-même, assure ainsi le salut de ses compagnons de navigation ; n’est-ce pas semblablement, et suivant une méthode identique à celle-là, que les hommes capables d’exercer de cette façon l’autorité donneraient naissance à un régime politique de droite nature ? En conférant à la force inhérente à leur art une puissance supérieure à celle des lois ? (296e-297a).
16Le Politique ne présente pas plus une pensée de l’existence que la République : c’est l’objet, nous le savons, du mythe de l’Athènes ancienne du Timée et du Critias. Mais, là où la République déterminait rationnellement la possibilité de l’essence de la cité juste par la nécessaire existence du philosophe-roi (499 sq.), dont elle ne niait pas, encore une fois, mais sans le développer, qu’il ait à gouverner par la loi, le Politique insiste maintenant sur le caractère, en fait, tout à fait impérieux de cette loi. Certes, en première approche, le Politique admet que, « s’il apparaissait un roi comme celui que nous décrivons, on l’accueillerait avec joie et, se comportant comme un capitaine de navire, il gouvernerait dans le bonheur la seule constitution dont la rectitude soit absolue » (301d). Mais la spécificité de ce dernier dialogue est qu’il approfondit maintenant davantage les enjeux de sa vraisemblable inexistence. Sans qu’il s’agisse le moins du monde de penser ici l’existence en elle-même, le Politique se donne donc pour but de mieux penser en vérité les sociétés humaines, c’est-à-dire de les penser plus complètement, disons-le encore, dans les conditions plus concrètement envisagées de leurs possibilités. L’affaire demeure exclusivement philosophique : on ne peut ni en rester au simple état de fait du caractère peu probable de l’existence d’un véritable artisan royal, avec les effets sophistiques induits, ni en confier, par exemple au mythe d’un Pasteur divin, le soin d’en offrir une solution rêvée. C’est donc bien à la philosophie qu’il incombe de penser rationnellement les conséquences du fait que, « comme nous pouvons le constater, il ne surgit pas dans les Cités, comme il en éclôt dans les essaims, un roi qui s’impose tout de suite comme le seul par la supériorité de son corps et de son âme » (301d-e).
17Pour éviter la tyrannie, vient alors la nécessité de la loi, certes « en tentant de mettre nos pas dans ceux de la plus véritable constitution » (ibid.)24. Et nous sommes maintenant, au sens plein, dans le registre politique, celui d’un commandement s’exerçant, d’une part sur des hommes qui se suffisent à eux-mêmes quant à la production de leur vie, d’autre part dans le cadre d’institutions. Ici se trouve dessiné le lieu des Lois : en une formule qui fait parfaitement écho à celles du Politique, les lois y sont dites nécessaires aux hommes, puisqu’il n’y a « absolument pas d’homme qui naisse avec une aptitude naturelle, aussi bien à discerner par la pensée ce qui est avantageux pour l’humanité en vue de l’organisation politique, que, une fois cela discerné, à posséder constamment la possibilité comme la volonté de réaliser dans la pratique ce qui vaut le mieux » (IX, 875a). Et c’est ainsi que la loi elle-même devient, directement, une « dispensation de la raison » (714a)25. A travers elle, la raison détermine les conduites, mais aussi distribue ce qui revient à chacun dans la cité. L’art politique, défini comme art du tissage dans le Politique, et compris par là comme l’activité productrice de l’unité sociale de la cité pour son bonheur26, est maintenant identifié à une technique législatrice.
18Les Lois reprennent le mythe de Kronos en conséquence, mais cette fois pour faire apparaître que les lois humaines, bien que nécessairement humaines par leur forme, ont à ordonner de façon divine la communauté des hommes : aux sociétés humaines, il faut des lois, mais des lois qui soient telles que les dieux pourraient les vouloir.
L’âge d’or dans les Lois, IV
19Le Politique disait qu’à l’époque de Kronos, « les hommes n’avaient pas de constitution politique », puisque « c’est un dieu qui les paissait et qui les dirigeait en personne » (271e). Les Lois disent maintenant, d’une part que le règne de Kronos (« forme d’autorité et de gouvernement à laquelle appartint l’extrême félicité » – 713b), était celui où les hommes étaient gouvernés par des Démons ; d’autre part, que ces derniers les avaient dotés de « bonnes lois » (713d-e). La perspective est ici de fonder la légalité humaine par une référence divine, et c’est pourquoi Kronos est ainsi dit avoir mis à la tête des cités humaines, « non point des hommes, mais des êtres d’un genre plus divin et meilleur, des Démons » (713d). A ces êtres, qui ne sont pas Dieu, tout en étant « une espèce de vivants qui est supérieure à la nôtre » (713e), le commandement par la loi est donc possible, et ce qui le justifie reprend exactement l’analyse du Politique : « Aucun naturel humain n’est apte, quand il est investi d’un pouvoir personnel absolu, à administrer en totalité les affaires qui sont du ressort de l’homme, sans s’exposer à regorger de démesure et d’injustice » (713c). C’est donc, immédiatement, ce commandement-là, commandement divin par la loi, que les hommes auront à imiter s’ils veulent, dans les conditions de fait de l’existence humaine, être eux-mêmes aussi divins que possible (712b). Aussi, dans
tout État qui, pour le régir, aura, non point un dieu, mais quelque mortel, (…) nous devons mettre tout en œuvre pour imiter le genre de vie qui existait au temps de Cronos, (…) pour autant qu’en nous il y a d’immortalité, nous devons, en obéissant à ce principe, administrer, aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée, nos demeures comme nos Cités, donnant le nom de loi, nomos, à ce qui est une détermination fixée par la raison, noos (713e-714a).
20Par là est exprimée l’exigence noétique fondamentale que, dans la réalité de ce que sont les hommes, c’est toujours la raison qui doit gouverner leur État. Pour ce faire, les Lois, IV ont dû procéder à une complexification des rapports d’imitation, en proposant comme modèle à ceux qui sont en charge de l’administration des affaires publiques et privées les Démons, et non plus Kronos. L’imitation à laquelle ils sont conviés doit en effet se manifester à la fois dans l’établissement des lois et dans la pratique du commandement en accord avec elles. Et cette seconde imitation sera elle-même, en quelque sorte, double : comme imitation de l’art divin, exerçant la raison dans des décisions singulières et concrètes, et comme imitation de la forme générale des lois, au sein desquelles ces décisions doivent nécessairement se situer, et dont ces décisions devront en conséquence aussi être des applications. Il apparaît donc à la lecture du mythe des Lois, IV que cette « cité de second rang » (V, 739e)27, que les hommes ont à construire et à faire vivre dans l’imitation, est plus que jamais une cité de l’art, les dirigeants se devant de produire les lois, en même temps que d’exercer en raison l’art du commandement, selon ces lois. Gouverner selon les lois est utopiste. Mais la différence fondamentale, qui tient au non-platonisme ontologique d’Utopie, c’est que cette dernière n’est pas une « cité de second rang ».
La perfection utopique par les lois : une nouvelle ontologie politique
21Utopie ne relève pas d’une philosophie de la participation, et elle n’imite en conséquence aucune autre essence qu’elle, qui en serait la vérité. C’est pourquoi les lois y sont le mode immédiatement parfait de structuration de l’essence d’une vraie cité terrestre. Cette dernière n’ayant pas d’autre lieu que le sensible, les lois ne relèvent pas d’une pensée de l’adaptation, certes encore essentielle chez Platon, de l’essence aux contraintes de l’existence. Elles s’inscrivent plutôt dans la perspective d’une alternative : il s’agit d’opposer au fait d’essences-existences qui expriment une naturalité immédiate une essence-existence dont les institutions puissent faire être ce que la Nature exige de l’homme. Autrement dit, l’art politique utopique a pour principe qu’au bonheur fondé en raison corresponde la forme universelle de la loi, en une orientation par laquelle l’expression systématique utopique répond à une volonté humaine fondatrice.
22En conséquence, les premières lois, d’origine humaine (Utopus), sont celles qui font qu’Utopie est gouvernée par des hommes. Par elles existe un Sénat qui a compétence pour l’ensemble de l’île, chaque cité fédérée ayant ses propres magistrats et son propre Gouverneur28. Le principe est donc la volonté humaine collective, et c’est pourquoi des lois ont été spécialement instituées pour qu’il ne soit pas facile au Gouverneur ou aux magistrats de « conspirer, d’opprimer le peuple par la tyrannie »29. C’est pourquoi, également, « prendre des décisions concernant les affaires d’intérêt public ailleurs qu’au Sénat, ou hors des assemblées du peuple, est considéré comme un crime capital »30. Et c’est pourquoi encore « toutes les délibérations importantes sont communiquées aux assemblées des Syphograntes qui, après les avoir exposées aux familles dont ils sont les représentants, en débattent d’abord entre eux avant de rendre leur avis au Sénat »31.
23Tel est le cadre institutionnel dans lequel se prennent en Utopie les décisions qui, à leur tour, ont d’abord la forme de lois. Reste que, généralement, ces lois sont peu nombreuses32, et on le comprend aisément, la multiplication des lois étant nécessairement en proportion directe du caractère instable des essences des sociétés de l’Ancien Monde qui, mal fondées, ont pour tendance naturelle l’autodestruction, ce qui engendre un effort législatif, essentiellement vain, pour la freiner : en Utopie, « les lois sont peu nombreuses : elles suffisent à des gens qui ont de telles institutions. [Les Utopiens] reprochent avant tout aux autres peuples d’utiliser une quantité infinie de volumes de lois et de commentaires et, malgré cela, de n’en avoir jamais assez »33. Et qui plus est, cette frénésie législative, produit naturel donc de l’injustice inhérente à ces dernières essences sociales, est elle-même la cause d’un accroissement de cette injustice : « C’est (…) une très grave iniquité que d’obliger des hommes à respecter des lois trop nombreuses pour qu’on puisse les lire ou trop obscures pour qu’elles puissent être comprises par le premier venu ». Se trouvent d’ailleurs ici particulièrement concernés les avocats, « ces hommes qui font appel à la ruse pour plaider un procès et usent de fourberie pour discuter des lois »34. En ce point, le fait est que l’Utopie retrouve la République, mais dans la différence donc des ontologies : pour la République également, une société mal instituée génère une multiplication indéfinie et tendanciellement pathogène de la réglementation (IV, 425-427). Mais là où le Politique et les Lois, nous l’avons vu, déduisent cependant la nécessité d’une législation détaillée pour mieux assumer les contraintes de l’existence, en Utopie tel n’est pas le cas du fait de l’essentielle identification de l’essence et de l’existence. Et ainsi, la stabilisation essentielle de l’existence étant assurée par les institutions utopiennes, le jugement rationnel humain se trouve mis en situation de pouvoir s’exercer au plus près du détail concret. Cela concerne particulièrement la justice pénale : la plupart des peines n’ayant pas été prévues par la loi, « c’est au Sénat de déterminer chaque fois le châtiment le mieux adapté à la perversité plus ou moins prononcée du délit »35.
24Le non-platonisme ontologique de l’Utopie est donc au principe de sa philosophie de la loi. Cela impose de reprendre le statut des mathématiques, puisque c’est à défaut d’une « juste mesure » qui pourrait s’exercer immédiatement, que le Politique avait introduit, lui, à la nécessité de la loi.
L’utopisme mathématique
25Les Lois, cherchant selon leur principe général les voies d’une « constitution seconde en unité » (V, 739), présentent une mathématisation du réel social dans laquelle la pure quantitativité doit s’ordonner, autant que possible, au vrai savoir de la « juste mesure ». C’est que le nombre, limitant et ordonnant des termes indéfinis par eux-mêmes, comme le territoire et les conduites humaines, a la même fonction que la loi36. Tel est le sens des spéculations sur les nombres auxquelles se livre le législateur des Lois, lorsqu’il vise l’unité et l’harmonie de la cité : « Quiconque institue des lois doit à propos des nombres avoir, pour autant, réfléchi à la question de savoir quel est le nombre, et comment constitué, qui sera le plus commodément utilisable pour toute organisation sociale » (V, 737e- 738a)37. La perspective est ici la même que dans la République (VIII, 546), lorsque Platon instituait un « Nombre Nuptial », aux fins de réglementer les unions dans la classe des Gardiens (âges propices, moments, etc.). Trois sortes de choses sont en conséquence mesurées dans la cité des Lois : le territoire, les assemblées et conseils et le mouvement de certains citoyens. L’Athénien aboutit ainsi, par exemple, à diviser le territoire en 5040 lots, sur la base des remarquables propriétés de divisibilité que possède ce nombre.
26Autre de la cité juste, Atlantide apparaît pourtant, elle aussi, « mesurée » : à vrai dire, elle est même saturée de mesures38. Mais, précisément, cette exubérance de la mesure est en fait corrélative de son incapacité à la vraie limite. La quantitativité est ici un recours abstrait et comme mécanique, et non l’expression en son lieu propre de la « juste mesure », ce qui fait qu’elle peut en venir à en être tout le contraire : par cette mathématisation abstraite et la profusion indéfinie des quantités qu’elle engendre, de la démesure vient en Atlantide de l’effort de combattre la démesure. La dualité, partout présente en Atlantide, en particulier entre le pair et l’impair, le cercle et l’oblong, manifeste cela39. Le fait est que, comme le dit Luc Brisson, cette entreprise de limitation mathématique atlante, et plus précisément de circonscription qui accompagne l’accroissement territorial, est vouée à l’échec : « L’oscillation rythmique entre le pair et l’impair, entre le cercle et l’oblong, laisse deviner la faiblesse de la barrière arithmétique s’opposant au déferlement de l’ἂπειρον »40.
27Utopie est, en revanche, parfaitement limitée et achevée. La mathématisation de son existence a donc un autre sens que celle de l’Atlantide, mais aussi que celle de la cité des Lois. En Utopie, tout est dans le détail : sa réalité, nous le savons, est attestée par la précision des détails qui la donnent à voir, le détail étant moment de la systématicité par laquelle vivent les principes utopiques. Or, il se trouve que le détail a, en Utopie, une forme mathématique privilégiée : rappelons-nous l’hésitation forte de More concernant la longueur du pont d’Amaurote (mesure-t-il 500 ou 300 pas ?)41. Le principal est ici que le statut général de la mathématisation utopique est celui d’un schématisme, articulé à celui de l’insularité. La rationalité mathématique utopique n’a en effet pas le statut ontologique qu’elle a chez Platon. Elle n’exprime pas l’effort de mise en ordre d’un sensible échappant par nature à l’être, au risque d’une abstraction qui la fasse échouer. Elle est le mode de présence que l’imagination forme pour rendre immédiatement visible la rationalité de cet être lui-même, et ce dans la seule réalité qui lui soit possible, c’est-à-dire la réalité sensible de l’existence. Sa valeur ontologique tient alors tout entière à la volonté humaine, qui la finalise par le bonheur en sorte que, ni la raison raisonnante, mathématicienne, n’est à elle-même sa propre fin, ni a fortiori elle n’a à se soumettre passivement à un ordre la transcendant, en un réalisme des Idées mathématiques.
28C’est ainsi que la vie sociale utopienne est parfaitement mesurée. Chaque cité compte six mille familles ; et chaque famille est composée de dix à seize adultes, en un équilibre maintenu par le transfert des enfants des familles les plus nombreuses vers les familles les moins nombreuses42. La journée est divisée en trois heures de travail, un déjeuner, deux heures de sieste, trois heures de travail à nouveau, un dîner et huit heures de sommeil avec, dans le temps qui reste, liberté à chacun pour « quelque occupation de son choix »43. L’une d’entre elles est un jeu : « une “bataille arithmétique”, dans laquelle le nombre l’emporte sur le nombre »44. Et ainsi est mathématisée la vie quotidienne : on change de vêtements tous les deux ans et, par unités de trente, les familles prennent leurs repas, « à l’heure prévue », dans de grands hôtels « bâtis à égale distance les uns des autres »45.
29L’espace utopique est également mathématiquement pensé, en particulier dans sa dimension urbanistique et architecturale46. L’île d’Utopie a ainsi une forme générale circulaire. Pourtant Amaurote est carrée. Cela tient, d’une part, au fait qu’étant signe de toutes les autres villes en tant qu’elle en est le modèle comme capitale, il lui faut une situation parfaitement centrée, qui suppose la circularité d’Utopie : « Cette ville, située pour ainsi dire au nombril de la terre, est la plus accessible aux délégués de toutes les régions et, pour cette raison, est considérée comme la première et comme la capitale »47. Mais, d’autre part, sa forme carrée est rendue également nécessaire par sa distribution en quatre quartiers identiques, eux-mêmes constitués de carrés, à leur tour identiques, de maisons entourant un jardin. « Au milieu de chaque quartier, se trouve une place où sont rassemblés tous les objets (…), les produits du travail de chaque famille. Tout père de famille y demande ce dont il a besoin pour lui et les siens et, sans donner d’argent ni fournir aucune autre contrepartie, il emporte ce qu’il a demandé »48 : le communisme norme en dernier ressort l’urbanisme, ce qui amène en particulier qu’aucune maison ne soit fermée à clef et qu’« on en change tous les dix ans après tirage au sort »49.
30Les mathématiques seraient donc la voie du bonheur. On sait pourtant qu’Aristophane raillait déjà dans Les oiseaux, par son personnage Méton, ceux qui veulent géométriser la cité et la vie : « Je veux mesurer l’air pour vous et le diviser en parcelles »50. Eugène Zamiatine, singulièrement, montrera dans son roman Nous autres le caractère nécessairement inhumain, excluant par définition toute perspective sentimentale, d’un monde qui, parfaitement mathématisé, penserait résoudre ainsi tous les problèmes, ce que n’auraient pas su faire tous les « Kant réunis » de l’ancien monde : « Aucun d’eux n’avait jamais pensé à établir un système d’éthique scientifique, basé sur les opérations d’arithmétique » (p. 27)51. Mais il ne faut pas se tromper, et ne pas oublier qu’en Utopie le principal est ce que la mathématisation des relations sociales et de l’espace a pour fonction fondamentale de présenter, et non pas cette mathématisation, pour elle-même. Dans le monde de Zamiatine, les mathématiques sont « comme une île ferme et inébranlable » (p. 109) : de l’île aux mathématiques, le contresens consiste à ne pas voir que le mathématisme utopique est schématique, et que ce qui importe ce ne sont pas ses formes, abstraitement considérées, mais ce qu’elles permettent d’imager, singulièrement les principes du plaisir, de l’amitié et de l’amour possibles52. C’est en ce sens que l’Utopie pense les relations entre l’art et la Nature.
Art, nature et histoire
31Il est ici question du « droit naturel ». Les artificialismes utopiques et platoniciens, dans leurs négations transformatrices de la naturalité immédiate, sont en effet, chacun à sa manière, en référence positive constante à une nature qui, s’identifiant à l’être véritable des choses, norme l’activité législatrice de leurs cités. Il y a bien ainsi en Utopie un « droit naturel » au bonheur, dans la mesure où le bonheur relève des « directives de la nature »53, droit que la raison conduit à rapporter, en dernière analyse, à Dieu : « Dieu, par pure bonté, a fait naître [l’âme] pour le bonheur »54. L’humanitas circonscrit les limites de ce droit naturel, dont sont ainsi exclus ceux qui s’en excluent, comme les Zapolètes, ce « fumier » humain, dont les Utopiens s’estiment en devoir de « purger l’univers »55. Simone Goyard-Fabre estime que More a pu trouver cette idée de « droit naturel » chez Aristote ou Cicéron, ou encore dans le droit romain56. Sans doute : nous avons déjà dit ce que l’humanitas utopique pouvait devoir à la philia aristotélicienne, et l’on peut ici ajouter qu’Aristote distingue dans l’Ethique à Nicomaque deux espèces de justice politique, « l’une naturelle et l’autre légale », en sorte que « dire que le droit est essentiellement variable n’est pas exact d’une façon absolue, mais seulement en un sens déterminé » (v, 10, 1134b15-25)57. Quant à Cicéron, dans sa présentation de la philosophie stoïcienne il attribue effectivement à la nature l’origine d’un droit normant par principe les communautés humaines :
De même que nous nous servons de nos membres avant d’avoir appris pour quel usage nous les possédons, de même c’est la nature qui nous a liés et associés en vue d’une communauté politique : s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait place ni pour la justice ni pour l’honnêteté (…). Et, dit [Chrysippe] encore, puisque la nature humaine est telle qu’il y a entre chaque homme et le genre humain une sorte de droit civil, le juste est celui qui observe ce droit, l’injuste celui qui le transgresse »58.
32Cela étant, il est aussi parfaitement possible de rapporter cette idée de « droit naturel » à Platon, mais en des fondements alors sensiblement différents de ceux de l’Utopie. Luc Brisson et Jean-François Pradeau voient en effet en Platon comme un précurseur en la matière, à partir du moment où sa cosmologie, qui reconnaît au monde une permanence et une régularité, a singulièrement pour but de permettre que « les valeurs dont toute éthique et toute politique ont besoin, puissent être d’une certaine manière déduites de l’observation de son ordre »59. Ada Neschke-Hentschke en fait même le véritable fondateur de la théorie du droit naturel, dans la mesure où il a réuni les concepts de « nature » et de « droit » dans celui de la « justice naturelle » (τὀ φὑσει δίκαιον)60.
Le cœur [du] platonisme politique est la question du juste (ou droit) naturel (τὀ φύσει δίκαιον) et de l’équité, voire de la rectitude intrinsèque des lois écrites (…). La justice est un impératif naturel, interprété par Platon selon un modèle mathématique (…). Cette théorie juridique et politique de Platon inaugure la tradition occidentale de la théorie du droit naturel. En effet, cette tradition ne commence ni avant Platon avec les sophistes, ni après lui avec les stoïciens, comme on l’a trop souvent prétendu61.
33Cela va plus loin que la simple conception d’une cité idéale à laquelle, selon elle, Léo Strauss aurait réduit l’apport platonicien aux théories du droit naturel62, puisque cette dernière n’est qu’un domaine d’application d’une égalité proportionnelle universelle valant également pour les ordres psychique, cosmologique et ontologique. Et du coup, comme « Idée », le droit se distingue chez Platon de la loi, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. Pour Ada Neschke-Hentschke, nous avons ici le modèle du constitutionnalisme des créateurs effectifs des constitutions américaine et française du xviiie siècle. Selon ce modèle, « au fond, le droit naturel n’est ni une partie du droit positif (position aristotélicienne), ni son substitut (position stoïcienne), mais il est critère, au nom duquel tout droit positif peut être considéré comme un véritable droit »63. Si « utopie » de la pensée politique platonicienne il y a, elle ne doit donc pas, selon elle, être comprise en un sens dévalué et péjoratif : « Le droit en tant que norme pratique opposée au “fait”, est par lui-même “utopique” : il n’a pas un τόπος, un lieu ou une réalité factuelle. Il a sa propre “réalité”, celle dont nous parle surtout Kant en rappelant justement à cet égard les “Idées” platoniciennes »64.
34De Platon à l’Utopie, le « droit naturel » en question n’est pas le même : la différence la plus immédiate, qui a rythmé nos études précédentes, est que l’humanitas, dans l’exigence d’égalité qu’elle enveloppe, n’est certainement pas platonicienne, et on peut penser qu’elle est une autre référence aux théories modernes du droit naturel, sans doute plus adéquate. Ensuite, l’ontologie non-platonicienne de l’essence par l’existence situe tout autrement la question du « Droit » : l’Utopie n’oppose pas à l’existence sa vérité, mais une autre existence (possible) pour une autre essence. Nous voudrions maintenant articuler cela spécialement, d’une part au statut de « l’art divin » platonicien au regard du providentialisme utopique, d’autre part à la position théorique de l’histoire, et plus généralement du temps, dans ces deux philosophies.
Art divin, Nature et lois
Ce qu’est vraiment la nature, chez Platon, comme principe de l’art
35Pour Platon, ce qui est vraiment, c’est ce qui est déterminé, ce qui a forme, ce qui est achevé, ce qui est « fini », et cela implique que l’art doive l’emporter ontologiquement sur la Nature. La thèse platonicienne est que l’abandon à l’immédiateté de la naturalité, à la spontanéité ne peut conduire qu’au chaos, au désordre, à la violence, et pas du tout à la concorde et à l’amitié. C’est ainsi que les Lois reprennent la leçon du mythe du Politique : si le monde ne devait absolument son mouvement qu’à lui-même, s’il était purement et simplement laissé à l’abandon par la divinité, il sombrerait dans le chaos vers quoi l’entraîne sa tendance naturelle. Il faut donc rapporter l’art à la divinité, à Kronos ou aux dons divins pour notre temps, si la Nature est incapable par elle-même de le faire apparaître. Mais du coup, la notion de « nature » en vient à prendre un tout autre sens que celui que les athées lui donnent : « Ce qui est par nature (φὑσει) et “Nature” (φὑσις), selon la dénomination qu’ils donnent improprement à cela même, est postérieur et doit résulter, en tant que chose subordonnée, d’un art et d’une intelligence » (892b)65. La « nature » doit alors en toute rigueur être plutôt attribuée à l’âme : « Ce que [les athées] entendent signifier par le mot “Nature” c’est le commencement d’existence pour les choses originelles. Or, si la chose originelle devait se révéler être l’âme et que ce ne fût pas le feu, ni l’air non plus, mais que l’âme eût été produite originellement, c’est d’elle, peut-être bien, qu’on dirait alors à très juste titre qu’elle est éminemment “de nature” (φὑσει) » (892c). Et tel est bien le cas, puisque l’âme est ce qui meut, en se mouvant elle même par elle-même (895c-896c), et qu’ainsi est démontrée « l’identité réelle de l’âme avec le premier commencement d’existence et le premier mouvement de tout ce qui est, a été ou sera » (896a). Plus précisément en ce qui concerne le monde, on peut parler d’art divin, dans la mesure où l’âme qui le dirige le fait de façon intelligente, ce que manifeste le mouvement régulier et permanent des corps célestes, et ce sans que les divers désordres, également manifestes, puissent lui être imputés : nous avons déjà vu que le mal de l’univers tient au simple fait de l’existence66. En ce point, la critique du matérialisme est radicale : c’est l’Intelligence qui prime, c’est l’Intelligence qui est originelle67.
36L’art, humain ou divin, est à l’origine de ce qui est improprement dit « par nature », et c’est donc l’âme qu’il faut plutôt dire être « par nature ». Mais la leçon du Timée ne doit pas pour autant être oubliée : c’est bien les yeux fixés sur ce modèle éternel qu’est le Vivant-en-soi, que le démiurge, nous dit ce dialogue, a fait le monde (30c-d) : « Si notre monde est beau et si son démiurge est bon, il est évident que le démiurge a fixé ses regards sur ce qui est éternel ; autrement – hypothèse qu’il n’est même pas permis d’évoquer –, c’est sur ce qui est engendré » (29a). Autrement dit, ici, ce sont les Formes intelligibles, comme « principes originels », qu’il faut considérer comme étant « par nature ». On peut supposer que le démiurge du Timée, en tant que figure mythique, ait pour fonction, comme le dit Léon Robin, d’isoler « mythiquement le pouvoir causal des Idées, l’efficacité génératrice qui appartient aux réalités du monde intelligible, à la fois formelles et vivantes »68. C’est donc à ces Idées qu’il faut référer, en dernière analyse, ce qui est vraiment et par quoi existe, comme cela existe, ce qui existe : du primat de l’Intelligence sur la Nature dans les Lois, au primat des Formes intelligibles sur l’Intelligence dans le Timée, l’idéalisme platonicien peut être considéré comme en tension dans ses derniers dialogues, mais sa vocation fondamentale demeure pourtant objectivante et, pour lui, c’est bien toujours dans les Formes intelligibles que tout s’origine. Le principal alors, comme le dit Monique Dixsaut dans une analyse des enjeux du Cratyle, c’est que,
en identifiant la nature à la forme, on cesse nécessairement de définir la nature comme ce qui est “naturel” et comme ce qui n’est pas “par convention” ; on la fait donc sortir du couple phusis-nomos où chacun des deux termes ne pouvait se définir que comme le contraire de l’autre. (…) Nomos devient le nom de ce que toute nature comporte d’ordre et d’arrangement. (…) Chacun de ces deux termes implique l’autre, à condition de les identifier à ce qu’il faut : phusis à eidos et à ousia, nomos à taxis et à cosmos »69.
37Dans ce cadre, l’art humain est la présence en l’homme de ce qui n’est pas la Nature, soit le divin, et cela vaut de manière originale pour l’art politique, dont la législation est un moment : c’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’Etranger, presque à la fin du Politique, qualifie le « politique » comme celui « qui est véritablement conforme à la nature (κατἀ φὑσιν) » (308d). C’est donc dans l’imitation de l’art divin et la référenciation aux Formes intelligibles, en particulier de la Justice et de la cité qu’elle ordonne, que l’art humain trouve sa raison. Il a ainsi sa place dans le cosmos, en une perspective providentialiste dont le principe est « que Celui qui est attentif à pourvoir au salut et à l’excellence de l’ensemble a ordonné systématiquement toutes choses et que chaque partie même de celles-ci, pour autant qu’elle le peut, est passive ou active selon ce qui convient à sa nature » (903b).
Transcendance et immanence utopiques
38L’Utopie inscrit également la vraie République dans un dessein divin général : la majorité des Utopiens attribuent en effet à une divinité unique, qu’ils nomment « l’Être-qui-engendre », « l’origine, le développement, le progrès, l’évolution et la fin de toutes choses »70. Plus précisément, Utopus a promulgué une « loi sévère et inviolable » pour interdire de penser que « le caprice préside aux destinées du monde, en l’absence de toute Providence »71. L’univers est ainsi vu comme une « machine » dont Dieu est « l’ouvrier » suprême : les Utopiens « jugent que, à la manière de tous les autres ouvriers, [l’Artisan de l’univers] a exposé la machine du monde aux yeux de l’homme – seul être qu’il ait rendu capable de comprendre une telle merveille – pour qu’il la contemple »72. Cela étant, le point fort de l’Utopie, qui fonde à sa manière la politique moderne, réside alors dans le fait du « silence de Dieu » en matière politique, comme d’ailleurs pour ce qui concerne les cultes et les pratiques religieuses. Le dessein de Dieu est là, mais il ne se dit que négativement : dans ses prières, chaque Utopien
reconnaît Dieu comme l’auteur de la création, le maître qui gouverne le monde et la source de tous les autres biens ; il rend grâce de tant de bienfaits reçus et notamment de ce que Dieu, dans sa miséricorde, l’ait fait naître dans cette communauté politique qui est de toutes la plus heureuse, et lui ait donné en partage la religion qui, espère-t-il, est la plus vraie. Si jamais, sur ce sujet, il était dans l’erreur, ou si une religion meilleure avait reçu de Dieu une approbation plus grande encore, il supplie sa bonté de la lui faire connaître (…). Au contraire, si cette forme de République est bien la meilleure (optima) et si sa religion est bien la plus conforme à la vérité, que Dieu lui accorde alors la constance73.
39Autrement dit, la présence affirmée de Dieu ne l’est, politiquement, qu’abstraitement, son sens concret appartenant à l’action directement humaine. C’est aux hommes d’agir, pour le mieux, hors de tout théocratisme, le contrôle de Dieu n’étant appelé à s’exercer qu’a posteriori. Cette position humaniste est cohérente avec l’ontologie utopique qui, identifiant l’essence à l’existence, interdit de chercher une Forme intelligible, existant par soi, qui pourrait normer la pratique politique. C’est Utopie elle-même, formée par Utopus et ses lois, qui est sa propre norme, et c’est à la raison humaine d’en déterminer par elle-même le contenu.
40Le rapport utopique à la nature est ainsi un rapport essentiellement humain, qui se donne dans la divinité une instance transcendante toujours présente, mais comme principe légitimant un engagement humain primordial. C’est dans ce cadre que le « droit naturel » au bonheur peut avoir pour fondement concret l’humanitas. Tel n’est en revanche pas le cas chez Platon, où la « justice naturelle » a d’abord le sens d’un ordre et d’une hiérarchie transcendants. Nous avons vu que cela imposait chez ce dernier une critique du naturalisme, que ce soit au sens d’un « état de nature » mythique, âge d’or dans lequel l’art divin gouvernerait directement les hommes, ou au sens d’un refus de l’art au profit de la spontanéité créatrice de la Nature, et ce sans qu’on puisse en conclure qu’en matière politique tout soit affaire de conventions et que la valeur et la justice des lois ou des décisions politiques dépendent seulement du bon vouloir des hommes, dans l’arbitraire. Cela, c’est ce que les athées des Lois (X, 888-890) présentent comme l’horizon indépassable de la politique humaine, pour la dévaloriser ontologiquement et axiologiquement, et c’est ce que refuse Platon. Ce n’est pourtant pas seulement à la référenciation divine et à l’exigence de fonder l’art de gouverner et les lois sur la raison, que la cité de Platon doit d’échapper au règne de l’arbitraire conventionnel. Cette cité est aussi, quand même, et en un sens qui n’est pas le sens proprement platonicien, fondée d’une certaine manière « en nature ». Et il se trouve que cela enveloppe, de plus, encore un certain « conventionnalisme ».
Premières sociétés, sociétés naturelles et vraies cités
La première cité de la République, II
41Platon, dans la République, entend constituer, λόγῳ, par la raison, un État juste (II, 369a). Sa première démarche, pour ce faire, consiste à réfléchir sur l’origine des États. Or, il faut bien admettre que
La cité (πόλις) se forme parce que chacun d’entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de choses. (…) Et parce qu’ils manquent d’une multitude de choses, les hommes se rassemblent nombreux au sein d’une même fondation, s’associant pour s’entraider (ἀγείραντες κοινωνούς τε και βοηθούς). C’est bien à cette société (ξυνοικία) que nous avons donné le nom de cité (πόλις), n’est-ce pas ? (369b-c)74.
42Dans la mesure où cette cité, ainsi fondée sur la division du travail, n’aura pas d’autre but que de satisfaire les besoins naturels de ses membres, Platon la considère comme parfaite, achevée (τελέα). Contrairement à ce que pense Glaucon, il ne s’agira pas du tout alors d’« une société (πόλις) de pourceaux », mais bien au contraire d’« une société politique véritable (ἀληθινἠ πόλις) (…) : pour ainsi dire une société politique à l’état sain » (372d-e). Mais le problème ici est alors d’articuler ce qui peut bien apparaître comme une position « conventionnaliste » (les hommes décident de vivre en société, afin de s’entraider), comprise dans le prolongement d’un « naturalisme » (cette association ayant pour finalité la satisfaction des besoins naturels), aux thèses du Politique et des Lois, et à leur critique, précisément, du naturalisme et du conventionnalisme. En fait, cette « société politique véritable » n’est pas celle que cherche Platon. Répétons le, le projet général de la République, à partir de II, 369, est de penser la vérité, l’être, de la cité des hommes réels. Dans cette perspective, s’il est de raison (λόγῳ) de penser la vie sociale concrète comme relevant d’abord d’une association constituée pour satisfaire les besoins, il est aussi de raison de constater que, réellement, la logique humaine du désir conduit nécessairement aux raffinements de ces besoins. Ce n’est donc qu’abstraitement que l’on peut qualifier la première société, « naturaliste » et « conventionnaliste », de « parfaite et saine ». Ce n’est pas de cette société-là qu’il faut chercher la vérité, l’être, ce en quoi elle peut être juste, mais des sociétés réellement existantes, produits d’une évolution pensée (II, 373 sq.) qui finit particulièrement par rendre nécessaire la constitution d’une classe de gardiens. La vérité de la cité des hommes n’est pas cette « première » société, théoriquement élaborée pour rendre compte des bases de toute société humaine (vivre, et vivre ensemble), mais est à chercher dans l’organisation politique juste des relations entre les travailleurs, les gardiens et les gouvernants. Tel est le sens de la suite de la République : exposer l’être véritable d’une cité réelle, à la lumière du Bien, dans laquelle « bien vivre » ne peut pas s’identifier simplement à « vivre ».
43C’est dans ce cadre, qui n’est donc plus ni « naturaliste » ni « conventionnaliste », que la politique doit être qualifiée d’art divin, et les philosophes-rois d’artistes « se servant du modèle divin (θείῳ παραδείγματι) » (VII, 500e), pour élaborer une nouvelle réalité, en tenant compte des « pratiques humaines » et de ce qu’est, par elle-même, la Justice. Il n’y a plus là de « convention », et la « nature » (φὑσις) dont il s’agit n’est plus à comprendre en un sens « naturaliste », comme l’impulsion spontanée par laquelle une vie heureuse et juste et possible, mais comme ce qu’est un être par lui-même, ce qu’il faut imiter pour être dans la vérité et dans l’être. Il s’agit donc ici, assez explicitement, de passer de la « mesure de l’homme » (dans ses deux faces naturaliste et conventionnaliste) à la « mesure divine » de la vie humaine. Cela étant, ne faut-il pas plutôt supposer à la naissance des premières sociétés quelque chose comme un « naturalisme social » qui pousserait, directement et spontanément, les hommes à s’assembler, hors de toute procédure d’accord délibéré sur les bienfaits de la vie en commun ? N’est-ce d’ailleurs pas très exactement ainsi qu’il faut lire les Lois, III, 676-680, en y voyant, par exemple avec Emile Chambry, que Platon alors « appuie davantage sur l’instinct social des hommes »75 ?
L’humanité primitive dans les Lois, III
44Dans ce dernier texte, Platon présente une humanité primitive, sans les lois et sans les arts que connaissent les hommes d’aujourd’hui. Les communautés y sont naturelles, et les hommes naturellement heureux et bons. La perspective est ici celle d’une reconstruction de type proprement historique, ou préhistorique, prenant appui sur de « vieilles traditions », dans la mesure où il est légitime d’admettre qu’il y a dans ces dernières « une certaine vérité » (III, 677a)76. Il ne s’agit donc pas d’une élaboration purement « λόγῳ » comme dans la République, pas plus que ce premier état de l’humanité, quant à lui, ne renvoyait à l’« âge d’or », mythique, du Politique ou des Lois, IV, 713-714. Le propos n’est plus maintenant de penser, abstraitement, les conditions à la fois naturelles et associatives qui, dans une division du travail mutuellement avantageuse, sont à la base des sociétés humaines existantes, mais de s’efforcer de rendre compte de l’évolution effective des sociétés. Le but général que se fixe l’Athénien est de déterminer, à partir de la réalité, c’est-à-dire des changements subis par les sociétés humaines, « la progression suivant laquelle les États évoluent dans le sens de la vertu aussi bien que dans celui du vice » (676a), et c’est dans ce cadre que peut être intégré le fait d’une certaine sociabilité naturelle.
45La démarche, à vocation historique, n’a donc pas pour objectif d’établir l’état heureux et bon de l’humanité primitive en idéal auquel il conviendrait que les hommes reviennent, mais de situer en des termes historiquement vraisemblables le début d’un processus générateur d’une diversité d’États, afin que l’analyse philosophique éclaire les modes de commandements qui s’y trouvent pratiqués par la typologie des « titres sur lesquels on se fonde pour commander » (689e sq.). Il apparaîtra alors que ce serait le « sixième titre à commander, qui serait le plus considérable de tous : celui qui enjoint à l’ignorant de suivre, et à l’homme sensé de le guider et de le commander » (690b). En conséquence, pas plus que le texte de République, II ou que les mythes de l’âge d’or, mais pour d’autres motifs, cette « histoire » reconstruite autant que faire se peut n’a pour objet de donner à voir, immédiatement et directement, le modèle de la vraie cité, et en particulier pas dans la figure des premières communautés naturelles, ou plus largement dans la mise en évidence qu’on y trouve de la naturalité des processus de socialisation et de politisation.
L’art, part divine de l’homme
46La fonction de ce dernier passage des Lois, celle des mythes du Politique ou des Lois, IV, celle de la République, II doivent donc être soigneusement distinguées, de même qu’est encore différente la perspective du mythe de Prométhée dans le Protagoras ou celui de l’Athènes ancienne dans le Critias. On ne peut pourtant pas en rester là. Il y a une unité de projet général qui unifie tous ces textes et qui les articule. Pour aller à l’essentiel, cette unité consiste dans le fait que la part divine de l’homme y est toujours rapportée, dès l’apparition de l’humanité, aux arts et à ce que leur possession permet, ou rend nécessaire d’un point de vue philosophique.
47Dans les Lois, III, 676-680, les survivants des catastrophes naturelles dont parlent les « traditions », nos ancêtres « historiques », n’ont plus (ou pas encore) les arts qui « ont besoin du fer, du bronze, et d’une façon générale, de tout ce qui est de cette sorte » (678e). Il en va de même pour l’art politique. Mais s’ils vivent cependant heureux, s’ils jouissent des « commodités » suffisantes pour cela, c’est qu’ils disposent d’arts qui n’ont « nul besoin du fer, (…) les arts qui ont pour objet de modeler la terre [et ceux] du tissage ; (…) ce fut là un présent fait par la Divinité à l’espèce humaine, pour lui permettre, quand elle viendrait à être en difficulté à propos du fer, d’avoir en soi-même le germe de son progrès » (679a-b). Telle était bien déjà la leçon du Politique : les arts sont des dons des dieux et les germes des progrès à venir, pour un temps où, le monde étant laissé à l’abandon, l’humanité doit produire elle-même sa vie (274c-d). La différence est que l’analyse des Lois, III se veut historique, progressive, et qu’en conséquence les arts dont on peut penser que les hommes se trouvent d’abord dotés ne peuvent qu’être frustes, en accord avec la naturalité de leur existence primitive. Les hommes ne sont pas, d’emblée, des métallurgistes. Mais ce sont des hommes, ils disposent d’arts, et avec cela du ressort des progrès à venir.
48La première société de la République, II, elle, est bien plus riche en arts. Elle est composée de laboureurs, de maçons, de tisserands, de cordonniers, mais aussi de forgerons et de bien d’autres artisans, et encore de commerçants ou de marins (369-372). Mais il ne s’agit pas de la première société historique, ou préhistorique, dans laquelle les hommes ont réellement vécu. Elle a deux fonctions. La première est de faire comprendre ce à partir de quoi toute société humaine doit être pensée, quelles qu’en soient les formes, qu’il s’agisse d’une vraie cité, d’une cité juste, normée par le Bien, comme la déterminera plus loin la réflexion philosophique, ou qu’il s’agisse de telle ou telle société empirique, imparfaite et inachevée : toute société a pour origine les besoins et l’association réglée des hommes qui transforment la nature en vue de les satisfaire. Sa deuxième fonction est alors de fixer une référence, en ce plan précis des arts et des besoins, qui permette de juger et de critiquer les sociétés réellement existantes, dans lesquelles règne la démesure des besoins frivoles et superflus et où prolifèrent les activités qui en résultent nécessairement. Il ne s’agit pas ici, contrairement au processus décrit dans les Lois, III, d’établir une continuité entre la première société et celles qui la suivent, mais de marquer des ruptures, des oppositions, entre ce qu’exige, en vérité, une cité des besoins et ce que réalisent, effectivement, les sociétés existantes, travaillées par « l’inflammation des humeurs » : l’accumulation de richesses et non pas le contrôle de la possession et des échanges ; la guerre et non pas la paix ; le cumul des fonctions, conduisant particulièrement à ce que tous soient Gardiens, et non pas la distinction des fonctions (372e sq.). En ce qui concerne cette deuxième fonction, elle fait ainsi apparaître clairement que ce ne sont pas les arts, par eux-mêmes, qui sont responsables de l’injustice actuelle des États, mais les appétits illimités des hommes.
49Les hommes réels vivent par les arts. Mais hors de l’art politique, la vie humaine est vouée à la démesure et à l’injustice. Tel est bien le sens du mythe de Prométhée dans le Protagoras. Equipés des arts, les hommes sont conduits à se rassembler ; « mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l’égard des autres, précisément faute de l’art d’administrer les cités ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis » (322b). L’art politique n’est pas immédiatement lié à l’existence de toute société humaine, contrairement aux autres arts. Il ne peut être compris comme un « don divin » qu’au sens où les hommes disposent, avec « les sentiments de l’honneur et du droit » (322c), et avec l’usage de la raison que présupposent les autres arts, des éléments nécessaires pour le faire être, par eux-mêmes. C’est ainsi par la « persuasion » que les dieux commandent aux anciens Athéniens dans le Critias (109c), alors que les Atlantes, naturellement conduits par le sang divin qui est en eux, ne peuvent que tomber dans « l’inconvenance » (121b). Et c’est, en d’autres termes, ce que les Lois, IV tiraient de la présentation qui y était faite du mythe de Kronos.
Politiques naturelles et histoire humaine
L’histoire naturelle des lois
50Dans les Lois, l’art politique concerne d’abord la législation, et ce dialogue a donc pour objet spécial d’instruire par l’histoire l’art de la législation que l’Athénien cherche à constituer. L’enjeu est de se rendre capable, « de comprendre tant soit peu quelle est celle qui a été, ou non, établie comme il fallait, quelles lois, la régissant, sauvegardent ce que l’on voit sauvegardé, quelles lois corrompent ce que l’on voit corrompu, quelles conditions doivent se substituer à telles autres pour réaliser le bonheur du groupe social » (683b). L’entreprise des Lois, III est donc précisément historique, mais elle est aussi pleinement philosophique : il s’agit de comprendre ce qui justifie les grandeurs et les décadences de sociétés ayant réellement existé. La perspective n’est pas la même que celle de la République, VIII-IX, dont la méthode, elle, n’était pas historique et qui ne recourait pas non plus à une classification des sociétés empiriques à l’aide « d’espèces mères ». Il s’agissait alors d’articuler une logique de la dégénérescence nécessaire de la cité parfaite : en effet, aussi parfaitement composée que soit cette dernière, « puisque tout ce qui est né est sujet à se corrompre, une pareille composition ne subsistera pas non plus la totalité du temps » (VIII, 546a). Elle avait exposé en conséquence, rationnellement, les quatre formes d’États imparfaits que l’on peut déduire d’une corruption croissante, jusqu’au terme de la société tyrannique, expression même de l’injustice, règne des passions débridées. Dans les Lois, III, le but général est d’observer « la progression suivant laquelle les États évoluent dans le sens de la vertu aussi bien que dans celui du vice » (676a). L’étude des sociétés réelles n’a donc pas pour unique ou même principal objet leur corruption. Cela étant, il s’agit aussi de cela, et pour ce faire la lecture est pleinement philosophique : l’Athénien cherche à comprendre les raisons de la corruption, en l’occurrence ici de ces cités-références que sont la Perse de Cyrus et Darius, et l’Athènes ancienne, et ce selon les mêmes modalités que celles de la République, VIII-IX : ce qui est en question, à chaque fois, c’est un manque croissant d’unité et de justice77.
L’utopie de l’histoire humaine
51La leçon qui court de la République au Critias convient donc toujours ici : à supposer qu’une cité humaine conforme à sa vraie nature puisse venir à exister, le fait même de son existence la vouerait nécessairement à ne pas durer, à finalement disparaître78. Tel est le lieu de la différence radicale avec la temporalité utopique : la permanence de l’être qui caractérise l’ousia platonicienne79, Utopie la trouve dans son existence même, et y fonde son progrès. Si Raphaël dit pour conclure l’Utopie que « cette forme de communauté politique » est assurée, par ses principes, « et, autant qu’il est permis de le prévoir humainement, [d’]une éternelle durée »80, cette « éternelle durée » n’a pas pour contenu la répétition du même. Elle n’est pas la simple présence sans devenir d’une identité maintenue : le fait est qu’il y a du progrès en Utopie, et ce précisément grâce à la permanence substantielle de ses excellentes institutions qui interdit les mouvements désordonnés et perpétuellement déstabilisateurs caractérisant l’existence des autres sociétés.
52Nous ne pouvons donc pas suivre ici des auteurs comme Pierre Mesnard pour qui, « Utopie suit un régime résolument conservateur. L’idée de progrès y est à peu près inconnue : le seul progrès consisterait à généraliser la méthode et à l’étendre à tous les étrangers »81. Selon Raymond Trousson également, « l’utopie est dans un présent définitif qui ignore le passé et même l’avenir, puisque, étant parfaite, elle ne changera plus. Edifiée au nom du progrès absolu, l’utopie réalisée renie toute possibilité de progrès ultérieur : elle est résolument fixiste, définitive, à l’abri du temps »82. En revanche, André Prévost souligne avec raison la « soif de progrès » des Utopiens83, ce dont témoignent effectivement leurs annales84. Leur simple existence attesterait, au minimum, de la présence d’événements en Utopie. Mais le fait est que, à y regarder de plus près, c’est bien d’histoire à proprement parler dont il s’agit : particulièrement, « il faut noter quels avantages les Utopiens retirèrent, à force de travail » de l’arrivée de Romains et d’Egyptiens au ive siècle ap. J.-C. « Il n’est aucun art pratiqué alors dans l’empire romain, et dont ils pouvaient tirer quelque avantage, qu’ils n’aient appris grâce aux explications de leurs visiteurs, ou qu’ils n’aient réinventé après en avoir reçu les premiers éléments »85. Et même, par là se manifeste le fait que l’aptitude au perfectionnement l’emporte largement en Utopie sur celle des habitants de l’Ancien Monde, puisque remarque Raphaël, « si, dans le passé, quelque heureux hasard de cette sorte a poussé quelqu’un de là-bas jusqu’ici, nous avons totalement oublié l’événement tout autant que nos descendants oublieront, sans doute, qu’un jour je suis allé là-bas ! »86.
53L’histoire naît de l’intégration du nouveau, de l’autre, à l’ancien, au même : ainsi, l’arrivée de Raphaël et de ses compagnons au xvie siècle est à l’origine de l’imprimerie et de la fabrication du papier, quoique, « à vrai dire, ils ne le doivent pas à [Raphaël et ses amis] seuls, car, pour une bonne part, le mérite leur en revient aussi »87 : les Utopiens comprirent très vite, sur la seule base des sommaires indications de marins non-spécialistes en ces matières et, « à force de répéter l’expérience, ils arrivèrent vite à de bons résultats dans les deux arts ». Il en fut de même pour l’étude des écrits et de la pensée des Grecs que les Utopiens88. Avec ce dernier point, se trouve ébauchée tout à fait clairement une conception philosophique de l’histoire qui fait du texte un moment essentiel du processus d’accumulation et de progression. Et du coup, à l’inverse, la relation de l’anecdote du singe qui, pour s’amuser, c’est-à-dire dans la contingence pure, arrache et déchire les pages d’un livre89, donne à voir que, pour l’Ancien Monde, la temporalité signifie la destruction et non la progression90.
54La temporalité utopique, elle, est donc essentiellement maîtrisée, car l’essence d’Utopie a pour principe le développement. C’est ainsi que, de façon très symbolique, Utopus, ayant tracé le plan d’Amaurote (ville-modèle), laissa à ses successeurs « le soin de l’orner et de l’embellir »91. Utopie, comme cité achevée, et donc totalement « finie », est ainsi parfaite par son progrès continuel, ce que la diminution du temps de travail des Utopiens92 exprime d’ailleurs très particulièrement. Si Raymond Ruyer a raison d’insister sur la « perfection stable » d’Utopie, il ne nous semble donc pas possible de conclure avec cet auteur que « l’arrêt (…) [soit] inhérent à l’essence même de l’Utopie »93. La réalité est que tout évolue en Utopie, y compris les religions94 : il y a en effet des religions en Utopie, et les Utopiens, du moins la grande majorité, inscrivent la perfection de leur cité dans une optique qui la dépasse. Ce dernier point ouvre à ce que nous voudrions maintenant aborder pour finir. Peut-on voir, particulièrement, la permanence substantielle d’Utopie comme une présence de l’éternité divine, aux dimensions terrestres et humaines ? Plus largement, qu’en est-il de la présence de la tradition chrétienne dans l’Utopie, et ce au regard de la tradition platonicienne ? Et alors, plutôt que cette dernière, ne faut-il pas voir en elle la véritable source d’inspiration de l’Utopie ?
Notes de bas de page
1 « Des travaux », Paris, Seuil, 1990, p. 25. Rappelons que Guillaume Budé voit en Raphaël « l’architecte de la Cité des Utopiens », et en Thomas More celui qui a su appliquer à cette cité « la règle et l’équerre pour lui donner le fini [ajoutant] tous les éléments qui apportent à une œuvre grandiose la splendeur et la beauté sans oublier le prestige, même si, dans l’exécution, il n’a revendiqué pour lui-même que le rôle de maçon (Lettre à Thomas Lupset, 31 juillet 1517, U., p. 326).
2 Comme le fait par exemple G. Jean dans Voyages en Utopie, « Découvertes », Paris, Gallimard, 1994, en citant les Troglodytes des Lettres persanes de Montesquieu ou le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot (p. 59-60).
3 Voir S. Dresden, « Platonisme et conceptions humanistes du non-finito », dans Platon et Aristote à la Renaissance, p. 453-467. Voir aussi G. Robert, Art et non-finito, Éditions France-Amérique, 1984.
4 Cf. VII, 501b.
5 La Société ouverte, I, p. 9. Voir en particulier le chap. 9 : « Esthétisme, perfectionnisme et utopie ».
6 Ibid., p. 29.
7 Ibid., p. 185.
8 Ibid., p. 48.
9 Ibid., p. 71.
10 Ibid., p. 69-71.
11 Ce mythe a déjà été évoqué dans le chapitre 6. Le poème d’Hésiode, Les Travaux et les Jours (viie s.), en est la grande référence. Nous renvoyons ici simplement, à son propos, à l’étude célèbre de J.-P. Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale », Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, François Maspero, 1965, I, p. 13-41 (texte paru dans la Revue de l’histoire des religions, 1960, p. 21-54), suivi de « Le mythe hésiodique des races. Essai de mise au point », I, p. 42-79 (d’abord paru dans la Revue de Philologie, 1966, p. 247-276). L’ensemble des deux articles est repris dans J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, I, Du mythe à la raison, « Points essais », Paris, Seuil, 1990, auxquels est ajouté un troisième texte, « Méthode structurale et mythe des races » (d’abord publié dans Histoire et structure. A la mémoire de Victor Goldschmidt (1985). L’Etranger d’Elée, par qui le mythe est introduit dans le Politique, évoque trois éléments empruntés aux antiques légendes, comme des moments épars de ce que le mythe va présenter et qu’il va donc intégrer (268e- 274e). Le premier lui donnera sa dimension cosmique (la querelle entre Atrée et Thyeste, dont Platon tirera le renversement du cours des corps célestes), le second sa dimension politique (le règne de Kronos, lors d’un âge d’or), le troisième sa dimension anthropologique (la naissance des êtres humains de la terre).
12 Rappelons qu’en Utopie « même ceux qui sont dispensés de travaux manuels, comme les magistrats, « ne s’en exemptent pas, afin d’entraîner plus facilement les autres au travail par leur exemple » (U., p. 474 : GF, p. 151).
13 U., p. 366-369 ; GF, p. 87-88.
14 U., p. 482 ; GF, p. 155.
15 U., p. 538 ; GF, p. 186. Ainsi en est-il, par exemple aussi, des procédés d’incubation dans l’élevage des poussins (U., p. 454 ; GF, p. 140) ou de l’amendement des sols (U., p. 538 ; GF, p. 185-186).
16 U., p. 478 ; GF, p. 154.
17 U., p. 470 ; GF, p. 149.
18 U., p. 602 ; GF, p. 220.
19 Spacieux, chacun est bordé sur ses quatre côtés par les demeures de ceux qui les travaillent, en sorte qu’il n’y a « aucune maison qui n’ait une porte donnant sur la rue et une autre sur le jardin ». Ils sont à la fois très beaux et très utiles, et c’est pourquoi « le fondateur de la République n’eut pas de plus grands soucis que la création de semblables jardins » (U., p. 461-462 ; GF, p. 144).
20 U., p. 542-545 ; GF, p. 188.
21 « L’utopie législative de Platon », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, n° 4, octobre-décembre 1991, p. 418. Dans le passage cité de la République, il est question que les Gardiens soient capables « de contenir les gens de l’intérieur, s’il y en a qui se refusent à obéir aux lois ».
22 Ainsi République, IV, 425-427.
23 Voir particulièrement sur cette détermination principielle de l’art politique, dans Ch. J. Rowe (éd.), Reading the Statesman, Proceedings of the III Symposium Platonicum, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995 : Y. Lafrance, « Métrétique, mathématiques et dialectique en Politique 283c-285c », p. 89-101 ; A. Tordesillas, « Le point culminant de la métrétique », p. 102-111 ; M. I. Santa Cruz, « Méthodes d’explication et la juste mesure dans le Politique », p. 190-199.
24 Voir aussi 293e et 300c.
25 Traduction d’Ed. des Places. J.-F. Pradeau souligne cela avec force : « La loi a dans les Lois un statut nouveau, qu’on voit apparaître dans le Critias et qui n’est pas celui qui était le sien dans le Politique. Désormais, elle n’est plus supplétive, mais instrumentale et constitutive » (Platon et le cité, p. 102. Voir p. 98-123). Voir aussi Le Monde de la politique sur la « démiurgie » dans le Critias (p. 238-246) et sur la « constitution selon la loi » dans ce même dialogue (p. 300-306). Et du coup, l’on comprend que Platon en vienne dans les Lois à légiférer sur les points qu’il avait précisément pris dans la République comme exemples de ce sur quoi une législation a priori ne s’imposait pas, à supposer la cité juste dirigée par les hommes qui conviennent (République, IV, 425c-e ; Lois, 913a ; 920d ; 934e ; 879b ; 949c ; 767a ; 956b).
26 Politique, 277d-283b ; 305e-311c. S. Rosen dans Le Politique de Platon. Tisser la cité, trad. fr. par E. Helmer, avec une préface à l’édition française de S. Rosen, « Tradition de la pensée classique », Paris, Vrin, 2004, montre comment ce paradigme du tissage a pour fonction chez Platon de donner à penser une rhétorique de la politique comme protection contre la nature.
27 Rappelons que les Lois voient « l’organisation politique du premier ordre » comme étant habitée par les dieux et les enfants des dieux (cf. le chapitre 1).
28 Pour mémoire : ces derniers magistrats sont élus tous les ans, à raison d’un par groupe de trente familles. Ils choisissent à leur tour, au suffrage secret, parmi les quatre candidats que leur présentent les quatre quartiers de la ville, celui qui toute sa vie les gouvernera. Le Gouverneur préside le Sénat de la ville, qui se réunit tous les trois jours (voire plus fréquemment si nécessaire), et dont font partie ceux des magistrats qui, un pour dix, ont pour fonction de diriger leurs collègues (U., p. 453 ; GF, p. 139 et U., p. 462-466 ; GF, p. 145-146). Th. I. White souligne les emprunts aux Lois (752d-756e, 764a, 945b, 951d), et aussi à la Lettre VIII, dont peuvent témoigner ces formes institutionnelles du gouvernement de l’île. Dans ce cadre, il insiste de plus sur le fait que le caractère électif des fonctions ne doit pas masquer le privilège que la sagesse et l’âge ont, semblablement, dans les Lois et dans l’Utopie : « Although nearly all of the officials in the Laws are elected, the election regulations restrict the highest posts to the wisest ; and for Plato that means older citizens, since he credits them with a special wisdom lacking in the young (Laws, 634e, 715e, 755a-765d, 946a, 965a). (…) Utopia, too, is ruled by an intellectual aristocracy. All official and priestsmay be elected, but membership in the class of scholars is a requisite for election into all but one position (syphogrant) ». Et en Utopie, aussi, la direction des affaires publiques et familiales demande de l’expérience : ce sont ainsi trois « hommes d’âge et d’expérience » qui sont choisis par chaque ville pour la représenter au Conseil de l’île (« Pride and the Public Good : Thomas More Use of Plato in Utopia », op. cit., p. 349-350). Il s’agit par là, pour More comme pour Platon, de contrecarrer les dérives possibles de l’autorité.
29 Ibid. D’ailleurs, d’une manière générale, le recours à l’intrigue pour obtenir une magistrature quelconque fait la ruine politique de l’intrigant (U., p. 558 ; GF, p. 196).
30 U., p. 464-465. A. Prévost a ainsi raison de critiquer la majorité des traductions, comme celle de M. Delcourt (GF, p. 146), qui donne « discuter » pour inire consilia (p. 464). Dans la même optique, il n’y a pas, pour toute l’île, d’équivalent du Gouverneur d’une cité.
31 U., p. 465 ; GF, p. 146. Trois jours doivent séparer la discussion au Sénat d’une motion d’intérêt public et sa ratification ; cette discussion ne peut avoir lieu le jour même où la question est présentée. Pour Vivès également, les lois ne valent que par l’approbation de l’ensemble du corps social. Telle est l’impérieuse condition à respecter pour qu’elles expriment correctement le droit naturel, dont la raison humaine est la droite interprète lorsque son exercice n’est pas perverti par des intérêts particuliers. « La raison est le chef de la loi ». Aussi, « avant de les rendre effectives et saintes, il est indispensable que les lois soient méditées, délibérées et approuvées par le peuple » (Opera, Bâle, 1955 ; Reprint, London, 1964, VI, 413 ; De tradentis disciplinis, V, 4), ce qui conduit Vivès à prévoir des référendums. Il y a au fond de ce nécessaire respect de la volonté populaire, seule apte à déterminer ce qui est de droit, deux principes utopistes. Il s’agit, premièrement, de la prévalence du Bien commun. Ainsi, « le Prince ne doit rien faire qui n’ait davantage pour but le Bien public que ses profits privés. Il doit être bien convaincu que, du jour où il a inauguré son mandat, il a fait siens les vœux et les volontés de son peuple et que, par conséquent, il s’est privé de ses propres volontés » (De pace inter Caesarem et Franciscum, Opera, V, p. 176). Et il s’agit ensuite de la critique des privilèges de la noblesse au nom de l’égalité naturelle des êtres humains : « Nous avons fabriqué la noblesse, alors que nous sommes faits tous des mêmes principes et éléments, créés par le même Prince de la nature et engendrés par les mêmes aïeux de notre espèce » (De concordia et discordia, IV, 5, dans Opera, IV, 347).
32 U., p. 558-561 ; GF, p. 196-197.
33 U., p. 558 ; GF, p. 196-197.
34 Ibid. On sait que More était lui-même avocat à Londres.
35 U., p. 554 ; GF, p. 194.
36 Selon la juste formule de J.-F. Pradeau, on peut dire que, dans les Lois, pour Platon : « légiférer, c’est compter » (Platon et la cité, p. 119).
37 Voir par exemple Lois, V, 737c suiv. ; 747a-c ; 771a-c.
38 5 paires de jumeaux sont nées des amours de Poséidon (Critias, 113e) ; la plaine centrale a 6000 stades carrés de surface (118a) ; le temple central est long d’1 stade, large de 3 plèthres et d’une hauteur proportionnée (116d) ; il y a 2 sources dans l’île (113e ; 117a) ; 5 enceintes circulaires (2 de terre et 3 de mer) protègent la montagne centrale, résidence du roi (115d-116a) ; le pays est divisé en 10 provinces, chacune gouvernée par un prince absolu (113e-114a) ; 30 canaux rectilignes et parallèles l’irriguent (117e) ; 60000 districts fournissent 10 000 chars de combat, 240000 chevaux, 1200000 soldats, 240 000 marins… (119e).
39 Voir L. Brisson, « De la philosophie politique à l’épopée. Le Critias de Platon », op. cit., J.-F. Mattéi, quant à lui, voit plus précisément dans le mélange déréglé de la parité et de l’imparité, celui de l’hexade et de la pentade, comme symboles de l’humain et du divin (Platon et le miroir du mythe, p. 261-263).
40 « De la philosophie politique à l’épopée. Le Critias de Platon », op. cit., p. 91.
41 U., p. 349 ; GF, p. 76.
42 Dans la même perspective, « s’il arrive que l’ensemble des habitants d’une Cité dépasse le chiffre prévu par la loi, le surplus est employé à combler les vides des Cités utopiennes moins peuplées » (U., p. 481 ; GF, p. 155). Le même principe est à l’origine de la colonisation (U., p. 482 ; GF, p. 155). Chaque famille de la campagne ne compte pas moins de quarante membres (plus deux serviteurs). Elles sont regroupées par unités de trente. Tous les ans, dans chaque famille, les vingt personnes qui ont achevé leur séjour de deux ans retournent en ville, remplacées par un nombre égal de citadins (U., p. 453 ; GF, p. 139-140).
43 U., p. 469-470 ; GF, p. 148-149.
44 U., p. 470 ; GF, p. 149.
45 U., p. 470, 485-490 ; GF, p. 153-154, 158-161.
46 Voir ici, particulièrement, L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 158-184.
47 U., p. 453 ; GF, p. 139.
48 U., p. 482-485 ; GF, p. 156-157.
49 U., p. 461 ; GF, p. 144.
50 Théâtre complet, II, op. cit., p. 67 sq.
51 « N’est-il pas évident que la félicité et l’envie ne sont que le numérateur et le dénominateur de cette fraction que l’on appelle le bonheur ? » (p. 34).
52 Je renvoie ici à Utopie et philosophie. Un autre monde possible ?, p. 206-213, pour un bref aperçu du projet de Fourier d’unir directement et immédiatement, selon les lois mathématiques de « l’attraction passionnée », les formes mathématiques au contenu sentimental.
53 U., p. 521 ; GF, p. 176. Rappelons que c’est aussi au nom d’un « naturae praescriptum », que M. Delcourt et A . Prévost traduisent par « droit naturel », ou « droit résultant de la nature », que les Utopiens justifient la colonisation (U., p. 482 ; GF, p. 156). Rappelons, de ce point de vue, que Guillaume Budé avait bien compris l’usage que l’on dirait aujourd’hui « idéologique » de la notion, et à laquelle il oppose donc la forme utopique communiste de l’humanitas, lorsqu’il critique ces personnes qui prétendent faire découler le droit positif d’une « justice fondamentale, vieille comme le monde, qu’elles appellent Droit naturel, une justice selon laquelle plus un homme est fort, plus il a le droit de posséder ; plus il possède, plus il doit être au-dessus de ses concitoyens ! » (Lettre à Thomas Lupset, 31 juillet [1517], dans U., p. 321).
54 U., p. 514 ; GF, p. 173. Sur les relations entre les diverses théories du droit naturel et l’utopie, voir E. Bloch, Le Principe Espérance (t. II, p. 110-135 et Droit naturel et dignité humaine (1961), Paris, Payot, 1976.
55 U., p. 578 ; GF, p. 207.
56 GF, p. 242, n. 55.
57 Cf. Rhétorique, I, 13, 1373b4-27, où la loi universelle est opposée à la loi particulière.
58 Des fins des biens et des maux, III, XX, 66, rubriques, trad. fr. et notes par E. Bréhier. Notice par V. Goldschmidt, dans P.-M. Schuhl (éd.), Les Stoïciens, p. 287. Cf. Des Lois, livre I, dans De la République, trad. fr. C. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1965, p. 130-142.
59 Le Vocabulaire de Platon, p. 34.
60 « Il appelle “juste” ou “justice” ce que la tradition postérieure appellera “droit” » (Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne, leçons données à l’Université catholique de Louvain en 1990 et publiées par J. Follon, 2 volumes, « Bibliothèque philosophique de Louvain », Louvain – Paris, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie – Peeters, 1995, p. 226). « S’il est vrai que Platon a fondé la théorie du droit naturel et que, comme il est admis aujourd’hui, les droits de l’homme viennent de la théorie du droit naturel, nous sommes toujours d’une certaine façon les héritiers de Platon » (p. 21).
61 Ibid.
62 Droit naturel et histoire, (1954), « Champs », Paris, Flammarion, 1986, chap. 4.
63 Op. cit., p. 226-228.
64 Ibid., p. xi.
65 Nous soulignons.
66 Pour une position différente, cf. G. R. Carone, « Teleology and evil in Laws 10 », Review of metaphysics, 48, 1994, p. 275-298, article comprenant une importante bibliographie. En ce qui concerne l’objection des « astres errants », aux mouvements apparemment irréguliers, le recours à l’astronomie mathématique peut montrer qu’ils se meuvent en fait circulairement, c’est-à-dire rationnellement (cf. VII, 821-822).
67 Cf. XII, 966e-967e.
68 Platon (1935), « Les grands penseurs », Paris, P.U.F., 1968, p. 180.
69 Le Naturel philosophe, p. 196. Cf. p. 195-205. Dans le prolongement de sa thèse centrale, elle insiste alors sur le fait que c’est « la nature du philosophe [qui] déplace la naturalité de la nature. La parenté de la “nature-philosophe” avec ce qui est authentiquement par nature permet de restaurer la véritable nature de la nature » (p. 199).
70 U., p. 590 ; GF, p. 213.
71 U., p. 597 ; GF, p. 216-217.
72 U., p. 542 ; GF, p. 188.
73 U., p. 597 ; GF, p. 228. Nous soulignons.
74 Traduction de G. Leroux, GF-Flammarion.
75 Dans son édition de la République, Les Belles Lettres, livres I-III, p. 67.
76 Sur cette perspective, historique et naturelle, des Lois, III, voir J.-F. Balaudé, « Le temps dans les Lois », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, n° 1, janv.-mars 2000, p. 3-19. L’auteur y montre comment Platon y « décante » le temps, pour l’ouvrir au possible avec l’histoire, et ce en distinguant clairement cette dernière de la perspective modélisante du mythe.
77 Pour en rendre compte, l’Athénien analyse particulièrement, respectivement pour la Perse les défauts de l’éducation (694c-695c ; 695d-698a), pour Athènes « les infractions aux lois de la musique » (699d-701d).
78 Nous ne partageons pas ici l’hypothèse de J.-F. Balaudé : « Qu’est- ce qui interdit de penser que les institutions humaines pourraient durer indéfiniment si elles étaient bien aménagées ? Rien, hormis le risque d’une catastrophe majeure et imprévisible » (ibid.). Selon nous, le simple fait de l’existence est déjà, pour Platon, « catastrophe majeure et imprévisible », dont on peut, tout au plus s’efforcer de diminuer les effets, tendre à les annihiler, mais sans jamais pouvoir, raisonnablement, espérer y parvenir absolument.
79 Rappelons le Phédon : « Cette réalité en soi, de l’être de laquelle nous rendons raison, quand nous interrogeons aussi bien que quand nous répondons, est-ce qu’identiquement elle garde toujours les mêmes rapports ? Ou bien est-elle tantôt ainsi et tantôt autrement ? L’Egal en soi, le Beau en soi, la réalité en soi de chaque chose, son être, se peut-il que cela soit susceptible de changement, et même du moindre changement ? Ce qu’est chacune de ces choses, l’unicité en soi et par soi de son être, cela garde-t-il toujours identiquement les mêmes rapports et admet-il jamais, nulle part, d’aucune façon, aucune altération ? – Cela c’est forcé, Socrate, garde identiquement les mêmes rapports ! dit Cébès » (78cd). Voir aussi, par exemple, Timée, 27d et Phédon, 80b.
80 U., p. 629 ; GF, p. 233.
81 L’Essor de la philosophie politique au xvie siècle, « De Pétrarque à Descartes », Paris, Vrin, 1969, p. 175.
82 Voyages aux pays de nulle part, p. 21.
83 U., p. 113-116.
84 U., p. 445, p. 462 ; GF, p. 132, p. 144.
85 U., p. 445 ; GF, p. 132.
86 Ibid.
87 U., p. 545 ; GF, p. 188.
88 U., p. 538-541 ; GF, p. 186-188.
89 U., p. 541 ; GF, p. 187.
90 L. Marin estime que, « en mutilant l’antique ouvrage de botanique, le singe symbolise obscurément le passage du livre, instrument pratique d’action sur le monde au livre-représentation scientifique du spectacle mécanique de la nature » (Utopiques : jeux d’espaces, p. 230). De plus, que les livres aient été embarqués par Raphaël, lors de sa quatrième expédition, au titre de « pacotilles », signifie pour lui que « les signes écrits, sont, à leur ordre, une pacotille, un instrument mensonger de troc et d’échange, amorçant et dissimulant à la fois une autre forme d’exploitation par la culture et le savoir, par déculturation dans l’Occidentalité et la quantification de ses supports matériels grâce à l’introduction de l’imprimerie » (p. 232). Le singe, détruisant le livre en jouant, annule ce rapport, et « l’Utopien qui “se met à l’école” de l’Occident grec et moderne est un singe positif : il nous découvre le contact culturel comme un commerce positif et, dans le commerce des marchandises, une acculturation négative » (ibid.) N. Morgan, quant à elle, voit l’épisode comme le passage utopique à un statut secondaire du texte ancien, auquel le mouvement humaniste reconnaissait le statut de fondement d’autorité (Le Sixième Continent, p. 93-94).
91 U., p. 462 ; GF, p. 144.
92 U., p. 478 ; GF, p. 154.
93 L’Utopie et les utopies, p. 70-75. Cf., dans cette même perspective, l’article de J. Gabel, « Utopie et schizophrénie », Encyclopaedia Universalis, vol. 16, Paris, 1973.
94 Il y a en Utopie une diversité de religions. Or, « un peu à la fois, tous abandonnent cette variété de croyances superstitieuses et se réunissent dans une seule religion, celle-là même qui paraît mieux fondée en raison que les autres » (U., p. 590 ; GF, p. 214).
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