Chapitre IX. Bonheur de la cité et bonheur individuel
p. 297-319
Texte intégral
1La réalité, qui est donc pleinement de raison, c’est qu’avec le communisme et l’abolition de la monnaie Utopie « a fait disparaître complètement toute la passion de l’argent », et avec cela, « quelle moisson de crimes n’a-t-on pas détruite à la racine ! »1. La condition exclusive pour que la sauvagerie puisse être efficacement combattue, c’est la disparition de la forme économique de l’égoïsme individuel, la propriété privée, dans laquelle il s’épanouit et qui le nourrit. La perfection d’Utopie ne tient pas à ce que ses structures sociales et économiques engendrent automatiquement le bien et le bonheur, mais dans le fait qu’elles soient telles qu’elles extirpent le mal, autant que faire se peut, à l’encontre de ce qui se passe par exemple en Angleterre où, à l’inverse, elles le démultiplient.
La communauté des biens
2Tels sont « la vérité et le fond de [la] pensée » de Raphaël, de retour de la cité parfaite :
Il me semble que partout où existe la propriété privée, où l’argent est pour tous la mesure de toutes choses, vous aurez grand peine à assurer la prospérité et la justice dans l’État ; à moins que vous n’estimiez que la justice règne là où la meilleure part des ressources revient aux pires individus, et que le bonheur s’épanouit là où tous les biens sont partagés entre quelques-uns, qui n’en tirent nul profit et plongent les autres dans la misère2.
3Les institutions sont finalisées en conséquence par le communisme, en Utopie, et c’est ce qui les rend stables, simples, bonnes et en petit nombre, là encore à l’inverse de ce qui se passe dans l’Ancien Monde,
où, sans cesse, on transforme les lois, sans jamais réussir à établir en aucune un ordre satisfaisant ; où chacun appelle “sa” propriété privée ce qui lui est échu, où des lois innombrables, rédigées tous les jours, ne suffisent pas à assurer à chacun, soit l’acquisition, soit la conservation, ou soit la simple distinction d’avec les biens d’autrui, ce que tous appellent à tour de rôle leur “propriété privée” – la preuve en est le nombre infini de procès qui renaissent sans cesse et j amais ne finissent »3.
La référence platonicienne
4Selon Raphaël, tout cela, Platon l’a très bien compris. Et c’est en ce point central qu’il se revendique d’abord platonicien, et que l’Utopie se veut surtout platonicienne. A vrai dire, les termes mêmes dans lesquels Raphaël fait précisément référence à Platon en la matière posent quelques problèmes :
Quand je considère ces désordres, je rends davantage justice à Platon et je m’étonne moins que ce grand philosophe ait refusé de rédiger des lois à l’intention de citoyens qui n’admettaient pas que tous aient un titre égal à la répartition de tous les biens. En vérité, ce très grand sage avait prévu qu’il n’y avait pour la société qu’une seule et unique voie de salut : imposer l’égalité des biens ; et je me demande si l’on pourra jamais voir une telle égalité là où les biens de chacun restent propriété privée4.
5Exprimée ainsi, la filiation platonicienne d’Utopie n’est en effet, et pour le moins, ni très directe ni très fidèle. D’abord, dans une note qui entend situer ce passage, Marie Delcourt rappelle qu’« une tradition voulait [que Platon] eût refusé de donner des lois aux Mégalopolitains parce qu’ils ne pratiquaient pas l’isonomie, qui n’est pas le communisme, mais l’égalité de tous devant la loi »5. Si c’est bien cette tradition qui est ici évoquée, il s’agirait là effectivement de tout autre chose que ce dont se réclame Raphaël : on ne peut pas y voir que Platon pose à une législation correcte la condition du communisme, comme il le conclut. De l’égalité devant la loi, à l’égalité dans la distribution des biens, et d’elle au communisme, d’un Platon de tradition à Raphaël, il y aurait là plusieurs glissements d’importance. Quelles qu’en soient les sources, Raphaël en tout cas, d’une part attribue donc à Platon l’exigence d’un « titre égal à la répartition de tous les biens » qui implique « l’indication d’une égalité des biens »6, d’autre part en conclut au communisme. Cela ne va naturellement pas du tout de soi, puisque « répartition égale » des biens ou « titre égal » à cette répartition, ne signifient pas encore « propriété commune ». C’est d’ailleurs d’abord simplement à titre d’hypothèse que Raphaël avance cette dernière proposition : « Je me demande si l’on pourra jamais voir une telle égalité là où les biens de chacun restent propriété privée ». Il assume en fait complètement le communisme utopique, et dépasse par là sa référence platonicienne, biaisée. Quelques lignes plus loin, son interrogation (« je me demande si… ») devient en effet conviction indubitable : « Ma conviction intime et inébranlable est donc que les richesses ne pourront être distribuées en toute justice et équité et que les choses humaines ne pourront être heureusement gérées, si la propriété privée n’est pas totalement abolie »7.
6De Platon à l’Utopie, deux philosophies politiques bien différentes se trouvent donc ici mêlées. Le fait est que le communisme platonicien n’est pas celui de l’Utopie8. Premièrement, comme moment déterminé et condition de réalisation de la cité juste, dans la République, il ne concerne que les Gardiens. Il s’agit de les « soumettre, en ce qui concerne l’habitation et la possession de biens en général, à une réglementation qui [les] empêche (…), et de cesser d’être les meilleurs gardiens, et de s’exciter par rapport aux autres citoyens, à les molester » (III, 416c). En conséquence de quoi :
En premier lieu, aucun d’eux ne possédera en propre aucun bien, à moins d’absolue nécessité. En second lieu, pour ce qui est de l’habitation et du grenier à provisions, aucun n’aura rien de tel où ne puisse entrer quiconque le désire. En ce qui concerne maintenant toutes les choses nécessaires à satisfaire les besoins d’hommes qui sont des lutteurs de guerre, à la fois sages et vaillants, après en avoir eux-mêmes fixé la quotité, ils recevront des autres citoyens une rémunération de leur travail de gardien (416d).
7Cette communauté des biens a alors, très exactement et seulement, une fonction stratégique. Son statut est opératoire, il est pensé pour l’effet qui en est attendu, et non pour lui-même :
Voilà comment ils assureraient, tant leur propre salut que celui de l’État ; tandis que, aussitôt qu’ils posséderont individuellement une terre leur appartenant en propre, des maisons, des pièces de monnaie, alors, au lieu d’être gardiens, ils seront administrateurs de leurs biens et propriétaires fonciers ; ils deviendront des maîtres détestés au lieu de rester des alliés pour les autres citoyens, haïssant d’ailleurs aussi bien que haïs ; fauteurs et victimes de complots, ils passeront ainsi toute leur existence, craignant plus souvent, et davantage, les ennemis du dedans que ceux du dehors, emportés alors dans une course qui déjà les mène, eux et l’État tout entier, tout au bord de la ruine (417a-b)9.
8Deuxièmement en revanche, comme mode d’être généralisé à la communauté tout entière, le communisme, alors absolu, n’est que pour les dieux, en une « communauté des femmes, communauté des enfants, communauté de tous les biens sans exception ». Alors, yeux, oreilles, mains de tous voient, entendent, font la même chose, et il n’y a qu’une seule joie, la même pour tous (Lois, V, 739a-e). Nous l’avons dit, ce n’est pas cela qui convient directement aux hommes, pour Platon.
9Avec la citation de Raphaël, et au prix de déplacements fondamentaux, il s’agit d’autre chose, d’une autre philosophie. L’objectif complet est de faire apparaître la structure essentielle, communiste, de la cité du bonheur par le plaisir10, dans la correspondance de ses moments politiques (l’isonomie) et moraux (l’égalité et la justice, l’altruisme), et ce sur fond commun de l’universalisme de l’humanitas. Tel est le sens de la fin de l’Utopie : si Utopie est, « non seulement (…) la meilleure mais même la seule qui puisse revendiquer à bon droit le nom de République », c’est par son communisme qui permet le « bien public ». « Ailleurs, si l’on parle partout du bien public, on ne prend soin que du bien privé ; ici, où rien n’est privé, on s’occupe sérieusement des affaires publiques : non sans raison, certainement, dans les deux cas » En Utopie, ainsi, « où tout est à tous, nul ne doute (…) que rien de privé ne peut manquer à qui que ce soit »11. C’est ce qui fait affirmer à Raphaël, avec force : « je voudrais bien ici que quelqu’un ose comparer à cette équité la justice des autres nations »12.
10C’est ce même mouvement, qui conduit par des déplacements de la tradition platonicienne au communisme d’Utopie, qui rend compte de la nécessaire condamnation du réformisme. A l’origine, il y a donc la compréhension de l’égalité sous l’espèce de la revendication principielle d’un « titre égal à la répartition des biens », ce qui se justifie par le fait que, « tant que chacun pourra se prévaloir de certains titres pour tirer à soi tout ce qu’il peut, les biens fussent-ils aussi abondants qu’on puisse l’imaginer, quelques individus les accapareront et laisseront les autres dans la misère »13. Mais la position d’Utopie est que ce « titre égal » ne doit pas signifier une égalité des droits de chacun à devenir propriétaire, sous la seule réserve de conditions égales que fixerait la loi. Cela, c’est la perspective réformiste : en effet, « tant que [la propriété privée] subsistera, continuera de peser sur les épaules de la plus grande et de la meilleure partie de l’humanité, l’angoissant et inéluctable fardeau de la pauvreté et de la misère ; et même si l’on pouvait alléger quelque peu ce fardeau, j’affirme qu’on ne pourra pas le faire disparaître purement et simplement »14.
11Le réformisme entend donc, parce que c’est là sa vocation, s’efforcer « d’alléger quelque peu [le] fardeau ». Et pour ce faire, il dessine une nouvelle figure de l’égalité, qui tend à donner au « titre égal » à posséder le contenu d’une égalité effective, au moins relative, de la possession elle-même, ce qui peut renvoyer ainsi à la formule attribuée à Platon selon laquelle, pour lui, « il n’y avait pour la société qu’une seule et unique voie de salut : imposer l’égalité des biens ». Dans ce cadre, il suffit, en effet, on le sait, de fixer des limites légales, par exemple aux quantités de terres cultivables ou de numéraires que chacun peut posséder. Le réformisme peut d’ailleurs aller assez loin dans cette perspective : se faisant directement politique, il veillera à ce que le roi ne soit pas trop puissant, ni d’ailleurs, et en retour, « le peuple trop frondeur », ou encore fera en sorte que les charges publiques soient offertes strictement aux seuls gens compétents, hors de toute référence à la richesse, particulièrement en faisant en sorte qu’elles n’obligent à aucune dépense somptuaire.
Si l’on fait tout cela, on peut bien, à l’instar de calmants renouvelés, qui soulagent les souffrances des malades dont l’état est désespéré, adoucir et diminuer les maux de la société, mais il n’y a aucun espoir de guérir définitivement ces maux ni de remettre les choses en bon état tant que les biens de chacun resteront propriété privée. Je dirais même que lorsque vous appliquez vos soins sur un point, vous enflammez les plaies ailleurs ; ainsi, par réciprocité, le remède de l’un fait naître la maladie de l’autre, puisque vous ne pouvez rien ajouter à l’un sans le retirer à l’autre15.
12Deux points peuvent être finalement retenus. Premièrement, le communisme utopique est dégagé dans un mouvement de critique du réformisme à partir d’une référence assez problématique à la tradition platonicienne, référence présentée en des termes tels que, tout en en faisant apparaître le mouvement, ils en estompent le point de rupture qui lui donne son sens. Deuxièmement, c’est à partir de ce point central de rupture, qui est donc voilé dans notre citation-référence, qu’Utopie pourra être affirmée comme seule vraie alternative, Nouveau Monde s’opposant seul réellement à l’Ancien Monde, en un discours qui la fera apparaître le plus immédiatement comme non-platonicienne, dans l’identification de l’image, du concept, de l’essence et de l’objet décrit. Rappelons qu’à More-le-personnage qui argumente l’impossibilité d’une aisance généralisée sous un régime de communauté des biens, Raphaël répond seulement :
Je ne m’étonne pas que vous pensiez cela (…). Votre imagination ne se fait aucune idée ou ne peut se faire qu’une idée fausse de cette solution. Mais si vous aviez été en Utopie avec moi, si vous aviez observé en personne les coutumes et les institutions des Utopiens, comme j’ai pu le faire moi-même (…), alors vous ne feriez pas difficulté de reconnaître que nulle part vous n’avez vu de peuple bien gouverné, sauf là-bas16.
La maîtrise de l’infini
13Principe contre principe : à la monnaie, principe d’indétermination comme équivalent infini, Utopie substitue la satisfaction déterminée des besoins. Plus précisément, alors que la formulation du besoin par la monnaie dans l’Ancien Monde le dénature, en l’ouvrant à la spirale illimitée des besoins vains et jamais vraiment satisfaits, la possession en droit par chaque Utopien de tout, permet, par la garantie de la satisfaction des besoins présents et à venir, une tout autre ouverture où l’accord de soi avec soi est fondé sur l’accord de soi avec les autres. C’est en conséquence tout un de dire que l’essence d’Utopie est par elle-même et en elle-même, ne dépend de rien d’extérieur, et de dire que l’économie n’est pas ordonnée par la monnaie en Utopie. Le bonheur d’Utopie est celui des Utopiens, et cela a ici pour signification que l’or et l’argent n’aliènent pas les Utopiens17. Ainsi, ce n’est pas en Utopie que l’on pourrait voir tel maître « devenir le valet de son valet, comme s’il n’était qu’un appendice de ses écus », simplement par « quelque revers du sort ou un usage retors des lois (qui, non moins que le sort lui-même, met toute chose sens dessus dessous »)18. Si les Utopiens sont heureux, c’est qu’ils ne sont qu’en eux-mêmes, dans la jouissance de leur être et dans leurs désirs propres et vrais, sans que nul principe abstrait n’absorbe leur énergie, ne structure leur existence en la mettant hors d’elle-même, dans ce qui n’est rien en soi. Dans la différence des perspectives précédemment soulignées, on peut voir là un écho certain du jugement platonicien relatif à ce qui convient aux Gardiens :
Au sujet de l’or et de l’argent, on leur dira qu’ils en possèdent pour toujours en leurs âmes, et qu’ils sont divins, venant des Dieux, qu’ils n’ont donc, en plus, nul besoin de ceux qui sont humains ; qu’il y a impiété aussi à souiller la possession de cet or-là en la mêlant à celle de l’or mortel, car une multitude d’actions impies ont été commises à l’occasion de la monnaie en usage parmi les hommes, tandis que la leur est exempte de toute contamination19.
14Le bonheur des Utopiens tient ainsi, radicalement, à l’absence de détermination par ce principe d’aliénation qu’est la monnaie, dont l’être, comme équivalent universel, est l’autre de toute réalité concrète et déterminée. Et c’est pourquoi, fondamentalement, ils se trouvent également parfaitement à l’abri de la vaine folie des pierreries, images décalées de l’or et de l’argent. La référence du bonheur utopique est, nous le savons, la Nature : c’est dans l’accord avec ses directives que se gagne le bonheur. Tel est le sens de la sagesse utopique, qui mesure en conséquence la véritable utilité à la profusion naturelle, et qui rejette, en somme ontologiquement, que l’on proportionne de façon absurde le caractère précieux d’un métal à sa rareté20. Dans le même ordre d’idées, les Utopiens « se demandent si vraiment il peut y avoir des humains capables de prendre plaisir à l’éclat trompeur d’une gemme minuscule ou d’un petit caillou, alors qu’ils ont la possibilité de contempler une étoile et le soleil même »21. Il est vrai que, pour les diamants comme pour l’or, par exemple, « l’éclat » qui fascine est tout à fait réel, n’est pas une illusion, et partant l’admiration qu’ils peuvent susciter n’est pas sans aucun fondement. Mais cette admiration témoigne alors seulement de la faiblesse d’une raison qui n’est pas instruite de la vraie valeur des choses, par référence à ce qui est vraiment utile, comme c’est le cas pour les propres petits enfants d’Utopie, ou pour les Anémoliens, dont les ambassadeurs vaniteux se couvrent de ridicule à vouloir éblouir les Utopiens par leurs magnifiques atours22.
15L’or et le commerce sont donc extérieurs à la structure de l’essence d’Utopie, mais pas à son essence elle-même. Les Utopiens commercent et ils ont de l’or : il le faut bien, puisque ni l’autre ni le mal n’ont disparu avec Utopie, cité du bonheur et de l’identité. Ici, le fini enveloppe et détermine l’infini, en sorte de le circonscrire, de l’ordonner et de l’utiliser, à défaut de l’annihiler. La condamnation utopique de la monnaie découle en effet de ce qu’implique sa logique, lorsqu’elle est laissée libre et dominatrice, mais la subordonner à une logique du besoin demeure, en droit, généralement possible. La remarque de Raphaël, constatant qu’il serait « facile de trouver de quoi vivre, si ce bienheureux argent, remarquablement inventé pour donner accès aux biens nécessaires à la vie, n’était le seul obstacle qui ferme la route à ce qui nous est indispensable pour vivre »23, nous semble aller dans ce sens. On peut, naturellement, n’y voir qu’un simple trait d’ironie, destiné à mieux mettre en valeur le sens général du propos : « Il n’est jusqu’à la pauvreté elle-même, la seule, semble-t-il, à avoir besoin de monnaie, qui ne diminuerait immédiatement, si la monnaie venait à être partout et totalement supprimée »24. Une ouverture au « réformisme utopiste » peut pourtant se trouver aussi dessinée ici, mais sa condition, nous l’avons dit, sera de toutes façons sa référence à la vérité d’Utopie25. Il faut donc en revenir au principal : le principe communiste génère nécessairement une production excédentaire au regard des besoins utopiens, en un débordement de richesses qui permet, mal contre mal, infini contre infini, de gagner les guerres et de sauver des vies humaines. Le commerce utopien, forme exubérante et non structurellement utopique d’Utopie, devient humaniste lorsqu’Utopie en est le principe et la fin : les Utopiens profitent du transport des marchandises pour découvrir les mœurs des autres nations26 ; ils commencent par donner un septième de ce qu’ils exportent aux pauvres des pays importateurs ; ils ne réclament jamais la totalité des sommes en créance, sauf « lorsqu’il leur faut prêter une partie de cet argent à un autre peuple ou encore lorsqu’il leur faut faire la guerre »27. « Faire la guerre » : tel est le mal, qui justifie la pratique en raison de ce qui n’est pas proprement de raison. Et ainsi, les Utopiens ont un formidable trésor de guerre, présence ultime et redoublée de l’infini au sein du fini, et pour lui.
Tout le trésor qu’ils conservent chez eux n’est qu’un trésor de guerre auquel ils recourent en cas de dangers extrêmes ou subits. Ils l’utilisent essentiellement à enrôler des mercenaires, car ils préfèrent de beaucoup risquer la vie des étrangers plutôt que celle de leurs concitoyens. Ils offrent aux mercenaires des soldes fabuleuses, sachant bien qu’avec de grosses sommes d’argent, on peut acheter les ennemis eux-mêmes et les amener soit à trahir, soit même à se retourner les uns contre les autres. Telle est bien la raison qui incite les Utopiens à mettre en réserve un trésor d’une valeur inestimable28.
16L’autre est dans le même, l’infini dans le fini, mais en une détermination nette par laquelle le mouvement de son insertion est en même temps celui de son exclusion en principe, de son rejet : la présence de l’or et de l’argent est sur le mode de son absence structurelle, et cela doit apparaître parfaitement explicitement. Ils ne sont pas ainsi conservés « comme on fait d’un trésor », mais « de telle façon que nul ne les estime au-dessus de la valeur que leur nature propre leur accorde »29. La valeur d’usage de ces métaux, naturellement réelle, est en conséquence rapportée à ce dont les Utopiens ne peuvent se passer, mais en tant qu’ils sont nécessairement, comme hommes et en dépit de la perfection de la structure essentielle d’Utopie, concernés par le mal. Ils sont donc utilisés pour tout ce qui est malpropre (vases de nuit, etc.) ou pour ce qui renvoie au mal moral (chaînes et marques d’infamie pour les criminels).
Ainsi, par tous les moyens, ils font en sorte que, chez eux, l’or et l’argent soient considérés comme quelque chose de dégradant. De la sorte, tandis que cette perte, dans toutes les autres nations, est aussi douloureuse que l’éviscération, chez les Utopiens, si les circonstances exigeaient qu’on livrât d’un seul coup tous les métaux précieux, personne n’aurait l’impression de perdre un seul sou30.
17Mal contre mal, telle est la logique des Utopiens qui enveloppe ce qu’elle nie. La perspective est donc toujours le bien et le bonheur, et alors la monnaie peut encore avoir un rôle plus directement positif. On le sait, « la main-d’œuvre servile n’est constituée, chez eux, ni par des prisonniers de guerre – à moins qu’il ne s’agisse d’agresseurs – ni par des fils de “serviteurs” ni non plus par quelqu’un qui se trouvait dans la servitude chez d’autres peuples et dont ils auraient fait l’acquisition ». Elle est bien sûr composée des criminels d’Utopie, mais aussi, « cas de beaucoup le plus fréquent, des citoyens de villes étrangères, convaincus de forfait et condamnés à la peine capitale. Ils en font venir un grand nombre, acquis parfois à vil prix mais pour rien le plus souvent »31. L’or et l’argent, ici, immédiatement, libèrent, mais en des modalités qui font très clairement apparaître ce qu’ils sont pour les non-Utopiens, lorsqu’il s’agit vraiment de l’essentiel, c’est-à-dire en l’occurrence de la vie même : rien ou presque rien (« acquis parfois à vil prix mais pour rien le plus souvent »).
18Le communisme est donc, comme structure essentielle, ce qui distingue radicalement Utopie, y compris des autres cités qui lui ressemblent particulièrement pour telles ou telles de leurs pratiques, comme nous l’avons vu. Cela vaut particulièrement pour la nation des Polylérites, où le service forcé remplace l’inhumaine peine de mort, mais où ce qu’il punit est le vol du bien d’autrui. Il n’y a qu’en Utopie que la propriété privée n’existe pas, et avec elle pas plus le salariat. Chez les Polylérites, par exemple, les serviteurs peuvent travailler pour des particuliers. Mais c’est toutefois à l’État qu’est versée la rémunération due : on n’y redouble pas le mal (le crime) par son vecteur (l’argent). Cela étant, l’argent n’y est pour autant pas considéré comme principe du mal, contrairement à ce qu’il en est en Utopie donc, puisque la première peine qui frappe le voleur est tout simplement d’avoir à restituer au propriétaire ce qu’il lui a dérobé, autrement dit à reproduire les conditions mêmes du mal32.
19Il est vrai que la position communiste ne va pas de soi33, et que cela ne date ni de l’Utopie ni des sociétés en ayant avancé la mise en œuvre au xxe siècle : la critique bouffonne qu’en fait Aristophane dans l’Assemblée des femmes est ainsi bien connue34.
Écarts et critiques
20Qu’il soit énergiquement défendu par Raphaël dans la revendication d’une filiation platonicienne ou critiqué par More-le-personnage35, il se trouve que le communisme de l’Utopie, doit en fait beaucoup à l’interprétation aristotélicienne de ce qu’en disent la République et les Lois. Aristote en effet, dans les Politiques, II, juge contre Platon que le mieux est « qu’en un sens les propriétés soient communes, mais que fondamentalement elles soient privées » (5, 1263a25). En effet alors, « chacun administrant séparément ses biens, il ne surgira aucune récrimination des uns contre les autres ; au contraire la situation s’améliorera du fait que chacun s’occupera avant tout de ses affaires. Ensuite, grâce à la vertu, il en sera, concernant l’usage des biens, comme le dit le proverbe : “tout est commun entre amis” »36. Chacun, propriétaire de son bien, en laissera ainsi l’usage utile à ses amis, comme c’est le cas à Lacédémone, « où l’on se sert des esclaves les uns des autres comme s’ils étaient à soi ». Alors, de la jouissance tout à fait naturelle de la possession, pourra être écarté l’égoïsme blâmable de « s’aimer plus qu’il ne faut » (1263a35-b). On voit ici la référence possible de l’humanitas utopique. Mais il est tout à fait clair qu’il ne peut pas y avoir ici plus qu’un « utopisme » : l’humanitas a bien en Utopie, fortement, la forme du communisme, et ce bien que pourtant il soit aussi possible de penser que More-l’auteur ait pu désirer que, dans l’échange de Raphaël et de More-le-personnage, se dessine un autre humanisme, qui lui pourrait effectivement devoir beaucoup plus directement à Aristote.
21Du communisme à la monnaie : là encore la position aristotélicienne n’est ni celle de l’Utopie, ni celle de Platon, tout en pouvant constituer comme une autre figure possible d’un souci commun pour la mesure et la limite en la matière. Une économie normale selon Aristote, c’est-à-dire naturelle (κατἀ φὑσιν), en tant qu’elle est finalisée par l’obtention des biens nécessaires à la vie heureuse d’une communauté humaine, exclut le développement illimité de la richesse : l’économie, au sens authentique, est cet art qui, comme tout art37, proportionne des moyens limités à des fins bien déterminées. Or, dans ce cadre, la monnaie est ce moyen dont l’usage tend par lui-même à l’illimité. C’est que la monnaie n’est pas, par elle-même, une véritable richesse (πλοᾶτος) : elle est cette valeur universelle née pour faciliter les échanges38, mais qui du coup est toujours susceptible d’engendrer des pratiques d’accaparement, en une logique d’accroissement indéfini39. La « chrématistique » est, au sens général, l’étude de l’acquisition et du développement des richesses40. Lorsque la chrématistique se trouve ordonnée à l’économie au sens strict, en tant que cette dernière a pour fin le respect des normes du bien-vivre, c’est-à-dire le bon usage des biens41, il est ainsi un usage naturel de la monnaie. Mais en revanche, lorsque cette chrématistique se prend elle-même pour fin, lorsque l’acquisition illimitée des richesses, et donc avant elles de la monnaie qui permet de les acquérir, devient une fin en soi, l’idéal de la vie humaine et raisonnable disparaît de la vie de la cité42.
Système et individu
Le totalitarisme ?
22L’écriture utopique libère de l’existence, avons-nous dit, en ce qu’elle libère l’esprit, le fait voyager par l’imagination, dans d’autres contrées, mais aussi de façon strictement intellectuelle en stimulant le désir de mieux savoir, de ne jamais s’arrêter à des positions figées, même apparemment très satisfaisantes. En ce sens, « l’écriture oblique » utopique n’est pas sans devoir à l’atopie socratique. Mais dans les deux cas, vivacité intellectuelle et refus du dogmatisme ne signifient pas indifférence au vrai : c’est même exactement le contraire. Aussi, l’exposition d’Utopie, si elle ne peut pas être considérée comme un plan politique et économique à appliquer, tel quel et absolument, a cependant vocation à faire comprendre que la rationalité de la réalité, ici sociale, exige certains liens et rapports de détermination. Particulièrement, la possibilité du « réformisme utopiste » introduit plus haut est à ce prix : ce « très grand nombre de dispositions que je souhaiterais voir en nos cités »43 doit faire signe vers « ce qui [en] constitue le fondement suprême »44, les structures essentielles qui les fondent, et ce d’abord au plan économique. Cette rationalité structurante est ainsi l’arrière-fond, toujours supposé (imaginairement) présent, qui peut donner sa vérité à telle mesure ponctuelle courageusement tentée dans une réalité autre, et qui n’est elle pas rationnelle.
23C’est ainsi que, de même que Platon cherche à déterminer les conditions d’un « système des affaires humaines », l’Utopie entend mettre en relation des principes et une structure essentielle pour ordonner en raison une vie heureuse. Mais l’écart, ici, de Platon à l’Utopie n’est pas mince : dans un cas, c’est bien de vérité absolue dont il s’agit directement, même si cette dernière est librement, dialectiquement, atopiquement cherchée, alors que, dans l’autre, la forme systématique concrète exhibée comme figure de l’imagination ouvre une possibilité, dans l’espace d’un jeu, pour des principes eux bien affirmés en vérité, et qui sont le plaisir, l’humanitas ou les droits de la raison, particulièrement donc pour la nécessaire mise en forme systématique de la réalité sociale.
24On sait que la critique antiutopiste trouve ici son point d’ancrage. En lecture courante, l’utopie est en effet vue comme portant à son paroxysme la tendance unifiante, organisante, totalisante de toute socialité, ce dont entendent particulièrement se faire les témoins les anti-utopies littéraires du xxe siècle, au premier rang desquelles des œuvres comme Nous autres d’Eugène Zamiatine (1920)45, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932)46, 1984 de George Orwell (1949)47 ou Un bonheur insoutenable de Ira Levin (1970)48. Comme référence importante de cet éclairage, il faut ici citer le très classique Histoire et utopie d’E. M. Cioran49 :
Un grand pas en avant fut fait le jour où les hommes comprirent que, pour pouvoir mieux se tourmenter les uns les autres, il leur fallait se rassembler, s’organiser en société. A en croire les utopies, ils n’y seraient parvenus qu’à moitié : elles se proposent donc de les y aider, de leur offrir un cadre approprié à l’exercice d’un bonheur complet, tout en exigeant en contrepartie qu’ils abdiquent leur liberté (p. 117).
25L’utopie, archétype du totalitarisme alors, et Platon son Père fondateur ? Telle est, singulièrement, la position défendue par exemple par Gilles Lapouge dans Utopie et civilisations (p. 32-52)50. Rappelons qu’Hannah Arendt, voit dans la terreur l’essence du totalitarisme, et dans l’idéologie son principe, comme volonté totale de faire être dans le réel une vision totale relative à ce réel, qui doit donc s’y plier. L’intégration sociale des parties au tout en est l’effet, dont l’esseulement des individus, dans une masse alors uniformisée est le mode d’être51. Qu’en est-il, particulièrement, de ce dernier point dans l’Utopie de More ? On peut certes y relever bien des exemples de conformisme social, dépersonnalisant : l’uniformité des vêtements ; la nécessité de changer de maison tous les dix ans ; la réglementation des voyages, etc. Et personne ne peut nier cette formule terrible : « sans cesse exposé aux yeux de tous, chacun se trouve dans la nécessité de se livrer, soit au labeur coutumier, soit à des loisirs qui n’aient rien d’immoral »52. Cela étant, et tout intolérable que soit cette dernière formule de More, il faut quand même préciser qu’elle désigne, premièrement de libres loisirs, lectures, jeux, discussions, travail volontaire car attrayant, etc., dont le principe est le plaisir vrai qu’il donne, selon le désir de chacun, et deuxièmement un « labeur coutumier » qui, en Utopie, est en soi libérateur, car non exploité, donnant aux hommes leur dignité d’êtres qui ne doivent leur vie qu’à eux-mêmes, travail choisi et dont on peut changer, etc. D’autres exemples qui vont à l’encontre des précédents peuvent d’ailleurs, assez immédiatement, être ajoutés à cela, sous réserve d’un examen à reprendre plus bas : le restaurant est une facilité offerte aux citadins, et il n’a rien d’obligatoire ; plus important, les Utopiens ont le droit de divorcer, jusque pour des raisons de simples convenances personnelles. Et il faut souligner le petit nombre de lois et, pareillement, nous y reviendrons, la tolérance religieuse. Avec ce dernier point, nous pouvons rappeler ce qui a déjà été introduit : l’intérêt utopique pour la nouveauté, et plus largement pour l’altérité. C’est ainsi bien volontiers que les Utopiens accueillent, avec Raphaël et ses compagnons, une nouvelle religion, le christianisme.
26Mais Utopie combat, essentiellement, le mal. On pourrait peut-être du coup voir dans ce rejet utopique principiel du mal, en tant qu’il est reconnu interne à la cité, la matrice de tout totalitarisme par le principe pur du refus totalitaire de la dissidence, alors comprise comme la condition même, nécessaire (négative) de tout pouvoir exerçant sa terreur contre sa propre société. La présence de l’Autre en Utopie sous la forme ultime du mal, loin de signifier d’abord un refus utopique de l’identité, du Même, exprimerait, tout au contraire, que l’utopie est essentiellement une entreprise de lutte contre l’Autre en dernière analyse, et même lorsque cela est sous forme « humaine » comme dans l’Utopie53. Et pourtant, des lectures de l’utopie comme celles d’Emmanuel Levinas ou de Martin Buber indiquent la possibilité de tout autres directions d’interprétation, l’utopique des utopies sociales consistant alors, au contraire, en l’affirmation de la nécessaire présence de l’autre, de l’ailleurs, au sein du même, de l’ici54.
27Notre propos est donc ici, plus généralement, d’évaluer ce qui change, de Platon à l’Utopie, au regard de cette possibilité d’imputation de « totalitarisme ». Le principe de cette étude doit naturellement être ce point essentiel que, avec sa « source unique ou principale » dans le plaisir55, le bonheur est en Utopie pour les Utopiens, alors que c’est le bonheur de la cité elle-même qui importe dans la cité juste platonicienne, bonheur auquel celui des citoyens doit donc s’ordonner. C’est que, de l’ontologie à la morale, la philosophie en jeu n’est pas la même.
Harmonie et système utopique
28D’abord Utopie est une « île »56. Cette insularité a évidemment immédiatement pour sens la sécurité, ce que chacune des cités qui la composent confirme d’ailleurs par sa « ceinture de murailles hautes et épaisses, garnies de tours et d’ouvrages militaires nombreux »57. De cet utopisme fort le Jardin d’Epicure, « île » aussi à sa façon, et que sa clôture protège également de l’indétermination de l’extérieur, peut par exemple participer en ses modalités propres. Mais l’Ile d’Utopie signifie davantage : comme schème de la limite et de la fermeture, elle donne à penser la perfection de l’harmonie utopique dans la totalité58. Plus précisément encore, l’insularité d’Utopie introduit au caractère systématique de son harmonie : si on entend par « système », selon la définition générale d’André Lalande que nous avions adoptée dans le chapitre 1, un « ensemble d’éléments, matériels ou non, qui dépendent réciproquement les uns des autres de manière à former un tout organisé »59, Utopie est un système dont les principes sont le bonheur fondé en nature dans le plaisir, l’auto-gouvernement, le communisme qui rend cela possible par l’unité en raison du genre humain qu’il autorise et le travail par lequel les hommes se produisent eux-mêmes dans la maîtrise pratique de la nature par la raison, et par lequel peut être expliqué le mouvement de l’histoire utopienne.
29L’unité d’Utopie tient ainsi, premièrement au geste inaugural d’Utopus supprimant l’isthme qui reliait le pays d’Abraxa au continent, et deuxièmement à son organisation unifiée par l’unicité de la volonté de son fondateur60, en un nouvel utopisme qui fera dire, cette fois à Descartes, qu’« il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de divers maîtres qu’en ceux auxquels un seul a travaillé »61. Dans la perspective utopique de la présentation d’une essence par la description d’une existence, la systématicité d’Utopie impose alors que cette description soit détaillée. En effet, puisque dans un système le tout ne peut fonctionner que si tout ce qui lui est nécessaire y est à sa place et pas à une autre, il est absolument fondamental que Raphaël n’omette aucun détail, si l’on veut bien comprendre Utopie. La présentation de l’édition de 1517 en avertit immédiatement : « Tu dois vraiment l’apprendre par cœur… »62. Comme le dit bien Louis Marin :
Les caractéristiques de totalité et d’harmonie de la description utopique découlent donc directement de la forme textuelle de la représentation : c’est parce que le discours descriptif construit une représentation dans l’Utopie, qu’il est exhaustif et sans résidu, puisque rien ne sera dans la représentation qui n’ait été auparavant dans le discours. C’est parce que la description est telle que l’Utopie qui en est à la fois le contenu et l’apparition dans le texte, se constituera comme une totalité pleine, sans manque ni absence63.
30Et c’est pourquoi Jérôme Busleiden conclut sa Lettre à Thomas More en soulignant que la condition pour que les communautés politiques actuelles assurent leur salut est « qu’elles se conforment exactement au seul et unique modèle de la République utopienne et qu’elles ne s’en éloignent pas, fût-ce, comme on dit, de la largeur d’un pouce »64. Cette exigence affirmée comme absolue de la fidélité au détail doit naturellement être rapportée au « style utopique », dont l’écriture oblique donne à comprendre comme « mensonge dit » ce que la convention utopique présente comme vrai. L’oublier expose en revanche, par un respect à contresens du seul détail, à considérer pour elle-même la valeur de la systématicité utopiste, c’est-à-dire de ce qui n’a dans l’Utopie que la fonction d’une présentation imaginaire de principes, eux pensés en revanche dans une position de vérité. Nous avons alors affaire à une lecture que l’on peut dire idéaliste de l’utopie, qui fait dire par exemple à Engels des systèmes sociaux utopistes que, « plus [ils] étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure »65.
31Cette nécessaire position seconde de la systématicité d’Utopie au regard de ses principes est d’ailleurs elle-même schématisée par la forme particulière de l’île. L’île, schème de la fermeture et de la limite, a en effet la forme d’un croissant, en sorte que « les eaux de la mer pénètrent entre les cornes de ce croissant »66. Le principe est ici que la perfection utopique a pour sens que le même ne fait pas disparaître l’autre, en une conception très abstraite et figée du système donc, mais tout au contraire l’intègre. C’est que, si la mer est l’autre de l’île, la forme finie du « système » que cette dernière schématise a pour fin de réduire réellement, et non par une absence supposée, l’indétermination brute, dont la mer offre l’image. L’altérité, comme indétermination, y est donc intégrée dans le mouvement même par lequel elle est rejetée. Et c’est ainsi que l’on peut comprendre que, par cette entrée réglée de la mer en Utopie, se trouve constituée une « sorte de grand lac (…) que les navires sillonnent en tout sens pour le plus grand profit des habitants », du fait que « le calme [y] est rarement troublé par la tempête »67.
32C’est d’ailleurs dans le détail même de son exposition que le schème de l’île fait apparaître cela : de même que la mer, autre de l’île, y entre pourtant en un golfe, il y a des abattoirs et hôpitaux, pourtant lieux de mort et de malheur, en Utopie. Ils sont situés à l’extérieur des remparts de ses villes68 : c’est que, bien qu’aussi nécessaires à la vie et au bonheur des citadins que l’est leur port aux Utopiens en général, n’étant par eux-mêmes ni vie ni bonheur leur intégration ne peut être présentée, comme celle de la mer, que dans l’exclusion.
Totalité et individualités utopiques
33L’individu en Utopie est compris par son insertion communautaire, mais dans une perspective où le tout (la cité) doit être ordonné à la partie (l’individu) : sa fin l’exige puisque, du bonheur dont elle est la condition, la « source unique ou principale » est le plaisir possible pour chaque Utopien. Tel est, par exemple, le fait de la prise en commun des repas, dont nous avons montré l’importance au regard de l’éthique hédoniste des Utopiens : s’il est loisible à chacun de les prendre solitairement, chez soi, la réalité est que « personne ne trouve plaisir à le faire (nemo tamen hoc libenter facit) ». On peut certes insister sur le fait que, si tel n’est pas le cas, c’est parce que « cela passerait pour une inconvenance (cum neque honestum habeatur) »69, ce qui peut naturellement signifier une pression sociale pour le moins aliénante. Dans cette perspective, on peut aller assez loin, et considérer que, dans tous les moments de la vie sociale où un choix est offert, et où c’est finalement la décision qui s’accorde avec une inscription sociale qui est prise, nous avons affaire aux effets de contraintes sociales particulièrement subtiles, car intériorisées. Acceptation volontaire d’un travail manuel non obligatoire, hospitalisation libre, suicide accepté même : si rien n’est effectivement contraint, le résultat est le même, et est en fait plus assuré par cette intériorisation de ce qui « convient » socialement70. Il y a là, de façon tout à fait évidente, une tendance totalitaire. Faut-il, pour autant nier, pour en revenir aux repas comme paradigme du rapport que chaque Utopien entretient avec la vie sociale utopienne, que si les Utopiens vont au restaurant, ce peut être aussi tout simplement parce que « ce serait folie de prendre la peine de préparer chez soi un repas médiocre alors qu’on peut trouver tout préparé un menu délicat et copieux dans un hôtel tout proche »71 ?
34Pour poursuivre un peu sur ces repas pris en commun, il faut remarquer que l’individualité de chaque Utopien, sa fonction sociale, son âge, son sexe, etc., déterminent la place qui lui est réservée72. Il est certain qu’on peut encore voir en cela une mainmise du social sur le naturel, aux effets destructeurs de la libre spontanéité individuelle qui laisserait chacun s’installer là où il en a envie. D’une interprétation à l’autre : ne peut-on pas voir également ici, tout au contraire, le souci de plier l’ordonnancement social aux contraintes biologiques et aux profils psychologiques qui en résultent, et ce pour le plus grand profit de l’épanouissement individuel ? Nous pensons que le statut central en Utopie de la notion d’humanitas utopique permet de privilégier plutôt la seconde lecture, par son fond individuel hédoniste, et dans la mesure où elle peut être comprise comme un rapport général d’expression entre le plan social et le plan individuel. C’est en tout cas bien aux individus qui le méritent, que l’on élève en Utopie des statues sur les places publiques73. Nicole Morgan a certes raison de faire remarquer qu’il n’est pas indifférent que, dans l’Utopie, aucun Utopien, à l’exception d’Utopus, ne soit désigné par son nom74. On peut pourtant y voir, à l’opposé d’un parti-pris de désindividualisation, la mise en avant de l’égalité de chacun des Utopiens au regard des conditions de bonheur personnel qu’offrent les institutions d’Utopie75. C’est dans ce cadre que l’on peut aussi ne donner qu’un sens indicatif à l’identité des vêtements portés par les Utopiens76. Plutôt que signe d’uniformisation absolue de la vie en Utopie, c’est d’égalité dont il s’agit ici. Cette égalité voulue est d’abord en raison, comme l’indique particulièrement fortement la langue utopienne qui, constituée pour rendre parfaite l’expression de cette raison, fonde ainsi une union de compréhension entre les individus77. Cette lecture nous semble en tout cas pouvoir être appuyée par l’orientation des relations concrètes qui ordonnent les structures sociales utopiques au devenir de chaque Utopien.
35Le statut privilégié de l’éducation utopique est un tel moment essentiel du rapport de la société à l’individu : en Utopie, tous les enfants ont droit à une formation initiale, et les adultes à une formation continue78. Sa finalité générale humaniste enveloppe particulièrement l’exercice d’un métier, puisque l’homme utopique ne peut devoir son existence qu’à son propre travail. Il y a là, naturellement, un non-platonisme fondamental, sur lequel nous reviendrons : Jacques Moutaux souligne ainsi à juste titre que la différence essentielle entre la République de Platon et l’Utopie de Morus ne réside pas tant dans la généralisation du communisme des biens que dans celle du travail79. Et de fait, même ceux qui en Utopie sont dispensés de travaux manuels, comme les magistrats, « ne s’en exemptent pas, afin d’entraîner plus facilement les autres au travail par leur exemple »80. De là vient la différence radicale des perspectives en matière d’éducation : dans la République, il s’agit de former des Gardiens, alors que, comme le dit encore Jacques Moutaux, « en Utopie (…) tous les enfants sont initiés à la pratique et à la théorie de l’agriculture ; ensuite, ils apprennent un métier ». Dans ce cadre, si les métiers en Utopie s’accordent naturellement aux besoins sociaux, leur exercice est relatif aux aptitudes et goûts des Utopiens : c’est ainsi que chacun « choisit » le métier vers lequel il « se sent attiré », « dont il a envie »81 et même, « si quelqu’un, qui excelle déjà dans une profession déterminée, désire en plus apprendre un autre métier, on lui permet de le faire dans les mêmes conditions. Connaissant deux métiers, il exerce celui qu’il préfère, sauf si la Cité a besoin qu’il travaille à l’un plutôt qu’à l’autre »82.
36C’est encore en vue d’adapter besoins sociaux et désirs individuels de changement, de variation dans l’exercice des activités de production, que chacun est appelé en Utopie à travailler alternativement à la ville et à la campagne83. De même, travaux intellectuels et de production ne donnent pas lieu à des distinctions abstraites et figées : la plupart des Utopiens consacrent leurs heures de loisirs aux travaux intellectuels, ils se pressent aux conférences publiques matinales. « Toutefois, si certains préfèrent consacrer même ce temps-là aux travaux de leur métier – ce qui arrive à un bon nombre de gens que n’attirent pas les études spéculatives – on ne les empêche nullement ; bien mieux, on les félicite du service qu’ils rendent à la république »84.
37De la référence individuelle à son expression sociale : puisqu’en Utopie, tout le monde travaille, c’est-à-dire également ceux qui, dans l’Ancien monde ne font rien (presque toutes les femmes, les prêtres et religieux, les seigneurs et nobles, avec leur personnel domestique, les mendiants, etc.), ou du moins rien d’utile85, on comprend, d’une part, la possibilité de limiter le temps de travail individuel à six heures (quatre, dans La Cité du Soleil), d’autre part que pourront ainsi être produits « tous les biens nécessaires à l’entretien et même à l’agrément de la vie », d’autant qu’en Utopie, où « toutes les affaires sont bien ordonnées », la productivité du travail est maximale86. Dans cette vraie République, qui mérite tout à fait son nom en ce que le bien public y est complètement pris au sérieux, le privé trouve donc les conditions de son meilleur épanouissement : « Ici où tout est à tous, nul ne doute (pourvu que l’on veille à ce que les greniers publics soient pleins) que rien de privé ne peut manquer à qui que ce soit (…) et, alors que personne ne possède rien, tous cependant sont riches »87.
38Tel est le mode d’être de la systématicité utopique, et ce par quoi il faut comprendre le sens de ses articulations. La distribution des habitants en villes, quartiers, corps de métiers, etc. sont ainsi autant de médiations entre Utopie et les Utopiens. Mais c’est d’abord la famille qui permet d’unifier Utopie selon le principe, ultime, du bonheur attendu pour chaque Utopien, et c’est pourquoi More commence par elle son « explication » des formes de la vie sociale88. Dans cette unité fondée sur le mariage se reconnaît particulièrement le souci utopique de faire vivre le tout par et pour la partie : d’une part, ce n’est qu’en pleine connaissance des qualités et défauts de l’autre que s’effectuent les choix réciproques des conjoints89 ; d’autre part de larges possibilités de divorce sont prévues : en cas d’adultère, « de mœurs absolument insupportables de l’un des deux conjoints », ou encore, tout simplement, pour « incompatibilité d’humeur »90.
L’unité de la cité platonicienne
39Ainsi situé, le bonheur utopique est celui des Utopiens. La cité utopique est heureuse parce que ses habitants le sont, et elle est parfaite en ce qu’elle permet qu’ils le soient. Il y a là une nette différence de perspective avec la République : à Adimante qui lui reproche la vie trop dure qu’il fait mener aux magistrats, Socrate répond que « l’objet que nous avons assurément en vue lorsque nous fondons cet État, ce n’est pas qu’une seule classe de nos citoyens soit privilégiée dans la possession du bonheur, mais que celui-ci appartienne, au plus haut degré possible, à l’État tout entier » (IV, 420b). L’unité de l’État est en conséquence le principe général du bonheur, et c’est en cela, nous l’avons vu dans le chapitre 1, que la Callipolis de la République comme la Magnésie des Lois sont situées en référence à cette communauté d’unité parfaite que les Lois disent ne pouvoir être habitée que par des dieux ou des enfants de dieux.
40D’un dialogue à l’autre, les voies humaines de l’unité platonicienne ne sont cependant pas alors les mêmes. Dans la République, le principal est sans doute qu’elles empruntent la forme d’une communauté de vie chez les Gardiens91, qui imite du plus près qui soit la communauté divine supposée. L’utopisme de la République peut être ici clairement circonscrit : d’une part le communisme ne concerne que les Gardiens, d’autre part, en revanche, il intègre la communauté des femmes et des enfants. Le sens de la « famille » que constituent alors les Gardiens92 n’est donc pas le même que celui de la « Grande Famille » que forme Utopie, dont l’unité de base comme nous l’avons vu est la famille classique, d’un couple et de ses enfants93. On sait en ce sens combien la réglementation des relations sexuelles importe au maintien de la cité, dans la République (VIII, 546a-547a)94, et que les Lois accordent une importance de premier plan à la législation des mariages, puisqu’il est « conforme à la nature que (…) la première [loi] soit de régler ce qui est, relativement aux communautés politiques, le point de départ concernant leur naissance », c’est-à-dire « cette union, cette association que constitue le mariage » (IV, 720e-721a).
41Le communisme des Gardiens trouve son sens dans l’aptitude qu’il confère aux Gardiens à être parfaitement adaptés aux tâches qui leur incombent. C’est cela qui importe, plus généralement, à la perfection de la cité : loin que l’une s’oppose à l’autre, c’est bien au nom de l’unité de la cité que la justice est comprise, avant le livre V, comme l’heureuse adéquation de chaque citoyen à la fonction sociale qui lui convient spécialement et ce hors, donc, de toute massification, homogénéisation ou quantification abstraite et uniformisante95. Dans la totalité et la diversité des moments qui forment une société humaine, l’unité trouve son origine dans le rapport d’unicité que chaque citoyen entretient avec sa fonction sociale, et c’est ce par quoi lui-même peut être dit « un » :
Les citoyens doivent, un, chacun, être appliqués à une tâche pareillement une, celle à laquelle la nature de chacun le prédestine, de manière que chacun, s’acquittant d’une tâche unique, celle qui est la sienne, ne risque pas de devenir plusieurs hommes, mais n’en soit qu’un, et que, de la sorte, l’État, dans son ensemble, se développe comme un être unique, non comme plusieurs (IV, 423d).
42Cette spécialisation fonctionnelle absolue, qui prendra une nouvelle dimension dans la représentation que donnera le Politique (305e-311c) de l’art politique comme art du tissage, est donc tout à l’opposé de l’ouverture utopique aux changements de métiers, d’activités, à l’alternance des travaux de la ville et de la campagne, à la possibilité universelle de la culture de l’esprit, et il ne peut en être autrement, à partir du moment où ce n’est pas l’individu qui est la fin.
43C’est en ce point que se noue l’accusation de « totalitarisme » adressé à la pensée politique platonicienne, et qui tend dans la confusion à condamner l’utopie avec le platonisme, ou l’inverse, et ce naturellement d’autant plus lorsque la première se revendique explicitement du second96. Le fait est cependant que, dans la mesure où l’unité platonicienne est d’unification et non de négation de la multiplicité, ce que le Politique pense même d’ailleurs dans l’opposition des « naturels » des citoyens (306a sq.), et si en conséquence la Politeia platonicienne est indiscutablement une constitution « organique », il apparaît immédiatement assez difficile d’y voir, qui plus est très anachroniquement, une constitution « totalitaire » : comme le souligne justement Jean-Jacques Wunenburger, « dans l’organisme social platonicien, les parties sont reconnues dans leur spécificité, ce qui contraste avec la dépersonnalisation des masses et l’interchangeabilité des individus, propres à l’ère totalitaire »97.
44Cela étant, Aristote souligne que la question n’est pas seulement celle de la reconnaissance de la multiplicité, et de son éventuelle intégration, mais bien aussi celle de son droit propre à vivre et exister comme telle. Or, selon lui, si « le fait pour une cité d’être une le plus qu’il lui est possible est pour elle la meilleure des choses », le fait que cela conduise à ce que cette cité « s’avance trop sur la voie de l’unité », aux dépens de sa nature qui est d’être « une certaine sorte de multiplicité », lui fera perdre son essence de « cité », la fera retourner à l’état de famille, et de famille à celui d’individu (II, 2, 1216a). Autrement dit, ce que constate Aristote, c’est qu’une unification trop poussée, sans le respect des médiations, est en fait la négation même de l’unité qu’elle vise : de ce point de vue, c’est l’Utopie qui, elle, prend soigneusement garde aux médiations, et en particulier à celle de la famille, qui serait donc en mesure de mieux réaliser l’unité.
45En la matière, le principal demeure cependant que la philosophie platonicienne, tout entière orientée par la constante prise en considération du caractère irréductible de l’existence, ne peut qu’exclure a priori toute visée de transparence absolue du fait social, d’identification pure aux exigences de la volonté normative ce dont le principe est aussi l’illimité. Et ainsi, comme le dit encore Jean-Jacques Wunenburger :
Si le totalitarisme repose généralement sur une négation de la différence, de l’hétérogénéité du réel, Platon s’en démarque par la conscience qu’il a de l’écart existant entre le modèle régulateur et la copie déterminante. En effet, pour lui, l’exercice de construction d’un paradigme socio-politique ne s’opère pas sans résistance de l’objet. On est loin d’une sorte de plasticité ou de transparence de la Cité, qui autoriserait à donner libre cours à son imagination modélisante98.
46Du « totalitarisme au désir d’une réalité sociale adéquate aux exigences rationnelles de la volonté humaine, et au rôle premier conséquent de l’art humain dans la constitution de la cité parfaite, comment penser alors la différence utopique ?
Notes de bas de page
1 U., p. 626 ; GF, p. 232.
2 U., p. 438 ; GF, p. 128-129.
3 U., p. 438 ; GF, p. 129.
4 Ibid.
5 Dans GF, p. 129. Diogène Laërce rapporte que « dans le vingt-cinquième livre de ses Mémorables, Pamphilè raconte que les Arcadiens et les Thébains firent appel à Platon pour qu’il soit leur législateur, quand ils fondèrent Mégalopolis. Mais, ayant appris qu’ils ne désiraient pas vivre sous un régime d’égalité des lois, Platon ne fit pas le voyage » (Vie et doctrines des philosophes illustres, III, introduction, trad. fr. et notes par L. Brisson, art. 23, p. 407-408).
6 « … illis (…), qui recusabant eas, quibus ex æquo omnes omnia partirentur commoda ([aux citoyens] qui refusaient celles-ci par lesquelles tous pouvaient se répartir à égalité tous les biens) (…) si rerum indicatur aequalitas (si l’égalité des biens est indiquée) » (U., p. 439). On ne trouve pas littéralement, dans le texte latin, un « titre égal à la répartition de tous les biens », comme le traduit A. Prévost, mais l’idée y est bien. D’ailleurs, la suite du texte, qui a vocation à reprendre pour exploiter ce passage, utilise le terme (Nam quum certis titulis…, p. 440). En revanche, « imposer » pour indicatur peut apparaître un peu exagéré.
7 U., p. 441 ; GF, p. 130. Dans sa Lettre à Thomas More, J. Busleiden exprime à sa manière ces glissements, en mettant en valeur le rôle essentiel de la bonne combinaison des vertus platoniciennes dans la vraie République.
8 Et même, selon E. Surtz, « nothing can illustrate better the independent and original use made of classical models by the best spirits of the Renaissance than a glance at a few evident differences between Platonic communism and Utopian communism in the application of principles » (The Praise of pleasure, p. 151). Sur les références historiques du communisme platonicien, voir G. Walter, Les Origines du communisme, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1975.
9 Voir V, 464b-c. Le Timée (18a-b) et le Critias (110c-d) rappellent ces dispositions.
10 E. Surtz montre à juste titre le lien très étroit qui unit, dans l’Utopie, le communisme, le plaisir et la référence aux Grecs, dans le chap. xiii de L’Eloge du plaisir (p. 151-159). Le statut des biens, en Utopie, est d’être, « fondamentalement et essentiellement matière de plaisir » (p. 154), et c’est cela qui fonde le communisme : « In a word, the Utopians prefer public ownership to private property in order to secure an equitable and just participation of all the people in the matter of pleasure » (p. 155).
11 U., p. 621 ; GF, p. 229.
12 U., p. 622 ; GF, p. 229.
13 U., p. 441 ; GF, p. 129. Guillaume Budé a bien compris ce qui est ici en jeu, lorsqu’il critique ces personnes qui prétendent faire découler le droit d’une « justice fondamentale, vieille comme le monde, qu’elles appellent Droit naturel, une justice selon laquelle plus un homme est fort, plus il a le droit de posséder ; plus il possède, plus il doit être au-dessus de ses concitoyens ! » (Lettre à Thomas Lupset, 31 juillet [1517], dans U., p. 321).
14 U., p. 441 ; GF, p. 130.
15 U., p. 441-442 ; GF, p. 130-131.
16 U., p. 442 ; GF, p. 131.
17 Sur le thème de l’or à la Renaissance, et les termes de sa condamnation par les humanistes, voir Ch. Cl. Doyle, « Utopia and the proper place of Gold : classical sources and Renaissance analogues », Moreana, n° 31-32, novembre 1971.
18 U., p. 506-510 ; GF, p. 169-170.
19 République, III, 416e-417a.
20 « La nature, cette mère bienveillante entre toutes, a mis à notre portée tout ce qu’il y a de meilleur, l’air, l’eau, la terre elle-même, tandis qu’elle a éloigné le plus possible tout ce qui nous serait vain et inutile » (U., p. 501 ; GF, p. 165).
21 U., p. 509 ; GF, p. 169.
22 U., p. 502-509 ; GF, p. 166-169. Rappelons qu’« Anémolien » renvoie très immédiatement à « Anémolius », le poète lauréat auteur du sizain introductif, dont le nom est aussi construit sur « ἂνεμος », vent.
23 U., p. 626 ; GF, p. 232. Nous soulignons.
24 Ibid.
25 On peut en conséquence ne pas partager ici l’analyse, semble-t-il réductrice, de W. Allen, faisant d’Hythlodée un absolu contempteur de la monnaie : « One may argue that the common people who can see nobility by way of money only are analogous to Hythloday who can see evil in terms of money only. In both cases, the intricate moral sphere has been reduced to the economic sphere » (« Hythloday and the root of all evil », Moreana, n° 31-32, novembre 1971, p. 59). La thèse générale de l’auteur est la suivante : « That the source of evil is in money and not in man’s heart is an old and prevailing superstition » (p. 57-58).
26 U., p. 545-546 ; GF, p. 189.
27 U., p. 497-498 ; GF, p. 163-164.
28 U., p. 498 ; GF, p. 164.
29 U., p. 498-501 ; GF, p. 164-165.
30 U., p. 502 ; GF, p. 166. « Si chez eux on enfermait les métaux précieux dans une forteresse, le Gouverneur et le Sénat pourraient être soupçonnés (avec sa sottise habituelle, le vulgaire en est là !) d’user d’artifice pour tromper le peuple et retirer de l’opération quelque profit personnel. Si, autre hypothèse, on fabriquait avec le métal précieux des coupes et autres pièces d’orfèvrerie de ce genre et si la conjoncture exigeait qu’on les remît au creuset pour payer la solde des mercenaires, il est évident que ceux qui auraient mis leurs jouissances dans ces œuvres d’art ne s’en sépareraient pas sans amertume » (U., p. 501 ; GF, p. 165-166).
31 U., p. 546 ; GF, p. 189-190.
32 U., p. 398-406 ; GF, p. 107-110. Dans la même perspective, alors que tout don en espèces fait à des serviteurs est puni de mort, celui qui dénonce un projet de fuite est récompensé en argent et, plus généralement, les Polylérites achètent leur tranquillité par un impôt spécial versé au roi de Perse.
33 Comme le dit Th. Paquot, « l’utopie a mauvaise presse parce qu’elle évoque le communisme, ce communisme-là, qui justement n’a pas su tenir ses promesses et qui, au contraire, a même édifié un système répressif et oppressif particulièrement sophistiqué » (L’Utopie ou l’idéal piégé, « Optiques Philosophie », Paris, Hatier, 1996, p. 8).
34 Dans Théâtre complet, II, introduction, trad. fr., notice et notes par M.-J. Alfonsi, Paris, GF-Flammarion, 1966. Bien que l’on soit mal renseigné sur les auteurs visés, on admet pourtant aujourd’hui généralement que La République de Platon, et en particulier son livre V, lui est postérieur.
35 Dans le livre I : « Jamais les hommes ne connaîtront l’aisance sous le régime de la communauté des biens. Par quels moyens, en effet, se procurer des biens en abondance, si chacun se dérobe au travail, comme c’est bien normal, puisque personne n’est aiguillonné par le souci de ses besoins personnels et que chacun, comptant sur l’activité d’autrui, s’abandonne à la paresse ? Mais comme la misère excite les esprits et qu’il ne sera plus possible de faire appel à la loi pour protéger son bien, la société ne sombrera-t-elle pas fatalement et perpétuellement dans la sédition et le meurtre ? En outre, si l’on fait disparaître l’autorité des magistrats et la crainte salutaire qu’ils inspirent, comment attribuer une place dans la société à des hommes entre qui n’existerait aucune différence de condition ? » (U., p. 442 ; GF, p. 131). Et concluant l’Utopie, tout en avouant que « dans la République des Utopiens, il existe un très grand nombre de dispositions [qu’il] souhaiterai[t] voir en [leurs] cités », More-le-personnage ne peut s’empêcher de juger, parmi les pratiques utopiennes qu’il considère finalement absurdes, « surtout, ce qui constitue le fondement suprême de toutes leurs institutions, la vie commune et la communauté des moyens d’existence sans aucun échange de monnaie » (U., p. 630-633 ; GF, p. 234).
36 1263a25-30. « Il est donc manifeste que la meilleure <solution> c’est que la propriété des biens soit privée et qu’ils soient rendus communs par l’usage » (1263a35).
37 Politiques, I, 8, 1256b35.
38 Politiques, I, 9, 1257a31-41 ; Ethique à Nicomaque, V, 1133a25-31, b6-28.
39 Politiques, I, 9, 1257b23-24, 33-34, 39-40, 1258a12. On peut donc voir comme un écho aristotélicien dans le propos de Raphaël que nous avons rapporté plus haut, selon lequel il serait « facile de trouver de quoi vivre, si ce bienheureux argent, remarquablement inventé pour donner accès aux biens nécessaires à la vie, n’était le seul obstacle qui ferme la route à ce qui nous est indispensable pour vivre » (U., p. 626 ; GF, p. 232). Nous soulignons.
40 Politiques, I, 3, 1253b12-14 ; 8, 1256a1 sq.
41 Politiques, I, 8, 1256a10-12.
42 Politiques, I, 9. Sur quelques héritages de l’Utopie, plus ou moins fidèles, en matière de communisme, voir Y. Dilas-Rocherieux, L’Utopie ou la mémoire du futur. De Thomas More à Lénine. Le rêve éternel d’une autre société, Paris, Robert Laffont, 2000.
43 U., p. 633 ; GF, p. 234.
44 U., p. 630 ; GF, p. 234.
45 Paris, Gallimard, 1971.
46 Paris, Le Livre de poche, 1965.
47 Paris, Le Livre de poche, 1970.
48 Un bonheur insoutenable (1970), Paris, J’ai lu, 1993.
49 « Folio-Essais », Paris, Gallimard, 1960.
50 « Champs », Paris, Flammarion, 1978, p. 32-52.
51 Les Origines du totalitarisme (1951), 3 vol., « Points », Paris, Seuil, 1. Sur l’antisémitisme (trad. fr. par M. Pouteau), 1984 ; 2. L’Impérialisme (trad. fr. par M. Leiris), 1984 ; 3. Le Système totalitaire (trad. fr. par J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy), 1972. Cf. La Nature du totalitarisme (1954), trad. fr. par M.-I. B. de Launay, Paris, Payot, 1990, texte d’une conférence qui expose les thèses essentielles du troisième volume. Cl. Polin définit le totalitarisme comme « une forme de société dans laquelle le pouvoir politique est devenu total, c’est-à-dire où aucune forme d’activité humaine n’échappe à son contrôle » (L’Esprit totalitaire, Paris, Sirey, 1977, p. 7).
52 U., p. 497 ; GF, p. 162. De cette veine ressortissent par exemple la réglementation par la société (les prêtres) des conditions de l’acte sexuel dans La Cité du Soleil de Campanella, ou le dirigisme tatillon du Voyage en Icarie d’Etienne Cabet. Pour un aperçu de la référence utopique dans ce dernier texte, voir H. Desroche, « De Thomas More à Etienne Cabet », Moreana, n° 31-32, novembre 1971, où l’auteur se demande si Cabet a vraiment lu l’ouvrage de More (p. 218).
53 Selon M. Revault d’Allonnes, c’est ainsi « nier l’insondable pouvoir de la liberté que de vouloir – par une politique de la régénération – extirper du cœur de l’homme jusqu’au désir de faire le mal : le mal est le mal de la liberté. (…) Lorsqu’on prétend substituer à la contrainte du “despotisme” un ordre qui “se meut par soi-même et obéit à sa propre harmonie” (Saint-Just), on pose en même temps les conditions de possibilité d’un pouvoir techniquement achevé, d’une libération qui porte en elle les germes de la plus grande servitude » (Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, « Champs », Paris, Flammarion, 1995, p. 63-64).
54 Cf. notre Utopie et philosophie, p. 204-205. Pour E. Lévinas, voir les références citées dans le chap. 3. Pour M. Buber, cf. Utopie et socialisme (1945) ; Je et Tu (1923), Paris, Aubier, 1969.
55 U., p. 514 ; GF, p. 172.
56 Voir J.-Cl. Margolin, « Sur l’insularité d’Utopia : entre l’érudition et la rêverie », Moreana XXVI, n° 100, 1989, p. 303-321.
57 U., p. 461 ; GF, p. 143. La description de la Cité du Soleil, avec ses 7 remparts concentriques, qui la rendent imprenable, va dans ce sens. Il en va de même avec la République des Ajoiens de Fontenelle : « Car, comme si la nature eût voulu préserver les Ajoiens de la fréquentation, et par conséquent de la corruption des autres peuples de la terre, elle les a placés au milieu des rochers et des écueils, dont leur Isle est environnée et comme défendue de tous côtés » (La République des Philosophes ou l’histoire des Ajaoiens, 1682 (?), publié en 1768, rééd. Éditions d’histoire sociale, 1970, p. 33).
58 Toute véritable utopie est une « île », que la cité idéale soit entourée d’eau comme Utopie (ainsi « l’Ile de Calejava » de Claude Gilbert, dans Histoire de Calejava ou de l’Isle des hommes raisonnables, 1700, rééd. Éditions d’histoire sociale, 1970, ou « l’Ile de Naudély » de Pierre de Lesconvel, dans Idée d’un règne doux et heureux ou les relations du Prince de Montbérand dans l’Isle de Naudély (1703), à Caseres, Capitale de l’Isle de Naudély, chez P. Fortané, 1703), ou qu’elle soit isolée au milieu d’une grande plaine (ainsi La Cité du Soleil), d’une savane ou d’une forêt (ainsi en est-il chez Simon Tyssot de Patot (1655-1738), dans les Voyages et aventures de Jacques Massé (1710), Slatkine, 1979 ; Universitas Voltaire Foundation, 1993), voire même d’espaces interplanétaires (comme chez S. de Cyrano de Bergerac). Rappelons que Kant désigne par « schématisme » un « procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image » (Critique de la raison pure, p. 152).
59 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 1096.
60 R. Trousson a donc raison de dire que « l’utopie se montre donc, au total, totalitaire et humaniste à la fois. Totalitaire, non pas dans l’actuel sens politique du terme, mais dans celui d’une aspiration à la synthèse, à l’harmonie ; elle se veut une structure (…), c’est-à-dire une entité autonome de dépendances internes. Humaniste aussi, (…) dans la mesure où l’utopie se veut création humaine, réalisée sans appel à une transcendance extérieure » (Voyages aux pays de nulle part, p. 24-25).
61 Discours de la méthode, II, p. 11. Cela étant, F. Alquié dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris, P.U.F., 1987 a montré que, chez Descartes, la vérité métaphysique du rationalisme n’était pas de l’ordre du système, et même en ruinait l’esprit. « Sans doute tout philosophe tend-il, en un sens, au système. Mais il ne découvre l’homme que dans la mesure où il ne réussit pas à constituer le système, ou plutôt dans la mesure où il réfléchit sur cet échec, et le comprend. Les philosophes du système se placent au point de vue de la Nature objective, ou au point de vue de Dieu, que, du reste, ils confondent, l’Esprit infini rejoignant chez eux la totalité des choses. L’homme devient alors une partie de ce vaste tout, dont il ne se croit séparé que par erreur. Autrement dit, le système n’est possible que si l’évidence par laquelle l’homme se sent un moi, un principe, une liberté, est tenue pour illusoire. Or, Descartes refusa toujours de renoncer aux évidences au nom de la cohérence : ainsi, ne parvenant pas à concilier le libre arbitre humain et la dépendance de toutes choses à l’égard de Dieu, il déclare qu’il faut tenir ferme ces deux vérités sans en laisser perdre aucune. L’homme de Descartes apparaît donc comme l’être qui tient ensemble des vérités et, en ce sens, qui contient le système : mais, contenir le système, c’est n’y être pas intégré, et donc le briser et le détruire » (p. 5).
62 U., p. 226.
63 Utopiques : jeux d’espace, p. 79.
64 U., p. 641.
65 Anti-Dühring (1877-1878), traduction d’E. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1963, p. 3.
66 U., p. 449 ; GF, p. 137. Voir, en particulier, « la Figure de l’Île d’Utopie » de la première édition (Louvain, 1516), reproduite dans U., p. 220. On peut remarquer que la gravure de l’édition de Bâle (nov. 1518), qui christianise les villes en les surmontant de croix, fait moins bien voir cette pénétration de l’extériorité qu’est la mer (p. 333). Sur le sens de la forme de croissant de l’île, voir L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 138-142.
67 Ibid.
68 U., p. 485-486 ; GF, p. 157-158.
69 U., p. 489 ; GF, p. 159. M. Delcourt traduit plus fortement : « La chose est assez mal vue ».
70 N. Morgan voit ici « une des constantes du texte : s’il est question d’individu, il n’est jamais question d’individu solitaire, même en dehors de son temps de travail. A la limite, l’individu n’existe pas. Son existence et son bonheur ne peuvent être définis que par et à travers les autres. (…) Le contrôle social passe de l’arbitraire violent individuel à la pression sociale diffuse. (…) On ne peut être libre que si autrui – qui inclut le soi – le permet. Et cette permission n’est jamais un ordre mais une persuasion, faisant appel à la raison » (Le Sixième Continent, p. 135).
71 U., p. 489 ; GF, p. 159. De ce point de vue, A. Prévost voit dans « la vie communautaire (…) offerte à qui la choisit de plein gré, (…) une école de liberté » (U., p. 489, n. 2).
72 U., p. 489-493 ; GF, p. 159-161. Dans La Cité du Soleil le genre de travail que doit fournir chacun, son état général de santé, son âge, etc. déterminent la qualité de nourriture qui lui convient (p. 17).
73 U., p. 558 ; GF, p. 196. Dans La Cité du Soleil, « on n’élève de statue à personne avant sa mort. Mais on écrit dans le livre des héros le nom des vivants qui ont fait des inventions, ou trouvé des secrets d’importance, (…) qui ont rendu de grands services à la communauté en temps de guerre ou de paix » (p. 49). Dans le même ordre d’idées, on y honore les héros par des guirlandes ou des ornements, à table ou lors des fêtes publiques (p. 24).
74 Le Sixième Continent, p. 107.
75 Cela est d’ailleurs bien souligné par ailleurs par N. Morgan : « Les Utopiens, en langage moderne, sont égaux indépendamment de “toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques” » (op. cit., p. 133).
76 U., p. 478, p. 558 ; GF, p. 153, p. 196. Voir La Cité du Soleil, p. 17, p. 24.
77 Nous avons déjà dit l’importance que revêt, dans l’économie générale de l’Utopie, le Quatrain en langue vernaculaire des Utopiens (U., p. 334). Mais c’est sans doute au xviie siècle que cela mène les auteurs d’utopies, comme Veiras ou Foigny, à l’élaboration de véritables grammaires, avec vocabulaire, conjugaisons, etc.
78 U., p. 510 ; GF, p. 170. Dans La Cité du Soleil, c’est par le jeu, l’émulation, l’observation, la pratique, que s’instruisent les enfants, et le statut social, tout entier dépendant des connaissances acquises dans une science ou dans un métier, n’est déterminé qu’au terme d’un processus qui a mis chacun en contact avec toutes les branches du savoir (p. 9, p. 12, p. 58). Vivès, dans ses ouvrages pédagogiques (De ratione studii puerilis (1523) et surtout De disciplinis (1531)), recommandait également l’usage des expériences et des recherches pratiques. Pour lui aussi, l’éducation ne doit pas concerner une seule élite, mais tous les enfants, ce qui signifie particulièrement les enfants en retard, voire anormaux. Cf. V. G. Hoz, « Vivès, pédagogue de l’Occident », dans Les Grands Pédagogues, Paris, P.U.F., 1956, p. 23-44. Sur l’utopie de l’éducation, voir plus généralement A.-M. Drouin-Hans, Education et utopies, « Philosophie de l’éducation », Paris, Vrin, 2004.
79 « La définition du matérialisme et la question du travail », Revue philosophique n° 1, 1981. Article repris dans Ecrits sur les matérialistes, le travail, la nature et l’art, p. 36. « Là-bas, dans toute une ville et sur le territoire adjacent, sur le nombre total d’hommes et de femmes que compte la Cité, on ne trouve pas cinq cents personnes en âge et en état de travailler qui soient dispensées de le faire » (U., p. 474 : GF, p. 151). A. Prévost calcule que cela représente moins de un pour cent de la population (U., p. 474, n. 3).
80 U., p. 474 : GF, p. 151-152.
81 Dans La Cité du Soleil, « l’horoscope révèle les inclinations innées et (…) la répartition des tâches ne se fait pas (…) selon le principe d’un travail qui exténue l’individu mais qui assure sa conservation » (p. 35).
82 U., p. 469 ; GF, p. 147-148. Dans La Cité du Soleil, « la plus grande considération va à celui qui apprend le plus de métiers et qui les exerce le mieux » (p. 12-13).
83 U., p. 453-454 ; GF, p. 139-140. Il faut remarquer que « bien que ce renouvellement du personnel agricole soit une règle bien établie qui permet que nul n’ait à subir trop longtemps et malgré soi un genre de vie plutôt pénible, nombre de citoyens, qui, par tempérament, trouvent plaisir à se consacrer aux travaux de la campagne, demandent à y passer plusieurs années ».
84 U., p. 470 ; GF, p. 149. Tout cela ouvre à un utopisme qu’exploiteront particulièrement Marx et Engels, en l’imageant de façon très radicale : « Dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » (L’Idéologie allemande (1845-1846), présentée et annotée par G. Badia, trad. par H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 32).
85 Dans La Cité du Soleil, « ceux qui font les métiers les plus durs et les plus utiles jouissent de la plus grande réputation : ainsi les forgerons et les maçons » (p. 34).
86 U., p. 473-477 ; GF, p. 150-153.
87 U., p. 621 ; GF, p. 229.
88 U., p. 481 ; GF, p. 154.
89 Cela implique la coutume de l’exposition, l’un à l’autre, et dans une totale nudité, de chacun des futurs époux (U., p. 550-553 ; GF, p. 192).
90 U., p. 553 ; GF, p. 193.
91 V, 457c-461e ; 463a-466d. Cf. Timée, 18-19.
92 Chaque gardien, « en chacun [des autres Gardiens] que l’occasion met sur son chemin, (…) croira en effet que c’est un frère ou une sœur, un père ou une mère, un fils ou une fille, leurs descendants ou leurs ascendants, qu’il trouve ainsi sur sa route ! » (463c).
93 La famille n’existe en revanche pas dans La Cité du Soleil, où Campanella voit au contraire dans la communauté des femmes un critère de philosophie (p. 26). Les justifications que donne Campanella ne sont pas utopiques : contre More, qui voit en la propriété privée la source radicale, ultime, absolue, des cités du malheur, il fait de cette dernière un simple effet de l’organisation de la société en familles, qui amène chacun à vivre « dans des maisons séparées avec sa femme et ses enfants [ce qui] fait naître l’égoïsme » (p. 11).
94 Cf., plus généralement, F. XAjavon, L’Eugénisme de Platon, Paris, L’Harmattan, 2001. Tel n’est pas le cas en Utopie. En revanche, La Cité du Soleil n’est pas utopique puisque, comme chez Platon, la sexualité des Solariens de Campanella est totalement déterminée par la cité, mais ici en la personne de ses prêtres qui autorisent exclusivement ce que leurs horoscopes légitiment (p. 19-25). « La génération est considérée sous l’angle du bien collectif, non du bien privé » (p. 23). Et cela fait que, lorsque « la race est en cause », les Solariens « n’ont pas le droit de s’aimer physiquement ». Le résultat en est qu’« il n’y a le plus souvent pas d’autre amour chez eux qu’amitié. Ils sont exempts des ardeurs de la passion » (p. 24).
95 Cf. C. Despotopoulos, « La philosophie politique de Platon », Cahiers de philosophie ancienne, n° 14, p. 47-82. « La justice et l’unité sont comme un double palladium de l’articulation de la cité parfaite » (p. 49).
96 On sait ce que la critique moderne en la matière doit à K. Popper (The Open Society and its ennemies, I : The Spell of Plato (1945), édition française abrégée : La Société ouverte et ses ennemis, I : L’ascendant de Platon, trad. fr. par J. Bernard et Ph. Monod. On peut résumer ainsi les motifs qui lui font voir en Platon le penseur « totalitaire » par excellence : le « totalitarisme » de Platon tiendrait à son opposition réactionnaire à ces trois fondements de la pensée démocratique sur lesquels repose la « société ouverte », que sont l’élimination des privilèges de nature (égalitarisme), la priorité des droits individuels (individualisme) et la réduction du rôle de l’Etat à la protection des droits des individus et de leurs libertés (libéralisme).
97 « Platon, ancêtre du totalitarisme ? Quelques interprétations contemporaines », dans A. Neschke-Hentschke (éd., avec la collaboration d’A. Etienne), Images de Platon et lectures de ses œuvres, p. 443.
98 Ibid., p. 444.
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