Chapitre VIII. Le mal et la perfection
p. 261-296
Texte intégral
Quelle réalité pour le mal ?
Penser le mal
1Le mal tient d’abord pour Platon à la nécessaire imperfection de l’image au regard du modèle, autrement dit au fait irréductible de l’existence. Pour être plus précis, et pour parler le langage du Philèbe, le mal est l’effet de l’impossibilité d’une absolue suffisance de la détermination ou de la Mesure de l’Illimité par la Limite dans notre existence sensible, humaine en particulier. Comme le dit Luc Brisson, et contrairement à ce que pourrait donner à penser une certaine lecture d’origine aristotélicienne qui fait du mal platonicien un principe à part entière, « chez Platon, le mal général relève de la difformité inhérente aux choses sensibles par rapport aux formes intelligibles dont elles participent »1. On peut donc dire, à la fois que le mal n’est pas, et qu’il y a pourtant du mal2 : le mal n’est pas vraiment, mais il y a du mal dans tout ce qui existe, et ce en proportion de son manque de vraie réalité. Mais si le mal n’est pas ainsi vraiment en ce qu’il n’est pas une essence, il est bien pourtant pensé, et Platon en fait même une « Forme » dans plusieurs textes3. C’est qu’il faut rappeler la distinction possible entre « Forme » (εἶδος) et « essence » (οὐσία) : de même ainsi que l’Illimité et le Non-être peuvent être pensés dans leurs Formes sans être pour autant des « essences », de même, bien que le mal ne soit pas vraiment, il en est pourtant bien une Forme par laquelle peut être pensée la multiplicité des maux physiques et moraux existants.
2La différence entre la cité juste de Platon et Utopie peut alors être ainsi située. Ces deux cités sont pensées comme « vraies », spécialement en ce qu’elles entendent prendre toutes les deux en compte ce fait du mal. Mais la différence, double, est, d’une part que ce n’est pas de la même manière, d’autre part que les enjeux ne sont pas les mêmes. La première différence est que, pour Platon, le traitement du mal est pensé comme une condition de réalisation de l’essence de la cité, ce qui permet de penser, avec sa possibilité, sa vérité, alors qu’il est, en Utopie, directement, un moment même de l’essence, comme son mode d’être. Dans un cas, il s’agit d’assurer la possibilité de l’existence d’une essence, qui exclut le mal dans son immédiate position d’« essence », mais dont on sait qu’elle sera nécessairement éprouvée par lui, du simple fait de l’existence de ce dont sa seule raison d’être est d’être l’essence. Penser en vérité l’essence d’une cité humaine impose que sa possibilité soit alors établie par la pensée des mesures à prendre envers les maux, physiques et moraux, que comporte nécessairement toute société humaine, à partir de l’instant où elle existe. L’essence de la cité platonicienne n’enveloppe pas le mal, en elle-même, ce serait contradictoire. Mais la penser en vérité est en penser les conditions de réalisation, c’est-à-dire spécialement l’art médical et la judicature. Médecins et magistrats sont ainsi des moments de la vraie cité, pour que puissent en être repoussé ce que son existence implique pourtant. En Utopie, les choses sont plus simples : aucun écart entre l’essence et l’existence ne permet d’exclure le mal d’une essence, qui en retour l’intègre sur le mode de sa négation par ses formes institutionnelles. Autrement dit, la perfection de l’essence d’Utopie n’est pas de ne pas comporter de mal, comme la cité juste de Platon, mais de disposer parfaitement des moyens de le combattre.
3Une seconde différence, fondamentale, en découle. En admettant que la vraie cité platonicienne, « vraie » donc particulièrement en ce qui y est pensée son insertion dans ce qui n’est pas elle, puisse venir à exister, ce qui en revanche ne peut pas être philosophiquement pensé, comme nous l’avons vu, elle s’exposera à subir le mal propre à tout ce qui naît. « Tout ce qui est né est sujet à se corrompre »4 : penser les maux attachés à l’existence, et comprendre en conséquence dans ce qui est vraiment, dans l’essence de la vraie cité, de quoi les réduire, ne peut empêcher que, une fois venue à exister, cette cité tendra pourtant à se corrompre et à disparaître. Or, tel ne peut être le cas pour Utopie, penser pour nécessairement durer, puisqu’encore une fois son essence ne peut être altérée par une existence qu’elle est déjà par elle-même.
Maladie et méchanceté
4Cela étant, il convient de distinguer entre le mal compris comme simple effet de la participation des choses sensibles aux essences, et le mal dû au mouvement propre de l’âme. Certes, le second ne peut pas être abstrait de ce qui rend compte du premier, la démesure étant toujours à l’origine du mal, d’une manière ou d’une autre : en accord avec ce que théorisera le Philèbe, le Timée pose ainsi particulièrement « que les plaisirs et les douleurs qui présentent de l’excès doivent être considérés comme les maladies les plus graves pour l’âme » (86b), d’où provient l’altération du jugement à l’origine des mauvais comportements. Il précise de ce point de vue, et ce en une analyse à connotation très fortement matérialiste, ce que doivent premièrement ces désordres à ceux du corps, mais aussi à la mauvaise éducation, à l’influence néfaste de l’opinion publique, et fondamentalement, aux mauvaises institutions (86d-87b). Mais, dans ce cadre, le mal propre de l’âme est l’ignorance, selon la leçon bien connue du Protagoras ou du Gorgias, mais en tenant compte aussi du fait que les Lois voient l’« ignorance la plus grave » comme étant
celle qui se produit lorsque, ayant jugé qu’une chose est belle ou bonne, néanmoins on ne l’aime pas et qu’au contraire on la hait ; tandis qu’au contraire on aime et l’on recherche ce que l’on tient pour être pervers et injuste. Cette discordance entre la peine et le plaisir d’une part, et, d’autre part, l’opinion raisonnable (τἠν κατἀ λόγον δόξαν), je déclare qu’elle est la suprême ignorance (III, 689a)5.
5C’est donc à chacun de vouloir bien vouloir, c’est-à-dire de vouloir se donner les moyens de bien vouloir, de s’efforcer de disposer de la connaissance par laquelle le choix qu’il fera pourra être un bon choix6. Calliclès dans le Gorgias, lui, par exemple, ne veut rien savoir ! Et dès lors, il n’y a rien à faire. Or, avec de telles natures la vraie cité ne pourrait pas exister. Les Lois recommandent en conséquence une double attitude : autant il convient « de prendre en pitié celui dont le mal est guérissable, de le traiter avec douceur », puisqu’on ne fait pas le mal de son plein gré, qu’on en souffre, autant « à l’égard d’un pécheur et d’un méchant qui sont réfractaires à toute influence modératrice et à toute exhortation, il faut lâcher la bride à sa colère » (V, 731b-d).
6Telles sont donc les conditions de réalisation d’une vraie cité, pour les hommes et sur terre : qu’elle se donne les moyens de guérir les malades du corps et de l’âme, lorsqu’ils sont guérissables, mais qu’elle élimine en revanche, sans pitié, ceux qui sont incurables. Les natures méchantes sont ainsi désignées, dans le Politique, comme l’expression brute de la résistance que l’existence oppose à la politique de l’artisan royal. Les sociétés humaines existantes ne pourront jamais être complètement de vraies cités humaines tant qu’elles comprendront des méchants, et c’est pourquoi « l’art politique qui a une réalité authentique conformément à la nature, ne consentira pas de plein gré à construire une communauté politique avec des hommes indifféremment bons et mauvais »7. Mais, de l’art médical à la judicature, la vraie cité a aussi pour fonction de guérir chaque fois que cela est possible. A vrai dire c’est même ontologiquement sa nature : permettre que soit repris ce qui, dans l’existence, doit l’être.
La reconnaissance utopique du mal
7La logique utopique, elle, n’est pas de rectification, mais de position autre. C’est en ce sens qu’il faut y comprendre le statut de la médecine et des peines et châtiments. Le rapport qu’Utopie entretient avec le mal, sous ses diverses formes, n’est pas un rapport d’extériorité mais d’intériorité. Le mal n’est pas une contrainte venue de l’extérieur de l’essence, avec laquelle il faudrait bien composer, et dont la présence réduirait d’autant le caractère parfait d’Utopie. Le mal appartient à la réalité, tout à la fois essence et existence, et Utopie est une cité parfaite en tant qu’elle en est une pensée en acte, c’est-à-dire plus précisément la pensée négative : l’essence de la cité parfaite comprend le mal, mais sur le mode dynamique de la recherche de son atténuation, et ce fondamentalement par le principe du communisme qui s’attaque à ses racines8.
8Le principal ici est que si Utopie doit sa perfection à la nature des relations qu’elle entretient avec le mal, physique et moral, ce n’est pas au sens où Leibniz par exemple verra dans la présence d’un certain mal un moment nécessaire à l’harmonie de l’ensemble. Et c’est d’ailleurs ce qui fonde la critique philosophique que ce dernier fait des romans utopiques qui, parce qu’ils rejettent le mal, se montrent selon lui incapables d’atteindre ce à quoi ils prétendent : « Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. (…) Nous savons d’ailleurs que souvent un mal cause un bien, auquel on ne serait point arrivé sans ce mal »9. Les utopies que cite Leibniz sont sans mal et sans péché, ce qui n’est pas le cas en Utopie. Mais, comme pour elles, le mal, physique ou moral, n’a par lui-même, en Utopie, aucune fonction positive : la perfection d’Utopie ne tient pas à la présence en elle du mal, mais à la façon dont il y est combattu. En tout cas, comprendre l’utopie comme un « idéal politique ou social séduisant, mais irréalisable, dans lequel on ne tient pas compte des faits réels, de la nature de l’homme et des conditions de la vie »10 ne peut donc pas convenir à la définition d’Utopie.
Le mal physique
9Parmi ces « conditions de la vie » dont Utopie tient tout à fait compte, il y a premièrement, la maladie toujours possible. Nous avons vu combien la santé y était « plaisir suprême », « fondement et (…) base de tous les autres »11. C’est pourquoi il y a des hôpitaux en Utopie, quatre au voisinage de chaque ville, et aux bâtiments vastes au point de constituer de véritables faubourgs. Les soins « délicats et attentifs » qui y sont délivrés, la « présence constante des médecins », y témoignent de la présence adaptée de l’humanitas utopique12.
10La santé est la référence du plaisir utopique corporel, et elle ordonne la mise en relation des biens et des maux. Dans ce cadre, il est des souffrances nécessaires à l’obtention d’une meilleure santé, comme il est des jouissances à éviter, sous peine d’altération de cette santé. Mais il est des cas où rien n’y fait : il y a ainsi des malades incurables, et nous le savons, « sans [la santé], il n’y a plus de place pour aucun plaisir »13. Ces gens souffrent, et ne peuvent donc profiter d’aucun plaisir, d’aucun vrai plaisir. On ne peut pas les guérir, mais le plaisir demeure pourtant alors encore l’horizon de l’attitude utopique à leur égard : on ne peut en rester à une simple anesthésie médicamenteuse des douleurs et, à ces malades incurables, les Utopiens apportent en conséquence « la consolation de visites assidues, de conversations, en un mot tout ce qui peut leur apporter quelque soulagement »14.
11Mais en retour, puisque la vie utopique ne mérite d’être vécue qu’en proportion du plaisir qu’elle peut comporter, directement ou indirectement, « si la maladie n’est pas seulement incurable mais s’accompagne de souffrances vraiment atroces et incessantes », il est estimé que continuer à vivre ne consiste en fait qu’« à survivre à sa propre mort ». Continuer à vivre n’est plus alors vivre, et la mort est conseillée au malade, qui fera preuve de sagesse en comprenant qu’elle « ne l’arrachera pas aux douceurs de la vie, mais à un véritable supplice »15. Ce point est fondamental. La vie est par essence plaisir, et on ne peut vivre dans la souffrance que par la procuration des plaisirs à venir que cette souffrance peut laisser espérer, ou dans la mesure où ne s’y trouve pas complètement inaudible l’écho de plaisirs, bien qu’ils ne puissent pourtant alors être pleinement appréciés pour eux-mêmes. Une vie tout entière absorbée par la souffrance n’est plus une vraie vie. En revanche, vivre pleinement est jouir pleinement de vrais plaisirs, et la restauration naturelle de l’harmonie vitale, par la nourriture et la boisson appropriées, procurent de tels plaisirs. Tel est le premier principe médical utopique : au marché, les hôpitaux ont ainsi la priorité, et leur sont réservés les morceaux que les médecins désirent pour leurs malades16.
12Dans ces conditions, la liberté utopique, c’est-à-dire qui se fonde en raison, fait que, si nul n’est envoyé à l’hôpital malgré lui, « il n’est à peu près aucun malade cependant, dans toute la ville, qui ne préfère être hospitalisé plutôt que de rester chez lui »17. La qualité des soins qu’on y trouve est le premier motif, mais il y a aussi le fait d’être assuré d’y voir sa liberté respectée, éventuellement jusqu’à la fin. Si la question devait se poser, en effet, c’est à l’individu seul qu’il revient de décider de mourir, de quitter une vie qui, parce qu’elle est désormais exempte de tout plaisir, n’est en réalité plus qu’une illusion de vie. Il incombe aux prêtres et aux magistrats d’exposer au malade incurable et définitivement souffrant les raisons qui militent en faveur d’une mort anticipée, de lui démontrer où est la sagesse, de lui conseiller d’abandonner ce « chevalet de torture », qu’il s’en débarrasse lui-même, ou bien que, « par un acte de sa volonté, (…) il invite les autres à l’en délivrer ». Mais la décision revient au malade. En cas de refus, les Utopiens « ne mettent personne à mort contre son gré et ne diminuent en rien les soins qu’ils lui rendaient »18. Puisque, comme nous l’avons vu, nul Utopien n’est contraint de vivre selon et pour le plaisir vrai, à ordonner par lui sa vie, il est en effet logique que chacun puisse choisir de vivre même dans la souffrance et qu’il puisse, s’il choisit le plaisir, déterminer par lui-même les voies de ce plaisir. Du « conseil » donné au malade de choisir de cesser de vivre, et ce dans le plein respect de sa propre décision, à la référence au bien-être de l’individu concerné, on peut noter la nette différence avec la perspective platonicienne de la mise à mort des incurables que la loi de la vraie cité doit prévoir, et ce même si la considération de ce qui est bien pour l’individu ne s’en trouve pourtant pas tout à fait exclue19. Telle sont donc, en matière de mal physique, la justice et l’humanitas utopiques, qui impliquent aussi par exemple que les tracas et les faiblesses de la vieillesse soient atténués autant que possible20.
Le mal moral
13Mais il est de fait que, pas plus qu’ils ne sont tous en bonne santé, tous les Utopiens ne sont pas justes et humains. Le vice n’est pas inconnu dans la cité parfaite, comme en témoigne la pratique du jeu de la bataille des vices et des vertus, à vocation immédiatement pédagogique.
Dans ce jeu, on montre très clairement à la fois la désunion des vices entre eux et leur accord contre les vertus ; on voit également quels sont les vices qui s’opposent à telles ou telles vertus, quelles forces les vices déploient dans la lutte ouverte, à quelles machinations ils ont recours quand ils attaquent de flanc, quelle position de défense permet aux vertus d’entamer les armées du vice, par quels stratagèmes elles déjouent leurs attaques, quels moyens enfin permettent à l’un ou l’autre camp de s’assurer la victoire21.
14S’il faut ainsi s’entraîner à combattre les vices en Utopie, dans la complexité de leurs séductions, c’est certainement qu’ils y sont très présents, comme partout ailleurs. Et effectivement il y a bien des crimes et des délits dans la société idéale, et ce à tous les niveaux. La famille, ce noyau de la vie sociale, y est sujette : amours furtives avant le mariage, adultères ensuite22. Mais même les prêtres peuvent être mauvais23 ou les magistrats aspirer à la tyrannie24. Très généralement, les Utopiens sont susceptibles de haine et de colère25, comme tous les hommes. Et comme partout, il en est qui prennent plaisir à en humilier d’autres ou qui rient de la difformité physique de tel ou tel. Cette dernière attitude est particulièrement honteuse, puisqu’elle procède d’un contresens moral essentiel : on ne peut être critiqué que pour ce dont on est responsable, et ainsi c’est le moqueur lui-même qui est alors difforme, moralement, lorsqu’il « reproche à un malheureux, comme un vice, quelque chose qu’il n’était pas en son pouvoir d’éviter »26. Les intentions des Utopiens peuvent donc être méchantes, le mal ne se réduisant pas alors au simple registre des comportements et des perturbations sociales induites : c’est pourquoi en Utopie « toute sollicitation à la débauche expose aux mêmes peines que la débauche elle-même. En toute matière criminelle, la tentative certaine et délibérée est réputée fait accompli. Car ils pensent que l’obstacle qui a empêché l’exécution d’un mauvais dessein n’est pas à porter au bénéfice d’un individu qui a tout fait pour éviter cet obstacle »27.
15Les Utopiens sont des hommes, et l’homme est peccable. Tel est le fait, et ce n’est pas l’ignorance du bien qui est ici en cause : de ce point de vue l’Utopie doit certainement bien davantage au christianisme de More qu’à la tradition platonicienne. Les Utopiens ne sont donc pas plus que les autres hommes à l’abri de l’orgueil, ce « serpent infernal qui, se glissant dans le cœur des hommes pour les empêcher d’engager leur vie sur une route meilleure, à la façon du rémora, les retient et les retarde, (…) monstre trop profondément incrusté chez les hommes pour qu’il soit facile de l’en arracher »28. Arracher le monstre de l’orgueil n’est pas facile, mais Utopie est parfaite pour en offrir la seule voie humaine commune. Deux niveaux sont ici concernés : celui du principe ordonnant ses institutions, c’est-à-dire le communisme par lequel est combattue de façon radicale la cause ultime du mal, et celui des modalités selon lesquelles, puisque mal il y a quand même malgré tout, il est ponctuellement et circonstanciellement traité, c’est-à-dire en l’occurrence puni. Dans les deux cas, l’humanitas s’exprime.
Peines et servitude
16Il y a effectivement des peines en Utopie, et même par-delà la mort. Ainsi celui qui se suicide sans que ses raisons aient reçu l’approbation des prêtres et du Sénat « est jeté ignominieusement dans un marécage »29. Si Utopie n’ignore pas le mal moral (il y a des méchants), ce dernier est donc inscrit dans une perspective fondamentale de justice, selon laquelle le bien va au bien et le mal au mal. Mais c’est l’humanisme qui définit les punitions utopiques. Cette exigence est fondatrice. Elle s’exprime et s’argumente dès le livre I de l’Utopie : ce qui motive de façon essentielle les descriptions du livre I, c’est l’inhumanité des sanctions qui frappent, dans l’Ancien Monde, le moindre délit. Aussi, avant même que Raphaël ait dit ce qu’il en était en Utopie, la référence aux Polylérites, « peuple qui n’est pas sans importance et dont les institutions ne manquent pas de sagesse », annonce l’idée régulatrice utopique en la matière30. Lois et ordonnances y « unissent l’esprit pratique et les sentiments humanitaires. Elles ne sévissent que pour détruire le mal en sauvant les hommes et en les traitant de telle façon qu’ils n’ont d’autre ressource que de devenir meilleurs, de réparer leurs torts le reste de leur vie, avec d’autant plus d’ardeur qu’ils ont fait plus de mal »31.
17Cela condamne naturellement la peine de mort, châtiment ordinaire en Angleterre32, et qui à l’évidence ne « sauve » pas les hommes en leur permettant « de réparer leurs torts le reste de leur vie ». Lorsqu’elle s’applique au vol, l’inhumanité de la peine de mort a de plus pour signification son injustice flagrante. D’une part, de manière absolue, « toutes les richesses du monde ne peuvent égaler le prix de la vie humaine »33. D’autre part, cette suprême sanction frappant indistinctement le vol et le meurtre est contraire à la plus élémentaire équité34. Et encore, non seulement cet indifférentisme ne rend pas justice à la justice et aux lois violées, mais de plus il expose la société à l’accroissement des crimes de sang, dans la mesure où il incite les brigands qui, quelle que soit la gravité de leur faute, s’exposent à la mort, à tuer pour mieux assurer leur sécurité35.
18La punition sociale qui sanctionne de façon normale le mal en Utopie ne consiste donc pas dans la mort mais, comme chez les Polylérites ou chez les anciens Romains, « ces maîtres incontestés dans l’art de gouverner », dans des travaux forcés d’intérêt commun lorsque ce mal est d’importance36. Les Utopiens « estiment que ce procédé n’est pas moins terrible aux scélérats et qu’il est plus profitable à la République qu’une exécution capitale hâtive qui fait immédiatement disparaître les malfaiteurs. D’une part leur travail a plus d’utilité que leur mort et, d’autre part, la leçon de leur châtiment inspire plus longtemps à autrui une crainte salutaire »37. La perception humaniste du mal en Utopie est ainsi tout à fait originale au regard de celle de l’Ancien Monde, puisque le mode de son exclusion est en même temps une des principales voies qui mènent au bien d’Utopie, le travail étant généralement ce par quoi l’île vit, existe. Autrement dit, les criminels sont finalement nécessaires à Utopie, dans le mouvement même qui les combat38. Deux sortes d’individus sont ainsi contraints au travail d’intérêt commun : « Soit l’individu qui chez eux est réduit à la servitude pour une ignominie soit, cas de beaucoup le plus fréquent, des citoyens de ville étrangère, convaincus de forfait et condamnés à la peine capitale »39, le châtiment de la servitude étant dans ce dernier cas explicitement posé en alternative positive à la peine de mort.
19Dans la servitude, le travail est d’abord considéré dans sa dimension de souffrance. C’est en cela qu’il peut être punition. Mais tout travail servile n’est pas pour autant punition par lui-même, pour la raison ontologique fondamentale que le travail n’est pas, en soi, une punition, et parce que la souffrance qui l’accompagne n’est donc pas non plus la marque nécessaire du châtiment. C’est pourquoi, en Utopie « il existe une autre catégorie de serviteurs, celle du manœuvre d’un peuple étranger, courageux mais pauvre, qui a choisi, de plein gré, de venir « servir » chez eux » : pour ces hommes, la servitude est tout le contraire d’une punition, et en conséquence, « hormis la plus grande somme de travail qu’on exige d’hommes endurcis à la fatigue, leur sort n’est pas moins agréable que celui des citoyens ». Mais, cette fois au titre explicite de punition, la souffrance du travail peut aussi être activée. Et alors, la justice utopique veut que le degré de souffrance du travail servile soit en proportion de la faute, et d’abord dans sa dimension subjective. En conséquence, les Utopiens qui, « en dépit de l’excellente formation morale dont ils ont bénéficié, (…) n’ont pas été capables de résister à l’attrait du crime », sont les serviteurs qui sont traités le plus durement40.
20L’horizon de la servilité est cependant toujours la liberté. Cela va de soi pour ceux qui, venus librement, peuvent repartir quand ils le souhaitent, et bien que cela n’arrive pas souvent ; alors « on ne le renvoie pas les mains vides »41. Mais c’est aussi le cas pour ceux dont la servitude est une punition. Une fin principale, humaniste, du châtiment est en effet la modification de la volonté méchante de celui auquel il s’applique. Et donc,
ceux qui supportent leur châtiment avec patience ne sont pas absolument sans espoir. Lorsqu’enfin les maux qu’ils supportent ont brisé leur volonté rebelle et qu’ils donnent la preuve de leur repentir, en montrant qu’ils regrettent leur faute plutôt que la peine qu’elle a entraînée, quelquefois le Gouverneur accorde en usant de son droit de grâce, quelquefois le peuple obtient par ses suffrages l’adoucissement de la servitude ou sa complète remise42.
21Instrument d’effroi pour autrui, en même temps que moyen collectif de production, la servitude utopique est aussi voie de réintégration sociale et morale, sociale car morale, par conversion de la volonté, pour celui qui a sévèrement fauté. « C’est seulement quand les individus que l’on traite ainsi se rebellent ou regimbent, qu’on les met à mort comme des bêtes sauvages et indomptées, des êtres que ni la prison, ni les chaînes n’ont réussi à maîtriser »43. Il ne s’agit pas, dans cette réhabilitation circonstancielle de la peine de mort, d’une inconséquence par rapport au principe humaniste, maintes fois affirmé, du respect de la vie de la personne humaine. La radicalité essentielle utopique n’est pas ici mise en défaut : Utopie est pour les hommes, et s’il est des hommes qui sont devenus inhumains, particulièrement dans le fait qu’ils sont incorrigibles, les droits de l’humanité ne les concernent plus. Dans ce cas, les Utopiens se trouvent dans la même situation anthropologique que lorsqu’ils ont affaire aux Zapolètes, qu’ils n’ont, comme on le sait, « aucun scrupule à conduire à leur perte (…), car ils sont convaincus que le genre humain leur devrait une immense reconnaissance, s’ils arrivaient à purger l’univers de tout ce fumier, d’un peuple aussi répugnant et aussi impie »44. Il faut donc quand même, mais encore par humanitas, qu’Utopie connaisse la peine de mort. Ce ne sont pas les hommes, à vrai dire, qu’elle frappe, mais ceux qui ont explicitement témoigné qu’ils refusaient de l’être. Tel est le cas de ceux qui récidivent dans la trahison de l’amour et de la confiance, vertus d’humanitas au plus haut point. Ainsi, « ceux qui violent le lien conjugal sont frappés de la servitude la plus grave ». Il arrive alors parfois que le conjoint bafoué, continuant à aimer le fautif, soit autorisé à partager sa peine, et même que « le repentir de l’un, le dévouement et le zèle de l’autre, émeuvent le cœur du Gouverneur qui rend à tous deux la liberté. Mais à celui qui retombe dans l’adultère, on inflige la mort »45. Ces crimes d’adultère et de récidive sont si odieux que leurs châtiments sont d’ailleurs les seuls à se voir explicitement inscrits dans la loi : « Pour les autres forfaits, les peines n’ont pas été prévues par la loi. C’est au Sénat de déterminer chaque fois le châtiment le mieux adapté à la perversité plus ou moins prononcée du délit »46.
22La pratique des Polylérites, qui ne sont pas des Utopiens, peut alors ici encore confirmer les finalités utopistes des punitions. Chez eux aussi la peine de mort est pratiquée dans des cas extrêmes, ceux où un prisonnier reçoit de l’argent, se procure des armes, fait disparaître sa marque spéciale, sort des limites de sa région, s’entretient avec un serviteur d’une autre région, et naturellement s’évade, cherche à s’évader ou est complice d’une tentative d’évasion47. On peut trouver que la liste est un peu longue, et que cela fait quand même beaucoup d’occasions de subir cette peine capitale ! Mais l’intention est pourtant tout à fait explicitement humaniste : le sens de cette punition est l’autre punition, celle du service public, dont elle contribue à assurer l’efficacité. C’est pour la solidité du système de servitude que la mort est instituée comme châtiment dernier. D’une part l’intérêt de l’homme social est ainsi garanti, la marque de la perfection de cette pratique étant la sérénité qui caractérise les relations des Polylérites avec leurs prisonniers et dont nous avons vu qu’elle était le sens même du plaisir et du bonheur utopiques48. Mais c’est aussi, peut-être d’abord, l’intérêt des criminels eux-mêmes qui est visé par là. Il faut cette crainte absolue de la mort pour que les prisonniers soient conduits à préférer le travail forcé, auquel naturellement personne n’incline spontanément, et se voient ainsi ouvrir la possibilité d’un salut, la contrepartie nécessaire de la menace de mort étant, comme en Utopie, l’espérance de recouvrer la liberté49.
23Cela étant, les Utopiens « ne cherchent pas seulement à détourner leurs concitoyens du crime par la crainte des châtiments mais ils les incitent aussi à la vertu par la promesse de distinctions honorifiques »50. Plus généralement, ce n’est pas à l’efficacité de la machine administrative de répression que les institutions utopiennes doivent leur perfection. Le principal est ailleurs. Pour mieux l’approcher, il n’est pas inutile de revenir sur la guerre, point en lequel se nouent tous les maux, et dont l’analyse permet aussi d’introduire à la recherche des origines.
La guerre
24C’est à partir du livre I qu’il faut comprendre la guerre : c’est parce qu’elle est criminogène qu’elle est nécessairement extérieure à l’essence d’Utopie, même lorsqu’elle est déclenchée par elle, alors qu’elle est en revanche inhérente aux monarchies d’Europe. Utopie vit avec le mal, mais elle ne le produit certainement pas. Cela introduit ainsi aux principes qu’exposera le livre II : avec la guerre nous avons affaire, de la façon la plus nue, à la volonté de pouvoir, à l’orgueil, c’est-à-dire à tout ce à quoi s’oppose l’humanitas.
25Utopie est pourtant bien née elle-même d’une guerre de conquête, remportée par Utopus et ses soldats sur les Abraxanéens51 : on peut facilement le comprendre, une violence initiale figurant le plus immédiatement la radicale altérité de son être. Mais une fois constituée, la logique de son essence veut qu’en retour elle exclut la guerre, cette fois considérée comme le mode d’être naturel des sociétés dont son existence est la négation. Or, le fait est qu’il lui arrive d’en être à l’initiative, comme lorsqu’il s’agit de libérer de la tyrannie un peuple qui lui demande son aide52, ou plus directement encore dans la fondation de ses colonies. Dans ce dernier cas, il est certes possible de penser la chose comme une réitération, à vocation indéfinie, de sa propre fondation, spécialement alors justifiée par le « droit naturel » de travailler un sol laissé en friche quand l’accroissement de la population l’exige53. Et dans le premier, on peut n’y voir qu’une expression particulière de l’humanitas. Ainsi interprétée, la guerre utopique n’a donc effectivement pas grand chose à voir avec celle que porte l’essence des sociétés de l’Ancien Monde. Le principal ici est que son objectif n’est jamais l’absorption de l’autre, mais toujours le maintien du même dans l’humanitas, la guerre colonisatrice, particulièrement, ayant alors pour seule fonction d’empêcher une déstructuration, et n’étant déclenchée qu’en cas de refus par les populations indigènes de vivre et travailler en commun54. Cela étant, on ne peut pas ne pas remarquer que Vivès n’admettait, lui, aucune justification à la guerre, mal suprême en toutes circonstances imposant de rechercher la paix par dessus tout.
26Il arrive donc aux Utopiens de faire la guerre, et ils la gagnent, les victoires dont ils sont les plus fiers étant celles dues à l’esprit55. C’est ainsi que la démesure, la violence aveugle de la guerre sont, autant que faire se peut, niées par l’usage de la ruse, la génération de discordes chez l’ennemi. Cet immoralisme n’est naturellement pas d’essence utopique : il est l’effet de la supériorité d’Utopie qui lui permet, contrainte à la guerre, d’en limiter ainsi le côté sauvage, naturel, brut, dont, non seulement elle n’est pas cause, mais que son essence même nie. Mais il y a davantage : l’utilisation intelligente de l’or, cause en même temps que symbole de la conflictualité des relations sociales dans l’Ancien Monde, pour la corruption de l’ennemi56, et celle du peuple barbare des Zapolètes comme auxiliaire57, établit avec force la capacité d’une humanité pensée en vérité à régler, en la subsumant, la sauvagerie de l’inhumanité.
27Utopie, donc, n’aime pas la guerre. Sa structure essentielle combat le mal, et de la guerre proviennent toutes sortes de maux, physiques et moraux. C’est la guerre qui, mutilant les hommes, les rend inaptes à l’exercice de leurs ancien métier, et ce alors même qu’ils sont trop vieux pour en apprendre un nouveau : c’est la guerre qui les conduit donc d’abord au vol de survie58. Les guerres ne sont certes pas permanentes. Mais elles fabriquent en permanence des criminels en puissance, soldats désœuvrés que tout apparente à des brigands. En effet, « les brigands font des soldats qui ne manquent pas de courage et les soldats ne sont pas les brigands les moins actifs : il existe entre ces deux métiers une telle analogie ! »59. La guerre appelle la noblesse et ses courtisans, telle est la première articulation. La seigneurie de l’Ancien Monde s’auto-justifie en effet, originellement, par elle. Et les individus qui vivent dans son ombre y sont entretenus pour être des hommes « dont l’âme est plus fière et plus noble que celle des gens de métiers et des paysans » et y sont réputés constituer « la force vive d’une armée et ce qu’elle a de plus solide, si jamais la guerre devait éclater »60. Rien de plus faux, pourtant : ces gens ont pour condition ordinaire l’oisiveté. Loin d’être prêts à se battre, ils sont tout au contraire amollis à des occupations de femme, en sorte qu’artisans et paysans les valent largement, sauf à être de constitution faible ou à être démoralisés par la misère61. Mais en revanche, et c’est cela qui nous importe immédiatement ici, leur oisiveté est directement criminogène : incapables de vivre par les ressources de métiers qu’ils ignorent, ces gens sont des vagabonds en puissance. « Que leur maître vienne à mourir ou qu’eux mêmes tombent malades, les voilà mis à la porte immédiatement, car on préfère nourrir des fainéants que des malades »62. Et pour ne pas mourir de faim, il ne reste à ces pauvres diables que le vol, pour peu qu’ils en aient le courage. Telle est la première origine de la misère criminelle de l’Ancien Monde.
Lorsqu’à force de vagabonder, ils auront usé leurs vêtements et leur santé et qu’ils seront défigurés par la maladie et couverts de haillons, les seigneurs ne daigneront plus les embaucher et les paysans ne se risqueront pas à le faire : ils savent trop bien qu’un homme élevé dans la mollesse, l’oisiveté et les plaisirs, qui, cimeterre et bouclier au côté, a été habitué à mépriser son monde et à jeter des regards de matamore sur tout le voisinage, ne sera jamais capable de manier le hoyau et la bêche, ni n’acceptera pour un mauvais salaire et une chiche nourriture, de se faire le fidèle serviteur d’un pauvre manant63.
28La décision du mal, le vol, est ici à la fois conforme à la morale suprême de la vie à maintenir, et enveloppée dans la décision antérieure, immorale, de l’oisiveté. Mais le pire, ce sont les mercenaires, cette plaie qui infecte particulièrement la France : ces « bêtes fauves », ravagent villes et campagnes, qu’elles sont censées défendre, quand elles ne renversent pas purement et simplement le pouvoir64. Le mal que la guerre produit change ici de contenu : il est hors de question qu’il puisse maintenant s’identifier, si cela a d’ailleurs jamais été le cas, à un quelconque devoir. On peut certes toujours exhiber des causes sociales à la méchanceté des mercenaires, mais cela n’annule pas leur culpabilité foncière, puisque ce n’est pas strictement pour survivre qu’ils agissent ainsi. Cela étant, à défaut de recourir à ces armées de métier, mobiliser des recrues n’est pas non plus sans danger, dans les perspectives de l’Ancien Monde. Les peuples qui y font appel « n’ont en effet aucune confiance dans les recrues sans expérience, à tel point qu’il leur faut chercher des occasions de guerre, de crainte que leurs soldats ne soient plus suffisamment entraînés et, comme le dit Salluste en plaisantant, il leur faut “égorger des êtres humains pour le plaisir, afin d’empêcher que les bras et le courage ne s’engourdissent dans l’inaction” »65.
29La guerre est inhumaine en ce qu’elle détruit les corps. Et elle est donc aussi inhumaine par les perversions morales qu’elle entraîne. En sa pointe extrême, elle fait que les rois, pour l’emporter, mentent, font de fausses promesses, nouent des alliances qu’ils trahissent sans hésitation, et qu’ils appellent « amis » ceux-là mêmes qu’ils tiennent en suspicion comme des ennemis66. Le mal dont il s’agit ici, bien que toujours induit par une certaine « nécessité » sociale, n’est plus du tout du même ordre que celui dont nous sommes partis, où les anciens soldats sans emploi se faisaient criminels pour survivre. En une formule un peu expéditive, on pourrait dire qu’une chose est de voler pour vivre, une autre de vivre pour voler. Dans le dernier cas, la vie n’étant pas en jeu, mais seulement son mauvais usage, rien n’excuse le mal, qui apparaît alors comme expression pure de l’orgueil et de la perversité toujours possible de l’homme.
30La guerre est à l’origine du mal moral, dans toutes ses dimensions, et est aussi une source du mal physique. C’est pourquoi l’essence d’Utopie l’exclut, et c’est ainsi en négatif que le livre I présente la vraie cité. Or, pour l’introduire plus positivement, ce livre fait apparaître des peuples qui, tout en restant encore dans le registre de ces sociétés qu’elle n’est pas, lui ressemblent pourtant partiellement. A l’origine de la guerre, de ses crimes et de son immoralité, il y a le désir du pouvoir, effet de l’orgueil des grands : les Achoriens sont ainsi supposés avoir aussi un roi, et ils font aussi la guerre pour son bénéfice. Mais, eux, ils sont conscients des troubles induits par les conquêtes : avec la victoire, la paix ne signifie pas vraiment la fin de la guerre. Les combats continuent nécessairement, « à l’intérieur des insurrections, à l’extérieur, des attaques contre le peuple annexé », et avec cela tout ce qui accompagne habituellement les temps de guerre, la corruption des mœurs, le goût du brigandage, l’accoutumance au meurtre, le mépris des lois. L’utopisme des Achoriens consiste alors dans le choix de renoncer à la terre conquise, ce dont ils convainquent leur roi67.
31Du livre I au livre II, une voie se trouve donc ainsi ouverte vers ce qui est le principal, et qui est autre chose : la tout autre société d’Utopie, dont l’essence est telle qu’elle ne génère pas, elle, la guerre. L’humanisme utopique se démarque ici d’une position comme celle d’Erasme, dont la Complainte de la Paix (1517) en appelle dans son épilogue aux dirigeants des sociétés existantes : « J’en appelle à vous, princes, de la volonté de qui dépendent principalement les affaires du monde, qui représentez parmi les mortels l’image du Christ-Roi. Reconnaissez la voix de votre Seigneur qui vous exhorte à la paix. Dites-vous que l’univers tout entier, épuisé par les maux dont il souffre depuis si longtemps, vous la réclame ardemment »68. Avec le livre II de l’Utopie, il s’agit plutôt de bien déterminer le lieu qui importe si l’on veut comprendre ce qui, généralement, nourrit le mal, moral et physique, et en conséquence de situer ce qu’il convient d’éliminer : c’est alors du mal social dont il s’agit, et c’est par ses structures qui l’excluent qu’Utopie est parfaite.
Mal social et méthode utopiste
32La question de l’Utopie est donc de principe, et elle a pour vraie réponse, dans le livre II, l’exposition de l’essence d’Utopie comme vraie cité, vraie république. Toutefois, la méthode que nous avons déjà deux fois introduite, d’observation des façons d’être de peuples qui évoquent celles d’Utopie69, en constitue une approche dans le livre I. Cette méthode n’est à vrai dire, elle-même, qu’un des éléments d’une méthode un peu plus générale, que l’on peut qualifier d’« utopiste » pour son rapport indirect à la seule vraie méthode à proprement parler « utopique », qu’est donc l’exposition directe de l’essence d’Utopie en elle-même. Afin de pouvoir examiner cette « méthode utopiste » de plus près, il est nécessaire de revenir sur le sens de l’articulation des deux livres de l’Utopie, et ce particulièrement à la lumière des conditions sociales de la responsabilité humaine que nous venons d’évoquer.
Moralités abstraite et concrète
33Le laïc qui, à la table du Cardinal Morton au livre I, vantait la peine de mort en Angleterre, ne pouvait s’empêcher de s’étonner de ce paradoxe que, « par une sorte de fatalité (quo malo fato), moins [les criminels] échappaient au châtiment, plus ils pullulaient partout »70. Nous avons déjà vu que l’application indifférenciée de la sanction suprême incite en effet le criminel à ne pas hésiter à procéder au mal suprême. Mais il y a bien davantage. Raphaël, qui revient d’Utopie, sait qu’on ne doit pas voir dans la démultiplication de la criminalité en Angleterre, contrairement à ce qu’en pense le laïc, l’effet de la « fatalité », mais de différences d’essences sociales. L’inhumanité et l’inefficacité des peines dans l’Ancien Monde sont le reflet et l’effet du désordre social qu’on y trouve, en une logique qui conduit une société à sanctionner toujours plus durement ce qu’elle incline à produire toujours davantage.
34Le crime est certes d’ordre moral. Il engage la responsabilité humaine et il signifie la décision du mal. Mais cette décision n’a pas partout les mêmes conditions et donc les mêmes formes. Celles de l’Ancien Monde ne sont pas celles d’Utopie : si on vole en Europe c’est d’abord pour manger, et c’est pourquoi « aucun châtiment n’est assez grand pour empêcher de voler ceux qui n’ont pas d’autre moyen de se procurer leur subsistance », puisqu’alors chacun se trouve contraint « à la cruelle nécessité d’abord de se faire voleur, pour se faire mettre à mort ensuite »71. On pourrait certes objecter à cela que la liberté est la liberté, la vertu, la vertu et que puisque voler est mal, le miséreux pourrait, par grandeur morale, choisir de mourir. On pourrait d’autant plus le faire que, pour celui qui meurt de faim, ce ne sont en réalité que deux sortes de mort qui sont proposées, l’une plus proche, l’autre plus éloignée. Faut-il donc voir dans la décision de la mort éloignée une abdication de la vertu, qui en retour légitimerait précisément cette mort ? L’humanisme utopique ne raisonne pas ainsi. Sa morale est ordonnée par la vie, par le maintien de cette vie, par la restauration des harmonies vitales. Choisir de voler est certes mal, mais cela n’empêche pas que voler par « nécessité », lorsqu’il n’y a pas d’autres moyens pour vivre, n’est pas immoral, parce que vivre n’est pas immoral et que c’est même ce à partir de quoi il convient de penser la morale. La vie contre la mort, tel est le principe utopique, qui a pour application correcte la volonté de la mort éloignée contre celle de la mort proche, lorsque de toutes façons mort il doit y avoir.
35La morale utopique est concrète. Si elle commande absolument le respect du bien contre le mal, ce n’est pas abstraitement. L’utopie est avant tout une analyse des contenus socio-historiquement déterminés du bien et du mal. Il est mal de voler, mais mieux de voler pour survivre que de mourir. Il est bien de choisir de travailler plutôt que de voler, mais ce n’est pas bien ne pas pouvoir trouver de travail, et voler est alors autant un devoir qu’une nécessité. Le laïc a formellement raison : au vol « les remèdes existent (…) ! Il y a les métiers, il y a l’agriculture. Ces travaux donnent de quoi vivre à tous, sauf à ceux qui d’eux-mêmes préfèrent être malfaiteurs »72. Mais il ne voit pas que cette raison est d’Utopie, pas de l’Ancien Monde où, soit le travail manque, soit les hommes sont de fait incapables de s’y livrer73. Le livre I pose ici la question principale : pourquoi cela ? De la réponse à cette question découle en retour celle des conditions de la vertu, par lesquelles Utopie peut proprement mériter le nom de vraie cité et de cité parfaite, et par là rendre heureux les hommes.
36Utopie est l’autre des sociétés existantes, et sa première figure se donne à penser, dans le livre I, comme l’envers du mode d’être des sociétés empiriques réellement existantes. Elle doit être ce que ne sont pas les monarchies européennes, ce que les descriptions du livre II donneront ensuite, directement, à voir en même temps qu’à penser. Savoir ce qu’est Utopie est inscrit dans un premier temps dans le savoir de ce qu’elle n’est pas. Telle est la première expression de sa fonction normative, par laquelle elle fonde la dévaluation de ces sociétés existantes. La méthode est d’abord négative. Mais qu’Utopie ait vocation à être, par elle-même, un traité philosophique implique que sa présence négative dans le livre I appelle la recherche d’articulations, de mises en évidence des enchaînements logiques, des hiérarchisations de déterminations, des ordres de causalité. Dans ce cadre, la question est donc ici plus précisément de rendre compte de la « nécessité » du crime dans l’Ancien Monde afin que, dans les conditions d’une société pleinement conforme à la nature humaine, son choix éventuel puisse être pensé comme pouvant relever pleinement de la seule responsabilité individuelle.
Le principe du mal : la propriété privée
37La couche parasite et criminelle en puissance, dont nous avons dit plus haut ce que les guerres dans l’Ancien Monde lui devaient, présente bien, dans son existence socialement et moralement injustifiée, l’essence des sociétés de l’Ancien Monde, sociétés à la dérive et dont l’être est hanté par le néant et par le mal. Elle ne peut vivre que par le bon vouloir de la noblesse, qui elle-même assure les conditions de sa propre oisiveté en exploitant le travail d’autrui. Avec cela, nous entrons dans le vrai registre explicatif de la misère et des crimes qu’elle induit. Les nobles, qui vivent « comme des frelons nourris du labeur d’autrui »74 et qui, « pour accroître leurs revenus » ont pour pratique « de rogner leurs fermiers jusqu’à l’os », sont dans une large mesure ceux qui, dans l’Angleterre de More, pour approvisionner l’industrie de la laine, enclosent de grandes parties du pâturage commun et des terrains cultivables pour y nourrir les troupeaux ovins. La période est en effet celle de l’intégration du capitalisme manufacturier naissant à l’organisation traditionnelle féodale et cléricale.
Les seigneurs de grande et de petite noblesse et même quelques abbés, de saintes gens, ne se contentent plus des revenus et des fruits annuels que leurs prédécesseurs avaient coutume de retirer de leurs terres : non contents d’une vie d’oisiveté et de luxe qui ne sert en rien le bien général, – quand elle ne lui porte pas préjudice – ils ne laissent rien pour la culture, dressent partout des clôtures autour des pâturages, démolissent les maisons, ruinent les bourgs, ne laissent debout que les églises pour en faire des bergeries.
38Et ainsi, selon la formule qui deviendra célèbre, on en vient à ce que « les moutons (…) dévorent (…) les hommes »75. La logique induite par la propriété privée produit ici tous ses effets, et c’est en fait encore de guerre dont il s’agit : violences contre les paysans, expropriations brutales, ruses et vexations sont les voies de la destruction d’un mode de production par un autre. Nous avons ici un mal moral que rien n’excuse, qui relève bien d’un mal social, mais dont la « nécessité » est acceptée et voulue, et avec cela vient le mal physique qui à son tour nourrit la criminalité, puisqu’ainsi dépouillée il ne reste bientôt à la malheureuse population travailleuse que le vol, et donc la pendaison à suivre76. Comme l’écrit J.H. Hexter, « le génie de More ne réside pas en ce qu’il a découvert des maux [sociaux] spécifiques, mais en ce qu’il les a traités comme un système où tout est interrelié ; on n’a pas affaire à des plantes individuelles mais à des excroissances qui, tout en apparaissant séparées à la surface, ont une racine cachée qui leur est commune »77.
39La propriété privée, et la cupidité humaine qui la porte, sont les causes en dernière instance de la misère humaine, dont les fondements physiques sont l’impossibilité de travailler pour gagner sa vie et l’impossibilité de se procurer les biens qui sont nécessaires à cette vie. Tout devient en effet nécessairement trop cher lorsque la consommation est commandée par la recherche du profit. Non seulement les secteurs de la production qui rapportent moins sont abandonnés, et en conséquence la rareté des produits en fait les prix inaccessibles, mais même dans les secteurs privilégiés les prix tendent à augmenter : la logique marchande y implique la formation d’un « oligopole », au pouvoir absolu en matière de prix. Ainsi, en ce qui concerne la situation de l’Angleterre de More par exemple, « les troupeaux sont en effet à peu près tous passés entre les mains de quelques personnes, des individus fort riches qui ne se trouvent jamais forcés de vendre à moins qu’il ne leur plaise de le faire ; et il ne leur plaira de vendre que lorsqu’ils pourront imposer le prix qui leur plaît »78.
40Le mal présente en ce point la diversité possible de ses sens. Il est d’abord immédiatement de l’ordre du pur fait subi, comme la maladie par exemple, et telle est la misère des Anglais brutalisés par le capitalisme. Mais il est donc aussi structurel, mal social, tendance économique portée par les appétits des hommes. Il y a là encore un fait objectivement déterminable, mais ce fait là relève directement de la responsabilité humaine. Et « ainsi, ce qui semblait rendre [l’Angleterre] la plus heureuse du monde se transforme, par la cupidité de quelques individus sans scrupule, en calamité »79. Ici apparaît l’acception la plus vraie du mal, à comprendre comme absence de scrupule, méchanceté, volonté cupide, immorale, c’est-à-dire fondamentalement volonté dénuée d’humanitas. « Que peuvent (…) faire alors [les victimes de ce mal], je vous le demande, sinon mendier ou, ce que les âmes “nobles” accepteront plus facilement, voler »80. Il est mal de mendier et de voler. Mais il est encore plus mal de se suicider, de ne pas vouloir vivre, et donc de ne mendier ni voler, quand aucune autre possibilité n’existe. Et dans cette situation alors, en un retournement complet des valeurs d’un moralisme au service des possédants, il est mieux de voler, car ce faisant la dépendance à ce qui est l’origine du mal est niée, l’homme malheureux ne subit plus, l’initiative lui revient, il agit, et sans que cela soit bien, c’est en tout cas plus humain.
41On peut aussi dire qu’ici un infini en engendre un autre, par la médiation d’un fini. Le marché aux échanges sans limite, et que permet l’équivalent universel de la monnaie, est une figure de l’infini. De lui naît cet « oligopole », qui réduit l’effectivité des échanges, comme une forme finie se détachant sur le fond des possibilités infinies du commerce capitaliste. Et par l’« oligopole » viennent les pénuries, les dysharmonies, les diverses violences et souffrances, l’hybris, c’est-à-dire une autre figure de l’infini.
La méthode utopiste
42Cela étant, l’analyse de la propriété privée et de l’argent est particulièrement menée, dans le livre I, selon la même méthode que celle utilisée à propos de la guerre ou des châtiments : appeler Utopie par les sociétés qui lui ressemblent, et dont l’existence supposée fait directement contraste avec les pratiques induites par l’Ancien Monde, présentées quant à elles dans le terme de leur immoralité. Nous l’avons dit, la méthode à l’œuvre dans le livre I consiste à faire ainsi apparaître indirectement l’essence d’Utopie, en s’articulant à l’image qu’en donnera Raphaël. Il est donc possible de distinguer deux moments de ce que nous avons appelé la « méthode utopiste » : il s’agit de dessiner le contenu essentiel de la réalité étudiée dans l’Ancien Monde, en l’éclairant d’une part par ce qu’elle implique lorsqu’elle est poussée jusqu’au au bout de sa logique, à la façon dont est par ailleurs présentée Utopie, et ce en l’examinant au plan suprême des comportements d’un roi, d’autre part par son négatif propre, qui n’est pas encore le positif d’Utopie, c’est-à-dire en exposant ce qu’il pourrait en être de cette réalité chez des peuples supposés, relevant toujours de la logique de cette réalité, mais dans l’utopisme de modalités acceptables.
43En ce qui concerne ce dernier point, nous avons donc déjà vu comment la référence aux Polylérites, « peuple qui n’est pas sans importance et dont les institutions ne manquent pas de sagesse », annonçait l’idée régulatrice utopique en matière pénale81, et ce que les Achoriens pouvaient apporter à l’idée de paix. Plus généralement, la méthode utopiste fait usage « des villes et des États très peuplés dont les institutions étaient loin d’être mauvaises »82, que Raphaël et ses compagnons ont spécialement découverts dans le Nouveau Monde, avant Utopie. Ainsi, « si Raphaël a remarqué chez les peuples du Nouveau Monde quantité de coutumes mal inspirées, il n’a pas manqué non plus d’en rapporter un nombre, non négligeable, d’où nous pourrions tirer des leçons en vue de corriger les abus qui sévissent dans nos villes, nos nations, nos peuples et nos royaumes »83.
44Et de fait, il s’agit bien ici de « corriger les abus », et non de proposer une autre logique, d’autres structures essentielles : la méthode utopiste mise en œuvre par Raphaël dans le livre I consiste à analyser « avec beaucoup de jugement les erreurs commises soit chez nous, soit chez ces peuplades, et bien souvent des deux côtés à la fois ; il montrait parmi les mesures édictées chez nous et celles qui existent chez elles, quelles étaient les plus sages »84. Comme méthode procédant, d’une part par radicalisation, d’autre part par renversement relatif, la méthode du livre I demeure donc totalement interne aux structures essentielles des sociétés de l’Ancien Monde, ce qui lui interdit de pouvoir achever l’analyse. Son plein développement le fait apparaître clairement : le deuxième moment de cette méthode (dont la référence aux divers peuples du Nouveau Monde constitue le noyau) nourrit une perspective réformiste qui, comme nous le verrons, se déployant alors pour elle-même conduit à son nécessaire dépassement dans la description d’Utopie, position d’une essence tout autre pouvant seule valoir comme véritable alternative.
45En ce qui concerne le premier moment, c’est-à-dire la mise à l’épreuve du mode d’être de l’Ancien Monde par le tableau cru de ses dérives extrêmes, on peut d’abord relever que la recherche de l’enrichissement du Trésor royal est la source nécessaire de conduites proprement immorales : manipulations de la monnaie85, impôts abusifs, usages pervers de la loi86, corruption des juges et chicanes juridiques87. Le pire en matière d’immoralité est l’hypocrisie à laquelle les rois sont alors invités dans ce cadre. C’est sous le masque de la justice et du Droit, en leurs noms, que s’effectuent ces pratiques qui ne leur doivent pourtant rien. Ainsi, à propos des amendes exigées pour la transgression de lois dont plus personne ne se souvient, « il n’existe pas de plus abondante ressource ni, en même temps, de plus honorable, puisqu’elle se couvre du masque de la justice »88. De même, et ceci prolonge cela, c’est au nom de l’affection pour le peuple et de son bien-être qu’est systématiquement organisée sa spoliation. Par exemple, tel va conseiller au roi « de feindre l’imminence d’une guerre, afin, par ce prétexte, de collecter beaucoup d’argent. Au moment jugé opportun, que l’on fasse la paix et qu’on la célèbre avec force cérémonies religieuses, pour éblouir les yeux du menu peuple par la vue d’un prince pieux et compatissant, qui refuse de verser le sang »89.
46More, de ce point de vue, n’est à l’évidence pas en retrait par rapport aux analyses de Machiavel90. Mais ce qui porte la sienne est que, pour lui, le pouvoir a un contenu d’abord économique. Là où la philosophie politique de l’Ancien Monde entend, selon l’axiome repris de Crassus, qu’un « un roi ne peut mal faire, quand bien même il le voudrait »91, More avance le fait de la possession universelle royale, que justifie le principe selon lequel « tous les biens de tous (…) appartiennent [au roi] ; même les hommes sont à lui ; chacun ne possède vraiment en propre que ce que la bonté royale ne lui a pas confisqué »92. C’est ainsi fondamentalement parce que les roi de l’Ancien Monde se considèrent et sont considérés comme les propriétaires du Trésor royal, qu’ils ne peuvent pas être les véritables représentants de l’intérêt général, agissant au nom de leur nation. De là viennent, d’une part la guerre, puisque telle est la justification courante de la nécessaire richesse royale93, d’autre part la pauvreté du peuple, à la fois moyen direct de l’enrichissement du monarque et moyen politique pour assurer son pouvoir. En ce qui concerne ce dernier point, la conception courante est la suivante :
Il importe d’ailleurs beaucoup au roi que le peu que chacun possède soit réduit au minimum. La sécurité du monarque suppose que le peuple ne puisse pas s’abandonner aux facilités de la richesse et de la liberté : ces avantages rendent les sujets moins patients à supporter les ordres sévères et injustes. Au contraire, la misère et les privations émoussent les caractères, donnent de la patience et enlèvent aux opprimés la générosité et le noble courage de se r évolter94.
47Ainsi tout s’articule : mal social et mal moral, misère et soif de possession, en un ordre de déterminations où les structures économiques portent l’orgueil en même temps qu’elles en sont l’effet. La liberté humaine n’a donc pas un contenu univoque. Les situations dans lesquelles elle s’exerce lui donnent des sens qui peuvent être bien différents. Son contenu général étant ici la décision du mal, elle va de la volonté délibérément mauvaise, au choix simple et brutal de la moins mauvaise solution pour survivre. La méthode utopiste du livre I, dont l’objet est de donner à penser ce qu’il peut en être d’un bon usage de cette liberté, qui a naturellement aussi le bien comme possibilité, présente pour cela les erreurs qui font corps avec le mal, toujours dans leurs articulations. Examinées en leur plus haut niveau, celui du comportement royal, les erreurs de l’Ancien Monde apparaissent immédiatement sous deux formes politiques.
48Premièrement, l’ordre normal des choses est que « les citoyens se choisissent un roi pour sauvegarder leurs propres intérêts et non pas les siens ; que son dévouement et ses efforts doivent leur permettre de vivre à l’aise, et à l’abri des injustices ; que pour cette raison, le monarque, à l’exemple du berger dont le devoir est de paître les brebis avant de se nourrir lui-même, pense au bonheur de son peuple, avant de songer au sien »95. Nous aurons à revenir sur cette traditionnelle image du berger, et sur sa pertinence dans une perspective proprement utopique. Elle a simplement ici pour objet de montrer que le pouvoir politique n’a pas pour fin l’intérêt de celui qui l’exerce, mais celui de ceux sur qui il s’exerce. A ne pas le vouloir et le savoir, le roi s’expose, de plus, à le perdre, se trompant donc encore, deuxièmement, lorsqu’il pense assurer au mieux sa sécurité par la misère de son peuple. C’est tout le contraire qui est vrai : un peuple malheureux se révoltera. En effet, « n’est-ce pas celui qui n’a rien à perdre du désordre qui est le plus agressif et le plus audacieux dans un bouleversement général dont il espère tirer quelque avantage ? »96. De son propre point de vue de dirigeant, le calcul n’est donc pas bon. Il en est dans la perspective politique comme dans la perspective morale : tout dépend de la qualité du calcul, de ce sur quoi il porte et qu’il agence. D’une erreur à l’autre, et d’une vérité à l’autre : si le vrai but du pouvoir politique est l’intérêt des citoyens, le seul vrai moyen pour atteindre cet objectif ne peut être que la justice. C’est pourquoi, « si un roi est tellement méprisé ou haï de ses sujets que pour les maintenir dans le droit chemin il doit, à force d’injustices, d’exactions, de confiscations, les réduire à la mendicité, il ferait mieux de renoncer sur le champ à la royauté plutôt que de la garder au moyen d’artifices qui ne lui laissent du pouvoir que le nom mais lui en font certainement perdre la majesté »97.
49La méchanceté des gouvernants a pour contenu ces erreurs politiques, sur ce que suppose véritablement l’intérêt de celui qui a le pouvoir, sur la fin de ce pouvoir politique et sur les voies naturelles de son exercice. Le bonheur du peuple devrait donc être l’objet essentiel de la volonté du monarque : « L’honneur du roi exige qu’il exerce le pouvoir non pas sur des mendiants, mais sur un peuple heureux et riche. (…) En vérité, celui qui, tout seul, se gorge de plaisir et de luxe, tandis qu’autour de lui ce ne sont que gémissements et lamentations, n’est pas le gardien d’un royaume mais d’une prison »98. Lorsqu’il choisit son propre plaisir contre celui de ses sujets le roi se trompe mais, très particulièrement, il se trompe sur son propre plaisir lui-même, sur sa vraie nature, et sur les voies pour l’obtenir. Nous l’avons vu, non seulement un plaisir qui se paye de la souffrance d’autrui n’est pas un vrai plaisir, mais de plus ce faux plaisir ne pourra même pas, en fait, être obtenu. L’erreur est donc morale en même temps que politique. Les apparences de moralité qu’il pourrait réussir à imposer à son peuple, dans cette perspective, ne doivent pas faire illusion : « Un chef qui ne réussit à réformer la vie des citoyens qu’en leur enlevant tous les plaisirs de l’existence, avoue qu’il ne sait pas commander à des hommes libres »99. Encore une fois, le principe utopique de la morale est le plaisir, mais le vrai plaisir.
50Le positionnement de l’analyse au niveau social suprême du comportement royal dans l’Ancien Monde fait ainsi bien apparaître qu’à la base de la souffrance du peuple et des divers maux moraux se trouve un complexe, où le mal social de l’argent et de la propriété privée est en correspondance avec la volonté mauvaise, toute de cupidité et d’orgueil, et avec l’ignorance des vrais biens, c’est-à-dire des vrais plaisirs, en un jeu d’expressions qui engage complètement à la fois la responsabilité humaine, l’ignorance et les structures sociales essentielles. L’immoralité ambiante des sociétés mal ordonnées est donc inévitable, aussi nécessaire que les mécanismes économiques du marché ou que la guerre. Mais elle démultiplie, de plus, en sa spirale propre, le malheur des hommes.
Et pour comble, à cette misérable pauvreté, à cette disette vient s’ajouter un goût du luxe bien malséant. Car, et chez les serviteurs de la noblesse, et chez les artisans, et presque autant chez les paysans, bref, dans tous les rangs de la société, on affiche dans le vêtement une somptuosité insolente et l’on apporte à la table d’excessifs raffinements. Ensuite, les tavernes, les bouges, les maisons publiques et ces autres maisons publiques où se débitent le vin et la bière, enfin cette multitude de jeux détestables, les dés, les cartes, les dames, la paume, la balle, les palets, après avoir rapidement épuisé l’argent de leurs adeptes, ne les envoient-ils pas tout droit sur la route du brigandage ?100
51Société contre société, bonheur contre malheur, moralité et plaisirs contre immoralité et souffrances : la perfection utopique du communisme est un autre complexe, un autre jeu de correspondances, dans lequel particulièrement la liberté est en position d’épanouissement et qui a pour sens la jouissance de vrais plaisirs. Le livre I en est l’attente et l’appel. En ce point, la « méthode utopiste » nourrit plus précisément un réformisme utopiste. Des améliorations possibles, internes aux sociétés désordonnées de l’Ancien Monde, y sont pensées, se nourrissant de l’image d’un peuple qui, ailleurs, est heureux par sa façon de résister aux logiques de l’argent et de la propriété privée, et ce bien qu’il ne les remette pas pour autant vraiment en cause. L’enjeu en est la volonté, l’action, un encouragement à croire en ce que peut, toujours, la liberté humaine.
Le réformisme utopiste
Le réformisme de Raphaël
52Il existe donc un réformisme utopiste, exposé par Raphaël et qui, au plus près de la situation anglaise réelle, expose ce que l’on pourrait appeler des mesures d’accompagnement de l’économie de marché. Il faut empêcher que celle-ci ne conduise à la ruine de l’agriculture. Il conviendrait donc, d’abord, de décréter que ceux qui ont détruit fermes et villages les reconstruisent ou les cèdent à ceux qui accepteraient de le faire. Plus profondément et plus largement, mais sans que l’on touche encore en rien à l’essentiel, Raphaël conseille : « Mettez un frein aux achats massifs des riches et restreignez la liberté de tout ce qui ressemble à un monopole »101. Ces mesures sont politiques. Elles supposent un pouvoir décidé, agissant pour l’intérêt général, et qui ne soit pas le simple relais d’une économie souveraine. Et c’est encore de volontarisme dont il s’agit, avec la politique de l’emploi que prône Raphaël : « qu’on nourrisse moins de fainéants ! (…) Que l’on crée des emplois honnêtes pour occuper la foule des gens oisifs, soit ceux que jusqu’à présent la misère a rendus voleurs, soit ceux qui aujourd’hui sont vagabonds ou serviteurs oisifs et qui seront certainement et les uns et les autres les voleurs de demain ! »102. Avec ce volontarisme, nous sommes donc bien loin de la « fatalité » du crime à laquelle se complaisait, on s’en souvient, le laïc103. Qui ne s’attaque pas, d’abord, aux maux dont naissent les voleurs, ne fait rien d’autre « que de fabriquer des voleurs pour pouvoir les punir ensuite »104.
53L’Ancien Monde a des rois. Nous l’avons déjà vu pour la guerre, cela n’implique pas fatalement le malheur de leurs peuples : il n’est pas inimaginable de supposer un peuple, les Achoriens en l’occurrence, qui arrive à convaincre son roi de renoncer aux conquêtes. Dans le monde réel de l’Europe, aussi, un réformisme monarchique utopiste est possible en pensée, qui demande que
le roi se consacre au royaume de ses pères, qu’il l’embellisse autant qu’il le peut, qu’il le rende florissant au plus haut point ; qu’il aime ses sujets et se fasse aimer d’eux ; qu’il vive au milieu d’eux et règne par la douceur ; et, quant aux autres royaumes, qu’il les laisse prospérer en paix, puisque celui qui lui est échu pour le moment est amplement et plus qu’amplement suffisant105.
54Le cadre est bien toujours celui de l’argent et de la propriété privée. Mais on peut penser à un roi-propriétaire, qui toutefois « vive sans nuire à personne et de son seul patrimoine ; [qui] aligne ses dépenses sur ses revenus »106. Celui-là serait en mesure de corriger son orgueil, on peut penser qu’il préférerait « que de sages institutions préviennent le mal chez ses sujets plutôt que de le laisser grandir pour le punir ensuite ». Les Macariens, « un peuple dont le pays n’est pas très éloigné de l’île d’Utopie », et dans lequel la loi limite le Trésor royal, aux moyens nécessaires pour combattre des rebelles ou des invasions, présentent une image de cette situation. L’avantage de cette mesure est triple : lui en ôtant les conditions matérielles, elle empêche que le roi ne se lance dans des guerres de conquêtes ; elle permet que circulent les numéraires indispensables aux bons échanges de marchandises dans le pays et, comme le roi se trouve contraint de redistribuer tout excédent, il cherchera moins les occasions de violer le droit. « Un roi comme celui-là serait la terreur des méchants et l’amour des gens de bien »107.
55Tel est le réformisme exposé par Raphaël dans le livre I : fondamentalement, le mal moral, en ses diverses figures, répond au mal social de la propriété privée et de l’argent dans les sociétés de l’Ancien Monde. La propriété royale universelle en est la forme ultime, et elle enveloppe une direction politique arbitraire. Mais des aménagements du mode d’existence de ces sociétés sont pourtant envisageables, en une pensée directement politique (le programme réformiste de Raphaël), qui s’encourage d’images utopiste (les peuples qui ressemblent à Utopie). Cela étant, ce ne sont en fait pas de vraies solutions car, à les examiner de plus près, elles manquent à la fois de réalité et de raison. Raphaël ne se fait aucune illusion. En Europe du moins, il n’a aucune chance d’être écouté et que ses propositions puissent se réaliser : « Si je prodiguais ces réflexions, et d’autres semblables, à des personnages fort enclins à prendre le parti contraire, est-ce que je ne conterais pas une histoire à des sourds ?… (…) A quoi bon ? comment un langage aussi insolite pourrait-il émouvoir des personnes dont l’esprit est plein de préjugés et de convictions toutes contraires ? »108.
56De fait, les princes ne pensent qu’à la guerre et ne sont absolument pas disposés à entendre un quelconque langage que motiverait la paix. Et leurs conseillers sont si imbus d’eux-mêmes qu’il est parfaitement inutile de vouloir leur montrer d’autres voies : il n’y a que le souci de ne pas déplaire aux favoris du moment qui puisse, éventuellement, les faire changer d’avis. L’enjeu n’est pas pour eux la vérité, ni a fortiori l’intérêt public, mais leur réputation. Et la réputation en général, en retour, vaut argument par elle-même à leurs yeux. L’échec du réformisme utopiste éclaire ici alors, singulièrement, ce qu’exige la raison, et ce que manifeste, dans ses modalités propres, le livre II avec la description d’Utopie : le caractère de la raison est d’être ouvert, essentiellement novateur, inventif. C’est ainsi qu’Utopie, par sa seule présence, s’oppose totalement à ce que le simple rappel de la tradition puisse avoir une quelconque valeur argumentative. « Si les arguments (…) font défaut [à ces conseillers], ils s’empressent de recourir à celui-ci : “ce que nous proposons, disent-ils, a l’approbation de nos ancêtres !” Sur ces paroles, comme sur une incomparable conclusion, ils se rassoient »109. Utopie, elle, est une tout autre cité en ce que, premièrement, son être, parce qu’il est de raison, est autre au regard de ce qui soutient les sociétés de l’Ancien Monde, deuxièmement en ce que ce mode d’être de raison est d’ouverture et d’une altérité toujours possible.
57Le livre I, en ce point, détermine très clairement le statut du livre II : si la raison a ainsi pour forme l’ouverture possible, c’est aux fins exclusives de sa propre avancée, et non par griserie vide, pour le seul plaisir du changement, de contredire l’existant et le reconnu. Ce n’est pas ainsi la tradition en tant que telle que nie Utopie, mais qu’elle puisse servir d’argument par elle seule : les hommes ne sont pas moins fautifs lorsqu’ils laissent tomber « le plus tranquillement du monde ce que [les anciens] ont légué de mieux » que lorsqu’il nient une avancée judicieuse de l’esprit humain110.
Possibilités réformistes
58Cela étant, on pourrait peut-être penser que, si échec prévisible du réformisme utopiste il y a, c’est par défaut de réformisme. Sur la pente du réformisme, ne faut-il pas encore descendre, adapter de toujours plus près ses idées à ce qui existe, pour pouvoir ainsi avoir l’aval des princes et des conseillers ? N’est-ce pas ce qu’exige, en fait, la raison ? More-le-personnage le croit et en avance la défense. On ne peut effectivement pas nier que, telles qu’il les formule, les propositions de Raphaël sont certainement vouées à l’échec. Raphaël les veut cohérentes à la fois avec le bien et le juste, et avec la situation essentielle de l’Ancien Monde (il y a des rois, il y a une propriété privée). Mais sa cohérence est en fait bien trop abstraite. L’adaptation aux faits, que cette cohérence suppose bien, puisqu’il s’agit de réformer, y apparaît de forme universelle, absolue, inconditionnelle. Elle ne vaut en somme qu’en soi. Il est vrai qu’elle a sans doute un sens dans les cités du Nouveau Monde, dont les situations ne sont pas, concrètement, celles de l’Ancien. Mais dans ce dernier, il en va tout autrement. Le fait est donc qu’elle sera certainement impuissante, pour ne se pas se plier suffisamment à la réalité des sociétés diverses que l’on trouve en Europe. C’est cela, très précisément, qui est visé par les propos de More-le-personnage. Il est alors on ne peut plus clair :
A quoi bon ? Comment un langage aussi insolite pourrait-il émouvoir des personnes dont l’esprit est plein de préjugés et de convictions toutes contraire ? Discutée entre amis, au cours de conversations familières, cette “philosophie scolastique” ne manque pas de charme. Mais, dans les conseils des princes où les affaires sont discutées avec une grande autorité, il n’y a pas de place pour des considérations de ce genre. (…) Il n’y a pas de place pour cette scolastique qui prétendrait que n’importe quelle solution est applicable n’importe où. Mais il existe une autre philosophie, mieux instruite de la vie en société : elle connaît son théâtre et s’y accommode111.
59Et c’est pourquoi, pour More-le-personnage, l’échec du réformisme utopiste, non seulement ne scelle pas le sort de l’entreprise réformiste, mais tout au contraire ouvre la voie d’un véritable réformisme, en même temps qu’au nécessaire abandon de la référence utopique qui soutient le premier.
Si vous ne pouvez supprimer radicalement les idées fausses, ni porter remède aux abus consacrés par l’usage, comme vous jugez devoir le faire en votre âme et conscience, ce n’est pas une raison pour délaisser les intérêts de l’État, pas plus qu’on ne doit abandonner un navire en pleine tempête sous prétexte qu’on est impuissant à maîtriser le vent. Il ne faut donc pas chercher à faire pénétrer dans l’esprit de personnes imbues d’opinions toutes différentes, des idées inattendues et déconcertantes qui, on le sait, ne sauraient peser bien lourd. Mieux vaut prendre une voie moins directe : dans la mesure du possible, traiter de tout avec habileté et, si vos efforts ne peuvent transformer le mal en bien, qu’ils servent du moins à atténuer le mal. De fait, puisqu’il est impossible que tout aille bien sans que tous ne soient bons, je ne m’attends pas à voir cet idéal réalisé avant de nombreuses années112.
60Une autre pratique réformiste serait pourtant encore possible, qui prolongerait le réformisme utopiste, sans rien retrancher de ses propositions, mais en se donnant les moyens d’emporter l’adhésion des responsables par une prise en compte beaucoup plus fine et adaptée du réel existant : pourquoi ne pas expérimenter les mesures proposées avant de les adopter ? Ainsi lorsque Raphaël, à propos de la substitution du travail forcé à la peine de mort, dit ne voir « aucune raison pour empêcher l’application de ce régime même en Angleterre, où il donnerait des résultats bien supérieurs à ceux qu’avait obtenus cette fameuse justice, tant vantée par notre expert en droit », qui s’en était effectivement, auparavant, fait le défenseur inconditionnel, et alors que ce dernier, parfaitement imperméable à la logique du réformisme utopiste, répond que « jamais (…) de telles pratiques ne pourront s’établir en Angleterre sans faire courir à l’État les plus graves dangers », le Cardinal Morton pense que l’on pourrait en faire l’essai, y compris en les appliquant au cas des vagabonds, et au vu des résultats décider ensuite, soit d’une application généralisée, soit du retour à l’ancienne sanction113.
61Le Cardinal est parmi les gens qui comptent en Angleterre et, on l’a dit, dans l’Ancien Monde la valeur d’une thèse se mesure d’abord par celle qui est reconnue à celui qui l’émet. Autrement dit, à condition de trouver de hauts appuis, après tout, le réformisme utopiste ne serait peut-être pas aussi immédiatement voué à l’échec. Raphaël le constate : « Dès que le Cardinal eut émis cette idée, tous les convives qui n’avaient eu pour elle que du mépris, quand c’était moi qui l’avais développée, rivalisèrent d’éloges pour l’applaudir : cependant, ils relevaient tout particulièrement la référence aux vagabonds qui était la propre adjonction du prélat »114.
62La pratique réformiste de More-le-personnage, et encore plus celle du Cardinal Morton, semblent ainsi ouvrir la voie de la sagesse et du réalisme. C’est en fait tout le contraire qui est vrai : si ce monde est fou, comment ne serait-ce pas pure folie que de vouloir s’y plier, et même déjà peut-être en acceptant simplement de prendre appui sur la réputation ou sur la position sociale acquise, comme celles du Cardinal Morton ? Le réformisme utopiste trouve ici sa limite, soit dans l’échec de l’abandon de ses propositions propres, soit qu’il doive recourir, pour réussir à les imposer, à autre chose qu’à la seule autorité de la vérité. En tout cas, en ce qui concerne la dérive que promeut More-le-personnage, Raphaël est très net : « La méthode que vous proposez (..) reviendrait à me faire délirer avec les fous au moment où je m’efforce d’apporter remède à leur folie ». Et la première des folies, totalement contraire à la vraie sagesse utopique, est précisément de croire, avec More-le-personnage, « qu’il est impossible que tout aille bien sans que tous ne soient bons »115. Tous ne sont certainement pas bons, en Utopie, et pourtant « tout va bien », en ce que les institutions y sont parfaites, et que le mal moral est en conséquence tout entier de la seule responsabilité humaine, en un plein exercice de la liberté, donc.
63Ainsi, si les propositions utopistes d’aménagement et de contrôle du capitalisme et de l’argent sont foncièrement irréalistes, ce n’est pas simplement parce qu’il leur manque, de fait, l’adhésion des décideurs, mais bien plus fondamentalement parce que les conditions structurelles de cette adhésion n’existent pas. Le seul vrai « remède à la folie » des hommes est institutionnel. La parole du Raphaël réformiste n’est ainsi logique qu’abstraitement. En pensée, des corrections des pratiques de l’Ancien Monde sont possibles, mais seulement si l’on fait abstraction de la dynamique propre de l’essence de ces sociétés, qui génèrent nécessairement l’orgueil et les préjugés. Il faut donc d’abord modifier les conditions sociales et politiques de l’exposition du discours pour que celui-ci puisse ensuite être entendu116. Cela ne condamne pas pour autant de façon absolue le réformisme utopiste, au profit de la seule exhibition d’Utopie elle-même, seule vraie République : ailleurs, on peut bien sûr imaginer réalisable ce qui est seulement pensable en Europe, mais précisément, parce que c’est « ailleurs », c’est-à-dire en proximité (qui n’est d’ailleurs pas nécessairement géographique : les Polylérites) d’une autre logique que celle de l’argent et de la propriété privée, en proximité d’Utopie. Ces peuples divers que Raphaël a particulièrement vus dans le Nouveau Monde, « qui vivent ensemble et d’une manière civilisée », ont des « usages inspirés par la justice et la sagesse »117 bien que leurs institutions ne soient pas celles d’Utopie : les Macariens et les Achoriens ont des rois, et partout, comme en Europe, la structure sociale et économique repose sur l’argent et la propriété privée118. Mais leur proximité, ici géographique, rend possible une proximité de mœurs et de pratiques sociales, de direction politique. D’ailleurs, c’est même parfois les Utopiens eux-mêmes qui se chargent de cette dernière.
Les peuples voisins, ceux du moins qui sont indépendants – ils en ont déjà autrefois libéré un grand nombre de la tyrannie – leur demandent des magistrats, les uns pour une année, les autres pour cinq ans. A l’expiration de leur mandat, on les reconduit dans leur pays avec beaucoup d’égards et de louanges et on en ramène de nouveaux à leur place. Il est certain que les peuples qui agissent ainsi assurent les plus grands et les plus salutaires bienfaits à leur État. S’il est vrai que le salut ou la ruine de la communauté politique dépendent de la conduite de ceux qui exercent l’autorité et la justice, ces peuples peuvent-ils faire un choix plus judicieux que celui de personnages qu’aucune somme d’argent ne saurait corrompre – l’argent serait bien inutile à des hommes qui doivent rentrer chez eux après un bref séjour –119.
64Mais la seule vraie solution, complètement réaliste, est celle qui serait complètement rationnelle, et il n’y a alors qu’Utopie, dont le communisme assure complètement logiquement l’absence de tout mal social. Il n’y a en tout cas pas, généralement, d’autre voie raisonnable que de poser le problème à partir des racines, des structures essentielles des sociétés. L’intérêt du livre I, de ce point de vue, est double. Premièrement, il donne à penser la possibilité de l’existence d’une autre logique, simplement par l’imagination de l’existence de peuples vivant autrement, mais sans montrer encore en elle-même cette autre logique. Deuxièmement, et peut-être surtout, il fait bien apparaître ce qui est radicalement en jeu en montrant, dans des formes historiquement concrètes, les expressions achevées, épurées, du mal social de l’Ancien Monde, en sorte que chacun puisse bien voir ce qu’il s’agit d’inverser. Société contre société : à l’arbitraire, forme extrême du pouvoir politique, royal, dans l’Ancien Monde, peut alors s’opposer, diamétralement et très clairement, la direction institutionnelle utopienne, fondée et s’exerçant en raison ; et pour cela, à la propriété royale universelle, peut s’opposer, tout aussi nécessairement, le communisme d’Utopie.
Une philosophie politique de la volonté
65Que dire, finalement, du « « réformisme utopiste » ? Très immédiatement, on ne peut que constater que son rejet terminal par Raphaël fait parfaitement écho à ses réticences initiales à le tenter, pour les raisons que nous venons de dire120. On peut sans doute y voir d’abord, au plan de l’histoire des idées, un moment important et original dans la refondation de l’ordre politique et social à la Renaissance. C’est ce que souligne Roland Schaer, comme nous l’avions indiqué dans l’Introduction. Rappelons qu’il y voit, sans doute à juste titre, une rupture avec « la forme canonique de la philosophie politique à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, celle du Miroir des princes », dont la racine est platonicienne, « puisqu’il s’agit de mettre en œuvre la condition première qui fait une cité juste selon Platon, la conversion du prince à la philosophie » : « Avec l’utopie, il ne s’agit plus de cela : ainsi, chez Thomas More, le personnage central, (…) est en même temps celui qui refuse désormais de se mettre au service des rois, au motif qu’il n’y a, finalement, de conseillers que serviles. L’utopie s’inscrit en général dans une perspective de refondation de l’ordre politique et social, et non plus dans celle de la moralisation du pouvoir »121.
66Il ne peut pourtant pas être indifférent que le même Raphaël ait pris la peine de présenter avec tant de précision et d’énergie son programme réformiste, loin donc d’en simplement dénoncer le caractère illusoire. C’est que l’Utopie peut être lue comme une philosophie générale de la volonté, dont la volonté particulière du bien est le moment fondamental, et dont la volonté cohérente du bien, comme cœur de ce dernier moment, est la vérité. C’est en ce sens que l’exposition d’Utopie, dans ses dimensions essentielles, structurelles, en même temps que dans tout ce qui est en accord avec les exigences morales et de bonheur les plus immédiates sourdant de l’Ancien Monde, est la fin de l’Utopie. Mais c’est aussi en ce sens que l’on peut comprendre la position du réformisme utopiste122.
67Il est possible d’aller plus loin dans cette direction. L’Utopie, nous le savons, a plusieurs sens. More-l’auteur ne l’a pas écrite avec une motivation simple et univoque. Son sens interne, Utopie, doit être inscrit dans la perspective d’une signification externe, par laquelle son lecteur peut trouver à ordonner, très directement, sa vie et son mode d’être. C’est ainsi qu’il faut sans doute lui chercher une dimension politique dans le prolongement direct du réformisme du Cardinal Morton. Ici, ce que désigne le roman, nous semble-t-il clairement, dans l’articulation avec d’autres enjeux et d’autres niveaux de lecture, c’est la possibilité de la prudence éclairée, en tant qu’elle doit être soigneusement distinguée de l’opportunisme auquel tend le réformisme proposé par More-le-personnage, tentation toujours présente de tout réformisme, et que repousse Raphaël. En ce plan de lecture, il est question d’une inspiration utopique, que l’Utopie matérialise par Utopie, et qui a vocation à stimuler les pratiques politiques concrètes à promouvoir dans l’Ancien Monde par l’invitation au courage de mesures partielles finalisée par l’humanitas.
68D’Utopie à l’Utopie : ce serait donc ici l’écrit qui, en tant que tel, pourrait fonder la possibilité du réformisme, bien réel, du Cardinal Morton et de l’auteur Thomas More lui aussi, également acteur de la vie politique anglaise. Et plus précisément encore, ce ne serait pas le livre II (Utopie), mais le livre I qui serait la vérité de l’Utopie, et ce par les propos qui tient Raphaël, ici figure et présence d’Utopie123. Or, Raphaël tient son droit à proposer aux princes des mesures d’amélioration de leurs États, de son savoir et de son expérience reconnus, tous deux très grands. En lui, « le savoir est si profond qu’à lui seul il suppléerait à une grande expérience, et [son] expérience est si vaste qu’à elle seule elle pourrait tenir lieu de savoir : bref, [il serait], pour n’importe quel roi, un éminent conseiller »124. La preuve en est que, avant de parler de la République d’Utopie, « par une sorte de transition »,
Raphaël avait déjà analysé avec beaucoup de jugement les erreurs commises soit chez nous, soit chez ces peuplades [diverses, du Nouveau Monde], et bien souvent des deux côtés à la fois ; il montrait parmi les mesures édictées chez nous et celles qui existent chez elles, quelles étaient les plus sages : les détails des coutumes et des institutions de chaque peuple lui étaient si présents à l’esprit qu’on aurait pu croire qu’il avait passé toute sa vie dans chacune de ces régions125.
69Or telle est bien Utopie, imaginée et décrite dans le livre II, et là est toute la différence avec la philosophie des Miroirs des princes : à la fois le savoir, institué dans les structures et les modes d’être d’une cité vraie, et l’expérience en ce que, réalité la plus complète, la plus sensible, la plus concrète, elle est comme l’horizon de toute expérience. C’est ainsi que le Raphaël du livre I peut apparaître pour les acteurs de la vie politique contemporaine de l’Utopie comme ce qu’est Utopie pour le réformiste Raphaël, dans le livre I de l’Utopie : une référence qui invite à finaliser par l’humanitas les qualités exigibles d’une vraie pratique politique.
Références platoniciennes
70Peut-on dire alors que la bienveillance du Cardinal Morton, paradigme d’un réformisme possible, à l’égard des propositions de Raphaël, au point qu’il envisage leur mise en application, même provisoire, ouvrirait la perspective de ce roi-philosophe dont Platon fait la condition de l’existence de la cité juste126 ? John Morton n’est certes pas roi d’Angleterre, mais on sait qu’il avait été nommé Grand Chancelier du Royaume en 1487, et que le pouvoir d’un Grand Chancelier d’Angleterre n’est pas nul. Dans ce cadre, c’est d’ailleurs très explicitement au nom de Platon que Raphaël est exhorté par More-le-personnage à vaincre ses réticences, et à ne pas hésiter à faire des propositions, directement, aux rois : « Si votre cher Platon dit vrai lorsqu’il estime que les États connaîtront le bonheur le jour où les philosophes seront rois, où quand les rois s’adonneront à la philosophie, combien ce bonheur est encore bien éloigné, puisque les philosophes ne daignent même pas communiquer leur avis aux rois ! »127.
71Seulement, Raphaël demande que l’on relise bien Platon, et que l’on n’oublie pas la limite qu’il fixe lui-même à l’efficacité des conseils donnés aux rois : il ne suffit certainement pas de multiplier ces derniers et, dans le meilleur des cas, de les voir approuvés et appliqués, pour que, automatiquement et proportionnellement, l’État s’approche toujours plus de ce qu’il doit être, du bonheur et de la justice. Ce qui importe en la matière, c’est que les rois soient eux-mêmes philosophes, autrement dit que ce soit philosophiquement qu’ils suivent ces conseils, et non pas seulement qu’ils les suivent, de fait. « Platon ne s’est assurément pas trompé lorsqu’il prévoyait que, si les rois ne se livraient pas eux-mêmes à la philosophie, comme ils sont dès l’enfance imbus de principes pervers et infectés par eux, ils n’approuveraient jamais pleinement les conseils de ceux qui s’adonnent à la philosophie. Il en fit lui-même l’expérience chez Denys le Tyran »128.
72Tel est effectivement le principal pour Platon, ce qu’exprime par exemple tout à fait clairement le Ménon (81d-82a) : il n’y a de vrai savoir possible que dans la perspective d’une dynamique personnelle de recherche, faite de travail, de courage, d’amour pour la vérité. C’est cela être philosophe et, hors de cela, tout enseignement est, sur le fond, parfaitement vain, ce qui se dit dans ce dialogue par le motif de la réminiscence129. Pas plus les livres que les conseils ne valent vraiment par eux-mêmes et, aux yeux de Raphaël, on ne peut certainement pas, de ce point de vue, rendre les philosophes responsables des maux sociaux : « Ce ne sont pas gens si désagréables (…) qu’ils ne consentent volontiers à donner des conseils. Beaucoup même en ont publié dans des livres »130. Mais écouter un conseil, lire un livre, en suivre, voire en appliquer telle ou telle recommandation, ce n’est pas encore cela être « philosophe »131. L’Utopie expose spécialement une philosophie de la volonté, et il faut vraiment vouloir le bien, pour qu’il y ait vraiment bien, y compris et surtout ici dans sa dimension sociale.
73Il faut alors en revenir à la société tout autre, par elle-même et directement, en tant qu’elle seule peut autoriser la fin des préjugés et que la philosophie soit donc possible. Raphaël doit maintenant présenter Utopie, autre réalité valant par elle-même, à la fois comme essence et existence, argumentaire philosophique et incitation à la pratique philosophique. Les sens sont ici multiples : d’une part et pour le fondamental, le cadre doit être bien clair, que c’est le réel seul (une autre cité supposée exister) qui peut modifier le réel (les sociétés du mal de l’Ancien Monde). D’autre part, et pour développer cela en un autre registre, c’est seulement en comprenant, en s’appropriant Utopie elle-même, que l’on peut se donner les moyens d’une action politique en vérité. Si, dans la République, la condition de cette condition principielle des philosophes-rois, et par là son pivot, est la nécessaire institution d’une éducation permettant que les rois ne soient pas « dès l’enfance imbus de principes pervers et infectés par eux »132, on peut dire alors que l’Utopie est platonicienne en ce qu’elle a vocation à être cette condition. Mais il ne faut pas se tromper : elle ne peut l’être que dans la clarté de la différence entre le réformisme qu’elle peut alors éventuellement autoriser (dont nous avons qualifié d’« utopiste » la présence dans l’Utopie), et l’action politique qui peut naître de la position de la cité vraie platonicienne. Cette dernière s’inscrit dans une logique de la participation, dont nous avons dit qu’elle n’était pas utopique, par laquelle est fondée la possibilité pour une réalité sensible de se rapprocher, plus ou moins, de son essence idéelle par améliorations successives. Le refus explicite du réformisme par Raphaël, qui n’est donc pas contradictoire, sans doute paradoxalement, avec la promotion possible d’un certain réformisme « utopiste » réel, a pour contenu philosophique fondamental que, ni les sociétés de l’Ancien Monde ne sont des images imparfaites d’Utopie, ni les cités du Nouveau Monde n’en sont des images plus parfaites. Il ne peut être question de s’efforcer d’amener les premières au niveau des secondes, par perfectionnement d’essence : les essences sont distinctes, tout autres les unes par rapport aux autres, et la perspective est en conséquence simplement de transformer une essence en une autre, si possible plus semblable à Utopie, mais dont on ne peut pas dire pour autant qu’elle en « participe » davantage, et ce grâce à la présence stimulante d’Utopie elle-même133.
74Concrètement, cela signifie que les gouvernants capables d’approcher l’essence d’une cité de celle d’Utopie devront idéalement être, soit eux-mêmes des Utopiens, comme dans le cas de ces « cités amis » à qui Utopie « prête », provisoirement, des magistrats134, soit en situation d’observer Utopie, d’en voir l’essence et de construire la leur par imitation partielle compatible avec leurs propres structures, particulièrement en situation intellectuelle de « voir » Utopie par la description que va en faire Raphaël dans le livre II, cette dernière option ouvrant à la signification externe que peut avoir l’Utopie. La thèse de Raphaël est que, dans une perspective platonicienne, un livre ne suffit pas à rendre philosophe. Mais celle de l’humaniste More est qu’elle peut pourtant en être un moment. Plus précisément, si, comme nous l’avions souligné dans le chapitre 1, Monique Dixsaut a bien raison de considérer que l’existence des Dialogues témoigne que, pour Platon, « il y a des textes écrits qui permettent au logos de se donner (doûnai) et de se recevoir (dexasthai) et qui effectuent toute la puissance et toute la liberté du dialegesthai. Bien que matériellement écrit, ces textes n’ont aucune des caractéristiques de l’écrit »135, ce serait dans l’Utopie, encore dans une certaine filiation platonicienne donc, la présentation d’Utopie qui aurait cette fonction de stimuler le désir philosophique. Et du coup, cela pourrait éclairer la double fonction « orale » de Raphaël : conseiller dans le dialogue du livre i, narrateur dans le livre II.
75Si Raphaël peut ainsi signifier l’Utopie, c’est donc bien en tant qu’il signifie Utopie, qu’il est l’ouverture, par le savoir et l’expérience, à un tout autre mode d’être, en particulier d’être en commun. Sa présence dans le livre I est celle de l’altérité, ce qui impose évidemment qu’il disparaisse pour qu’elle apparaisse de manière centrale, très radicalement et très nettement. Il faut que le personnage Raphaël sorte de sa fonction de conseiller, et s’efface devant Utopie en faisant désormais de sa description le contenu exclusif de sa parole, pour que, en un effet retour, sa parole de conseiller prenne bien le sens qu’elle doit avoir. Or, c’est au nom d’un platonisme très fondamental que cette articulation essentielle à l’Utopie est présentée, en deux références fortes, l’une négative, l’autre positive. La référence négative est celle de l’écart, du déplacement, dans la forme d’une mise en retrait.
Platon emploie à ce sujet une bien jolie comparaison pour montrer que les sages ont raison de se tenir à l’écart des affaires publiques. Lorsqu’ils voient la foule se répandre dans les rues pour s’y faire arroser par d’incessantes ondées, les sages, qui ne parviennent pas à la convaincre de se mettre à l’abri, restent chez eux : ils savent que, s’ils sortent à leur tour, ils n’arriveront qu’à se faire mouiller avec les autres. S’ils n’ont pu remédier à la sottise d’autrui, ils n’en ont pas moins une satisfaction, celle d’être eux-mêmes à l’abri136.
76Raphaël fait ici allusion à un passage de la République (VI, 496c-e). Le problème, c’est qu’il en fait un usage pour le moins très approximatif. D’abord, il ne reprend pas correctement les termes de la comparaison platonicienne. Socrate venait de comparer la « démence de la foule » à la sauvagerie d’une « bande de bêtes fauves », au sein de laquelle « eu égard aux affaires des États, il n’est pour ainsi dire personne qui en rien agisse sainement ». En conséquence, la situation d’un philosophe au milieu de cette foule déchaînée et brutale est comparable, dit-il, à celle d’un homme dans la tempête. Le mieux pour lui, alors, ne serait-il pas de se mettre à l’abri ? La foule est la tempête, et c’est d’elle dont il faut se protéger. Ensuite, il n’est pas question, dans le texte platonicien, d’un conseil préalable du « sage » (en fait du philosophe) à la foule, cherchant à la convaincre, mais en vain, de se mettre à l’abri. Ici, le contresens est plus important : en effet, un peu plus loin, à Adimante qui désespère que le philosophe puisse jamais avoir l’adhésion de la foule, Socrate répond qu’il est parfaitement possible de faire changer d’opinion cette dernière, en lui expliquant ce que sont vraiment les philosophes137. L’enjeu n’est pas mince : il s’agit là d’une des conditions essentielles à la réalisation de la cité juste.
Eh bien ! si la foule en est justement venue à s’apercevoir que nous lui disons sur le philosophe la vérité, se fâchera-t-elle désormais contre les philosophes, se défiera-t-elle de notre parole quand nous lui disons que jamais il ne peut y avoir de bonheur dans un État, si ce n’est à condition que ceux qui en auront dessiné l’image soient des peintres se servant du modèle divin ? (…) [Ces gens hostiles aux philosophes] se mettront-ils encore en fureur quand nous disons que, avant l’avènement de la race philosophe à la maîtrise d’un État, ni pour un État ni pour des citoyens, il n’y aura de trêve à leurs maux ? (…) Disons plutôt qu’ils sont devenus tout à fait aimables et qu’ils se sont laissés convaincre !138.
77Enfin, et dans le prolongement de cela, la perspective platonicienne n’est pas du tout que le philosophe s’abstienne, se mette à l’écart, tout au contraire. Nous y reviendrons plus bas, au prix de son propre bonheur il incombe au philosophe, parce qu’il sait ce qui est bien, vraiment, de s’efforcer de constituer une cité qui ait pour fin le bien public. La leçon platonicienne n’est donc certainement pas de mise à l’écart, de mise à l’abri. Et Platon le dit d’ailleurs tout à fait explicitement, qui plus est aussitôt après qu’il ait présenté l’image de la tempête. Cette image est très claire, elle fait bien comprendre tout ce que le philosophe a à perdre en entrant dans la mêlée humaine, et ce qu’il gagne en sérénité en se préservant de la folie des hommes, en choisissant une vie qui pourra être, en conséquence, pure d’injustice. Cela, Adimante le comprend très bien. Mais Socrate, lui, pense qu’il y a un gain encore plus important à espérer, et qui échappe à celui qui manque « d’établir un régime politique convenable, car dans ce régime convenable, on se grandira soi-même davantage et, avec ses propres intérêts, on assurera le salut de l’intérêt commun »139. Il ne faut donc certainement pas « manquer d’établir un régime politique convenable », si les conditions s’y prêtent, et pour cela il importe de manière centrale, comme nous venons de le voir, de reconstruire l’image que la foule a du philosophe, pour qu’elle puisse en venir à l’écouter et que, ce faisant, sa direction politique puisse être acceptée par elle.
78Par-delà le contresens de son usage, il demeure que cette première référence à Platon indique, pour l’essentiel, que pour ce dernier il n’est pas de vraie république sans philosophe-roi et que, pour cela, il faut que les rois voient eux-mêmes, par eux-mêmes, en une attention qui leur soit propre, autrement dit mus par un désir personnel, ce qu’il en est, en réalité, d’une vraie république, pour qu’ils s’efforcent de la faire exister, ou encore que ceux qui la voient ou l’ont vue (ce qui se comprend, dans l’Utopie, dans le non-platonisme d’une existence sensible) aient le pouvoir politique suprême. A défaut, rien n’est vraiment possible, et aussi sage que puisse être le conseiller, son rôle est donc finalement tout à fait vain. Essence contre essence : l’autre face de ce radicalisme, en une référence positive, est alors l’exhibition de cette vraie république, qui seule peut étonner vraiment, parce qu’elle seule est vraiment tout autre.
Même si ma conversation a pu avoir quelque chose de désagréable et de blessant pour les courtisans, je ne vois pas en quoi elle pourrait leur paraître étrange jusqu’à l’absurde. Certes, si j’avais raconté ce que Platon dépeint dans sa République, ou ce que font les Utopiens dans la leur, de tels usages, même s’ils étaient supérieurs – et ils le sont certainement – auraient pu leur paraître étranges, puisqu’ici les possessions de chacun sont privées et que là-bas tout est commun à tous140.
79La pertinence de cette deuxième référence à Platon, cette fois concernant le communisme, mérite encore examen. En tout cas, avec elle, tout est en place pour que le principal puisse bien produire tous ses effets. Utopie est la cité du bonheur, et est parfaite par là, non que tous les Utopiens soient heureux, mais parce que les institutions utopiennes sont parfaites au regard du bonheur qu’elles permettent à qui le veut, ainsi mis en situation de liberté vraie. Et elles sont parfaites car ordonnées au communisme. Tel est, très exactement, Raphaël, figure indéniable par cela d’Utopie. Le grand savoir et la grande expérience qu’on lui reconnaît, il ne les réfère pas à la promotion de ses intérêts privés. Tout au contraire, cela fait longtemps qu’il a distribué tous ses biens à ses proches, et c’est pourquoi il est libre et heureux141. Bonheur et liberté, par le communisme, et dans la perspective du bien public : voilà la perfection d’Utopie, et c’est en cela, principiellement, que Raphaël se réclame de Platon.
Notes de bas de page
1 Le Même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, p. 229. Sur la critique de l’identification aristotélicienne du Mal au substrat matériel et à la Dyade indéfinie, cf. particulièrement p. 221-232.
2 En ce sens, Fr. Wolff n’a pas tort de dire que pour Platon, « en somme, le Bien est ce qui est suprêmement existant, puisqu’il fait être les choses à proportion du bien qui est en elles, et le mal ce qui est absolument inexistant puisqu’il fait “ne pas être” les choses à proportion du mal qui est en elles » (« Le Mal », dans D. Kambouchner (éd.), Notions de philosophie, III, « Folio-Essais », Paris, Gallimard, 1995, p. 189).
3 Cf. République, V, 476a ; Théétète, 186a ; Sophiste, 251a ; Lois, XII, 964c.
4 République, VIII, 546a.
5 On peut alors comprendre, assez simplement, que le mal vient toujours de l’ignorance, avec cette pointe que l’ignorance la plus grave, en fait la vraie ignorance, est de ne pas pouvoir résister aux attraits du plaisir parce qu’on ne sait pas vraiment ce qui est bien, parce qu’on le reconnaît certes tel, mais pas de vraie science, parce que l’on n’en a qu’une « opinion raisonnable ». C’est ce défaut de savoir, qui fait particulièrement ignorer qu’il faut aimer ce qui est bien, ne pas savoir que c’est aimer ce qui est bien qui est vraiment bien. La question est donc ici celle, directement, d’un vrai savoir qui puisse se distinguer et prendre la place de ce qui n’est que « l’opinion raisonnable ».
6 Par les conditions du choix originaire de vie qu’il met en scène, le mythe d’Er (République, X, 614a-621b) donne cela à penser.
7 308c-d. Traduction d’A. Petit, « Classiques Hachette », Paris, Hachette (1980), 1996.
8 H. Védrine le dit ainsi : le mal n’est pas utopique, et pourtant il existe en Utopie. « On ne comprend pas comment la déviance peut naître en Utopie, alors qu’elle s’inscrit dans les péripéties de la lutte, des injustices et des inégalités chez Machiavel. Insoluble problème du mal volontaire dans une société qui l’exclut » (Les Grandes Conceptions de l’imaginaire, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 59).
9 Essais de Théodicée, Paris, Garnier Flammarion, 1969, I, 10, p. 109. La référence aux Sévarambes est une allusion à l’utopie de Denis Vairasse (ou Veiras), L’Histoire des Sévarambes (1675, 1677), Amiens, Encrage, 1974. Généralement parlant, pour Leibniz, la perfection d’un ensemble, monde ou société, ne peut être obtenue par la simple addition de parties en elles-mêmes parfaites : la compatibilité des essences exige cela. C’est pourquoi « le désordre dans une partie peut se concilier avec l’harmonie du tout » (De la production originelle des choses prise à sa racine (1697), dans Opuscules philosophiques choisis, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1969, p. 91). On comprend mal, dans ce cadre, pourquoi J.-J. Wunenburger parle de « la cité utopique de Leibniz », et ce, précisément, sur la base de la mise en avant du statut du mal dans « la république bien organisée » (L’Utopie ou la crise de l’imaginaire, p. 147-149).
10 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, « Utopie », sens C, p. 1179. Nous soulignons.
11 U., p. 530 ; GF, p. 181.
12 U., p. 486 ; GF, p. 158.
13 U., p. 530 ; GF, p. 181.
14 U., p. 549 ; GF, p. 191.
15 Ibid.
16 U., p. 486 ; GF, p. 158.
17 Ibid.
18 U., p. 549 ; GF, p. 191.
19 « Que ce soit au moins le meilleur, autant pour les gens mêmes qui ont ce malheur, que pour l’Etat, la chose a de la sorte été mise en évidence ! » (République, III, 410a).
20 U., p. 622 ; GF, p. 230-231.
21 U., p. 470-473 ; GF, p. 149-150.
22 U., p. 549-554 ; GF, p. 191-194.
23 U., p. 609 ; GF, p. 223.
24 U., p. 465 ; GF, p. 146.
25 U., p. 614 ; GF, p. 226.
26 U., p. 557 ; GF, p. 195.
27 Ibid.
28 U., p. 626-629 ; GF, p. 232-233.
29 U., p. 549 ; GF, p. 191.
30 « Sur ce point, (…) je ne vois, dans aucune nation, rien de plus recommandable que les usages observés, au cours de mes voyages, en Perse, chez ceux qu’on appelle vulgairement les Polylérites » (U., p. 401 ; GF, p. 107).
31 U., p. 405 ; GF, p. 109.
32 U., p. 378 ; GF, p. 94-95.
33 U., p. 397 ; GF, p. 105.
34 « Nous ne pouvons approuver ni les décrets à la Manlius, qui ordonnent de brandir le glaive à la plus légère infraction, ni les maximes stoïciennes, qui estiment que toutes les fautes sont égales au point de ne faire aucune différence entre tuer un homme et lui soutirer une pièce de monnaie » (U., p. 397 ; GF, p. 105).
35 U., p. 398 ; GF, p. 106.
36 U., p. 398, p. 494, p. 546, p. 554-557 ; GF, p. 106, p. 162, p. 189-190, p. 193-194.
37 U., p. 554 ; GF, p. 194.
38 L’utopisme des Polylérites les fait, en conséquence, assurer par la société elle-même l’entretien des prisonniers, « puisqu’ils sont au service du bien public », soit par l’aumône, soit par l’impôt (U., p. 402 ; GF, p. 108).
39 U., p. 546 ; GF, p. 189-190.
40 U., p. 546 ; GF, p. 190.
41 Ibid.
42 U., p. 554-557 ; GF, p. 194-195.
43 U., p. 554 ; GF, p. 194.
44 U., p. 578 ; GF, p. 207.
45 U., p. 554 ; GF, p. 194.
46 Ibid.
47 U., p. 402-405 ; GF, p. 109.
48 « On craint si peu de voir retomber ces hommes dans leurs anciennes habitudes que, même ceux qui doivent entreprendre un long voyage se mettent sous la conduite de ces “serviteurs” comme les plus sûrs des guides » (U., p. 405 ; GF, p. 110).
49 U., p. 406 ; GF, p. 110.
50 « Et c’est pourquoi, sur les places publiques, l’on érige des statues aux hommes éminents et aux citoyens qui ont grandement mérité de la patrie, afin de préserver le souvenir des hauts faits accomplis dans le passé et afin que les générations futures trouvent dans la gloire de leurs ancêtres l’aiguillon qui les incite à la vertu » (U., p. 558 ; GF, p. 196).
51 U., p. 450 ; GF, p. 138.
52 U., p. 566 ; GF, p. 201.
53 U., p. 482 ; GF, p. 155-156.
54 « Avec ceux qui y consentent, unis par les mêmes institutions et les mêmes mœurs, ils arrivent facilement à se confondre, au bénéfice des uns et des autres. En effet, grâce à leurs institutions, ils réussissent à transformer un territoire, qui paraissait trop ingrat et trop stérile pour nourrir un seul peuple, en une terre féconde pour les deux peuples à la fois » (U., p. 482 ; GF, p. 155).
55 U., p. 570-577, p. 581-589 ; GF, p. 202-205, p. 207-210.
56 U., p. 498, p. 573-577 ; GF, p. 164, p. 202-205.
57 U., p. 577-578 ; GF, p. 205-207.
58 U., p. 381 ; GF, p. 95.
59 U., p. 382 ; GF, p. 97.
60 Ibid.
61 U., p. 382, p. 385-386 ; GF, p. 96, p. 98-99.
62 U., p. 382 ; GF, p. 97.
63 Ibid.
64 La France n’est pas la seule à avoir appris à ses dépens combien il est dangereux de nourrir de telles bêtes fauves : il y a aussi l’exemple des Romains, des Carthaginois, des Syriens… (U., p. 385 ; GF, p. 98).
65 U., p. 385 ; GF, p. 98.
66 U., p. 417-418 ; GF, p. 116-117.
67 U., p. 418-421 ; GF, p. 118-119.
68 Texte présenté, traduit et annoté par J.-Cl. Margolin, dans Eloge de la folie et alii, op. cit., p. 953.
69 Avec les Polylérites et avec les Achoriens.
70 U., p. 378 ; GF, p. 95.
71 U., p. 381 ; GF, p. 95.
72 U., p. 381 ; GF, p. 95.
73 R. A. Ames le dit bien : More « ne trouve pas les causes de la misère humaine dans l’esprit ou dans l’âme, le destin, la “nature humaine” faillible et immuable, ou dans les faiblesses mentales et morales des ouvriers. Au lieu de cela, More trouve les causes de la misère humaine dans les conditions matérielles. Ce sont les contraintes sociales qui poussent les êtres humains à mal agir » (Citizen Thomas More and His Utopia, p. 176).
74 U., p. 382 ; GF, p. 97. On sait que Saint-Simon reprendra l’image dans L’organisateur, Œuvres, vol. XX, t. 2, p. 17-26.
75 U., p. 386 ; GF, p. 99.
76 U., p. 386-389 ; GF, p. 99-101.
77 More’s « Utopia ». The Biography of an Idea, p. 66.
78 U., p. 390 ; GF, p. 101.
79 Ibid.
80 U., p. 390-393 ; GF, p. 102.
81 Rappelons la constatation, déjà citée, de Raphaël : « Sur ce point, (…) je ne vois, dans aucune nation, rien de plus recommandable que les usages observés, au cours de mes voyages, en Perse, chez ceux qu’on appelle vulgairement les Polylérites » (U., p. 401 ; GF, p. 107).
82 U., p. 366 ; GF, p. 87.
83 U., p. 370 ; GF, p. 89. En effet, « ce qu’il est bon de ne pas ignorer, [c’est] particulièrement les usages inspirés par la justice et la sagesse, partout où [Raphaël] les a observés, chez des peuples qui vivent ensemble et d’une manière civilisée » (U., p. 369-370 ; GF, p. 88-89).
84 U., p. 370 ; GF, p. 89-90.
85 Il s’agit « d’augmenter la valeur nominale de la monnaie au moment où le roi doit procéder à une sortie d’argent, puis d’en abaisser le cours en dehors de la valeur réelle lorsqu’il devra faire un appel de fonds. De cette façon, avec peu de numéraire, il pourra payer de grosses sommes et, pour de petites sommes qu’on lui doit, recevoir beaucoup » (U., p. 422 ; GF, p. 119-120).
86 Comme exiger des amendes pour la violation de « quelques lois antiques, rongées des mites, tombées en désuétude depuis longtemps, dont personne ne se souvient qu’elles aient été promulguées et, par conséquent, que tout le monde transgresse ». Ou comme frapper d’interdiction des usages, pour ensuite en monnayer les autorisations de pratique (U., p. 422 ; GF, p. 120).
87 U., p. 425 ; GF, p. 121.
88 U., p. 422 ; GF, p. 120.
89 Ibid. Ou encore, concernant l’octroi de dispenses pour des pratiques interdites par la loi : « Ainsi, tout en gagnant les bonnes grâces du peuple, on procurera au trésor un double bénéfice : les amendes de ceux que la cupidité a fait tomber dans les filets du fisc et la vente des exemptions dont le prix sera d’autant plus élevé, bien sûr, que la vertu du monarque est plus haute. Un bon roi peut-il, en effet, sans en être affligé, concéder à une personne privée un privilège contraire aux intérêts du peuple ? Et s’il le fait, ce ne peut être que contre le paiement d’une forte somme ! » (U., p. 422-425 ; GF, p. 120-121).
90 Voir, par exemple, Le Prince, chap. xv ou chap. xviii. Un bon prince, on le sait, ne doit pas, tant qu’il le peut, s’écarter de la voie du bien, mais il ne doit pourtant pas hésiter, au besoin, à entrer dans celle du mal. Dans tous les cas, « un prince doit donc avoir grand soin que ne lui sorte jamais de la bouche la moindre parole qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et qu’il paraisse, à le voir et l’entendre, toute piété, toute honnêteté, toute intégrité, toute humanité, toute religion. Et aucune qualité n’est plus nécessaire de paraître avoir que celle-ci. D’une manière générale, les hommes jugent plus par les yeux que par les mains, car si n’importe qui peut voir, bien peu éprouvent juste » (p. 81-82).
91 U., p. 425 ; GF, p. 121-122.
92 Ibid.
93 Encore selon un adage de Crassus, « un roi qui nourrit une armée n’a jamais trop d’argent » (ibid.).
94 U., p. 425-426 ; GF, p. 122.
95 U., p. 426 ; GF, p. 122.
96 U., p. 426 ; GF, p. 123.
97 Ibid.
98 U., p. 426-429 ; GF, p. 123.
99 U., p. 429 ; GF, p. 123.
100 U., p. 393 ; GF, p. 102.
101 U., p. 393 ; GF, p. 103.
102 Ibid.
103 U., p. 378 ; GF, p. 95.
104 U., p. 421-422 ; GF, p. 119.
105 U., p. 393 ; GF, p. 103.
106 U., p. 429 ; GF, p. 123.
107 U., p. 430 ; GF, p. 124.
108 U., p. 430 ; GF, p. 125.
109 U., p. 374-377 ; GF, p. 92-93.
110 U., p. 377 ; GF, p. 93.
111 U., p. 430-433 ; GF, p. 125. Faut-il souligner que ce n’est pas en conséquence le projet utopique dans sa pleine positivité qui est ici considéré comme « scolastique », abstrait, et pour cela inapplicable, mais bien les propositions de réforme de Raphaël ?
112 U., p. 433 ; GF, p. 125-126. Nous soulignons. Nous avons vu plus haut le sens utopique général, qui dépasse donc très largement l’occurrence présente, de la « voie oblique » ici introduite. Sur les rapports généraux entre la position de Raphaël et celle de More-le-personnage, voir R. S. Johnson, « The argument for reform in More’s Utopia », Moreana, n° 31-32, novembre 1971.
113 U., p. 406-409 ; GF, p. 110-111.
114 U., p. 409 ; GF, p. 111.
115 U., p. 433 ; GF, p. 126.
116 Comme le dit G. M. Logan, « Le problème du conseil, comme celui du voleur, est qu’il n’est pas imputable au mauvais caractère d’un roi ou d’un conseiller en particulier. On ne peut le résoudre en envoyant à la cour des hommes sages tels qu’Hythlodée (…) pas plus qu’on ne peut résoudre le problème du vol en pendant des voleurs. Cela signifie que le problème du vol, comme le problème du conseil, est systémique, le produit de défauts dans la structure sociale » (The Meaning of More’s « Utopia », p. 56).
117 U., p. 369-370 ; GF, p. 89.
118 Ainsi, parmi les moyens de corruption employés par les Utopiens lors des guerres, « ils ne promettent pas seulement une immense quantité d’or mais encore la propriété privée et perpétuelle de domaines aux revenus importants, situés chez des peuples amis » (U., p. 574 ; GF, p. 204).
119 U., p. 561-562 ; GF, p. 198.
120 « Servir » les rois, pour Raphaël, ne peut avoir pour sens que se donner en servage aux rois : « Ce mot n’a qu’une syllabe de moins qu’asservir » (U., p. 373 ; GF, p. 91). De toutes façons, annonce-t-il d’emblée : « J’aurais beau sacrifier mes loisirs aux affaires, cela ne servirait en rien le bien public » (U., p. 374 ; GF, p. 92).
121 « L’utopie. L’espace, le temps, l’histoire », dans Utopie. La quête de la société idéale en Occident, p. 17. N. Morgan cite plusieurs de ces traités d’éducation à l’usage des princes, dont particulièrement De l’institution du prince de Guillaume Budé (1519), Le Prince de Machiavel écrit en 1513 et Enchiridion principis christiani, publié par Erasme en 1503 (Le Sixième Continent, p. 52, n. 1). Voir sur ce point p. 51-67.
122 On peut comprendre en ce sens que V. Dupont titre le chapitre qu’il consacre à l’Utopie : « La double utopie de Thomas More » (L’Utopie et le roman utopique dans la littérature anglaise, Lyon, Université de Lyon, 1941, p. 84-123). « C’est donc bien deux modèles que More nous présente, deux Utopies successives et nettement distinctes. L’une correspond à une “philosophie d’action” qui se contente du Bien relatif et d’améliorations partielles. L’autre correspond à la philosophie d’école et à l’absolu » (p. 88).
123 Il est possible de partager ici la conclusion de l’article de L. C. Khanna, « Utopia : the case for open-mindedness in the commonwealth », Moreana, n° 31-32, novembre 1971 : « The very existence of Utopia reveals Thomas More’s hope that new ideas could have some effects in the European state. The depiction of the conflict between “More” and Hythloday, like Hythloday’s surprising admission that he left Utopia only “to make known that new world”, indicates a basic optimism about the possibility of creating – not a perfect commonwealth – but a better one » (p. 105).
124 U., p. 374 ; GF, p. 91.
125 U., p. 370 ; GF, p. 89-90.
126 « S’il n’arrive pas (…), ou bien que les philosophes deviennent rois dans les États, ou que ceux auxquels on donne maintenant le nom de rois et de princes ne deviennent philosophes, authentiquement et comme il faut ; et que cet ensemble, pouvoir politique et philosophie, se rencontre sur la même tête (…) il n’y aura pas de trêve aux maux dont souffrent les États, pas davantage, je pense, à ceux du genre humain ! pas plus qu’antérieurement ne naîtra jamais, dans la mesure où il en sera capable, ce régime politique dont aujourd’hui nous avons fait la théorie » (République, V, 473ce). Cf. aussi Lettre VII, 325c-326b.
127 U., p. 414 ; GF, p. 116.
128 Ibid. H. Neumann remarque que Raphaël ne reprend que le second volet de l’alternative rappelée par More-le-personnage : « que les rois deviennent philosophes ». Il comprend que « evidently the possibility of philosophers becoming political does not occur to him, as it did to Plato. Devoted to philosophy, but wholly inept at prudential considerations, he cannot find a place in politics for the philosopher » (« On the platonism of More’s Utopia », Social Research. An international Quaterly of Political and Social Science, vol. 33, n° 4, Winter 1966, p. 504). Si la référence de More-le-personnage est alors bien la République, celle de Raphaël serait en fait plutôt le Théétète, 173-174 : les philosophes y sont décrits comme étrangers aux affaires publiques, ce que la chute dans le puits d’un Thalès tout occupé à observer les étoiles symboliserait. H. Neumann en conclut que se noue ici la critique de More à l’endroit de Raphaël et d’Utopie qu’il personnifie : « In the Theaetetus Interlude, Socrates demonstrates the impossibility of what he demands in the Republic (473c), where impolitical philosophers and unphilosophic politicians are suppressed or excluded. (…) Whatever he may have felt, Raphael is able to derive solace from passages such as the Interlude, while More favors those along the lines of his citation from the Republic » (p. 505). Le platonisme de More s’oppose donc ici à celui de Raphaël : la vocation de la philosophie est bien d’être pratique.
129 Voir, à propos de la reprise caricaturale par Cébès de ce motif de la réminiscence, dans le Phédon, la note très éclairante de M. Dixsaut dans son édition, qui souligne bien la dimension essentielle de l’amour et du courage qui anime, selon Platon, le mouvement de l’âme de celui qui cherche vraiment, avec effort, à connaître (n. 128, p. 342-345). « Extérieur, superficiel, l’exposé de Cébès manque l’orientation même de la réminiscence, mouvement vers l’intérieur et en profondeur, “reprise” de soi par soi qui fait retourner en soi, bref le ana de l’anamnêsis » (p. 344).
130 U., p. 417 ; GF, p. 116.
131 Livre ou conseil oral, ici, la perspective est la même, comme nous l’avons vu.
132 U., p. 417 ; GF, p. 116. On sait que Rousseau va plus loin, dépassant la stricte perspective politique et philosophique, pour voir dans la République un ouvrage pédagogique général, et qui plus est à vocation d’« éducation publique » : « Voulez-vous prendre une idée de l’éducation publique ? Lisez la République de Platon. Ce n’est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui ne jugent des livres que par leurs titres. C’est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » (Emile, I, dans Œuvres complètes, t. IV, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1969, p. 250).
133 Dans la perspective de la différence qui vient d’être dite, on peut ici rapporter à Utopie l’intérêt que J.-F. Pradeau montre que l’on peut tirer particulièrement du mythe de l’Athènes antique : « Qu’il n’y ait pas de réalisation directe à attendre de la fiction rationnelle ne suppose pourtant aucunement qu’elle soit une fiction inutile : il en existe un usage possible (l’usage en vue de l’action, “épitactique”. Un usage destiné à celui qui doit diriger la cité, et connaître à cet effet ce qui convient le mieux) » (Le Monde de la politique, p. 283).
134 U., p. 561-562 ; GF, p. 198.
135 Le Naturel philosophe, p. 20. « L’écrit » que condamne Platon est en effet à comprendre dans un sens étroit et très technique : « tout discours qui fait de celui qui l’écoute un spectateur (cf. Phèdr. 258a-c) libre seulement d’approuver ou de rejeter, de louer ou de blâmer, tout discours qui fait de celui qui le tient un “auteur digne d’éloges” est écrit, c’est-à-dire rhétorique » (p. 21). Et en ce sens, il y a « des discours oraux qui ont les “terribles propriétés de l’écriture”, qui sont des écrits » (p. 19-20).
136 U., p. 437 ; GF, p. 128
137 « Bienheureux Adimante, repris-je, n’incrimine pas la foule tout à fait ainsi ! Elle aura certainement là-dessus une opinion d’autre sorte, si, au lieu de la quereller, tu la sermonnes et que tu la délivres de son animosité envers l’amour de l’instruction, en lui faisant voir quels hommes tu appelles philosophes et en déterminant comme nous venons de le faire, et leur naturel, et l’occupation pratiquée par eux, cela pour qu’elle ne croit pas t’entendre parler de ceux qu’elle prend pour des philosophes » (VI, 499e-500a).
138 République, VI, 501e.
139 République, VI, 497a.
140 U., p. 434 ; GF, p. 126.
141 U., p. 370-374 ; GF, p. 90-91.
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