Chapitre VII. Perfection et justice
p. 241-260
Texte intégral
1La question est maintenant, directement, celle de la perfection : perfection de la vie humaine, et perfection de la vraie cité humaine. Selon Aristote, « accompli, parfait, se dit d’abord de ce en dehors de quoi il n’est possible de saisir aucune partie de la chose, pas même une seule (…). Parfait se dit ensuite de ce qui, sous le rapport de la qualité propre et du bien, n’est pas surpassé dans son genre »1. De la partie au tout, de l’individu au social, avec pour horizon l’excellence propre, quelles sont les articulations utopiques, et que doivent-elles à la référence platonicienne ?
Justice, humanitas et amitié utopique
Du plaisir à la justice
2Utopie, cité vertueuse, est la cité de la justice et de l’équité, et il ne peut pas en être autrement, puisque la justice est « le nerf le plus puissant de l’État »2. Justice, bonheur et vertu, tout cela ne fait qu’un, mais en des articulations qui ne doivent pas faire perdre de vue le principal. Rappelons-le, le premier principe d’Utopie, ce qui est pour elle le « bien suprême », est le bonheur3, et le plaisir en est la « source unique ou principale »4. La justice est à situer dans ce cadre, comme à la fois la condition et l’expression au plan moral de ce « bien suprême ». Ce n’est pas, à proprement parler, le « bien suprême » lui-même, mais sans elle, non seulement le plaisir et le bonheur ne pourraient concerner chacun, mais encore les plaisirs éprouvés ne seraient pas de vrais plaisirs. Le bonheur est dans le vrai plaisir, « que la nature elle-même (…) prescrit comme la fin de toutes [les] actions ». Et la vertu est « vivre selon la nature »5. C’est en ce sens que la justice est une vertu, selon laquelle il convient que chacun ait ce qui lui revient. La justice commande que chacun soit heureux, en tant qu’il est un homme, mais surtout en tant qu’il mérite sa nature humaine. C’est de ce bonheur-là que la justice doit donc créer les conditions effectives. A l’inverse,
n’est-elle pas inique et ingrate, cette société qui, aux “nobles”, comme on les appelle, aux orfèvres et aux individus du même genre qui vivent dans l’oisiveté ou ne font que flatter et servir le goût des vains plaisirs, prodigue tant de bienfaits, alors que, en revanche, elle n’a rien prévu en faveur des paysans, des mineurs, des manœuvres, des transporteurs, des artisans sans lesquels aucune communauté politique ne pourrait exister ?6
3Il y a là une double injustice : non seulement la société de l’Ancien Monde ne permet pas le bonheur à ceux qui le méritent, et récompense ceux qui ne le méritent pas, mais encore elle encourage les faux plaisirs. La première injustice apparaît le plus immédiatement : on ne peut vraiment pas estimer que « la justice règne là où la meilleure part des ressources revient aux pires individus, et que le bonheur s’épanouit là où tous les biens sont partagés entre quelques-uns, qui n’en tirent nul profit et plongent les autres dans la misère »7. Le fait est que cette injustice est radicale puisque, « la plupart du temps, [les miséreux] sont bien plus dignes que les autres des faveurs du sort ; [les profiteurs] sont rapaces, malhonnêtes et inutiles à la société ; ceux-ci, au contraire, sont des gens modestes et simples, dont le travail incessant contribue à la prospérité publique plus qu’à leur intérêt personnel »8.
4La clef de l’injustice est donc le rapport inversé aux conditions du bonheur, c’est-à-dire à la production et à la jouissance des richesses. Raphaël est, sur ce point, tout à fait éloquent et sûr de lui :
Que je meure si je trouve chez [les autres nations] ne fût-ce qu’une trace de justice et d’équité ! Quelle est donc cette justice qui à un aristocrate quelconque, à un orfèvre, à un usurier, bref, à l’un de ces individus qui ne font absolument rien – ou s’ils font quelque chose c’est sans grande utilité pour la communauté politique – réserve une existence somptueuse et brillante, pour prix d’une vie de loisirs ou d’occupations superflues, tandis que le manœuvre, le charretier, l’artisan, l’agriculteur, – dont le travail est si lourd et si prolongé que des bêtes de somme pourraient à peine le supporter, si nécessaire que sans lui aucune société ne pourrait durer une seule année – reçoivent une nourriture si maigre et mènent une existence si misérable !9
5La seconde injustice touche à l’essentiel : désirer de vrais ou de faux plaisirs est la base de tout le reste, tout en découle. Si le plaisir est le bien suprême, toute recherche qu’il ne finalise pas, d’une manière ou d’une autre, enveloppe la possibilité d’une inversion généralisée des valeurs. Et tel est bien le cas dans ces sociétés de l’Ancien Monde qui, aspirées dans une logique de l’illusion, en viennent à l’extrême en matière d’injustice : la mort misérable, dans le dénuement, qu’elles réservent à leurs anciens travailleurs. La justice a donc comme première condition la poursuite du vrai plaisir qui, normé par la nature, n’est pas affaire de pure convention. L’injustice, en revanche, se déploie tout entière dans les mauvais choix, les décisions corrompues ; elle ne correspond à aucune réalité en dehors du désir humain perverti. Cette perte de référence conduit ainsi à l’invention de manœuvres et procédés divers pour acquérir et conserver, dans la plus totale injustice, des « biens « qui ne sont pour la plupart que de faux biens.
6La question est alors finalement d’ordre proprement politique. Pour Raphaël, les choses sont tout à fait claires : « Quand je considère en esprit et que j’examine toutes ces Républiques qui prospèrent sous nos yeux, je n’y vois, Dieu m’en est témoin, qu’une sorte de conspiration des riches qui usurpent le nom et l’autorité de l’État pour traiter leurs propres affaires »10. Les lois de ces sociétés, au lieu d’avoir pour finalité l’intérêt général, le bien public, comme cela devrait être le cas, ne servent que l’intérêt privé de ceux qui les font, qui plus est dans l’erreur de ce qu’est véritablement cet intérêt privé11. « Il suffit que les riches aient une seule fois décrété qu’à leurs machinations il fallait se soumettre au nom du bien public, c’est-à-dire au nom des pauvres eux-mêmes, pour qu’elles se transforment en lois ». L’inversion des valeurs apparaît alors absolue : « Attribuer aux citoyens les plus méritants de la République la récompense la plus mauvaise, cette dépravation suprême devient par la promulgation d’une loi, la justice »12.
« Et pourtant, lorsque ces hommes détestables, ont partagé entre eux, avec une insatiable cupidité, tous les biens qui devaient procurer à tous le nécessaire, comme ils sont encore loin du bonheur qui règne dans la République des Utopiens ! »13.
De la justice à l’humanitas
7La justice est donc la condition du vrai bonheur. Sans elle, ni vrai plaisir, ni attribution à chacun des plaisirs dont sa nature humaine et ses mérites personnels le rendent digne. La justice est ainsi légitimée par le « bien suprême », le bonheur, qu’elle permet d’atteindre. Mais autre chose est que sa pratique puisse procurer, en elle-même, une jouissance, un plaisir propres. Peut-on ainsi parler d’une jouissance spécifique à l’exercice de la justice ? En dépit du rapport de consécution que la justice entretient avec le bonheur, si tel était le cas, il ne pourrait en tout cas pas s’agir d’un « plaisir nécessaire ». La justice est certes à l’origine du bonheur, comme l’est le fait de boire ou de manger à celle de la santé. Mais si le plaisir naturel propre qu’il y a à manger cesse, en se transformant dans le plaisir tranquille de la santé, une fois l’équilibre corporel restauré, la justice elle, ne disparaît pas en atteignant son but. Sa fin n’est pas de disparaître en lui laissant la place, comme l’est le fait de manger au regard de la santé ; elle est coprésente à ce qu’elle produit. C’est bien lorsque la justice règne dans une cité, et en tant seulement qu’elle y règne, que les gens qui y vivent peuvent être dits vraiment heureux. C’est sur cette base qu’il apparaît qu’être juste, c’est-à-dire, généralement parlant, rendre à chacun ce qui lui revient, et donc plus spécialement agir envers autrui comme l’exige sa nature humaine, procure bien une jouissance propre.
8« Vivre selon la nature », telle est la vertu utopique, et « celui-là se laisse conduire par la nature qui, dans les objets qu’il recherche ou évite, obéit à la raison » : or la raison « nous invite et nous pousse (…), en vertu de notre communauté de nature, à aider les autres à atteindre le même but » que celui qu’elle nous invite à atteindre pour nous-mêmes, soit, à « vivre personnellement avec le moins de soucis et de la manière la plus heureuse possible »14. Le principe est ici la « communauté de nature » qui unit les hommes, et qui a pour sens immédiat « qu’il faut glorifier sous le titre d’humanité (humanitatis nomine), le fait que l’homme est pour l’homme salut et consolation, puisqu’il est essentiellement “humain” – et il n’y a aucune vertu qui soit plus propre à l’homme que celle-là – d’adoucir le plus possible la peine des autres, de faire disparaître la tristesse, de rendre la joie de vivre, c’est-à-dire le plaisir »15. Il est donc juste d’être « humain », au regard de ce que nous devons à chaque homme, en tant qu’homme. Ce devoir de justice est une exigence de raison, mais elle l’est en tant que c’est la nature humaine tout entière qui pousse à s’y conformer. Les Utopiens estiment ainsi que « la communauté de nature tient lieu de traité et [que] les hommes sont plus intimement et plus fortement unis par la volonté de se faire réciproquement du bien que par les pactes, par le cœur que par les mots »16. Il s’agit là d’un principe auquel la raison doit s’ordonner, mais qu’elle découvre comme jouissance particulière : avant d’être pensée, et pour pouvoir être bien pensée, cette « communauté de nature » doit d’abord être ressentie.
Si l’on foule au pied le plaisir d’autrui en poursuivant le sien, l’on commet une injustice ; au contraire, si l’on se prive personnellement de quelque chose, pour en faire don à autrui, on remplit en vérité un devoir d’humanité et de bonté qui n’enlève lui-même jamais autant de bien qu’il en apporte : il est compensé par les bienfaits qu’il procure en retour ; en même temps, la conscience d’avoir bien agi et le souvenir de l’amour et de la bienveillance de ceux que l’on a obligés apportent à l’âme plus de plaisir que n’en aurait procuré au corps ce dont on s’est abstenu17.
9C’est ici seulement, très clairement, le calcul des plaisirs et des peines qui légitime l’usage de la justice : c’est bien agir qui, tous comptes faits, procure le plus grand plaisir, dans ses effets comme dans son acte même. Être juste rend à la fois heureux celui qui profite de cette conduite et celui qui en est l’auteur, par le plaisir de « la conscience d’avoir bien agi » et du « souvenir de l’amour et de la bienveillance de ceux que l’on a obligés ». Si la justice est la condition du bonheur, il y a donc bien aussi un réel plaisir à être juste en Utopie, un plaisir qui, par définition, ne peut disparaître quand apparaît celui qu’il permet : le plaisir de faire plaisir, à bon escient, n’a d’existence que par ce dernier plaisir, et avec cela la justice, participant de l’humanitas, procure un vrai et pur plaisir. L’hédonisme utopique n’est pas ainsi un simple égoïsme ou plutôt, en tant qu’il s’agit d’un hédonisme plein, il génère un altruisme que son égoïsme constitutif enveloppe : ce qui est devoir abstrait et simple contrainte pour le contempteur du plaisir18, dont l’« humanité » se réduit ainsi à n’être que pur dévouement, est pour les Utopiens joie recherchée pour elle-même. Dans les calculs qui règlent sa recherche du plaisir, le plaisir qui norme, comme vrai plaisir, s’éprouve dans la jouissance qu’éprouve autrui, et ce également à la jouissance éprouvée directement pour soi-même. A fortiori, il est donc impossible qu’aucun plaisir personnel ne puisse jamais se payer d’une souffrance d’autrui :
Puisque la nature invite tous les humains à se prêter un mutuel appui dans la recherche d’une vie plus souriante, (elle le fait certainement à bon droit, car, si élevée que soit sa condition au-dessus de celle du commun des mortels, personne ne peut prétendre attirer sur soi seul des attentions que la nature accorde également à tous ceux qu’elle embrasse dans une communion propre aux êtres de même type), c’est bien elle, sans aucun doute, qui enjoint sans cesse de prendre garde à ne pas rechercher les avantages personnels au détriment de ceux d’autrui19.
10De manière principale, c’est ce qui doit fonder l’obéissance aux lois. Puisque la condition essentielle du bonheur est politique, partout où existent des lois qui ont pour fin d’assurer « la répartition des biens destinés à rendre l’existence plus facile, c’est-à-dire les biens qui constituent la matière même du plaisir », il convient de les respecter scrupuleusement : « Assurer son propre avantage sans violer ces lois est sagesse. Travailler en outre au bien public est un devoir sacré »20. Tel est le contenu complet à donner finalement au « plaisir bon et honnête »21. Dans la perspective de ces diverses déterminations, nous faisons ici nôtre la définition générale qu’établit André Prévost de l’humanitas utopique :
L’Utopien désigne par le mot humanitas une quadruple réalité : 1) la nature de l’homme et la personne qui prend conscience de posséder cette nature, d’être véritablement homme ; 2) les autres hommes qui ont en propre la même essence ; 3) la vertu morale qui, à la lumière de la raison, incite à mener à son achèvement, en soi et dans les autres, cette nature humaine ; 4) enfin, l’acte d’humanité, action bénéfique qui fait naître le plaisir dans les autres et en soi. Ce mot humanitas est donc le carrefour, le “lieu” où se rejoignent les divers mouvements de la dialectique du plaisir et de la vertu dont l’union achemine à la fin unique de la vie morale : le bien suprême. Sur cette notion essentielle d’humanitas se fonde l’humanisme en tant que doctrine philosophique et règle de l’action22.
11Particulièrement, les Utopiens souffriraient donc de devoir leur plaisir à la souffrance des autres. Comment cette souffrance pourrait-elle, en elle-même, leur apporter une quelconque jouissance ? Nous savons déjà combien ils réprouvent la chasse : tout spectacle de massacre, y compris d’animaux, humainement dégoûte et émeut. Il n’y a là aucun vrai plaisir possible. Les Utopiens considèrent que le désir d’assister à des mises à mort, même lorsqu’il ne s’agit que d’animaux, « ou bien provient d’une âme cruelle par nature, ou bien finit par engendrer des sentiments de cruauté en celui qui s’adonne constamment à un plaisir aussi sauvage »23. Tuer pour se nourrir est certes une nécessité vitale. Mais s’il y a bien en conséquence un plaisir naturel à manger l’animal tué, il ne peut y avoir aucun plaisir à le tuer, et qui plus est cruellement. La chasse, inhumaine, n’existe donc pas en Utopie, et la boucherie, ne pouvant être le fait d’hommes en accord complet avec leur humanité, autrement dit d’hommes libres, est l’affaire exclusive des serviteurs.
12Il faut en conclure que les Utopiens détestent la guerre. Il ne peut en être autrement : « Cette réalité littéralement bestiale, à laquelle, cependant, aucune espèce de bête ne recourt plus fréquemment que l’homme, est, chez [eux], un objet d’extrême abomination »24. Les Utopiens n’éprouvent aucun plaisir aux guerres, mais c’est parce qu’ils sont en situation générale de plaisir, de plaisir tranquille, qu’ils les gagnent. Lorsqu’il leur faut combattre, « cette fameuse certitude que chacun est assuré de recevoir à la maison ce qui est nécessaire à sa subsistance et l’absence d’anxiété pour l’avenir de ceux qu’ils laisseraient derrière eux – une inquiétude qui, partout ailleurs, brise le moral des plus vaillants – leur inspirent un courage sublime et le refus de se laisser vaincre »25. Plus généralement, que le plaisir soit « bien suprême » signifie ici particulièrement, d’une part qu’il ne faut pas gaspiller la vie, par laquelle le plaisir est possible, ce qui empêche la témérité, les initiatives inconsidérées, d’autre part qu’une vie sans honneur étant source de souffrance, mieux vaut mourir au combat, dignement que de survivre par lâcheté.
13Le courage des Utopiens s’oppose directement à l’orgueil, « chef et père de tous les fléaux (…) qui ne mesure pas sa prospérité à son propre bien-être mais à la misère des autres »26. Plus généralement, c’est l’humanitas utopique, dont participe le courage, qui est ici le principe alternatif à l’orgueil. Dans les motivations humaines, l’orgueil l’emporte la plupart du temps, mais avec l’humanitas il s’agit de ce que la nature humaine exige par elle-même. Utopie est la condition essentielle de l’action par pure humanitas, en tant qu’elle est la condition essentielle de la vraie jouissance. Agir par humanitas est un vrai plaisir, qui de plus est à l’origine de situations également vraiment heureuses, alors que par l’orgueil nous allons de faux plaisirs en faux plaisirs, en une spirale dont l’argent est le ressort et la guerre la pointe extrême. C’est pourquoi, chez les Utopiens, le courage est une vertu, mais « rien n’est moins glorieux que la gloire des armes »27.
De l’humanitas au plaisir
14Le courage peut conduire au sacrifice de soi. Très généralement, l’humanitas conduit à donner de soi, de ses biens, à se priver pour autrui, c’est-à-dire en dernier ressort pour le plaisir d’autrui, par delà le soulagement de sa peine. Le faire fait plaisir, et c’est le principal. L’humanitas ne relève donc d’aucune abnégation triste, d’aucune volonté abstraite de mortification, d’aucune absolutisation ou fétichisation des valeurs du renoncement. La référence est toujours le plaisir éprouvé. C’est parce que la philosophie utopique du bonheur est un hédonisme que la morale utopique est un humanisme. Mais la proposition inverse est également vraie : c’est de l’humanisme utopique que découle l’hédonisme utopique. Les deux font couple, se renvoient l’un à l’autre.
15Nous avons vu le premier sens jusqu’à présent. Prenons le second : il n’est pas utopique de ne pas s’accorder à soi ce que l’on accorde à autrui. Le sacrifice de soi ne peut jamais être une fin en soi. Si la nature nous fait chercher à adoucir la peine des autres, à leur rendre la joie de vivre, à leur faire plaisir, pourquoi
n’inciterait-elle pas chacun à en faire autant pour soi-même ? Car, de deux choses l’une : ou bien une vie agréable, c’est-à-dire une vie qui cause du plaisir, est un mal et, s’il en est ainsi, non seulement on ne doit aider personne à la mener, mais on doit, autant qu’on le peut, en arracher tout le monde comme à une calamité et un poison mortel ; ou bien si on a non seulement le droit mais encore le devoir de la procurer aux autres comme bonne, pourquoi ne pas commencer par soi-même ?28.
16Nous avons ici le retour du chemin vu précédemment, qui conduisait de l’avantage pour soi à l’avantage pour les autres, et selon lequel, « si élevée que soit sa condition au-dessus de celle du commun des mortels, personne ne peut prétendre attirer sur soi seul des attentions que la nature accorde également à tous ceux qu’elle embrasse dans une communion propre aux êtres de même type »29. L’humanitas faisait alors sortir de soi pour s’identifier aux autres, sous le principe de l’égalité entre les hommes, que fonde la « communauté de nature. Mais en conséquence, de l’autre à soi, il faut dire que la proposition doit être tout aussi nécessaire : « Il ne convient pas d’être moins bienveillant envers soi-même qu’envers les autres. Et si la nature invite à être bon pour les autres, elle ne va pas ordonner, en contre-partie, d’être cruel et impitoyable envers soi-même »30.
17L’hédonisme utopique découle donc également directement de l’humanisme. C’est à la suite de l’examen de ce qu’implique une conception conséquente de la vertu, comprise comme dévouement aux autres, à leur bien-être, que l’on peut conclure que « c’est donc bien (…) une vie agréable, autrement dit, le plaisir, que la nature elle-même nous prescrit comme la fin de toutes nos actions ; vivre selon les prescriptions de la nature, telle est [la] définition de la vertu [des Utopiens] »31. On a maintenant alors une perception complète des raisons pour lesquelles, d’abord les Utopiens « n’estiment pas que le bonheur consiste dans n’importe quel plaisir, mais dans le plaisir bon et honnête », ensuite considèrent que « c’est vers ce bonheur-là, en effet, comme vers le bien suprême, que notre nature est attirée par la vertu elle-même, cette vertu à laquelle l’école opposée attribue seule le bonheur »32. La perspective est toujours la jouissance propre, dont la raison a à calculer l’accès le meilleur et le plus vrai, en même temps qu’à en préciser le contenu possible, précisément en particulier au regard des effets induits possibles.
18Et du coup, la critique de l’ascétisme peut être menée un peu plus loin, en y enveloppant la considération d’autrui :
Mépriser la beauté du corps, affaiblir ses forces, laisser engourdir sa souplesse, exténuer son corps à force de jeûnes, nuire à sa santé, faire fi de toutes les autres faveurs de la nature, à moins qu’on ne néglige pour soi-même ces avantages en vue de se consacrer avec plus d’ardeur au service du prochain ou du bien public (…) bref se faire souffrir pour un fantôme de vertu, sans profit pour personne, ou pour s’entraîner à supporter des épreuves qui n’arriveront sans doute jamais tout cela est [aux] yeux [des Utopiens] le comble de la folie, la marque d’un esprit cruel envers lui-même, enfin la pire des ingratitudes envers la nature, comme si, dédaignant de lui devoir quelque obligation, on renonçait à tous ses bienfaits33.
19Il faut remarquer combien la référence au corps demeure fondamentale dans l’exposition et la justification de ce plaisir d’humanitas, qui n’est pas pourtant, par lui-même, un plaisir corporel.
20La solidarité entre les hommes est donc tout à la fois naturelle, juste, condition du bonheur de chacun et source d’une jouissance propre. Elle est une valeur utopique qui vaut particulièrement pour ce que doit chacun au travail des autres, en particulier au travail passé, comme nous l’avons vu. Nous avons vu aussi combien les relations entre les gens de générations différentes étaient plaisantes en Utopie, comment elles donnaient particulièrement aux repas leur allure conviviale. Cette solidarité exprime, en son registre propre, la tranquille satisfaction utopique de l’absence de souci.
La famille et l’autre. Amitié et amour
21Le bonheur, « bien suprême » utopique, est donc aussi dans sa dimension d’humanitas, le lien social par lequel Utopie existe, harmonieusement. L’humanitas est tout à la fois moyen et fin, principe sur lequel reposent les institutions de la vraie république, en même temps qu’effet induit par elles. L’amitié qui unit les Utopiens en est l’expression la plus immédiate34. Et c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre que « l’île tout entière forme une seule et même famille »35.
22L’unité de base de l’organisation sociale et politique d’Utopie est la famille. Elle est l’instance de production, la référence pour la distribution équilibrée de la population, en particulier travailleuse, entre les diverses cités qui composent l’île, entre l’île et ses colonies, entre les villes et les campagnes36. « Chaque groupe de trente familles, tous les ans, fait élection d’un magistrat, qu’ils appellent, dans la langue primitive, Syphogrante, et Phylarque, dans la langue moderne », eux-mêmes électeurs des Tranibores (selon la proportion d’1 pour 10), et du Gouverneur de la cité. « Toutes les délibérations importantes sont communiquées aux assemblées des Syphograntes qui, après les avoir exposées aux familles dont ils sont les représentants, en débattent d’abord entre eux avant de rendre leur avis au Sénat », le conseil des Tranibores qui prend les décisions sous la présidence du Gouverneur37. Cet ancrage dans les familles fait que, très généralement, « la vie sociale est empreinte d’amabilités ; aucun magistrat, par exemple, n’est hautain, ne cherche à inspirer la crainte. On les appelle “pères” et ils montrent qu’ils méritent ce titre. Les citoyens leur rendent les marques de respect qui leur sont dues mais on ne les exige pas de ceux qui y répugnent »38.
23Si, sur cette base, « l’île tout entière forme une seule et même famille » c’est d’abord en ce que la distribution des biens y est réglée comme dans une famille, une vraie famille, où l’on s’aime, c’est-à-dire de manière désintéressée, généreuse, et avec le souci premier du bien de l’autre. Le Sénat central, qui siège dans la capitale Amaurote, organise le transfert des excédents des régions les plus productives vers celles en déficit. « Tout cela se fait gratuitement. La ville qui donne ne reçoit rien en retour de celle qu’elle oblige. Seulement, une ville qui a distribué une partie de ses biens à une autre ville quelconque, sans rien lui réclamer, peut à son tour, en cas de besoin, être secourue par une troisième à laquelle elle n’a rien envoyé. Ainsi l’île tout entière forme une seule et même famille »39. L’affection unit les Utopiens. La famille en est le lieu naturel, et par là constitue le modèle des relations utopiques générales. Telle est la forme essentielle que prend ici le plaisir d’humanitas, mais on remarquera que c’est en tant qu’il est finalement ordonné par ceux de la santé, but ultime de cette bonne et juste répartition des biens. Les plaisirs du corps sont ainsi comme l’horizon des plaisirs sentimentaux.
24Ils le sont d’autant plus que les familles ne peuvent avoir d’existence que par les mariages, qui y font entrer femmes, puis enfants. Avec cela, c’est encore le corps et ses jouissances propres qui est ici concerné. En effet, « dans le choix des époux, les Utopiens observent, avec beaucoup de sérieux et de gravité, une coutume qui, à [Raphaël et ses compagnons] du moins, parut des plus déplacées, et même, au premier abord, ridicule »40 : l’exposition nue, l’un à l’autre, des fiancés. C’est que, du choix d’un conjoint, les Utopiens ont bien compris que « dépend le plaisir ou le dégoût de toute une vie », puisque chez eux, particulièrement, le bonheur est de « vivre avec un seul conjoint et que (…) le lien conjugal n’est guère rompu que par la mort »41. Choisir le tout par le seul examen de la partie (le visage) est donc parfaitement déraisonnable : c’est ne pas prendre la pleine dimension de ce qui est ici en question, et qui ne relève certainement pas que d’une simple association, ni non plus d’une simple union d’esprits purs et désincarnés. Les gens qui se marient doivent éprouver un sentiment complet : s’aimer et ressentir de l’attirance l’un pour l’autre. Ne pas évaluer, en conséquence, le corps et ses éventuelles difformités, c’est prendre le risque d’un mauvais ménage. Non seulement, en effet, « tout le monde n’a pas la sagesse de ne considérer que les qualités morales », mais encore « dans le mariage des sages eux-mêmes, les dons physiques ajoutent aux qualités de l’âme un complément qui n’est pas sans importance »42.
25L’amour et l’amitié, sentiments à dimensions physiques et psychiques, unissent les Utopiens. Ils sont aussi principes utopiques d’ouverture vers l’autre, dont le sens est que la vérité de l’humanitas, qu’ils présentent très concrètement, est l’universel. C’est bien de l’homme en général dont il s’agit avec les Utopiens, et de l’humanité elle-même avec Utopie. De ce point de vue le Quatrain est très clair, qui présente la « philosophique cité » dans une relation dynamique avec l’autre, où l’être d’Utopie est déterminé comme principe de promotion de l’humain : « Généreusement je partage ce qui est mien, allègrement j’adopte ce qui est mieux »43.
26Ainsi, les voyages des Utopiens ont la coloration de l’amitié. Partout dans leurs déplacements, ils reçoivent l’accueil le plus amical : ailleurs que chez eux, et travaillant là où ils sont, « ils sont partout chez eux » en Utopie44. Les étrangers sont bien reçus, et s’ils ne sont pas très nombreux45, c’est pour mieux garantir la qualité de véritable « humanité » des échanges : il ne s’agit pas qu’une venue massive et brutale fasse retourner le Nouveau Monde dans l’Ancien. Dans ce cadre, d’une manière générale, ils aiment s’instruire de tout ce qui est étranger, et c’est pourquoi « l’étranger qui arrive en Utopie pour visiter le pays, s’il se recommande par les dons de l’esprit ou si de longs voyages lui ont fait connaître les mœurs de nombreux pays (…) est le bienvenu. Les habitants prennent grand plaisir à entendre raconter ce qui se passe dans le monde ». Dans le même ordre d’idées, les Utopiens préfèrent assurer eux-mêmes le transport des marchandises qu’ils exportent : « Ils cherchent ainsi à mieux découvrir les mœurs des nations qui les entourent »46. En fait, même lorsque les Utopiens font la guerre, c’est encore en particulier par amitié, ou plus largement par amour de l’humanité. En effet, les Utopiens
n’engagent (…) pas les hostilité à la légère mais seulement pour protéger leurs frontières, pour repousser des ennemis qui ont envahi le territoire de nations amies ou encore en faveur de quelque peuple victime de la tyrannie – ils agissent alors dans un sentiment de pitié et d’humanité – pour le délivrer du joug du tyran et de la servitude. Bien qu’ils portent secours aux peuples amis, ce n’est pas toujours pour les défendre en cas d’agression, mais aussi parfois à titre de représailles et pour venger des injustices47.
27L’amitié, comme principe du Même, est alors ici tout à fait radicalement investie dans l’Autre d’Utopie : premièrement il ne s’agit plus de visiter d’autres régions d’Utopie, ou d’y rencontrer d’autres Utopiens, mais de porter secours à d’autres pays, à d’autres hommes ; et deuxièmement ce secours est la guerre, c’est-à-dire « cette réalité littéralement bestiale »48. C’est ainsi que, pour leurs amis, les Utopiens font la guerre avec la plus grande énergie, une énergie plus grande même que lorsqu’ils la font pour leur propre compte. « Ce n’est pas qu’ils aient moins à cœur les intérêts de leurs concitoyens que ceux des peuples associés mais parce qu’ils supportent plus difficilement que l’argent soit volé aux autres que volé à eux-mêmes »49. Il faut y prendre garde : cet altruisme est purement logique, là encore, il est le simple effet d’un calcul des plaisirs et des souffrances. Tout simplement, les Utopiens souffrent moins de la perte d’un bien puisque, ce bien étant public, il n’appartient à personne en particulier et que, de surcroît les biens en Utopie sont abondants. « Il en résulte que personne ne ressent le dommage subi »50, alors que chez les autres peuples, être volé constitue une atteinte personnelle et de bien plus grande importance. En revanche, en cas de blessure ou de mort injuste d’un des leurs, la réaction d’Utopie est de la plus grande sévérité. La référence morale est donc toujours le sentiment éprouvé, de plaisir ou de non-souffrance en dernier ressort, qu’il ait pour objet soi-même ou l’autre, dans la perspective de l’humanitas, de l’amitié et de l’amour. Que l’autre soit le très prochain, qu’il s’agisse d’un autre Utopien, voire d’un membre de sa famille propre, ou qu’il s’agisse d’un ami, y compris non-Utopien est ici secondaire, mais sans être nul. L’humanisme utopique, comme hédonisme, est bien à vocation universelle, d’une universalité concrète dans laquelle la raison est au service du vrai plaisir, en particulier d’amour, d’amitié et d’humanitas51. C’est donc souvent par amitié et par humanitas que les Utopiens font la guerre, et lorsqu’ils la font, l’amour est alors un ressort décisif de leur efficacité.
Au combat, on place chacune de celles [des épouses] qui partent à côté de son mari ; viennent ensuite, autour de chaque combattant, ses enfants, les membres de sa parenté, alliés ou consanguins. Ainsi, ceux que la nature invite les premiers à s’entraider sont aussi les premiers à se porter secours. Rien n’est plus déshonorant pour une personne mariée que de revenir sans son conjoint, pour un fils de rentrer à la maison après avoir perdu l’un de ceux qui lui ont donné la vie52.
28La guerre utopique est humaine. Lorsqu’ils y sont contraints, ils la font, mais ils s’efforcent que ce soit toujours avec humanité : une victoire sanglante les emplit de douleur et de honte53. « S’ils sont victorieux, jamais ils ne se livrent au massacre, car ils préfèrent se saisir des fuyards plutôt que de les tuer »54. Ils ne pillent pas, ne détruisent pas les récoltes, ni ne s’attaquent aux non-combattants55. Cet humanisme n’est ni abstrait, ni réduit donc à la seule protection des Utopiens eux-mêmes. La raison le guide, et ainsi ils mettent à prix la tête des chefs ennemis, pour gagner la guerre en épargnant la vie du plus grand nombre.
Cette coutume d’offrir de l’argent aux ennemis et de les acheter, condamnée chez les autres peuples comme un crime, signe d’un esprit cruel et dégénéré, passe chez eux pour une sagesse pratique dont ils se font grande gloire, puisqu’elle leur permet de mettre fin aux plus grandes guerres, absolument sans combat ; c’est même une marque d’humanité et de compassion, puisqu’ils rachètent par la mort de quelques coupables nombre de vies innocentes qui auraient péri dans la bataille, à la fois parmi les leurs et parmi leurs adversaires ; la foule des petites gens de l’armée ennemie n’inspire pas moins leur pitié que leurs propres concitoyens : ils savent que ce ne sont pas eux, de leur propre mouvement, qui se sont engagés dans la guerre mais qu’ils y ont été entraînés par la folie furieuse de leurs princes56.
29Si les Utopiens ont un tel souci de la vie de leurs ennemis, ils s’efforcent certes d’exposer aussi le moins possible les leurs, préférant payer des mercenaires, les Zapolètes, en les faisant se battre à leur place. Faut-il voir ici une contradiction manifeste avec l’humanisme utopique, qui interdit de tirer avantage d’autrui, particulièrement de ses souffrances, et encore plus de sa mort ? En fait, une fois encore, l’humanisme utopique est concret. La justice veut que chacun ait ce qu’il mérite : c’est parce que les Zapolètes, « hommes » cruels et cupides, ont par eux-mêmes abdiqué leur « humanité », qu’ils peuvent être tout à fait légitimement soumis aux plus grands dangers. Ces individus « ne connaissent qu’un seul art de vivre : celui qui donne la mort »57. C’est pourquoi les Utopiens « n’ont aucun scrupule à conduire à leur perte un si grand nombre d’entre eux, car ils sont convaincus que le genre humain leur devrait une immense reconnaissance, s’ils arrivaient à purger l’univers de tout ce fumier, d’un peuple aussi répugnant et aussi impie »58. Ici est la limite de l’humanitas utopique, qui concerne l’humanité dans toutes ses dimensions, y compris donc dans ses possibilités toujours présentes de mal faire, mais seulement « l’humanité », ce qui exclut en conséquence les purs méchants, ceux dont la méchanceté tient lieu d’être, a remplacé la véritable humanité. Et avec ce présupposé éthique d’une humanité « normale », ici aussi est naturellement la limite de l’humanisme en général de l’Utopie.
30Amour et amitié, humanitas, jusque dans l’élimination du « fumier humain » : c’est ainsi que la cité utopique est une cité juste. Comme le dit très bien Nicole Morgan, « c’est une “autarcie universelle” qui ne repose pas, en principe, sur une “nation” ou sur une culture particulière, mais sur des institutions, des droits et libertés, garantis par une raison instrumentale qui sert de guide à l’homme quant à son “véritable” intérêt »59. Quels sont ici les écarts avec la vraie cité platonicienne ?
Transcendance et immanence
Justice et amitié platoniciennes
31Socrate le dit ainsi à Calliclès, dans le Gorgias :
Quand il n’y a pas de communauté, il ne saurait y avoir d’amitié. Certains sages disent, Calliclès, que le ciel, la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une communauté, qu’ils sont liés par l’amitié, l’amour de l’ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. C’est pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, l’appellent kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement. Mais toi, tu as beau être savant, tu ne me sembles pas faire attention à ce genre de choses. Au contraire, tu n’as pas vu que l’égalité géométrique est toute-puissante chez les dieux comme chez les hommes, et tu penses qu’il faut s’exercer à avoir plus que les autres ! En fait, tu ne fais pas attention à la géométrie (507e-508a).
32Ce que Platonretient donc d’abord de cette antique sagesse, c’est la reconnaissance d’une « égalité géométrique » qui, comme « amitié cosmique », a le sens d’une seule et même juste mesure, valant pour les dieux comme pour les hommes60. Tel est le sens reconnu de l’ordre du monde, de la justice cosmique qui lie en une communauté le ciel, la terre, les dieux et les hommes. L’enjeu n’est pas mince : cela implique qu’il n’y a bien qu’un seul monde, comme nous l’avions déjà souligné, obéissant donc à une seule et unique mesure, mais de fait plus ou moins. Le sens de la transcendance concernée est alors tout à fait clair : elle ne dessine pas le lieu d’une « cité de Dieu », mais de Formes intelligibles dont l’être séparé, qui ne forme pas plus un « monde », permet de penser en vérité le seul monde qui soit, et d’en évaluer par là le caractère plus ou moins bien mesuré61.
33Mais si la mesure cosmique est unique, en tant qu’« égalité géométrique » il s’impose qu’elle prenne toujours bien en compte la nature déterminée des communautés qu’elle ordonne. Et en conséquence, premièrement, ce qui convient à la communauté des dieux ne peut pas convenir à la communauté des hommes, sous peine d’ubris62 ; deuxièmement, dans le Timée et le Critias, l’anthropologie et la politique, tout en étant conçues à l’imitation de l’univers, doivent être spécifiquement ordonnées aux « affaires humaines »63. C’est en ce sens que, dans le Lysis (214-216), la position platonicienne est clairement distinguée de celle des cosmologies physiciennes et poétiques, ces dernières ne permettant pas, elles, de reconnaître la spécificité de chacun des différents lieux de l’amitié, ce qu’impose pourtant particulièrement l’existence du désir humain lorsqu’il s’agit de l’amitié interpersonnelle. La prise en compte essentielle du désir humain, ici, conduit alors Platon à finaliser et légitimer de façon ultime son objet par le « πρῶτον φίλον »64.
34La transcendance d’une part, la différence entre chacun de ses lieux et moments, l’originalité de leurs positions, leurs articulations complexes d’autre part, apparaissent ainsi comme les traits principaux de la philia platonicienne. En revanche, l’amitié utopique, qu’elle soit interindividuelle, politique (la grande famille utopienne) ou généralement humaniste (les étrangers, les peuples amis…) est toujours et seulement mode d’être de l’humanitas. L’immanence et l’unicité de l’amitié utopique ne sont donc pas précisément platoniciennes.
35Dans la différence fondamentale de ces perspectives, des positions convergentes peuvent pourtant être constatées sur les questions spéciales de la guerre et des étrangers, questions importantes comme nous l’avons vu pour l’Utopie. Le texte platonicien de référence peut être ici les Lois. En ce qui concerne la guerre d’abord, et bien que le point de départ ne soit guère utopique puisque l’institution des lois est introduite dans un rapport essentiel à la guerre65, l’Athénien demande pourtant que l’on ne se trompe pas : « Ce qui à coup sûr est le mieux, ce n’est ni la guerre, ni la sédition, et c’est une chose détestable de les désirer ; mais ce qui est le mieux, c’est à la fois la paix entre les hommes et une bienveillance mutuelle de sentiments » (628c). Sur la question des étrangers également, l’Utopie peut faire écho aux Lois, et ce peut-être plus fortement encore. Il faut en effet constater que, dans les Lois comme plus tard dans l’Utopie, si le principal pour l’autonomie de la cité est bien de se protéger des effets corrosifs d’une ouverture démesurée à l’autre66, un grand profit est pourtant attendu des voyages effectués dans d’autres pays, comme de l’accueil réservé aux étrangers dans sa propre cité67.
36Finalement, si la référence platonicienne de l’Utopie en matière d’amitié et de justice n’est pas nulle, la principale demeure que, de la transcendance des Formes séparées à l’immanence de l’humanitas, les principes ne sont pas les mêmes. Utopie est-elle alors plus proche d’Aristote, voire des stoïciens ? Et que penser de la position épicurienne, dont nous avons vu l’importance quant à la détermination générale du bonheur utopique ?
Utopismes non-platoniciens de l’amitié
37Pour ce qui est de cette dernière référence, il faut d’abord souligner qu’il n’est pas possible d’exclure l’amitié des désirs naturels et nécessaires que reconnaît Epicure, bien que ce sentiment soit initialement l’objet d’un calcul rationnel68, en une perspective strictement égoïste donc, « du moment que la privation du plaisir qu’il y a à commercer avec nos amis constitue une souffrance qui n’est en rien imaginaire », comme le dit Jean Salem69. En fait, s’il est possible de voir en l’ami comme un « autre moi-même », par l’effet d’une fréquentation, source de transferts d’atomes et avec cela d’« une identification organique partielle des individus concernés »70, on pourrait ainsi aller jusqu’à voir dans l’altruisme amical comme une forme supérieure de l’égoïsme71.
38Du Jardin à l’île d’Utopie, alors ? Et faut-il voir dans la clôture du Jardin d’Epicure, qui lui aussi laisse en dehors l’indétermination, l’infini, comme un moment fort, en ses propres modalités, de l’utopisme insulaire ? Si effectivement la liberté est pour Epicure « le fruit de l’autarcie, de la suffisance à soi-même », et qu’elle suppose que l’on s’adonne à la philosophie, elle suppose aussi, comme le dit encore Jean Salem, « la pratique de l’amitié, c’est-à-dire qu’on se constitue comme un périmètre de sécurité, avec l’extérieur duquel les échanges demeurent certes possibles mais sont mesurés à l’extrême »72. De l’insularité à l’universalité : tel semble bien être enfin le ressort de l’utopisme de la communauté épicurienne, puisque l’amitié tend à y devenir le principe d’une société plus vaste, comme philanthropie universelle73.
39Mais le Jardin n’est pas une cité, alors que l’amitié en Utopie est d’abord structurellement politique74. Il est sans doute alors possible d’évoquer d’autres héritages, en particulier stoïciens75. Pour voir dans l’amitié une exigence directement naturelle76, le stoïcisme pourrait en effet être considéré comme une des sources de l’Utopie, à la condition certes de ne pas oublier son rejet du plaisir qui implique celui d’une philia fondée sur l’agrément, et bien que ce ne puisse être alors qu’au prix d’un important déplacement, puisque la tendance à réserver aux seuls sages la vraie amitié n’est, elle, guère utopique. Cela étant, lorsque l’universalisme de la raison, fondé en nature et qui en est le principe77, s’investit particulièrement dans une perspective politique, nous avons bien là un véritable utopisme. On peut ici particulièrement penser à ce plan d’une République à vocation universaliste, confédération de cités habitée par des sages, que Zénon de Citium aurait élaboré aux environs de 300 av. J.-C.78. Son contenu n’est à l’évidence pas celui de l’Utopie, puisque cette communauté parfaite se passe d’instruction générale, de temples et de tribunaux et qu’il y règne la communauté des femmes, mais le lien direct entre les individus et l’univers, par-delà les frontières et selon le seul programme de l’unité de l’humanité, que Zénon entendait ainsi instituer, annonce bien la fondation en nature de l’humanitas utopique. Et du coup, l’universalité de la république confédérale stoïcienne peut, également, évoquer la réitération potentiellement indéfinie d’Utopie dans ses colonies79.
40Perspectives politiques, universalisme, nature, vertu et amitié : le fait est que l’humanitas utopique semble cependant s’inscrire plus immédiatement dans une filiation aristotélicienne. Pour Aristote, en effet, si « l’affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l’homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux » (Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 1155a), l’amitié (philia) vaut particulièrement pour l’espèce humaine, « et c’est pourquoi nous louons ceux qui sont philanthropes. Même au cours de nos voyages au loin, nous pouvons constater à quel point l’homme ressent toujours de l’affinité et de l’amitié pour l’homme »80, et Aristote y voit, comme l’Utopie, un enjeu politique :
L’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même : en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemie, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. Et quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes, ils ont besoin en plus d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié81.
41Ainsi formulé, ce dernier passage est d’allure platonicienne, comme peut l’être d’ailleurs aussi sa conclusion : « Certains pensent même qu’il n’y a aucune différence entre un homme bon et un véritable ami » (ibid.)82. Mais la différence est que, généralement, Aristote reprend la définition traditionnelle de l’amitié comme affection réciproque entre semblables, ce que Platon combat, non seulement dans le Lysis en ce qui concerne les relations interindividuelles83, mais aussi dans la République, le Politique ou les Lois, lorsqu’il s’agit de penser l’unité d’une multiplicité hétérogène. Ainsi n’est pas platonicienne la thèse aristotélicienne, selon laquelle « l’attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu’il n’y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien » (VIII, 2, 1155b), ce qui conduit à définir la « parfaite amitié » comme étant « celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes » (VIII, 4, 1156b). En revanche, sur la base de la différence que nous avons introduite quant au sens hédonique de la vertu pour les Utopiens, il est sans doute possible de voir dans cette dernière formulation une matrice de l’excellence humaniste utopique.
42Les choses ne sont pourtant pas si simples ni si entières. En effet, quand il s’agit de distinguer avec Aristote, encore contre Platon donc, entre l’égalité qui convient à la justice et l’égalité qui convient à l’amitié, il apparaît que l’humanitas utopique ne peut plus cette fois être considérée sans problème comme l’héritière de la philia aristotélicienne : selon Aristote, « l’égalité ne semble pas revêtir la même forme dans le domaine des actions justes et dans l’amitié. Dans le cas des actions justes, l’égal au sens premier est ce qui est proportionné au mérite, tandis que l’égal en quantité n’est qu’un sens dérivé ; au contraire dans l’amitié, l’égal en quantité est le sens premier, et l’égal proportionné au mérite, le sens secondaire » (VIII, 9, 1158 b). C’est pourquoi, pour Aristote, l’amitié ne peut pas vraiment exister entre personnes d’un rang par trop inégal, alors que la justice, en revanche, doit exister quelle que soit la différence de rang des parties. Et c’est pourquoi aussi un ami ne doit pas souhaiter à son ami des biens si grands qu’ils le fassent devenir très éloigné de lui, tel un dieu à la limite lorsqu’il s’agit de vertu : ce qui explique qu’il ne puisse y avoir d’amitié entre les dieux et les hommes. Or, une conséquence particulière de cela est que l’amitié politique se doit alors d’être spécialement étudiée, afin d’en faire correspondre les formes aux différentes constitutions politiques, en des rapports coextensifs aux rapports de justice à chaque fois concernés84 : cela ne peut pas être utopique, puisque, d’une part Utopie est la seule et vraie cité et que, d’autre part elle constitue comme une famille dont les membres, dans la différence de leurs fonctions sociales, s’aiment également en humanitas.
43Sur cette base, l’enveloppement utopique général de l’altruisme par l’égoïsme dans la relation d’amitié peut, en revanche, être rapporté assez directement à une analyse aristotélicienne. Est en effet tout à fait utopique la thèse selon laquelle « c’est en partant de cette relation de soi-même à soi-même que tous les sentiments qui constituent l’amitié se sont par la suite étendus aux autres hommes (…) car un homme est à lui-même son meilleur ami, et par suite il doit s’aimer lui-même par-dessus tout » (IX, 8, 1168b). Souhaiter du bien à son meilleur ami, par pure amitié pour lui, est ce qui caractérise la véritable amitié, et c’est bien ce qui se passe pour l’homme de bien à son propre endroit. Mais il ne faut pour autant pas confondre l’égoïsme altruiste de l’homme de bien avec celui de l’homme pervers, qui privilégie en lui la partie de lui qui n’est pas vraiment lui. En réalité, les hommes pervers, parce qu’ils sont en désaccord avec eux-mêmes, ne peuvent pas être de vrais amis (IX, 4, 1166b ; 8, 1169a). En revanche, l’égoïsme de l’homme de bien le conduit à agir exclusivement par noblesse morale. Il est bien égoïste, en ce qu’agissant avec justice, il se réserve la meilleure part, aimant par-dessus tout ce qui est vraiment lui, c’est-à-dire sa partie la plus haute, intellective (8, 1168b). Et c’est ainsi que, tout à la fois, l’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même et agit toujours dans l’intérêt de son ami pour la joie qu’il en retire (1169a)85. Tout cela est bien utopique. A la différence près du statut du plaisir, qui n’est donc pas pour Aristote comme pour les Utopiens la « source unique ou principale du bonheur »86, l’Ethique à Nicomaque a pu permettre à l’Utopie, très fondamentalement, d’ancrer sa thèse de la perfection sociale dans la pleine extension de ce qu’implique, pour l’égoïsme des individus, une recherche en vérité du bonheur.
Si l’homme vertueux est envers son ami comme il est envers lui-même (son ami étant un autre lui-même), – dans ces conditions, de même que pour chacun de nous sa propre existence est une chose désirable, de même est désirable pour lui au même degré, ou à peu de choses près, l’existence de son ami. Mais nous avons dit que ce qui rend son existence désirable c’est la conscience qu’il a de sa propre bonté, et une telle conscience est agréable par elle-même. Il a besoin, par conséquent, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées : car c’est en ce sens-là, semblera-t-il, qu’on doit parler de vie en société quand il s’agit des hommes, et il n’en est pas pour eux comme pour les bestiaux où elle consiste seulement à paître dans le même lieu87.
44Que l’amitié utopique, fondée dans l’humanitas, doive ainsi certainement plus à la philia aristotélicienne, voire à l’épicurisme ou au stoïcisme, qu’à Platon, ne peut faire oublier que l’agapè chrétienne en est certainement aussi un des horizons ultimes. Nous reprendrons cela. Mais dans tous les cas, le principe général de l’humanisme utopique demeure, très clairement, cette « communauté de nature » qui unit les hommes, et qui a pour sens immédiat « qu’il faut glorifier sous le titre d’humanité (humanitatis nomine), le fait que l’homme est pour l’homme salut et consolation »88. Or il se trouve que, sur cette base, « il n’y a aucune vertu qui soit plus propre à l’homme que celle-là – d’adoucir le plus possible la peine des autres, de faire disparaître la tristesse, de rendre la joie de vivre, c’est-à-dire le plaisir »89 : c’est qu’en Utopie aussi le mal existe, sa perfection utopique consistant alors dans la qualité des structures sociales qui le combattent. Avec cela se trouve à nouveau mise en jeu la différence ontologique principale entre Utopie et la vraie cité de Platon.
Notes de bas de page
1 Métaphysique, Δ, 16, 1021b.
2 U., p. 562 ; GF, p. 198.
3 U., p. 517 ; GF, p. 173.
4 U., p. 514 ; GF, p. 172.
5 U., p. 517-518 ; GF, p. 174-175.
6 U., p. 625 ; GF, p. 230.
7 U., p. 438 ; GF, p. 128-129.
8 U., p. 441 ; GF, p. 129.
9 U., p. 626 ; GF, p. 229- 230.
10 U., p. 625 ; GF, p. 231.
11 « Sur le salaire journaliers des pauvres, les riches rognent encore chaque jour quelque chose non seulement par des moyens frauduleux privés mais grâce aux lois publiques elles-mêmes » (ibid.).
12 U., p. 625-626 ; GF, p. 231.
13 U., p. 626 ; GF, p. 232.
14 U., p. 517 ; GF, p. 174.
15 Ibid.
16 U., p. 566 ; GF, p. 200. « A quoi bon des traités, disent-ils ? Comme si la nature n’avait pas établi suffisamment l’union entre l’homme et l’homme ! Si quelqu’un méprise la nature, croyez-vous qu’il fera grand cas des mots ? » (U., p. 562 ; GF, p. 198).
17 U., p. 521 ; GF, p. 175-176.
18 « Il n’y a jamais eu adepte de la vertu et ennemi du plaisir assez triste et assez rigide pour prêcher les labeurs, les veilles et les austérités sans ordonner, en même temps, de se dévouer de toutes ses forces à soulager la pauvreté et la misère des autres » (U., p. 517 ; GF, p. 174).
19 U., p. 518 ; GF, p. 175.
20 Ibid.
21 U., p. 517 ; GF, p. 173.
22 U., p. 687-688, n. 8.
23 U., p. 526 ; GF, p. 179.
24 U., p. 566 ; GF, p. 200-201.
25 U., p. 582 ; GF, p. 209.
26 U., p. 629 ; GF, p. 232-233.
27 U., p. 566 ; GF, p. 201. Dans leur conduite de la guerre, ils font passer « le souci d’éviter tout risque inutile avant les citations élogieuses et la gloire » (U., p. 573 ; GF, p. 204).
28 U., p. 517-518 ; GF, p. 174.
29 U., p. 518 ; GF, p. 175.
30 U., p. 518 ; GF, p. 174.
31 U., p. 518 ; GF, p. 175.
32 U., p. 517 ; GF, p. 173-174.
33 U., p. 537 ; GF, p. 184-185.
34 L’amitié est un principe utopique dont la présence excède, dans l’Utopie, le mode d’être des Utopiens. Elle apparaît dès le début du livre. Raphaël, par qui est connue Utopie, a distribué ses biens à ses parents et à ses amis (U., p. 373 ; GF, p. 90). Et P. Gilles, l’ami de More, est présenté comme un homme de très grande qualité, avant tout précisément, pour le cas qu’il fait de l’amitié : « S’il manifeste à tous une grande loyauté, il a pour ses amis un cœur si ouvert, tant d’affection et de confiance, des sentiments si sincères, qu’il est à peu près impossible de trouver quelqu’un que l’on puisse comparer en matière d’amitié » (U., p. 361-362 ; GF, p. 84). Plus largement, l’amitié est principe humaniste à la Renaissance. G. M. Logan souligne ainsi que « parmi les premiers lecteurs de l’Utopie, les plus perspicaces sont ceux des amis humanistes de More qui ont écrit les lettres préparatoires qui accompagnent les premières éditions » (The Meaning of More’s « Utopia », p. 3).
35 U., p. 497 ; GF, p. 163.
36 U., p. 481-482 ; 453-454 ; GF, p. 154-155 ; 139-140.
37 U., p. 462-465 ; GF, p. 145-146.
38 U., p. 558 ; GF, p. 196.
39 U., p. 497 ; GF, p. 163.
40 U., p. 550 ; GF, p. 192.
41 « Sauf en cas d’adultère ou de mœurs absolument insupportables de la part de l’un des deux conjoints » (U., p. 553 ; GF, p. 193).
42 U., p. 550 ; GF, p. 192.
43 U., p. 334.
44 U., p. 494 ; GF, p. 162.
45 U., p. 486 ; GF, p. 158. L’Utopie n’a de sens que comme nouvelle figure de l’humanité, en un « Nouveau Monde » normé par l’humanitas. c’est ainsi qu’Utopie est « modèle ». C’est pourquoi nous ne partageons pas l’appréciation d’A. Prévost, qui voit dans la restriction apportée à l’entrée des étrangers comme une contradiction : « Ce conflit entre l’humanitas universelle et l’insularité est un nouvel exemple d’incohérence, au niveau du récit, dans la parabole utopique » (U., p. 489).
46 U., p. 545-546 ; GF, p. 189.
47 Et ce, en priorité en matière de commerce (U., p. 566-569 ; GF, p. 201).
48 U., p. 566 ; GF, p. 200-201.
49 U., p. 569-570 ; GF, p. 202.
50 U., p. 570 ; GF, p. 202.
51 G. M. Logan nous semble donc biaiser ici l’essentiel, le fait que l’universalisme utopique est directement fondé sur l’intérêt propre des Utopiens, lorsqu’il comprend que Thomas More « fonctionne comme un théoricien de la ville-Etat ; son objectif est de s’occuper des intérêts réels des citoyens d’Utopie et non de ceux de l’humanité en général » (The Meaning of More’s « Utopia », p. 235).
52 U., p. 581 ; GF, p. 208.
53 U., p. 570 ; GF, p. 202.
54 U., p. 582 ; GF, p. 209.
55 U., p. 586 ; GF, p. 211-212.
56 U., p. 574 ; GF, p. 204-205. On comprend mal alors que M. Delcourt puisse voir que More « accepte l’idée de la faute collective qui serait celle de tout un peuple assumant une guerre injuste » (dans GF, p. 189, note 2).
57 U., p. 577 ; GF, p. 206.
58 U., p. 578 ; GF, p. 207.
59 Le Sixième Continent, p. 129-130.
60 Sur l’identification de ces « sages », voir les notes 189-190 de M. Canto dans son édition du Gorgias et J.-F. Balaudé, Le Vocabulaire des Présocratiques, p. 55. En une certaine réception platonicienne à la Renaissance, un philosophe de la nature comme Henri Corneille Agrippa de Nettesheim, pensera, dans De la philosophie occulte (1510 ; 1531-1533), trad. fr. par J. Servier, Paris, Berg International, 1982, que l’être humain appartient à trois mondes : le monde terrestre des éléments, le monde des astres, et celui de l’esprit et que, comme « microcosme », reflet du « grand monde », c’est lui qui est le lien ontologique entre les trois, permettant ainsi de les connaître.
61 Ni « cité de Dieu », ni non plus « monde intelligible ». De ce point de vue, J. Laurent dit les choses tout à fait clairement : « Parler de “monde intelligible” n’est pas seulement utiliser une formule anachronique, c’est plus fondamentalement prêter à Platon une thèse philosophique précise selon laquelle il y aurait une totalité organisée et vivante parallèle à celle où nous vivons. Or, la notion d’ordre implique pour Platon l’unicité » (« L’unicité du monde selon Platon », dans Platon et l’objet de la science, p. 51).
62 « L’ubris résiderait dans la transgression de ce jeu de places et de communautés ; elle reviendrait à confondre les dieux et les hommes. Unicité et hétérogénéité, tels sont les deux caractères de la koïnônia cosmique et qui définissent la mesure au sens qualitatif » (M.-P. Edmond, Le Philosophe-roi, p. 71).
63 Cf. J.-F. Pradeau, Le Monde de la politique, p. 284-291. « Si la cité imite l’univers, elle le fait donc en prenant pour modèle la totalité parfaite avec laquelle elle partage une constitution (élémentaire et psychique) semblable, mais une organisation différente. (…) De la sorte, elle doit organiser ces parties, ces corps, selon l’ordre qui convient à leur nature » (p. 286).
64 Texte établi et traduit par A. Croiset, introduction, corrections de traduction et notes par J.-F. Pradeau, « Classiques en poche », Paris, Les Belles Lettres, 1999. Ce dialogue fait apparaître que si la philia humaine ne peut donc être comprise hors du désir, ce n’est pas en termes de « similitude » ou de « dissimilitude » qu’il convient de penser l’amitié, mais dans l’« apparentement ». Comme le dit J.-F. Pradeau, « l’ami ne sera ni le semblable, ni le contraire, il sera le dissemblable qui ressemble » (Introduction à son édition du Lysis, p. xxi). En effet, ce qui est recherché, dans le désir amical, c’est toujours le bien qui nous manque, en une relation où celui qui aime ne doit pas être le contraire de ce à quoi il aspire, mais pas non plus son semblable : ce n’est pas en tant que « mauvais » que l’on désire le bien, ni non plus en tant que « bon », mais en tant que « ni bon, ni mauvais ». Dans ce cadre, en toute rigueur, c’est pour lui-même que le bien est désirable, et non pour la seule suppression du mal qu’il opère (218c-221d). En effet si c’est pour la santé que la médecine est aimée, il faut admettre que, « si elle est aimée, c’est en vue de quelque chose » qui, « elle-même est aimée en vue d’une autre que nous aimons », en sorte que nous sommes entraînés ainsi « dans une progression sans fin, à moins que nous ne finissions par atteindre un point initial au-delà duquel nous ne soyons plus renvoyés à un autre objet ami, et qui soit le principe même de toute amitié, l’objet en vue duquel nous disons que nous aimons tous les autres » (219c-d). Alors, il faut que ce soit en lui-même que ce « point initial », ce « bien » comme « premier ami », soit aimé.
65 « D’un bout à l’autre de la vie, il existe toujours, pour tous les États, un État de guerre continuel envers les autres États » (I, 625e).
66 Cf. III, 693a ; IV, 705a. Cela étant, les étrangers sont bien sollicités pour les arts dont s’abstiendront les citoyens (VIII, 846d-847b).
67 XII, 949e-953e. « Aucun État, en effet, s’il est dépourvu de toute expérience des hommes, des mauvais comme des bons, ne pourrait jamais, privé comme il l’est de toutes relations, parvenir à un degré convenable de civilisation et de maturité, ni non plus, d’autre part, sauvegarder durablement ses lois sans s’être rendu maître de celles-ci par l’intelligence et non pas uniquement, au contraire, grâce au pouvoir de l’habitude » (951a-b).
68 Et ce, en une perspective d’assurance large : « Nous n’avons pas tant à nous servir des services que nous rendent nos amis, que de l’assurance que nous avons de ces services » (Sentence vaticane 34, op. cit., p. 214). C’est ainsi que « ce n’est pas celui qui cherche en toute circonstance les services qui est ami, ni celui qui jamais ne lie services et amitié ; car le premier, au moyen de la reconnaissance, fait trafic des récompenses, et le second tranche le bon espoir pour l’avenir » (Sentence 39, ibid.).
69 Tel un dieu parmi les hommes, p. 78-79. Plus généralement, voir p. 140-174. J. Salem ne retient ainsi pas les objections de J.-Cl. Fraisse, pour qui l’amitié ne pouvait pas être un tel désir naturel et nécessaire chez Epicure, puisque ce dernier récuse toute idée de sociabilité naturelle entre les hommes (Fraisse souligne que cette conception d’une amitié fondée sur l’utilité, mais que Platon veut ancrer dans la sophia, est alors tout à fait courante et est particulièrement vivante dans les mœurs de l’Athènes démocratique (Philia. La Notion d’amitié dans la philosophie antique. Essai sur un problème perdu et retrouvé, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1974, p. 295).
70 J. Salem, op. cit., p. 166. « Que je puisse chérir mes amis à l’égal de ma propre personne signifie que ceux-ci sont en vérité mes alter ego ; qu’ils sont des composés dont les atomes constitutifs ont mille et une fois permuté avec ceux de mon propre organisme ».
71 Voir C. Bailey, The Greek atomists and Epicurus, Oxford, Clarendon Press, 1928, p. 527-528. Cité par J. Salem, op. cit., p. 163.
72 Op. cit., p. 97-98.
73 « L’amitié danse autour du monde habité, proclamant à nous tous qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité » (Sentence vaticane 52, op. cit., p. 216). « Comme Epicure recommande l’amitié d’un individu avec un autre, il ne pouvait pas ne pas recommander, soit par ses préceptes, soit par ses actions, l’amitié de tous les hommes entre eux », estime J.-M. Guyau, dans La Morale d’Epicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Paris, 1878, p. 142. Voir Tel un dieu parmi les hommes, p. 157-159.
74 J. Salem note ainsi que « dans la philosophie d’Epicure, l’amitié paraît jouer le rôle d’une vertu impolitique et, tout à la fois, cosmopolitique » (L’Atomisme antique, p. 133).
75 Voir J. Bidez, « La cité du monde et la cité du soleil chez les stoïciens », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 1932. Voir aussi, sur l’utopisme stoïcien, E. Bloch, Le Principe espérance (1938-1947, revu en 1953 et 1959), trad. fr. F. Wuilmart, « N.R.F. », Paris, Gallimard, 1976, 1982, 1991, t. II, p. 59 sq.
76 Ainsi Marc-Aurèle : « Tous les êtres qui ont part à une réalité commune tendent à se ressembler. (…) Donc tous les êtres qui ont part à une nature intellectuelle commune tendent tout autant et même davantage à se ressembler. (…) Chez les êtres raisonnables, l’on voit des gouvernements, des amitiés, des familles, des sociétés et, dans la guerre, des traités et des armistices. (…) De fait, il serait plus facile de trouver de la terre qui ne touche à aucune terre qu’un homme séparé de l’homme » (Pensées, IX, 9, dans Les Stoïciens, P.-M. Schuhl (éd.), p. 1214-1215.
77 « Cette exigence d’un accord purement rationnel, fondé sur la volonté, et ayant pour objet des conduites conformes à la nature, car il n’y a d’oikeiôsis qu’à ce prix, entraîne pour l’amitié un statut qui l’affranchit, malgré sa réalité, des rapports singuliers entretenus de personne à personne, au profit des relations humaines en général, et qui, en conséquence, se fond dans ce que l’on peut appeler l’universalisme stoïcien » (J.-Cl. Fraisse, op. cit., p. 365).
78 Cf. Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, VII, 32-33 ; 131. Plutarque, Sur la fortune ou la vertu d’Alexandre, VI, Moralia, éd. et trad. B. Einarson et Ph. De Lacy, London, Loeb Classical Library, 1986, 329b. Plutarque y présente ici Alexandre comme son réalisateur.
79 Dans cette correspondance entre limite parfaite et universel, on pourrait aussi ici évoquer Campanella, dont La Cité du Soleil n’est certainement pas sans lien avec ses projets théoriques d’une monarchie universelle.
80 Ibid. Nous traduisons et soulignons le début de cette dernière citation.
81 Ibid. Cf. VIII, 11-13.
82 Cf. Lysis : « Nous savons maintenant qui sont les amis : notre raisonnement nous indique que ce sont les bons » (214e).
83 Pour Aristote, « la philotês (amitié) est à la fois isotês (égalité) et homoiotês (ressemblance au sens fort, similitude) », au sens où, comme le précise J.-F. Pradeau, ce qui apparente les amis, c’est ce que « chacun d’eux possède avant que d’être ami de l’autre. l’amitié ne vient alors que confirmer et entretenir leur préalable identité. Il n’en va pas du tout de même dans le Lysis où la similitude des amis, bien loin que d’être le point de départ et la cause de l’amitié, en est l’horizon. Devenir ami, c’est entreprendre de se rendre soi-même semblable à ce que l’on n’est pas » (introduction à son édition du Lysis, p. xv).
84 VIII, 12-13. Ainsi, à la royauté doit correspondre une amitié de type paternel, fondée sur la bienfaisance (dont « Agamemnon, Pasteur » est le modèle), à l’aristocratie une amitié de type conjugal, fondée sur l’égalité proportionnelle, à la timocratie une amitié de type fraternel, fondé sur l’égalité quantitative. Pour les constitutions déviées : justice et amitié sont, premièrement, pour ainsi dire inexistantes dans les tyrannies, où il n’y a rien de commun entre gouvernant et gouvernés, deuxièmement, en revanche, d’une importance extrême dans la démocratie, « car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux » (VIII, 13, 1161b).
85 Il faut pourtant prendre garde que cela ne conduise pas à perdre l’ami, en contribuant ainsi à ce que se forme une distance avec lui qui rende impossible l’amitié, fondée comme nous l’avons vu sur, au moins, une certaine égalité. L’amitié relevant de l’amour de soi, on ne peut pas, en effet, vouloir perdre un ami, c’est-à-dire un bien. « Si donc nous avons eu raison de dire que l’ami désire du bien à son ami en vue de cet ami même, celui-ci devrait demeurer ce qu’il est, quel qu’il puisse être, tandis que l’autre souhaitera à son ami seulement les plus grands biens compatibles avec la persistance de sa nature d’homme. Peut-être même ne lui souhaitera-t-il pas tous les plus grands biens, car c’est surtout pour soi-même que tout homme souhaite les choses qui sont bonnes » (VIII, 9, 1159a).
86 U., p. 514 ; GF, p. 172.
87 IX, 10, 1170b. Voir aussi IX, 12.
88 U., p. 517 ; GF, p. 174.
89 Ibid.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mousikè et aretè
La musique et l’éthique de l’Antiquité à l’âge moderne
Florence Malhomme et Anne-Gabrielle Wersinger (dir.)
2007
Unité de l’être et dialectique
L’idée de philosophie naturelle chez Giordano Bruno
Tristan Dagron
1999
Aux sources de l’esprit cartésien
L’axe La Ramée-Descartes : De la Dialectique de 1555 aux Regulae
André Robinet
1996