Chapitre III. La pensée utopique de l’existence
p. 109-152
Texte intégral
La plénitude ontologique d’utopie
1A vrai dire, l’ambition de More est plus haute, et elle n’est en réalité pas platonicienne. A faire se présenter Utopie comme « émule à présent de la platonicienne cité », ainsi que nous l’avons vu1, il entend bien qu’« émule » soit pris en son sens premier de ce qui cherche à l’emporter. Et c’est pourquoi il fait ajouter à Utopie : « Sur elle peut-être l’emportant – car ce qu’avec des lettres elle dessina, moi seule je l’ai montré »2. Cela renvoie en fait à une nouvelle ontologie dans laquelle, pour aller au principal, l’essence a pour lieu exclusif l’existence.
La vraie cité dans l’image
2Quelle est en effet cette « platonicienne cité », sur laquelle Utopie prétend l’emporter en la « montrant » ? On peut d’abord très immédiatement penser qu’il s’agit de la Forme intelligible de la vraie cité, celle que Platon « dessine avec des lettres » dans la République, et qu’elle montrerait donc, elle, dans ses formes et son « existence sensible ». Mais on ne voit pas du tout alors en quoi elle pourrait être dite « seule », puisque tel était, particulièrement, l’objet du Timée, connu et commenté tout au long du Moyen Âge. En tout cas ici, l’éventuelle victoire d’Utopie ne pourrait être qu’au prix d’un complet renversement de la perspective platonicienne qui ne valorise certainement pas l’image sur ce dont elle est l’image.
3Certes, l’Athènes antique n’étant que le pur produit d’un mythe, on pourrait comprendre qu’Utopie entend être la seule à donner à voir la réalité même d’une cité parfaite existante, que Platon aurait donc, lui, simplement « dessinée avec des lettres », et qu’elle l’emporterait en cela. La « platonicienne cité » serait en somme plutôt l’Athènes antique du Timée et du Critias, et Utopie son équivalent, mais cette fois bien existant. Pourtant, nous l’avons souligné, une dimension fondamentale du récit atlante consiste en ce qu’il n’est justement pas reconnu comme mythe, mais qu’il se veut, lui aussi, « vrai ». A en rester là, on ne comprendrait donc en fait pas trop en quoi l’Utopie, en s’affirmant, elle aussi, comme un vrai récit, pourrait être vraiment dite l’emporter sur le Timée et le Critias. Il n’y aurait ici rien d’autre que surenchère rhétorique, finalement peu intéressante. En fait, Utopie est revendiquée comme étant bien davantage qu’une image, et ce quel que soit le statut de cette image. Une image peut certes l’emporter sur une autre, et on pourrait comprendre, en prenant de fortes libertés avec la doctrine de Platon, qu’Utopie l’emporte sur l’Athènes mythique parce qu’elle exprimerait mieux la possibilité d’existence empirique de l’essence, du fait par exemple de ses meilleures descriptions, plus réalistes et plus précises. Intégrant même l’empiricité que porte l’Atlantide : Utopie est une île, dotée d’une puissante marine, riche en or et en métaux précieux comme elle, elle serait donc une meilleure image. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit ici : si Utopie l’« emporte » sur la « platonicienne cité », et si elle est « seule » à « montrer » ce que Platon a « dessiné avec des lettres », c’est qu’elle est, comme image de la vraie cité, en même temps l’être même de cette vraie cité ainsi présentée directement et immédiatement.
4C’est en ce sens que nous pouvons lire cette annonce du Quatrain : « Moi seule de toutes les terres habitées, sans philosophie, j’ai présenté aux mortels la philosophique cité »3. Autrement dit, l’ambition avouée de l’Utopie nous semble être ici de donner à penser la possibilité de montrer la vraie cité, l’essence de la cité, ce qu’est vraiment la cité, « la philosophique cité », directement et immédiatement dans une existence sensible, « sans philosophie ». Ce qu’Utopie montre, ce serait donc la vraie cité en elle-même, absolument là dans son existence sensible, et qui ne serait pas ainsi une simple image-copie. Platon avait insisté sur le fait, on le sait, que le propre d’une image était de différer nécessairement de son original, tout en lui ressemblant, sous peine qu’il n’y ait plus ni « original » ni « image »4. Or, précisément, Utopie prétend l’« emporter » en ce qu’elle « montre », à la fois, l’image de l’objet de la République et cet objet lui-même, et ce en un même être qui du coup, dans la perspective platonicienne, ne peut être proprement d’« aucun lieu »5.
5On peut dire aussi, et de façon équivalente, qu’Utopie occupe alors tous les lieux qu’Hans-Gorg Gadamer détermine comme étant ceux de la représentation, dans l’exacte mesure où elle occupe, en même temps et du même coup, le lieu général du représenté qui donne sens aux premiers : Utopie est ainsi « image » en tant seulement qu’elle n’est pas qu’« image ». Hans-Gorg Gadamer discrimine en effet ainsi les différents types de représentation :
L’essence de l’image se situe à mi-chemin entre deux extrêmes. Ces extrêmes de la représentation sont : le pur renvoi, qui constitue l’essence du signe et aussi, à l’état pur, la fonction de suppléance (Vertreten) qui est l’essence du symbole. Il y a quelque chose des deux dans l’essence de l’image. La représentation qui est celle de l’image, contient comme moment le renvoi à ce qui se représente en elle6.
6Comme « signe », Utopie est bien pur renvoi à la platonicienne cité, mais qu’elle est aussi pleinement elle-même, et c’est pourquoi il peut y avoir « pur renvoi ». Comme « symbole », elle est complètement ce qu’elle est, présence entière d’elle-même, mais en tant que c’est parce qu’elle est aussi ce qu’elle supplée, qu’elle peut ainsi le figurer parfaitement. Elle est donc finalement véritablement « image », qui « contient [bien] comme moment le renvoi à ce qui se représente en elle », précisément en tant qu’elle est, aussi, « ce qui se représente en elle »7.
La description comme argument
7Le titre complet de l’Utopie le dit immédiatement : ce qui est donné à lire est « Un vrai Livre d’Or, un petit ouvrage non moins salutaire qu’agréable, relatif à la meilleure forme de communauté politique et à la nouvelle Ile d’Utopie… »8. « La nouvelle île d’Utopie » : soit le lieu du Timée et du Critias. « Relatif à la meilleure forme de communauté politique » : soit celui de la République. Et ce « livre d’Or » est bien relatif aux deux.
8Jérôme Busleiden éclaire particulièrement cela, lorsqu’il voit en Utopie à la fois une « idée de République », une « formule » et une « représentation figurée »9. Et Pierre Gilles également, qui rend à la fois hommage à la mémoire de More, qui l’a rendu « capable de répéter presque mot à mot tant d’observations seulement entendues », et à sa « sagacité qui a su déceler les sources complètement ignorées du vulgaire, d’où naissent tous les maux qui accablent une communauté politique, ou bien d’où pourraient naître tous les biens »10. De ce point de vue, les titres retenus par Marie Delcourt (1966) ou par Victor Stouvenel (1842) ne conviennent que très imparfaitement. En proposant dans un cas « L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement »11, et « L’Utopie, discours du très excellent homme Raphaël Hythloday sur la meilleure constitution d’une république »12 dans l’autre, ils identifient en effet trop immédiatement le moment de la description d’une île supposée exister et celui du Traité ou du Discours philosophique, alors que More entendait au contraire les distinguer pour pouvoir mieux montrer en quoi Utopie l’emportait sur la platonicienne cité en étant à la fois l’un et l’autre. Cela étant, il n’y a pas là vraiment contresens puisque, précisément, c’est bien en tant qu’il décrit l’île d’Utopie que le discours utopique se veut pleinement philosophique. L’humanisme utopique a ici pour caractéristique que la description occupe le lieu de la dispute, lorsqu’il s’agit d’établir des raisons. Ainsi, concernant la doctrine utopienne de la vertu et du plaisir, Raphaël est très clair : les Utopiens
ont-ils raison ou non ? Nous n’avons pas le temps d’en disputer et ce n’est pas nécessaire. J’ai entrepris de décrire leurs institutions et non d’en faire l’apologie. En tout cas, je suis intimement persuadé, quelle que soit la valeur de ses principes, qu’aucun peuple au monde ne l’emporte sur celui-là et qu’aucune république n’est plus heureuse13.
9Et c’est de même par la seule description d’Utopie que sera prouvée la supériorité de la communauté des biens sur la propriété privée14.
10L’Utopie exprime ici, à sa manière, les exigences du temps : que l’être puisse apparaître, comme tel, directement dans l’observation, c’est effectivement ce à quoi aspire la science nouvelle de ce début du xvie siècle. Et le statut ontologique d’Utopie se trouve ainsi en parfaite cohérence avec la science des Utopiens qui, d’après ce qu’en a vu Raphaël, met en œuvre clairement ce qui cherche encore dans les pratiques effectives de l’Ancien Monde.
11C’est ainsi par la voie de l’observation et de l’expérience que les Utopiens possèdent des « connaissances très éprouvées » en matière astronomique15, qui rompent en cela particulièrement avec toutes les absurdités astrologiques16. Et c’est encore par « l’observation de certains signes et une longue expérience » qu’ils sont capables de prévisions météorologiques. Telle est l’originalité de leur science. Quant aux vraies causes des phénomènes de la Nature, elles sont pour les savants utopiens l’objet d’une recherche ouverte, qui peut certes déboucher sur l’accord des esprits, mais aussi sur la pluralité des hypothèses, et qui n’offre donc pas l’assurance immédiate de ce qui peut se tirer directement de l’observation17.
12Les Utopiens sont donc, délibérément, du côté de la science moderne en gestation, ce qui vaut avant tout critique des « inventions » des Logiciens et de leurs diverses règles (de la « restriction », de l’« amplification », de la « supposition »… )18, car ils sont du côté de la réalité. Et c’est pourquoi, bien que pour d’autres motifs que ceux, réformistes, du personnage-More, les Utopiens rejettent, comme lui, la « philosophie scolastique » qui, certes, « discutée entre amis au cours de conversations familières, (…) ne manque pas de charme », mais qui ne peut convenir lorsqu’il s’agit d’affaires sérieuses, comme le sont les affaires politiques : alors, « il n’y a pas place pour cette scolastique qui prétendrait que n’importe quelle solution est applicable n’importe où »19.
13On trouve l’exposé de cette critique, argumenté et développé, dans la Lettre à Van Dorp, datée du 21 octobre 1515, contemporaine donc de la rédaction de l’Utopie20. More y ridiculise le manuel de la Petite Logique, cité explicitement dans l’Utopie21, et dont l’auteur est Pierre d’Espagne, qui fut Pape en 1276-1277, sous le nom de Jean XXI : elle doit s’appeler ainsi, dit-il, « parce que la logique n’y tient qu’une petite place »22. La raison, dans sa vérité, ne peut être purement et simplement identifiée aux règles de logique, qui n’en sont que des instruments, « modes de raisonnement, dont la raison s’est avisée qu’ils seraient utiles pour un examen fouillé de la réalité » (p. 58). Ainsi, les « canons de la logique formelle » ne valent pas par eux-mêmes, mais par la raison qui les a institués tels (p. 70). C’est pourquoi, l’usage des syllogismes doit toujours être réglé par la réalité, seule référence de la raison qui vaille (p. 79-82). Hors de cela, la logique n’est que jeu, fantaisie, « univers de chimères cornues et inconsistantes » (p. 95). A n’être sous-tendue par aucune réalité, elle est « brume » et « fumée ». C’est pourquoi « la logique (…), si forte, si subtile soit-elle, n’est d’aucun secours à celui qui n’a pas les yeux grands ouverts sur le réel » (p. 94). La grammaire, dans cette perspective, contrairement à ce que pense Van Dorp, est tout à fait utile, puisque, par « l’observation », elle enseigne l’usage courant et que la raison exige de l’interprétation exacte d’une proposition qu’elle résulte, « soit du simple énoncé des faits, soit de la phrase prise dans son sens propre et normal » (p. 70-71)23.
14Dans la même perspective, on comprend que le philosophe Raphaël Hythlodée, par qui Utopie est connue, ne soit pas un philosophe ordinaire : c’est avant tout un marin24, mais un marin vraiment philosophe comme en témoigne sa parfaite maîtrise du grec25. Ici, la philosophie est encore du côté du réel sensible, singulièrement de ce que les voyages et les marins permettent de découvrir. Et, en retour, il n’est pas du tout indifférent qu’Utopie « tire son origine des Grecs », ainsi que l’atteste sa langue26. More-le-personnage se trompe donc profondément, lorsqu’il rapporte simplement les voyages de Raphaël et les descriptions qu’il en tire à ceux d’un « patron de navire ». Pierre Gilles l’en avertit immédiatement : si ce capitaine de navire a navigué, « ce n’est pas comme Palinure, mais c’est comme Ulysse ou mieux comme Platon »27.
« La seule qui puisse revendiquer à bon droit le nom de République »
15Seulement, si la description d’Utopie peut avoir ainsi une valeur directement philosophique, c’est qu’en dernière analyse le « non-lieu » de l’île lui permet aussi, et d’abord, d’occuper ce lieu dont la philosophie de Platon avait fait, elle, l’hypothèse d’une existence séparée, en le distinguant à la fois de celui de l’image sensible et de l’enquête philosophique qui le vise et qui s’efforce de l’énoncer au mieux : le lieu de ce qui, comme essence (οὐσία), est vraiment. C’est ainsi que Raphaël peut conclure en ces termes la description qu’il a faite d’Utopie : « Je viens de vous décrire, avec le plus de vérité que j’aie pu, la forme de cette République que je considère, pour ma part et sans hésitation, non seulement comme la meilleure, mais même la seule qui puisse revendiquer à bon droit le nom de République (Descripsi vobis quam potui verissime ejus formam Reip. quam ego certe non optimam tantum, sed solam etiam censeo, quae sibi suo jure possit Reip. vendicare vocabulum) »28. La description de Raphaël produit une image inadéquate (« avec le plus de vérité que j’aie pu ») de l’image qui s’est formée en lui à la vue d’Utopie : la prise en compte, ici, de l’impuissance de toute description humaine à pouvoir jamais être totalement fidèle crédibilise ainsi, en retour, le fait même de l’observation originaire. La preuve que Raphaël a bien vu ce qu’il a vu, c’est la difficulté à le dire. Nous reviendrons sur ce procédé utopique par lequel More entend établir, imaginairement, par l’inadéquation supposée de la description qui en est faite, la réalité d’Utopie. Ce qu’a vu Raphaël, l’image qui s’est présentée à lui, c’est donc, absolument, l’essence elle-même, c’est-à-dire « la seule qui puisse à bon droit revendiquer le nom de République ».
16Là encore, l’ontologie à l’œuvre dans la position même d’Utopie est en parfaite cohérence avec la philosophie de la connaissance qu’ont les Utopiens, telle que la rapporte Raphaël en polémique immédiate, ici aussi, avec les formes ordinaires de la pensée de l’Ancien Monde : aucun Utopien n’a jamais réussi à voir « “l’homme en général” (hominem ipsum in communi), comme on l’appelle – vous savez, ce vrai colosse qui dépasse tous les géants »29. Si Utopie ne connaît que les hommes singuliers, existants, c’est qu’il n’est d’« utopie » que par Utopie, communauté politique singulière supposée existante. Ni « homme en général », que l’on pourrait voir à part des hommes singuliers existants, ni « utopie en général », que l’on pourrait voir à part d’Utopie. Ce qui est connaissable, c’est Utopie, existence singulière se donnant à voir comme essence30.
17Utopie ne peut donc pas être comprise comme la simple image sensible que l’esprit se ferait, par lui-même, d’une construction théoriquement élaborée, là encore par lui seul. Ainsi, lorsque le personnage-More refuse de reconnaître la valeur de la communauté des biens comme principe politique et qu’il ajoute : « C’est (…) ce que je ne puis même imaginer (ne cominsci quidem queo) », cela n’étonne pas du tout Raphaël : Non miror inquit, sic videri tibi, quippe cui ejus imago rei aut nulla succurit, aut falsa, soit littéralement : « Je ne m’étonne pas que cela vous apparaisse ainsi, vous à qui aucune image de la chose ne peut se présenter à l’esprit ou ne peut que se présenter fausse »31. Hors de la vison d’Utopie elle-même, il n’en est pas d’image possible ou, au mieux, il n’en est que de fausses. La traduction d’André Prévost : « Votre imagination ne se fait aucune idée ou ne peut se faire qu’une idée fausse de cette solution » fait ici bien apparaître, avec « solution », que rei, dans imago rei, renvoyant à la « chose » qui vient d’être exposée, renvoie à la conclusion de la « réflexion »32 de Raphaël sur la communauté des biens. Mais il convient de préciser que cette « solution » ne tient aux yeux de Raphaël que par sa référence à l’être même d’utopie, et que c’est pourquoi elle ne peut être comprise par le personnage-More. L’image impossible ou nécessairement fausse est donc celle qui serait tentée du concept seul, du concept qui ne serait référé qu’à l’esprit qui l’a produit. La traduction de Marie Delcourt, en revanche, est tout à fait discutable : « Rien d’étonnant, dit-il, à ce que vous pensiez ainsi, puisque vous n’avez de la réalité aucune représentation qui ne soit fausse »33. Il n’est pas question ici de représentation de la réalité qui serait nécessairement fausse, mais, soit de l’impossibilité d’avoir une représentation de cette réalité, soit du fait que, si représentation il y avait pourtant, elle ne pourrait qu’être fausse.
18La philosophie de l’Utopie est platonicienne, lorsqu’elle affirme qu’il n’est d’image vraie possible que comme image d’une véritable réalité. Mais tout l’écart avec Platon est dans le statut de cette réalité : avec Utopie, c’est d’une existence sensible dont il s’agit, qui est à elle-même sa propre image dans le même mouvement où elle est à elle-même sa propre essence. C’est en ce sens que Raphaël est on ne peut plus clair : « Mais si vous aviez été en Utopie avec moi (…), alors vous ne feriez pas difficulté de reconnaître que nulle part vous n’avez vu de peuple bien gouverné, sauf là-bas »34. C’est en tant que réalité vraie existante qu’Utopie rend possible que l’on se forme une image de son essence, essence qui n’existe par elle-même que dans sa propre image, et c’est ainsi, également, qu’elle peut être l’objet d’une réflexion philosophique.
19Si Utopie est dite l’emporter sur la cité platonicienne, c’est donc finalement qu’elle est supposée occuper, à la fois, tous les lieux platoniciens : celui, philosophique, de la République et celui, mythique, du Timée et du Critias. Utopie a la prétention d’être la cité juste de la République, « dessinée avec des lettres », c’est-à-dire une vraie cité, ce qu’est une cité, l’essence d’une cité et, davantage encore, une cité existant réellement, qui ne soit pas seulement « dessinée avec des lettres ». Elle ne « l’emporte » pas en ce qu’elle offrirait une image sensible d’un projet purement conceptuel. Elle ne « l’emporte » pas non plus, ou du moins pas principalement, en ce que sa description serait supposée échapper au registre du mythe, pour consister en la fidèle relation de Raphaël Hythlodée, présenté comme un marin de Vespucci, voyageur bien réel et dont chacun pouvait lire, en 1516, les Quatre Navigations. Elle l’emporte par son mode absolu d’être vrai. En somme, le véritable « réalisme » n’est pas celui des Formes intelligibles platoniciennes, mais bien ce qui ressort de l’identification des niveaux de présence d’Utopie.
20De ce point de vue, on pourrait être amené à penser que c’est peut-être dans le mythe terminal du Phédon qu’il faut chercher la véritable présence de l’utopie chez Platon, puisqu’il décrit une Terre vraie, en tant que telle, dont les réalités sensibles se donnent pourtant immédiatement à voir telles qu’elles sont réellement35. Mais, d’une part, ce mythe est tout à fait avoué explicitement comme tel, ainsi que nous l’avons souligné, et ce à la différence de celui du Timée et du Critias, qui en cela se rapproche donc plus de l’Utopie. Ensuite, le principal est que son fond, ce qui le justifie théoriquement, est la séparation de l’intelligible, puisque la première leçon du Phédon est la déliaison de la pensée, dans la perspective d’une participation du sensible, dans la copie et la présence. C’est ainsi que le mythe du Phédon a pour fonction de présenter une copie supposée parfaite, dans les termes propres de l’existence, pour encourager, là où l’Utopie présente, elle, une existence directement intelligible par elle-même. En intitulant sa propre utopie « La Nouvelle Atlantide », Francis Bacon témoignera en revanche, et de façon tout à fait caricaturale, un siècle après l’Utopie (vers 1623), de la nature du renversement utopique : c’est Atlantide, figure repoussée dans le Timée et le Critias de la matérialité empirique, qui se trouve avoir désormais le statut de la cité parfaite.
21C’est dans cette perspective que l’Utopie peut être lue, de part en part, comme un traité philosophique : la compréhension d’Utopie, cité de raison, permet de comprendre rationnellement les cités existantes, par delà les descriptions et les condamnations. Avec Utopie, nous changeons de registre, en un dépassement du fait, y compris du fait de la critique immédiate ou de l’indignation : Utopie est une explication. En rendant présent à l’esprit autre chose que ce qui se voit, au risque d’un dépaysement, d’une impression d’étrangeté donc, elle éclaire, met en ordre, instruit, finalement permet de comprendre36. La deuxième partie ne suit donc pas simplement la première : elle permet de la penser. L’altérité d’Utopie signifie fondamentalement la victoire de la culture sur la sauvagerie, en tant que la logique du désordre et des incohérences de l’Ancien Monde ne peut apparaître que par la présence de la raison en acte en Utopie. Ici s’articulent deux niveaux fondamentaux de l’entreprise philosophique utopique : celui, ontologique, de l’affirmation principielle de l’être dans l’existence, de l’intelligibilité exclusive de ce qui existe, et qui partant peut être décrit, et celui, normatif, évaluateur, qui détermine parmi les existences possibles celle de la véritable République. L’existence dans ce dernier cas, premièrement, est naturellement imaginaire, mais toujours sur le fond de la thèse ontologique qui veut, qu’imaginairement ou pas, il n’est d’essence, d’intelligibilité, que d’une existence, même seulement envisagée donc. Deuxièmement, la véritable République étant (supposée) de raison pure, valant par elle-même, non seulement cela n’exclut en rien le fait de pouvoir comprendre les sociétés qui, elles, ne sont pas de raison, c’est-à-dire celles de l’Ancien Monde, mais, davantage encore, cette compréhension est précisément rendue possible par cette référence de raison qu’elle est.
22De ce point de vue, Nicole Morgan remarque à tout à fait juste titre que la description de Raphaël permet de dépasser le conflit philosophique classique entre la vita activa (negotium) et la vita contemplativa (otium). Le premier Livre s’achève par l’annonce que fait Hythlodée d’« une forme de gouvernement – celui de l’île d’Utopie, dont il revient – compatible avec l’idéal (vita contemplativa) tout en étant réel (vita activa) »37.
23Cette philosophie, fondamentalement, est une philosophie de l’immanence et qui relève, en son approche propre, de l’humanisme38. Elle est non-platonicienne, et Simone Goyard-Fabre a raison de dire que « lors même que les remparts de l’île d’Utopie ressemblent fort aux fortifications de l’Atlantide, lors même que la distinction établie par le Cratyle entre l’himeros et le pothos préfigure avec précision l’opposition de la dystopie et de l’eutopie qui fournit sa structure au livre de More, l’idéalisme platonicien n’est pas le moule de la pensée politique qu’expose L’Utopie »39.
La norme utopique
24Dans la mesure où Utopie a, à la fois, le statut d’essence et d’existence, ses relations avec les autres sociétés humaines ne peuvent pas relever de la participation platonicienne. L’ontologie utopique veut que le seul lieu de l’essence soit l’existence, et qu’en conséquence il y ait une essence, son essence propre, pour chacune des sociétés existant réellement. Utopie ne peut donc pas être posée comme une Idée platonicienne, achèvement, vérité, être-en-soi, nécessairement séparée par là des réalités qui en participent plus ou moins bien40. Tel est le cadre dans lequel il faut comprendre sa vocation à normer cependant toute société.
25L’existence d’Utopie est celle de l’essence de la vraie République, ce qui tient au fait que, en accord avec le nom qu’elle seule est en droit de revendiquer, elle a pour principe le bien public. Et les sociétés humaines de l’Ancien Monde en « usurpent » en conséquence le nom, ainsi que Raphaël l’exprime avec force : « Quand je considère en esprit et que j’examine toutes ces Républiques qui prospèrent sous nos yeux, je n’y vois, Dieu m’en est témoin, rien d’autre qu’une sorte de conspiration des riches traitant de leurs intérêts sous couvert du nom et du titre de République »41. De cette distinction d’essences (la vraie République au regard de celles qui sont autre chose que « république ») naît cependant une comparaison possible : sa fin étant le bien commun, le bonheur de ses habitants et, plus fondamentalement, l’excellence de ses institutions, en font « la meilleure forme de république », à la condition de prendre ici le terme en un sens large et approximatif, en même temps que « la seule vraie République »42. Et ainsi Utopie, sans être une Idée platonicienne, a néanmoins pour effet, comme la cité de la République, de normer les sociétés empiriques, réellement existantes43. Le rapport est ici de ressemblance, plus ou moins grande, il n’est pas de participation, puisque, encore une fois, l’essence d’Utopie n’est « présente » qu’en Utopie.
26Ce n’est donc pas, comme l’indique André Prévost, l’impossibilité de faire entrer les institutions utopiennes « dans les catégories du modèle idéal, incarnation d’une Idée platonicienne » qui peut justifier la traduction d’« optimam » dans le titre complet de l’Utopie par « la meilleure »44. Considérée en elle-même, Utopie est bien présentée par Hythlodée, d’une manière certes non-platonicienne, comme « l’Idée platonicienne », c’est-à-dire la vraie République, la République parfaite. Si peuvent pourtant bien convenir pour la traduction de « de optimo (…) statu », indifféremment, « relatif à la meilleure forme » et « relatif à la forme parfaite », c’est que, comparée aux autres sociétés humaines, du coup généralement bien qu’insuffisamment rigoureusement désignées comme « républiques », Utopie peut effectivement être dite « la meilleure ».
27Penser Utopie, par le second livre de l’Utopie, n’est donc pas penser l’essence vraie de ces sociétés inhumaines et irrationnelles que décrit le premier livre, et ce dans la perspective d’une amélioration possible qui viserait à mieux faire coïncider existence et essence. Aucune réforme partielle des sociétés de l’Ancien Monde, comme décréter un maximum de possession individuelle, se prémunir par des lois fortes contre le despotisme et l’anarchie, ne pas vendre les magistratures, ne peut avoir vocation à mieux réaliser Utopie. Ces réformes ne peuvent être que des calmants qui adoucissent seulement les souffrances45, ce qui n’est pourtant pas rien, d’un strict point de vue utopiste, comme nous le verrons au chapitre 5. C’est que les essences sont autres, et que la vérité des sociétés dans lesquelles les uns se nourrissent du labeur des autres n’est certainement pas l’« humanitas » utopique, dont la propriété collective est la condition46. Penser Utopie, en revanche, donne bien les moyens d’expliquer l’état de fait, sauvage et inhumain des sociétés de l’Ancien Monde : l’exposition du fonctionnement d’une vraie cité permet en effet de comprendre le fonctionnement d’autres sociétés humaines, qui n’en participent donc pas, qui sont autres, mais que peut éclairer l’écart qu’elles entretiennent avec cette vraie cité, avec Utopie.
28Sur cette base, non-platonicienne, d’évaluation par Utopie, vraie république, une véritable typologie des sociétés humaines est mise en place par l’Utopie47. Autres qu’Utopie, tout en en étant les plus proches, il y a d’abord diverses cités, qui méritent bien le nom de « cité », de « société civilisée », car ayant de « saines et judicieuses institutions »48 : tels sont les Polylérites, les Achoriens, les Macariens49, ou encore les cités « amies » d’Utopie, qui « se gouvernent librement », et qui demandent à Utopie des Magistrats50. Ce sont des « cités ». Ces sociétés sont « civilisées ». Mais ce ne sont pas des « républiques », à proprement parler dans la mesure où y règne la possession privée, même si son usage est limité, et sa violation non punie de mort51. Elles permettent de « tirer des leçons en vue de corriger les abus qui sévissent dans nos villes, nos nations, nos peuples et nos royaumes »52, mais non d’en supprimer les sources. Ce sont donc peut-être des « républiques-sœurs d’Utopie », comme le dit André Prévost, du fait de ressemblances partielles ; ce ne sont en tout cas pas de « nouvelles Utopies », même si certes elles peuvent être « le support de l’aspiration commune au mieux-être », en donnant à voir comme des images d’aspects séparés d’Utopie53. Puis viennent les sociétés de l’Ancien Monde, comme l’Angleterre, la France, qui sont le principal objet du livre I. Et enfin, figures de la pure sauvagerie, ne méritant même pas le nom de « société humaine » : les Zapolètes, mercenaires cruels et cupides et Abraxa, « horde grossière et sauvage »54, dont on a dit qu’Utopus fit Utopie. Le sens de cette dernière référence est naturellement que même le plus sauvage des rassemblements humains peut espérer être « utopisé » et devenir, davantage encore qu’une « cité », une véritable « république », à la condition naturellement de devenir tout autre, c’est-à-dire de changer d’essence.
L’imaginaire utopique
29L’Utopie a donc, nous semble-t-il clairement, une vocation ontologique. Mais il s’agit avant tout d’un roman, et la cité parfaite qui y est décrite n’existe nulle part ailleurs que dans l’imagination de More : l’originalité utopique tient en conséquence aux formes imaginaires de ce réalisme. C’est pourquoi, particulièrement, l’Utopie ne décrit pas un pays de chimères, rompant en ce point avec les représentations fantastiques du Moyen Âge55, puisque ce qui importe, c’est de dessiner ce qui pourrait être dès à présent dans l’Ancien Monde, autrement dit avec les hommes tels qu’ils sont. Ici se dessine un écart très complexe avec la philosophie platonicienne de l’image : comme produit avoué de l’imagination, Utopie n’a pas le statut d’un « simulacre » (φάντασμα), et ce alors même que cette imagination vise à affirmer les exigences de la pleine réalité, de ce qu’est vraiment ce qui est, en l’occurrence ici, une république.
Réalité contre réalité
Le dialogue de More et de Raphaël comme garantie
30Thomas More affirme l’existence de la cité parfaite dans la Lettre à Pierre Gilles, d’octobre 1516 (?), qui tient lieu de préface, et cela devrait pouvoir suffire : « A quoi bon s’astreindre à trouver des arguments pour rendre le récit plus crédible, alors que nous avons l’éminent More lui-même comme garant », dit Pierre Gilles, dans la Lettre à J. Busleiden du 1er novembre 151656 Cette certification de la réalité d’Utopie peut en fait apparaître d’abord partiellement circulaire, puisque More dans sa lettre prend lui aussi appui sur la fiabilité du témoignage de Pierre Gilles : il n’aurait eu, en rédigeant l’Utopie, qu’une chose à faire : « répéter ce que vous et moi, ensemble, avons entendu de la bouche de Raphaël »57. Mais avec cette dernière figure d’un marin supposé de Vespucci, voyageur très réel lui58, que More aurait donc rencontré à Anvers lors d’une mission diplomatique, tout à fait réelle elle aussi, « tout se passe comme si l’utopie venait à l’auteur de l’extérieur, comme si elle n’avait pas d’auteur ou comme si, cela revient au même, l’auteur était un autre », comme le dit Louis Marin59. Et du coup, avec la figure de Raphaël posée comme origine ultime, se trouve formé le lien utopique fondamental. « En s’indiquant comme un personnage de son livre et, mieux encore, comme un personnage historiquement existant, en se donnant dans le livre le statut d’une représentation réelle, More s’effaçait comme auteur du livre ; il devenait le témoin de son apparition et de son développement »60.
31La réalité d’Utopie, et tout à la fois sa vérité, se trouvent donc ainsi complètement attestées par le dialogue d’Hythlodée et de More, et ce dernier devient du coup constitutif du genre utopique. Louis Marin a en effet raison de le souligner : « On n’insistera jamais assez sur l’importance des dialogues dans les utopies patentes ou implicites »61. Il faut pourtant alors remarquer que, dans la perspective ici concernée de garantie de la réalité d’Utopie, cela est au prix d’un non-platonisme radical : dans sa présentation directe et immédiate de l’être, le dialogue utopique ne peut évidemment plus être rapporté à « l’atopique » recherche socratique. Nous verrons cependant plus bas que ce serait complètement manquer le sens du dialogue utopique que de le réduire à cela, et que s’il a effectivement cette fonction d’exhibition d’un être déterminé, c’est bien aussi au profit de la stimulation d’une libre recherche. Toujours est-il que, comme le dit encore Louis Marin :
L’Utopie est faite de l’intervention, de l’entrelacement de deux voix, mais qui occupent, chacune, deux positions ou deux niveaux dans le texte. “Je”, c’est Raphaël et c’est aussi More. (…) Le double texte interne au tableau qui le produit comme tel en produisant sa production dans le texte est ainsi l’espace résultant de l’interférence, non de deux discours, mais de deux positions de parole en situation d’englobement discursif, dont les caractéristiques sont inverses en tant que points de vue originaires de discours62.
32On peut remarquer que chacun de ces « Je » est en fait double : Raphaël est ce sujet par lequel, dans une transparence absolue, Utopie se donne à voir tout à fait directement. Il est, comme le dit Louis Marin ce « point de vue-hors point de vue dont le discours peut par là même se faire prendre pour une image »63. Mais il est aussi un personnage de son tableau, acteur perçu, point de vue particulier en cela, qui se prononce et juge ce qu’il voit64. Et le « Je » de More, également est double, personnage du dialogue en même que son auteur, par qui l’imaginaire peut se constituer en réel, et réciproquement.
L’imagination détaillante
33Dans cette nouvelle ontologie où ce qui est vraiment se donne immédiatement à voir, les modalités des descriptions de Raphaël sont cruciales. Or, d’abord, il faut bien admettre que, quelle que soit la qualité du spectateur, nulle réalité existante ne peut s’offrir intégralement ni, a fortiori, ne peut être parfaitement exprimée par des mots. Tel est le sens de la réserve de Raphaël : « Je viens de vous décrire avec le plus de vérité que j’aie pu » la vraie République65. L’infidélité possible avouée des descriptions a pour fin d’en prouver, paradoxalement, la véracité. On peut penser ici aux avertissements de Critias, lorsqu’il entreprend de faire le récit de l’Athènes mythique : « Si je ne suis pas en mesure de reproduire en tout point ce qui convient, il faut se montrer indulgent. En effet, on doit se mettre dans l’esprit que, au regard de la critique, il est non pas facile, mais difficile de produire une copie des réalités mortelles »66. Mais la différence principale des perspectives est qu’Utopie, n’ayant pas vocation à être une simple image sensible, empirique, d’une essence, les défauts de sa description ne peuvent certainement pas constituer pour elle un handicap au regard de sa vérité mais sont, à l’inverse, autant de garanties de son être. C’est par l’impuissance (supposée) de Raphaël à la dire correctement, que cette société, « la seule qui puisse revendiquer à bon droit le nom de République », bien que tout entière issue de l’imagination de More, pourra être tenue pour réelle.
34Encore faut-il que le contenu de l’image d’Utopie, ainsi dessinée par Raphaël dans son approximation même, soit directement vraisemblable. Il est ici question d’une autre réalité, d’un autre monde, que l’on situe dans un Nouveau Monde. Cela implique, premièrement, que les descriptions de Raphaël soient nourries des récits des voyageurs du temps, en particulier de ceux de Vespucci. Mais, plus fondamentalement, en une dimension proprement imaginaire, cela exige un mode d’exposition spécifique, qui fasse que soit indiscutablement reçu comme réel ce qui est rapporté : or le monde, qu’il soit nouveau ou ancien, est fait de détails. Il faudra donc que la description de Raphaël détaille, le plus possible, si elle entend « faire vrai » : « Mon cher Raphaël, je vous en prie, dit More à la fin du livre I, veuillez donc nous faire la description de cette île. De grâce, ne soyez pas trop concis, mais expliquez-nous successivement ce qui concerne la campagne, les cours d’eau, les villes, les habitants, les coutumes, les institutions, les lois, en un mot tout ce que, selon vous, nous désirons connaître ». Et Raphaël répond : « Rien ne pourrait m’être plus agréable, car tous ces détails sont bien présents à ma mémoire. Seulement, c’est un récit qui demande un certain temps »67. Et, de fait, Pierre Gilles écrit à Jérôme Busleiden que, grâce à la transcription par More du récit de Raphaël, l’île d’Utopie est « présentée, dépeinte et offerte aux regards », en telle sorte qu’à chaque lecture, il lui semble mieux la voir, tellement est grande l’aptitude de Raphaël à rapporter des points « saisis sur le vif », à « exposer les détails d’une affaire »68.
35More-le-personnage constate que cette aptitude ne vaut pas que pour Utopie, et qu’en ce qui concerne les différents sociétés du Nouveau Monde que Raphaël a visitées, de même, « les détails des coutumes et des institutions de chaque peuple lui étaient si présents à l’esprit qu’on aurait pu croire qu’il avait passé toute sa vie dans chacune de ces régions »69. « Comparé à lui, Vespucci n’a rien vu »70. En un mot, « il n’y a personne qui puisse décrire comme lui l’histoire extraordinaire des hommes et des terres inconnues »71, ce qui valide, naturellement, ce qui pourra spécialement être dit d’Utopie. Comme le dit Louis Marin, « le mode de discours propre à l’utopie est la description : il s’agit de dresser un tableau, une représentation, de projeter, dans le langage, une présence parfaite et totale à l’esprit »72.
36Apparaissant ainsi au lecteur dans les détails, Utopie relève bien d’une philosophie du Fini, puisque, par nature, le détail est fini. Mais la description de Raphaël fait plus que cela. D’une part, elle situe le détail par l’ensemble dans lequel il prend son sens, allant ainsi du tout à la partie : d’abord la forme globale de l’île, puis ce qui s’y trouve, en des déterminations spatiales toujours très précises (localisation des villes relativement les unes aux autres, des terres arables, des fermes…). Ainsi la Totalité, comme figure du Fini, est ce par quoi le détail, en lui-même fini, peut être compris. D’autre part, le trait descriptif ne met en évidence un détail qu’en le distinguant. Et cela implique qu’il n’est de détail que dans la simultanéité d’une co-présence avec d’autres détails qu’il n’est pas. Le temps du détail ne peut donc pas être indéterminé. C’est, nécessairement, le présent. Si le regard parcourt successivement les détails, ces derniers ne sont en effet, pour l’observateur, que dans la supposition d’une permanence, d’une temporalité identique, donc parfaitement déterminée. Ils sont du présent. Le temps de la description doit, en conséquence, s’adapter à celui de l’être décrit, qui est re-présenté. Et c’est ce qui amène Raphaël à dire, au moment de rendre compte de ce qu’il a vu : « tous ces détails sont bien présents à ma mémoire »73. Ils sont présents, alors, comme il était admis qu’ils l’étaient au moment de sa vision d’Utopie.
37Départ d’une totalité et spatialisation de l’inscription du détail en elle ; exclusion, par le présent, de toute indétermination temporelle : la description détaillée d’Utopie est donc tout entière de l’ordre du Fini. Le non-platonisme est ici central : le détail de l’existence, certes fini en lui-même, signifie chez Platon, nous l’avons vu particulièrement avec l’Atlantide, l’indétermination de la multiplicité, la richesse du sensible, et donc la différence factuelle que la pensée doit ordonner par la Forme. Il est l’apparaître indéfini, dans la diversité de ses formes, l’autre de ce qui est par soi, toujours identique à soi, l’autre de la Forme intelligible qui est l’horizon de sa réduction dialectique, selon la leçon du Philèbe (16-17). Penser les détails chez Platon est donc, soit en faire les figures immédiates de l’existence sensible, soit en quelque sorte leur faire perdre leur statut propre de « détails » pour les identifier à ces Formes qu’ils ne sont pas. Le détail ne peut donc être, à proprement parler, intemporel en lui-même, ni s’exposer directement dans une totalité. Dans l’Utopie, en revanche, il est le mode d’être nécessaire de l’essence, en tant qu’elle n’est que par l’existence : le détail de l’existence est exactement celui de l’essence elle-même. Et c’est pourquoi l’imagination utopique détaille.
38Seulement, à s’efforcer ainsi de produire un effet de réalité, l’Utopie peut induire le contresens majeur de l’oubli de son caractère strictement imaginaire. More n’a, naturellement, jamais donné à voir un modèle de cité à réaliser, réalisable donc dans les termes mêmes de sa description, par exemple immédiatement en 1516, en Angleterre ou en France. Il y a contresens philosophique lorsque l’on ne voit pas le réalisme là où More le situait, c’est-à-dire au plan d’une affirmation ontologique, mais qu’on le situe immédiatement au plan de l’exposition (imaginaire) de ce réalisme.
L’Utopie est un roman
Le mensonge utopique
39C’est qu’Utopie n’est que par l’Utopie, ce dont avertit en fait assez clairement Thomas More lui-même dans sa Lettre-Préface, à propos d’un détail, et donc comme incidemment. La fidélité de la description exige en effet de dire quelle est exactement la longueur du pont d’Amaurote. C’est ainsi qu’il demande à Gilles ce qu’il a lui-même entendu, puisque son page, John Clément, a compris que si la largeur du fleuve en cet endroit ne dépasse pas 300 pas, le pont ne peut faire 500 pas. Ce n’est pas tant qu’il ne se souvienne plus de ce que Raphaël a dit : « Sur ce dernier point je ne me défie pas du tout de moi-même – plût au ciel que j’eusse quelque intelligence et quelque savoir, car de mémoire je ne suis pas tout à fait dépourvu ! »74. C’est pourquoi, dit-il, si Gilles ne se souvenait plus, il déciderait de s’en tenir à ses propres souvenirs, et ce au risque de manquer de « sagacité » (prudentia) : « J’aimerais mieux dire un mensonge que commettre un mensonge ». Il n’est ainsi pas trop difficile de comprendre que More avertit ici le lecteur qu’en écrivant l’Utopie, il « dit » bel et bien un mensonge, mais sans toutefois en « commettre » un, à proprement parler : Utopie n’existe pas, et More « dit » effectivement un mensonge en relatant la prétendue description de Raphaël ; mais il n’en « commet » cependant pas un, en ce que son intention n’est pas de tromper, tout au contraire, en présentant par l’image des principes philosophiques. André Prévost le souligne très justement : « “Faire un mensonge”, mentiri, relève de l’ordre moral. “Dire un mensonge”, mendacium dicere, appartient au style, “l’art de dire” »75. Il n’y a pas ici, chez le très chrétien More, de faute morale ; il y a naissance d’un style, le style utopique.
40Et comment mieux indiquer que l’Utopie est œuvre d’imagination, qu’Utopie n’existe pas vraiment, c’est-à-dire n’existe que dans les paroles d’Hythlodée, l’« expert » (δάϊος) en « balivernes » (ὓθλος), qu’en nommant « Anémolius », nom construit sur « ἂνεμος », « vent », le supposé auteur du sizain introductif76 ? Et lorsque More fait intervenir, dans le corps du texte77, un peuple frivole, vaniteux, qui se plaît aux faux plaisirs des apparences illusoires, aux pierreries et vêtements luxueux, autrement dit aussi peu consistant, aussi léger que le vent : le peuple des Anémoliens, c’est qu’il s’agit pour lui, à l’évidence, de faire apparaître que si l’Utopie tout entière est pure fiction, son contenu n’est pas lui-même « venteux », reposant précisément sur l’analyse de cet écart qui lui donne sa consistance, entre ce qui est vraiment et ce qui n’en donne que l’illusion. La reprise d’« ἂνεμος » a pour sens de donner à comprendre que tout ce qu’on lit dans l’Utopie n’est certainement pas vain : si elle n’est, en tant qu’écrit, que « du vent », ce qui s’y dit a l’ambition de la vérité, par une sorte de démonstration par l’absurde qui établit la vérité des modes d’être utopiens en faisant être « venteux » ceux qui se manifestent comme en étant les plus éloignés.
L’auto-référenciation utopique
41Utopie n’est donc que par l’Utopie. C’est pourquoi Utopie, dans l’Utopie, n’a pas de lieu : à la question de savoir où elle se trouve, « détail qui tracasse More », Pierre Gilles révèle que Raphaël leur a bien dit, mais que, il ne sait pas bien comment,
un malencontreux incident nous a privés l’un et l’autre de ce renseignement. En effet, alors que Raphaël abordait ce sujet, l’un des serviteurs s’approcha de More pour lui dire je ne sais quoi à l’oreille, et, pour moi, alors que j’étais d’autant plus attentif à écouter, quelqu’un de la compagnie, qui sans doute avait pris froid au cours du voyage en mer, toussa assez bruyamment et couvrit quelques mots de notre interlocuteur78.
42Utopie a un lieu : Raphaël, par qui elle est, l’a indiqué. Mais Utopie n’a pas de lieu : l’Utopie par quoi le discours de Raphaël est, par un « malencontreux incident », ne peut le donner. Le lieu d’Utopie, absent de l’Utopie, n’est donc qu’en tant qu’il est parfaitement indéterminé79. Et du coup, ce lieu ne peut être déterminé que par la description détaillée qui le donne à voir, en une totale immanence donc qui, en l’intégrant au discours qui le désigne, en fait, le produit absolument80. C’est en ce sens que Pierre Gilles peut constater : « Par le ciel, je croirais volontiers que Raphaël lui-même a vu moins de choses dans cette île, pendant les cinq années entières qu’il y a passées, que la description de More ne laisse voir »81. Par cette nouvelle inadéquation, cette fois entre sa propre parole et celle de More, l’inadéquation déjà postulée de la description de Raphaël est donc maintenant clairement donnée à comprendre comme un pur procédé littéraire : Utopie, réalité finie, enclose par les mots qui la disent, est tout entière créée par l’Utopie, réalité elle-même finie. La philosophie ici à l’œuvre est donc complètement celle du Fini : l’être fini, en tant qu’il est achevé, est parfaitement ce qu’il est ; il est, deuxièmement, tout entier dans son existence, que troisièmement l’imagination détaillante expose dans ses caractères les plus déterminés, et tout cela en tant qu’il est, quatrièmement, absolument enclos dans le livre qui le dit.
43Du point de vue de la critique platonicienne qui voit d’abord dans le mythe un discours s’auto-référant82 l’Utopie, par laquelle seulement Utopie est, peut donc bien apparaître comme un mythe. Mais, d’une part ce « mythe » est alors avoué tel, d’autre part la représentation de l’acte même de représentation y fait le tout de la représentation, alors que dans la tragédie grecque, théâtralisation du mythe, si la représentation par laquelle existe le mythe est bien offerte, en tant que telle, en spectacle, par le chœur, c’est en une place distincte, qui n’a précisément de sens que par sa distinction. Je me permets de citer ici un peu longuement Louis Marin, pour la pertinence de ses formulations :
Le chœur est la matérialisation de la représentation à l’intérieur même du représenté : il est la relation de visibilité constitutive de la représentation tragique du mythe, représentée sur scène ; c’est l’autre du récit mythique par lequel ce récit est constitué en représentation, qui advient, à son tour, au regard comme représentation ; la représentation spectaculaire est elle-même un élément du spectacle (…). Par le chœur, la représentation accède à la conscience d’elle-même. Aussi, en un sens, la présence du chœur sur scène clôture-t-elle totalement la représentation sur elle-même puisque est inclus en elle, sous forme d’un de ses éléments, le représenter lui-même, et que rien n’excède plus désormais le spectacle qui comprend en soi-même ses spectateurs83.
44Mais avec l’Utopie, le « représenter » qu’est la description de Raphaël est le tout de ce qui est représenté, ce « tout » n’étant donc, absolument, que représentation d’une représentation. Là encore, c’est bien à une philosophie du Fini que nous avons affaire, dont les enjeux ne sont pas minces : la réalité historique, dont la présence permanente dans l’Utopie a pour fonction d’attester la vérité du récit de Raphaël, comme nous l’avons vu, n’apparaît du coup avoir elle-même d’existence que dans la représentation. S’il n’est, avec l’Utopie, que le représenté d’un acte de représentation effectué par des personnages historiques (More-le-personnage, Raphaël, marin de Vespucci), acte qui lui-même n’est qu’en tant qu’il est représenté, cela doit valoir aussi pour la réalité historique ici généralement représentée. Comme le dit Louis Marin, « dès lors, tout l’art de More serait de nous faire prendre l’Utopie pour de l’histoire, pour nous faire comprendre qu’en fin de compte, il se pourrait bien que le centre, ou le cœur de l’histoire ne soit qu’utopique, lieu à la fois vide et pluriel de l’absence et de la relation où les récits se disent les uns les autres »84.
Utopie : l’être du livre
45A voir d’abord dans le mythe la voie orale de transmission de la tradition85, l’Utopie, comme roman, sort encore de son registre. L’écriture fait ici tout : Utopie ne naît que lorsque More transcrit le récit oral de Raphaël, récit qui n’a donc lui-même de réelle existence que par ce qu’en écrit More. Le non-platonisme est, là, tout à fait fondamental, en ce qu’il n’est ainsi, par l’Utopie, de vérité de l’être que par l’écrit. C’est ainsi que l’utopie est, par excellence, un genre littéraire. Mais il y a davantage : Utopie se donne à voir comme un écrit se donne à lire. La cité idéale est telle une page, dont on parcourt successivement les parties mais dont la présence, absolue, enveloppe les moments du regard, pour leur donner sens. L’homogénéisation, la standardisation des éléments qui la composent est, dans ce cadre, assimilable à celle des caractères typographiques. Plus généralement, Jean-Jacques Wunenberger souligne ce que l’utopie doit, à l’invention de l’imprimerie : « Le livre se substitue à l’expérience, il nous en offre une traduction par procuration, dans une forme statique, vide, uniforme, qui n’est que la préfiguration des formes de l’espace des cités du livre utopien »86.
46En fait, on peut aller jusqu’à dire qu’avec l’Utopie se trouve substitué au monde considéré comme livre, un livre considéré comme monde. On sait que le monde de la Nature, jusqu’à la fin du xvie siècle, est ordinairement vu comme le livre de Dieu, objet d’herméneutiques, dont l’horizon est le Signifié suprême, et qui cherchent le spirituel dans les profondeurs du matériel, la vérité dans les correspondances des réalités. Comme le dit Antoine Faivre, « il s’agit de “voir” que l’Ecriture (la Bible par exemple) et la Nature se trouvent nécessairement en harmonie, la connaissance de l’une aidant à la connaissance de l’autre. Finalement, la scène du monde est un phénomène linguistique »87. Le monde est livre, et le livre en fait partie : Michel Foucault a montré cela tout à fait fortement :
Dans son être brut et historique du XVI e siècle, le langage n’est pas un système arbitraire ; il est déposé dans le monde et il en fait partie à la fois parce que les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur énigme comme un langage, et parce que les mots se proposent aux hommes comme des choses à déchiffrer. La grande métaphore du livre qu’on ouvre, qu’on épelle et qu’on lit pour connaître la nature, n’est que l’envers visible d’un autre transfert, beaucoup plus profond, qui contraint le langage à résider du côté du monde, parmi les plantes, les herbes, les pierres et les animaux88.
47Le monde d’Utopie, lui, est un autre livre, qui relève d’une autre écriture et d’un autre sens89. Dans ce monde utopique, le monde qui s’offre aux Utopiens n’est pas un livre mais, comme « machine », seulement l’objet possible de livres : « Ils jugent que, à la manière de tous les autres ouvriers, [l’Artisan de l’univers] a exposé la machine du monde aux yeux de l’homme – seul être qu’il ait rendu capable de comprendre une telle merveille – pour qu’il la contemple »90. Le monde est une machine, dont il s’agit de connaître, abstraitement, les ressorts. L’Utopie a donc ici une fonction tout à fait déterminante et singulière dans ce moment de la Renaissance qui, comme le dit Hélène Védrine, est de tension :
Alors que s’esquisse une phénoménologie de la représentation et une construction de l’espace abstrait, le tissu du cosmos est palpé en énigmes, en miroirs, en simultanéité. D’un côté, une approche de type scientifique et « objective », de l’autre un cosmos vivant où l’être se donne comme une palpitation interne91.
48Les formes modernes de la rationalité se cherchent, en ce moment où « hermétisme et science se conjuguent d’une façon tout à fait originale » et où, « par exemple, l’hermétisme de Bruno ne peut se comprendre que sur le fond de sa cosmologie infinitiste et surtout de sa critique virulente de la société »92. C’est ici que l’Utopie apparaît, comme modèle d’une autre lecture possible, où ce qui est écrit est tout entier de l’homme. Nous avons un peu précisé dans Utopie et philosophie (p. 111-115) comment More s’insère ainsi de manière originale dans le mouvement par lequel la Renaissance passe de l’imagination-mimêsis à l’imagination créatrice, et comment particulièrement le projet d’un Nouveau Monde décrit en une cité idéale supposée existante peut être situé dans cet effort général, en quoi consiste sans doute la vérité de l’imagination à la Renaissance, pour être à la hauteur de ce que la pensée pressent sans pouvoir le prouver93.
49Devant absolument son être à Thomas More, Utopie n’est, en somme, que par dérivation. Mais Thomas More, pour ce qui nous importe ici, c’est seulement l’Utopie. Et alors le rapport n’est pas de simple dérivation. Utopie est, comme l’essence de l’Utopie, roman, texte s’auto-référant, par l’existence duquel, seule, elle est : autrement dit, nous avons ici la reprise exacte du rapport ontologique que donne précisément à comprendre Utopie : l’existence d’Utopie est cela seul en quoi est son essence, de la même manière que l’existence de l’Utopie (comme texte) est cela seul en quoi est son essence (Utopie).
50Cela étant, puisqu’Utopie n’existe en fait pas, la pensée de l’existence que porte l’Utopie, dont nous avons essayé de présenter quelques articulations, est aussi nécessairement une pensée de la libération de l’existence qui existe actuellement, de fait. Cette philosophie qui fait être, imaginairement, l’essence comme existence, est indissociablement une philosophie qui pense la possibilité d’une autre existence, voire de l’Autre de l’existence.
L’écriture utopique libérée de l’existence
Le mouvement utopique
51« L’Autre de l’existence » : c’est effectivement ce vers quoi André Prévost comprend que l’Utopie fait signe, ce de quoi elle est essentiellement un organe de découverte, une heuristique94.
Parabole signifiante de toutes les données de la situation de l’homme, l’Utopie inclut notamment un élément souvent négligé, partie intégrante, cependant, de la dialectique du destin : l’Ailleurs de l’espace et du temps. Cet Ailleurs donne son nom à l’ouvrage ; il se situe au centre du Discours utopique : il est le “oui” et le “non” à la fois, le “oui” à la transcendance, le “non” à l’investissement dans un lieu ou dans le temps inséparable du lieu. C’est cette propriété dialectique de l’Ailleurs qui lui donne d’entretenir dans la conscience un désir autonome qui ne se pose nulle-part. Grâce à l’Ailleurs, la figure de la parabole, relais opérationnel de l’imagination, porte le désir de plus en plus haut sur une trajectoire qui le soulève au-dessus de l’événement. Bientôt, enfin, se manifeste l’opération ultime de l’alchimie utopique : le désir enveloppant au suprême degré la force de ses aspirations au plus-être et au mieux-être, rejoint, dans l’Ailleurs transcendant, l’éternel pour lequel il est fait95.
52D’une Utopie à l’autre : la première, celle de More, aurait pour vrai sens d’inciter au mouvement de dépassement de la Terre, et d’engager ainsi sur la voie de la seule qui vaille vraiment, celle de l’Utopie infinie dont les formes finies de la terrestre auraient pour fonction d’éveiller le désir. « Bref, le dessein de More, en filigrane dans toutes les pages, c’est l’invitation au lecteur, non pas à adopter la figure de l’Utopie pour le reproduire, mais plutôt à reconstruire en lui-même une Utopie transcendante et plus vraie »96. L’Utopie, en somme, serait « relais du désir », et c’est pourquoi les Utopiens ne craignent pas la mort. Pour Emmanuel Levinas aussi, l’utopie signifie le vrai désir et, partant, la victoire sur la mort97, en sorte que l’utopie est l’humain comme transcendance, désir qui ne renvoie pas au manque du besoin, c’est-à-dire à l’être inachevé qui aspire à la complétude, mais à l’au-delà de l’être. L’utopie témoigne de l’idée de l’infini pour Emmanuel Levinas, et c’est pourquoi elle est victoire sur la mort, comme néantisation du thème de l’être et aussi comme tension vers l’avenir. La vérité de l’utopie est alors essentiellement l’éthique, qui veut que l’Autre ne puisse être identifié au Même.
53Les toponymies et anthroponymies négatives de l’Utopie seraient, dans cette perspective, une voie de passage privilégiée pour la transcendance. L’« Anydre », fleuve sans eau ; l’« Achorie », pays sans contrée ; l’« Alaopolécie », cité sans peuple ; l’« Adème », roi sans peuple, etc. : More appliquerait là la dialectique de l’affirmation (cataphase) et de la négation (apophase) du Pseudo-Denys l’Aréopagite (ve-vie siècles), et se ferait l’écho de la « Docte Ignorance » de saint Bonaventure et de Nicolas de Cues98. Un statut spécial devait alors être réservé à « Utopie », dont la négation « οὐ » qui la constitue peut être comprise comme ouvrant « l’hypothèse d’une réalité invisible, située en dehors du monde connu jusqu’ici, mais non pas définitivement inaccessible »99.
54Et pourtant, il est possible de ne pas conclure de ces noms « positifs-négatifs » qu’Utopie est, fondamentalement, une voie initiatique menant, de manière ultime, à Dieu. Louis Marin y reconnaît ainsi la présence d’un
arrière-plan et [d’]une origine de réalité qui est à la fois retenue et écartée, conservée et supprimée dans le même temps et le même geste. Les symboles de négation que contiennent les noms propres marquent le rejet de cette positivité réelle dans l’acte même par lequel celle-ci est indiquée, désignée, possédée dans les noms, c’est-à-dire recueillie et acceptée dans une parole100.
55Nous pensons qu’il est également, et peut-être d’abord, possible de voir dans ces modalités de l’existence utopique une expression des ressorts internes, propres, de la matière en général, ici dans les formes sociales que l’Utopie actualise immédiatement. L’autre existence vers laquelle l’existence utopique fait signe lui serait en somme immanente. Ce que l’écriture utopique donnerait à penser, alors, ce serait les potentialités d’auto-production par négation des déterminations finies. Affirmer sur le mode de la négation, ce peut être indiquer en effet que, de l’être seul de ce qui est, autre chose peut naître ; ce peut être donner à penser que peut venir à l’existence une autre existence, non par un geste transcendant, mais à partir seulement de ce qui est, en tant seulement que, ce qui est, est ce qu’il est. L’Utopie, alors, serait à comprendre comme une mise en évidence générale des puissances de l’être en soi, ce que manifeste d’ailleurs très immédiatement l’existence tout entière d’Utopie elle-même, être dont les conditions d’existence, indéterminées, se trouvent réunies dans la seule figure d’Utopus, ce qui est dire qu’elle est donc par elle-même, hors de toute détermination autre que celles qu’enveloppe sa propre essence. Si l’essence est là où est l’existence, et nulle part ailleurs, ce ne peut être en effet que par l’existence elle-même que peut venir une autre existence, ce dont le caractère non-identique que marquent les noms « positifs-négatifs », rendrait compte. Du Sophiste à l’Utopie, la philosophie du non-être trouverait donc ici, dans un non-platonisme radical, l’achèvement que pouvait seul rendre possible ce nouveau statut ontologique de l’existence.
56Dans tous les cas, c’est en un double sens que l’écriture utopique peut être dite « libérer de l’existence » : en donnant à penser le départ de l’existence actuelle, factuelle, elle produit du même coup de l’existence, qu’elle « libère » donc ainsi. Autrement dit, la « dynamique » que suscite dans la conscience la lecture de l’Utopie est, indiscutablement, « la valeur utopique par excellence », comme le dit André Prévost101, mais sans que, pour autant et nécessairement, il faille en voir la fin ultime dans la transcendance divine.
57D’une interprétation à l’autre : en ses formes finies, Utopie invite généralement à l’infini. L’écriture utopique a ainsi cette fonction spéciale de faire être autre chose, en l’occurrence une cité parfaite, en un mouvement qui invite par lui-même, précisément, à la recherche d’autre chose. Autrement dit, il est tout à fait insuffisant de ne voir en l’Utopie que l’introduction d’une autre existence / essence, celle de la vraie République, par une description la faisant être, imaginairement : le mode d’être de cette description invite en effet par lui-même à dépasser ce qui est, soit pour indiquer, en somme de l’intérieur, la direction de cette autre existence / essence présentée de façon très déterminée, soit pour faire signe, plus largement, vers la possibilité toujours présente d’autre chose. Il n’est donc pas possible de lire en l’Utopie le simple exposé de deux mondes parallèles et opposés, l’Ancien et le Nouveau, le Négatif et le Positif, l’un critiqué dans le premier Livre et l’autre avancé dans le second. Particulièrement, l’Utopie ne peut pas ainsi être complètement comprise par la seule référence au « mode utopique », selon lequel Raymond Ruyer définit l’essence de l’utopie comme « exercice mental sur les possibles latéraux ». Selon cet auteur,
le mode utopique appartient par nature à l’ordre de la théorie et de la spéculation. Mais, au lieu de chercher, comme la théorie proprement dite, la connaissance de ce qui est, il est exercice ou jeu sur les possibles latéraux à la réalité. L’intellect, dans le mode utopique, se fait “pouvoir d’exercice concret” ; il s’amuse à essayer mentalement les possibles qu’il voit déborder le réel102.
58Ce faisant, Raymond Ruyer se rapproche d’André Lalande, pour voir en l’utopie une méthode hypothético-déductive. Rappelons que, pour André Lalande, l’utopie est « le procédé qui consiste à représenter un état de chose fictif comme réalisé de manière concrète, soit afin de juger des conséquences qu’il implique, soit, plus souvent, afin de montrer combien ces conséquences seraient avantageuses ». La « méthode utopique » s’applique alors aussi dans le développement des idées scientifiques103. On peut remarquer que ces détermination du genre utopique ne sont pas sans rapport avec la caractérisation retenue par Jean-François Pradeau à propos du Critias et aussi, nous l’avons vu, de la République, lorsqu’il propose d’entendre par « utopie l’élaboration théorique, à des fins analytiques et épitactiques, de cités conçues et décrites à partir d’un nombre fini d’hypothèses restrictives »104. André Prévost, aussi, voit d’abord dans l’Utopie la mise en œuvre d’un « raisonnement hypothético-déductif » : « Dans ce processus, la majeure du syllogisme est constituée par une hypothèse qui pourrait n’avoir aucun lien avec le réel. La proposition mineure, en revanche, est empruntée à des situations concrètes et historiques »105. L’Utopie peut, indiscutablement, être lue ainsi. Mais son écriture ouvre pourtant à quelque chose de plus complexe. Elle n’est pas simplement descriptive ou déductive. Profondément active, productive, son être propre est de détourner, de distancier, d’écarter, de mener, à partir de son mouvement même, à autre chose, certes parallèle à ce qu’elle expose directement.
59Ainsi, si en un premier temps il faut constater qu’il n’y a d’Utopie que par l’Utopie, en un second il faut souligner combien l’Utopie ne se résout pas en Utopie. L’écriture ici fait tout. Donnant à penser ce qu’elle ne donne pas immédiatement à lire, introduisant à un ordre sous couvert d’un autre, elle peut être qualifiée d’oblique.
L’écriture oblique
La « voie oblique »
60Le « ductus obliquus », la « voie détournée » ou, comme le traduit André Prévost, la « voie moins directe » : la formule est introduite par More-le-personnage106, avec alors pour objectif spécial de présenter et de défendre sa démarche réformiste en politique.
Il ne faut (…) pas chercher à faire pénétrer dans l’esprit de personnes imbues d’opinions toutes différentes, des idées inattendues et déconcertantes qui, on le sait, ne sauraient peser bien lourd. Mieux vaut prendre une voie moins directe : dans la mesure du possible, traiter de tout avec habileté et, si vos efforts ne peuvent transformer le mal en bien, qu’il servent du moins à atténuer le mal107.
61Nous reviendrons sur le statut du réformisme dans l’Utopie. Mais le fait est que, beaucoup plus généralement, l’expression peut convenir parfaitement pour caractériser l’orientation essentielle de l’écriture utopique. Pourtant, le fait est que Raphaël, par la description de qui Utopie vient à l’existence, semble bien refuser tout à fait fermement cette voie : « Qu’un philosophe puisse mentir, je l’ignore ! En tous cas, pas moi ! »108. En réalité, ce que Raphaël refuse, précisément, c’est d’atténuer ou d’arranger les propos qu’il vient lui-même de tenir sur l’introduction possible d’améliorations ponctuelles dans l’Ancien Monde, à partir de la situation existante, et ce afin d’essayer de les rendre plus opérants109. Autrement dit, le refus de cette attitude « oblique », qui implique donc un certain mensonge, ne porte pas sur Utopie, mais sur les modalités d’existence de son propre réformisme. C’est celui-là dont il affirme que la « vérité » ne supporte pas le mensonge110.
62Dans ce cadre, ce n’est pas, en soi, l’essai d’atténuer le mal qu’il refuse, mais le fait que soit donnée par là l’occasion de le faire, ce mal, sous couvert du bien, et donc avec la conscience tranquille111. Tel est le sens de sa référence au Christ : « Les prédicateurs, en gens habiles, ont apparemment suivi le conseil que vous me donnez : en voyant que les hommes avaient grand-peine à conformer leur vie à la loi du Christ, ils ont accommodé à la vie sa doctrine, devenue malléable comme une règle de plomb et ont réussi, par ce moyen au moins, à concilier la doctrine avec la vie »112. Finalement, c’est l’inefficacité radicale qu’il y a à s’efforcer d’atténuer le mal par des procédés relevant d’une « voie moins directe » que condamne Raphaël, et ce même pour qui serait animé des meilleures intentions du monde113.
63Cela étant, dans la perspective qui est ici la nôtre, d’extension du sens et de la portée de la formule de la « voie oblique » à l’écriture générale de l’Utopie, et singulièrement à son exposition d’Utopie, une tout autre lecture peut aussi être faite de la dénégation de Raphaël : s’il est vrai que l’Utopie tout entière relève de la voie oblique, il s’impose, par définition, que cela ne se sache pas, faute de quoi cette voie n’aurait aucun sens. Il faut que Raphaël affirme, haut et clair, qu’il la refuse, pour qu’il puisse l’appliquer. A un lecteur averti qu’on lui ment, à quoi pourrait servir qu’on lui mente ? C’est pourquoi Raphaël proclame qu’il ne ment pas. More-l’auteur, faisant dire à More-le-personnage que « mieux vaut prendre une voie moins directe », est celui qui, lui-même, « prend une voie moins directe » en faisant dire à Raphaël qu’il refuse de « prendre une voie moins directe ». Avant même que s’ouvre l’Utopie, il ne faut pas l’oublier, More-l’auteur nous avait tout à fait prévenu de ce jeu : « J’aimerais mieux dire un mensonge que commettre un mensonge »114.
64Cette « voie oblique », ainsi caractérisée, n’est pas d’abord sans rappeler assez directement les précautions, la prudence, que rapporte Platon dans la Lettre VII, lorsqu’il évoque ce que Denys pouvait entendre : « Nous ne lui tenions pas un langage aussi explicite – c’eût été imprudent en effet –, mais nous nous exprimions à mots couverts et nous nous acharnions, dans nos entretiens, à lui expliquer que c’est ainsi que tout homme assure son propre salut et le salut de ceux dont il est le chef » (332d).
65Léo Strauss a travaillé sur cette attitude, symptomatique de la persécution que toute recherche philosophique authentique a à craindre, et que la condamnation de Socrate manifeste avec éclat : « La philosophie ou science est donc la tentative de dissoudre l’élément dans lequel la société respire, et ainsi elle met la société en danger »115. La prudence nécessaire à qui aime la vérité, Léo Strauss la retrouve particulièrement dans ces techniques d’écriture qui, durant la période médiévale judéo-arabe, consistent à écrire « entre les lignes » pour éviter les persécutions : il s’agit d’ouvrir, dans un espace public de communication, un espace privé où l’objet traité peut se donner dans une exigence de vérité : fausses citations, expressions étranges, répétitions inexactes d’affirmations antérieures, contradictions manifestes sont alors autant d’indications fournies au lecteur attentif pour l’inciter à chercher davantage.
66Il se trouve que le matérialisme est particulièrement conduit à emprunter ces divers procédés de dissimulation, ce qui le fait être, du coup, en parenté littéraire avec l’utopie. Olivier Bloch a ainsi montré comment, aux xviie et xviiie siècles, la « clandestinité » est imposée aux manuscrits matérialistes : celle naturellement, proprement dite de la composition et de la diffusion des écrits, mais aussi « la clandestinité d’expression, de transmission des messages, qui peut opérer aussi dans des textes publiés le plus légalement du monde »116. Il s’agit d’écrire pour ceux qui savent lire :
Jeux du langage et du silence, qui s’adressent aux seuls bons entendeurs, sans rien dire aux oreilles malveillantes : insinuations et clins d’œil, dispersion des thèses et arguments scabreux, renvois implicites d’un passage apparemment anodin à un autre qui ne l’est pas moins, mais dont le rapprochement donne à penser, non dits qui en disent plus que bien des formules à l’emporte-pièce, inversions qui appellent à retourner le sens des expressions pour en saisir la po rtée117.
67Cyrano de Bergerac est en ce sens une figure exemplaire de cette communauté littéraire, qui mène du matérialisme à l’utopie, ou de l’utopie au matérialisme. Les thèses matérialistes de l’identité de nature entre l’animal et l’homme ou de l’éternité de l’univers apparaissent dans l’Autre Monde118 au travers de constructions romanesques qui, en des images de voyages, d’évasion, donnent à voir des « États et Empires », de la Lune ou du Soleil, parfaitement autres. Cela est utopiste. Mais surtout, pour ce qui nous importe ici, ces thèses matérialistes se trouvent portées par une diversité de personnages et de discours, « diversité telle qu’il est impossible a priori de décider de façon nette où s’exprime “la” doctrine de Cyrano »119. Olivier Bloch souligne que, si « tous ces discours ont en commun le caractère non scolastique ou antiscolastique des positions qu’ils défendent ou illustrent, [et s’] ils convergent dans le sens des idées des novatores, dont le roman dans son ensemble vise la vulgarisation », ils sont introduits en sorte « qu’aucun d’entre eux ne présente de titres suffisants à exprimer la philosophie de Cyrano. Diversité, amalgame et fantaisie, sont destinés pour le moins à produire un effet de distanciation par rapport à chacune des doctrines modernes, et par rapport aux positions mêmes que Cyrano favorise »120. Le dialogue, en général, favorise certes une attitude de doute et de réserve, et cela est philosophique. Mais il y a ici davantage : la démarche de Cyrano est oblique, elle est utopiste dans son ambiguïté délibérée. La conduite d’écart, généralement utopiste comme invitation à un autre possible, se trouve ainsi servir ici particulièrement le matérialisme, en confondant ce qu’elle laisse pourtant apparaître.
L’ironie utopique
68L’Utopie est un « mensonge », que More « dit » mais qu’il ne « commet » pas : tel est le lieu d’exercice de l’ironie utopique, modalité par excellence de l’écriture oblique. André Prévost le montre bien :
L’ironie, ton littéraire, consiste essentiellement à “dire” le contraire de ce que l’on pense afin de mieux faire apparaître la vérité profonde. L’ironie de More, présente à chaque page de l’Utopie avait bien besoin de cette distinction entre le dicere mendacium et le mentiri. C’est que l’ironie suppose une connivence entre l’écrivain et le lecteur, la convention ironique. (…) L’Utopie est un immense mendacium à la fois dans l’affabulation du récit d’aventure, dans l’ironie et l’humour des affirmations paradoxales et dans la nature même du mythe toujours attrayant et toujours impossible à réaliser concrètement. (…) Au lecteur avisé de faire face à toutes les feintes et à tous les pièges du jeu de l’écrivain121.
69Un exemple assez éclairant de ce double discours utopique, pour lequel la négation vaut affirmation critique, est l’attribution appuyée de la violation des traités aux peuples du Nouveau Monde, par contraste avec ce qui est censé se passer dans l’Ancien où, comme chacun le sait, la parole est sacrée :
En Europe, de fait, surtout dans les pays où règnent la foi et la religion du Christ, la majesté des traités est considérée partout comme sainte et inviolable ; ce respect de la foi jurée est dû en partie à la justice et à la bonté des princes, en partie à la crainte révérentielle qu’inspirent les Souverains Pontifes qui, les premiers, ne promettant rien qu’ils n’observent le plus scrupuleusement du monde, peuvent ordonner à tous les autres princes de tenir coûte que coûte les promesses qu’ils ont faites122.
70Ce n’est donc certainement pas dans l’Ancien Monde que l’on verrait comme dans le Nouveau (si l’on excepte heureusement Utopie, où les liens de la nature elle-même tiennent lieu de traités123), que « plus les cérémonies qui ont entouré leur conclusion ont été nombreuses et saintes, plus vite ils sont rompus ». Ce n’est ni en Angleterre ni en France, mais de l’autre côté de l’Equateur qu’« il n’est pas difficile de chicaner sur les expressions employées car, de propos délibéré, au moment de la rédaction, elles ont été dictées avec tant d’habileté que, si serrés que soient les liens qui enchaînent les engagements, il est toujours possible d’échapper à certains d’entre eux, et d’éluder du même coup les obligation du traité et de la parole donnée »124. Chicaneries et mauvaise foi, transférées de l’Ancien au Nouveau par une pratique de détour dont le lecteur ne peut évidemment pas être dupe : un contenu déterminé est ici proposé à l’examen critique, en une méthode qui elle-même participe de la négativité dont relève cette critique quant à son fond125.
71L’usage rhétorique de la négation est une clef de cette ironie. Son premier effet est d’empêcher que l’on prenne complètement au sérieux ce qui est donné à lire. Un bon exemple en est ainsi le nom d’un des compagnons de Raphaël, Tricius Apinatus126 : comme le remarque André Prévost127, si le mot Apinatus relève, par sa première lettre, des nombreux vocables précédés du préfixe a privatif, il évoque aussi, joint à Tricius, le dérisoire attaché à la mise à sac de deux petites villes, Apina et Trica, événement passé ainsi en proverbe. « Sunt Apinae tricaeque et si quid vilius istis », dit Martial128. Alors, comme nous l’avions relevé pour l’usage massif des toponymies et anthroponymies négatives, la déstabilisation du lecteur ainsi opérée invite généralement à la recherche, en même temps que, dans la perspective de l’ontologie utopique non-platonicienne que nous nous sommes efforcé de mettre en évidence, elle lui fait sentir immédiatement, par le trouble, la dynamique du réel.
La litote
72De ce point de vue, la litote joue un rôle remarquable dans l’Utopie : dans un article très important, Elizabeth Mc Cutcheon en a relevé plus de cent quarante exemples dans l’édition latine de 1518129. La litote, cette figure stylistique dans laquelle on affirme une chose en posant la négation de son opposé, était certes une figure courante à la Renaissance, équivalent rhétorique de l’« obversion » ou de l’« équipollence », mais avec More elle prend une dimension tout à fait spéciale, « pour devenir un paradigme de la structure et de la méthode globale du livre »130. Contre les logiciens modernes, More entend que la double négation ne puisse simplement équivaloir à une affirmation, et la variété des formes grammaticales de la litote lui autorise toutes les ouvertures en ce sens. Parmi les négations qui introduisent la litote, Elizabeth Mc Cutcheon a ainsi comptabilisé plus de soixante occurrences de non, auxquelles il faut ajouter nec et neque, utilisés au moins vingt-huit fois, haud, et encore haudquaquam, minus, ne, nemo, neuter, neutiquam, nihil, nihilo, les formes de nullus, nunquam, nusquam et tantum non. Mais les litotes peuvent également être construites à partir d’adjectifs ou d’adverbes, comme paucus ou minus. Elles peuvent encore consister en une négation suivie de la forme négative d’un adjectif, comme dans non dissimiles131. Avec cela, More réalise de formidables effets. Elizabeth Mc Cutcheon prend ainsi pour exemple ce passage du Livre I où le caractère parfaitement inédit d’Utopie se trouve affirmé par contraste, paradoxalement, avec le caractère en fait très ordinaire des monstres « sur lesquels rien n’est moins neuf ».
73« Nam Scyllas & Celenos rapaces, & Lestrigonas populioros, atque eiusce-modi immania portenta, nusquam fere non invenias, at sane ac sapienter institutos cives haud reperias ubilibet »132. Elizabeth Mc Cutcheon remarque que
cette phrase, avec ses doubles négations de pensée, soigneusement balancées et suspendues, bien que de façon dissymétrique, est peut-être la meilleure preuve ponctuelle de l’effet de sophistication et d’extrême complexité que More parvient à réaliser avec la litote. Euphémisme, emphase, ironie, va-et-vient rapide de la pensée d’un pôle à l’autre, quelque chose comme une vision double : tous ces éléments sont réunis dans cette brillante juxtaposition de monstres terrifiants de toutes sortes, en réalité à la fois fallacieux et imaginaires, mais cependant tellement “réels” qu’ils ont même des noms, et de cette abstraction idéalisée de citoyens “bien et sagement formés”, qui sont imaginaires pour des raisons sensiblement différentes (que l’Utopie nous révélera)133.
74Traduites mot à mot, les négations opposent les monstres, « que vous ne trouverez pas presque jamais », à Utopie « que vous ne pouvez trouver par aucun moyen nulle part »134. « Nulle part » : le lieu où est, et n’est pas, Utopie.
75La litote utopique n’est pas innocente. Ce n’est pas un simple jeu, un artifice littéraire purement formel. Par l’euphémisme, sous couvert d’une modestie d’expression, elle est un moyen très efficace d’augmenter éloges et blâmes, dans la mesure où sa double négation, en insistant de fait sur ce quelle concerne, a pour effet de redoubler l’attention, de souligner le trait. Présentant les figures du Nouveau par des formules d’atténuation, la litote utopique constitue donc particulièrement un outil privilégié, car particulièrement subtil, de la satire de l’Ancien Monde. C’est ainsi que l’évocation des Polylérites est l’occasion d’une multiplication de négations niées qui, se présentant comme une introduction faible du désirable, sont en réalité autant d’entrées d’une négation tout à fait forte de l’indésirable : les Polylérites ne sont pas un petit pays ; ils ne sont pas gouvernés peu sagement ; ils ne sont pas désireux de plus de territoires, de plus de renommée, de plus de fortune, etc.135. Des contenus sont ici clairement désignés, éclairés, évalués. Et le sens critique du propos est tout à fait clair.
76Mais s’il n’est pas de critique sans écart, être écarté de l’Ancien, c’est l’être plus largement du connu, de l’habituel, c’est être, généralement, désarçonné, déstabilisé. La plongée dans l’ambiguïté rend cela possible. Être ainsi aspiré dans un jeu de renvois, de décalages, de glissements, qui font que l’on n’est plus sûr de rien, et partant que l’on peut s’ouvrir au Nouveau en même temps qu’à la critique de l’Ancien : la litote est complètement efficace de ce point de vue. En même temps qu’elle s’emploie par ses négations niées à dessiner les contours de ce Nouveau, son mouvement propre rend, de fait, apte au voyage intellectuel qui peut y mener. Des quatre sortes d’« opposés » que la Renaissance avait mis en évidence, les « contraires », les « relatifs », les « privatifs » et les « contradictoires », les litotes fondées sur les trois premières instaurent en effet immédiatement l’ambiguïté. Si les contraires immédiats (la « croyance » et la « non-croyance », par exemple) ne comprennent certes pas d’entités entre eux, ce n’est pas le cas pour les contraires médiats. « Pas blanc » : ce peut être « noir », mais aussi « bleu », « vert » ou « rouge ». Pour les relatifs (« peu » ou « beaucoup » par exemple), le nombre d’intermédiaires est également indéfini. Et il en va de même enfin pour les privatifs : entre la « vue » et la « cécité », par exemple, il y a de multiples états, comme toute la gamme des inflammations possibles de l’œil. C’est ainsi que, dans le texte de l’Utopie, « non pessime » peut signifier, en partant de « le pire », d’abord simplement ce qui ne l’est pas absolument, comme « le vraiment mauvais » ou « le mauvais », puis « le bon » et « le vraiment bon », pour finalement éventuellement donner à entendre « le meilleur ». Le même glissement existe pour « haud pauci », qui peut signifier « plus qu’un peu », « quelques uns » ou « beaucoup ».
77De cette ambiguïté logique naît une ambiguïté psychologique : d’une part, l’idée exprimée par une double négation se trouve être reçue de façon sensiblement différente de la façon dont elle l’aurait été, si elle l’avait été directement, positivement : « pas extraordinaire », ce n’est en effet pas tout à fait la même chose qu’« ordinaire », et cela n’est pas sans produire un effet de dédoublement, ou au moins de léger décalage, dans la conscience. D’autre part, si le sens précis à retenir n’est pas, immédiatement et par lui-même, parfaitement et clairement déterminé, et si l’esprit a donc, au moins partiellement, à le déterminer par lui-même, il se trouve pris dans un mouvement qui ne peut jamais être complètement arrêté. L’écriture utopique, dans tous les cas, invite à chercher136.
Ironie et folie
78On peut donc comprendre la place privilégiée que More réserve à la folie, dont on sait ce que le thème doit à la Moriae Encomium qu’Erasme lui avait dédiée137. Les deux livres de l’Utopie se répondent à son propos, chacun dans la perspective qui est la sienne. Dans le Livre I, l’introduction de la folie138 donne lieu à une série de déboîtements qui, en faisant se mêler, sous couvert de les distinguer, le réel et son envers, conduisent le lecteur à ne plus trop savoir, immédiatement, ce qu’il doit penser. Il y est question d’un « parasite » qui, premier décalage, n’est pas vraiment fou, mais qui prétend seulement en jouer le rôle. Deuxièmement, ce fou joué n’est en fait pas n’importe quel fou, mais un « bouffon », un « fou du roi »139. Or, troisièmement, ce parasite, en tenant « ce rôle d’une manière si ridicule, [devient] un authentique bouffon : les plaisanteries qu’il lançait étaient si plates qu’on riait plus souvent de lui que de ses propos »140. Cela étant, il n’empêche que, quatrièmement, « notre homme laissait échapper de temps en temps des mots (…) loin d’être absurdes »141. Et c’est dans ce cadre, sous couvert d’une folie qui n’en est vraiment pas une (elle est bouffonnerie, et elle n’est pas le fait d’un vrai bouffon), sans être non plus vraiment jouée (en ce que, d’une part, l’acteur de cette fausse folie est mauvais, mais que d’autre part il en vient à réellement bouffonner à cause de cela), que des vérités très dures sont dites à l’endroit du clergé. Elles portent sur l’attitude de ces prêtres qui ne font jamais d’aumônes aux indigents, sur les monastères au sein desquels il est proposé d’intégrer les mendiants, comme frères lais ou comme moniales, et sur les « frères mendiants » assimilés à de purs et simples vagabonds, qu’il convient en conséquence d’enfermer et de forcer à travailler.
79Certes, le lecteur a été averti au début du passage : tout cela ne tient que de la « plaisanterie »142. Il se trouve pourtant que cette « plaisanterie » a effectivement un contenu bien sérieux, puisque, comme le souligne Marie Delcourt, l’épisode est supprimé dans les Latina opera omnia imprimées à Louvain en 1565143. En fait, il se trouve que la présentation sous forme de « plaisanterie » de ce contenu, loin de le relativiser, de l’annuler, en accroît au contraire très sensiblement le caractère critique et subversif. Le texte de l’Utopie le fait d’ailleurs apparaître lui-même très explicitement : au Cardinal qui conseille au frère mendiant de ne pas se ridiculiser en débattant avec un « fou ridicule », ce dernier répond, comme en ultime argument : « Nous avons même une bulle du Pape qui excommunie tous ceux qui se moquent de nous »144.
80Le rire est ainsi subversif. Mais il est aussi bien agréable. Il fait partie des plaisirs de la vie et, en contrepoint du Livre I, le Livre II fait aimer les bouffons aux Utopiens : « Les bouffons leur apportent beaucoup de plaisir. Autant ils réprouvent les humiliations qu’on pourrait leur infliger, autant ils ne désapprouvent pas qu’on prenne plaisir à leur folie »145. Le plaisir pris à la folie : c’est cela qui importe, et non la souffrance que cet état peut pourtant aussi envelopper. En Utopie, « si quelqu’un est assez sévère et triste pour ne se laisser dérider par aucun geste ou par aucun bon mot d’un bouffon, ils n’ont garde de lui en confier un, craignant qu’il n’ait à souffrir du manque d’indulgence d’un personnage auquel il ne peut rendre aucun service, pas même celui de l’amuser »146. Au fond, le rire est la vérité de la folie dans l’Utopie, si la folie est quant à elle la possibilité d’une voie d’accès plus directe à la vérité. Vérité de la folie, le rire est aussi, du même coup, vérité de l’utopie : chaotique par nature, destructeur, altérateur, il est le vecteur d’un déplacement de perspective, d’une rupture de sens qui peut porter des critiques déterminées par sa force propre néantisante, en même temps qu’il exprime tout à fait immédiatement la finalité hédoniste du bonheur utopien, bonheur lui-même considéré comme fin suprême, comme nous le verrons dans un chapitre suivant.
81Vérité de la folie, vérité de l’utopie, le rire est la vérité de l’Utopie elle-même, sa vérité annoncée dans la Lettre à Pierre Gilles, ironiquement avancée comme on pouvait s’y attendre sous forme de négation et de litote, sous forme oblique :
A vrai dire, moi-même, je ne sais pas encore très bien jusqu’à présent si je vais entreprendre cette publication. Les hommes ont des goûts si divers, les humeurs de certains sont si chagrines, les esprits si malveillants, les jugements si faux, qu’il ne semblerait pas moins sage d’imiter ceux qui, tout en gardant leur bonne humeur et leur sourire, s’abandonnent à leur penchant naturel, plutôt que ceux qui se minent à vouloir publier quelque chose qui puisse être utile ou agréable à des êtres que rien ne saurait satisfaire ou à des ingrats. (…) Tel a le caractère si sombre qu’il n’admet pas les plaisanteries ; tel autre est tellement insipide qu’il ne peut supporter le moindre grain de sel147.
82A quoi bon essayer d’être agréable, d’être plaisant, en essayant en même temps de faire œuvre utile, si c’est pour ne rencontrer que des caractères sombres et chagrins, ingrats ? A quoi bon ? A vrai dire, c’est du seul « bon plaisir » d’Hythlodée que More entend faire dépendre finalement la publication de ce dont l’existence de la présente lettre atteste pourtant, bel et bien, qu’elle a été réalisée148. Autrement dit, en une posture désabusée elle-même tout entière ironique, faisant mine de ne pas la choisir il la choisit en fait très clairement, puisqu’il s’en remet à « l’expert en balivernes » pour sa décision149.
83Le rire innerve l’utopie. Et en cela, l’utopie a une attitude philosophique, la même attitude dont témoigne au théâtre la comédie pour « la distance et la prise de distance qu’elle requiert à l’égard justement du sérieux, de ce qui se prend au sérieux et de ceux qui se prennent au sérieux »150, comme le souligne Olivier Bloch singulièrement à propos de Molière. Il faut naturellement préciser qu’une attitude philosophique ne suffit pas à constituer, généralement, une philosophie, et a fortiori ici, concernant Molière ou More, une philosophie matérialiste : chez Molière ainsi, selon Olivier Bloch, si l’on trouve bien « de la philosophie sur la scène », des « philosophèmes », on ne peut en conclure que cet auteur présente « de quelque façon que ce soit, une philosophie ou une pensée qu’il importerait de dissimuler pour la diffuser à différents niveaux de lecture »151. Il ne suffit pas de rire ou de faire rire pour être un philosophe, pour faire de la philosophie, et particulièrement de la philosophie matérialiste.
84Cela étant, Erasme constate que, si « l’amusement de l’esprit » peut gagner l’approbation de More, c’est parce que, « dans le train ordinaire de la vie », il tient de Démocrite152. Le « rire de Démocrite »153 : le thème est un lieu commun de la littérature renaissante. Symbole d’une conscience critique, démystificatrice, qui s’en prend aux croyances et aux illusions, et avec elles, au moins de manière enveloppée, à leur arrière-plan idéaliste, ce rire ainsi attribué évoque alors sans conteste une approche matérialiste. Selon Olivier Bloch en effet, s’il est une attitude caractéristique qui permet aux matérialistes de tous les temps de se reconnaître et de se retrouver, ce
pourrait bien être le rire matérialiste, depuis l’image conventionnelle dans laquelle l’Antiquité opposait Démocrite qui rit à Héraclite qui pleure, jusqu’aux “Ah ! Ah !” que Lénine, dans ses Cahiers, se contentait d’inscrire en face des formules les plus idéalistes de Hegel, en passant par le sarcasme du philosophe épicurien Métrodore devant les graves figures des législateurs que la tradition bien-pensante enjoint de respecter, l’ironie légère de Spinoza dans sa réponse à un correspondant convaincu de l’existence des spectres, celle, plus cinglante, des matérialistes du XVIII e siècle envers la religion, et la verve polémique de Marx et Engels contre les lubies des jeunes hégéliens et autres154.
85L’ironie utopique n’est certes pas, pour autant, immédiatement matérialiste155. Mais, sur ce point, des rapprochements sont quand même possibles, et cela commande que l’on prenne aussi la question du platonisme de l’Utopie dans cette perspective.
86Comment comprendre finalement, au regard de la tradition platonicienne, l’ironie à l’œuvre dans l’écriture oblique de l’Utopie ? Il est possible d’approfondir l’hypothèse présentée plus haut selon laquelle, dans la perspective de l’ontologie utopique non-platonicienne, cette écriture pouvait être généralement interprétée comme signifiante par elle-même, en tant que, image de l’être en laquelle ce dernier est tout entier, sa négativité serait celle de l’être même. Si l’on entend en effet prendre pour objet distinct, dans le prolongement de cette négativité de l’être imaginairement affirmée, la dissimulation et aussi le jeu, la folie, la gratuité formelle au moins apparente, dans ce qui est donné à lire par l’humaniste More, on ne peut en rester à une simple transparence ontologique de l’écrit. Comment penser alors, plus précisément, les rapports de l’ironie utopique avec l’εἰρωνεία socratique ?
La recherche oblique de la vérité
87Il peut être utile pour cela de situer d’abord les conditions de formation et de réception des procédés rhétorique mis en œuvre dans l’Utopie : écrite d’abord pour le lectorat privilégié du cercle d’amis auquel appartient More156, l’Utopie ne peut pas être comprise hors de ce tissu littéraire qui forme la connivence humaniste. Nicole Morgan souligne ainsi que « l’Utopie et l’Eloge de la folie, écrits en latin pour des hellénistes [seuls aptes à comprendre les jeux de mots entre ces deux langues], ne sont destinés ni aux puissants de ce monde – et en cela l’Utopie n’est pas un traité du negotium – ni aux manants. Il s’agit d’un document à usage interne »157. Plus précisément,
le style du texte (…) est caractéristique de l’époque : Pétrarque, Valla, Pic de la Mirandole, Erasme, Machiavel, et plus tard Montaigne et La Boétie, entre autres, utilisaient, tour à tour ou simultanément, le dialogue à plusieurs voix, le narratif contextuel, les jeux de mots, les clins d’œil érudits, la diatribe passionnelle et l’humour, aux antipodes d’une écriture vidée de sens par dix siècles de scolastique158.
88La connivence humaniste est le fond de la convention utopique. Avec elle l’ironie, la plaisanterie, le rire destructeur ou la folie creusent autant d’ouvertures vers la compréhension spéciale que l’on offre à l’autre, à l’ami. Mais ce n’est pourtant pas assez que de dire que l’obliquité générale de l’écriture utopique peut alors être simplement rapportée aux formes littéraires du temps. Par son style propre, cette écriture fait plus : elle mime par elle-même l’exigence de pensée en commun qu’expriment ces dernières. Ainsi la litote, dont nous avons vu l’importance qu’elle revêt dans le texte utopique, en faisant vivre, par la négation niée, le désir de voir plus qu’un côté de la question, établit, comme le dit Elizabeth Mc Cutcheon, « un lien entre l’auteur et le lecteur, qui essaie de répéter, du mieux qu’il le peut, les processus mentaux et judiciaires que la figure contient, de façon si économique et souvent ambiguë »159. Ce milieu d’intersubjectivité humaniste où se meut le livre, avec la compréhension amicale qui le sous-tend, le détermine donc tout autant que le sens qu’il entend faire apparaître. Davantage : comme lieu par excellence de la communication, l’Utopie peut ainsi être lue comme la présence même, en acte, de ce qu’elle vise à promouvoir par son contenu, c’est-à-dire une socialité aux dimensions de la vérité. Et cela n’est pas sans référence platonicienne.
89C’est en ce point que l’on peut reprendre le statut utopique du dialogue et, dans son rapport avec le dialogue platonicien, ce que l’ironie utopique doit à l’εἰρωνεία socratique. Nous le disions plus haut, la réalité d’Utopie est imaginairement garantie par le dialogue de More et de Raphaël, ou plutôt par l’entrelacement de ces quatre « Je », que constituent d’une part les deux More, l’auteur et le personnage, et d’autre part les deux Raphaël, celui par qui Utopie se donne à voir dans une totale transparence, et celui qui est décrit par le premier, comme un des personnages de son récit. Nous pouvons maintenant voir que l’assurance qui accompagne cette garantie ne vaut en fait que relativement à l’objet déterminé présumé que ce dialogue fait être, ce qui n’est naturellement pas rien : la présence de More et de Raphaël, dans le simple fait de leur dialogue, a effectivement pour fonction de rendre certaine (imaginairement) la réalité d’Utopie. Mais à regarder de plus près la forme et la constitution de ce dialogue, et ce singulièrement quant aux changements de positions qu’il induit chez More-le-personnage, ou quant aux relations d’identité que More-l’auteur entretient avec ce dernier et avec Raphaël160, il est patent qu’il ouvre aussi vers une autre direction, qui n’est pas cette fois celle d’une ontologie non-platonicienne, et qui n’est pas sans évoquer l’« atopie » socratique, et la recherche de la vérité qui en est le ressort.
90Si l’obliquité de l’écriture utopique interdit une réception platement réaliste, qui prendrait très exactement pour argent comptant le contenu déterminé de ce qui est donné à lire, il n’est pas non plus possible, tout à l’inverse, de ne voir dans les jeux de langage de l’Utopie, soit que pure gratuité formelle, soit qu’entreprise savante de dissimulation d’une vérité, accessible seulement par là aux initiés. En fait, dans la connivence humaniste et le pur plaisir de l’écriture, c’est d’abord à une pratique de dépassement des certitudes premières de l’opinion que ces artifices textuels, que l’on peut pourtant immédiatement interpréter comme visant à éviter la censure, peuvent ainsi inviter. Plus fondamentalement, stimulants intellectuels, ils permettent d’alerter l’esprit contre les dégradations toujours possibles des thèses philosophiques elles-mêmes qui sont à découvrir : prétendant à la vérité, ces dernières courent en effet toujours le risque de se voir transformées en assertions dogmatiques figées161. Et les procédés rhétoriques utopiques incitent en conséquence au renouvellement continu de la recherche. C’est ainsi qu’il est possible de lire l’Utopie tout entière comme une « voie oblique », et ce faisant de l’inscrire encore dans une certaine filiation platonicienne.
91L’introduction par More-le-personnage de la nature de cette « voie oblique », nous avait fait évoquer la Lettre VII pour la prudence qu’elle conseille dans l’expression des vérités difficiles. Il faut maintenant aller plus loin, et rappeler l’analyse faite par Léo Strauss de « l’enseignement profond » dont parle cette Lettre : la fonction des dialogues étant, « non pas de communiquer les vérités les plus importantes à “certains”, mais de les leur faire pressentir, tout en ayant en même temps la fonction beaucoup plus évidente de produire un effet salutaire (un effet civilisant, humanisant et cathartique) sur tous »162, « l’enseignement profond » platonicien est pour cet auteur une invitation à l’effort personnel de recherche. C’est cela qui est « à lire entre les lignes »163, dans les dialogues, en une « communication oblique ». Thomas More en écrivant son œuvre comme une « imitation libre de La République », c’est-à-dire en ne cherchant pas « refuge derrière le bouclier de l’éblouissante autorité de Platon », aurait été ainsi profondément fidèle à « l’enseignement profond » de ce dernier164. Miguel Abensour insiste sur ce que le Livre I apporte en ce sens : le dialogue de conseil, introduit postérieurement à la rédaction du Livre II, rappelons-le, permet par sa dimension critique d’anticiper et de prévenir ce que « les effets de réel produits par le récit de Raphaël »165 à venir peuvent induire de dogmatique.
92L’écriture oblique empêche donc toute lecture simple, soit qui serait tentée d’en rester à ce qui se donne immédiatement à voir, soit aussi qui, désireuse d’aller plus loin, s’arrêterait pourtant à telle ou telle interprétation trop immédiate. Sa vocation est d’ouvrir aux possibles qu’elle suggère166. Utopie finalement, dans la description de Raphaël, est bien la vérité, en tant que vérité recherchée et exprimée de façon oblique. Nous ne pouvons donc pas suivre ici Jean-François Mattéi, qui nous semble voir là où il n’est pas le non-platonisme de l’Utopie, pour ne pas le voir là où il est : selon lui, si Amaurote est une « cité-mirage », c’est l’île d’Utopia tout entière qui est un simulacre en ce sens qu’elle
tient moins du modèle platonicien, ce paradigme unique qui reste étranger à ses multiples copies, que de l’εἴδωλον, l’image indéfiniment redoublée de l’εἶδος, au plus bas degré de l’idée. L’Utopie de More ne présente donc pas le modèle d’une cité idéale inspirée de la République ou du Critias, sauf à travestir la signification philosophique des termes de modèle et d’idée, mais l’image obscure d’une cité qui relève en définitive du simulacre et du fa ntasme167.
93Utopie ne nous semble pas relever du « simulacre » et du « fantasme ». « Cité-mirage » effectivement, Amaurote indique par là la nécessaire recherche : par ses formes venteuses, elle avertit de l’illusion qu’il y a à identifier trop vite et définitivement ce qui est vraiment. Mais précisément, quant à « ce qui est vraiment », le non-platonisme n’est pas qu’Utopie ne pourrait prétendre qu’au statut d’εἴδωλον, mais que c’est comme existence que son être supposé est εἶδος. Et du coup, nous ne pouvons pas non plus partager la thèse de Nicole Morgan, pour qui il n’y a pas chez More de « thèse reconnue comme telle par son auteur au sujet du réel et de sa vérité », dans la mesure où, chez lui, « le sérieux de la thèse est sans arrêt dénié »168. En fait, ce qui est dénié, c’est le sérieux qu’il y a à prendre le support d’une réflexion ontologique et politique pour son objet. Mais cet objet, ainsi obliquement déterminé, n’est pas quant à lui « venteux ». Naturellement, aux yeux de l’interprète, il n’échappe pas au lot commun de tout objet philosophique : c’est que, même sans obliquité ou utopisme, tout texte philosophique, comme le dit Olivier Bloch,
comporte (en dehors de toute exégèse ésotérique, ou ésotériste, en quelque sens que ce soit) une certaine épaisseur de couches de sens : intentions de l’auteur plus ou moins claires, plus ou moins décelables ou contrôlables par le lecteur et / ou l’interprète –, présupposés plus ou moins conscients, en partie inconscients de diverses façons, tenant à la situation historique, à la culture, aux structures de la langue, au genre dans lequel se range l’œuvre, et à ses règles, à la “personnalité” de l’auteur en ses structure propres, penchants individuels, motivations secrètes, etc.169.
94L’Utopie quant à elle, en invitant par le style de son écriture à la méfiance à l’égard de toute interprétation chosifiante de son propos, n’en donne pas moins à penser la nécessité qu’il y a à nourrir socialement l’exigence philosophique de l’Humanitas par celle du bonheur et de la justice sociale, dont le communisme est la condition pour la réalisation concrète, c’est-à-dire pleinement rationnelle, qu’il permet de la liberté170.
95De cette orientation par la liberté, le dialogue de More-le-personnage et de Raphaël témoigne. Le roman est tout entier comme une méditation à deux voix, où le vrai se cherche171. Par les tensions de ce dialogue, du réalisme élémentaire à la thèse ontologique, imaginairement introduite, d’un réel en raison au contenu fini exposé dans le détail, et de ce dernier à la négation ironique et rationnelle qui l’infinitise, la lecture qui convient à la force d’indétermination de l’écriture utopique n’est en conséquence pas indéterminée. On peut d’ailleurs remarquer, d’un point de vue strictement stylistique, que c’est au sein même de ce qui a particulièrement pour fonction de produire l’indétermination, les litotes, que More fait apparaître l’exigence d’une telle détermination. Elizabeth Mc Cutcheon constate ainsi à tout à fait juste titre que
même ce qui semble être une litote conventionnelle comme “haud dubie” (…), ou un plus emphatique “Neque dubium est” (…), ou encore un “non dubito” (…) implique un processus d’évaluation mentale de la part du locuteur. Cela suggère, là où “sûrement” ou “certainement” ne pourraient pas le faire, que quelqu’un a pesé les options et pris une décision – d’où sa grande utilité comme figure de persuasion172.
96L’efficacité de l’écriture utopique, ainsi comprise comme ce jeu de l’indétermination et de la détermination, est indéniable. En tout cas, l’Utopie la revendique : la description détaillée d’Utopie, comme expression par excellence de la « voie moins directe », permet ainsi de réduire considérablement les oppositions de More-le-personnage à l’acceptation de l’idée communiste, comme en témoigne la différence de ses justifications, de la fin du Livre I à la fin du Livre II. A la fin du Livre I, la charge était pour le moins sévère ; elle était même radicale en se portant sur les fondements de l’État, et plus largement de la vie sociale. Ce qu’opposait alors More-le-personnage mérite d’être complètement cité, pour sa valeur exemplaire, emblématique de ce que l’idée communiste peut induire de négatif, au plan des principes :
Jamais les hommes ne connaîtront l’aisance sous le régime de la communauté des biens. Par quels moyens, en effet, se procurer des biens en abondance, si chacun se dérobe au travail, comme c’est bien normal, puisque personne n’est aiguillonné par le souci de ses besoins personnels et que chacun, comptant sur l’activité d’autrui, s’abandonne à la paresse ? Mais comme la misère excite les esprits et qu’il ne sera plus possible de faire appel à la loi pour protéger son bien, la société ne sombrera-t-elle pas fatalement et perpétuellement dans la sédition et le meurtre ? En outre, si l’on fait disparaître l’autorité des magistrats et la crainte salutaire qu’ils inspirent, comment attribuer une place dans la société à des hommes entre qui n’existerait aucune di fférence de condition ?173
97La paresse, la misère, le meurtre, le désordre généralisé… A cela, Raphaël n’a à répondre que par l’exhibition d’Utopie. Or, au terme de son récit, More-le-personnage a changé de ton : sa critique ne porte désormais plus sur l’essence, sur la logique sociale. Elle ne prend plus appui, en une démarche de philosophie politique responsable, sur les vraies fins de l’État (le bonheur des citoyens, l’ordre, la vertu, etc.), mais sur les seules apparences et, qui plus est telles qu’elles se donnent à l’opinion publique : si le communisme est détestable, c’est que « ce principe, à lui seul, ruine de fond en comble toute espèce de noblesse, de magnificence, de splendeur, de majesté, ce qui fait, selon l’opinion publique, la gloire et l’ornement véritables d’un État »174. Faut-il vraiment croire que More-l’auteur, l’humaniste, l’érudit, le dirigeant politique modeste, le chrétien qui préférera la vérité de ses principes à la gloire de sa fonction politique, peut adhérer à cette dernière justification de More-le-personnage ?175 N’est-ce pas, pour un philosophe humaniste, et toujours de façon oblique donc, reconnaître la valeur du communisme que de le décrier ainsi, à la mode de l’opinion qui ne cherche que ce qui brille ? C’est ainsi que, tout compte fait, finalement le dernier mot de More (l’auteur ou le personnage ?) est bien de « souhaiter » Utopie, à défaut certes de « l’espérer »176.
98Dans le dialogue, nous l’avons vu, l’écrit platonicien a pour vocation d’échapper aux limites de l’écrit. L’Utopie, dans la nouvelle ontologie, non-platonicienne, qu’elle fait être, entend donc également faire de l’écrit une méthode de recherche libre, mais avec cette différence qui n’est pas rien, que c’est alors, de plus, l’être lui-même qui peut ainsi se donner à voir immédiatement comme en recherche de lui-même. Puisque l’être d’Utopie est tout entier de l’Utopie, l’écart avec l’Ancien Monde que forme l’être exhibé d’Utopie n’est qu’une figure d’un écart utopique plus large. L’écart qu’inscrit l’écriture utopique avec la stricte littéralité des descriptions que Raphaël offre au lecteur, écart de l’écrit avec lui-même, est, comme écart interne à cet être qu’est Utopie, le signe de ce que peut l’être par lui-même. Il y a ici, nous semble-t-il, une approche matérialiste possible, où la constitution générale de l’Ailleurs, du Nouveau, de l’Autre, dans toute la diversité de ses formes, doit être pensée à partir du processus même de l’être, à la fois essence, existence.
99Faut-il alors rapporter cette position ontologique originale à une certaine reprise de traditions non-platonicienne, et avec quels décalages ?
Notes de bas de page
1 « Nunc civitatis aemula Platonicae » (U., p. 330).
2 Ibid. Nous soulignons. Rappelons encore les propos de P. Gilles dans sa Lettre à Busleiden du 1er novembre 1516 : « Tous devraient connaître [Utopie], plus même, que la République de Platon » (p. 337). J. Busleiden (env.1470-1517) fut membre du Grand Conseil à Malines, où il recevait les humanistes.
3 U., p. 334. Nous soulignons.
4 « On ne doit (…) pas tout rendre de ce qu’est qualitativement l’objet dont on fait une image, et si ce doit être une image » (Cratyle, 432b, trad. et notes par L. Robin avec la collaboration de J. Moreau, dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., t. 1). Sinon, par exemple, ce n’est pas à Cratyle et à son image que l’on aurait affaire, mais bien à deux Cratyle.
5 A . Prévost comprend que « la supériorité de l’Utopie est d’avoir dépassé le langage didactique et abstrait de Platon par une description existentielle qui mobilise l’imaginaire et le futur, et, par une signification ésotérique, d’avoir initié l’homme à la maîtrise de sa destinée » (U., p. 330, n. 2). Nous reviendrons un peu plus bas sur cette lecture.
6 Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1966, p. 70.
7 C’est ainsi qu’Utopie peut être un objet original pour une « théorie des fictions ». Selon J.-P. Cléro, en effet, « quand la vérité n’est plus un rapport à un objet qui lui fait face, elle devient errante ; la seule difficulté étant de distinguer une errance recevable d’une errance qui ne l’est pas. La perception, quoiqu’elle puisse informer sur le monde extérieur, est fondamentalement une errance. En ce sens, la théorie des fictions peut la prendre en compte et l’exprimer plutôt que des théories qui lui demandent d’avoir un objet auquel se conformer » (Théorie de la perception. De l’espace à l’émotion, « L’interrogation philosophique », P.U.F., 2000, p. 288).
8 … de optimo reip. statu, deque nova Insula Utopia (Ed de Louvain, 1516 ; de Paris, 1517) ou De optimo reip. statu, deque nova Insula Utopia, libellus vere aureus… (Ed. de Bâle, mars 1518 ; nov. 1518). Nous soulignons. « A la meilleure forme » ou peut-être plutôt « à la forme parfaite » : nous y reviendrons.
9 Lettre à Th. More, 1516, dans l’Utopie, p. 637. Le latin dit : … ipsis mortalibus ratione pollentibus, eam Reip. ideam, eam morum formulam, absolutissimumque simulacrum praescribere, quo nullo unquam in orbe visum sit vel salubrius institutum, vel magis absolutum, vel quod magis expetendum videatur… (p. 636).
10 Lettre à J. Busleiden, 1er nov. 1516, dans l’Utopie, p. 338.
11 L’Utopie, texte traduit et commenté, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1966. Nous soulignons.
12 L’Utopie de Thomas More, traduction nouvelle avec une introduction, une notice bibliographique et des notes par le traducteur, Paris, Paulin, 1842.
13 U., p. 537-538 ; GF, p. 185.
14 U., p. 442, 621 sq. ; GF, p. 131, p. 229 sq.
15 Pour cela les Utopiens ont « conçu avec ingéniosité des appareils de formes diverses qui leur permettent de saisir très exactement le mouvement et la position du soleil, de la lune et des autres astres visibles au-dessus de leur horizon » (U., p. 513 ; GF, p. 171-172).
16 « Quant aux amitiés et aux discordes entre les “astres errants”, en un mot tout ce qui sert à cette imposture qui s’appelle la “divination par les astres”, ils n’y songent même pas » (U., p. 513 ; GF, p. 172).
17 « Sur la cause de tous ces phénomènes, sur celle des marées, le flux et la salure de la mer et, en général, sur l’origine et la nature du ciel et du monde, leur opinion est, en partie, identique à celle de nos philosophes antiques ; mais, quand nos savants ne sont pas d’accord, les Utopiens proposent une explication nouvelle, différente de toutes les leurs, sans toutefois être entièrement d’accord entre eux » (U., p. 513 ; GF, p. 172).
18 U., p. 510-513 ; GF, p. 171.
19 U., p. 430 ; GF, p. 125. Voir aussi p. 394 ; GF, p. 104, où le Cardinal Morton remet sèchement à sa place le juriste dialecticien qui s’apprêtait à argumenter contre Raphaël. Sur la position utopique à l’égard de la logique, voir E. Surtz, The Praise of pleasure, p. 87-101. « Hundreds of passages (…) in the Utopia and The Praise of Folly occur in the writings of the Renaissance. They reveal the hatred of the humanists for abstractions which are totally foreign or only tenuously related to reality, and their love for the concrete in thought and the practical in discussion » (p. 97).
20 La lettre, en latin, figure dans The Correspondence of Sir Thomas More, E. Frances Rogers (ed.), Princeton University Press, 1947. G. Marc’Hadour en a donné une traduction française dans Saint Thomas More. Son portrait par Erasme. Sa lettre à M. Van Dorp. La Supplication des âmes, Namur, Le soleil levant, 1962.
21 U., p. 173 ; GF, p. 171.
22 Saint Thomas More, p. 66. Elle enseigne, de manière tout à fait sophistique, à jouer sur le sens des phrases latines par modification de la place des mots. Ainsi, « Denariis spoliavit me » (de l’argent il m’a volé) est censé avoir le sens « restrictif » que n’a pas « Spoliavit me denariis » (il m’a volé de l’argent).
23 Sur la Lettre à Van Dorp, voir G. Marc’Hadour, « Thomas More convertit Martin Dorp à l’humanisme érasmien », dans Thomas More. 1477-1977, colloque international de l’Institut Interuniversitaire pour l’étude de la Renaissance et de l’Humanisme (1977), Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1980 ; A. Prévost, Thomas More et la crise de la pensée européenne, p. 131 sq. Sur la critique morienne de la logique disputatrice, stérile et arrogante, voir aussi dans The Correspondence of Sir Thomas More, Lettre à l’université d’Oxford, 1518, p. 111-120 ; Lettre à Edward Lee, 1 May 1519, p. 137-154 ; Lettre à « un certain moine », 1519-1520, p. 165-206. Voir, plus généralement, E. Surtz, The Praise of Pleasure, chap. viii-xii. Voir, dans la même perspective, J. L. Vives (1493-1540), Against the pseudodialecticians, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1979.
24 L’apparence physique de More est complètement celle d’un marin : il a « le visage hâlé » et porte « une pèlerine négligemment jetée sur l’épaule » (U., p. 362 ; GF, p. 85). N. Morgan a raison de faire remarquer (Le Sixième Continent, p. 94-95) combien il se distingue ainsi de la figure classique du philosophe, telle que se la représente l’époque. Elle en donne pour exemple le début du De Mente de Nicolas de Cues, dans lesquelles l’orateur reconnaît le philosophe « à la pâleur de son visage, à la toge tombant jusqu’aux pieds et à tous les autres signes où se marque la gravité d’un homme adonné à la spéculation » (trad. par M. de Gandillac, dans E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance (1927), trad. fr. par P. Quillet, « Le sens commun », Paris, Minuit, 1983, p. 245).
25 « Ce Raphaël (…) n’ignore pas le latin et il connaît le grec parfaitement (il s’y est appliqué avec plus d’ardeur qu’à la langue de Rome ; s’étant adonné entièrement à la philosophie, il sait qu’en ce domaine le latin n’a rien laissé d’important hormis quelque passages de Sénèque et de Cicéron) » (U., p. 365 ; GF, p. 86). A l’époque de la rédaction de l’Utopie se déroulait ce que les étudiants d’Oxford et de Cambridge appelaient « la Guerre de Troie », où les ennemis du grec étaient les « Troyens ». More, dans la Lettre à Van Dorp, y prend la défense du plus attaqué des « Grecs » : Erasme, dont Martin Van Dorp, professeur de théologie reconnu à l’université de Louvain, avait attaqué L’éloge de la Folie et le projet d’édition du Nouveau Testament dans le texte grec original, accompagné d’une traduction et d’annotations. Sur cette question en général, voir J.-Ch. Saladin, La Bataille du grec à la Renaissance, « Histoire », Paris, Les Belles Lettres, 2000.
26 « Je me permets de penser, en effet, que cette nation tire son origine des Grecs, car sa langue, pour le reste proche du persan, conserve une quantité non négligeable de vestiges de la langue grecque dans les noms de villes et de fonctions publiques » (U., p.. 541 ; GF, p. 186-187).
27 U., p. 365 ; GF, p. 85.
28 U., p. 621 ; GF, p. 229. Nous soulignons.
29 U., p. 513 ; GF, p. 171.
30 Nous reviendrons sur les principes nominalistes que cette ontologie évoque très directement, et qui pourraient être rapportés aux influences intellectuelles de l’Université d’Oxford, où More étudia de 1492 à 1494, et où Guillaume d’Ockham (né entre 1280 et 1290, mort en 1349 ou 1350) avait enseigné. Nous reviendrons aussi sur le fait que bien qu’Utopie soit « la seule qui puisse revendiquer à bon droit le nom de République », cela n’exclut pourtant pas qu’il y en ait, paradoxalement, d’autres : les colonies qu’Utopie a formées selon son modèle, et qu’elle est donc aussi. Fondamentalement Utopie est bien « la seule » en ce qu’étant, par elle-même, l’essence de la « vraie République », cette essence est là où elle est, et seulement là. Qu’il y ait d’autres « Utopie », nous le verrons, ne doit pas alors être pensé dans une relation de ressemblance, de type platonicien, avec l’Idée dont Utopie elle-même serait la première copie, non comme nouvelle duplication donc, mais comme réitération. Dire qu’il y a plusieurs « Utopie », ou qu’Utopie, en quelque sorte est plusieurs, ne contredit en rien qu’elle soit « la seule » vraie République.
31 U., p. 442-443 ; GF, p. 131.
32 « C’est pourquoi, lorsque je réfléchis aux institutions si sages et si saintes des Utopiens… » (U., p. 438 ; GF, p. 129).
33 GF, p. 131.
34 U., p. 442 ; GF, p. 131.
35 « Le soleil, la lune, les astres se donnent à voir à eux tels qu’ils sont réellement » (111c), dans la mesure où, « pour ce qui est de la vue, de l’ouïe, de la pensée (φρονήτει) et de toutes les facultés de cet ordre, ils sont par rapport à nous à une distance exactement aussi grande que celle qui sépare l’air de l’eau et l’éther de l’air sous le rapport de la pureté » (111b).
36 Raphaël constate, avant, précisément, de « dire la vérité et le fond de [sa] pensée » (U., p. 437- 438 ; GF, p. 128), que s’il avait raconté aux courtisans « ce que Platon dépeint dans sa République, ou ce que font les Utopiens dans la leur, de tels usages, même s’ils étaient supérieurs – et ils le sont certainement – auraient pu leur paraître étranges, puisque ici les possessions de chacun sont privées et que là-bas tout est commun à tous » (U., p. 434 ; GF, p. 126. Nous soulignons).
37 Le Sixième continent, p. 18. Voir p. 69-76 ; p. 88-103.
38 C’est pourquoi, selon J. Chanteur, on ne peut parler d’utopie chez Platon : « L’utopie inaugure le règne de l’homme, sans référence, autre que parfois formulée, à une vérité transcendante qui donnerait son sens à la destinée humaine » (Platon, le désir et la cité, « Philosophie politique », Paris, Sirey, 1980, p. 115).
39 L’Utopie, GF, p. 34. La référence au Cratyle est 420a. L’himeros est le désir comme démesure, instabilité devant les choses présentes, alors que le pothos est désir d’aller plus loin, de l’ailleurs, voire de l’impossible. Comme le dit N. Morgan, « Hythlodée n’est jamais sorti de “la caverne” : les “ombres obscures” sont, pour lui, le seul référent de connaissance qui nous soit donné » (Le Sixième Continent, p. 88).
40 On ne peut donc pas dire avec A. Prévost que « le platonisme de L’Utopie (…) repose sur une présence, en filigrane, de la doctrine de la participation » (U., p. 169).
41 U., p. 624 ; GF, p. 231 : « Itaque omnes has, quae hodie usquam florent Respub. animo intuenti ac versanti mihi, nihil, sic me amet deus, occurrit aliud quam quaedam conspiratio divitum, de suis commodis Reip. nomine tituloque tractantium ». Nous traduisons. A. Prévost traduit : « … qui usurpent le nom et l’autorité de l’Etat ». Il ne s’agit pourtant pas ici de « l’Etat », terme vraiment trop général, et qui fait manquer l’essentiel en question, mais bien de « République », définie explicitement plus haut par la prise en considération du « bien public ». Autrement dit, il faut à l’évidence comprendre que, seule parmi les États existants, Utopie est une République. Mais en conséquence, c’est cette fois dans le bon sens qu’A. Prévost durcit la formulation de More, lorsqu’il qualifie « d’usurpation » le fait d’agir de manière privée au nom et par le titre de la République (Reip. nomine tituloque).
42 U., p. 621 ; GF, p. 229. Le silence de Dieu vaut ici approbation, pour les Utopiens, qu’Utopie est bien « la plus heureuse » de toutes les communautés politiques (U., p. 618 ; GF, p. 228).
43 N. Morgan constate que l’Utopie permet ainsi d’éviter un « double piège ». D’une part, l’impossibilité que la norme soit « anthropologique » : « Comment savoir s’il s’agit bien du meilleur, puisque l’anthropologie ne “juge” pas et puisqu’on n’a pas d’étalon ? ». D’autre part, déclarer « qu’un modèle in abstracto est le meilleur (…) contredirait l’idée d’une connaissance ouverte née de la praxis ». « Thomas More évite le piège d’abord en supposant le passage à l’existence de cette norme » (Le Sixième Continent, p. 97). N. Morgan ajoute que More l’évite aussi en supposant possible la découverte à venir d’un monde encore meilleur, en un espace complètement ouvert et indéterminé en conséquence. Nous avons dit que le fait qu’Utopie soit la « meilleure forme de communauté politique » devait plutôt se comprendre dans le rapport aux sociétés réellement existantes de l’Ancien Monde, ou à celles supposées déjà découvertes par Raphaël dans le Nouveau. L’indétermination de l’espace utopique, effectivement tout à fait fondamentale et sur laquelle nous reviendrons, a donc le sens ici d’une ouverture à l’humanité tout entière.
44 « La traduction du titre de l’Utopie : De Optimo Reipublicae, se garde (…) de laisser entendre qu’il s’agit d’un type idéal d’une supériorité absolue ». « Ce serait une erreur de donner au superlatif latin un sens absolu » (U., p. p. 720, n. 2 de la p. 156). En réalité, on ne peut pas dire, avec A. Prévost, que « les défauts des Utopiens sont assez évidents pour éliminer toute idée d’un modèle parfait » : ceux qui sont présentés comme tels, comme le fait que chez les peuples contre lesquels ils combattent, « ils sèment et cultivent des éléments de discorde en faisant naître chez le frère du prince ou dans le cœur de quelque noble personnage l’espoir de s’emparer du pouvoir » (p. 574), ou leur manque de scrupules vis-à-vis des mercenaires zapolètes (p. 578), ne renvoient pas aux relations entre Utopiens, mais entre Utopie et ses ennemis. Ce seraient des « défauts », s’il s’agissait de traits de comportements en Utopie. Mais tel n’est pas le cas : en un réalisme parfaitement machiavélien, More présente les procédés adéquats pour régler les relations avec l’extérieur, avec l’« Ancien Monde », en vue de la pérennité d’Utopie, procédés qui doivent donc, nécessairement, être adaptés à cet Ancien monde. Tout cela ne fait pas quitter « l’Idée platonicienne ». A. Prévost le dit d’ailleurs lui-même, d’une certaine façon : « Pour les Utopiens platonisants, tous les moyens sont bons, s’ils servent la justice ».
45 U., p. 441 ; GF, p. 130.
46 Il n’y a aucun espoir de guérir définitivement ces maux ni de remettre les choses en bon état tant que les biens de chacun resteront propriété privée » (U., p. 441 ; GF, p. 130).
47 Des « sociétés humaines », et non pas des « utopies ». Cela étant, on peut aussi dire avec B. Baczko qu’« il n’est pas d’utopie sans une représentation totalisante et disruptive de l’altérité sociale. Le degré de cette altérité pourrait, en quelque sorte, servir d’échelle pour un classement des utopies. Le type idéal d’utopie serait la représentation globale d’une Cité Nouvelle qui serait en rupture radicale avec la société existante, refuserait toute continuité et imaginerait un recommencement de l’histoire à son point zéro » (Lumières de l’utopie, p. 30). Si principe de classement il y a bien à partir d’Utopie, comme « représentation totalisante et disruptive de l’altérité sociale », ce qui est classé, dans l’Utopie, à partir d’Utopie, ce ne sont pas des « utopies », mais des sociétés qui y ressemblent plus ou moins.
48 U., p. 370 ; GF, p. 89.
49 U., p. 401-406 ; p. 418-422 ; p. 429-430 ; GF, p. 107-110 ; p. 118-119 ; p. 124.
50 U., p. 561-562 ; GF, p. 197-198.
51 Ainsi, les Polylérites imposent, comme en Utopie, la sanction du travail forcé, et non la mort.
52 U., p. 370 ; GF, p. 89.
53 U., p. 79 ; p. 90 ; p. 150 ; p. 169.
54 U., p. 450 ; GF, p. 138.
55 Voir sur ce point mon Utopie et philosophie, p. 95-99.
56 U., p. 341.
57 U., p. 342-343 ; GF, p. 73-74.
58 Nous rappellerons que Raphaël n’a pas accompagné Amerigo lors de son premier voyage, dont on a dit dans l’introduction que les historiens contestaient l’existence.
59 Utopiques : jeux d’espaces, p. 107. Voir, en général, p. 102-108 sur les « deux voix de More et de Raphaël ».
60 Ibid.
61 Ibid., p. 102.
62 Utopiques : jeux d’espaces, p. 102-103.
63 Ibid.
64 L. Marin remarque que « la seconde position de discours de Raphaël est celle qui produit, dans l’Utopie, les récits anecdotiques, les illustrations narratives, (…) histoire latente, image inversée de l’histoire réelle » (op. cit., p. 103).
65 U., p. 621 ; GF, p. 229.
66 Critias, 107e. Rappelons que le Critias entendait alors bien faire remarquer que, contrairement aux récits portant sur les dieux, invérifiables de manière empirique, ceux mettant en scène des êtres humains, pour être crus, doivent correspondre aux expériences que chacun peut faire.
67 U., p. 446 ; GF, p. 133. Dans le Timée, le prêtre de Saïs n’a pas le loisir pour exposer à Solon le « détail » de ce que furent l’Athènes ancienne et l’Atlantide (23e-24a).
68 Lettre à J. Busleiden, 1er novembre 1516 (U., p. 337). Voir aussi la Lettre à Th. More de J. Busleiden, 1516 : « Dans l’heureuse description de ces magnifiques institutions, rien ne manque… » (p. 634). S. Goyard-Fabre le relève : « More exprime avec minutie, précision et rigueur sa vision concrète, colorée et vivante de l’altérité. (…) Les multiples détails accumulés par More dans sa description ne laissent rien dans l’ombre » (dans son édition de l’Utopie, GF, p. 38-40). M. Bottigelli remarque également que « la vie quotidienne, le travail, les rapports mutuels, la famille, l’éducation, les mœurs, les institutions, la religion, la politique extérieure des Utopiens sont décrits avec une netteté et une minutie extraordinaire : nous sommes dans un autre monde c’est évident, (…) mais en même temps nous éprouvons un intense sentiment de réalité, nous participons de plus en plus à mesure que progresse le récit au bonheur des Utopiens, rien ne paraît sec et théorique ; c’est la grâce et l’invention du style de Thomas More d’avoir effacé la frontière entre l’imaginaire et la réalité » (dans son édition de l’Utopie, Messidor/ Éditions sociales, p. 56-57).
69 U., p. 370 ; GF, p. 90.
70 U., p. 337. Vespucci affirme que, dans le petit livre qu’il dit avoir écrit et qui ne nous est pas parvenu, il aborde tout ce qu’il a vu « des réalités si diverses, si variées, si différentes des nôtres (…) en particulier, et plus qu’en détail » (Le Nouveau Monde, p. 95 ; voir aussi p. 101).
71 U., p. 362 ; GF, p. 85.
72 Utopiques : jeux d’espaces, p. 75. La Lettre à Pierre Gilles d’octobre 1516 (?) souligne ainsi combien la vérité de l’Utopie tient intégralement à l’accord de Raphaël sur la teneur précise des descriptions que More a transcrites, sur leur exactitude : « Aussi vous prierai-je, mon cher Pierre, d’interroger Hythlodée, soit de vive voix si vous pouvez le faire aisément, soit par écrit s’il est absent, afin que grâce à lui, dans mon ouvrage, ne subsiste rien de faux, ni ne manque rien de vrai. Je me demande même s’il ne serait pas utile de lui montrer le livre. Personne n’est plus indiqué que lui pour opérer les corrections éventuelles, et lui, de son côté, ne peut rendre ce service sans lire ce que j’ai écrit » (U., p. 350-353 ; GF, p. 77).
73 U., p. 446 ; GF, p. 133. Voir L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 75-80 ; p. 100 ; p. 133-137. « Dès lors s’esquisse la tentation de définir le texte descriptif comme un objet iconique, un espace dominé par un regard absolu, hors temps, hors point de vue : le présent de la description dans sa réitération tout au long de la construction du tableau est la marque de la pseudo-présence de la représentation, tout entière offerte à l’examen, sans dissimulation ni secret, dans “l’à-plat” ou la “superficialité” d’une carte géographique qui n’est rien d’autre que l’ensemble cohérent des éléments et des relations qu’elle conserve » (p. 78).
74 Lettre à P. Gilles, octobre 1516 (?), U., p. 349 ; GF, p. 75-76.
75 U., p. 349, note 5.
76 A. Prévost souligne que dans la première édition, celle de Louvain en 1516, on lit in senatu mentirano, pour désigner le Sénat de la capitale d’Utopie (Amaurote dans toutes les éditions) : « mentirano adjectif formé sur le verbe mentiri, mentir, décevoir, imaginer (…) faisait d’Amaurote la “Ville-Mensonge” » (U., p. 497, note 2). Quant au terme « Amaurote » lui-même, A. Prévost montre que son étymologie grecque lui donne le sens d’une « ville difficilement discernable », d’une « Ville-Eclipse », bien que réelle (p. 132-134). On n’est pour autant pas contraint d’en conclure, avec ce commentateur, que « la Ville-Mirage n’est pas mensongère en raison de l’excès de perfection qu’elle offre mais elle trompe parce qu’elle est encore bien en-deçà de ce que l’Eutopia idéale et vraie apportera » (p. 134). Nous y reviendrons.
77 U., p. 505-509 ; GF, p. 167-169.
78 U., p. 338-341.
79 L. Marin remarque ainsi à juste titre que le lieu d’Utopie n’est pas « lieu imaginaire, comme on le dit souvent, mais lieu indéterminé et plus précisément encore l’indétermination du lieu » (Utopiques : jeux d’espaces, p. 152).
80 Comme le dit encore L. Marin, « le discours narratif-descriptif va décrire et réciter avec une extrême précision le lieu d’Utopie. Mais ce ne sera que du discours. C’est en ce sens qu’il y a distraction ou détournement de la question du lieu dans le discours où il est question du lieu : le discours dira le lieu, mais non pas où est le lieu – le lieu n’est qu’un lieu dit » (ibid.).
81 Lettre à J. Busleiden, du 1er novembre 1516, U., p. 338.
82 Voir L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, p. 31, p. 92, p. 117 sq., p. ex.
83 Utopiques : jeux d’espaces, p. 95. Voir p. 92-101.
84 Utopiques : jeux d’espaces, p. 61-62.
85 Cf. L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, chap. 2.
86 L’Utopie et la crise de l’imaginaire, « Encyclopédie universitaire », Paris, J.-P. Delarge, 1979, p. 122. Voir p. 119 sq. Voir aussi M. Mac-Luhan, La Galaxie Gutemberg, Mame, 1967 ; R. Chartier, Culture écrite et société. L’ordre des livres (xive-xviie siècle), Paris, Albin Michel, 1996.
87 L’Esotérisme (1992), 2e éd. corrigée, « Que sais-je ? », Paris, P.U.F., 1993, p. 15. Nous soulignons. J.-J. Wunenburger rappelle en ce sens que, si l’on peut bien voir dans le christianisme et la vision millénariste qu’il porte, « le germe et le schème de la sensibilité utopique », l’utopie opère cependant avec lui une nette rupture, en ce que « le christianisme, appuyé sur l’aristotélisme n’a pas mis fin à la perception symbolique du monde. La Nature est perçue pendant longtemps comme le livre de Dieu, dans lequel les signatures sacrées représentent les points de départ d’autant d’herméneutiques. L’homme chrétien, tout en étant engagé dans les voies linéaires d’un temps du salut, de l’avènement du royaume de Dieu, continue à se situer dans une totalité, dans un cosmos habité qui lui parle, à l’aide des Révélations de Dieu. La connaissance de la nature, les interprétations néoplatoniciennes perpétuent une logique de lecture du monde à travers des correspondances et des ressemblances entre le bas et le haut, le spirituel et le matériel » (L’Utopie et la crise de l’imaginaire, p. 120).
88 Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, « N.R.F. », Paris, Gallimard, 1966, p. 49-50. Voir plus généralement le chap. ii, « La prose du monde » : « Jusqu’à la fin du xvie siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale » (p. 32). « Mais parce qu’il y a un “cran” entre les similitudes qui forment graphisme et celles qui forment discours, le savoir et son labeur infini reçoivent là l’espace qui leur est propre : ils auront à sillonner cette distance en allant, par un zigzag indéfini, du semblable à ce qui lui est semblable » (p. 45). Au xvie siècle, « on parle sur fond d’une écriture qui fait corps avec le monde ; on parle à l’infini sur elle, et chacun de ses signes devient à son tour écriture pour de nouveaux discours ; mais chaque discours s’adresse à cette prime écriture [au Texte Primitif] dont il promet et décale en même temps le retour » (p. 56).
89 D’un autre sens, même si ce sens est multiple, et même si d’importantes interprétations comme celles que nous introduisons un peu plus bas comprennent que le vrai sens de l’Utopie, son sens ultime, est l’horizon de ce qui ce qui est absolument au-delà, c’est-à-dire est encore Dieu, mais autrement.
90 U., p. 542 ; GF, p. 188.
91 Philosophie et magie à la Renaissance, « Biblio Essais », Paris, le Livre de poche, 1996, p. 14. Voir particulièrement sur les origines et la permanence de l’ésotérisme, de la « philosophie de la nature », de la théosophie, etc., les travaux d’Antoine Faivre et, en particulier, en plus de L’Esotérisme déjà cité, Accès à l’ésotérisme occidental, I (1986), II (1996), « N.R.F. », Paris, Gallimard, 1996 ; Philosophie de la Nature. Physique sacrée et théosophie. xviie-xixe siècle, « Idées », Paris, Albin Michel, 1996. « C’est (…) au début de la Renaissance (…) que l’on a commencé à vouloir rassembler une variété de matériaux antiques (…) [qui] se trouvaient, pour certains d’entre eux, liés dès le début de notre ère à des formes de religiosité hellénistiques (stoïcisme, gnosticisme, hermétisme, néo-pythagorisme), plus tard aux trois religions abrahamiques. Mais à la Renaissance l’idée vint (à Marsile Ficin, Pic de La Mirandole, et al.) de les considérer comme complémentaires les uns des autres, de leur chercher des dénominateurs communs. Ainsi, après 1492 surtout, la kabbale juive pénétra en milieu chrétien, célébra avec l’hermétisme néo-alexandrin des noces inattendues, dans une lumière d’analogie, un climat d’harmonies universelles ; (…) Nous ne saurions trop souligner l’importance du rôle joué par les humanistes érudits dans cette genèse de l’ésotérisme moderne » (L’Esotérisme, p. 9-10). Voir aussi J.-Cl. Margolin et S. Matton (éd.), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Paris, Vrin, 1993. Les contributions recueillies dans C. Viano (éd.), L’Alchimie et ses racines philosophiques, « Histoire des doctrines de l’Antiquité classique », Paris, Vrin, 2005, montrent comment les principaux modèles de la matière des grandes traditions philosophiques antiques ont pu servir de sol à la constitution générale du savoir alchimique.
92 Ibid., p. 13.
93 C’est cette perspective que Bruno fonde ainsi théoriquement en voyant dans l’univers « tout ce qui peut être », en tant que déploiement, dilatation de Dieu, hors de toute Création qui aurait à choisir entre des essences préexistantes, car « il contient toute la matière » et « assume toutes les formes en sa forme unique » qu’est l’Ame universelle (De la Cause, du principe et de l’un, trad. Namer, Paris, 1932, III, cité par M. de Gandillac, « La Philosophie de la “Renaissance” », dans Y. Belaval (éd.), Histoire de la philosophie, t. 2, « Encyclopédie de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1973, p. 330).
94 Dans U., p. 146-169 et 179-190, en particulier.
95 U., p. 183-184.
96 U., p. 156. Voir particulièrement p. 152 sq.
97 Voir M. Abensour, « Penser l’utopie autrement », dans C. Chalier et M. Abensour (éd.), Emmanuel Lévinas, Cahier de L’Herne (1991), Paris, Le Livre de poche, 1993. Quatre textes principaux de Lévinas concernant l’utopie sont à retenir : « le lieu et l’utopie », dans Difficile liberté, Paris, Le livre de poche, 1990 ; « Sur la mort dans la pensée de Ernst Bloch », dans Utopie - marxisme selon E. Bloch, Hommages publiés par G. Raulet, Paris, Payot, 1976 (2e éd. dans De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982) ; la « Préface » à Martin Buber, Utopie et socialisme (1945), « Bibliothèque sociale », Paris, Aubier-Montaigne, 1977 ; « Paul Celan – De l’être à l’autre », dans Noms propres, Paris, Le Livre de poche, 1987. Voir aussi C. Chalier, Lévinas – L’utopie de l’humain, « Présences du judaïsme », Paris, Albin Michel, 1993.
98 Voir A. Prévost, dans l’Utopie, p. 45-46 ; 139-140. Voir aussi M. de Gandillac, Introduction aux Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite (1943), « Bibliothèque philosophique », Paris, Aubier, 1989 ; Genèse de la modernité. Les douze siècles où se fit notre Europe. De la « Cité de Dieu » à « La Nouvelle Atlantide » (1989), « Passages », Paris, Cerf, 1992, p. 435-441.
99 U., p. 136.
100 Utopiques : jeux d’espaces, p. 128-129.
101 U., p. 138.
102 L’Utopie et les utopies, p. 9. Voir p. 9-26.
103 Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 1180.
104 Le Monde de la politique, p. 281.
105 U., p. 148-149. Mais c’est pour constater que cette majeure étant l’absence de monnaie, « More n’a pas supporté longtemps le carcan d’un développement déductif, fût-il fondé, au départ, sur une hypothèse peu vraisemblable » (p. 150).
106 U., p. 433 ; 437. M. Delcourt traduit par « procéder de biais » ; « voie détournée » (GF, p. 126, p. 127, p. 128).
107 U., p. 433 ; GF, p. 126. Nous soulignons.
108 U., p. 434 ; GF, p. 126.
109 « La méthode que vous proposez (…) reviendrait à me faire délirer avec les fous au moment où je m’efforce d’apporter remède à leur folie. Car si je veux dire la vérité, ce sont les parole mêmes que je viens de prononcer qu’il me faut répéter » (U., p. 433-434 ; GF, p. 126).
110 D’un réformisme à l’autre : on ne peut donc pas suivre M. Abensour lorsque, dans la cependant excellente notice qu’il consacre à l’Utopia dans Fr. Châtelet, O. Duhamel, E. Pisier (éd.), Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, P.U.F., 1986 (texte repris dans L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, op. cit., p. 29-105, sous le titre : « Thomas More ou la voie oblique »), il comprend que, More-le-personnage, théoricien de la « voie oblique » réformiste, se trouvant avoir été page au service du Chancelier d’Angleterre au moment où, précisément, Raphaël y était supposé proposer bel et bien des améliorations ponctuelles, comme théoricien de la voie oblique il n’est en fait « que le disciple de la pratique de Raphaël dont il fut naguère le témoin » (« More, L’Utopie », p. 596).
111 « … désormais, on peut faire le mal, la conscience plus tranquille » (U., p. 437 ; GF, p. 127).
112 U., p. 434 ; GF, p. 126.
113 « A la cour, il est impossible de cacher votre pensée, on ne vous permet pas d’acquiescer simplement : il faut approuver ouvertement les projets les plus iniques et souscrire à des décrets plus empoisonnés que la peste. Celui qui n’approuve pas suffisamment d’infâmes délibérations passe pour un espion, autant dire un traître. De plus, vous n’aurez jamais l’occasion d’exercer une heureuse influence, car une fois introduit dans ces hautes assemblées, fussiez-vous le meilleur des hommes, vous serez bien plus facilement contaminé par la corruption que vous n’arriverez à rendre vos collègues meilleurs » (U., p. 437 ; GF, p. 127-128).
114 Lettre à P. Gilles, octobre 1516 (?), U., p. 349 ; GF, p. 75-76.
115 « Un art d’écrire oublié », trad. fr. par N. Ruwet, Poétique, 1979, n° 38, p. 244. Voir aussi La Persécution et l’art d’écrire. M. Abensour prend appui sur cette référence à L. Strauss pour chercher en quoi « L’Utopie serait politique non par ce qu’elle dit – ses propositions, ses thèses ou ses thèmes – mais dans l’effectuation même de son dire » (« More, L’Utopie », op. cit., p. 585).
116 « Matérialisme et clandestinité : tradition, écriture, lecture », Matière à histoires, p. 274. Réédition de la Conférence inaugurale des IIIe Rencontres « De la Ilustracion al Romanticismo » consacrées au thème « Ideas y Movimientos clandestinos » (Cadix, 23-25 avril 1987), Publications de l’Université de Cadix, 1988, p. 3-26. Voir O. Bloch (éd.), Le Matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine, Actes de la Table ronde des 6 et 7 juin 1980 organisée à la Sorbonne par le Groupe de recherche sur l’Histoire du Matérialisme, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1982. Voir aussi G. Canziani (éd.), Filosofia et religione nella letteratura clandestina. Secoli xvii e xviii, « Filosofia e scienza nel cinquecento e nel seicento », Milano, Francoangeli, 1994.
117 « Matérialisme et clandestinité : tradition, écriture, lecture », op. cit., p. 279.
118 L’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires de la Lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil (1657), Préface et notes par H. Weber, « Les classiques du peuple », Paris, Éditions sociales, 1978. Aussi dans Voyage dans la Lune. L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune. Lettres diverses, chronologie et introduction par M. Laugaa, Paris, GF-Flammarion, 1970.
119 « Cyrano de Bergerac et la philosophie », Matière à histoires, p. 232. Réédition d’un article paru dans xviie siècle, « Libertinage, littérature et philosophie », n° 149, octobre-décembre 1985, p. 337-348.
120 Ibid.
121 U., p. 349, note 5. Sur l’ironie dans sa dimension proprement littéraire en général, voir Ph. Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, « Hachette Université. Recherches littéraires », Paris, Hachette, 1996. Analysée comme « communication complexe », l’ironie y est l’objet d’une typologie et, particulièrement, d’une présentation de ses « signaux », d’une étude de sa « scène » et de ses « emplois ». Une bibliographie intéressante y est jointe. Voir aussi le numéro spécial de la revue Poétique, n° 36, « Ironie » Paris, Seuil, 1978.
122 U., p. 562 ; GF, p. 198-199.
123 En Utopie, « la communauté de nature tient lieu de traité et les hommes sont plus intimement et plus fortement unis par la volonté de se faire réciproquement du bien que par les pactes, par le cœur que par les mots » ( U., p. 566 ; GF, p. 200). Nous y reviendrons.
124 U., p. 565 ; GF, p. 199.
125 D. Baker-Smith remarque ce que le style utopique doit à la traduction des Dialogues de Lucien « Tandis que Lucien ouvrait à More un chemin pratique dans le grec, il lui procurait bien plus : un sens structuré de l’ironie, un usage spirituel du dialogue, et une stratégie pour assouplir les chaînes de la convention » (More’s Utopia (1991), « Renaissance Society of America reprints texts », Toronto-Buffalo-London, University of Toronto Press, 2000, p. 41). Cf. p. 38-42.
126 U., p. 542 ; GF, p. 187-188.
127 U., p. 696, n. 18.
128 « Ce sont bagatelles ou niaiseries, ou même quelque chose encore plus insignifiant ». Epigrammes, traduction par H. J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1930, I, 112, 2.
129 « Denying the Contrary : More’s Use of Litotes in the Utopia », Moreana, n° 31-32, nov. 1971, p. 107-121. Article repris dans R. M. Adams (ed.), Utopia, p. 224-230. Voir aussi My Dear Peter. The Ars Poetica and Hermeneutics for More’s Utopia, Angers, Moreana, 1983, où l’auteur, analysant la Lettre-Préface à Gilles par les méthodes modernes de l’herméneutique, y met en évidence une esthétique du paradoxe qui a pour but d’inciter le lecteur à une participation intellectuelle active.
130 Ibid., p. 109.
131 Ibid., p. 108.
132 « Des Scylles et des Célènes voraces et des Lestrigons mangeurs-d’hommes et d’autres prodiges énormes du même genre, il n’est guère d’endroits où l’on n’en découvre ; mais des citoyens qui obéissent à de saines et judicieuses institutions, on n’en trouve pas n’importe où ! » (U., p. 370- 371 ; GF, p. 89).
133 « Denying the Contrary », op. cit., p. 109.
134 « You almost never don’t find » ; « whom by no means can you find wheresoever you please » (ibid.).
135 U., p. 401 ; GF, p. 107.
136 E. Mc Cutcheon souligne ainsi la potentielle dissémination de sens que peuvent induire les ambiguïtés inhérente à telle litote donnée, en comparant les diverses traductions auxquelles cette litote a pu donner lieu (op. cit., p. 118-119). Elle demande, très logiquement, qu’en dépit des difficultés, les traducteurs s’efforcent toujours de conserver les constructions latines voulues par More, en ne les transformant pas, platement, en de simples affirmations positives qui, sous couvert de clarté, ôtent du sens (ibid., p. 120).
137 Rappelons qu’Erasme joue avec le grec μωρία, pour faire ainsi, en un néologisme, « l’Eloge de More ». « Jugeant que je devais m’occuper à tout prix, et les circonstances ne se prêtant guère à une méditation sérieuse, j’eus l’idée de m’amuser à un éloge de Moria. Quelle Pallas, me diras-tu, te l’a mise en tête ? C’est d’abord ton nom de famille qui m’y a fait penser, lequel est aussi voisin de Moria que tu es toi-même étranger à la chose. Car tu lui es, tout le monde le reconnaît, totalement étranger » (Eloge de la folie, Préface, « Erasme de Rotterdam à son cher Thomas More », dans Erasme, Eloge de la folie. Adages. Colloques. Réflexions sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre, la philosophie. Correspondance, p. 7). Sur la Moriae, et sa référence utopique, cf. D. Baker-Smith, More’s Utopia, p. 48-54).
138 U., p. 409-413 ; GF, p. 112-115.
139 M. Delcourt rappelle que « le parasite de la comédie antique est un homme d’esprit qui paie son écot par de bonnes plaisanteries, en amusant son hôte. Le fou des rois et des grands est un compagnon qui a son franc-parler. More, comme Morton, en avait un, cet Henry Patenson dont l’humour ne valait certes pas celui de son maître » (GF, p. 112, note).
140 U., p. 409 ; GF, p. 112.
141 Ibid.
142 Ibid. L’attaque contre les prêtres et les moines fait sourire le Cardinal, qui approuve « par manière de plaisanterie », et même « un théologien, qui était aussi frère [mendiant], (…) tellement égayé par cette sortie contre les prêtres et les moines (…), oubliant pour une fois sa mine habituellement grave jusqu’à en être menaçante, (…) se mit, lui aussi, à plaisanter » (U., p. 410 ; GF, p. 113). Il est vrai que la suite, la critique des ordres mendiants, le fait nettement moins rire…
143 U., GF, p. 112, note.
144 U., p. 413 ; GF, p. 115.
145 U., p. 557 ; GF, p. 195.
146 Ibid.
147 U., p. 353-354 ; GF, p. 77-78.
148 U., p. 354-357 ; GF, p. 79.
149 Erasme sait combien More prend « d’ordinaire un très grand plaisir à ce genre d’amusement, c’est-à-dire, je crois, qui n’est ni dépourvu d’érudition ni de culture » (Eloge de la folie, Préface, op. cit., p. 7). Dans une Lettre à Ulrich von Hutter, 1519, il remarque que « depuis l’enfance, il fit toujours ses délices des mots d’esprit, au point que l’on aurait pu croire que s’adonner à la plaisanterie fut l’objet principal de son existence. (…) Toute facétie, même si elle le prenait pour cible, le charmait, tant il se délectait à tout trait d’humour qui avait un parfum de subtilité ou de génie » (R. M. Adams (ed.), Utopia, p. 130).
150 Molière/ Philosophie, « Idées », Paris, Albin Michel, 2000, p. 26.
151 Ibid., p. 26-27.
152 Eloge de la folie, Préface, op. cit., p. 7.
153 Voir Hippocrate, Sur le rire et la folie, trad. Y. Hersant, Paris, Rivages, 1979. Il convient d’attribuer les Lettres qui y sont présentées, non à Hippocrate lui-même, mais « à un imposteur, aidé peut-être de complices » (Y. Hersant, op. cit., p. 7). Venu soigner Démocrite, Hippocrate finira par comprendre que ce n’est pas Démocrite qui est fou, mais ses compatriotes les Abdéritains, et que ce sont eux qui ont besoin de remèdes.
154 Le Matérialisme, p. 11-12.
155 Il est sans doute possible d’en résumer ainsi le sens, avec D. Baker-Smith : le fait de railler et de se moquer démontre « la conscience constante de More que les formes officielles de l’ordre social ne [peuvent] jamais contenir la réalité, pas plus que la signification littérale des mots ne [peut] contenir les possibilités d’invention du langage » (More’s Utopia, p. 39). Plus directement, « la satire est une propédeutique à la réforme et son but est, en un sens véritablement socratique, de libérer l’imagination morale » (p. 45).
156 Les lettres et notes marginales de Gilles, Erasme, Budé, Busleyden, Desmarais, Le Sauvage, Wolsey, Tunstal, Warham, Colet, Lupset, Bonvisi, Linacre et Ruthall en témoignent suffisamment, comme le montre E. Mc Cutcheon dans My Dear Peter, p. 10.
157 Le Sixième Continent, p. 83.
158 Ibid., p. 140. De ce point de vue, F. Mariani Zini montre dans « Lorenzo Valla et la recomposition du conflit entre la dialectique et la rhétorique », Philosophie antique. Problèmes, Renaissances, Usages, n° 3, 2003, « Enjeux de la dialectique », Presses universitaires du Septentrion, comment Valla illustre particulièrement bien le projet humaniste de reprise novatrice de la réflexion grecque et latine sur les arts du discours, que l’on ne peut ainsi réduire à une simple renaissance de la rhétorique, mais qu’il faut plutôt comprendre comme « rhétorisation de la dialectique » et « dialectisation de la rhétorique ».
159 « Denying the Contrary », op. cit., p. 120.
160 Il est clair ainsi qu’Hythlodée partage avec More goûts littéraires et convictions morales, comme le dit J. H. Hexter, The Vision of Politics on the Eve of the Reformation : More, Machiavelli, and Seysel, New York, Basic Books Inc., 1973, p. 35 (cité par N. Morgan, Le Sixième Continent, p. 78-79). Mais pour autant, ce n’est pas More. La « grammaire ludique de reflets et de doubles inversés » qui organise leurs relations, souligne cette dernière, « a laissé perplexes bien des commentateurs, perdus dans le labyrinthe fascinant de ce jeu de miroirs. Wofgang Rudat, entre autres, reprenant les conclusions de Merritt Abrash, développe l’hypothèse selon laquelle Thomas More se sert d’Hythlodée pour critiquer ses amis insupportables d’angélisme, tout en offrant aux lecteurs une série de clefs leur permettant de comprendre le subterfuge. D’autres, en revanche, font complètement abstraction du personnage “Thomas More” mis en scène dans le Livre premier et voient en Hythlodée le porte-parole du vrai Thomas More, celui qui dévoila enfin ses sentiments véritables lorsqu’il fit face au bourreau » (ibid., p. 79. Voir quelques références citées dans cette page). Nous relevions plus haut la parenté littéraire entre le genre de l’utopie et la comédie. L’Amphitryon de Molière, du présent point de vue, peut être évoqué comme mise en scène (« mise en boîte et en question ») particulièrement poussée de ces jeux du Moi, rapportés à ce Moi principiel qu’est le cogito cartésien (O. Bloch, Molière/ Philosophie, p. 167-178).
161 Cf. M. P. Edmond, « Persécution et politique de la philosophie », Libre, 6, 1979, p. 71-72.
162 La Persécution et l’art d’écrire, p. 301-302. Cf. notre chap. i.
163 Ibid., p. 57.
164 Ibid., p. 287.
165 « More, L’Utopie », op. cit., p. 597.
166 « Il ne s’agit pas de décrypter la ruse pour obtenir, au-delà de la fabulation utopique, une ou des solutions univoques, de démasquer le ou les pièges pour enfermer aussitôt le texte dans des limites d’autant plus contraignantes qu’elles se pareraient des certitudes de l’interprétation » (op. cit., p. 598).
167 Platon et le miroir du mythe, p. 272.
168 Le Sixième Continent, p. 148.
169 Molière/ Philosophie, p. 23-24. Cela n’empêche pas de ne pas oublier qu’en ce qui la concerne, nous l’avons vu dans les pages qui précèdent, l’Utopie est, comme le dit M. Abensour, « le fruit d’un dispositif textuel, complexe à l’envi, piégé, qui joue du désir du lecteur, l’exposant en permanence à un leurre. Jeu savant, subtil, érudit, jeu aérien d’humaniste simple comme une colombe mais sage comme un serpent, auprès duquel la prétention de comprendre T. More mieux qu’il ne s’est compris lui-même fait figure d’orgueilleuse balourdise » (« More, L’Utopie », op. cit., p. 583).
170 Nous nous opposons donc ici, tout à fait nettement, à des thèses comme celle d’E. Brann, qui conclut de la bien réelle distanciation utopique à la condamnation du communisme (« An Exquisite Platform », in Utopia. Interpretation, vol. 3/1, Autumn 1972).
171 Pour le dire avec Fr. Chirpaz, la possibilité de cette méditation et de son progrès tient à ce que, « si Raphaël n’est pas la simple copie de son auteur, s’il est un personnage qui vit par lui-même, riche d’une vaste culture, il n’en est pas moins aussi Th. More » (Raison et déraison de l’utopie, p. 49).
172 « Denying the Contrary », op. cit., p. 120.
173 U., p. 442 ; GF, p. 131.
174 U., p. 630 ; GF, p. 234.
175 R. C. Elliott voit ici la reprise d’un procédé humaniste classique consistant, pour un auteur, à se prendre lui-même pour objet de l’ironie satirique, invalidant ainsi les jugements dans le même mouvement par lequel il les donne à lire (« The Shape of Utopia », dans R. M. Adams (ed.), Utopia, Norton Critical Edition, p. 186-192).
176 U., p. 633 ; GF, p. 234.
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