Speusippe et le plaisir
p. 83-98
Texte intégral
1Arracher à l’oubli, et examiner comme il le mérite, l’apport à la philosophie de Speusippe, neveu et successeur de Platon à la tête de l’Académie, voilà une tâche qui est loin d’être terminée. Aristote, peut-être vexé peut-être sincère, donne nettement l’impression de ne pas le prendre au sérieux1, et les commentateurs modernes se contentent en général de suivre ses traces.
2Je me suis déjà risqué à la défense de sa métaphysique2, et constate avec plaisir que je ne suis plus seul à estimer qu’il mérite d’être considéré sérieusement comme penseur3. J’aimerais ici défendre un principe essentiel de son éthique : sa doctrine est que le bonheur, ou bien-être (eudaimonia), pour l’homme se trouve dans « la délivrance du trouble » (aokhlèsia)4, et que la douleur et le plaisir sont au même degré des maux, qui s’étendent à partir de ce « moyen » dans une série infinie de gradations allant en quelque sorte dans l’une et l’autre direction.
3Il ne sera peut-être pas mauvais de citer intégralement le témoignage de Clément, car c’est à peu près le seul que nous ayons pour reconstituer la position de Speusippe :
Σπεύσἰππός τε ὁ Πλάτωνος ἀδελϕιδοῦς τὴν εὐδαιµονίαν ϕησὶν ἔξιν εἰναι τελείαν ἐν τοῖς ϰατὰ ϕύσιν ἔχουσιν ἢ ἔξιν ἀγαθῶν, ἧς δὴ ϰαταστάσεως ἅπαντας µὲν ἀνθρώπους ὄρεξιν ἔχειν, στοχάζεσθαι δὲ τοὺς ἀγαθοὺς τῆς ἀοχλησίας. εἰεν δ᾽ αἱ ἀρεταὶ τῆς εὐδαιµονίας ἀπεργαστιϰαί.
Speusippe, le neveu de Platon, affirme que le bonheur est un état parfait dans le domaine de ce qui est naturel, ou l’état (de la possession) de5 biens, état vers lequel tous les hommes tendent naturellement6, tandis que les hommes bons visent à la délivrance du trouble. Ce seraient les vertus qui seraient créatrices du bonheur.
4Nous avons là un résumé très sommaire (mais exact dans l’ensemble, espérons-le), de la doctrine de Speusippe. Il admet que la plupart des hommes s’efforcent de parvenir au bonheur, mais il semble restreindre la portée de cette affirmation en disant que les bons visent à l’aokhlèsia. Il semble y avoir là une ellipse, encore qu’elle me paraisse due au fait que Clément doit sûrement condenser sa source. L’état (katastasis) pour lequel tous les hommes ont une orexis est peut-être l’eudaimonia, mais il n’est pas impossible que Speusippe ait poursuivi en disant que la plupart des hommes croient de façon insensée qu’on le trouve dans l’acquisition et la jouissance du plaisir, tandis que seuls les sages comprennent qu’en réalité il réside dans la délivrance du trouble. En ce cas Speusippe accorderait au moins aux partisans de l’hédonisme (tels qu’Aristippe, fondateur de l’école cyrénaïque, et son propre collègue Eudoxe de Cnide) que le plaisir est bien un objet auquel tendent naturellement tous les êtres vivants, mais il nierait que cela prouve ce que cela prétend prouver : que le plaisir est le bien de l’homme. Speusippe souhaite au contraire soutenir que pour l’homme, en tant qu’il est un être rationnel, le plaisir est un but qui doit être transcendé, ce qui est une conséquence de la dialectique, et supplanté par une aspiration rationnelle à l’aokhlèsia.
5Speusippe paraît avoir utilisé un certain nombre d’arguments à l’appui de sa thèse (développée probablement pour s’opposer à celle de son collègue Eudoxe, qui soutenait que le plaisir était le seul bien, étant l’objet naturel de l’appétit7) ; un de ces arguments est vigoureusement critiqué par Aristote8, dont la critique ne vise cependant pas le cœur de la doctrine, lequel n’est pas pris en compte par Aristote, ce qui n’est pas surprenant, puisque son dessein est avant tout polémique. Mais, selon moi, c’est seulement si on considère l’éthique de Speusippe à la lumière de sa métaphysique que la logique interne en devient perceptible9.
6J’espère qu’on m’accordera maintenant comme raisonnablement certain que Jamblique, au chapitre 4 du De communi mathematica scientia, restitue (d’une manière ou d’une autre, de première ou de seconde main) l’ensemble de la position métaphysique de Speusippe10. Sa structure repose sur un couple de principes, l’Un ou l’Unité, et le Multiple, très proches de ceux qui sont attribués à Platon dans son enseignement oral11 (et qui sont bien présents dans le Philèbe sous les traits de la Limite et l’Illimité). C’est par l’action de l’Unité sur la Multiplicité que se trouve généré chaque niveau d’être dans l’univers.
7Il n’est pas nécessaire, fort heureusement, de parcourir ici tous les détails de ce processus qui s’étage sur plusieurs niveaux – processus complexe certes, sans aller jusqu’à mériter le traitement satirique que lui inflige Aristote en Met., XII 10. Je vais donc me concentrer sur ce qui me semble être l’intuition essentielle de Speusippe, reflétée dans le Philèbe : au niveau humain, l’aretè réside dans l’imposition d’un peras, d’une « limitation », à l’indéfini des émotions humaines.
8Ce qui selon moi est sa conception se trouve en réalité nettement formulé, bien plus tard et en s’appuyant sur une théorie plus développée des vertus, par Plotin (Enn. I 2. 2, 15-18) en ces termes12 :
Les vertus […] mettent réellement de l’ordre en nous et nous rendent meilleurs en imposant limite et mesure à nos désirs, et en introduisant de la mesure dans toute notre expérience ; et elles abolissent les opinions fausses, grâce à ce qui est meilleur en général et du fait de la limitation, et par l’exclusion de l’illimité et de l’indéfini et l’existence du mesuré ; et [les vertus] sont elles-mêmes limitées et clairement définies13.
9La répétition ici de diverses formes verbales et nominales des concepts horos et metron est extrêmement remarquable. Bien entendu, il n’est point besoin de postuler ici la moindre influence directe de Speusippe sur Plotin, qui se contente de reformuler une doctrine platonicienne bien enracinée. Je ne la signale que parce que j’y vois une expression particulièrement claire de ce que je crois être la position de Speusippe.
10Speusippe, je le répète, est critiqué par Aristote14 pour avoir représenté le plaisir comme un mal exactement égal à la douleur quand il soutenait que, puisque le plaisir est le contraire de la douleur, il ne s’ensuit pas que si l’un d’eux – la douleur – est un mal, l’autre est un bien, puisque l’un et l’autre peuvent être des maux opposés à un troisième terme qui est un bien, tout comme le plus grand peut être opposé à la fois au plus petit et à l’égal. Aristote n’attaque pas cet argument en tant que tel (ce serait surprenant, puisqu’il est indispensable à son propre argument en faveur de la vertu comme milieu entre des extrêmes), mais il tente d’y trouver des failles sur un point précis : si quelque chose est un mal, il faut l’éviter (pheukton) et les hommes en réalité ne cherchent pas à éviter le plaisir alors qu’ils cherchent bien à éviter la douleur.
11Ce n’est pas là, cependant, un argument que Speusippe soit contraint d’accepter. Il pourrait fort bien dire que le plaisir est assurément une chose à éviter, même si en général les hommes ne cherchent pas à l’éviter. Ce que cherchent les hommes est en fait le bonheur (eudaimonia)15, et ils s’imaginent à tort l’atteindre par le plaisir, ou même croient qu’il consiste dans le plaisir. Ce qu’ils sont bien trop rares à comprendre, mais que tous devraient comprendre, est que l’état constitutif du véritable bonheur est celui dans lequel l’âme a atteint l’équilibre parfait entre plaisir et douleur, et que ceci passe par l’application scientifique du peras au spectre illimité du plus et du moins qui va de la douleur extrême au plaisir extrême, chacun de ces états représentant un grave désordre de l’organisme comme de l’âme qui gouverne celui-ci. C’est cet état médian que Speusippe appelle « délivrance du trouble » (aokhlèsia), et qu’Epicure nommera plus tard « plaisir katastématique », et les Stoïciens khara, la « joie ».
12On pourrait croire que cette discussion repose, dans une certaine mesure, sur une chicanerie sémantique quant à ce qui constitue l’hèdonè, mais j’en doute. Speusippe ne refuserait pas, selon moi, que son état d’aokhlèsia soit d’une certaine façon agréable, mais son objection au « plaisir », avec ses connotations habituelles en grec, est qu’il s’agit essentiellement d’un processus, et en plus d’un processus sans fin, désordonné, alors que ce que lui-même cherche à atteindre, et qu’il recommande, est un état stable. Les Stoïciens devaient avancer par la suite un terme capable de dire cela, khara, pour rivaliser avec hèdonè, mais Speusippe n’en disposait pas, ou plutôt il n’est pas parvenu à l’inventer16. Au lieu de quoi, il s’en est tenu pour nommer son état idéal à ce terme à la connotation plutôt négative – sans pourtant, j’en suis sûr, vouloir qu’il soit entendu comme quelque chose de purement négatif.
13Et ceci m’amène à mon sujet principal ici, l’identité des « ennemis de Philèbe » en Phil., 44 a-d. Certes bien des commentateurs ont pris position sur ce point, souvent en faveur de l’identification avec Speusippe – citons parmi les principaux Döring17, Wilamowitz18, Philippson19, Burnet20, Taylor21, Friedländer22, Gauthier et Jolif23, Düring24, Krämer25, et tout récemment Malcolm Schofield26. Chacun reconnaîtra qu’il s’agit là d’une armée impressionnante, mais Leonardo Tarán, dans son recueil des fragments de Speusippe (p. 78-85), ne se laisse pas impressionner et propose de repousser une identification qui ne serait fondée que sur des erreurs de compréhension et des témoignages insuffisants. Certes, Tarán n’est pas le seul à être sceptique27, mais il est le dernier en date des contestataires, et un contestataire énergique, aussi c’est à lui que j’ai l’intention de m’en prendre ici. Il ouvre avec ce qui me semble être une erreur de son cru :
En raison de son extrême anti-hédonisme, plusieurs commentateurs ont attribué à Speusippe la doctrine adoptée par les ennemis de Philèbe dans le dialogue homonyme de Platon (44b-d), selon laquelle le plaisir n’est que la cessation de la douleur. Cette conception du plaisir comme quelque chose de purement négatif [c’est moi qui souligne] peut difficilement avoir appartenu à la doctrine de Speusippe, puisque pour lui l’état neutre entre plaisir et douleur coïncide avec le bien. Cet état neutre devait pour l u i s’identifier avec la délivrance du trouble (aokhlèsia) qui est selon lui la condition nécessaire de la vertu et du bonheur. Ainsi, selon Speusippe, l’homme vertueux doit se libérer tant de la douleur que du plaisir ; et, si le plaisir n’était que la cessation de la douleur, i l ne l’aurait pas considéré comme un mal, pas plus qu’il n’aurait pensé que l’homme vertueux doit l’éviter en tant que tel.
14Il me semble que l’erreur de Tarán ici est de prendre Platon trop à la lettre, exactement comme il me semble bien souvent prendre Aristote trop à la lettre dans les attaques que celui-ci porte contre Speusippe28. Il n’y a certainement rien de négatif dans la doctrine de Speusippe sur le plaisir, mais cela n’entraîne pas que la présentation satirique qu’en fait son oncle ne cherche pas à la présenter comme négative – tout comme il est certain qu’il tord de diverses manières les arguments hédonistes d’Eudoxe.
15Le débat entre Speusippe et Platon peut se voir après tout, au moins en partie, comme un débat sémantique. La simple cessation du plaisir pourrait bien être présentée comme un type de plaisir ; mais ce n’est pas nécessaire, et Speusippe a préféré ne pas la présenter ainsi. Il souhaite réserver le terme « plaisir » à la description de l’un des extrêmes, tous deux également répréhensibles, qui se trouvent de chaque côté de son état idéal, tandis que Platon semblerait vouloir élargir la notion de « plaisir » pour y intégrer cet état qui selon Speusippe transcende à la fois le plaisir et la douleur, et même lui donner le nom de plaisir « vrai » ou « pur ». Notons que ce n’est pas le seul endroit où Speusippe ose s’élever contre ce qu’il considère un flottement terminologique chez son oncle. Sur la grave question de savoir si la bonté peut à bon droit être prédiquée du premier principe, il s’oppose à Platon (en tout cas si nous en croyons, croyance justifiée selon moi, l’examen de la doctrine métaphysique que rapporte Jamblique en De comm. math. sc., chap. 4). Il y affirme (p. 16, 10-14 Festa) :
L’Un ne devrait être appelé ni beau ni bon, puisqu’il est supérieur à la fois à la beauté et à la bonté ; car c’est seulement à mesure que la nature s’éloigne des premiers principes que, d’abord, le beau fait son apparition, et ensuite, et au niveau d’éléments qui sont encore plus distants, le bon.
16Certes Platon pourrait soutenir qu’il ne nomme Bien le premier principe qu’au sens où il est l’objet ultime de toute quête, mais on pourrait cependant critiquer cette terminologie en ce qu’elle entraîne des connotations trompeuses, notamment en ce qu’elle désignerait comme « mauvais » le principe dyadique indéfini opposé à l’Un. Il nous est impossible de savoir si cette correction du Maître, passablement impertinente, a circulé avant ou après la mort de celui-ci, mais rien n’interdit de penser que Speusippe l’ait proposée alors que Platon était en vie. Il semble en tout cas que ce soit la position prise par Speusippe sur la question de savoir si l’état intermédiaire parfaitement équilibré – qu’il postule entre le plaisir et la douleur – peut à bon droit être décrit comme plaisir. Visiblement cette description lui paraîtrait trompeuse à l’extrême, et il préfère réserver le terme hèdonè pour ces champs du spectre illimités et mobiles, qui s’étendent du côté de son état idéal opposé aux champs de douleur.
17D’un autre côté il avait lui aussi son compte de problèmes terminologiques. Il est regrettable que Speusippe se soit senti obligé d’utiliser un terme négatif pour décrire son état idéal plutôt que, par exemple, khara comme le feront les Stoïciens, mais cela n’implique pas qu’il lui donne la moindre valeur négative. Il voulait certainement dire que cet état apportait une profonde satisfaction, pour ne pas dire de la joie. Mais, faute d’un meilleur adjectif, il peut s’être trouvé contraint de le décrire comme hèdu, « agréable / plaisant », tout en refusant qu’il comporte la moindre forme de hèdonè, et là son oncle aurait eu l’occasion de l’exécuter !
18Examinons donc attentivement le passage crucial du Philèbe, et voyons si nous pouvons en dégager précisément la position qui y est critiquée. Commençons en 43 c. Socrate vient d’obtenir l’accord de Protarque sur le point suivant : tous les changements dans notre constitution ne procurent pas de plaisir ou de peine, mais seulement ceux de quelque importance. Il poursuit29 :
Socr. En ce cas, l’espèce de vie dont j’ai parlé tout à l’heure redeviendrait une possibilité.
Prot. Laquelle ?
Socr. Celle dont nous avons dit qu’elle est aussi bien dépourvue de peine que de joie.
Pr. Elle le redeviendrait certainement.
Socr. Dès lors, en résumé, admettons trois espèces de vie, l’une de plaisir, l’autre de peine, et une autre qui n’est ni l’un ni l’autre (alypos te kai aneu kharmonôn). Comment, toi, t’exprimerais-tu à ce propos ?
Prot. Pas d’une autre façon que la tienne : il y a trois genres de vie. Socr. Mais alors, le fait de ne pas éprouver de peine pourrait difficilement être identique à celui de se réjouir (khairein), n’est-ce pas ? Prot. Bien sûr que oui.
Socr. Donc, quand tu entends des gens dire que tout ce qu’il y a de plus plaisant (hèdiston pantôn) est de couler sa vie entière sans éprouver de peine, que penses-tu qu’ils veuillent dire ?
Prot. Ils semblent dire que ne pas éprouver de peine est plaisant (hèdu).
19Arrêtons-nous ici un instant. Une personne, ou une classe de personnes, est accusée de prétendre que la vie sans douleur est la plus plaisante de toutes30. S’il s’agit de Speusippe, alors on aimerait croire qu’il est délibérément caricaturé, sinon il serait d’une coupable négligence dans le choix de ses termes. Certes Speusippe a, comme je l’ai suggéré plus haut, un problème : il lui faut trouver un terme valorisé positivement pour caractériser son état idéal de l’âme, sans employer des dérivés de hèdonè. Mais le fait que Platon utilise dans ce passage à maintes reprises31 le terme khairein pour décrire cet état laisserait penser que c’était le terme préféré des partisans de cette conception, et que les Stoïciens n’étaient pas du tout les premiers à l’utiliser en un sens technique. Il reste qu’aucun adjectif dérivé de khara n’est disponible pour définir l’état privilégié, et que Speusippe a pu être amené à se rabattre imprudemment sur hèdu, ce qui permettrait à Platon de remporter une victoire terminologique.
20Mais poursuivons (43 e) :
Socr. Supposons que nous ayons en face de nous trois choses, disons l’une d’or, l’une d’argent et une qui n’est ni l’un ni l’autre – cela, juste pour leur appliquer de beaux noms.
Prot. Très bien.
Socr. Celle qui n’est ni l’un ni l’autre pourra-t-elle devenir éventuellement l’une ou l’autre des deux, soit de l’or, soit de l’argent ?
Prot. Comment le pourrait-elle ? […]
Socr. Pourtant, il y a en vérité des gens qui le disent et le croient
Prot. Sans aucun doute.
Socr. Pensent-ils donc qu’ils se réjouissent (khairein) dans les moments où ils n’éprouvent point de peine ?
Prot. Tout au moins, c’est ce qu’ils disent.
Socr. Ainsi donc ils croient qu’ils se réjouissent (khairein), sinon ils ne le diraient pas.
Prot. Probablement.
Socr. Pourtant ils émettent un jugement faux concernant le fait de se réjouir, s’il est vrai que se réjouir et ne pas éprouver de peine sont deux choses tout à fait différentes
Prot. Mais on a reconnu que c’était deux choses tout à fait différentes.
Socr. Nous devons donc faire un choix. Nous pouvons poser, comme nous venons de le faire, qu’il y a trois choses différentes, ou bien qu’il y en a seulement deux : d’une part la peine, qui, avons-nous dit, est un mal pour l’homme, et d’autre part la libération de la peine, qui, étant par soi-même un bien32, doit être nommée plaisante.
21Il me semble que nous trouvons là plusieurs exemples de mauvaise foi. En premier lieu, choisir « or » et « argent” comme exemples des deux extrêmes entre lesquels il devra se trouver une troisième chose qui ne sera ni l’un ni l’autre, cela me paraît éminemment tendancieux. D’abord ce ne sont pas des contraires ; ensuite, ils sont choisis de telle façon que tout autre chose appartenant à la même classe (les métaux, apparemment) leur sera inférieur – sauf s’il s’agit du légendaire orichalque !
22De plus, Socrate s’efforce d’accuser les protagonistes de vouloir à la fois condamner le plaisir et louer néanmoins leur état intermédiaire préféré comme plaisant, ce qui serait à coup sûr incohérent, sans concéder qu’ils voulaient peut-être définir leur état intermédiaire par une condition de l’esprit bien supérieure au plaisir puisqu’il s’agirait du résultat de l’imposition de la limite et de l’ordre à l’éventail désordonné et illimité des sensations dont le plaisir est pour ainsi dire une « aile ». Ils ont peut-être eu du mal à trouver l’adjectif approprié (et du coup seraient retombés imprudemment sur hèdu), mais il semble bien que le verbe / nom qu’ils préféraient ait été khairein / khara.
23Ce ne serait, après tout, pas la seule fois où Socrate est injuste envers une thèse qu’il réprouve. Mais continuons. Il en vient maintenant (44 b 5) à l’identification d’un groupe qu’il décrit comme « les ennemis de Philèbe », donnés comme « experts en science de la nature » (deinoi ta peri phusin) et comme affligés d’une certaine « morosité naissant d’une nature qui n’est pas sans noblesse » (tis duskhereia phuseôs ouk agennous)33 :
Prot. Pourquoi, Socrate, soulevons-nous cette question à ce stade ? Je ne vois pas où tu veux en venir.
Socr. Ne comprends-tu pas quels sont ici les véritables ennemis de Philèbe ?
Prot. De qui veux-tu parler ?
Socr. D’hommes qui ont une réputation considérable comme experts en science de la nature34, et qui refusent aux plaisirs t oute existence réelle35.
Prot. Comment arrivent-ils à cela ?
Socr. Selon eux, ce à quoi Philèbe et ses amis don nent présentement le nom de plaisirs se réduit en fait à des situations où nous nous trouvons soulagés de nos peines.
24La question qu’il faut bien se poser est de savoir si la position formulée ici est aucunement compatible avec ce que nous savons par ailleurs être la doctrine de Speusippe. Le premier mouvement est évidemment d’en douter. Après tout Speusippe n’est pas connu pour avoir nié l’existence des plaisirs ; il a au contraire affirmé qu’ils étaient des maux à l’égal des douleurs, ce qui semblerait admettre leur existence au moins dans cette mesure-là.
25Mais alors on se demande s’il s’est trouvé quelqu’un de sensé pour nier jusqu’à l’existence des plaisirs. Ce que Platon nous donne ici est sans doute la conclusion, formulée assez tendancieusement, d’un argument polémique contre le plaisir. Voici comment je vois cet argument (auquel pourrait théoriquement s’ajouter un argument contre l’existence substantielle de la douleur, à ceci près qu’il est superflu de sevrer les gens d’un attachement irrationnel à la douleur !). Quel que soit le plaisir qu’on appelle ainsi, il se révèle, dès qu’on l’analyse, comme étant une délivrance de l’organisme d’un malaise quelconque né d’un déséquilibre dans une direction donnée. Ce qui est appelé « plaisir » consiste simplement à faire basculer le déséquilibre dans la direction opposée. Ainsi les plaisirs n’ont pas d’existence substantielle, en ce que leurs manifestations sont toujours le produit accessoire du soulagement de la douleur. On éprouve une sensation de plaisir seulement dans le contexte du soulagement de quelque espèce de déséquilibre organique douloureux36.
26C’est là vraiment un argument tendancieux, mais au moins il n’est pas de pure folie, comme le serait un refus total de l’existence du plaisir ; et je crois que c’est là une position que Speusippe aurait pu adopter, d’après ce que nous savons de ses conceptions37. La grande difficulté où cela le mène – et c’est là qu’intervient sa « morosité » (duskhereia) – est qu’il est contraint de nier ceux que Platon souhaiterait appeler des « plaisirs purs » (51 sq.), comme ceux de l’odorat et de l’ouïe quand ils ne sont pas précédés de désagrément, ou en vérité la plupart des plaisirs de l’esprit, si on admet qu’ils méritent un tant soit peu le nom de plaisirs.
27Mais bien entendu c’est précisément ce que Speusippe veut nier, et c’est là que sa querelle sémantique avec son oncle devient le plus vive. Platon, en 52 c, introduit une distinction très proche de celle que Speusippe devait faire, mais il la fait entre les plaisirs « purs » et « impurs » ; Speusippe, lui, l’aurait faite entre les « plaisirs », intrinsèquement dépourvus de mesure et désordonnés, d’une part, et d’autre part les sensations naissant de son état idéal d’équilibre.
Donc maintenant nous avons distingué et séparé les plaisirs purs de ceux qu’on pourrait appeler non purifiés. A cela, ajoutons qu’aux plaisirs violents il faut attribuer défaut de mesure (ametria), et à ceux qui ne le sont pas, juste mesure (emmetria). Pour ceux qui comportent grandeur et intensité, qu’ils se produisent fréquemment ou rarement, nous devons les placer dans la catégorie mentionnée plus haut, celle de ce qui est indéterminé (to apeiron genos) et dont les mouvements vers le moins et le plus parcourent à la fois le corps et l’âme. Nous devons placer les autres dans la catégorie des choses mesurées.
28Socrate poursuit (52 d 5 sq.) en soutenant que la classe des plaisirs désordonnés et indéterminés peut à bon droit être dite « fausse », et que seuls les plaisirs ordonnées peuvent être appelés « vrais », pour des raisons très proches de celles qui avaient fait critiquer, en 44 b-c, les duskhereis pour avoir nié la réalité substantielle du plaisir. On peut remarquer que la position des duskhereis n’est pas, même ici, absolument rejetée ; ils sont plutôt traités, ironiquement, comme des « prophètes inspirés » (manteis, 44 c 5), qui ont grâce à un talent naturel, appréhendé quelque chose de la vérité, mais sans l’avoir élaboré dialectiquement. C’est, il me semble, le moyen tout à fait élégant employé par Platon pour rabattre le caquet d’un neveu arrogant. En fait, leurs deux positions ne sont pas très éloignées ; Platon ne voit simplement pas le sens qu’il peut y avoir à refuser le titre de « plaisir » aux états de l’organisme humain qu’il a identifié comme plaisirs « purs », alors que pour Speusippe la distinction essentielle entres ces états et ce qu’il veut, lui, nommer « plaisirs » tient précisément à ce que les uns sont justement des états, et les autres des processus, ou des mouvements, susceptibles d’indétermination et de « plus et de moins ».
29Platon soutient que la position des duskhereis, pour honorable qu’elle soit, n’a pas été suffisamment réfléchie. Il me semble, d’autre part, qu’elle peut se défendre même si elle présente des difficultés. Si nous gardons à l’esprit, après tout, la vision du monde pythagoricienne de Speusippe (et, au fond, elle ne diffère guère de celle que présente le Philèbe), il est important que, dans la sphère de l’éthique, on postule l’existence d’états parfaits qui représentent l’imposition du peras au substrat désordonné de l’apeiria, et ce sont ces états qui engendrent l’eudaimonia. Comment décrire les effets secondaires de ces états qui peuvent inclure tout autant la jouissance prise à respirer l’odeur des roses, ou à écouter les chants d’oiseaux ou les quatuors pour cordes de Beethoven, que l’acte de philosopher, voilà un problème que Speusippe n’a peut-être pas surmonté totalement même s’il paraît possible, encore une fois, qu’il ait utilisé le verbe khairein dans cet esprit.
30Pour achever notre exégèse du passage de 44 b-d : nous pouvons en tirer (ou plutôt de sa suite, 44 e-45 d) un nouvel argument polémique contre le plaisir que Speusippe aurait très bien pu avancer. Socrate, en tout cas, avec son ironie coutumière, remercie chaleureusement les duskhereis de le lui avoir fourni.
31Voici comment l’argument se développe : si nous voulons voir clairement la nature d’une chose donnée, il nous faut la regarder sous sa forme la plus extrême ou la moins adultérée. Dans l’exemple de la dureté, si nous voulons acquérir une idée exacte de ce qu’elle est, il faudrait examiner les choses les plus dures que nous puissions trouver. De même, dans le cas du plaisir, nous recherchons les formes les plus extrêmes de plaisir pour en saisir la nature. Le problème est que ceci nous conduit à admettre que les personnes souffrant de maladie, qu’elle soit physique ou mentale (l’argument ne s’occupe pas de savoir si toutes les maladies sont recevables de ce point de vue), éprouvent davantage de plaisir et sous des formes plus extrêmes (quand elles sont soulagées de leurs souffrances diverses) que les personnes en bonne santé. L’argument est donc que ce sont les natures les plus déséquilibrées qui ont l’expérience des plaisirs les plus extrêmes. Il est donc ainsi indiqué (je ne dirais pas prouvé) que le plaisir est lié essentiellement à un déséquilibre organique, et est donc l’antithèse d’un état désirable.
32Je ne vois aucune raison de ne pas admettre qu’en fait Platon emprunte cet argument à Speusippe et l’utilise à ses propres fins. Il fait en sorte que Socrate en remercie les duskhereis, ce qui nous montre clairement à quel point leurs positions étaient proches. Cela ne signifie pas, cependant, que Platon en voulait moins pour autant à Speusippe d’avoir adopté cette position. Platon n’aurait pas apprécié que son neveu adoptât une position à sa « droite », pour ainsi dire, sur une question aussi sensible que le statut du plaisir. Il semble surtout avoir estimé que cette austérité extrême de Speusippe manquait de rigueur dialectique. Les sensations des vertueux et des tempérants ont suffisamment de points communs avec celles des dissolus et des intempérants pour mériter de recevoir le même nom générique. La manière correcte de les évaluer est d’introduire la distinction élaborée plus loin dans le dialogue entre les plaisirs « impurs » et les plaisirs « purs », les plaisirs « faux » et les plaisirs « vrais », plutôt que de se retrouver avec une espèce de sensations pour laquelle on n’aurait trouvé aucun nom satisfaisant. C’est après tout précisément le rôle qu’est censé remplir la « tradition céleste » exposée en 16-19, puisqu’elle établit les distinctions correctes à l’intérieur de ce concept, jusque là vague et amorphe, nommé « plaisir ».
33Peut-être, en fin de compte, est-ce Speusippe qui l’emporte. Les Stoïciens ne le cédaient à personne en rigueur logique, et il me paraît rétrospectivement qu’ils se situent dans le même camp que Speusippe. La théorie stoïcienne des eupatheiai, ou « bonnes affections », est justement destinée à fournir un ensemble de sensations (y compris celles du plaisir) qui conviennent à un sage libéré totalement du pathos, et c’est bien la sorte de sage pythagoricien que Speusippe semble avoir à l’esprit. Selon les Stoïciens, les expériences du sage ne doivent pas être confondues avec celles du vulgaire malgré des ressemblances superficielles, et nous sommes là tout près de ce qui était avant eux la position de Speusippe38.
Notes de bas de page
1 On en trouvera de bons exemples en Mét., 1028 b 21 sq. (sur ses premiers principes), PA, 642 b 5 sq. (sur sa logique) et EN, 1153 b 1 sq. (sur sa théorie éthique).
2 « Speusippus in Iamblichus », Phronesis XXIX, 1984, 325-332. Il s’agissait surtout de développer des intuitions apportées par Philip Merlan dans son pénétrant ouvrage From Platonism to Neoplatonism, La Haye, 1954 (2e éd. 1960 ; 3e éd. 1968), et de critiquer ce qui me paraissait être le scepticisme outrancier de Leonardo Tarán dans son édition (par ailleurs très précieuse) des fragments de Speusippe, Speusippus of Athens, Leiden, 1983. On trouvera une importante contribution tant à notre connaissance de Speusippe qu’à l’interprétation antique du Parménide de Platon dans l’article de Jens Halfwassen, « Speusipp and die metaphysische Deutung von Platons Parmenides » in Hen Kai Plèthos, Festschrift Karl Bormann, éd. L. Hagemann & R. Glei, Würzburg, 1993.
3 Principalement Margherita Isnardi Parente et (malgré ce que je considère comme un entêtement coupable sur plusieurs points) Leonardo Tarán dans leurs recueils respectifs de fragments ; et encore R.M. Dancy, en particulier dans « Ancient Non-Beings : Speusippus and Others », Ancient Philosophy 9, 1989, 207-243, repr. dans Two Studies in the Early Academy, Albany, 1991.
4 Le terme lui est attribué par Clément d’Alexandrie (Strom., II, 22, 133, 4 = fr. 77 Tarán) et, à en croire Clément, semblerait avoir été de son invention. Il est attesté plus tard chez Épicure et les Épicuriens, ce qui est assez ennuyeux ; mais il serait surprenant que Clément emploie ce terme précis pour caractériser la doctrine de Speusippe si ce terme était connu pour être épicurien, sauf s’il s’agissait justement d’un mot forgé par Speusippe.
5 Tentative bien hésitante pour rendre ce qui semble être une variation sur les deux emplois de hexis ici. On à peine à croire que Clément utilise hexis en deux sens différents, « état » et « possession », dans la même ligne, mais peut-être l’ambiguïté est-elle plus apparente en anglais ou en français qu’en grec.
6 Étant donné le problème qui nous attend sur la sorte de phusis à propos de laquelle les duskhereis (les moroses) de Philèbe 44 a sont « experts » (deinoi), relevons déjà l’ambiguïté du terme : il pourrait se rapporter soit à la nature humaine soit à la « nature des choses ».
7 Il me semble assez clair que Philèbe, dans le Philèbe de Platon, a pour fonction, en substance, de représenter Eudoxe, et qu’Eudoxe se fait gentiment taquiner d’un bout à l’autre (voir la pique finale en 67 b sur le fait de tirer des déductions du comportement des animaux). Il ne semble pas que nous ayons un seul titre d’un ouvrage qu’il aurait composé sur le sujet, et il est possible qu’il se soit contenté d’avancer oralement ses idées, encore que cette hypothèse ne soit pas indispensable. (En disant que Philèbe représente Eudoxe « en substance », je ne veux pas dire que Philèbe soit censé être un portrait d’Eudoxe, ni que sa position reflète d’une manière complète ou équitable la position d’Eudoxe. Philèbe est plutôt du genre grossier, ce qu’Eudoxe n’était pas, et son hédonisme est en fait une sorte de « plus petit commun dénominateur » de la position hédoniste la plus générale, qui ne passe pas par l’usage de certains arguments dont nous savons qu’ils sont propres à Eudoxe. J’avance seulement que c’est l’effort d’Eudoxe pour redonner vie à l’hédonisme à l’intérieur de l’Académie – et les tentatives de Speusippe pour s’y opposer – qui a poussé Platon à écrire c e dialogue).
Quant à Speusippe, sa doctrine est à coup sûr formulée principalement dans son traité Sur le Plaisir, peut-être pour répondre à la façon dont Eudoxe avait exposé sa doctrine ; mais son dialogue Aristippe traitait vraisemblablement du même thème : tout en mettant en scène Aristippe, disciple de Socrate et fondateur de l’école cyrénaïque, partisan notoire de l’hédonisme, il est certain que ce dialogue visait principalement Eudoxe. Je considère le Philèbe comme le commentaire et le jugement ironiques de Platon sur la dispute qui se déroulait entre deux de ses disciples les plus éminents. Rien, après tout, n’oblige à supposer que les idées de l’un et de l’autre n’ont été publiées qu’après la mort de Platon, ou même postérieurement à la composition du Philèbe – ce point aura son importance dans mon argumentation. On date généralement le Philèbe vers 355 av. J.-C., date à laquelle Speusippe avait déjà plus de cinquante ans (il serait né vers 410 av. J.-C.) et Eudoxe (né vers 390) était déjà probablement mort, puisqu’il mourut à environ trente-cinq ans.
8 EN, VII, 14, 1153 b 1-7 (= fr. 80 Tarán), et X, 2, 1173 a 5-28 (= fr. 81 Tarán).
9 Il est intéressant de noter, dans ce contexte, que l’un des rares aspects positifs rapportés par Diogène Laërce (qui s’appuie sur l’autorité d’un Diodore inconnu au livre I de ses Mémoires) dans sa consternante « vie » de Speusippe (IV, 2) est qu’il « a été le premier à discerner l’élément commun à tous les objets d’étude (en tois mathèmasi etheasato to koinon), et a tenté de les coordonner (synôikeiôse) autant que possible. » Ce Diodore est donc inconnu par ailleurs, mais le fait qu’il écrive des « mémoires » (apomnèmoneumata) où, au livre I, apparaît Speusippe, indiquerait peut-être qu’il s’agit d’un auditeur occasionnel de l’Ancienne Académie, et ne serait donc pas une mauvaise source.
10 Voir sur ce point mon article « Speusippus in Iamblichus », p. 325-332, où je m’efforce de défendre l’hypothèse de Philip Merlan (dans From Platonism to Neoplatonism, chap. V) contre le scepticisme de Leonardo Tarán, op. cit., p. 86-107.
11 Cf. Aristote Mét., I 6.
12 Plotin parle ici des vertus « civiques » (politikai) distinctes des vertus « cathartiques » ou « purifiantes ». Speusippe ne connaît pas cette distinction. Nous prendrons ici vertu « civique » au sens de vertu en général.
13 Aἱ [...] ἀρεταί [...] ϰαταϰοσµοῦσι µὲν ὄντως ϰαὶ ἀµείνους ποιοῦσιν ὁρίζουσαι ϰαὶ µετροῦσαι τὰς ἐπιθυµίας ϰαὶ ὅλως τὰ πάθη µετροῦσαι ϰαὶ ψευδεῖς δόξας ἀϕαιροῦσαι τῷ ὅλως ἀµείνονι ϰαὶ τῷ ὡρίσθαι ϰαὶ τῶν ἀµέτρων ϰαὶ ἀορίστων ἔξω εἰναι ϰαὶ τὸ µεµετρηµένον, ϰαὶ αὐταὶ ὁρισθεῖσαι.
14 EN, 1153 b 1-7 (= fr. 80 Tarán), 1176 a 5-28 (= fr. 81 Tarán).
15 Que Speusippe accepte ce fait (passablement évident) est attesté par l’exposé doxographique de Clément (fr. 77 Tarán), où il affirme que l’eudaimonia est un état que tous les hommes ont le désir d’atteindre (hès dè katastaseôs hapantas men anthrôpous orexin ekhein).
16 Mais voir plus bas, note 27, sur la fréquence suspecte des usages de khairein en Philèbe, 43-44.
17 « Eudoxos von Knidos, Speusippos, und der Dialog Philebos », Vierteljahrschrift für wiss. Philos. und Soziol. 27, 1903 (en part. p. 125-127).
18 Platon, Berlin, 1919, II, p. 272-273.
19 « Akademische Verhandlungen über die Lustlehre », Hermes 60, 1925, 444-481, en part. p. 452-453 et 470-474.
20 Greek Philosophy, I : Thales to Plato, p. 324 sq.
21 Plato, the Man and his Work, 4° éd., Londres, 1937, p. 409-410, p. 423 et n. 1, p. 434- 435 ; A Commentary on Plato’s Timaeus, Oxford, 1928, p. 455-456.
22 Plato 3 : The Dialogues, Second and Third Periods, Princeton, 1969, p. 330 et p. 540 n. 61.
23 L’Éthique à Nicomaque, 2e éd. Louvain-Paris, 1970, II, 2, p. 777, 788, 801.
24 Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg, 1966, p. 457 n. 157.
25 Platonismus und hellenistische Philosophie, Berlin, 1971, p. 205-209 et n. 88.
26 « Who were οἱ δυσχερεῖς in Plato, Philebus 44 sq. », Museum Helveticum 28, 1971, 2-20 et 181.
27 Auguste Diès, dans son édition du Philèbe (dans Platon, O.C., t. IX, 2e partie, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1941, Introd. p. lvii-lxii) le rejette lui aussi, mais pour des raisons que Tarán a raison d’écarter (« incompatible avec ce que nous savons du caractère de Speusippe par les sources »). Hackforth à son tour (Plato’s Examination of Pleasure, Cambridge, 1945, p. 87-88), refuse de faire coïncider la position des duskhereis avec c e qu’il pense savoir de la doctrine de Speusippe, et penche timidement pour l’hypothèse de Grote qui voit en eux des « amis pythagorisants » de Platon. Mais, comme je m’apprête à le montrer, il a tort d’établir un contraste absolu entre l’assertion des duskhereis selon laquelle le plaisir ne consiste qu’à éviter la douleur, et l’opinion de Speusippe que le plaisir, tout en étant bien réel, est un mal.
28 Une preuve remarquable en est son interprétation de la critique adressée à Speusippe par Aristote en Mét., 1092 a 11-17 (= fr. 43 Tarán), où Aristote tire comme conclusion polémique de la position de Speusippe que son premier principe « ne serait même aucune sorte d’être (hôste mède on ti einai to hen auto) ». En admettant même, comme l’affirme Tarán (et je ne suis pas d’accord), que le hôste avec l’infinitif implique que Speusippe n’a pas, quant à lui, tiré cette conclusion, cela ne suffirait pas à garantir que cela a bien été le cas. Je renvoie à ma discussion dans « Speusippus in Iamblichus » (cité note 3). Autre exemple : son traitement de la critique de Théophraste (Mét., 11 a 18-26 = fr. 83 Tarán) qui reproche à Speusippe d’avoir limité le bien dans l’univers à un tout petit lopin au milieu, avec d’immenses zones de mal de chaque côté. C’est là un télescopage malveillant de la doctrine voulant que le « bien » n’apparaisse qu’au niveau de l’âme, l’Un n’étant pas apte à être décrit comme « bien » (voir plus loin), avec la doctrine éthique du bien situé entre les maux jumeaux de la douleur et du plaisir. Tarán prend ceci bien trop sérieusement (op. cit. p. 444-449).
29 La traduction française traduit la traduction citée par J.Dillon, celle de J.C.B. Gosling, Plato, Philebus, Clarendon Press, Oxford, 1975. Ce qui explique la différence avec les traductions françaises existantes, tant celle de Diès que celle de Robin. N.D.T.]
30 Ce n’est évidemment par la première apparition de cet argument. Au livre IX de la République (583 c-585 a), Platon critique ceux qui affirment que le plaisir n’est que la cessation de la peine (paula lupès, lupès apallagè), alors que cela revient à peu près à considérer que l’on a atteint le sommet d’une montagne, par exemple, quand on n’est péniblement arrivé qu’à mi-pente. Mais ici, les adversaires sont bien plus vraisemblablement des hédonistes que des tenants de la position de Speusippe, à moins que cette position ne soit sérieusement déformée.
31 A cinq reprises entre 43 d 3 et 44 a 5, plus kharmonai une fois en 43 c 7.
32 C’est peut-être une traduction assez faible de auto touto agathon on. Plutôt : « étant exactement ce que c’est que d’être bon » ?
33 Le point précis de la répétition de duskhereis / duskhereia a été étudié de près par Malcolm Schofield dans son article « Who were οἱ δυσχερεῖς in Plato, Philebus 44 a sq.? », Museum Helveticum 28, 1971, 2-20. Sa thèse ne peut être prouvée, au sens strict, mais je trouve très intéressante l’idée que duskherès ait été connu comme l’adjectif préféré de Speusippe quand celui-ci voulait décrire une difficulté, et qu’il y ait là une petite pique que nous sommes priés d’apprécier (« nous », bien entendu, étant les auditeurs de l’Académie ou les lecteurs du dialogue). Assurément, les quatre emplois de duskher – par Aristote lorsqu’il discute les doctrines de Speusippe (Mét., 1086 a 2-5 ; 1090 a 7-10 ; 1091 a 33-b 1 ; 1091 b 22-5) viennent à l’appui de cette hypothèse.
34 La question de savoir ce que signifie la formule δεινοὶ λεγόµενοι τὰ ϰατὰ ϕύσιν est embarrassante. On considère souvent qu’elle renvoie à la connaissance de, ou à l’enthousiasme pour, ce que nous appellerions « la science de la nature ». Ce n’est pas certain, sans être pourtant exclu. Il serait aussi légitime de l’appliquer à ce que nous appellerions « les sciences humaines », y compris l’éthique. Je préfère y voir une pique aimable à l’égard de l’effort bien connu de Speusippe pour couvrir tous les rapports de tous les domaines du savoir entre eux (voir Diogène Laërce, IV, 2, et plus haut note 10) ; j’en rapprocherais volontiers l’affirmation suivante, critiquée par Aristote en An. Post., 97 a 6 sq. (= fr. 63 Tarán) : la connaissance de chaque chose exige la connaissance de ses differentiae vis-à-vis de toutes les autres, ce qui conduirait à la sorte de frénésie classificatoire moquée par Epicrate dans son célèbre fragment satirique (fr. 11 Kock), et exprimée dans les nombreux volumes de ses Homoia.
35 Le grec (to parapan hèdonas ou phasin einai) est loin d’être clair. Gosling préfère traduire par « qui nient absolument qu’ils [sc. les plaisirs naissant de la cessation du malheur] sont des plaisirs. » La phrase est cohérente, mais s’éloigne du sens naturel du grec. J’espère apporter une traduction compatible à la fois avec le grec et avec ce que crois être son véritable sens.
36 On trouve comme un écho de cet argument dans la remarque, faite apparemment en passant, de Socrate au début du Phédon (60 b) au moment où il se redresse sur son lit et se frotte les jambes qui viennent d’être retirées des fers : le plaisir et la douleur ressemblent à des frères siamois nés d’une racine commune.
37 La position de certaines « personnes raffinées » (kompsoi tines) pour qui, en 53 d, le plaisir est toujours un état qui vient à être (genesis) mais n’est jamais un être (ousia), pose un problème intéressant. L’argument original, selon lequel, le plaisir est « une sorte de mouvement plein de douceur, greffé sur la sensation », est à peu près certainement attribuable à Aristippe (cf. DL, II 85), et donc un argument hédoniste (voir l’excellent commentaire de Diès, op. cit. p. lvii-x) ; mais il est moins évident qu’Aristippe aurait aimé définir le plaisir comme genesis, ce qui prêterait le flanc à la contre-attaque que nous trouvons ici. L’identification de la kinèsis comme genesis semble être une déduction polémique. N’oublions pas, à ce propos, que Speusippe a composé un Aristippe (malheureusement nous ignorons si c’était avant ou après le Philèbe). Dans un ouvrage de ce genre il ne pouvait manquer de réfuter l’aspect essentiel de la position d’Aristippe. Je suggère que Platon emprunte ici un argument à Speusippe (encore que Socrate remercie ironiquement ceux qui ont d’abord avancé cet argument en 54 d 4-5 puisqu’ils ont fourni de quoi se réfuter eux-mêmes). En admettant que l’Aristippe de Speusippe soit jugé postérieur, il me semble qu’il a dû se servir de cet argument, d’où plus tard l’allusion chez Aristote en EN, 1152 b 12 sq.
38 S’il est permis de conclure sur une note impertinente, Diogène Laërce (mauvaise langue certes, mais rien ne dit qu’il se trompe) rapporte que le philosophe était « facilement coléreux et vulnérable aux plaisirs » (ὀργίλος ϰαὶ ἡδονῶν ἥττων ὖν). Si c’est le cas, il ne serait ni le premier ni le dernier des philosophes dont la vie privée n’était pas tout à fait à la hauteur de ses principes, même s’il faut dire que les exemples fournis par Diogène Laërce pour appuyer son affirmation sont parfaitement puérils et incohérents.
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