Limite et illimité chez les premiers philosophes grecs
p. 11-31
Texte intégral
1Je me propose ici d’examiner l’origine de la thèse selon laquelle toute la réalité est justiciable d’une explication à partir de deux principes métaphysiques fondamentaux, la limite et l’illimité. Je voudrais établir que l’initiateur de cette métaphysique fut Philolaos de Crotone dans la seconde moitié du cinquième siècle avant J.-C. Cependant, la position de cette thèse par Philolaos ne prend tout son sens que sur le fond sémantique constitué par l’usage que les philosophes grecs qui le précédaient faisaient de ces termes. En particulier, la manière dont il formule sa thèse montre qu’il répond à la première génération de penseurs qui succède à Parménide, penseurs tels qu’Anaxagore et Zénon. Je commencerai toutefois par la présentation la plus célèbre de cette thèse, celle de Platon dans le Philèbe, non pour voir comment Platon emploie lui-même ces principes, mais pour voir ce qu’il nous dit de leur origine.
I
2En Philèbe 16 c 5, Socrate décrit la thèse selon laquelle « les choses ont la limite et l’illimité en elles-mêmes par nature » comme un « don des dieux aux hommes » qui « a été lancé des hauteurs divines par quelque Prométhée ». Ce sont « les anciens » qui étaient « meilleurs que nous et vivaient plus près des dieux » qui l’ont ensuite transmise. Il y a un accord quasi universel pour admettre que les « anciens » auxquels Socrate se réfère ici sont les pythagoriciens. La seule interprétation divergente de ce passage est celle adoptée, entre autres, par Erich Frank1, selon laquelle les principes susdits étaient des produits de la pensée de la maturité de Platon et que leur attribution aux anciens était un stratagème typiquement platonicien consistant à avancer ses propres idées sous le couvert de quelques sages anonymes, et pas du tout une référence aux pythagoriciens ou à quelque autre groupe de penseurs. Cependant, l’interprétation de ce passage par Frank, aussi bien du reste que sa thèse générale sur le pythagorisme, est anéantie par le témoignage d’Aristote. Car Aristote énonce clairement et de manière répétée (par ex. Mét., 987 a 13, 986 a 19-20, 990 a 9) que la position des deux principes de la limite et de l’illimité était centrale dans le pythagorisme du cinquième siècle, donc bien antérieure à la rédaction du Philèbe. De plus, le fragment 1 de Philolaos, qui est maintenant communément considéré comme authentique2, énonce exactement cette thèse dans un langage plus archaïque :
Ce sont les illimités et les limitants qui ont, en s’harmonisant, constitué au sein du monde la nature, ainsi que la totalité du monde et tout ce qu’il contient3.
3Il n’y a donc pas le moindre doute que Platon fasse allusion aux pythagoriciens quand il parle de ces anciens qui ont pensé que la limite et l’illimité étaient inhérents aux choses. Cependant, la plupart des commentateurs vont plus loin et soutiennent que Platon attribue la thèse centrale du pythagorisme du cinquième siècle au maître lui-même, le grand Pythagore. Pourtant de sérieuses raisons d’en douter surgissent lorsque le passage du Philèbe et les postulats qui en commandent l’interprétation habituelle sont examinés de près.
4Dans le passage qui prépare 16 c 10, Socrate et Protarque discutent des problèmes de l’un et du multiple, en d’autres termes de la question de savoir comment la même chose peut-être dite à la fois une et multiple, et Socrate remarque qu’à son avis de tels problèmes sont inhérents à notre usage du langage et sont communément exploités par de jeunes sophistes désireux de troubler l’esprit de leur entourage. Protarque interroge alors Socrate sur une manière possible d’éviter de telles confusions et ce dernier lui déclare qu’il n’y a pas de plus belle méthode (ὁδός) que celle dont il est depuis toujours amoureux tout en reconnaissant qu’elle l’a souvent abandonné et laissé désorienté (16 b 7). A Protarque qui lui demande alors en quoi elle peut bien consister, il répond qu’il n’est pas difficile de la montrer, bien qu’il soit en revanche très difficile de la pratiquer. Et il poursuit de manière quelque peu étonnante en déclarant que toutes les choses découvertes dans la sphère des arts et des sciences (τέχνη) ont été portées à la lumière au moyen de cette méthode. Son interlocuteur réclame des éclaircissements supplémentaires et Socrate s’explique dans le passage en question :
Comme un don des dieux aux hommes, […] il fut lancé des hauteurs divines par quelque Prométhée en même temps que le feu éclatant (διά τινος Προµηθέως ἅµα ϕανοτάτῳ τινὶ πυρί). Et les anciens, étant meilleurs que nous et vivant plus près des dieux, nous ont transmis cette tradition que toutes les choses qui peuvent être dites exister sont faites d’un et de multiple et contiennent en elles-mêmes la limite et l’illimité originellement associés (πέρας δὲ ϰαὶ ἀπειρίαν ἐν αὑτοῖς σύµϕυτον ἐχόντων)4.
5Presque tous les interprètes de ce passage, au moins dans le monde anglo-saxon, s’accordent à penser que le Prométhée qui apporte aux hommes le présent des dieux ne peut être nul autre que le divin Pythagore, qui reçut des dieux l’intuition centrale de sa philosophie et la transmit à ses disciples, ces anciens auxquels Socrate se réfère. Deux des principaux commentaires philosophiques du Philèbe considèrent la référence à Pythagore comme évidente5. L’interprétation qui leur est commune semble s’appuyer sur deux présupposés :
- Platon voit en Pythagore une figure semi-divine qui a transmis une révélation divine à ses disciples.
- Platon reconnaît en Pythagore un philosophe de la nature.
6Ces présupposés sont-ils justifiés ? Le premier, qui fait de Pythagore le porteur d’une révélation divine des dieux aux hommes, dont toute vraie philosophie ne ferait que déployer le message, était à coup sûr largement répandu dans la tradition tardive du platonisme, comme l’a brillamment démontré Dominic O’Meara dans son livre Pythagoras Revived. De fait, O’Meara suggère que Numénius, au deuxième siècle après J.C., voit une allusion à Pythagore dans la mention de Prométhée par Platon dans le Philèbe, et O’Meara lui même estime que c’est là « une interprétation évidente et fort vraisemblable »6. Déjà, on le sait, des auteurs aussi anciens qu’Aristote et Aristoxène considéraient Pythagore comme divin. Aristote rapporte que les gens de Crotone l’appelaient l’Apollon Hyperboréen (Aelien, 2. 26, fr. 191 Rose) et Aristoxène déclare qu’il tenait sa doctrine de l’Oracle de Delphes (D.L., 8. 8)7. De plus, une des thèses les plus sensationnelles du livre fondamental de Burkert sur le pythagorisme est que cette interprétation de Pythagore n’est pas la simple création d’une tradition tardive mais remonte en réalité jusqu’à Speusippe, le premier successeur de Platon à la tête de l’Académie, et peut-être à Platon lui-même. Par conséquent, selon Burkert, il y avait déjà au quatrième siècle avant J.C. deux traditions concurrentes au sujet du pythagorisme : la tradition aristotélicienne, qui opérait une nette distinction entre les pythagoriciens et Platon, et la tradition académique qui voit dans le platonisme une élaboration de thèmes pythagoriciens. Cependant, il y a quelque difficulté à supposer que Platon ait pu adopter l’opinion selon laquelle Pythagore a reçu une révélation divine, à partir de laquelle, lui, Platon, développerait sa dernière philosophie.
7En effet, si Burkert accepte l’identification de la figure de Prométhée dans le Philèbe avec celle de Pythagore – et il n’est pas clair sur ce point8 –, cela entraîne de sérieux problèmes quant à son interprétation d’ensemble de Pythagore. Car, dans ce cas, il faudra estimer que Platon attribue l’intuition centrale de la tradition pythagoricienne à Pythagore lui-même et par conséquent voit en lui un philosophe de la nature. Or, c’est précisément le refus d’assimiler Pythagore à un philosophe de la nature qui est au cœur du livre de Burkert. Pythagore est un personnage shamanique et l’inventeur d’une manière de vivre, non un philosophe systématique. Plus grave, un des éléments les plus forts en faveur de cette vision de Pythagore est précisément un autre passage de Platon, le seul chez Platon où le nom de Pythagore soit cité. Dans le célèbre passage de République X, Pythagore, comme le souligne Burkert, n’est pas présenté comme un philosophe, c’est-à-dire quelqu’un qui a exposé une théorie sur la nature de la réalité, ni comme un personnage semi-divin, mais plutôt comme quelqu’un qui était vénéré pour avoir découvert une manière de vivre9. Il est appelé un ἡγεµὼν παιδείας et le découvreur d’un Πυθαγόρειος τρόπος τοῦ βίου (Rép., 600 a-b). Quand Platon discute, plus haut dans le dialogue, de travaux techniques pythagoriciens sur la musique, il se réfère aux pythagoriciens et non à Pythagore lui-même (530 d 5). Par conséquent l’image que nous avons de Pythagore et des pythagoriciens dans la République est tout à fait en accord avec ce que nous trouvons chez Aristote où toutes les doctrines philosophiques impliquant la limite, l’illimité, le nombre et l’harmonie sont assignées aux pythagoriciens du cinquième siècle et où Pythagore lui-même est à peine cité ou associé à des fables sans fondement. Mais cette vision de Pythagore soutenue par Aristote et par le Platon de la République ne s’accorde vraiment pas avec l’interprétation courante du Philèbe qui représente Pythagore comme un Prométhée tenant des dieux l’intuition philosophique centrale du pythagorisme du cinquième siècle. Par conséquent je voudrais montrer que la République nous donne une bonne raison de rejeter la seconde proposition sur laquelle repose l’interprétation habituelle de notre passage (à savoir que Platon considère Pythagore comme un philosophe de la nature) et certainement qu’elle ne contribue guère à étayer la première hypothèse (que Platon considère Pythagore comme une figure semi-divine). A ce point, il nous faut retourner au Philèbe pour voir si le passage peut-être lu d’une manière raisonnable sans recourir à ces deux présupposés discutables.
8De fait, si nous laissons de côté pour un moment Pythagore, l’enjeu principal du passage nous apparaît plus clairement. Platon est plus que tout soucieux de montrer que la méthode qu’il veut présenter est décisive pour l’ensemble des arts et des sciences (τέχναι). Il fait même cette déclaration frappante : toutes les découvertes qui ont été faites dans ce domaine doivent être attribuées à cette méthode. Il n’est donc pas surprenant que, lorsqu’il rend compte de l’origine de cette méthode, il la réfère au saint patron de toutes les τέχναι, Prométhée. Ainsi dans le Prométhée enchaîné, Prométhée déclare qu’il a donné le feu aux hommes et qu’ils tireront de celui-ci de nombreuses techniques (ἀϕ᾽οὗ γε πολλὰς ἐϰµαθήσονται τέχνας, 252-254). Quand Platon dit que la méthode qu’il va décrire a été lancée du haut des hauteurs divines par quelque Prométhée en même temps que le feu éclairant, il est en fait en train de dire que cette méthode a autant de prix pour les arts que le présent du feu lui-même, symbole du pouvoir technologique de l’humanité. Bien sûr, une méthode philosophique ne peut pas être attribuée au Prométhée de la tradition mythologique, c’est pourquoi Platon nous invite à envisager « quelque Prométhée », un Prométhée revu et corrigé qui, avec le feu, transmet une méthode philosophique. Sans doute y a-t-il une pointe d’amusement dans sa voix quand il le dit. Il me semble que cette façon d’interpréter l’invocation à Prométhée par Platon nous donne une lecture claire et vigoureuse du passage et que rien n’y figure qui nous contraigne de chercher et de trouver Pythagore ou qui que ce soit d’autre derrière l’allusion à Prométhée. Quelquefois Prométhée est tout simplement Prométhée. La seule chose qui pourrait nous contraindre à le faire (c’est-à-dire à soupçonner que celui-ci n’est qu’un masque), ce sont les deux postulats que j’ai isolés plus haut, mais j’espère avoir montré que Platon n’en fait vraisemblablement aucun usage, quoique la plupart des interprètes modernes aient beaucoup de peine à les chasser de leur esprit. La première mention de personnes pouvant être des figures historiques est la référence aux anciens. Ce sont vraisemblablement les pythagoriciens du cinquième siècle à qui Aristote attribue précisément cette doctrine, et Platon encore une fois use d’un ton d’une feinte solennité en les décrivant comme des « anciens »« vivant plus près des dieux »10. Puisque Philolaos semble être la source principale d’Aristote en ce qui concerne le pythagorisme du cinquième siècle, il est vraisemblable que Platon lui aussi s’y réfère dans ce passage du Philèbe. La référence à Philolaos dans le Phédon montre que Platon était bien au fait de son œuvre. Il est en vérité frappant que la dernière tradition platonicienne tende à associer ce passage plutôt plus étroitement à Philolaos qu’à Pythagore lui-même (Proclus, Plat. Théol., I, chap. 5, Syrianus, Met., 10. 2).
9 Parvenu à ce point, j’espère avoir montré que rien chez Platon ne suggère que le système de la limite et de l’illimité remonte jusqu’à Pythagore. Nous pouvons estimer par conséquent que Platon se réfère au système de Philolaos, système datant du cinquième siècle sur lequel Aristote semble à son tour s’appuyer dans sa description du pythagorisme. Mais quelle est la nature de ce système et quelle est son origine ? Avons-nous besoin d’accepter la plaisante fiction de Platon voulant qu’il nous vienne des dieux ou pouvons-nous expliquer comment il s’est développé à partir de la première philosophie grecque ? Certains, notamment Charles Kahn, ont réintroduit une fois de plus Pythagore dans cette histoire en soutenant que la combinaison de la limite et de l’illimité trouve tout son sens si on la situe très tôt dans la tradition de la philosophie grecque, juste après l’introduction de l’apeiron par Anaximandre11. Cependant je vais tenter de montrer que le postulat de la limite et de l’illimité comme étant en fait des principes d’égale valeur se conçoit mieux dans la seconde moitié du cinquième siècle, après l’œuvre d’Anaxagore et de Zénon.
II
10L’étude des origines du système métaphysique décrit dans les fragments de Philolaos n’est pas seulement un exercice d’histoire de la philosophie, elle fournit également un témoignage décisif sur ce qu’était vraiment ce système. Car, si Philolaos utilise clairement les limitants et les illimités comme principes fondamentaux, il ne définit pas précisément ces termes ni n’en donne d’exemples explicites. De sorte que même si nous pouvons tirer des fragments une représentation partielle du sens que Philolaos donnait à ces termes, leur emploi dans la première tradition philosophique nous fournit un témoignage important sur ce que vraisemblablement ils pouvaient signifier pour lui. Bien sûr, la présentation par Aristote du pythagorisme et l’utilisation par Platon de la limite et de l’illimité dans le Philèbe peuvent également nous aider à comprendre Philolaos, mais il est difficile de tirer de ces sources quelque chose qui soit historiquement exact. Platon se sert sans doute de ce système métaphysique pour des objectifs qui lui sont propres, et même si Aristote nous en offre certainement une présentation plus désintéressée, ce qu’il en dit n’en est pas moins une interprétation, et qui plus est quelque peu hostile.
11Je vais donc d’abord établir brièvement ce que l’on peut dire des limitants et des illimités sur la base des seuls fragments de Philolaos, et ensuite examiner le rôle de la limite et de l’illimité dans la philosophie grecque avant Philolaos, afin d’élucider davantage leur fonction chez ce dernier. Le fragment 1 de Philolaos, qui est aussi la première phrase de son livre, énonce brièvement les points essentiels de sa métaphysique :
Ce sont les illimités (ἐξ ἀπείρων) et les limitants (περαινόντων) qui ont, en s’harmonisant (ἁρµόχθη), constitué au sein du monde la nature, ainsi que la totalité du monde et tout ce qu’il contient.
12Il y a trois choses qu’il faut ici souligner. Premièrement, Philolaos ne fait pas référence à des principes abstraits, le limité et l’illimité, comme le fait Platon dans le Philèbe (πέρας, ἀπειρία) et comme le fait Aristote dans sa description du premier pythagorisme (τὸ πεπερασµένον, τὸ ἄπειρον). Au contraire, il parle des limitants et des illimités au pluriel comme d’autant de constituants du cosmos et de tout ce qu’il contient. Il pense le monde comme une combinaison de choses limitantes et de choses illimitées de la même façon qu’Empédocle le pense comme une combinaison de terre, d’air, de feu et d’eau. Il ne fait pas davantage une analyse du monde en termes de matière et de forme. En adoptant la terminologie élaborée par Mourelatos, il est encore aux prises avec « une métaphysique naïve des choses »12. Deuxièmement, il se réfère aux « limitants » en utilisant le participe actif au pluriel (περαίνοντα) et non pas au limité en utilisant un participe parfait au singulier, comme le fait Aristote (πεπερασµένον, Mét., 987 a 16). Troisièmement, les choses limitantes et les choses illimitées ne suffisent pas à expliquer à elles seules le cosmos. Elles ont besoin d’être accordées ensemble (ἁρµόχθη).
13Ce dernier point apparaît plus clairement encore dans le fr. 6 :
Puisque ces principes (ἀρχαί : limitants et illimités) préexistaient et n’étaient ni semblables (ὁµοῖαι) ni même apparentés, il eût été impossible pour eux d’être ordonnés (ϰοσµηθῆναι) si une harmonie (ἁρµονία) ne s’était ajoutée à eux…
14Dans la seconde moitié du fragment, Philolaos propose un exemple d’une telle harmonie, ce qui donne également quelque indication sur ce qu’il pouvait vouloir dire par limitants et illimités. Il apparaît que l’harmonie ici désignée est l’échelle diatonique, analysée en termes de rapports entre nombres entiers composant le ton entier, la quarte, la quinte et l’octave (« l’amplitude de l’harmonie est la quarte et la quinte »). Cet exemple est frappant, parce que c’est précisément un de ceux qu’utilise Platon pour illustrer ses principes de la limite et de l’illimité (Philèbe, 17 b sq.). Dans le cas de Philolaos, il n’y a pas d’indication explicite quant au rôle exact que les limitants et les illimités jouent dans son exemple, mais il paraît naturel de supposer que l’illimité est le continu sonore tandis que les tons spécifiques repérés sur ce continu forment les limitants. Le rôle de l’harmonie est de déterminer un arrangement agréable et spécifique de ces limitants repérés sur le continu, c’est-à-dire de constituer une échelle musicale.
15Le seul autre indice de ce que Philolaos entend par limitants et illimités se trouve dans le fragment 7. Ce fragment se situait au début de l’exposé par Philolaos de la genèse du cosmos :
La première chose qui est harmonisée (ἁρµοσθέν), l’un qui est au centre de la sphère, est appelée le foyer.
16Le foyer qui est au centre du cosmos de Philolaos est le fameux feu central autour duquel gravitent la terre, le soleil, la lune, la contre-terre et cinq planètes. Ce qu’il est important de remarquer ici est que Philolaos désigne le feu central comme quelque chose d’harmonisé. Selon le fragment 1, il devrait s’agir de l’harmonisation d’un limitant et d’un illimité, mais une fois de plus, il n’y a pas d’indication directe de ce que sont le limitant et l’illimité. Mon hypothèse est qu’ils sont désignés par le nom même de « feu central ». Le feu est l’illimité qui est limité par le limitant « centre d’une sphère ».
17Avec l’introduction de l’harmonie dans le système de Philolaos, le nombre et les préoccupations épistémologiques font également leur entrée. Dans le cas de l’échelle diatonique, les tons spécifiques limitants repérés sur le continu sonore illimité ne sont pas distribués au petit bonheur mais selon les fameuses proportions de nombres entiers qui déterminent les intervalles de l’octave (2/1), de la quarte (4/3) et de la quinte (3/2). Je considère ici que Philolaos voyait le cosmos également comme une combinaison d’illimités tels que le feu, l’eau etc. et de structures limitantes comme la sphère. La structure du cosmos était donc articulée en fonction de relations numériques spécifiques, bien qu’à ce propos Philolaos ne propose pas de nombres précis. De plus, Philolaos semble avoir soutenu que c’est précisément par notre compréhension de la structure numérique des choses que nous pouvons obtenir de celle-ci une ferme connaissance. Il déclare aussi dans le fragment 4 :
Et de fait, toutes les choses connaissables possèdent un nombre. Car il n’est pas possible que quelque chose puisse être conçu ou connu sans lui.
18Considérons maintenant le dernier aspect de l’emploi par Philolaos des limitants et des illimités, avant de nous tourner vers ses prédécesseurs. Le fragment 2 contient certains éléments de son argumentation à propos de ses principes et les présupposés qui y sont inclus peuvent nous informer sur le contexte à l’intérieur duquel il les développe. Je voudrais faire deux remarques. Premièrement, Philolaos semble admettre comme une vérité logique que « les choses qui sont » (τὰ ἐόντα : ce qui doit probablement se comprendre comme « les choses qui sont réellement » ou « les puissances élémentaires »13) doivent être rangées dans une de ces trois classes : elles doivent être « ou bien limitantes, ou bien illimitées, ou bien à la fois limitantes et illimitées », ce qui suggère un contexte dans lequel le contraste entre ce qui limite et ce qui est illimité en tant que concepts séparés et d’égale valeur a été clairement mis en lumière. Deuxièmement, Philolaos semble prendre pour un adversaire celui qui a soutenu que toutes choses sont illimitées. Ainsi, dans le fragment 2, après avoir énoncé les trois possibilités logiques en vertu desquelles les choses doivent être « ou bien limitantes, ou bien illimitées, ou bien à la fois limitantes et illimitées », il affirme catégoriquement que les choses « ne sont en aucun cas seulement illimitées ». Les commentateurs ont souvent voulu insérer dans le texte l’affirmation parallèle que les choses « ne sont en aucun cas limitantes seulement », mais il n’y a aucune autorité textuelle pour cela. De plus, cette concentration de l’argumentation de Philolaos sur ceux qui cherchent à expliquer le monde seulement en termes d’illimités apparaît à nouveau dans le fragment 3, où l’aspect épistémologique de sa pensée revient également : « aucune chose ne sera capable de connaître (τὸ γνωσούµενον) si toutes choses sont illimitées ». Maintenant que j’ai rassemblé les témoignages fondamentaux sur l’emploi des limitants et des illimités chez Philolaos et indiqué les difficultés soulevées par ces témoignages, je dois me tourner vers la façon dont la première philosophie grecque se servait de ces termes, afin d’une part d’élucider ce qu’ils signifient chez Philolaos et d’essayer d’autre part de jeter un peu plus de clarté sur ce qui l’a conduit à adopter les limitants et les illimités à titre de premiers principes.
III
19Il n’est pas de concept plus central dans la première philosophie grecque que celui de l’illimité. Que ce soit déjà là le jugement d’Aristote est ce qui ressort clairement du livre III, chapitres 4-8, de la Physique. En 203 a Aristote affirme que « tous ceux qui ont touché valablement à cette sorte de philosophie [c’est-à-dire à la physique] ont discuté de l’illimité, et tous le posent comme une espèce de principe des choses qui sont ». Le rôle de l’illimité dans la première philosophie grecque constitue en réalité un thème vaste et complexe14 et, dans cet exposé, je peux seulement tenter de saisir les fils directeurs pouvant nous permettre de comprendre Philolaos. Qui plus est, dans ma tentative pour en donner une vue d’ensemble, je ne pourrai présenter en détail toutes mes interprétations de points particuliers des différentes doctrines présocratiques, bien que les controverses surgissent à chaque tournant. Dans la dernière partie de cet exposé, je discuterai quatre aspects importants du développement des concepts d’illimité et de limite dans la première philosophie grecque avant Philolaos, avant de conclure en montrant comment ce dernier a adapté cette tradition et y a réagi pour construire son propre système de principes.
20Premièrement, l’adjectif ἄπειρος est utilisé de manière répétée pour décrire la source générative à partir de laquelle le cosmos s’est formé à l’origine et qui maintenant encore l’enveloppe. La plupart du temps, ἄπειρος est utilisé comme adjectif pour décrire le matériau originaire du cosmos. Le témoignage de Thalès est trop discutable pour être certain, mais il se peut qu’il ait décrit l’eau ayant donné naissance à la terre comme ἄπειρον (A 13 ; Aristote, Physique, 203 a 18). D’un autre côté, il est tout à fait vraisemblable qu’Anaximène ait décrit l’air – d’où toutes les autres choses tirent leur origine par les processus de condensation et de raréfaction – comme ἄπειρον (A 7), et Xénophane nous dit en propres termes que la terre s’étend ἐς ἄπειρον (B 28). Mais l’emploi le plus important et le plus célèbre de cet adjectif est celui d’Anaximandre qui semble n’avoir nommé le point de départ du cosmos ni terre ni air ni eau ni aucun autre matériau spécifique mais précisément τὸ ἄπειρον.
21 On rencontre des difficultés considérables pour déterminer de façon précise ce qu’Anaximandre et les autres penseurs voulaient signifier par l’adjectif ἄπειρον, difficultés qui sont accrues par le fait que c’est seulement dans le cas de Xénophane que le mot apparaît dans un fragment authentique et non dans un témoignage tardif. Cependant, je suis convaincu par les arguments de Charles Kahn selon lesquels l’emploi de ce mot dans la poésie grecque archaïque suggère que son sens originel était « ce qui ne peut être entièrement parcouru » plutôt que « ce qui n’a pas de limites », et qu’il est donc formé avec l’alpha privatif ajouté au verbe περαίνω (passer à travers ou au-delà) plutôt qu’avec l’alpha privatif ajouté à πέρας (« limite »). Ce qui expliquerait les descriptions épiques de la mer et de la terre comme ἄπειρον, lesquelles, bien qu’elles possèdent manifestement toutes les deux des limites, ne peuvent, aux yeux des anciens, être traversées dans leur totalité par des mortels. Aristote semble également avoir cette compréhension originelle d’ ἄπειρος, puisqu’il glose ce terme par le mot ἀδιεξίτητος (Physique, 204 a 14). En conséquence, Kahn conclut que « l’ ἄπειρον d’Anaximandre est en premier lieu une masse énorme inépuisable s’étendant dans toutes les directions »15. Anaximène pense cette masse comme air et Xénophane la pense probablement comme terre. Quoique cela semble la meilleure explication du sens premier d’ ἄπειρος, il est vraisemblable que le mot en est aussi venu à être entendu comme « ce qui est sans limite » et que, même chez Anaximandre, il peut avoir revêtu ce sens spécifique de ce « qui est sans limite interne ou définition », de sorte que τὸ ἄπειρον n’était pas seulement une masse inépuisable mais aussi une masse indéterminée.
22Cependant, ce que je veux souligner à présent est que l’adjectif ἄπειρος ne marque pas seulement une masse qui s’étend sans fin mais aussi l’inépuisable source du pouvoir générateur dans le cosmos. Les témoignages concernant l’ ἄπειρον d’Anaximandre le mettent en relation de manière cohérente avec le pouvoir générateur du cosmos. C’est à partir de lui que toutes choses viennent à l’être et c’est en lui qu’elles périssent (A 14, A 11). Le même lien se trouve chez Anaximène pour lequel les témoignages soulignent l’aspect générateur de l’air illimité comme « ce à partir de quoi se produisent toutes les choses qui viennent à être » (A 7). Cela suggère que l’une des raisons principales pour attribuer au monde une source ἄπειρος est de garantir que la génération ne s’arrêtera pas, et c’est, de fait, selon Aristote, une des raisons principales pour laquelle les premiers philosophes grecs estimaient nécessaire de poser un corps illimité, c’est-à-dire « un corps qui, par cette seule condition, ne pourrait jamais faire cesser la génération et la corruption » (Physique, 203 b 18-19). Puisqu’il s’agit ici de la formulation aristotélicienne de la matière, nous serions en droit de nous demander si le rapprochement était explicitement fait par les premiers philosophes grecs, et de soupçonner que sa présence dans les comptes rendus doxographiques reflète tout simplement une influence aristotélicienne. Cependant, nous trouvons une preuve explicite de cette connexion dans les fragments de Xénophane, qui écrit une génération après Anaximène. Le fragment 28 nous dit que la terre s’étend ἐς ἄπειρον, mais la même terre est décrite au fragment 27 comme la source génératrice de toutes choses « car toutes choses proviennent de la terre et toutes choses trouvent leur fin dans la terre ». Ma première conclusion est donc que, pour les premiers penseurs grecs, appeler quelque chose ἄπειρος ne le caractérise pas seulement comme une masse qui ne peut être traversée mais aussi comme une source inépuisable de génération.
23Mon second point est le suivant : même si, dès le début, un contraste est établi entre cette source inépuisable et le cosmos limité, et si donc la limite est reconnue comme un concept important, il n’en reste pas moins que celle-ci ne peut, en aucun sens, être mise sur un pied d’égalité avec ce qui est illimité. Pour les premiers présocratiques, ce qui est limité est le parasite de l’illimité et n’est en fait qu’une des choses engendrées à partir de l’illimité. Ce qui est illimité demeure identique à soi, tandis que ce qui est limité est dérivé. Nous pouvons voir le contraste entre la limite et l’illimité dans le premier texte authentique d’un penseur présocratique où le mot ἄπειρος apparaît, le fragment 28 de Xénophane.
La limite (πεῖρας) supérieure de la terre est perçue à nos pieds, se dressant contre l’air, tandis que vers le bas elle se poursuit sans limite (ἐς ἄπειρον)16.
24Les témoignages sur le cosmos d’Anaximandre invitent à penser qu’il était rempli de limites, étant disposé selon des proportions numériques, de telle façon par exemple que le diamètre du soleil est 27 fois supérieur à celui de la terre, quoique ce point soit controversé (A 11, A 21). Pour Anaximène, le processus de condensation et de raréfaction par lequel le cosmos est créé à partir de l’air peut être considéré comme établissant des limites. Cependant, en dépit de la présence de limites dans le cosmos chez chacun de ces penseurs, c’est l’illimité qui est le concept positif, et c’est à lui que se rapportent les attributs de la puissance et de la divinité. Ainsi Aristote, en Physique, 203 b 10 sq., rapporte-t-il que τὸ ἄπειρον signifiait pour ceux qui en faisaient un principe « ce qui embrasse et gouverne tout » (περιέχειν ἅπαντα ϰαὶ πάντα ϰυβερνᾶν) et qu’Anaximandre soutenait qu’il était « immortel » (ἀθάνατον) et « indestructible » (ἀνώλεθρον).
25La confirmation de la primauté de ce qui est ἄπειρος sur ce qui possède une limite se rencontre aussi chez un autre des premiers penseurs grecs qui n’est pas souvent cité dans les discussions sur l’illimité, Héraclite. Quoique le mot ἄπειρος ne figure pas dans les fragments d’Héraclite qui nous sont parvenus, le concept est clairement présent. Au fragment 45, Héraclite nous dit :
Tu ne saurais découvrir les limites (πείρατα) de l’âme en cheminant, même si tu parcours toute route, tant est profond le logos qu’elle renferme.
26C’est précisément l’absence de limites qui compte encore ici. Héraclite s’est emparé des connotations positives de l’illimité que les premiers penseurs avaient attachées à un principe matériel et les a appliquées à l’âme, de sorte qu’en un sens elle joue chez lui le rôle de l’arkhè milésienne17. Par ailleurs, à la lumière de ses remarques sarcastiques bien connues sur Xénophane (B 45), il est tentant de penser qu’il le réprimande ici pour avoir supposé que c’est la terre qui s’étend vers le bas ἐς ἄπειρον, alors qu’en réalité c’est la profondeur de l’âme qui ne peut être sondée. Il y a également un autre sens selon lequel l’âme est l’arkhè génératrice de la philosophie d’Héraclite, perceptible dans cette proposition célèbre « je me cherchais moi-même » (B 101). Une grande part de la philosophie héraclitéenne est fondée sur l’exploration des liens logiques entre concepts découverts au sein de l’âme et il existe sûrement un parallèle entre le logos profond qu’il prête à l’âme et le logos qui contrôle le cosmos.
27Le concept d’apeiron apparaît chez Héraclite en un autre endroit, dans un de ces passages où il affirme l’unité des opposés : « Le commencement et la fin (πέρας) sont communs dans le cas de la circonférence d’un cercle » (fr. 103). Cela semble vouloir dire que n’importe quel point pris sur un cercle peut être aussi bien considéré comme sa fin que comme son commencement. En ce sens, un cercle est sans fin ni commencement, et par conséquent illimité. Ce lien entre l’illimité et le circulaire est aussi mentionné par Aristote (Physique, 207 a). Mais il importe de noter que le fragment 103 laisse entendre qu’Héraclite pouvait avoir envisagé à titre d’illimités beaucoup d’autres continus illustrant le thème de l’unité des opposés. C’est ce qui apparaît par exemple dans le célèbre fragment décrivant le chemin qui monte et qui descend comme un et identique (B 60) et dans les fragments décrivant le cycle cosmique, tel le fr. 126 : « le froid devient chaud, le chaud froid, l’humide s’assèche, le sec s’humidifie ». Dans chaque cas, un couple d’opposés définit un continu, le chaud et le froid forment un continu de chaleur dans lequel il n’y a pas de commencements ou de fins définis, à l’instar du cercle. Et de même que le cercle, chacun de ces continus pourraient peut-être être désignés comme ἄπειρος. C’est le conflit dans ces différents domaines d’apeira qui engendre le cosmos, « toutes choses viennent à être selon le conflit » (B 80), de sorte que l’apeiron est à nouveau relié à la génération. Certes, Héraclite touche également au thème de la mesure à propos de ce conflit, quand il évoque le « feu toujours vivant, s’enflammant en mesure, et s’éteignant en mesure » (B 30), et les notions de limitation jouent un rôle dans son cosmos comme elles le faisaient dans celui d’Anaximandre, mais au fond, pour lui comme pour Anaximandre, c’est encore ce qui est illimité qui a la plus grande valeur et à partir de quoi le cosmos émerge. « Il n’y a pas de limites dans l’âme si profond est son logos ». Ma deuxième conclusion est donc que, pour ce qui est de la première tradition grecque, l’illimité est fondamentalement premier par rapport à ce qui est limité.
28Un important défi a cependant été lancé à ce paradigme, celui de Parménide, et ce sera mon troisième point. Pour Parménide, ce qui est précieux n’est plus ce qui embrasse tout, ou ce qui est inépuisable, mais ce qui est complet, parfait et achevé. Parménide se réfère de manière constante aux limites, non pour les nier comme l’avait fait Héraclite dans sa description de l’âme, mais pour les affirmer dans les termes les plus clairs possibles.
Il est immobile enfermé dans les limites (πείρασι) de liens formidables (B VIII, 26).
Nécessité la puissante le retient dans les liens de la limite (πείρατος, B VIII, 30-31).
Mais puisqu’il y a une limite (πεῖρας) ultime, il est complet de tous côtés comme la masse d’une sphère bien arrondie (B VIII, 42-43).
Égal à lui-même en toutes les directions, il se tient uniformément dans ses limites
(πείρασι, B VIII, 49).
29La controverse est énorme sur ce qu’il faut entendre par le « il » décrit par Parménide et sur le fait de savoir s’il doit être compris littéralement comme sphérique. Je ne peux me lancer ici dans ces problèmes. Pour le but que je me suis fixé, il importe seulement de remarquer que nous ne trouvons aucun indice dans ces textes sur ce qu’est l’ ἄπειρον chez Parménide. Une révolution a eu lieu. Ce qui est indestructible (ἀνώλεθρον, B VIII, 3) est maintenant ce qui est complet et totalement défini plutôt que l’ ἄπειρον toujours inachevé. L’explication des raisons pour lesquelles Parménide a été conduit a adopter la complétude et l’achèvement comme caractères centraux de la réalité plutôt que l’absence de limites, qui dominait dans la tradition précédente, fait intervenir des éléments très complexes. Je suis d’accord avec Mourelatos18 pour reconnaître que l’insistance sur la complétude est probablement la conséquence des préoccupations de Parménide concernant des questions d’épistémologie et d’intelligibilité. C’est le déterminé et le complet qui est intelligible, non l’indéterminé. « Car vous ne pouvez connaître ce qui n’est pas (car il n’est pas complet) ni ne pouvez le désigner » (B II, 7-8). Pour Parménide, l’affirmation d’Héraclite selon laquelle l’âme n’a pas de limites signifie que « c’est une voie d’où nul secours ne pourra venir » (B II, 6).
30C’est avec Zénon que la portée des réflexions parménidiennes sur la limite devient manifeste et que le contraste entre la limite et l’illimité franchit une nouvelle étape importante. Chez Zénon, la limite et l’illimité sont placés au même niveau et utilisés comme des classes mutuellement exclusives permettant d’engendrer les paradoxes sur le multiple. Si nous posons que les choses sont multiples, elle se trouveront être à la fois limitées et illimitées, ce qui est considéré comme impossible.
Si elles sont plusieurs, il est nécessaire qu’elles soient autant qu’elles sont, ni plus ni moins. Mais si elles sont autant qu’elles sont, elles seront limitées (πεπερασµένα). Si elles sont plusieurs, les choses sont illimitées (ἄπειρα), car il y a toujours d’autres choses entre celles qui sont, et par suite elles sont illimitées
(ἄπειρα, B 3).
31Ma troisième conclusion est donc que, pour Parménide et Zénon, la limite n’est plus comprise comme dépendante ou dérivée de ce qui est illimité. En fait Parménide semble bannir de la réalité ce qui est illimité. Zénon traite quant à lui chaque membre du couple comme jouissant d’un statut équivalent, mais ce sont pour lui uniquement des outils logiques et ils n’ont pas encore accédé au statut de principes susceptibles d’expliquer le monde.
32Mon quatrième et dernier point au sujet de la tradition dont s’inspire Philolaos est que, compte non tenu de Parménide, l’essai le plus audacieux, à la portée la plus grande pour exploiter le concept de l’illimité se rencontre chez Anaxagore, qui vécut dans la génération qui suivit celle Parménide et précéda celle de Philolaos. Anaxagore répond aux problèmes soulevés par Parménide et relatifs à la génération d’une manière assez paradoxale, par l’utilisation la plus radicale du pouvoir générateur de l’illimité que nous avons vu plus haut. La théorie anaxagoréenne de la matière est extrêmement controversée, mais on peut faire quelques remarques. De même que pour Parménide, où que l’on se dirige, on rencontre des limites et des liens, de même, dans les fragments d’Anaxagore, il semble impossible d’échapper à l’illimité. Par exemple, mais ce n’est qu’un début, Anaxagore soutient que ce qui entoure le cosmos, τὸ περιέχον, est illimité (B 2) exactement comme c’était le cas pour les Milésiens. Et plutôt que de postuler un seul élément illimité à partir duquel le monde se forme, il paraît présupposer un nombre illimité d’éléments dont chacun est infini en petitesse, c’est-à-dire admet une division à l’infini. Il l’énonce énergiquement dans la première phrase de son livre : « toutes choses étaient ensemble illimitées en multitude et en petitesse » (ἄπειρα ϰαὶ πλῆθος ϰαὶ σµιϰρότητα, B 1). Le cosmos se constitue à partir de ce mélange de toutes choses, de sorte qu’à nouveau l’illimité est à la source de la production de tout ce qui est. Cependant, en raison des nouvelles applications du concept, on peut dire qu’il existe un sens dans lequel rien ne vient à l’être de manière absolue à partir de l’illimité. Puisque devient « éléments » la multitude illimitée des choses dans le monde, il ne peut se faire que des choses proviennent d’autres éléments, et puisque chaque chose est infiniment divisible, une partie de chacune se trouve dans toutes les autres. L’apparente genèse d’une chose à partir d’une autre est simplement la séparation de ce qui était déjà là. Plutôt qu’une seule masse infinie, comme dans la tradition antérieure, Anaxagore nous présente un nombre illimité d’éléments. Mais Anaxagore n’en a pas encore fini avec l’illimité. La plus grande nouveauté de son système est peut-être l’introduction de « l’intelligence » (νοῦς), laquelle est décrite comme contrôlant la révolution du cosmos qui entraîne la séparation des choses à partir du mélange originel. Au fragment 12, Anaxagore soutient que l’intelligence aussi est ἄπειρον. Il semble difficile de définir exactement le rôle que joue l’intelligence dans son système cosmologique, mais il est étonnant de constater que, tout comme chez Héraclite où l’âme est apeiron, Anaxagore considère le pouvoir cognitif du νοῦς comme illimité. Ma quatrième conclusion est donc que c’est dans l’œuvre de ce dernier, appartenant à la génération précédant celle de Philolaos, que figure l’emploi le plus élaboré du concept d’illimité, et que c’est chez lui que nous trouvons la première postulation explicite d’une pluralité d’ ἄπειρα à la place d’une seule masse ἄπειρον.
IV
33Pour conclure, je vais faire retour à Philolaos afin de voir quelle lumière ces quatre caractéristiques de la première tradition peuvent jeter sur ce qu’il appelle « limitants » et « illimités », et de comprendre ce qui l’a conduit à en faire des principes métaphysiques centraux. Premièrement, il est clair que Philolaos a accepté la première caractéristique de la tradition précédente – le pouvoir générateur de ce qui est ἄπειρον. Deux aspects de son système le montrent sans équivoque. Tout d’abord, dans la cosmologie de Philolaos exactement comme dans celle d’Anaxagore, ce qui entoure le cosmos est ἄπειρον. Si le processus cosmogonique commence chez Philolaos avec le feu central, lors de l’étape suivante l’illimité est clairement représenté comme enveloppant le cosmos naissant. Aristote rapporte « qu’à partir de l’illimité le temps et le souffle furent introduits, en plus du vide » (fr. 201, cf. Mét., 1091 a 15 et Huffman, Philolaus of Croton, p. 202 sq.). Il est tentant de lire ce témoignage d’Aristote comme signalant également que le temps, le souffle et le vide ont été conçus comme ἄπειρα, puisqu’ils ont été tirés de l’ ἄπειρον enveloppant. Deuxièmement, Philolaos parle à plusieurs reprises de choses qui, dans le cosmos, sont formées à partir d’illimités (έξ ἀπείρων, fr. 1, 2 et 6) de sorte qu’il est clair que même à l’intérieur du cosmos les illimités sont une source génératrice. Le lien avec Anaxagore est particulièrement étroit ici en ce que, comme chez Anaxagore, il y a une pluralité d’ ἄπειρα plutôt qu’une seule masse ἄπειρον. Et il paraît à coup sûr plausible que les lecteurs de l’Antiquité devaient comprendre les ἄπειρα multiples de Philolaos à la lumière de ceux d’Anaxagore. Par conséquent, les éléments qu’Anaxagore appelle spécifiquement ἄπειρα (c’est-à-dire l’air, l’éther, la terre, le sec et l’humide, le chaud et le froid, le brillant et le sombre) sont d’excellents candidats pour ce que Philolaos signifie par illimités, en plus des candidats identifiés plus haut (c’est-à-dire le feu, le continu tonal, le souffle, le temps, le vide). Par conséquent, jusqu’à un certain point, Philolaos reprend à son compte le concept de l’illimité le plus élaboré figurant dans la tradition antérieure, celui d’Anaxagore, concept que j’ai esquissé plus haut dans mon quatrième point à propos de la pensée présocratique.
34Néanmoins, Philolaos présente une critique décisive du second thème principal de cette tradition. Il rejette l’opinion selon laquelle l’illimité est premier par rapport à la limite, laquelle serait dérivée et parasite. Je voudrais insister sur le fait que, sous l’influence de la pensée de Parménide et de Zénon telle qu’elle a été présentée quand j’ai traité de mon troisième point, Philolaos en est venu à considérer que la limite ne pouvait être confondue avec l’illimité. Alors que depuis le temps d’Anaximandre l’ ἄπειρον était considéré comme divin, parce qu’inépuisable et jamais achevé, avec le nouveau modèle de Parménide, la réalité ultime est située dans ce qui est achevé et parfait. Parménide n’admettait comme réel que ce qui est limité, Zénon utilisait la nouvelle opposition radicale entre la limite et l’illimité pour engendrer ses paradoxes, mais c’est Philolaos qui a montré que, autant que ce qui est illimité, ce qui limite est un constituant fondamental du monde. La reconnaissance par Philolaos que ce qui limite et ce qui est illimité sont deux choses totalement distinctes et indépendantes l’une de l’autre s’énonce très clairement au fragment 6, où il dit que « ces principes [ἀρχαί : limitants et illimités] préexistaient et n’étaient ni semblables (ὁµοῖαι) ni même apparentés ». Au fragment 2, il affirme que les limitants et les illimités ne peuvent dériver l’un de l’autre.
Car certaines d’entre eux [c’est-à-dire les choses dans le monde] provenant de [constituants] limitants limitent, d’autres provenant de constituants limitants et illimités à la fois limitent et ne limitent pas, et d’autres, constituées d’illimités, seront manifestement illimitées.
35C’est là une critique renversante de l’ancienne tradition. Philolaos objecte en fait à Anaximandre que ce qui procédera de son ἄπειρον sera « manifestement illimité » : la structure mathématique de son cosmos ne peut pas plus provenir de l’ ἄπειρον que les mesures d’Héraclite ne peuvent émerger des profondeurs illimitées de l’âme. La première phrase du fragment 2 souligne encore ce point capital :
Il est nécessaire que les choses qui sont soient ou bien limitantes, ou bien illimitées, ou bien encore limitantes et illimitées, mais jamais seulement illimitées.
36Ce qui est seulement illimité n’est pas adéquat pour expliquer la structure du monde que nous rencontrons.
37S’il est vrai que Philolaos est particulièrement proche d’Anaxagore dans sa conception de ce qui est illimité, il n’en est pas moins vrai qu’il prend le système d’Anaxagore comme cible privilégiée de son attaque envers le caractère inadéquat des principes. Ainsi que nous l’avons vu, les principes explicatifs d’Anaxagore sont tous de nature illimitée, même si celui-ci est célèbre pour avoir introduit le νοῦς, principe de connaissance et de mise en ordre. Or, au fragment 3, Philolaos lui rétorque : « Il n’y aura aucune chose capable de connaître, si toutes choses sont illimitées ». Il entend par là que l’acte de connaissance est en lui-même un acte de limitation, idée dont il pourrait être redevable aux intérêts épistémologiques de Parménide, qui liait l’intelligibilité à la détermination et à la limite. Philolaos a donc compris qu’aucun nombre d’illimités, même le nombre illimité qu’Anaxagore postule, ne pourrait expliquer l’émergence d’un principe limitant tel que l’intelligence.
38Nous sommes désormais en mesure d’expliquer une dernière difficulté à propos du système de Philolaos. Dans la précédente tradition, ἄπειρος était typiquement utilisé comme un adjectif pour décrire ou bien un élément unique comme l’air ou la terre ou bien les éléments illimités d’Anaxagore. Dans chacun de ces cas, l’épithète souligne le caractère inépuisable et la puissance génératrice de l’élément, qui cependant reste principalement défini par ce qu’il est (à savoir terre, air…). Quoique nous ayons réussi à trouver quelques exemples de ce que Philolaos voulait dire par limitants et illimités, je pense que ce n’est pas par hasard si, dans les premiers énoncés de sa thèse, il ne mentionne pas de genres spécifiques de limitants et d’illimités. Pour Philolaos, ce qui est fondamental à leur sujet n’est pas qu’ils soient eau, feu, ou encore centre, mais précisément que les illimités ne soient en eux-mêmes définis par aucune structure ou quantité, mais fournissent au contraire les continus susceptibles d’une telle détermination, tandis que les limitants établissent des limites au sein de ces continus. Aristote a relevé ce trait de la pensée de Philolaos, quand il remarque que les pythagoriciens considéraient τὸ ἄπειρον « non comme une qualité accidentelle de quelque chose d’autre, mais comme étant lui-même une substance » (Physique, 203 a 4). Ce changement d’attitude envers ce qui est illimité résulte directement du fait que les limitants sont maintenant reconnus comme des principes indépendants et non pas dérivés de l’illimité. La dichotomie fondamentale s’opère dans le monde entre les continus inépuisables d’où provient le changement et les structures parfaites et achevées qui s’introduisent en eux.
39Il doit être clair que le système métaphysique que nous trouvons dans les fragments de Philolaos a son origine dans un contexte bien défini et qu’il fait sens seulement si l’on tient compte des réflexions de Parménide sur la limite et de l’introduction par Anaxagore de multiples ἄπειρα. Puisque le contraste entre la limite et l’illimité renvoie au tout début de la tradition présocratique, il n’est pas impossible que Pythagore ait développé un système archaïque dans lequel la limite et l’illimité pouvaient être des principes fondamentaux. Néanmoins, il n’y a pas de preuve directe que Pythagore ait lui-même jamais élaboré un tel système, et comme nous l’avons vu, l’introduction par Philolaos de la métaphysique de la limite et de l’illimité est parfaitement intelligible dans le cadre du développement de la pensée présocratique sans qu’il soit besoin de postuler un système antérieur propre à Pythagore. Philolaos a développé la métaphysique des limitants et des illimités en réponse aux problèmes soulevés par la tradition présocratique. Il n’a pas reçu cette métaphysique comme un don – qu’il vienne de quelque Prométhée ou encore de Pythagore.
Notes de bas de page
1 E. Frank, Plato und die sogenannten Pythagoreer, Halle, 1923, p. 302-309.
2 C.A. Huffman, Philolaus of Croton : Pytagorean and Presocratic, Cambridge, 1993, p. 17-35.
3 Trad. Daniel Delattre, dans Les Présocratiques, « Bibl. de la Pléiade », Paris, 1988. [N.d. T.]
4 16 c 5-10, trad. Diès modifiée. [N.d. T.]
5 R. Hackforth, Plato’s Examination of Pleasure, Cambridge, 1958, p. 21 ; J.C.B. Gosling, Plato : Philebus, Oxford, 1975, p. 83 et 165.
6 D.J. O’Meara, Pythagoras Revived. Mathematics and Philosophy in Late Antiquity, Oxford, 1989, p. 13.
7 Tous les fragments des présocratiques sont cités selon la numérotation utilisée par Hermann Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, 6e éd. par Walther Kranz (Berlin 1951-1952).
8 A la page 215 de Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, 1re édition allemande 1962, trad. angl. E. Minar (Cambridge, Mass., 1972), Burkert cite Rép., 600 a-b comme un témoignage de premier plan sur le fait que, dans la première tradition pythagoricienne, Pythagore n’est pas vu comme un « philosophe et un homme de science ». « C’est la règle de vie de la Communauté et non une connaissance particulière qui a fait sa gloire. » D’un autre côté, différents passages du livre de Burkert suggèrent qu’il considère que Platon lui-même a adopté l’opinion des pythagoriciens contemporains selon laquelle la philosophie de la limite et de l’illimité (qui doit à coup sûr être considérée comme une « connaissance particulière ») était une révélation divine remontant au maître lui-même (p. 90-91, p. 415 n. 80).
9 Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, p. 215.
10 On peut objecterque Platon peut difficilement appliquer la qualificatif d’« anciens » à Philolaos et aux autres pythagoriciens en activité dans la seconde moitié du cinquième siècle. Si nous plaçons l’expression dans la bouche du Socrate historique, il semble peu crédible que Philolaos, contemporain de Socrate, soit ici désigné. Mais si nous pensons que les mots sont prononcés du point de vue de Platon qui écrit le Philèbe à la fin de sa vie, Philolaos peut raisonnablement être regardé comme un « ancien ». L’expression οἱ παλαιοί signifie quelque chose comme « hommes d’avant notre temps » et ne se référe pas à des gens d’une antiquité immémoriale. En Phèdre, 235 b, Anacréon, en activité aux environs de la fin du sixième siècle, est regardé comme un des οἱ παλαιοί, et dans l’Hippias Majeur, 181 c, le texte peut être lu comme divisant οἱ παλαιοί en deux groupes d’époque différente, le plus ancien incluant les sept sages, le plus récent s’étendant jusqu’à Anaxagore au cinquième siècle.
11 C.H. Kahn, « Pythagorean Philosophy before Plato », dans A.P.D. Mourelatos (ed.), The Pre-Socratics, Princeton, 1993, 161-185, p. 183 sq.
12 Mourelatos, « Heraclitus, Parmenides, and the Naive Metaphysics of Things », dans Exegesis and Argument. Studies in Greek Philosophy Presented to Gregory Vlastos, ed. E.N. Lee, A.P.D. Mourelatos et R. Rorty, Phronesis, Suppl. Vol. (Assen), 1973.
13 C.A. Huffman, Philolaus of Croton, p. 108.
14 Voir par exemple Leo Sweeney, Divine Infinity in Greek and Medieval Thought, New-York, 1992, et Infinity in the Presocratics : A Bibliographical and Philosophical Study, The Hague, 1972.
15 C. Kahn, Anaximander and the Origins of Greek Cosmology, Philadelphia, 1960, repr. 1985, p. 233.
16 Trad. d’après J. H. Lesher, Xenophanes of Colophon, Toronto, 1992.
17 C. Kahn, The Art and Thought of Heraclitus, Cambridge, 1979, p. 128.
18 Mourelatos, « Determinacy and Indeterminacy, Being and Non-Being in the Fragments of Parmenides », dans New Essays on Plato and the Presocratics, ed. R. A. Shiner and John King-Farlow, Canadian Journal of Philosophy, Suppl. Vol. II, 1976, p. 45-60.
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