Introduction
p. IX-XIX
Texte intégral
1Le premier volume était consacré à des commentaires du Philèbe. Les différentes études de ce second volume ont pour objet de situer le dialogue dans son contexte et d’en retracer la postérité. Elles constituent le complément et le prolongement indispensables des questions soulevées dans le premier volume, soit qu’elles en précisent le contexte – que Platon, comme à son habitude, à la fois utilise et transforme –, soit qu’elles les mettent en perspective en les insérant dans une tradition qui, même si elle les reprend de façon parfois surprenante, en fait apparaître la profondeur et la pérennité. Ces travaux ne prétendent pas épuiser un domaine de recherches, mais ouvrir des voies, et ils apportent tous un éclairage nouveau sur les problèmes qu’ils traitent, ce qui, je l’espère, suffit à justifier l’existence de cet ouvrage et du séminaire dont il est issu. Que soient donc ici sincèrement remerciés tous ceux qui ont bien voulu participer à l’un comme à l’autre.
2Figure en prologue un examen remarquablement clair et éclairant rédigé par Carl Huffman du rôle joué chez les premiers philosophes grecs par les notions de limite (peras) et d’illimité (apeiron) – préalable nécessaire pour comprendre le sens conféré par Platon à ces termes. L’illimité désignait d’abord, peut-être chez Thalès et certainement chez Xénophane et Anaximandre, non seulement une masse indéfinie et impossible à parcourir, mais le pouvoir générateur inépuisable du cosmos. Huffman suggère ensuite que, bien que le terme ne soit pas présent chez Héraclite, il existe une parenté entre le logos profond et insondable que celui-ci prête à l’âme et le logos qui contrôle le cosmos. La révolution opérée par Parménide, qui conteste la priorité de l’illimité sur la limite et pour qui n’est intelligible que ce qui est déterminé et complet, ainsi que l’introduction par Anaxagore de multiples illimités, rendent possible chez Philolaos l’affirmation de la parité de ces deux principes métaphysiques fondamentaux que sont la limite et l’illimité. Ce serait donc à la doctrine de Philolaos que renverrait Socrate dans le Philèbe (16 b-c) et non pas à celle de Pythagore.
3Au début de la première partie, Laurent Ayache s’attache à l’arrière-plan médical du dialogue, d’où il tire une explication originale et convaincante de la fausseté des faux plaisirs. Il rapproche d’abord la classification des arts opérée en Phil., 56 b, du chap. 9 du traité hippocratique De l’ancienne médecine. Si la division platonicienne des arts permet de distinguer quatre niveaux de pureté, en fonction de la nature ontologique des objets, la subsomption des arts sous chaque genre résulte, elle, de l’exactitude méthodologique propre à chaque tekhnè à l’époque de Platon. Le jugement porté sur la médecine ne se fonde donc pas sur la nature de ses objets, mais sur l’imperfection de sa méthode. Quant à la théorie du mélange présente dans le Philèbe, elle n’emprunte rien à celle des médecins de la Collection hippocratique. Pour Platon en effet un mélange est parfait s’il ne corrompt pas ses éléments, lesquels possèdent une essence et des propriétés spécifiques et connaissables en soi, et cela n’est possible que si le mélange est régi par la mesure et la proportion. Dans la Nature de l’homme, au contraire, la proportion du mélange est indéterminée, aucun de ses éléments n’a d’existence connaissable ni même possible en dehors du mélange, le meilleur mélange est celui qui, loin de préserver la propriété de ses constituants, les dissout au mieux. De plus, aucune détermination absolue du bon mélange des humeurs n’est possible, la bonne santé présente une infinité de formes et varie continuellement. Il y a donc inversion radicale de la part de Platon, pour qui la santé est une harmonie déterminée entre des éléments proportionnés par une cause intelligente. La conception hippocratique de la crase est cependant présente dans le Philèbe, mais elle caractérise les faux plaisirs. Selon Ayache, Platon parvient à discerner vrais et faux plaisirs parce qu’il articule, d’une part, leur indétermination propre qui leur permet de se mélanger par confusion, d’autre part leur genèse réelle qui, elle, advient en référence à une détermination, en l’occurrence celle de la santé. Le plaisir vrai accompagne un mouvement vers la restauration de l’harmonie ; mais lorsqu’il est mêlé avec d’autres plaisirs ou avec de la douleur, se produit alors un mixte indiscernable qui ne correspond plus au mouvement réel de restauration ou de dégradation.
4Anne Gabrièle Wersinger procède à une analyse subtile du plaisir musical dans l’ensemble de l’œuvre platonicienne. Elle souligne l’existence chez Platon d’une ambivalence de la musique, qui reflète celle du plaisir : servant à éduquer l’âme, le plaisir musical renforce la puissance de la raison et de la loi, mais c’est aussi la musique qui ébranle insidieusement les régimes politiques. A partir d’une analyse technique du langage musical et mathématique utilisé par Platon pour parler du plaisir – portant en particulier sur la consonance (sumphonia) et l’harmonie (harmonia) –, elle montre comment ce langage s’applique à la vie morale du sage et entraîne la constitution d’un modèle mathématique de l’âme tempérante – la consonance faisant ainsi fonction de schème éthique. Elle s’interroge ensuite sur le type d’harmonie dont Socrate fait la condition du plaisir, ce qui la conduit à distinguer deux types de plaisir, donc deux espèces d’illimité. Le premier se développe selon un rythme régulier dont les variations sont seulement de degré ; le second est celui des « grands renversements ». Ce dernier produit des effets d’illusion, ce que vient confirmer la comparaison avec la skiagraphie. Dans la musique comme dans la peinture nouvelles, le plaisir naît d’un illimité paradoxal : le musicien, au lieu de se borner à un seul système d’harmonie, peut interpréter sa mélodie dans d’autres registres – c’est le procédé dit d’exharmonie, le second, la paraphonie, consistant à faire chanter la voix et l’accompagnement sur deux registres d’harmonie opposés. Platon condamne cette espèce de plaisir, et dans la République (357 b) donne au plaisir musical pur le nom de charis, qui connote la grâce du vrai, du mètre et de la mesure. Des analyses de passages du Gorgias et des Lois conduisent à la différencier d’une kharis qui n’est que flatterie et démagogie, et c’est celle qui caractérise, selon Platon, la tragédie. La conclusion est que l’enjeu des choix musicaux propres au philosophe est plus politique (la charis étant essentiellement liée au thème de la persuasion, peithô) que mathématique.
5Les deux articles qui suivent se livrent à un travail de reconstitution des théories de Speusippe et d’Héraclide du Pont sur le plaisir ; ce sont des modèles de ce que peut produire une réflexion à la fois philologique et érudite, mais aussi philosophique, lorsqu’elle s’applique à des fragments dont l’interprétation requiert rigueur et hardiesse. Les éléments apportés permettent de se faire une idée plus précise des débats entre hédonistes et anti-hédonistes qui agitèrent le ive siècle.
6John Dillon se donne pour tâche de défendre l’éthique de Speusippe, neveu et successeur de Platon à la tête de l’Académie. La thèse de Speusippe (s’opposant sans doute à Eudoxe, qui affirmait que le plaisir était le seul bien) est que le bonheur pour l’homme se trouve dans « la délivrance du trouble » (aokhlèsia) ; la douleur et le plaisir sont au même degré des maux, qui s’étendent à partir de ce terme médian selon une série infinie de gradations allant dans l’une et l’autre direction. Speusippe cherche à déterminer un état stable, mais non pas nécessairement négatif, et la critique d’Aristote manque ce point essentiel. Dillon en arrive ensuite au point principal : l’identité des « ennemis de Philèbe » en Phil., 44 a-d. A la suite de nombre de commentateurs, et contre L. Tarán, Dillon prend parti pour l’identification avec Speusippe. Un examen détaillé du passage duPhilèbe vise à reconstituer, en dépit de la « mauvaise foi » de Platon, la véritable doctrine de Speusippe : il n’a pas nié totalement l’existence du plaisir, seulement son existence substantielle, la sensation de plaisir étant toujours le produit accessoire du soulagement de la douleur. La difficulté – et c’est là qu’intervient la « morosité » (duskhereia) – est qu’il est contraint de nier aussi la réalité des « plaisirs purs ». Cependant, s’il y a une différence entre les positions de Platon et de Speusippe, elle n’est peut-être finalement que terminologique, chacun postulant l’existence d’états parfaits qui représentent l’imposition d’une limite au substrat désordonné de l’illimitation : mais l’un se refuse à nommer plaisir ce que l’autre accepte de nommer ainsi, à la condition d’ajouter « pur ». Enfin il est fort possible que Platon emprunte à Speusippe l’argument que ce sont les natures les plus déséquilibrées qui ont l’expérience des plaisirs les plus extrêmes.
7Le traité Sur le plaisir d’Héraclide du Pont, disciple immédiat de Platon, est son œuvre morale la mieux connue grâce au nombre et à la longueur des fragments conservés. Aldo Brancacci commence par s’interroger sur la signification de l’expression « style comique » appliquée par Diogène Laërce à cet ouvrage, et il conclut qu’il devait s’agir d’un dialogue où s’affrontaient deux thèses opposées, l’une à caractère hédoniste, représentée par les fragments 55 et 56 (Wehrli), et l’autre à caractère anti-hédoniste, représentée par tous les autres fragments conservés. La critique détaillée de l’interprétation de Bignone, selon qui Héraclide viserait, dans le fr. 55, Epicure, s’appuie à la fois sur un examen du contenu de la thèse exposée, sur des considérations chronologiques, et sur un témoignage méconnu de Cicéron. La thèse soutenue dans ce fragment par un interlocuteur hédoniste n’a pas, selon Brancacci, un caractère essentiellement théorique, elle s’inscrit dans une réflexion concrète et historique sur les genres de vie : elle exalte un style de vie caractérisé par le plaisir, le luxe et le raffinement, propre à certains peuples barbares ainsi qu’aux tyrans et aux rois. Le défenseur du plaisir tient compte de deux traditions, hédoniste et anti-hédoniste, mais surtout de la seconde, dont il renverse délibérément les thèmes et les concepts, comme en témoignent son refus d’établir une distinction entre roi et tyran, ou le fait qu’il ne tienne pas le raffinement (truphè) pour un signe de mollesse et d’incapacité à supporter les épreuves (ponoi). Le modèle de vie proposée acquiert une signification éthique grâce au lien établi avec la « magnificence splendide » (megaloprepeia), la magnanimité (megalopsukhia), le loisir et la joie conviviale (euphrosunè). L’hédoniste du fr. 55 construit donc une position originale et en dessine l’ethos, en articulant des concepts empruntés à la tradition littéraire et à la culture grecque.
8 Une deuxième partie étudie d’abord la façon dont Aristote a repris l’héritage du Philèbe, mais souligne également les points de divergence. Sont abordées, et surtout approfondies, les difficultés bien connues posées par l’existence, aux livres VII et X de l’Éthique à Nicomaque, de deux versions de la leçon sur le plaisir ; sont envisagées ensuite l’interprétation de Plotin, la lecture métaphysique de Jamblique, et son articulation avec l’interprétation plutôt éthique qui fut celle de Syrianus, de Proclus et de Damascius.
9L’existence d’une double analyse aristotélicienne du plaisir engendre une série de questions historico-philologiques qui ont été abondamment traitées, mais qui, pour Carlo Natali, sont inséparables d’un examen conceptuel. Il souhaite se situer dans une perspective philosophique plus large, qui, si elle n’arrive pas à résoudre tous les problèmes, montrera au moins comment ils résultent d’ambiguïtés propres à l’ontologie, à la psychologie et à l’anthropologie d’Aristote. Cependant, à la différence de l’approche platonicienne du plaisir, qui entrelace dans le Philèbe des perspectives métaphysiques, méthodologiques et psychologiques, le traitement aristotélicien du plaisir est strictement éthique. Or le type d’argumentation appropriée à une discussion éthique est dialectique. Se référant implicitement aux Topiques, Natali se demande quels « coups » va jouer Aristote contre son adversaire principal, Speusippe. Après avoir énuméré les exigences de la méthode dialectique appliquée à l’éthique, Natali voit dans l’entreprise de distinction entre plusieurs espèces de plaisir une influence du Philèbe, mais il marque aussitôt la discordance : pour Platon, le plaisir est l’un des éléments d’un mélange où entre l’intellect, alors que pour Aristote, il est un aspect de l’activité intellectuelle. Car le plaisir n’est pas une entité autonome, mais une sensation inhérente à une activité. Or c’est là, on le sait, que les deux versions aristotéliciennes se séparent. La question est peut-être cependant moins celle de la compatibilité ou de l’incompatibilité entre les deux doctrines – activité non empêchée, ou accompagnement d’une activité – que celle de la difficulté propre à chacune. Le rapport entre plaisir et activité reste ouvert au l. VII dans la mesure où une même faculté, sensitive, ne saurait donner lieu à deux activités différentes. Repris au l. X, le problème se déplace pour devenir celui du rapport entre activité et vertu : le plaisir ne saurait être ni la cause motrice ni la cause finale de l’activité vertueuse. Quant à la distinction entre les plaisirs, elle nous fait passer dans le champ de l’anthropologie. Les plaisirs les plus hauts ne sont pas les plaisirs des sens, mais ceux, vrais et propres, de l’homme excellent. Quel en est le critère ? Notre embarras vient de la différence entre deux conceptions de la définition : selon la conception moderne, il s’agit de fournir un élément commun permettant d’inclure un élément dans un ensemble, alors que pour Aristote, les membres de l’entité définie sont les éléments d’une échelle hiérarchique d’intensité décroissante. La définition a donc chez lui un statut à la fois prescriptif et normatif. Une dernière remarque vient accentuer l’ambivalence du rapport à Platon : dieux et bêtes jouissent d’un ensemble simple de plaisirs, alors que les hommes jouissent de plaisirs multiples et changeants. En ce sens, les bêtes sont plus semblables à dieu que les hommes, ce qui est nettement anti-platonicien, et pourtant, il convient à l’homme seul de contempler, donc de s’assimiler au moins momentanément au divin. Comme si platonisme et antiplatonisme étaient inscrits dans la double nature de l’homme.
10Au l. VII de l’Éthique à Nicomaque, chap. 12, Aristote examine la thèse de ceux pour qui aucun plaisir n’est un bien, et qui avancent pour premier argument celui des « raffinés » du Philèbe : le plaisir, étant une genèse, n’a pas d’existence. Cette thèse a parfois été attribuée à Platon lui-même, ce que conteste Christian Rutten, car s’il est vrai que pour Socrate le plaisir n’est pas une existence (ousia), il est cheminement vers une existence. Plusieurs passages des dialogues montrent d’ailleurs que le plaisir n’est pas une genèse, mais un mouvement, et le mouvement n’est jamais, comme l’est la genèse, opposé chez Platon à l’ousia. Plaisirs et douleurs, qu’ils soient purs ou mélangés, sont des affections, des manières d’être mû. Dans la Rhétorique, Aristote reprend cette définition du plaisir comme mouvement de l’âme et retour à l’état naturel. Or dans le l. VII de l’Éthique à Nicomaque se trouve rejetées, non seulement la doctrine du plaisir-genèse, mais aussi celle du plaisir-mouvement, puisque selon Aristote la génération est une espèce du genre mouvement. Tout mouvement demande pour s’achever du temps, alors que le plaisir n’a aucun rapport au temps : pas plus qu’il n’y est engendré – aucune chose ne peut en effet être engendrée si elle n’est pas, comme le temps, divisible –, le plaisir n’est le terme d’une génération, car aucune chose indivisible ne peut l’être. Un mouvement est un acte inachevé, alors que le plaisir est une fin, donc un bien. Rien n’empêche donc de soutenir, avec Eudoxe et contre Platon, qu’il est même le Souverain Bien. C’est pourquoi on doit récuser la définition platonicienne des plaisirs purs, car ils sont conçus comme venant combler un manque, ce qui revient à appliquer aux plaisirs de l’intelligence un schème analogue à celui des plaisirs du corps. Le plaisir est une activité. Au l. X, Aristote rectifie sa définition : le plaisir n’est pas une activité, il la perfectionne en s’y ajoutant. Si plaisir et activité sont inséparables, ils n’en sont pas moins deux choses distinctes. D’où il résulte qu’il est impossible d’identifier plaisir de contempler et activité contemplative. Si au l. VII Aristote soutenait qu’au moins un certain plaisir pouvait être le Souverain Bien, il se fonde, au l. X, sur des passages du Philèbe pour réfuter la thèse d’Eudoxe, que le plaisir rend n’importe quel bien plus désirable en s’y ajoutant. Comme Platon, Aristote réplique que la caractéristique du Bien est d’être parfaitement autosuffisant. Le fait que nous puissions choisir certaines choses même si elles ne nous procurent aucun plaisir est sans doute aussi une réminiscence de la « vie la plus divine » du Philèbe, qui ne comporte pas de plaisir. Pour Rutten, le second traité (chronologiquement postérieur) marquerait donc un indéniable progrès par rapport au premier. Aristote y dénoncerait une confusion qui a été la sienne entre plaisir et activité, et s’y rapprocherait de Platon. Cependant, définir le plaisir comme une suite de l’activité ne nous dit pas en quoi consiste cette suite. Supposons que ce soit une seconde activité. Elle ne saurait être la perception de l’activité qui la précède, car le plaisir ne réside ni dans la pensée ni dans la sensation. Avec cette différence qu’il recourt à une hypothèse chronologique, ce qui lui permet de considérer la définition du l. VII comme une erreur que le l. X viendrait corriger, Rutten aboutit à la même conclusion que Natali : le problème du lien entre plaisir et activité reste ouvert. Or c’est cette difficulté que, selon lui, Plotin cherche à surmonter. Dans son premier traité, Plotin admet encore, comme Platon, l’existence d’affections, donc de plaisirs, de l’âme seule. Mais dans le traité 22, ce n’est plus l’âme, mais le corps vivifié par l’âme, qui éprouve du plaisir. L’âme incorporelle et impérissable est impassible. D’où les trois interprétations possibles du Philèbe que l’on trouve au traité 38. Plotin n’arrive à une solution qu’en distinguant le plaisir proprement dit, qui est une affection du corps vivant, de celui qu’on ne peut attribuer à l’âme que de manière métaphorique. Les plaisirs liés à la présence du Bien sont, comme le disait Aristote, indivisibles. Si Plotin suit Aristote sur ce point, il s’en sépare pourtant en faisant de ce plaisir par analogie une disposition, donc une qualité de l’âme sage.
11En préconisant de s’attacher à la particularité de chaque dialogue, Jamblique introduit une nouvelle perspective dans l’exégèse néoplatonicienne de Platon. A partir de là peut s’établir un ordre de lecture des dialogues correspondant à une hiérarchie doctrinale et pédagogique. Gerd VanRiel se propose d’examiner l’interprétation du Philèbe contenue dans deux textes rapportant la position du « divin Jamblique ». Selon les Prolégomènes à la philosophie de Platon, le Philèbe occupe le troisième rang dans la hiérarchie des dialogues car il porte sur le Bien transcendant, mais, dans son Commentaire sur le Philèbe, Damascius prétend que pour Jamblique, il s’agissait seulement du Bien pour nous. Van Riel se refuse à voir là une contradiction : la détermination de l’Un transcendant n’est possible pour nous que s’il se manifeste dans la réalité. Pour l’établir, il commence par remarquer que, lu comme un dialogue métaphysique, le Philèbe voit son centre se déplacer, de l’examen du plaisir vers la détermination du Premier Principe et la question de savoir comment, de l’Un, procède la pluralité. Jamblique est le premier à lire le Philèbe dans cette perspective, utilisant les quatre genres qui y sont posés pour résoudre le problème central du néoplatonisme. La solution de Plotin était que l’Un, puissance de toutes choses, ne donne pas l’être, mais donne à l’être la possibilité de se déployer. La genèse de l’intellect s’opère chez lui en deux étapes, et c’est seulement dans la seconde que l’intellect fragmente la puissance illimitée reçue de l’un pour pouvoir la supporter et devient Intellect véritable. La thématique de l’Un-cause donnant aux êtres illimitation et limite était donc déjà présente chez Plotin, sans cependant aucune référence au Philèbe. Jamblique et les Néoplatoniciens tardifs reprochent à Plotin d’avoir pensé la limite et l’illimité selon un schème hylémorphique et vertical, alors que la limite et l’illimité sont des principes situés au même niveau, ce que vient appuyer leur lecture du Philèbe. C’est Jamblique qui, le premier, choisit ce schème horizontal (qui, si l’on s’en rapporte à Huffman, vient des pythagoriciens, alors que Plotin, en optant pour le schème vertical, s’inscrit dans la tradition des tout premiers philosophes grecs). Selon Jamblique, l’Un qui est antérieur au couple limite-illimité ne s’identifie pas au Principe Premier ineffable car il joue un rôle de cause dans la procession de la multiplicité. Où réside alors la première multiplicité ? Au niveau intellectif (noérique), la multiplicité est déjà constituée par l’altérité de l’un et de l’être. La pluralité première doit donc se situer plus haut, au niveau intelligible (noétique), dont les principes constituants et aussi les éléments constitutifs sont la limite et l’illimité. On a donc la hiérarchie suivante : le Premier ineffable, l’Un-cause, puis les deux principes coordonnés que sont la limite et l’illimité, qui engendrent avec les Genres du Sophiste la dualité de l’un et de l’être. Pour Jamblique, il y a une corrélation étroite entre la triade du Philèbe (cause, limite et illimité) et celle des Oracles chaldaïques (intellect, existence, puissance). Le schéma producteur de toute multiplicité se répète à tous les plans sous une forme différente, une série de limitants conférant l’existence, une série d’illimités transmettant la puissance générative. Comme la dichotomie originelle et l’unité intelligible se trouvent dans une proximité immédiate avec l’Un, les différences à ce niveau ne recouvrent pourtant pas des distinctions réelles. Selon Van Riel, les principes les plus élevés sont en fait identiques, et il appuie cette thèse d’abord sur la non-pertinence, au niveau intelligible, de la distinction cause-effet, ensuite sur le fait que limite et illimité expriment chacun le tout sous son propre aspect. C’est nous qui transposons nos catégories dans un domaine où elles n’ont aucune validité, et employons des termes inadéquats. La réalité suprême se présente sous quatre aspects, comme cause, limite (existence), illimitation (puissance) ou intelligibilité (être). Leur concaténation, décrite dans le Philèbe, est la meilleure, ou la moins mauvaise, manière de décrire les différentes fonctions de l’Un dans la production du multiple, et c’est dans ce dialogue qu’il convient de chercher la réponse à la question de l’origine de la multiplicité. Ainsi, le Philèbe parle en effet du Bien tel qu’il se manifeste en tous les êtres, mais comme le référent des quatre principes est le même, on peut également soutenir qu’il y est traité du Bien transcendant.
12Dominic J. O’MEARA rappelle que, peu travaillé, à ce qu’il semble, dans les Écoles médio-platoniciennes, le Philèbe donne lieu, du IVe au VIe siècle, à de multiples commentaires dont il ne nous reste que les notes du cours de Damascius, où se trouvent « stratifiées » des parties des commentaires précédents de Porphyre, Jamblique et Proclus, ainsi que d’autres Néoplatoniciens. Bien que nous n’ayons là qu’un « faible écho » de tout ce travail, il est possible de répondre à cette question : d’où vient l’importance accordée au Philèbe dans les Écoles néoplatoniciennes ? O’Meara précise d’abord la finalité qu’y avait la lecture de textes canoniques : proposer à l’élève une sagesse philosophique et un itinéraire vers elle, les dialogues de Platon constituant autant d’étapes à travers des vertus morales et intellectuelles menant vers le Bien transcendant. Cette visée avait déjà inspiré l’édition de Plotin par Porphyre et le cursus établi par Jamblique, composé de deux cycles, le premier comprenant dix dialogues et commençant avec l’Alcibiade pour s’achever avec le Philèbe, le second comportant deux dialogues seulement, le Timée et le Parménide. Ce qui permet de mieux articuler la question de départ : pourquoi le Philèbe est-il le couronnement du premier cycle, et quel rapport entretient-il avec le Parménide, sommet du deuxième cycle ? O’Meara se pose à son tour la question de la discordance entre les témoignages rapportant la position de Jamblique, mais il apporte une solution différente de celle de Van Riel. Il estime en effet, comme Westerink, que pour Jamblique le dialogue traitait du Bien transcendant, alors que ce serait Syrianus et Proclus qui auraient jugé que l’objet en était le bien immanent, dont la portée est même limitée chez Damascius au domaine des êtres doués de sensation. O’Meara en prend comme preuve le fait que la structure du cursus établi par Jamblique semble d’origine arithmétique (donc pythagoricienne), le premier cycle parcourant la décade, contenue potentiellement dans la monade et la dyade. Ainsi le Philèbe serait la monade de la série de dix, le Parménide son équivalent dans la série de deux. En ce cas, dans l’esprit de Jamblique, le Philèbe aurait eu presque la même valeur que le Parménide. En restreignant son domaine au bien immanent, Syrianus et Proclus auraient plus nettement subordonné le Philèbe au Parménide, et du même coup Pythagore à Platon. Les Néoplatoniciens, et Jamblique en particulier, pensaient trouver dans quelques passages-clés du Philèbe (16 c-d, 23 c-d) toute une théorie métaphysique de la structure de la réalité, selon une progression continue de l’unité vers la multiplicité infinie, qui permet un retour vers l’unité ; à ce double mouvement, progressif et régressif, descendant et ascendant, correspond une méthode métaphysique, « dialectique ». Si l’on peut à la rigueur trouver dans le Philèbe l’affirmation de la priorité de l’un (de la cause) par rapport au multiple (au couple des premiers principes), il faut une « lecture curieuse » de 23 c 9-10 pour y découvrir la présence de l’Un. O’Meara pose ensuite la question du rapport entre cette métaphysique et la dimension éthique du dialogue (donc entre le Bien absolu et le bien éthique), dimension qui se trouve accentuée chez Syrianus, Proclus et Damascius. L’articulation serait fournie par l’« assimilation au divin » dont parle le Théétète, en laquelle les Néoplatoniciens voient la définition de la philosophie. La fin de l’homme est une imitation, dans la mesure du possible, de la vie parfaite du principe premier. La vie pratique, telle que la conçoit Aristote, n’est qu’une forme inférieure d’assimilation, conduisant à la vie contemplative, plus proche de la vie divine, ce que signifieraient les différents dosages de pensée et de plaisir envisagés par Platon. Le cours de Damascius apporte des considérations intéressantes sur le plaisir, où se mêlent conception platonicienne et épicurienne : le plaisir est une sorte de relâchement, un affect associé à un changement ou une activité ; les plaisirs se différencient selon qu’ils sont corporels ou psychiques, et selon qu’ils sont liés à un changement quelconque (cinétiques) ou qu’ils accompagnent l’exercice naturel et sans obstacle d’une activité. Il en résulte une gradation de sept espèces de plaisir, les degrés supérieurs constituant le paradigme du bonheur humain. La question de la réception du Philèbe dans la philosophie de l’Antiquité tardive demanderait cependant des recherches sur la présence de ce dialogue ailleurs que dans la littérature néoplatonicienne.
13Figure enfin en épilogue le destin d’une formule, « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons », expression toujours renaissante d’une attitude interprétée de multiples façons. Jean Salem étudie d’abord le contexte de cette phrase dans la Première Épître aux Corinthiens. Il semble bien que l’apôtre Paul veuille dire ceci : si les morts ne ressuscitent pas, alors mangeons et buvons car demain nous mourrons – donc vivons comme des hédonistes inquiets. Salem distingue en effet deux lignes de matérialisme hédoniste, celle d’Epicure qui situe le bonheur dans le plaisir en repos et vise à nous soustraire à la structure pathologique du désir infini, et celle, remontant aux Cyrénaïques, nourrie de l’inquiétude du temps qui fuit et de la hâte vers la jouissance qu’induit le constant souci de la mort. Il s’attache ensuite à retracer le passé de la formule, en en trouvant des antécédents dans l’Ancien Testament, au livre de la Sagesse, mais surtout dans le livre d’Isaïe. Il est renvoyé de là à un témoignage d’Hérodote sur les anciens Égyptiens et aux variations sur ce thème macabre recueillies par Maspero. La formule a donc bien un passé, mais elle rejoint en outre les leçons de sagesse prodiguées par les hédonistes de l’Antiquité. Elle trouve sa préfiguration chez Anacréon, Horace, Pétrone, ou encore chez Athénée. Salem s’attache ensuite à en retracer la postérité, ou plutôt les trois postérités. La première est religieuse. Certains ont en effet voulu voir dans la formule le cri de ralliement des impies – ainsi Saint Ambroise qui utilise l’argument, classique depuis Platon : l’hédonisme est bon pour les bêtes. D’autres, comme Pierre Chrysologue, y reconnaissent la devise emblématique d’un principe mortifère. Enfin, pour saint Jérôme et saint Augustin, ce sont là les propres mots des épicuriens et de tous ceux qui ont eu l’audace de prétendre que le souverain bien s’identifie au plaisir ; cette position est également celle de Calvin et d’Erasme, lequel admet toutefois que les désespérés, ceux pour qui tout retourne au néant, sont en quelque sorte fondés à penser que les seuls biens réels sont ceux qu’ils auront réussi à arracher à la vie. La second lecture est irréligieuse, la formule est alors citée par des hédonistes, des libertins d’esprit ou de mœurs, voire des auteurs de chansons à boire, et tous – Ronsard, du Bellay, Des Barreaux, le Molière de la chanson à boire du Bourgeois Gentilhomme, le Rubempré des Illusions perdues, sont classés par Salem dans la catégorie des voluptueux inquiets. Enfin, on trouve également des interprétations antireligieuses chez Schopenhauer, attribuant aux doctrines insoutenables de la religion chrétienne la responsabilité indirecte du désespoir dont est issu cette devise bestiale, chez Renan, qui dénonce le mensonge utilisé par la religion pour rendre l’homme vertueux et le détourner d’un matérialisme grossier, ainsi que chez Feuerbach, pour lequel la foi du croyant n’est qu’un espoir en ces garanties que sont l’immortalité et la résurrection, car sinon…
14Ces brefs résumés ont pour seule ambition d’indiquer au lecteur la richesse des analyses contenues dans ce volume, et de lui faire entrevoir le profit, et le plaisir, qu’il retirera à les lire.
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005