Chapitre VI. Après Descartes
Scepticisme, véracité et omnipotence divines chez Bayle
p. 349-384
Texte intégral
1Dans l’une de ses ultimes interventions, Richard H. Popkin attira l’attention des chercheurs sur l’existence, à l’âge moderne, de deux genres différents de scepticisme : un scepticisme pyrrhonien, qui naît et s’épanouit sur terre, et un scepticisme qui, pour sa part, vient du ciel et résulte de ce qu’implique l’idée d’omnipotence divine. Le premier possède surtout un caractère scientifique et est souvent enclin au phénoménisme. Il se méfie des essences et se développe, selon Gassendi, dans cette dimension horizontale des faits et des expériences propres à la scientia apparentialis. Le second genre, quant à lui, revient à des préoccupations théologiques. Il tend à relativiser la valeur et la portée de la raison par rapport à la transcendance et se place dans une perspective qui lie le scepticisme et foi1. En réalité, ces deux aspects sont étroitement liés et, tout particulièrement dans le cas de Pierre Bayle, ils doivent être abordés de manière conjointe, même s’ils se développent sur des niveaux différents.
Les origines du scepticisme : la « mauvaise chute » de Xénophane
2Nous considérerons d’abord la première forme de scepticisme, souvent négligée à cause, peut-être, de l’influence des deux perspectives dogmatiques qui se retrouvent dans l’œuvre de Bayle : le pyrrhonisme chrétien et le stratonisme matérialiste2.
3On tend à oublier que le scepticisme, dans plusieurs articles du Dictionnaire, se développe dans des champs qui demeurent en deçà de la foi et qui n’impliquent pas le fameux saut fidéiste. Dans l’article « Xénophane », par exemple, Bayle précise la généalogie du scepticisme en partant de l’aporie de l’éléatisme, et s’arrête à deux questions qui sont fondamentales pour l’historiographie et la théorie du doute philosophique. En effet, Bayle voit dans l’éléatisme la représentation des idées les plus claires et distinctes de l’entendement, idées développées jusque dans leurs conséquences logiques les plus audacieuses par Mélissos, Parménide et Xénophane, qui fondèrent leurs systèmes sur les « raisons a priori » et les « notions de l’ordre » logique et métaphysique. Ces notions exigent que rien ne vienne de rien et que « l’Etre nécessaire [ne soit] point borné », avec la conséquence qu’« il est donc infini & tout-puissant, [qu’] il est donc unique »3. Le premier des deux principes est commun à toute la philosophie antique et se présente comme une vérité de raison indubitable ; le second se trouve également dans la philosophie moderne et est partagé par les théologiens. Bayle se plaît d’ailleurs à montrer comment ces derniers l’ont adopté dans leur bataille contre les Manichéens. Pour l’auteur du Dictionnaire, toute la métaphysique éléatique vient de la combinaison de ces deux principes où se manifesterait un modèle exemplaire de raison systématique. Les notions de multiplicité, de changement, de devenir perdent ainsi toute valeur logique au point que Xénophane n’est lui-même introduit que pour illustrer, en s’appuyant sur des « notions évidentes », la façon dont on peut soutenir « l’immobilité et l’immutabilité » de toutes choses4. Réalisme, dogmatisme et unitarisme coïncident ainsi dans la figure emblématique de l’Éléate, et le point de contact avec le scepticisme s’effectue en révoquant en doute les certitudes sensibles et le présupposé du réalisme “ingénu”. Nous sommes ainsi confrontés au « dogme que les Sceptiques ont tant prôné, que nos sens nous trompent, & qu’il ne faut pas se fier à leur témoignage »5. C’est justement à ce dogme que l’éléatisme prendrait sa source. Cependant, la solution proposée, le dédoublement des objets en phénomènes et en choses elles-mêmes (ou, en d’autres termes, le dédoublement de la chose en un objet externe et un autre qui soit interne à la conscience), devient source de difficultés insurmontables, puisque les rétorsions sceptiques les plus destructives viennent de là, confirmant l’impossibilité que les « choses » et les « représentations » se rencontrent jamais. On sait bien que ce dédoublement est au cœur de ce que Hume décrira comme la péculiarité de la « philosophie moderne », à laquelle il reprochera pourtant de conduire « au scepticisme le plus extravagant » et d’« anéantir les objets externes », car il est devenu impossible, dans ses principes, de remonter des simples perceptions jusqu’à « l’existence réelle, continue et indépendante » des choses.
4Dans la remarque L de l’article « Xénophane », un exemple bien plus radical de scepticisme, cette fois-ci « contre la raison », est présenté, faisant suite à cette première forme de scepticisme contre les sens, que la remarque A avait développée. La dichotomie entre la substance et les phénomènes s’y révèle inacceptable, surtout dans la perspective de ce nouveau dogmatisme moderne postcartésien, qui est teinté de subjectivisme et centré sur l’être de la conscience (« le sujet passif des perceptions »). Dût-on nier le devenir des choses, comme prétendaient de le faire les Éléates, il serait bien plus difficile de nier le devenir de la conscience qui le perçoit, même si le mouvement est réduit à un pur effet de l’illusion phénoménale6. Cette considération aurait dû conduire les Éléates et Xénophane à un scepticisme plus radical contre la raison :
Car si lors même qu’elle est appuiée sur l’évidence, qui est son non plus ultra, elle n’attrape pas la vérité, c’est un signe que la vérité est une chose incompréhensible & impénétrable […] C’est ainsi qu’on peut supposer qu’il [Xénophanes] raisonnoit, & de là nous pourrions conclure que la Secte des Acataleptiques, & celle des Pyrrhoniens, n’ont eu leur berceau que dans le principe de l’unité immuable de toutes choses soutenu par Xénophanes7.
5Nous sommes ici confrontés au même passage qu’on trouvera chez Hume, lorsqu’il décrira la transition du scepticisme à l’égard des sens à cette forme de doute plus radicale qui investit la raison ; de plus, l’indication baylienne sur l’origine éléatique du pyrrhonisme jette des lumières nouvelles sur la remarque de Hume selon laquelle « raison sceptique » et « raison dogmatique » s’affronteraient à armes égales, étant toutes deux « de même nature », bien qu’opposées « dans leurs opérations et tendances »8.
6Bien que le florilège de citations antiques offert par le Dictionnaire soit très riche (il propose des apophtegmes de Cicéron, Plutarque, Diogène Laërce et, surtout, de Sextus Empiricus), il ne s’agit pas pour Bayle d’une simple question philologique qui viserait à établir si Xénophane fut le premier à soutenir « l’Acatalepsie, ou la nature incompréhensible des choses » (comme Sotion et, avec lui, Cicéron, Origène et Ménage le soutiennent)9 ou si, au contraire, l’Éléate ne doit pas plutôt être classé parmi ceux qui nient tout criterium veritatis (tel que, justement, Sextus Empiricus le considère)10. Par-delà la question historiographique, le principe théorique, lui, demeure central ; plus que le spinozisme, la structure conceptuelle de l’éléatisme (avec sa thèse sur l’immuabilité de l’être et la division conséquente entre substance et phénomène) représente – selon Bayle – une tentation presque inévitable pour les philosophes et pour les théologiens, fussent-ils chrétiens. Ainsi, la « mauvaise chute » de Xénophane représente-t-elle un paradigme pour les conclusions sceptiques du réalisme métaphysique, et en décrit à merveille la parabole dialectique qui va du dogmatisme au scepticisme : « Cet homme-là, ne pouvant se soutenir dans le poste où la Raison l’avoit mené, se laissa tomber dans un précipice : il querella sa Raison qui l’avoit embarassé dans des filets qu’il ne pouvoit pas rompre ; il l’accusa d’être incapable de rien comprendre ». Ce n’est qu’à ce point que Bayle laisse entrevoir le recours à la foi, en prononçant une sorte de confession qui possède, de toute évidence, des accents autobiographiques : « Bien d’autres se pourroient jeter dans de telles extrémitez, s’ils ne récouroient à un secours supérieur à la Raison ». Mais immédiatement après, il souligne le fondement théorique, et non simplement psychologique ni fidéiste, de ces doutes : « Ils [les Éléates] parviennent au dogme de l’incompréhensibilité, non pas en ne connoissant rien, mais en connoissant les choses beaucoup mieux que la plupart du monde ne les connoit ; quoiqu’ils ne les connoissent pas selon le bon tour »11. Au-delà des allures érudites et du contexte hellénisant, ce débat contient l’une des structures argumentatives typiques de Bayle, pour qui la reconstruction historique et la projection théorique vont de pair. Le débat des Anciens devient ainsi, même pour les Modernes, un modèle et les informe que les arguments du scepticisme tirent toute leur force de cette dichotomie entre la substance et les phénomènes, qui semblait pourtant être le résultat le mieux assuré de la « nouvelle philosophie ». Le scepticisme se présente ainsi comme le contraire symétrique et négatif du dogmatisme métaphysique qui avait porté à la distinction de la représentation et de la chose, et à concevoir celle-ci comme une substance qui se trouverait derrière et sous les phénomènes. L’unité et l’immutabilité que les Éléates attribuaient à l’être en général (et d’où dérivait la tentation spinosiste) servirent aux cartésiens pour caractériser, de façon plus raisonnable, les substances individuelles, qui sont distinctes des apparences et des phénomènes chatoyants. Toutefois, comme le souligne Bayle et tel que Hume le montrera plus clairement par la suite, cette dichotomie contient le fondement des objections sceptiques, non seulement contre les sens, mais plus encore contre la raison12.
L’existence « idéale » des objets mathématiques
7Si cette clé interprétative permet de lire les articles sur l’éléatisme en proposant une correspondance inverse, mais symétrique, entre le réalisme dogmatique et le pyrrhonisme extrême, tant pour les sens que pour la raison, elle permet aussi de réinterpréter les articles sur Pyrrhon et Zénon d’Élée. Bayle y fait ouvertement appel aux conclusions de Simon Foucher et, en particulier, aux critiques adressées à la distinction cartésienne reconnaissant un statut ontologique différent aux qualités premières et secondes, réel et objectif dans le premier cas, subjectif et phénoménal dans le second. Cette distinction semble toutefois incompatible avec le caractère idéal qui, dans les deux cas, réduit le contenu des sensations aux idées, lesquelles ne pourront plus être entendues que comme des modifications du sujet. La critique, à partir de la notion de correspondance (entre les idées et le monde extérieur), embrasse également le rapport de causalité qu’on voudrait maintenir entre la représentation et la chose (« la cause de mes sensations »). C’est avec finesse que Bayle identifie le point faible de cette position : elle ne peut être prouvée et n’est jamais que le fruit d’un postulat indémontrable, c’est-à-dire qu’elle peut être l’objet de croyance uniquement sur la base de considérations théologiques et providentielles (la garantie d’un « Dieu vrai » chez Descartes, voire la révélation chez Malebranche pour qui seule la foi dans les textes bibliques nous convainc de l’existence externe des corps ; Locke aura lui aussi recours au finalisme divin afin d’assurer une relation de correspondance entre les idées et leurs modèles extérieurs). Toutefois, Bayle a beau jeu de dénoncer l’ambiguïté de cette “garantie” dont la validité n’a aucune limite bien définie, et qui est contredite d’ailleurs par l’incommensurabilité déclarée de la transcendance divine face à nos catégories morales. Elle se dresse également contre l’antifinalisme des modernes (y compris celui soutenu par Descartes sur la base de l’impossibilité de connaître les finalités de l’action divine) et se heurte enfin au fait que les données que l’on tient pour certaines (comme l’étendue et le mouvement) peuvent être, elles aussi, l’objet d’une réduction sceptique ultérieure, ou encore d’une épochè, du type de celle que l’on retrouve dans l’article « Zénon d’Élée ».
8Dans cet article du Dictionnaire, Bayle reprend les arguments classiques de Zénon (sur la composition du continuum, sur le mouvement, sur le temps), en y conférant non pas une valeur assertorique, fût-ce de type négatif, mais plutôt une fonction essentiellement critique qui s’adresse au dogmatisme que la conception cartésienne de la res extensa avait fait réapparaître, et dont Bayle voit l’ombre s’étendre jusque dans la notion newtonienne (d’ailleurs bien différente) d’espace et de temps absolus. L’adversaire n’est plus ici représenté par la conscience sensible immédiate à qui la notion de mouvement apparent pourrait suffire, ni non plus par la pratique scientifique qui se meut sur le plan des simples phénomènes, mais plutôt par la métaphysique réaliste (et par celle cartésienne in primis) qui fait correspondre à l’évidence intellectuelle un jugement de réalité au caractère absolu. En effet, selon Bayle, une chose est de vérifier l’apparence du mouvement au niveau phénoménal de l’expérience, ou de construire la notion d’espace continu en termes de raisonnement mathématique, mais c’est un tout autre problème d’atteindre « la nature même des choses qui sont au dehors de nous ». Après avoir fait la liste des trois solutions possibles se rapportant à la composition de l’étendue (points mathématiques, atomes indivisibles, parties divisibles à l’infini) et en avoir enregistré les respectives insuffisances13, Bayle en arrive à une conclusion qui se situe aux antipodes de celle de la Logique de Port-Royal, qu’il avait pourtant utilisée pour les apories du continuum. Tandis qu’Arnauld et Nicole avaient attiré l’attention sur les « bornes de notre esprit » et sur sa « foiblesse », Bayle, au contraire, emprunte un chemin tout à fait différent de l’appel à l’humilité : ce ne sont pas les limites du sujet connaissant, ni la nature de l’objet qui forment les causes de l’antinomie, mais plutôt la prétention d’attribuer à la chose en soi des conditions et des caractéristiques qui sont plutôt propres à notre mode de la connaître et de la percevoir :
Il faut reconnoître à l’égard du corps, ce que les Mathématiciens reconnoissent à l’égard des lignes & des superficies, dont ils démontrent tant de belles choses. Ils avouent de bonne foi qu’une longueur et largeur sans profondeur, sont des choses qui ne peuvent exister hors de notre âme. Disons-en autant des trois dimensions. Elles ne sauroient trouver de place que dans notre esprit ; elles ne peuvent exister qu’idéalement14.
La réduction aux phénomènes : Bayle, Foucher, Leibniz
9Bon nombre des arguments proposés dans le Dictionnaire se déploient sur une toile complexe dont les teintes néo-sceptiques se mêlent à celles des philosophies anti-cartésiennes et aux tentatives de dépassement de la res extensa, à laquelle on imputait les tentations matérialistes renaissantes du xviie siècle. L’échange épistolaire entre Simon Foucher (qui est l’une des sources de l’article « Pyrrhon ») et Leibniz illustre bien ce nouveau climat : en accord avec la polémique anticartésienne de son interlocuteur néo-académicien, Leibniz témoigne d’un attrait envers l’approche phénoméniste de Bayle, lequel avait mis sur le même pied les qualités primaires et secondaires. Leibniz, par une sorte de lecture sceptique/ phénoménologique du cogito, répète qu’il n’y a que deux « véritez premieres à nostre egard » : « que nous pensons, et qu’il y a une grande variété dans nos pensées ». Bien loin de croire que cette seconde vérité implique à elle seule le recours à « quelque cause hors de nous de la variété de nos pensées », le sceptique aussi bien que Leibniz estiment que l’on ne doit pas pour cela postuler l’existence externe d’une substance matérielle.
C’est ici – écrit Leibniz à Foucher – que vous avez raison de nous arrester un peu et de renouveler les plaintes de l’ancienne Académie. Car, dans le fond, toutes nos expériences ne nous asseurent que de deux, sçavoir qu’il y a une liaison dans nos apparences qui nous donne le moyen de predire avec succès des apparences futures, l’autre que cette liaison doit avoir une cause constante. Mais de tout cela il ne s’ensuit pas à la rigueur qu’il y a de la matière ou des corps, mais seulement qu’il y a quelque chose qui nous présente des apparences bien suivies.
10Il ne serait pas juste non plus d’invoquer la garantie de la divinité sur le cours de nos pensées : « On n’a nullement besoin de supposer un estre qui nous garantisse d’estre trompés, puisqu’il est en nostre pouvoir de nous détromper dans beaucoup de choses », d’autant plus qu’il est toujours possible de s’assurer de « l’existence de ce qui pense » et de l’existence de Dieu par des voies différentes de celles de Descartes, et cela aussi dans l’hypothèse qu’il n’y ait « que des apparences ou songes ». Même si le rêve ne se distinguait jamais de la veille, même si une puissance invisible s’amusait à nous présenter des rêves si bien liés à la vie précédente et si conformes entre eux qu’ils nous tromperaient continuellement, nous n’en pourrions pas moins déduire quelque imputation morale négative à la charge de cette puissance : « Or, qui est ce qui empêche, ajoute Leibniz, que le cours de nostre vie ne soit un grand songe bien ordonné ? »15.
11On sait que Leibniz cherchera une réponse à ce genre de doutes sur un autre plan métaphysique que celui où se plaçait Descartes ; cela lui permettra de diriger les attaques des sceptiques contre la réalité des qualités premières selon ses propres fins, en soulignant que même les notions cartésiennes d’étendue, de figure et de mouvement « enferment quelque chose d’imaginaire et d’apparent »16. Ces notions sont cependant sujettes à la réduction phénoménale au point que, si l’on ne supposait pas – comme dans le système de Leibniz – la présence de substances ou de centres de force derrière le continuum de l’espace et du temps, « elles [ces notions] seroient aussi imaginaires que les qualités sensibles, ou que les songes bien réglés »17.
12Toutefois, ces convergences ne suffisent pas à combler le fossé qui existe entre les attaques des sceptiques et leur utilisation de la part de Leibniz. Ainsi, des esprits trop « pyrrhoniens » refuseront de suivre le philosophe allemand dans la construction d’une métaphysique et d’une psychologie monadologique, comme on le voit dans les critiques apportées par Bayle dans l’article « Rorarius » du Dictionnaire. Malgré cela, Leibniz considéra toujours qu’il était légitime de se servir des arguments sceptiques comme d’une propédeutique : l’accueil des thèses pyrrhoniennes ou académiques comporte, en effet, une déconstruction de l’édifice dualiste cartésien, ramène à une question de relations (ordres de la coexistence ou de la succession) ce que l’approche cartésienne présentait comme des res ; il dénoue le lien traditionnel entre le réalisme philosophique et l’image du connaître comme miroir d’un monde se trouvant au-delà du sujet, et ouvre finalement la voie à la théorie leibnizienne de l’expression, qui est autrement complexe. Ainsi, la réplique de Leibniz s’inscrit-elle d’une certaine manière au-delà des oppositions entre sceptiques et dogmatiques. Aux deux courants opposés le philosophe allemand reproche de chercher « une plus grande réalité dans les choses sensibles hors de nous, que celle de phénomènes réglés ». Celui qui conçoit l’étendue comme les cartésiens, « à la façon d’une substance », ne pourra pas échapper aux objections zénoniennes du Dictionnaire : sur ce point, Leibniz est d’accord, tout en ajoutant que de telles apories ne devraient avoir aucune valeur pour ceux qui ont abandonné cette forme de réalisme dogmatique pour embrasser une théorie monadologique comme la sienne. Il ira jusqu’à soutenir que « ce qu’il y a de réel dans l’étendue et dans le mouvement, ne consiste que dans le fondement de l’ordre et de la suite réglée des phénomènes et perceptions » : « Nous concevons l’étendue, en concevant un ordre dans les coëxistences ; mais nous ne devons pas la concevoir, non plus que l’espace à la façon d’une substance »18.
13Comme nous l’avons déjà dit, Bayle refuse de suivre Leibniz sur le chemin d’une spéculation métaphysique hasardeuse, et, lorsqu’il accepte de discuter des fondements de l’harmonie préétablie, il souligne avec force le caractère hypothétique du système. En plus de relever la nature ad hoc de sa construction, l’auteur du Dictionnaire met en évidence la limite qui, à son avis, le menace à la base : son caractère peu conciliable avec les données de l’expérience. En résistant à l’interprétation du phénoménisme que l’idéalisme logique leibnizien proposait, Bayle montre donc qu’il s’en tient à une acception critique, non systématique, de cette existence simplement « idéale » qu’il avait attribuée aux concepts de corps, d’étendue et de mouvement. Il peut sembler que certaines de ses affirmations (comme celles de l’article « Zénon d’Élée ») aillent dans le sens de ce que sera par la suite l’immatérialisme berkeleyen : « Il n’est pas nécessaire – soutiennent « quelques cartésiens » – qu’il y ait des corps : Dieu peut sans cela communiquer à notre ame tout ce qu’elle sent, & tout ce qu’elle connoit ; & par conséquent les preuves, que la Raison nous fournit de l’existence de la matiere, ne sont pas assez évidentes pour former une bonne Démonstration sur ce point-là »19. Toutefois, l’« idéalité » que le philosophe de Rotterdam a en ligne de mire, lorsqu’il dénie à ces notions le statut d’entités existant « à l’extérieur de la pensée », ne s’apparente à aucune forme d’idéalisme métaphysique, de même qu’elle ne peut être rapprochée de l’immatérialisme de Berkeley qui, pourtant, se basera sur certaines apories dénoncées par Foucher et par Bayle20. L’“idéalisation” proposée par Bayle reflète à la limite la signification originaire du terme : réduction aux idées comprises comme simples représentations de l’expérience et qui gagnent en clarté et en distinction, dans la mesure où elles sont soumises au crible d’une implacable analyse critique21.
Les mathématiques empiristes de « Zénon, philosophe epicurien »
14Cette forme d’idéalisme “empirique”22 conserve donc du cartésianisme la méthode d’analyse des idées, sans plus se référer à l’évidence comme critère de vérité ; elle rejoint l’interprétation sceptico-empiriste des objets mathématiques dont les origines remontent à Gassendi et à Huet, comme le montre d’ailleurs l’article consacré à « Zénon, Philosophe Epicurien », où Bayle fait revivre, en corrigeant Vossius, la mémoire d’un fragment perdu (Contre les mathématiques) que Posidonius aurait réfuté, et dont Proclus avait témoigné de l’existence. À la suite de la Demonstratio evangelica de Huet et du Syntagma philosophicum de Gassendi, deux ouvrages abondamment cités (de même que le traité du jésuite Josephus Blancanus De natura mathematicarum, les Lectiones mathematicae d’Isaac Barrow et le De scientiis mathematicis de Gerardus Joannes Vossius), Bayle soutient que les abstractions mathématiques elles aussi, et en particulier celles de la géométrie, tirent leur origine des idées de l’expérience et sont ainsi sujettes aux mêmes limitations et incertitudes qui caractérisent une connaissance empirique – à moins que pour les préserver de ce danger, on nie qu’elles aient le moindre lien avec la réalité (selon une dérive platonicienne bien attestée par Plutarque dans le Quaestionum convivialium libri) – ce qui, selon Bayle, intéresserait particulièrement « les Modernes qui doutent qu’il y ait des corps »23. Le résultat ne serait jamais que d’en limiter la portée épistémologique sans résoudre pour cela des apories logiques comme celles qui sont dénoncées dans l’article « Zénon d’Élée ». Ce sont ces difficultés qui, selon Bayle, ont amené à considérer la quantité des mathématiques – « la quantité, en tant que détachée de tout ce qui tombe sous les sens » – comme un objet qui « n’existe point hors de notre entendement ». Sans entrer au cœur de questions techniques, Bayle montre cependant qu’il connaît quelques-unes des disputes les plus intéressantes sur les nouvelles mathématiques de son époque : il se réfère en effet tant à la discussion du chevalier de Méré avec Pascal (discussion où le Dictionnaire puise l’exhortation à tenir comme séparée « la matière intelligible » de la matière physique) qu’à la géométrie infinitésimale de Cavalieri et de Torricelli, dont les conclusions paradoxales affirment qu’une quantité finie et qu’une quantité infinie seraient égales entre elles. Ces considérations, tirées de la critique « épicurienne » des mathématiques (plutôt que des critiques « éléatiques », comme dans l’article « Zénon d’Élée »), auront une certaine influence sur David Hume qui, dans le Treatise, réduira les notions spatio-temporelles à des idées de caractère empirique, équivalentes à des minima de perception n’offrant plus prise à d’analyses ultérieures.
Omnipotence et tromperie : les origines médiévales et les échos calvinistes D’un thème cartésien dans le dictionnaire
15Il est certain que, malgré les origines « terrestres » – voire géométriques – de ces doutes, c’est plutôt le scepticisme descendant « du ciel » qui aura le plus grand impact sur Bayle et ses contemporains. Les discussions sur la théodicée auxquelles Bayle participa activement dans les dernières années du xviie siècle eurent des conséquences cruciales sur deux problèmes importants : les implications sceptiques du thème de l’omnipotence et la crise de la notion cartésienne de véracité divine comme garantie de la valeur de la connaissance humaine.
Mr Des Cartes – écrit Bayle – établissoit, comme le seul fondement de la science humaine, la persuasion qu’on doit avoir que Dieu ne peut être trompé, ni trompeur24.
16Comme on sait, il s’agit de deux thèmes (la toute-puissance et la véracité divines) qui sont bien présents dans l’itinéraire spéculatif tracé par Descartes. Chez Bayle, cependant, une conscience tourmentée des questions théologiques conduira à des résultats allant bien au-delà de l’hyperbolisme du doute cartésien.
17Le point de départ de la discussion est, pour Bayle, une doctrine qu’il attribue à Grégoire de Rimini et qui, observe-t-il, « fut objectée à Monsr. Des Cartes, & qui seroit fort scandaleuse si elle n’étoit favorablement interprétée ; car il [Grégoire] enseignoit que Dieu peut mentir, ou tromper »25. Généralement, Bayle se montre bien renseigné à l’égard des positions philosophiques et théologiques de cet auteur du xive siècle ; par exemple, il remarque avec justesse que Grégoire de Rimini s’opposa à une interprétation de la potestas absoluta de Dieu qui mettait en discussion la validité du principe de non-contradiction : « Il disputa fortement contre les Théologiens qui assûrent que par la toute-puissance divine il peut arriver que deux Propositions contraires soient véritables touchant un même sujet en même tems ». Le Dictionnaire souligne également la parenté des positions de Grégoire et des thèses augustiniennes sur le franc arbitre, ainsi que son approche « rigide » à l’égard du thème de l’ignorance invincible, qui selon lui ne disculperait pas26. Il se trompe, en revanche, sur l’affirmation concernant le Dieu qui pourrait mentir, car le théologien médiéval combattit vigoureusement la thèse voulant que Dieu puisse tromper ou dire le faux. À cet égard, le scolastique entra en polémique avec certains ockhamistes (dont Richard Fitzralph et Adam Woodham), pour qui la distinction en Dieu entre potestas absoluta et potestas ordinata permettait de soutenir que les auctoritates théologiques, ou que les passages bibliques se référant à la véracité divine, ne concernent que la puissance ordonnée. Cependant, selon sa puissance absolue, Dieu aurait néanmoins pu induire en l’homme un faux assentiment27. Partant, il peut sembler étrange que Bayle attribue à Grégoire de Rimini la même doctrine que ce dernier condamnait chez ses adversaires28. Cela s’explique cependant par le fait que l’auteur du Dictionnaire, au lieu de puiser directement à la source, fait ici confiance aux auteurs des Secondes Objections qui, à l’occasion du débat avec Descartes autour du Dieu qui pourrait tromper des Méditations, avaient évoqué le souvenir d’une longue tradition scolastique et, surtout, les noms de Grégoire de Rimini et de Gabriel Biel. L’équivoque29 s’explique aussi par le fait que Grégoire avait rapporté (mais sans les partager) avec force détails les opinions des théologiens les plus radicaux, et qu’il avait commenté la plupart des passages bibliques utilisés par ceux-là, passages que les Secondes Objections reprendront en effet à leur compte. Quoi qu’il en soit, sur ce point spécifique le Dictionnaire ne se réfère à Grégoire de Rimini qu’à travers le texte des Objections contre Descartes30.
18Bayle formule d’emblée le problème tel qu’il avait été abordé par l’auteur des Méditations et ses adversaires, comme on peut le voir dans le début de la rem. B de l’article « Rimini » :
Mr. Des Cartes établissoit, comme le seul fondement de la science humaine, la persuasion qu’on doit avoir que Dieu ne peut être trompé, ni trompeur. On lui objecta [Object. secundae contra Meditat. Cartesii, pag. n. 66] que selon Gregoire d’Arimini, & quelques autres Scholastiques, Dieu peut avancer des choses qui sont contraires à sa pensée, & à ses décrets, comme quand il fit prêcher dans Ninive qu’elle périroit dans quarante jours. S’il a endurci & aveuglé Pharao, s’il a envoié à quelques Prophêtes l’esprit de mensonge, comment savez-vous, demanda-t-on à Mr. Des Cartes, qu’il ne peut pas nous séduire ? Ne peut-il pas se comporter envers nous comme un Médecin envers les malades, & comme un pere envers ses enfans ? Ce sont des personnes que l’on trompe très-souvent & avec sagesse, & pour leur profit. Aurions-nous bien la force de contempler la vérité, si Dieu nous la présentoit toute nue ?31.
19Le fait est que ce texte baylien reprend l’essentiel d’un passage des Secondes Objections adressées aux Méditations de Descartes :
Deum negas posse mentiri aut decipere, cum tamen non desint scholastici qui illud affirment, ut Gabriel, Ariminensis et alii, qui putant Deum absoluta potestate mentiri, hoc est contra suam mentem et contra id quod decrevit, aliquid hominibus significare : ut cum absque conditione dixit Ninivitis per prophetam « adhuc quadraginta dies et Ninive subvertetur » ; et cum alia multa dixit, quae tamen minime contigerunt, quod verba illa menti suae aut decreto suo respondere noluerit. Quod si Pharaonem induravit et obcaecavit, in Prophetas mendacii spiritum immisit, unde habes nos ab eo decipi non posse ?32.
20Les deux questions (celle de l’omnipotence et l’autre de la véracité divine)33 sont en réalité strictement liées. Le point de départ de la discussion chez Bayle est, en apparence, le retour aux conditions du doute sceptique qui avait été adressé au critère cartésien de l’évidence. Dans le passage des Secondes Objections (que le Dictionnaire évoque), les adversaires de Descartes s’étaient servis de l’autorité de Grégoire de Rimini et de Gabriel Biel pour soutenir l’opinion d’un Dieu qui fût pure puissance, lequel « peut mentir ou tromper » ; en outre – affirment-ils –, si l’on considère les nombreux passages des Écritures en ce sens, il semble qu’« il ment d’une faculté absolue, c’est-à-dire qu’il signifie quelque chose aux hommes contre son intention et contre ce qu’il a décrété »34. Il est intéressant de noter que Bayle se concentre sur la conjecture dite du Dieu trompeur et néglige complètement l’hypothèse du mauvais génie. Les critiques ont remarqué un destin parallèle dans les Meditationes cartésiennes. C’est justement parce qu’avec le Dieu trompeur, le doute prend son extension maximum que l’hypothèse du malin génie disparaît après la première Méditation. Il n’y a que l’idée du Dieu dit trompeur qui soit une « pièce nécessaire au système »35. On sait en outre qu’il n’y a que l’hypothèse d’un Dieu qui nous trompe directement ou indirectement (nous ayant faits de telle façon que nous nous trompions à chaque occasion) qui puisse jeter un doute sur les vérités mathématiques, tandis que la figure du mauvais génie, comme d’ailleurs l’hypothèse du rêve ou celle de la folie, s’arrête aux données perceptives et à la réalité des corps, le corps propre étant ici compris36.
21La discussion baylienne se profile sur un fond exégétique marqué mais le thème s’étendra par la suite à l’ensemble de la connaissance humaine. En premier lieu, le Dictionnaire saisit l’analogie qui existe entre la fausseté qui naît du langage « populaire » des Écritures et celle qui, au contraire, dérive des idées. En effet, le « mensonge verbal » ne peut pas se séparer du « mensonge des idées », puisque l’imperfection de la créature exclut tout autant un langage parfait qu’une connaissance absolue. Lorsque Dieu menace Ninive de destruction, tout en sachant qu’il ne la détruira pas, ou quand il envoie « l’esprit de mensonge » à ses prophètes ou au Pharaon, non seulement il se sert d’expressions impropres ou figurées mais, réellement, il « trompe ». En réponse à ces arguments, Descartes avait introduit deux restrictions importantes dans l’utilisation de la véracité divine comme garantie du savoir humain : d’un côté, pour accorder sa philosophie au texte biblique, il avait admis que les prophètes pourraient « annoncer des mensonges exempts de toute malice de tromperie, & semblables à ceux des Médecins, qui pour guérir leurs malades leur font acroire des faussetez »37. Et Bayle continue de citer (en français) le texte de la réponse cartésienne aux objections, en introduisant ainsi le thème des impulsions naturelles :
Je ne blâme point pourtant ceux qui disent que Dieu peut par ses Prophêtes faire annoncer des mensonges exemts de toute malice de tromperie, & semblables à ceux des Médecins, qui pour guérir leurs malades leur font accroire des faussetez. Bien plus je confesse que l’instinct naturel qui nous a été donné de Dieu nous trompe quelquefois réellement ; car la nature que Dieu nous a donnée pour la conservation de notre corps pousse positivement les hydropiques à faire une chose qui leur est préjudiciable, c’est-à-dire à boire : mais j’ai expliqué dans ma VI Méditation comment cela se peut accorder avec la bonté ou avec la véracité de Dieu38.
22Il faut ajouter, d’autre part, que Descartes lui-même avait encore reconnu que « l’instinct naturel qui nous a été donné de Dieu, nous trompe quelquefois réellement ». C’est le cas des hydropiques (évoqués dans la Sixième Méditation) que la nature instituée par Dieu pour notre santé pousse « positivement » à des comportements nuisibles pour leur conservation.
23On le voit, Descartes et Bayle après lui abordent déjà deux problèmes distincts : le premier, de caractère exégétique, est longuement traité dans le Dictionnaire sur fond de débats provoqués par le livre de Meyer, Philosophia S. Scripturae Interpres. Le deuxième sera de teneur proprement philosophique. Quant au premier aspect de la question, c’est avec complaisance que Bayle passe en revue les répliques que les « orthodoxes » adressèrent à cet ouvrage d’inspiration rationaliste de Meyer, aussitôt accusé de « socinianisme » (« pis que Socinien »). Parmi ces tenants de l’orthodoxie calviniste, le livre de Wolzogen (Apologie pour le Synode de Naerden), surtout par les réactions qu’il provoqua (chez van der Waeyen, Vogelsang, Jean Broun)39, révèle une conception particulière et extrême de l’omnipotence de Dieu. La thèse reprochée à Wolzogen était l’affirmation que « Dieu pourroit tromper s’il vouloit », ou encore, dans la version plus explicite de Labadie, « que Dieu peut tromper, qu’il veut tromper, qu’il a trompé ». Dans sa réplique, Labadie s’était fait l’interprète d’une version « outrée » du concept d’omnipotence et avait ainsi accusé Wolzogen « de n’en avoir pas dit assés en disant que Dieu peut tromper s’il veut, mais qu’il ne peut point vouloir »40. Il lui avait même intenté un procès pour « hétérodoxie » devant le Synode Wallon pour avoir soutenu « que Dieu ne pouvoit pas vouloir nous tromper ». En plus d’insinuer que l’usage de termes « choquants » en religion est bien plus diffus qu’on ne le croit41, Bayle tire de cette dispute compliquée deux indications qui sont davantage philosophiques que théologiques. La première veut qu’il soit au fond préférable de s’en tenir à la formulation plus concise et perspicace (« Dieu ne peut pas tromper »), plutôt que d’avoir recours à la formulation plus longue, mais au fond équivoque (« il pourroit tromper s’il le vouloit, mais sa sainteté est si grande qu’il ne peut pas vouloir tromper ») : puisque cette deuxième formulation équivaut à la première, selon Wolzogen lui-même, il vaudrait mieux qu’on s’arrêtât là et qu’on renonçât à des raffinements inutiles, voire dangereux, dans l’intention de marquer le thème de la puissance divine. La seconde indication de Bayle souligne que cette « distinction entre le pouvoir de tromper & la volonté de tromper » (« comme si ce pouvoir-là étoit une espece de perfection, au lieu que la volonté de tromper est un défaut ») se trouve également chez Descartes, mais qu’elle remonte à des sources médiévales. Comme le dit Bayle en citant le livre de Vogelsang contre Wolzogen, elle est, en définitive, l’une de ces « ordures des Scholastiques » que l’auteur des Méditations avait « déterrée » en cherchant pour soi « la gloire de l’invention »42.
24Ce thème a, en effet, une histoire illustre et, par-delà les débats scolastiques que nous avons évoqués plus haut, Montaigne lui-même l’avait renouvelé au début de l’époque moderne. L’auteur des Essais, en essayant de détruire le concept métaphysique de Dieu et de le replacer « dans sa transcendance absolue, y compris quant à la raison »43, n’avait pas hésité à emprunter le thème de la potestas absoluta en Dieu, et ce par rapport à une action qui, dans le cas de la nature divine, peut sembler choquante : « mourir » et « tromper ». Nier cette « puissance » (« Dieu ne peut se dédire ») lui semble indigne d’un « homme chrétien » qui ne devrait pas « enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole »44. Comme le remarque très bien Brahami, Montaigne rompt avec toute une tradition théologique, qui comprend tout aussi bien Sebond et Thomas d’Aquin qu’Augustin, selon lequel « nous n’amoindrissons pas sa puissance en disant : il ne peut ni mourir ni se tromper »45. Montaigne, ouvert à l’omnipotence – fût-elle paradoxale – de Dieu, rejoint une tout autre tradition, qui compte parmi ses auteurs Pierre d’Ailly qui, à son tour, reprenait les thèses hyper-ockhamistes de Fitzralph, de Woodham et, surtout, de Holcot, en polémique avec l’attitude beaucoup plus « modérée » de Grégoire de Rimini. En effet, Pierre d’Ailly, en plus de soutenir que Dieu peut « dire le faux à une créature rationnelle » (rationali creaturae falsitatem dicere), en était venu à affirmer que la puissance de « mentir » et de « tromper » (fallere et decipere), prise sans aucune détermination d’ordre moral, et donc comme simple effet de sa puissance, « sans une intention mauvaise » (sine peccato), représente en elle-même une perfection et que le contraire serait une imperfection46. La distinction que l’on trouve chez des pasteurs calvinistes comme Wolzogen (évoqué par Bayle plus haut) entre vouloir et pouvoir tromper, est donc le résultat de toute une tradition théologique très audacieuse qui croise le parcours de la philosophie nouvelle avec Descartes.
25On entend en effet dans les Méditations l’écho très précis de ce débat sur le rapport entre l’omnipotence et la véracité en Dieu. C’est une chose bien connue que, dès la Première Méditation, Descartes évoque la « vieille opinion » (vetus opinio) d’après laquelle un Dieu « qui peut tout » pourrait faire qu’il n’y ait rien de ce que je sens ou, qui plus est, que je « me trompe » toutes les fois que je fais l’addition de deux et deux ou que je nombre les côtés d’un carré47. Cette hypothèse est réfutée dans la Troisième Méditation après que Descartes a démontré que l’idée de Dieu contient en elle toutes les perfections et qu’elle exclut tous les défauts, de telle façon qu’on pourra dire que Dieu n’est aucunement trompeur, car « toute fraude et tromperie dépend nécessairement de quelque défaut »48. Cependant, que cette réplique ne suffise pas vraiment à exorciser toutes les conjectures qui avaient leur fondement dans une conception radicale de l’omnipotence, on le peut voir aisément par le fait que Descartes lui-même sent le besoin de revenir sur le problème (au début de la Quatrième Méditation), pour réfléchir de nouveau sur cette distinction entre le « pouvoir » et le « vouloir tromper ». Cette fois, en plus de rappeler le principe général d’après lequel « toute fraude et tromperie » contiendraient « quelque sorte d’imperfection », Descartes se préoccupe aussitôt de désamorcer toute sorte d’appel à l’omnipotence, tout en lui reconnaissant la place que certains théologiens lui font : « quoi qu’il semble – écrit-il en faisant manifestement écho à ces auteurs-là – que pouvoir tromper soit une marque de subtilité, ou de puissance, toutefois vouloir tromper témoigne sans doute de la faiblesse ou de la malice. Et, partant, cela ne peut se rencontrer en Dieu »49.
26Que Bayle puise aux sources de cette tradition médiévale d’origine ockhamiste, fût-ce par le biais de la scolastique jésuite du xviie siècle, voilà ce qui ressort clairement des recherches menées par Lambertus Marie de Rijk50. En effet, une grande partie des arguments développés par l’« abbé pyrrhonien » dans l’article « Pyrrhon » vient de l’œuvre du jésuite espagnol Roderigo de Arriaga (1592-1667) qui, à son tour, avait repris les doctrines des auteurs comme Robert Holkot, Pierre d’Ailly et Pierre Auriol (et l’on notera que le Dictionnaire consacre deux articles particuliers à ces deux derniers auteurs51, tandis que de longues citations du Cursus philosophicus d’Arriaga se retrouvent dans d’autres articles, comme « Zénon d’Élée », « Spinoza » et « Pereira »)52.
Le contexte cartésien : le problèmede la garantie de la véracité divine
27En accumulant d’érudites références, Bayle donc renoue avec un débat illustre, tout à la fois médiéval, renaissant et réformé. Il poursuit en réalité un objectif bien précis, énoncé clairement dans la remarque B de l’article « Rimini » : il désire illustrer les restrictions qui entourent l’argument cartésien de la véracité divine, et la précarité de l’entreprise consistant à élever sur cette base une garantie de la certitude humaine, puisqu’on a pu lui adresser tant de critiques et d’objections, bien souvent fondées théologiquement. Se référant notamment aux arguments des Secondes Objections, Bayle remarque :
Disons en passant que cette réponse de Mr. Des Cartes n’empêche pas que l’Objection ne demeure victorieuse ; car dès que l’on est contraint d’avouer qu’une Maxime générale, qu’on avoit donnée pour le fondement d’un Dogme certain & demonstratif, souffre beaucoup d’exceptions, on l’ébranle de telle sorte qu’elle n’est plus capable de fixer nos incertitudes, & il n’y a point de cas où un Sceptique ne puisse emploier la distinction de Monsr. Des Cartes. Si j’étois trompé, dira-t-il, par les idées qui me représentent la matiere comme une substance étendue, ce seroit une tromperie exempte de toute malice, & peut-être même qu’elle seroit profitable à l’état où je me trouve, qui à certains égards est un véritable état d’enfance, ou de maladie pendant que mon ame est unie au corps53.
28Les Secondes Objections avaient déjà eu recours à la métaphore “médicale” d’un Dieu qui, compte tenu de l’infirmité des hommes, les « trompe » sapienter et cum utilitate, sans que cela ne constitue une imputation morale négative pour son comportement54. Henricus Regius, l’un des premiers « cartésiens », avait parlé d’un dolus innocuus, semblable à celui du médecin envers le malade ou du père envers son fils, voire aussi d’un dolus poenalis, conséquence du péché et donc imputable à l’homme plutôt qu’à Dieu55. Bayle reformule le problème en des termes qui déplacent toute la question de la métaphysique vers un doute sceptique : si la prétention à une vérité absolue implique la garantie divine et que celle-ci rend à son tour possible la certitude métaphysique ou absolue, ne pourrait-on pas en invalider la prétention ou encore renoncer à son exigence, en affirmant simplement que « toutes sortes d’idées se rapportent non aux veritez absolues, mais aux véritez relatives au Genre humain »?56. De cette manière, le savoir humain serait confiné au monde des apparences phénoménales et il n’y aurait plus besoin d’invoquer la véracité divine pour lui conférer une sorte d’infaillibilité. Finalement, l’erreur humaine cesserait de représenter un problème de théodicée. Dieu ne se trouverait pas contraint de « garantir » notre conscience pour montrer qu’il n’est point trompeur : en ce sens, « l’esprit mensonger » dont parlent les Écritures ne serait plus incompatible avec ce Dieu à qui cet esprit est souvent attribué.
29On remarquera que Bayle ne considère pas que l’argument basé sur les Écritures est le plus difficile à traiter ; selon lui, c’est à cause d’une insuffisante compétence théologique que Descartes aurait aussi peu résisté aux attaques des théologiens, ayant « laissé de donner les mains à la prétension de Grégoire de Rimini », du moins telle que Bayle l’interprète, nous l’avons vu, erronément : « Sa facilité à céder – écrit-il – est une preuve qu’il n’avoit nulle connoissance des Livres de Théologie ». Plutôt que de s’engager dans les labyrinthes de l’omnipotence, il aurait dû dire avec clarté que « constamment et invariablement […] les Passages de l’Écriture, qui affirment que Dieu trompe quelquefois, ne doivent jamais être entendus littéralement », Dieu s’étant adapté à un principe d’accommodement. La Bible le représente souvent « sous des idées populaires, & par conséquent très fausses ». L’Écriture veut être comprise du vulgaire, mais elle « nous fournit ailleurs le correctif dont on peut avoir besoin, je veux dire la description de l’Etre infini dans sa majesté immuable & infiniment parfaite »57. Cette constatation aurait suffi, poursuit Bayle, pour mettre de côté l’affirmation de Grégoire de Rimini « qui fut objectée à Mr. Des Cartes, & qui seroit fort scandaleuse si elle n’étoit favorablement interprétée », c’est-à-dire « que Dieu peut mentir, ou tromper »58.
30Il faut dire ici d’emblée que Bayle ne rend pas justice au texte cartésien qui, lui aussi, faisait appel à la distinction entre les différents sens de l’Écriture, tout en tenant compte du principe d’accommodation pour expliquer les passages choquants de la Bible où il semble en effet être question d’une tromperie divine59. En outre, on peut se demander si Bayle s’en est personnellement tenu à ce conseil généreusement donné à Descartes. Il y a en fait de bonnes raisons d’en douter, mais avant de voir pourquoi, il convient de souligner un autre contexte où Bayle revient sur le thème de la véracité divine et conclut à la nécessité de s’en passer. Il s’agit cette fois d’un contexte strictement philosophique, et qui ne fait aucune référence aux arguments scripturaires : le débat autour de la certitude de l’existence externe des corps, débat qui se déroule entre les deux abbés dans l’article « Pyrrhon ». Utilisant les thèses de Malebranche, Arnauld et Foucher, Bayle affronte cette fois le problème central, c’est-à-dire la « garantie » des idées claires et distinctes de la substance corporelle, notions les plus « évidentes » d’après les principes de la théorie de la connaissance. Selon Descartes, Dieu, « qui n’est point trompeur », ne pourrait avoir mis en nous ni faculté, ni idée non plus qu’aucun sentiment ou inclination naturelle qui soient faux absolument, c’est-à-dire sans qu’il soit consenti de remédier ou d’éviter l’erreur à leur égard. Dans le pire des cas, lorsque notre intellect n’est pas en mesure d’atteindre la vérité sur un objet déterminé, la volonté aurait néanmoins le pouvoir de suspendre le jugement, évitant ainsi au moins l’erreur. Dans le cas de la connaissance des corps, cette stratégie permettrait de « garantir » la valeur objective des qualités primaires et de taxer d’illusions subjectives les qualités secondaires, bien qu’une inclination « naturelle » nous pousse à les croire tout aussi vraies que les premières. Pour les thèses que Descartes veut soutenir, il est très important que le jugement soit volontaire et que la volonté ait plus d’extension que l’intellect. De cette manière, l’homme serait toujours responsable de ses erreurs et ne pourrait pas les attribuer à l’auteur de ses propres facultés (Dieu), mais bien plutôt à l’usage, bon ou mauvais – donc volontaire et corrigible – qu’il en fait. Dieu n’est pas tenu de concéder à l’homme un intellect supérieur à celui qu’il a déjà, tandis que l’homme se doit d’utiliser au mieux son libre arbitre, en maintenant la volonté dans les limites de l’intellect, sans la pousser à affirmer ce qui n’est pas attesté par une connaissance claire et distincte.
31Le problème se pose en termes différents, mais néanmoins analogues, pour ces erreurs pratiques qui mettent en cause les inclinations naturelles (« l’instinct naturel »). La thèse cartésienne selon laquelle l’union de l’âme et du corps aurait une finalité pratique implique que les sentiments produits dans la pensée par le corps soient également vrais, sinon le Dieu qui les a institués (selon une institution librement choisie) serait encore une fois trompeur. On le voit, à travers tous ces passages, comme à propos des idées claires et distinctes, il s’agit toujours d’éliminer les obstacles barrant la certitude de la véracité divine, véritable pierre angulaire du système cartésien. Après avoir soutenu cette thèse, Descartes se sert dans la Sixième Méditation d’une raison qui, auparavant, encore dans la Troisième Méditation, ne lui était pas apparue assez décisive pour démontrer la réalité externe des corps : la forte propension à croire en leur existence comme cause des idées adventices. Au terme de son itinéraire, cette motivation lui semble à présent suffisante afin d’écarter l’autre hypothèse, à savoir que les idées de sensation aient été directement créées par Dieu, sans confirmation objective dans le monde extérieur. En effet, s’il en allait ainsi, Dieu aurait donné à l’homme une invincible propension – invincible certes, mais trompeuse – à croire en l’existence des corps : « L’impossibilité de corriger cette propension ferait que Dieu serait inexcusable et coupable de tromperie »60. Or, il n’y a que l’existence d’une erreur absolument incorrigible et, par conséquent, complètement indépendante de la volonté, qui réussirait à mettre en crise la complexe théodicée cartésienne, et tel serait justement le cas de cette propension instinctive. Des arguments semblables seront encore utilisés pour « garantir » le critère de cohérence et de constance des images, qui permet de distinguer entre la veille et le sommeil, dépassant ainsi l’un des doutes les plus radicaux formulés dans la Première Méditation.
32Pour Descartes, il n’est cependant pas certain que les corps soient semblables dans toutes leurs qualités (y compris les qualités secondaires) aux sensations, comme nous pousserait à le croire une autre propension remontant aux premiers temps de la vie : dans ce cas, en effet, il ne s’agirait pas d’un « instinct naturel », mais d’un préjugé acquis avec le temps et corrigible par le moyen d’une clarification des idées de la res extensa.
Le contexte post-cartésien : Bayle et le débat entre Malebranche et Arnauld sur l’existence des corps
33Par rapport à tout cet ensemble de distinctions subtiles, où entrent des considérations théologiques et des descriptions psychologiques à côté d’analyses conceptuelles proprement dites, l’attitude de Bayle peut nous sembler quelque peu cavalière ; en réalité, elle tient compte des résultats obtenus, dans les débats tout au long du xviie siècle, sur l’existence idéale des notions de l’étendue du côté philosophique et sur les apories de l’omnipotence, du côté théologique. En constatant que le cartésianisme avait procuré de nouveaux « avantages » aux « Pyrrhoniens », car il avait suggéré une extension du statut de phénomène ou d’« apparence » des qualités secondaires aux qualités primaires61, Bayle observe que « la seule preuve » que l’on pourrait donner de l’existence réelle des corps « doit être tirée de ce que Dieu me tromperoit, s’il imprimoit dans mon ame les idées que j’ai du corps, sans qu’en effet il y eût des corps ». Toutefois, il ajoute tout de suite après que « cette preuve est fort foible ; elle prouve trop »62. Malebranche, déjà, avait attaqué la valeur démonstrative du principe cartésien pour réduire l’existence objective des corps à un article de foi tiré de l’Écriture, comme le rappelle Bayle dans cette même rem. B : « Le Pere Mallebranche montre dans un Éclaircissement sur la Recherche de la Vérité, qu’il est très-difficile de prouver qu’il y a des corps, & qu’il n’y a que la Foi qui puisse nous convaincre qu’il y a effectivement des corps »63. En effet, il s’agit de l’Éclaircissement VI « Qu’il est tres-difficile de prouver qu’il y a des Corps. Ce que l’on doit penser des preuves que l’on apporte de leur existence »64. Dans ce texte Malebranche reprend le problème du Dieu dit trompeur : « Il est donc absolument necessaire, pour s’assurer positivement de l’existence des corps de dehors, de connoître Dieu qui nous en donne le sentiment & de sçavoir qu’étant infiniment parfait, il ne peut nous tromper ». Seulement, Malebranche considère que Descartes n’a produit aucune « démonstration » au sens propre du terme (« en rigueur géométrique »), car ce que nous voyons pourrait bien être simplement un monde « intelligible », sans que Dieu doive pour cela être considéré comme « trompeur » : « Ainsi, lorsque nous voyons des corps, jugeons seulement que nous en voyons & que ces corps visibles ou intelligibles existent actuellement : mais pourquoi jugerons-nous positivement qu’il y a au dehors un monde matériel, semblable au monde intelligible que nous voyons ? »65. L’hypothèse du monde intelligible serait donc parfaitement compatible avec la véracité cartésienne car, « pour être pleinement convaincus qu’il y a des corps, il faut qu’on nous démontre non seulement qu’il y a un Dieu & que Dieu n’est point trompeur : mais encore que Dieu nous a assurez qu’il en a effectivement créé »66. C’est ce qui manque chez Descartes, remarque Malebranche, et c’est ce qu’il faut chercher en revanche dans les Écritures : « Certainement il n’y a que la Foi qui puisse nous convaincre qu’il y a effectivement des corps »67. Arnauld, quant à lui, avait souligné, en polémique avec l’Oratorien, que nier la valeur du principe cartésien de la véracité divine aurait ouvert la voie à un « pyrrhonisme très dangereux » : « C’est rejeter la preuve de Mr. Descartes, c’est dire que Dieu ne seroit nullement trompeur, quand même il n’existeroit aucun corps dans la nature des choses ». Et Bayle renvoie pour sa part à cette réfutation arnauldienne : « Voiez le chapitre xxviii du Traité de Mr. Arnauld des vrayes & des fausses idées, où il réfute le susdit Eclaircissement du Pere Mallebranche par des raisons toutes tirées de cette source »68.
34Comme le déclare Bayle dans l’article « Pyrrhon », tout le problème roule autour du rôle qu’on assigne au principe de la véracité comme garantie de notre croyance à l’existence externe des objets matériels : « La seule raison qu’on m’en peut donner doit être tirée de ce que Dieu me tromperoit, s’il imprimoit dans mon ame les idées que j’ai du corps, sans qu’en effet il y eût des corps ; mais cette preuve est fort foible ; elle prouve trop »69. Il semble en effet que Bayle suit ici de très près l’argument central de l’Éclaircissement VI de Malebranche : bien que nous ayons un « penchant extrême à croire qu’il y a des corps » et que cette impulsion naturelle ait été évoquée par Descartes dans la Méditation Sixième comme garantie assurée par le Dieu vérace, Malebranche remarque toutefois que ce penchant « ne nous y force point par évidence : il nous y incline seulement par impression »70 L’Oratorien fait valoir une analogie complète entre l’impression qui nous porte à croire à l’existence des corps et celle qui nous pousse à juger des qualités sensibles. Cette analogie est à la base de l’équivalence établie par Bayle entre les qualités premières et les qualités secondaires quant à leur statut de réalité71.
35Toute cette discussion est reprise dans l’article « Zénon d’Élée », où l’on déclare que « ce n’est point prouver qu’il y ait des corps, que de dire que nos sens nous en assûrent avec la dernière évidence », car il est certain, par ailleurs, qu’ils nous « trompent » à l’égard de « toutes les qualités corporelles », y compris « la grandeur, la figure, & le mouvement des corps », comme l’admet le même Malebranche dans le VIe Éclaircissement de la Recherche de la Vérité72. Le résumé que le Dictionnaire donne des arguments malebranchiens, lesquels portent à croire que l’existence externe des corps n’est pas démontrée philosophiquement, mais crue sur la base de la « foi »73, tourne autour de l’utilisation du principe de théodicée qui concerne la notion de véracité divine. D’après Bayle, lorsque Malebranche « assûre que Dieu ne nous pousse pas invinciblement par l’évidence à juger qu’il y a des corps », cela revient à saper l’implication réciproque que Descartes avait établie entre la thèse de l’existence d’une erreur vraiment « invincible » et l’hypothèse de la tromperie dite divine. Dans la métaphysique cartésienne, les deux thèses simul stant, simul cadunt, mais elles se trouvent en revanche déliées dans la lecture phénoméniste que Bayle fait de l’approche de Malebranche, quand celui-ci soutient que nous n’avons pas de véritable certitude métaphysique de l’existence externe des corps : « C’est rejeter la preuve de Mr. Descartes – commente Bayle –, c’est dire que Dieu ne seroit nullement trompeur, quand même il n’existeroit aucun corps dans la nature des choses »74. Michelangelo Fardella est engagé dans le même parti que Malebranche, pour soutenir qu’il serait bien possible que « l’Auteur de la nature » dispose nos sens de telle façon « qu’ils nous représentent comme existans des objets qui n’existent point du tout »75, sans que cet effet systématique d’illusion lui soit imputé comme défaut.
36L’enjeu de la dispute (à savoir la tenue et la fonction architectonique de la thèse de la véracité divine) est d’autant plus évident aux yeux de Bayle, qu’il se dégage nettement de la polémique qui fit suite à la publication de l’Éclaircissement impliquant directement Arnauld. Celui-ci, dans le Traité des vraies et des fausses idées, objecte à l’Oratorien que « s’il n’y a point de corps », « on est contraint d’admettre en Dieu des choses tout à fait contraires à la nature divine, comme d’être trompeur »76. La contre-réplique de Malebranche vise cependant à montrer qu’on pourrait envisager que cette tendance invincible n’est pas l’effet d’une volonté positive de Dieu (lequel serait en ce cas-là « trompeur »), mais simplement une « conséquence des loix de l’union de l’ame et du corps » et, surtout, un effet du « péché qui a changé cette union en dépendance ». De plus, il rappelle qu’il suffirait d’évoquer l’incompréhensibilité des desseins de Dieu pour lui éviter l’accusation d’être trompeur, même dans le cas où Dieu nous donnerait des pensées des objets matériels, en conséquence de l’union de l’âme et du corps, « sans avoir formé aucun corps »77. La nouvelle réponse d’Antoine Arnauld fut immédiate et identifia le talon d’Achille métaphysique de l’argument malebranchien, qui de son avis finissait par affaiblir « l’évidence absolue » du principe de la véracité divine en le soumettant à des « conditions » qui lui enlevaient toute force et portée fondatrice. Comme le déclare l’auteur de la Défense contre la Réponse au Livre des vraies et des fausses idées, mettre au conditionnel un « principe » qui devrait être « absolu » reviendrait à « renverser & la foi divine & toutes les sciences humaines » : aux yeux d’Arnauld, « prises à la rigueur », les thèses de Malebranche mènent à l’établissement d’« un tres-dangereux Pyrrhonisme »78. Évoquer l’hypothèse d’un péché qui aurait pu « justifier » l’erreur en en faisant retomber la responsabilité sur l’homme et non sur Dieu, en plus de supposer une « chicanerie » peu intelligible, rend le principe de la véracité divine « de nul usage »79.
37Par rapport à cet ensemble compliqué d’arguments, de répliques et de contrerépliques, Bayle semble vouloir se placer au-dessus de la mêlée. Comme il lui arrive souvent, l’auteur du Dictionnaire est moins intéressé à prendre parti pour l’une ou l’autre des deux positions en désaccord, qu’à les utiliser l’une contre l’autre pour mettre en évidence les dif ficultés sur lesquelles achoppe l’usage métaphysique du principe de véracité. Avec Arnauld, Bayle partage la conviction que le principe doit être gardé entièrement sans trop y introduire de distinctions ou d’exceptions, ou bien encore être abandonné tout à fait. Dans ce dernier cas, toutefois, les conséquences ne seront pas moindres que celles dénoncées par l’auteur de Port-Royal : le « pyrrhonisme », la perte de toute certitude philosophique, la destruction pure et simple de la base de l’édifice cartésien. D’autre part, il est d’accord avec Malebranche qu’il peut y avoir une interprétation innocente de l’erreur, de telle façon qu’elle ne mettrait en cause ni la bonté ni la véracité en Dieu ou, pour mieux dire, dans le langage de Bayle (qui est, bien sûr, différent de celui de l’Oratorien), qu’on ne peut déduire de la notion de Dieu quelque garantie pour la validité de la connaissance humaine que ce soit, ni prétendre qu’une certitude moins que métaphysique du savoir humain soit incompatible avec le fondement théologique du système. Bien au-delà des textes de Malebranche qui lui servent de point d’appui, Bayle vise à relativiser les contenus de la connaissance et à couper la liaison trop étroite que la philosophie cartésienne avait instituée entre des principes de psychologie humaine (comme la nature volontaire du jugement et, par conséquent, de l’erreur), des exigences épistémologiques (la non-invincibilité des erreurs volontaires) et des fondations théologiques (telles la validité et la véracité foncières de la connaissance humaine comme reflets de la nature divine qui l’a créée et qui en a institué le mode de fonctionnement).
38À l’approche métaphysique, Bayle substitue quant à lui une perspective phénoméniste qui lui permet de contourner le principe de véracité divine sans que l’accusation de tromperie ne retombe sur Dieu, fût-ce en présence d’une propension invincible à l’erreur. L’exemple dont il se sert vise à déjouer les mécanismes du système. Pour Bayle, tous ces ressorts se trouvent comme mis à nu par l’impossibilité de distinguer véritablement entre les jugements portant sur les qualités premières (qui mettraient en cause, s’ils étaient fautifs, la véracité divine) et ceux qui concernent les qualités secondaires (les plus typiques, les couleurs) qui ne seraient que le fruit d’une décision volontaire, trompeuse mais tout à fait redevable à la précipitation humaine. En estompant cette distinction entre les deux types de qualités pour les ramener à un même statut, c’est toute la construction de l’édifice cartésien et son sommet, la certitude des idées claires et distinctes, qui vont s’effondrer :
Je demande, Dieu trompe-t-il les hommes par rapport à ces couleurs ? S’il les trompe à cet égard, rien n’empêche qu’il ne les trompe à l’égard de l’étendue. Cette dernière illusion ne sera pas moins innocente, ni moins compatible que la première avec l’Etre souverainement parfait. S’il ne les trompe point quant aux couleurs, ce sera sans doute parce qu’il ne les pousse pas invinciblement à dire, ces couleurs existent hors de mon ame, mais seulement, il me paroit qu’il y a là des couleurs. On vous soutiendra la même chose à l’égard de l’étendue ; Dieu ne vous pousse pas invinciblement à dire il y en a, mais seulement à juger que vous en sentez, et qu’il vous paroit qu’il y en a. Un Cartésien n’a pas plus de peine à suspendre son jugement sur l’existence de l’étendue, qu’un païsan à s’empêcher d’affirmer que le Soleil luit, que la neige est blanche, etc. C’est pourquoi si nous nous trompons en affirmant l’existence de l’étendue, Dieu n’en sera pas la cause, puisque selon vous il n’est point la cause des erreurs de ce païsan. Voilà les avantages que ces nouveaux Philosophes procureroient aux Pyrrhoniens, & à quoi je veux renoncer80.
39La réduction aux phénomènes permet ainsi de faire l’économie du principe de la véracité divine ou, à tout le moins, d’en réduire la portée fondatrice capable de nous donner accès à la certitude absolue. La substitution du lexique « dogmatique » des substances (« il y en a ») par le lexique pyrrhonien du phénomène (« il me paroit ») permet de contourner le problème de la véracité divine et d’affirmer que, en un certain sens, Dieu pourrait bien nous tromper (ou nous avoir faits de telle façon que nous nous trompions systématiquement) sans être pour autant malveillant. Notre imperfection de pyrrhoniens finis et mortels ne remettrait en cause aucune garantie théologique.
40Pour comprendre la spécificité de l’approche cartésienne, il suffit de comparer l’argumentation rapportée dans l’article « Pyrrhon » à l’Éclaircissement de Malebranche qui en est la source directe. Il y a en effet de nombreux éléments communs, tant par l’origine cartésienne dont ils dépendent que par les développements qui vont bien au-delà des thèses soutenues dans les Meditationes. Malebranche avait déjà souligné (avec Descartes) l’importance de démontrer que Dieu n’est point « trompeur » afin de garantir la certitude de l’existence du monde extérieur81, mais il avait aussi nié (cette fois contre Descartes) que l’on puisse attribuer un statut privilégié au « jugement naturel » qui nous induit à postuler cette existence : en réalité, même ce « penchant extrême à croire qu’il y a des corps » ne lui semble pas porteur d’« évidence », car « il nous y incline seulement par impression ». C’est pourquoi il croit qu’il est sujet à cette épochè volontaire qui, dans la philosophie cartésienne, devrait investir toutes les connaissances qui ne sont pas réellement claires et distinctes82. C’est ici que Malebranche faisait une analogie précise que l’on ne trouve pas chez Descartes mais qui est présente identique en tous points chez Bayle : cette analogie porte sur le « jugement naturel » que nous formulons à propos des qualités sensibles, celui qui concerne les données relatives aux qualités primaires (« la grandeur, la figure, le mouvement des corps ») et, enfin, cet autre qui nous porte à croire à l’« existence actuelle des corps ». Ces « jugements naturels » dériveraient tous, en effet, d’une « impression » qui, en elle-même, ne révèle aucune « évidence » à l’esprit :
Quelle évidence a-t-on qu’une impression qui est trompeuse, non seulement à l’égard des qualitez sensibles, mais encore à l’égard de la grandeur, de la figure & du mouvement des corps, ne le soit pas à l’égard de l’existence actuelle des corps ?83.
41Malebranche était bien conscient du fait que, dans le cas précis de la croyance à l’existence externe des corps, il s’agit bien d’un « jugement naturel » auquel, comme « tout jugement naturel venant de Dieu », « nos jugements libres » pourraient se conformer, au moins lorsque nous ne trouvons aucun moyen « pour en découvrir la fausseté ». La nécessité de la croyance, dans des cas semblables, est assurée par la véracité divine, comme Descartes l’avait prévenu dans un passage de la vie Méditation, passage clairement évoqué par Malebranche84 qui, tout de suite après, reproche pourtant au philosophe l’usage qu’il avait fait de ce principe. L’impossibilité de corriger le « jugement naturel » n’est, en effet, qu’apparente et, dans tous les cas, ne pourrait se confondre avec une démonstration véritable, c’est-à-dire qu’elle n’irait pas au-delà de la limite de la simple vraisemblance :
Ce raisonnement [de Descartes sur la véracité, divinement assurée, de l’impulsion naturelle] – observe Malebranche – est peut-être assez juste. Cependant il faut demeurer d’accord qu’il ne doit point passer pour une démonstration évidente de l’existence des corps. Car enfin Dieu ne nous pousse pas invinciblement à nous y rendre. Si nous y consentons c’est librement : nous pouvons n’y pas consentir85.
42On le voit, dans l’article « Pyrrhon », Bayle partage avec Malebranche certains aspects fondamentaux de sa critique de Descartes. Pour les résumer de façon synthétique, on retrouve chez les deux auteurs : l’assimilation entre les qualités premières et les qualités secondaires quant à leur statut ; l’affirmation du caractère faillible de la propension à affirmer l’existence du monde externe ; l’insistance sur la nature volontaire – et donc révocable – de la croyance qui la concerne ; la neutralisation enfin – au moins à ce niveau – de l’argument du Dieu dit trompeur. Dieu ne nous tromperait pas, même dans le cas où les corps n’existeraient pas réellement, puisque même ce jugement naturel serait révocable et corrigible par le biais de cette discipline de l’assentiment que Descartes avait déjà évoquée pour conjurer des illusions plus grossières, comme celles provenant des qualités secondaires des corps. Ce qui ne semble toutefois pas trop intéresser Bayle est la pars construens du raisonnement de Malebranche, cette partie qui déplace le « poids » de la question de la véracité divine du niveau des jugements naturels à celui des représentations provenant de la foi – et en particulier la foi aux Écritures. Ayant établi que : « Certainement il n’y a que la Foi qui puisse nous convaincre qu’il y a effectivement des corps », l’Oratorien articulait ensuite les contenus de cette fides ex auditu (« Il semble qu’elle suppose des Prophetes, des Apôtres, une Ecriture Sainte, des Miracles ») et, tout en reconnaissant qu’il pourrait s’agir seulement d’« apparences », grâce au principe de la vision en Dieu des idées et de l’utilisation sous cette forme de la véracité divine, il parvenait finalement à l’assurance qu’il ne s’agissait pas de fantasmes, mais d’existences réelles.
43Considéré comme n’étant ni décisif ni pertinent dans le cas du « jugement naturel », l’argument visant à exclure la possibilité que Dieu soit « trompeur » réapparaît donc chez Malebranche sur le plan du récit rapporté par les Écritures : « puisque […] il n’y a que Dieu qui puisse representer à l’esprit ces prétenduës apparences, & que Dieu n’est point trompeur ; car la foy même suppose tout ceci »86. Nous l’avons vu, Bayle mentionne dans son Dictionnaire le recours de Malebranche à l’argument ex fide, mais il ne semble pas trop le considérer sérieusement, ni non plus lui conférer cette valeur décisive qu’il avait dans l’Éclaircissement. Il semble partager les objections d’Arnauld qui avait attaqué la circularité de la « preuve » de Malebranche : en effet, dans l’Éclaircissement la certitude de l’existence des corps dépendrait de l’existence de réalités – les Écritures, les choses qui y sont rapportées – qui, à leur tour, sont des corps et qui devraient donc être « assurés » par la preuve même qu’ils devraient appuyer. En outre, Bayle n’attribue que très peu de crédit à la thèse de la « vision en Dieu » qui, en effet, joue un rôle central dans le déploiement de toute cette argumentation visant à récupérer la certitude du monde extérieur87. Quoi qu’il en soit, Bayle ne traite pas de façon approfondie la solution par la foi indiquée dans l’Éclaircissement. L’impression donnée est que l’auteur du Dictionnaire veut ramener toute la discussion dans les limites d’un débat philosophique véritable, en excluant le recours aux arguments issus de la théologie « positive », et qu’il considère à cet égard comme étant décisives les rétorsions « sceptiques » d’Arnaud. Les doutes soulevés par Malebranche sur la tenue du principe de véracité divine et son insuffisance dénoncée pour fonder la validité du « jugement naturel », ne pouvaient que confirmer davantage les réserves de Bayle quant à l’utilisation de la garantie théologique dans l’itinéraire de la métaphysique.
L’impossibilité de la théodicée de l’erreur
44Si l’on considère les articles de Bayle consacrés au problème général de la théodicée, on découvre en réalité que les objections contre la thèse de la véracité divine ne sont pas seulement d’ordre épistémologique (« elle prouve trop »), mais la placent en contradiction avec le motif théologique de l’omnipotence et, en particulier, avec sa dérivation cartésienne typique, la doctrine de la libre création des vérités éternelles, d’une manière que les grands essais sur le problème du mal (de l’article Pauliciens à la Réponse aux Questions d’un Provincial) considèrent tout à fait irréfutable.
45Selon toute apparence, ces réflexions s’inscrivent dans un mouvement de retour à la conception augustinienne et cartésienne de Dieu comme volonté libre, bonne et sage par elle-même, et non par une sorte de « soumission » à une sagesse qui serait, d’une certaine façon, distincte de sa volonté ou de sa puissance. Bayle s’empresse d’expliquer les raisons de ce revirement (par rapport aux sympathies précédentes pour la théologie malebranchiste), alléguant l’importance qu’avaient pris à ses yeux les objections d’Arnauld contre le Traité de la Nature et de la Grâce88. Comme Arnauld, alarmé par le péril de « donner des bornes arbitraires à la liberté de Dieu »,89 Bayle exploite toutes les ressources du thème de l’omnipotence, mais, à la différence de l’auteur des Réflexions, il finit par se heurter à l’écueil opposé : l’image d’un Dieu qui « a établi le bien et le mal par un décret arbitraire »90, un Dieu qui serait efficacement, ou par permission, « auteur du péché ». Du même coup, il établit une liaison étroite entre la tradition du prédestinationisme « rigide » et la conception cartésienne du Dieu créateur des vérités éternelles qui ouvrirait, selon lui, la voie « au pyrrhonisme le plus outré »91. Cette alliance a des effets paradoxaux. Bien loin de « sauver » la « puissance » de Dieu, la faisant « entrer en toutes choses », comme le voulait Jurieu, elle semble conduire à ce que Bayle dénonce comme un équivalent de l’athéisme : « la plus monstrueuse doctrine et le plus absurde paradoxe, qu’on ait jamais avancé en théologie »92. En affirmant que Dieu « n’est point soumis aux règles des vertus humaines », les théologiens s’exposent à des difficultés insurmontables, car – remarque Bayle dans l’Éclaircissement sur les Manichéens – « on ne sera plus certain que sa justice l’encourage à punir le mal, et l’on ne sauroit réfuter ceux qui soutiendroient qu’il est l’Auteur du péché »93. Un « législateur » qui, tout en défendant le crime, y pousse l’homme pour l’en punir éternellement, ne serait en effet qu’« une nature trompeuse, maligne, injuste, cruelle »94. Le Dieu de la théologie « rigide » (que Bayle retrouve aussi bien chez Jurieu que chez Calvin) est le même que celui de la tradition nominaliste. Celle-ci « enseignoit que Dieu peut mentir, ou tromper » (telle est au moins l’interprétation, discutable, de Bayle), une tromperie d’autant plus grave qu’elle ne concerne pas seulement la connaissance, mais aussi ce qu’il y a de plus important : le Salut éternel95.
46On assiste ainsi, dans certains articles du Dictionnaire et, plus encore, dans les œuvres successives, à une radicalisation de la pensée de Bayle : on ne démontre plus seulement l’inutilité, le caractère superflu ou générique de la thèse de la véracité divine, mais l’impossibilité de sa tenue, comme si le thème de l’omnipotence, ressuscité à travers les vieilles « ordures des Scolastiques » et remis à l’ordre du jour par la doctrine de la création des vérités éternelles, était entré en conflit avec l’autre thèse, cartésienne elle aussi, de la véracité et de la bonté divines. À partir de ce constat, Bayle empruntera deux voies différentes et cherchera à les parcourir jusqu’au bout. Dans la Continuation des Pensées diverses et dans la Réponse aux Questions d’un Provincial, il explore la possibilité d’une morale sans législateur, une théorie de « l’honnêteté naturelle », qui se situe aux antipodes de l’arbitrarisme, sans rejoindre pour autant les positions malebranchistes. Par cette idée que l’on pourrait connaître, « indépendamment de l’ordonnance » du législateur, « la conformité de la vertu avec la droite raison, et les principes de morale comme l’on connoît les principes de Logique »,96 Bayle97 propose une forme d’intellectualisme éthique qui fait abstraction de toute obligation transcendante et qui vise à légitimer la morale de l’athée. En effet, Bayle lui reconnaît une « conscience » véritable98, non moins valide que celle du croyant. Cela représentait une exception de marque pour l’époque, en comparaison de toutes les philosophies qui, depuis Descartes jusqu’à Hobbes et Locke, avaient exclu l’athée de l’assemblée civile en lui refusant la capacité morale de contracter des obligations valables.
47L’autre voie est indiquée très clairement dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste, le dernier ouvrage de Bayle. Après y avoir constaté l’impossibilité de concilier « bonté » et « sagesse », « bonté » et « puissance » en Dieu, Bayle indique toutes les apories liées aux conceptions théologiques de l’omnipotence : on ne saurait ni la maintenir sans retomber dans l’arbitrarisme « outré » (qui pousse à s’imaginer Dieu comme « trompeur » et « tyran »), ni l’abandonner sans réduire Dieu à une sorte d’« impuissance » et d’« esclavage » face à une « sagesse » conçue comme une limite externe à la liberté divine (le célèbre « fatum plus que stoïcien » déjà cité pour le révoquer par Montaigne et Descartes, et reproché par Bayle au rationalisme théologique de Malebranche)99. Dans les Entretiens, Bayle cherche à arrêter le mécanisme théologique qui avait produit ces apories. Il s’efforce, en outre, de contrer les attaques de Le Clerc, qui relançait une doctrine singulièrement proche de son rationalisme éthique primitif (celui du Commentaire philosophique), avec sa thèse sur l’univocité des notions morales fondamentales, qui seraient identiques dans les « vertus humaines » et en Dieu100. À ce moment-là, Bayle n’hésite pas à s’en démarquer, en affirmant, quant à lui, l’absence complète de distinction entre les attributs de Dieu, interdisant ainsi la représentation de ces « vertus » comme « des qualités distinctes les unes des autres et de la Nature divine »101. Du même coup, il insiste sur l’impossibilité de « commettre » ensemble les attributs, qui devraient être conçus dans leur plus complète identité. Sur ce point, le Dictionnaire, qui imposait le « silence » à la raison humaine, en appelait d’une façon assez traditionnelle à « l’imperscrutable souveraineté du Créateur, où notre Raison est toute engloutie, ne nous restant plus que la Foi qui nous soutienne »102.
48On pourrait discuter longuement sur le sens véritable de cet appel à la foi, et se demander s’il est sincère ou s’il ne cache pas plutôt d’autres intentions ; on pourrait aussi s’étonner, comme Leibniz l’observait ironiquement, que Bayle fasse taire la raison seulement après l’avoir trop fait parler. Sur les conséquences philosophiques, au contraire, nous pouvons tous être d’accord, en dépit des évaluations différentes de la position philosophique de Bayle.
49L’œuvre de Bayle conclut, de façon idéale, le grand conflit entre les raisons de l’omnipotence et celles de la véracité, raisons que Descartes avait fait revivre après la saison des hypothèses théologiques, en « déterrant les ordures des Scholastiques », comme le lui reprochait Vogelsang. Descartes ne pouvait pas se délivrer du doute sans en éliminer les causes les plus typiquement chrétiennes, et d’abord la conception du Dieu qui à la limite pourrait nous trompeur parce qu’il est tout-puissant. Il était ainsi contraint de se confronter à la tradition théologique que Grégoire de Rimini avait combattue. À son tour, en s’appuyant sur les réactions aux Méditations qui venaient des philosophes et des théologiens (les auteurs des Secondes Objections, Wolzogue, Vogelsang), Bayle est obligé à mettre à nu tous les « dangers » qui étaient implicites dans une conception rigoureuse et « rigide » de l’omnipotence divine. Toutes ses considérations sur le problème de la théodicée étaient là pour démontrer jusqu’à quel point le thème de la puissance était en contradiction avec celui de la bonté (et donc implicitement avec celui de la véracité, qui est une conséquence de la bonté) et comment il était problématique de déduire une garantie de la connaissance humaine à partir de notions théologiques. Après avoir parcouru toutes les chicanes que les médiévaux, les cartésiens et les anticartésiens avaient suscitées, Bayle montra surtout qu’on pouvait placer les éléments du problème (l’omnipotence, la tromperie ou l’erreur, la véracité) dans un ordre bien différent que celui indiqué par Descartes, et le résoudre de telle sorte que l’omnipotence n’exige aucune tromperie au sens propre du mot, mais aussi sans que la véracité ne l’exclue véritablement. Après avoir ainsi déjoué les mécanismes de la métaphysique cartésienne, l’erreur redevenait ce qu’elle était (simple effet de la relativité ou des limites de la connaissance humaine) sans être nécessairement imputée comme une tromperie à Dieu. Après les critiques de Bayle, le principe cartésien de la véracité divine ne sera plus utilisable, ni du point de vue épistémologique ni métaphysiquement parlant. Il ne sera donc pas nécessaire de le nier directement. Il suffira de le priver de sa fonction architectonique envers la « connaissance absolue » dont parle Bayle. Tant la voie de l’« arbitraire » que la voie de l’« indistinction » des attributs empêcheront tout appel au principe de la « véracité » et lui enlèveront le rôle architectonique qu’il avait dans le système cartésien. Si les attributs sont tout à fait indistincts, à tel point qu’il est impossible de les mettre en relation l’un avec l’autre, il devient également impossible d’isoler l’attribut de la bonté ou celui de la véracité et de bâtir là-dessus les fondements d’un édifice épistémologique qui rendrait possible la certitude métaphysique. Dénué de cette garantie, qui fait fonction de véritable prologue en ciel, le scepticisme pourra finalement croître et fleurir sur la terre, sans besoin de faire appel au ciel (« in the fallibility and failings of mere mortal earth-bound men », comme le dit Popkin)103. Le « philosophe ignorant » de Voltaire avouera enfin tous ses doutes sans remettre pour cela en cause l’ordre métaphysique de l’univers.
Notes de bas de page
1 R. H. Popkin, « For a Revised History of Scepticism », dans G. Paganini (éd.), The Return of Scepticism, op. cit., p. xxiv. Voir encore de Popkin la nouvelle édition de son ouvrage The History of Scepticism from Savonarola to Bayle, op. cit., chap. xviii « Pierre Bayle : Superscepticism and the Beginning of Enlightenment Dogmatism », p. 283-302.
2 Ces options se retrouvent encore et toujours dans les études bayliennes récentes. Pour une discussion critique des volumes de Gianluca Mori, Thomas M. Lennon et Stefano Brogi où ces possibilités sont examinées à partir de points de vue différents (Mori penche pour le stratonisme, Lennon met en évidence les options religieuses sous-tendues par la critique baylienne, Brogi souligne le caractère antithéologique et critique de la pensée de Bayle), qu’il nous soit permis de renvoyer à notre note critique : « Towards a « critical » Bayle. About three recent studies », Eighteenth-century Studies, 37, 2004, p. 510-520. Les études dont il s’agit sont les suivantes : Gianluca Mori, Bayle philosophe, Paris, Honoré Champion, 1999 ; Stefano Brogi, Teologia senza verità. Bayle contro i « rationaux », Milan, Franco Angeli, 1998 ; Thomas M. Lennon, Reading Bayle, Toronto, Toronto University Press, 1999.
3 Nous citons les ouvrages de Bayle d’après l’édition des Œuvres diverses, La Haye, chez P. Husson et al., 1727 (réimpr. anastatique, avec des introductions d’Élisabeth Labrousse, Olms, Hildesheim, 1966 et suiv.), et recourrons dorénavant à ces abréviations des titres : Œuvres diverses (OD) ; Réponse aux Questions d’un Provincial (R.Q.P.) ; Continuation des Pensées diverses sur la comète (C.P.D.) ; Entretiens de Maxime et de Thémiste (E.M.T.) En ce qui concerne le Dictionnaire historique et critique (D.H.C.), nous avons utilisé l’édition la plus complète et la meilleure : la cinquième édition, Rotterdam/Amsterdam, 1740. Pour le passage cité dans le texte : D.H.C., « Manichéens », rem. D, t. III, p. 305b ; c’est Melissus qui parle, dans sa dispute contre Zoroastre, telle que Bayle l’imagine : « Afin que l’on voie combien il seroit difficile de réfuter ce faux Systême, & qu’on en conclue qu’il faut recourir aux lumieres de la Révélation pour le ruïner, feignons ici une Dispute entre Melissus & Zoroastre : ils étoient tous deux Paiens, & grands Philosophes ».
4 D.H.C., « Xénophanes », rem. L, t. IV, p. 523b : « C’est ainsi qu’on peut supposer qu’il raisonnoit, & de-là nous pourrions conclure que la Secte des Acataleptiques & celle des Pyrrhoniens, n’ont eu leur berceau que dans le principe de l’unité immuable de toutes choses soutenu par Xénophanes ». Voir aussi la rem. B. p. 516b (Bayle se sert ici du témoignage d’Eusebius, Praepar. Evang. XIV, 17 : « toute la Secte Eléatique croioit avec lui [Xénophanes] l’unité de toutes choses, & leur immobilité »).
5 D.H.C., « Xénophanes », rem. A, t. IV, p. 516a. Nous nous référons à la partie du Treatise de D. Hume (I, IV, 4) qui a comme titre « La philosophie moderne ».
6 D.H.C., ibid., rem. L, p. 523b : « Mais, lui [Xénophanes] disoit-on sans doute, les apparences des Sens ne changeroient pas, si notre ame demeuroit toujours la même, si les Etres qui sont hors de nous ne changeoient point : il faut donc que pour le moins ce qui est en nous le sujet passif des perceptions, que vous appellez des tromperies des Sens, soit un Etre muable & altérable ; il n’est donc pas vrai, comme vous le prétendez, qu’il ne se fasse aucun changement dans l’Univers. Je ne vois point qu’il ait pu répondre autre chose que ceci : notre Raison est aussi trompeuse que nos Sens, tout lui est incompréhensible ».
7 Ibid., rem. L, p. 523b.
8 Nous nous référons évidemment au texte du Treatise, I, IV, 1, où Hume parle du « scepticisme et autres problèmes philosophiques ». Pour plus de précision sur le paradigme baylien qui préside à cette discussion chez Hume, voir G. Paganini, Scepsi moderna, op. cit., p. 169-185.
9 Bayle doute que ce soit le cas : « Quant à la Question particuliere si ce Philosophe est le premier qui ait tenu pour l’incompréhensibilité, comme Sotion l’assûre, il y a plus de sujet de demeurer en suspens ; puisque Platon dit qu’avant Xénophanes d’autres avoient cru l’unité de toutes choses : dogme qui me paroît être le grand chemin de l’incompréhensibilité » (D.H.C., « Xénophanes », rem. L, t. IV, p. 524a).
10 « Sextus Empiricus le met nettement parmi ceux qui nient qu’il y ait un criterium veritatis, ou une regle, ou une mesure de la vérité. J’avoue qu’il n’adopte pas le sentiment de ceux qui le mettent au nombre des Acataleptiques ; mais il lui attribue pourtant d’avoir cru qu’on ne comprenoit jamais les choses jusques au degré de certitude qui fait la science, & qu’on ne parvient jamais qu’à des jugemens de vraisemblance ou de probabilité. N’est-ce pas au fond soutenir l’Acatalepsie, ou la nature incompréhensible des choses ? » (ibid., p. 523b-524a). Bayle fait suivre après une citation tirée d’Adv. math. de Sextus Empiricus.
11 Ibid., p. 524b. Le point de départ de l’attribution de l’acatalepsie à Xénophane est, d’après Bayle, le morceau du philosophe rapporté par Sextus Empiricus, où il s’agit, à vrai dire, d’une profession d’ignorance qui concerne les « dieux » plutôt que d’une acatalepsie générale (voir ibid., p. 523b, n. 142). Il est évident que, dans sa reconstruction conjecturale de la dialectique qui conduirait du dogmatisme au scepticisme, Bayle va bien au-delà de la lettre et du sens du texte de Sextus.
12 Pour la dette de Hume à l’égard de Bayle (et pour les principales interprétations de cette question dans la critique contemporaine), nous nous permettons de référer le lecteur à notre ouvrage Scepsi moderna, op. cit., p. 168-196, avec bibl.
13 Chacune de ces trois « sectes », « quand elle ne fait qu’attaquer, triomphe, ruïne, terrasse ; mais à son tour elle est terrassée & abîmée, quand elle se tient sur la défensive » (D.H.C., « Zénon d’Élée », rem. G, t. IV, p. 540b).
14 Ibid., p. 540b. Pour une analyse plus détaillée de la conception de l’espace et du temps chez Bayle, on consultera notre ouvrage : Gianni Paganini, Analisi della fede e critica della ragione nella filosofia di Pierre Bayle, op. cit., chap. vii, § 1 (« Spazio, tempo e moto : le antinomie del realismo »), p. 375-385.
15 Gottfried Wilhelm Leibniz à Simon Foucher (1676 ?), dans G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, Berlin, 1875-1890, vol. I, p. 372-374. Leibniz reprend à son tour l’hypothèse cartésienne du Dieu trompeur : « Car si une puissance invisible prenoit plaisir de nous faire paroistre des songes bien liés avec la vie precedente et conformes entre eux, les pourrions-nous distinguer des realitez qu’apres avoir esté eveillés ? » (ibid., p. 373). Pour sortir de cet état de doute, il ne suffira pas de faire appel à « l’accord perpetuel », à la « liaison » entre les apparences (ce qui ne peut aller plus loin qu’une « asseurance […] morale », et il faudra plutôt avoir recours à des raisons métaphysiques (« jusqu’à ce que quelque homme decouvre a priori l’origine du monde que nous voyons », ibid., p. 373).
16 G. W. Leibniz à Foucher (sans date), op. cit., vol. I, p. 392.
17 Ibid.
18 G. W. Leibniz, Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le systeme nouveau de l’union de l’ame et du corps, in Die philosophischen Schriften, op. cit., vol. IV, p. 523-24. Pour une analyse plus approfondie des contenus de la discussion entre Bayle et Leibniz, voir G. Paganini, Analisi della fede, op. cit., p. 385-428 ; sur les rapports du philosophe de Hanovre avec Huet et Foucher, voir R. H. Popkin, « Leibniz and the French Sceptics », Revue internationale de philosophie, 76-77, 1966, p. 228-248. Dans une perspective plus large, l’intérêt de Leibniz pour les thèmes du scepticisme est analysé (avec l’étude de documents inédits) par Ezequiel de Olaso, « Leibniz and Scepticism », dans R. H. Popkin and C. B. Schmitt (éds.), Scepticism from the Renaissance to the Enlightenment, op. cit., p. 133-168. Voir aussi, sur cet ensemble de discussions qui confronta Foucher, Desgabets, Malebranche et Leibniz, notre ouvrage Scepsi moderna, op. cit., chap. iv (« « Accademici » e « Pirroniani » nel Seicento : da Foucher a Bayle »), p. 123-149. Pour un cadre général il faut toujours revenir à l’étude de Richard A. Watson, The Downfall of Cartesianism (1673-1712). A study of epistemological issues in late 17th century cartesianism, The Hague, Martinus Nijhoff, 1966 (nouv. éd. The Breakdown of Cartesian Metaphysics, Atlantic Highlands, NJ, Humanities Press International, 1987). Voir aussi Malebranche’s First and Last Critics : Simon Foucher and Dortous de Mairan, introductions and translations by Richard A. Watson and Marjorie Grene, Carbondale, Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1995 ; et, à présent, les chapitres nouveaux de la dernière édition de l’History of Scepticism de R. H. Popkin, op. cit. (chap. xvi « Scepticism and Late Seventeenth-Century Metaphysics », p. 254-273 et chap. xvii « The New Sceptics : Simon Foucher and Pierre-Daniel Huet », p. 274-282). Pour un cadre d’ensemble sur la réception de Descartes, cf. Tad M. Schmaltz, Radical Cartesianism. The French Reception of Descartes, New York, Cambridge University Press, 2002, et l’ouvrage collectif édité par le même auteur : Receptions of Descartes : Cartesianism and anti-Cartesianism in Early Modern Europe, London-New York, Routledge, 2005. Sur Foucher cf. Emanuela Scribano, « Foucher and the Dilemmas of Representation : a Modern Problem ? », dans G. Paganini (dir.), The Return of Scepticism, op. cit., p. 197-212.
19 D.H.C., « Zénon d’Elée », in corp., t. IV, p. 543.
20 On verra ci-dessous que la référence directe du discours baylien concerne la philosophie de Malebranche plutôt que celle de Descartes. G. Mori propose une lecture de l’article « Zénon d’Elée » comme « une sorte d’immatérialisme sceptique » (voir Bayle philosophe, op. cit., p. 124). Pour les rapports entre l’immatérialisme de Berkeley et plusieurs contextes sceptiques du xviie siècle (de Foucher à Bayle au débat entre Arnauld et Malebranche), cf. Richard Glauser, Berkeley et les philosophes du xviie siècle : perception et scepticisme, Sprimont, Mardaga, 1999 et, pour la réception de l’immatérialisme, Sébastien Charles, Berkeley au siècle des Lumières, op. cit.
21 La discussion entre Bayle et Leibniz sur les fondements de son système sort du cadre de ce chapitre. Pour plus de détails, on verra notre ouvrage Analisi della fede…, op. cit., chap. vii, § 3 (« Il problema della sostanza spirituale e le critiche all’ipotesi leibniziana »), p. 404-428.
22 C’est dans ce sens que nous avons tendance à interpréter l’article « Zénon d’Élée », qui semble pourtant offrir des arguments à l’appui d’un certain « immatérialisme » ante litteram. Remarquons que Bayle lui-même établit un lien très ferme entre les considérations « éléatiques » contenues dans cet article et celles de type « épicurien » – et donc empiristes – qu’il développe dans l’article suivant qui est justement « Zénon, philosophe Epicurien ». Voir D.H.C., « Zénon d’Élée », rem. G, t. IV, p. 540b : « Il faut reconnaître à l’égard du corps, ce que les Mathématiciens reconnoissent à l’égard des lignes & des superficies, dont ils démontrent tant de belles choses. Ils avouent [Conférez ce qui sera dit dans la remarque D de l’Article suivant vers la fin] de bonne foi qu’une longueur & largeur sans profondeur, sont des choses qui ne peuvent exister hors de notre ame. Disons-en autant des trois dimensions. Elles ne sauroient trouver de place que dans notre esprit ; elles ne peuvent exister qu’idéalement ».
23 D.H.C., « Zénon, Philosophe Epicurien », rem D, t. IV, p. 548b, n. 38. Sur cette interprétation empiriste des objets mathématiques, on consultera notre Scepsi moderna, op. cit., p. 138-144. Pour l’identification des sources de cet article du D.H.C., voir les notes apposées à notre traduction du texte baylien (dans Scepsi moderna, op. cit., , p. 391-402).
24 C’est le début de la rem. B de l’article « Rimini, Grégoire de », D.H.C., t. IV, p. 57a.
25 D.H.C., « Rimini », in corp., t. IV, p. 57.
26 Ibid., in corp., p. 56.
27 Voir à ce propos l’article de Tullio Gregory, « Dio ingannatore e genio maligno. Nota in margine alle Meditationes di Descartes », Giornale critico della filosofia italiana, 53, 1974, p. 477- 516, qui retrace tout le contexte médiéval de la discussion cartésienne sur cette question. Cet article a été repris comme chap. x (« Dieu trompeur et malin génie ») du livre du même auteur : Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, op. cit., p. 293-350. Voir aussi, de Gregory, « La tromperie divine », dans son livre : Mundana sapientia. Forme di conoscenza nella cultura medievale, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1992, p. 389-399. Une lecture des Méditations comme exercice de théodicée a été tentée par Zbigniew Janowski (Cartesian Theodicy. Descartes’Quest for Certitude, Dordrecht-London, Kluwer, 2000), mais il y a lieu de s’étonner que cet auteur semble ignorer tout le contexte médiéval évoqué par Descartes et ses contradicteurs ; il inscrit toutefois l’argument cartésien dans la perspective d’une réponse (implicite) à la critique épicurienne (p. 68). Il est intéressant de remarquer que Bayle aura lui aussi recours à l’argument épicurien, tiré de Lactance, mais dans l’article « Pauliciens », et non dans celui qui concerne l’hypothèse de la tromperie divine (l’art. « Rimini »). Très correctement, Harry M. Bracken a évoqué le contexte ockhamiste de certaines réflexions cartésiennes sur l’omnipotence divine, tout en soulignant son extranéité à la tradition pyrrhonienne (Descartes, op. cit., p. 28-29).
28 Voir les affirmations de Grégoire de Rimini citées par T. Gregory, art. cit., p. 487 : « Si Deus vult mentiri Deus non est deus : sequitur enim si Deus dicit falsum cum intentione fallendi, Deus vult mentiri, ut probatum est ; ergo si Deus sic dicit falsum, Deus non est deus ». « Absolute Deus non potest dicere falsum ». Il s’agit d’affirmations tirées de Super II Sent., dist. 42-43-44, p. 2 (Super primum et secundum Sententiarum, éd. Venetiis, 1522, p. 166va).
29 Pour la source de l’équivoque voir T. Gregory, art. cit., p. 497-498.
30 Sur le contexte médiéval on consultera, entre autres, Konstantin Michalski, « Le criticisme et le scepticisme dans la philosophie du xive siècle », La philosophie au xive siècle, Francfort, Minerva, 1969 ; R. C. Richards, « Ockham and Skepticism », The New Scholasticism, 42, 1968, p. 345-363 ; Lambertus Marie de Rijk, Scepticisme en Criticisme in de Antieke en Middeleeuwse Wijsbegeerte, prolusion tenue à l’Université de Leiden, Assen, van Gorcum, 1970 (repris comme chap. ix de son livre Middeleeuwse Wijsbegeerte. Traditie en Vernieuwing, 2e édition, Assen, van Gorcum, 1981 – trad. fr. : La philosophie au Moyen Âge, Leiden, E. J. Brill, 1985, p. 204-218) ; Amos Funkenstein, « Descartes, Eternal Truths, and Divine Omnipotence », Studies in the History and Philosophy of Science, 6, 1975, p. 185-199 (repris dans S. Gaukroger (éd), Descartes, Mathematics and Physics, Sussex, 1980, p. 169-195) ; et, du même Funkenstein, « Scholasticism, Scepticism and Secular Theology », dans R. H. Popkin et Charles B. Schmitt (éds), Scepticism from the Renaissance to the Enlightenment, op. cit., p. 45-54 ; Michael Frede, « A Medieval Source of Modern Scepticism », dans Regina Claussen et Roland Daube-Shackat (éds.), Gedankenzeichen : Festschrift für Klaus Oehler zum 60. Geburtstag, Tübingen, Stauffenburg, 1988, p. 65-70 ; Jack Zupko, « Buridan and Skepticism », Journal of the History of Philosophy, 31, 1993, p. 191-221 ; Leonard A. Kennedy, The Philosophy of R. Holcot, Fourteenth-Century Skeptic, Lewiston, E. Mellen Press, 1993 ; I. Kantola, Probability and Uncertainty in Late Medieval Times and Early Modern Times, Helsinki, Luther-Agricola Society, 1994 ; Alan Perreiah, « Modes of Skepticism in Medieval Philosophy », dans Ignacio Angelelli et Maria Cerezo (éds), Studies on the History of Logic : Proceedings of the III. Symposium on the History of Logic, Berlin, de Gruyter, 1996, p. 65-77 ; José Luis Bermudez, « The Originality of Cartesian Skepticism : Did It have Ancient or Mediaeval Antecedents ? », History of Philosophy Quarterly, 17, 2000, p. 333-360 ; J. M. M. H. Thijssen, « The Quest for Certain Knowledge in the Fourteenth Century : Nicholas of Autrecourt against the Academics », dans Juha Sivhola (ed.), Ancient Scepticism and the Sceptical Tradition, op. cit., p. 199-223 ; Elizabeth Karger, « Ockham and Wodeham on Divine Deception as a Skeptical Hypothesis », Vivarium, 42, 2004, p. 225-236 ; Roland Wittwer, Sextus Latinus : Die erste lateinische Übersetzung von Sextus Empiricus’Pyrrhôneios Hypotypôseis, Leiden, Brill, sous presse. Le problème des sources du « Dieu trompeur » n’a pas été abordé dans le colloque récent : Joël Biard et Roshdi Rashed (éds.), Descartes et le Moyen Âge, Paris, Vrin, 1997. On trouvera, dans ce recueil, un article qui porte sur une comparaison directe entre Descartes et la tradition ockhamiste, mais qui ne se rapporte aucunement au problème de l’erreur et de la toute-puissance divine : Lilli Alamen et Mikko Yrjönsuuri, « Intuition, jugement et évidence chez Ockham et Descartes », ibid., p. 155-174. L’article porte surtout sur la comparaison concernant les mécanismes de l’assentiment. Tout le problème de l’existence et des caractères du scepticisme au Moyen Age a été traité dans une perspective nouvelle (cella de la théorie des espèces) par Dominik Perler, Zweifel und Gewissheit. Skeptische Debatten im Mittelalter, Frankfurt a. M., Vittorio Klostermann, 2006.
31 D.H.C., « Rimini », rem. B, t. IV, p. 57a.
32 iiae Objectiones (ATVII, p. 125-126).
33 Pour les enjeux de la discussion sur l’omnipotence chez Bayle, on verra notre article, « Apogée et déclin de la toute-puissance : Pierre Bayle et les querelles post-cartésiennes », dans Guido Canziani, Miguel A. Granada et Yves Charles Zarka (éds.), Potentia Dei. L’omnipotenza divina nel pensiero dei secoli XVI e XVII, Milan, Franco Angeli, 2000, p. 317-334.
34 D.H.C. « Rimini », rem. B, p. 57a. (Bayle cite le texte des Objectiones Secundae : AT VII, p. 125). Descartes mentionne très rarement les termes scolastiques potentia absoluta et ordinata (ou ordinaria), mais voir Meditationes (AT VII, p. 435). Bayle utilise directement le concept de « tromperie » qui se trouve plutôt chez les critiques de Descartes, et non pas chez Descartes lui-même. Comme Jean-Luc Marion l’a noté, Descartes, dans la Première Méditation, se fonde sur l’omnipotence pour supposer que je me trompe à tout instant, ce qui n’implique pas que Dieu soit directement trompeur. L’attribut « trompeur » apparaît plus loin, dans la Troisième et Quatrième Méditation, mais seulement en vue de sa réfutation nécessaire (Jean-Luc Marion, Sur la théologie blanche de Descartes : analogie, création des vérités éternelles et fondement, op. cit., p. 329-330). On verra, par exemple, le texte de la Troisième Méditation qui pose le problème : « examinare debeo an sit Deus, &, si sit, an possit esse deceptor ; hac enim re ignoratâ, non videor de ullâ aliâ plane certus esse unquam posse » (ATVII, p. 36).
35 Comme le note Alquié (La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris, P.U.F., 1966, p. 176). C’est pourquoi cette hypothèse manque dans les Principia, où elle n’est qu’évoquée (voir Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962, p. 68).
36 Des différentes interprétations auxquelles le thème cartésien a donné lieu, la plus singulière peut-être est celle proposée par Étienne Gilson dans son article « La véracité divine et l’existence du monde extérieur » (interprétation reprise dans son volume Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, op. cit., chap. vi, p. 234-244), où « l’argument du grand trompeur » ne porte pas sur les évidences actuelles, mais sur leur souvenir : « En disant que peut-être Dieu nous trompe et que nous ne savons rien de science certaine tant que nous n’avons pas prouvé qu’il est véridique, Descartes jette une suspicion générale sur la valeur du souvenir de nos évidences » (p. 238- 239). Gilson reconnaît par ailleurs le caractère fondamental de l’argument de la véracité : « la preuve de l’existence du monde des corps ne saurait s’achever sans faire appel à la véracité divine » (p. 242).
37 D.H.C. « Rimini », rem. B, p. 57 a.
38 Cité ibid. Bayle met en regard le texte latin de Descartes : « Nolim tamen reprehendere illos qui concedunt Deum per Prophetas verbale aliquod mendacium (qualia sunt illa medicorum, quibus aegrotos decipiunt ut ipsos curent, hoc est in quo desit omnis malitia deceptionis) proferre posse. Quinimo etiam, quod majus est, ab ipso naturali instinctu, qui nobis a Deo tributus est, interdum nos realiter falli videmus, ut cum hydropicus sitit » (passage cité par Bayle, op. cit., p. 57a, tiré des Secundae Responsiones : AT VII, p. 143). Plus haut, Descartes essaie d’interpréter le passage sur les Ninivites comme une comminatio et non comme un mendacium ; il considère également le durcissement du cœur du Pharaon comme une sorte d’action « négative » et non « positive », dans la mesure où elle concerne l’effet qu’a la décision de lui enlever la grâce (ibid.). Il ne s’agirait donc pas d’une action de Dieu qui aurait positivement comme intention de pousser le Pharaon vers le péché. Descartes distingue dans la même réponse le « mensonge » (mendacium) « quod verbis exprimitur », de la « tromperie » (deceptio), pour laquelle il serait essentiel d’avoir interna et formalis malitia (Secundae Responsiones, AT VII, p. 143), ce qui n’est pas le cas de Dieu. On a tendance depuis peu à relier toute la thématique du Dieu trompeur et du mauvais génie à des sources suaréziennes, plutôt que médiévales. Voir, à cet égard, Emanuela Scribano, « L’inganno divino nelle Meditazioni di Descartes », Rivista di Filosofia, 90, 1999, p. 219-251 ; et, avec des perspectives différentes qui soulignent davantage les divergences entre Descartes et Suarez, E. Faye, Philosophie et perfection de l’homme, op. cit., p. 333-335 ; et, du même auteur, « Dieu trompeur, mauvais génie et origine de l’erreur selon Descartes et Suarez », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2001, p. 61- 72. Dans le même sens, Jean-Pierre Cavaillé a dirigé son attention sur le contexte théologique et apologétique (surtout jésuite) contemporain à Descartes (cf. J.-P. Cavaillé, « Dieu trompeur, doctrine des équivoques et athéisme : entre Grégoire de Valence et Descartes », in Potentia Dei, op. cit., p. 317- 334, et passage cité à la p. 334).
39 Bayle reconstitue tous les jalons de la dispute et cite les textes principaux : Ludovicus Meyer, De philosophia Sacrae Scripturae interprete, Eleutheropoli [Amsterdam], 1666 ; Lodewyck Wolzogen, Fides orthodoxa, sive adversus Johannem de Labadie censura censurae adversus libellum De interprete Scripturarum, Utrecht, 1668 ; De Scripturarum interprete contra exercitatorem paradoxicum, Utrecht, 1668 ; Apologie pour le synode de Naerden, Utrecht, 1669 ; Jugemens de plusieurs Professeurs et Docteurs en théologie, qui prononcent orthodoxe le livre de L. Wolzogen, de l’Interprète de l’Ecriture, s.l., 1669 ; Reinerus Vogelsang, Ad prefationem Ludovici Wolzogii quae legitur ante : « Iudicia variorum theologorum » necessaria responsio, continens varias dissertationes, Sylvae Ducis, 1671 ; Joannes van der Waeyen, Apologia pro vera et genuina Reformatorum sententia ; praesertim in negotio de interpretatione sanctae Scripturae, adversus L. Wolzogenium, Amsterdam, 1669 ; Jean Broun (ou Brun), Wolzogius causae proditor, s.l., s.d. ; Jean de Labadie, Réponse à la prétendue conviction manifeste des calomnies… levées contre J. de L. … en ce qui concerne ce livre de L. de Wolzogue, Utrecht, 1669. De façon plus générale, à propos des discussions hollandaises autour du « scepticisme » cartésien, on verra Paul Dibon, « Scepticisme et orthodoxie reformée dans la Hollande du siècle d’Or », dans R. H. Popkin et Charles B. Schmitt (éds), Scepticism from the Renaissance, op. cit., p. 55-81.
40 D. H.C., « Rimini », rem. C, t. IV, p. 58b.
41 « Si tous les mots rudes & choquans estoient ostés des livres de nos Théologiens, on y feroit bien de ratures. Calvin mesme ne seroit pas exempt de Censure en matiere de la prédestination » (ibid., rem. C, p. 58b). Et de fournir un ample florilège d’extraits bibliques se référant à « l’esprit mensonger », souvent attribué à Dieu dans les Écritures.
42 Ibid., rem. B, p. 58b. Bayle se base sur le texte de Vogelsang, Ad praefationem Ludovici Wolzogii, op. cit., p. 49 : « Solet Cartesius a putidissimis antiquorum Philosophorum atque Scholasticorum liberalius ineptientium sordibus excrementa praecipue foediora saepenumero deligere, uti de placitis absolutis, & merita supultis oblivione, subtilitatis insolitae miser gloriolam subripiat ».
43 F. Brahami, Le scepticisme de Montaigne, op. cit., p. 41 et suiv., que nous suivons sur ce point. Sur le scepticisme de Montaigne, voir ci-dessus, chap. i.
44 Montaigne, Essais, II, xii (« Apologie de Raimond Sebond »), éd. Villey citée, p. 527.
45 Augustin, La Cité de Dieu, V, i, 10. Frédéric Brahami (op. cit., p. 43) a évoqué un passage de la Théologie naturelle, ou livre des créatures de Sebond, qui va dans le même sens : « Dieu est tout-puissant, parce qu’il peut tout ce qui appartient à sa puissance. Car pouvoir mourir et défaillir, pouvoir être anéanti et corrompu, et choses semblables, qui témoignent la faiblesse, appartiennent plutôt au ne pouvoir pas qu’au pouvoir. Et cette puissance conclut l’impuissance […]. Mais quant à Dieu, il peut seulement les choses, lesquelles pouvoir c’est puissance ».
46 Voir le passage cité par T. Gregory, art. cit., p. 504 : « immo [Deus] videretur imperfectus si hoc [fallere et decipere] non posset sicut creatura » (Pierre d’Ailly, Questiones super primum, tertium et quartum Sententiarum, Parisius, ISent., q. 12, a. 3, p. 188vb-189ra).
47 R. Descartes, Meditationes (AT VII, p. 21 l. 1 sq.) : « Verumtamen infixa quaedam est meae menti vetus opinio, Deum esse qui potest omnia… ». Il suffit de constater les tromperies actuelles dans lesquelles je tombe pour parer la réplique de ceux qui font directement appel à la bonté de Dieu pour exclure toute erreur : « At forte noluit Deus ita me decipi, dicitur enim summe bonus ; sed si hoc ejus bonitati repugnaret, talem me creasse ut semper fallar, ab eâdem etiam videretur esse alienum permittere ut interdum fallar ; quod ultimum tamen non potest dici » (AT VII p. 21 l. 11-16). Certains préfèrent même nier l’existence d’un tel Dieu plutôt que de croire toute chose incertaine : « Essent vero fortasse nonnulli qui tam potentem aliquem Deum mallent negare, quam res alias omnes credere esse incertas » (ibid. l. 17-19). Lorsqu’il reprendra le thème de Dieu et de sa nature, dans la Quatrième Méditation, Descartes résumera ainsi sa démarche, recourant encore une fois à l’hypothèse du Dieu trompeur : « Equidem non aliam ob causam de iis [scil. les vérités mathématiques] dubitandum esse postea judicavi, quàm quia veniebat in mentem forte aliquem Deum talem mihi naturam indere potuisse, ut etiam circa illa deciperer, quae manifestissima viderentur » (IVMed. ATVII, p. 36 l. 4-8).
48 R. Descartes, Meditatio III (AT VII, p. 52 l. 6-9) : « Ex quibus satis patet illum fallacem esse non posse ; omnem enim fraudem & deceptionem a defectu aliquod pendere, lumine naturali manifestum est ».
49 Je cite d’après le texte français des Méditations (AT IX p. 43). Voici le texte latin : « In primis enim agnosco fieri non posse ut ille me unquam fallat ; in omni enim fallaciâ vel deceptione aliquid imperfectionis reperitur ; & quamvis posse fallere, nonnullum esse videatur acuminis aut potentiae argumentum, proculdubio velle fallere, vel malitiam vel imbecillitatem testatur, nec proinde in Deum cadit » (ATVII, p. 53 l. 23-29).
50 L. M. de Rijk, La philosophie au Moyen Âge, op. cit., p. 207-208.
51 L’article « Ailli (Pierre d’) » (D.H.C., t. I, p. 116-118) a un intérêt essentiellement biographique et se concentre surtout sur les projets de réforme de l’Église, sur les conceptions astrologiques et l’action du Cardinal au Concile de Constance (où il participa à la condamnation de Hus). L’article « Aureolus (Pierre) » (D.H.C., t. I, p. 401-402) n’entre pas plus dans le mérite des doctrines d’Auriol, bien que le jugement de Bayle là-dessus soit comme d’habitude très aigu : « C’étoit un esprit subtil, mais trop avide de se distinguer par des opinions nouvelles » (in corp. p. 401).
52 D.H.C., « Zénon d’Élée », t. IV, p. 540a-b, à propos de la composition du continu ; ibid., p. 546a, pour la thèse suivant laquelle « les points mathématiques composent le continu » ; « Spinoza », rem. DD, t. IV, p. 270b, sur l’impossibilité que les degrés métaphysiques puissent « recevoir deux Propositions contradictoires » dans le contexte d’une comparaison très insidieuse développée par Bayle entre la doctrine spinoziste de la substance et celle de la Trinité chrétienne ; « Pereira », rem. A, t. III, p. 649a-b, sur le concept de matière première. À toutes ces occasions, Bayle a des expressions d’estime mais aussi légèrement ironiques, pour la subtilité du jésuite espagnol : « le subtil Arriaga », « Arriaga l’un des plus subtils Scolastiques du xvii Siècle ». Bayle discute aussi la disputatio d’Arriaga qui concerne le problème de déterminer si la créature concourt à sa conservation (R.Q.P. II, cxli, OD, III, p. 788a). Il ne fait aucun doute que la connaissance des œuvres d’Arriaga (et de plusieurs scolastiques des xvie et xviie siècles qui sont cités par Bayle) remonte à la période de la conversion au catholicisme et des études au collège des Jésuites de Toulouse. Sur l’œuvre d’Arriaga dans le contexte du scepticisme moderne, cf. Jean-Robert Armogathe, « Dubium perfectissimum : The Skepticism of the “Subtle Arriaga” », dans J. R. Maia Neto and Richard H. Popkin (éds), Scepticism as a Force in Renaissance and Post-Renaissance Thought, op. cit., p. 107-121.
53 D.H.C., « Rimini », rem. B, t. IV, p. 57a. Et Bayle de poursuivre : « Le mensonge verbal n’est point meilleur que le mensonge d’idée, & n’en peut point être séparé ; car on ne parle qu’afin d’exciter des idées dans l’esprit de ceux qui écoutent ; & ne puis-je pas supposer que toute sorte d’idées se rapportent non aux véritez absolues, mais aux véritez relatives au Genre humain ? » (ibid.). C’est sur ce point que le problème herméneutique de la véracité du langage de l’Écriture et celui, philosophique, de la véracité des idées (produites par la nature que Dieu a librement créée) se croisent.
54 Secundae Objectiones (AT VII, p. 126 l. 7-10). Voici la suite du texte : « Quanquam non est necessarium Deum fingere deceptorem, ut in iis quae te clare & distincte nosse putas decipiaris, cum deceptionis istius causa in te possit esse, licet de eâ nequidem cogites ».
55 Henricus Regius, Philosophia naturalis, 2e éd., Amsterdam, apud Ludovicum Elzevirium, 1654, p. 349.
56 D.H.C., « Rimini », rem. B, t. IV, p. 57a.
57 Ibid., p. 57b. Bayle cite aussi un passage du Système de Philosophie de Pierre Sylvain Régis, qui fait une distinction entre ce qui est permis dans un traité de morale (où l’on pourrait à la limite dire que Dieu « s’est répenti », qu’il « s’est mis en colère », etc.) et ce qu’on devrait dire par contre dans un « Traité purement métaphysique, dans lequel il faut parler exactement », à savoir après avoir consulté « l’idée vaste & immense de l’Estre infiniment parfait » (p. 57b).
58 Ibid., in corp., p. 57.
59 Voir R. Descartes, Secundae Responsiones (AT VII, p. 142 l. 20-27) : « Omnibus enim est nota distinctio inter modos loquendi de Deo ad vulgi sensum accommodatos, & veritatem quidem aliquam, sed ut ad homines relatam, continentes, quibus Sacrae litterae uti solent, atque alios, magis nudam veritatem, nec ad homines relatam, exprimentes, quibus omnes inter philosophandum uti debent, & ego praecipue in Meditationibus meis uti debui ».
60 E. Scribano, Guida alla lettura delle Meditazioni metafisiche di Descartes, op. cit., p. 123. Sur l’ensemble de la métaphysique cartésienne, on verra les études de Jean-Luc Marion, Sur la théologie blanche de Descartes cit. ; Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P.U.F., 1986 ; Questions cartésiennes, Paris, P.U.F., 1991 ; Questions cartésiennes II, P.U.F., 1996. Sur le caractère argumentatif de l’entreprise méditative de Descartes, voir J.-M. Beyssade et J.-L. Marion (éds.), Descartes. Objecter et répondre, op. cit., (en particulier, la contribution de J.-L. Marion, « Le statut originairement responsorial des Meditationes », p. 3-19).
61 D.H.C., « Pyrrhon », rem. B, t. III, p. 732a.
62 Ibid., p. 732b.
63 Ibid., p. 732b n. 12.
64 Nicolas Malebranche, Œuvres complètes, publiées sous la direction d’André Robinet, Paris, Vrin-CNRS, 20 t. en 18 vol., 1958-1968, t. III, 1964, p. 53-66.
65 Ibid., p. 59-60.
66 Ibid., p. 61.
67 Ibid., p. 64.
68 D.H.C., « Pyrrhon », rem. B, n. 13, t. III, p. 732b.
69 D.H.C., « Pyrrhon », rem. B, t. III, p. 732b.
70 N. Malebranche, Eclaircissement VI, op. cit., p. 62.
71 Voir le texte du D.H.C. cité ci-dessous, p. 376. L’argument est traité par Bayle encore plus largement dans l’article « Zénon d’Élée », rem. H, t. IV, p. 543a-b.
72 D.H.C., « Zénon d’Élée », rem. H, t. IV, p. 543a.
73 C’est avec sagacité que Bayle rappelle un passage de l’Éclaircissement VI de Malebranche (Œuvres, op. cit., t. III, p. 62) : « Je demeure d’accord que la Foi oblige à croire qu’il y a des corps ; mais pour l’évidence, il est certain qu’elle n’est point entière, & que nous ne sommes point invinciblement portez à croire qu’il y ait quelqu’autre chose que Dieu & notre esprit » (cité par Bayle dans « Zénon d’Élée », rem. H, p. 543a).
74 Ibid., p. 543a.
75 Il s’agit de l’ouvrage de Michelangelo Fardella, Universae philosophiae Systema… Tomus primus…, Venetiis, 1696, que Bayle connaît par un compte rendu du Journal des Savans (30 juillet 1696, p. 551-52 de l’édition hollandaise), cité dans l’article « Zénon d’Élée », rem. H, n. 91, p. 543a.
76 Il s’agit d’un passage d’Arnauld que Bayle cite dans la même rem. H, p. 543a. Bayle modifie toutefois la lettre du texte d’Arnauld. Celui-ci avait soutenu que, bien loin de prouver la véracité des idées des corps (comme le voulait Malebranche), la foi la suppose à son tour et en dépend : « Ce principe est, qu’on doit recevoir pour vrai ce qui ne pourroit être faux, qu’on ne fût contraint d’admettre en Dieu des choses tout-à-fait contraires à la nature divine ; comme d’être trompeur, ou sujet à d’autres imperfections, que la lumiere naturelle nous fait voir évidemment ne pouvoir être en Dieu » (Antoine Arnauld, Traité des vraies et des fausses idées, chap. xxviii, dans Œuvres complètes de Messire Antoine Arnauld, t. XXXVIII, Paris/Lausanne, chez Sigismond d’Arnay, 1780, p. 354).
77 Ces répliques de Malebranche sont tirées de la Réponse au livre des vraies et des fausses idées (chap. xxvi, § iv-v), que Bayle cite dans la même rem. H, p. 543b (voir le texte dans Malebranche, Œuvres, op. cit., t. VI, p. 184-185).
78 Il s’agit d’Antoine Arnauld, Défense contre la Réponse au Livre des vraies & des fausses idées, repris par Bayle à la même rem. H de l’article « Zénon d’Élée », p. 543b. Le texte cité par Bayle se trouve dans le « 23e exemple » de la Ve Partie (Œuvres complètes de Messire Antoine Arnauld, op. cit., t. XXXVIII, p. 647).
79 Bayle cite ce passage d’Arnauld : « Or ce principe, que Dieu n’est point trompeur, seroit de nul usage, si celuy qui s’en sert estoit obligé de démontrer auparavant qu’il n’a point commis quelque péché il y a dix mille ou vingt mille ans. Je n’en veux pas dire davantage : les suites de cette chicanerie estant si horribles & si impies, qu’il est même dangereux de les faire trop envisager » (cité à la rem. H, « Zénon d’Élée », p. 543b). Pareillement, l’argument de l’opacité des desseins divins « prouve trop » : « Est-ce qu’il est necessaire que Dieu nous ait fait part de tous ses desseins, pour estre assuré qu’il ne peut avoir le dessein de nous tromper ? Si cela est, personne n’en pourra estre assûré : & ainsi plus de foy divine, plus de sciences humaines, selon l’Auteur même, comme je viens de le montrer » (ibid.). Le texte d’Arnaud se trouve dans la Défense contre la Réponse au Livre des vraies & des fausses idées (Œuvres, op. cit., t. XXXVIII, p. 653-654).
80 D.H.C., « Pyrrhon », rem. B, t. III, p. 732b. À la fin de la rem. H de l’article « Zénon d’Élée » (t. IV, p. 544a), Bayle indique que ces réflexions à l’égard du débat entre Arnauld et Malebranche sur la véracité divine et la démonstration de l’existence des corps se rattachent à l’ensemble des problèmes développés sur le continu et l’étendue dans l’article « Pyrrhon ». Pour un cadre général du débat entre Arnauld et Malebranche, on verra : Denis Moreau, Deux Cartésiens. La polémique Arnauld-Malebranche, Paris, Vrin, 1999 (qui, cependant, ne traite pas de cet aspect spécifique de l’existence des corps) ; et, de façon plus synthétique, « The Malebranche-Arnauld Debate », dans Steven Nadler (éd.), The Cambridge Companion to Malebranche, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2000, p. 87-111. Plus généralement, voir André Robinet, Système et existence dans l’œuvre de Malebranche, Paris, Vrin, 1965 ; Steven Nadler, Arnauld and the Cartesian Philosophy of Ideas, Princeton, Princeton University Press, 1989 ; Thomas M. Lennon, « The Contagious Communication of Strong Imaginations : History, Modernity, and Scepticism in the Philosophy of Malebranche », dans Tom Sorell (éd.), The Rise of Modern Philosophy. The Tension between the New and Traditional Philosophies from Machiavelli to Leibniz, Oxford-New York, Clarendon Press-Oxford University Press, 1993, p. 197-211.
81 En plus des passages déjà rappelés, on verra celui de l’Éclaircissement VI : « Ainsi pour être pleinement convaincus qu’il y a des corps, il faut qu’on nous démontre non seulement qu’il y a un Dieu & que Dieu n’est point trompeur… » (Malebranche, Œuvres, op. cit., t. III, p. 61).
82 Ibid., p. 62 : « Il est vrai que nous avons un penchant extrême à croire qu’il y a des corps qui nous environnent. Je l’accorde à M. Descartes : Mais ce penchant, tout naturel qu’il est, ne nous y force point par évidence : il nous y incline seulement par impression. Or nous ne devons suivre dans nos jugemens libres que la lumiere & l’évidence ; & si nous nous laissons conduire à l’impression sensible, nous nous tromperons presque toûjours ».
83 Ibid., p. 62. Il faut citer tout le passage qui précède, car il semble être la source directe de la remarque de Bayle dans l’article « Pyrrhon » : « Pourquoi nous trompons-nous dans les jugemens que nous formons sur les qualitez sensibles, sur la grandeur, la figure, le mouvement des corps, si ce n’est que nous suivons une impression semblable à celle qui nous porte à croire qu’il y a des corps ? Ne voyons-nous pas que le feu est chaud, que la neige est blanche, que le Soleil est tout éclatant de lumiere ? Ne voyons-nous pas que les qualitez sensibles aussi-bien que les corps, sont hors de nous ? Cependant il est certain que ces qualitez sensibles que nous voyons hors de nous, ne sont point effectivement hors de nous ; ou si on le veut, il n’y a rien de certain sur cela. Quelle raison avons-nous donc de juger qu’outre les corps intelligibles que nous voyons, il y en a encore d’autres que nous regardons ? Quelle évidence etc. » (ibid.).
84 Ibid. Voir l’observation de Malebranche qui, après avoir évoqué l’invincibilité de la propension naturelle (« Car nous sommes naturellement portez à suivre nôtre jugement naturel, lorsque nous ne pouvons pas positivement le corriger par la lumiere & par l’évidence »), revient au thème de l’impossibilité d’une tromperie divine : « Et si nous nous trompions en ces rencontres, il semble que l’Auteur de notre esprit, seroit en quelque maniere l’Auteur de nos erreurs & de nos fautes » (ibid.).
85 Ibid., p. 63. Le texte se poursuit ainsi : « Si le raisonnement que je viens de faire est juste, nous devons croire qu’il est tout-à-fait vrai-semblable qu’il y a des corps ; mais nous ne devons pas en demeurer pleinement convaincus par ce seul raisonnement. Autrement c’est nous qui agissons, & non pas Dieu en nous. C’est par un acte libre, & par conséquent sujet à l’erreur que nous consentons, & non par une impression invincible : car nous croyons parce que nous le voulons librement, & non parce que nous le voyons avec une évidence qui nous met dans la necessité de croire comme font les démonstrations Mathematiques » (ibid., p. 63-64).
86 Ibid., p. 65. Le texte de Malebranche se poursuit de cette façon : « Or dans l’apparence de l’Écriture sainte, & par les apparences des Miracles, nous apprenons que Dieu a créé un ciel & une terre, que le Verbe s’est fait chair, & d’autres semblables veritez qui supposent l’existence d’un monde créé. Donc il est certain par la foi, qu’il y a des corps, & toutes ces apparences deviennent par elle des réalitez ». Ce n’est qu’au terme de ce détour à travers les Écritures que Malebranche réhabilite le rôle du « jugement naturel » qui nous assure de l’existence des corps : « Il faut donc conclure de tout ceci que nous pouvons, & même que nous devons corriger les jugemens naturels, ou les perceptions composées qui ont rapport aux qualitez sensibles, que nous attribuons aux corps qui nous environnent, ou à celui que nous animons. Mais pour les jugemens naturels qui ont rapport à l’existence actuelle des corps, quoiqu’absolument nous puissions nous empêcher de former des jugemens libres qui leur soient conformes, nous ne le devons pas, parce que ces jugemens naturels s’accordent parfaitement avec la foi » (ibid.).
87 Sur l’attitude de Bayle envers Malebranche, cf. G. Mori, Bayle philosophe, op. cit., chap. iii, « Bayle et Malebranche », p. 89-154.
88 Voir R.Q.P., II, cli, OD, III, p. 811a-813b ; E.M.T., II, xvii, OD, IV, p. 64a-65b.
89 Antoine Arnauld, Réflexions sur le systême de la nature et de la grâce (Œuvres, op. cit., t. XXXIX, p. 603).
90 C’est l’expression dont se sert Leibniz (Essais de théodicée, II, § 176, dans Die philosophischen Schriften, op. cit.., t. VI, p. 219) pour décrire l’attitude de ceux qui, à l’instar de Bayle, voulant échapper à la nécessité spinoziste, « sont allés à l’autre extrémité, et sous prétexte d’affranchir la nature divine du joug de la nécessité, ils l’ont voulu rendre tout à fait indifférente, d’une indifférence d’équilibre » (ibid., II, § 175, p. 218).
91 R.Q.P., II, lxxxix, OD, III, p. 675b.
92 D.H.C., « Pauliciens », rem. I, t. III, p. 632b.
93 D.H.C., « Éclaircissement sur les Manichéens », t. IV, p. 635.
94 D.H.C., « Pauliciens », rem. I, t. III, p. 633a. Soulignons en outre cet adjectif : « trompeur ».
95 Bayle retrouvait une image de Dieu très semblable à celle-ci chez Calvin. En effet, il interprète sa doctrine comme si le réformateur avait fait comprendre « que Dieu n’ait pas voulu qu’Eve et Adam ne péchassent, puisqu’il a rejeté toutes les combinaisons où ils n’eussent pas péché » (R.Q.P., II, cxlvii, OD, III, p. 803a).
96 R.Q.P., III, xxix, OD, III, p. 984a.
97 Cette idée appartient à la période de la vie de Bayle (la dernière) où domine une sorte de réalisme désenchanté. Il soutient alors qu’une société de spinozistes ou de lettrés chinois athées eût été, à l’épreuve des faits, beaucoup moins dangereuse pour la paix civile qu’une assemblée de chrétiens fanatiques et intolérants (R.Q.P., III, xx, OD, III, p. 954a). Bayle met de côté le véritable Christianisme et proclame ne viser dans ses critiques que la religion païenne ou les dégénérescences de la religion chrétienne (voir R.Q.P., III, xxix, OD, III, p. 988b), mais il n’en est pas moins vrai que, dans le Christianisme lui-même, le lot des vrais fidèles est trop petit pour exercer une réelle influence sur le cours de l’histoire.
98 Voir R.Q.P., III, xxix, OD, III, p. 986b : « Mais si par conscience vous n’entendez qu’un jugement de l’esprit qui nous excite à faire certaines choses parce qu’elles sont conformes à la raison, et qui nous détourne de quelques autres choses parce qu’elles sont contraires à la raison, il n’est nullement impossible qu’un Athée ait de la conscience ».
99 R.Q.P., II, cli, OD, III, p. 813a : « chez l’Oratorien la bonté et la puissance de Dieu sont renfermées dans des bornes assez étroites, qu’il n’y aucune liberté en Dieu, qu’il est nécessité par sa sagesse à créer, puis à créer précisément par de telles voies ». Et Bayle de commenter : « Ce sont donc trois servitudes qui forment un fatum plus que stoïcien, et qui rendent impossible tout ce qui n’est pas dans leur sphère. Il semble que, selon ce système, Dieu auroit pu dire, avant même que de former ces décrets : Je ne puis sauver un tel homme ni damner un tel autre, quippe vetor fatis, ma sagesse ne le permet pas ».
100 Pour Le Clerc, dans la discussion de la théodicée, il ne s’agit pas « de la nature divine considérée en elle même dans laquelle il y aura toûjours des abimes pour toutes les Créatures, mais des idées abstraites de Vertu, ou de Bonté et de Sainteté qui sont très claires, et sur lesquelles on peut raisonner avec une entière certitude » (E.M.T., I, vii, OD, IV, p. 21a-b).
101 Sa conclusion est assez nette dans cet ouvrage posthume : « les idées que nous nous formons des vertus de Dieu, ne ressemblent point à l’original ». C’est pour cela qu’il déclare la causa Dei insoluble : « enfin il y a réellement autant d’abîmes pour toutes les créatures dans chaque attribut de Dieu que dans la Nature divine considérée en elle-même, puis que cette Nature est réellement chacun de ses attributs » (E.M.T., I, vii, OD, IV, p. 21a-b).
102 D.H.C., « Marcionites », rem. F, t. III. p. 319a.
103 Richard H. Popkin, « For a Revised History of Scepticism », dans G. Paganini (éd.), The Return of Scepticism, op. cit., p. xxv. Sur la phrase de Bayle dans le contexte des Lumières, voir à présent J. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 331-341 et passim.
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