Chapitre IV. Phénomènes et corps
Hobbes, le scepticisme continental et la réforme de la « philosophie première »
p. 171-227
Texte intégral
1Les rapports entre Hobbes et le scepticisme ont toujours donné matière à controverse, s’il est vrai que, déjà du vivant du philosophe, Mersenne dut mettre Sorbière en garde contre l’illusion de retrouver dans le De cive « son »« épochè » et les Scepticae naeniae, là où il aurait pu apprendre de ce livre une « philosophie dogmatique prenant appui sur des pivots très fermes » (dogmaticam firmissimis innixam fulcris)1. Aujourd’hui encore, la définition d’un Hobbes « post-sceptique »2 n’est pas acceptée de tous : elle est même explicitement refusée par certains et, parmi ceux qui la partagent, les significations attribuée au préfixe post et à l’adjectif « sceptique » varient beaucoup. Nombre de discussions tirent leur origine du fait que les contextes historiques qui permettraient précisément de parler d’un hypothétique “scepticisme” de Hobbes ne sont pas explicités. Les considérations proposées dans ces pages emprunteront la voie d’une recherche textuelle et à la fois conceptuelle : il s’agira non seulement de repérer les empreintes laissées par les courants sceptiques dans la philosophie hobbesienne, mais aussi de la rapporter aux “sources” et aux “interlocuteurs” qui en furent le plus clairement les promoteurs. Ainsi, notre point de vue est différent de celui de Tom Sorell, qui a nié que les arguments du scepticisme soient pertinents pour la compréhension de la philosophie de Hobbes : dans sa perspective, le philosophe anglais apparaît comme « anti-aristotélicien » plutôt que « post-sceptique »3. Il est vrai que la plupart des études ont envisagé le rapport de Hobbes au scepticisme du point de vue de la morale et de la politique4, tandis que dans ce chapitre nous nous placerons plutôt dans la perspective de la théorie de la connaissance, dans la mesure où celle-ci aboutit à une véritable réforme de la philosophie première.
« Apparitions unto us » et « world without us »
2Toute discussion concernant l’influence possible des thématiques sceptiques sur la philosophie de Hobbes doit naturellement commencer par porter sur les erreurs des sens étudiées dans les chapitres initiaux des Éléments. Ce problème s’avère d’autant plus décisif dans le dispositif hobbésien que, tout en n’étant un empiriste au sens strict, le philosophe de Malmesbury s’est approprié deux présupposés destinés à augmenter considérablement la place de la sensation dans la construction du système : d’une part, il attribue aux sens un rôle de stade initial et incontournable de la connaissance5, de l’autre, il fait dériver du prolongement et des transformations des perceptions toutes les phases successives de la vie psychologique, à partir de l’imagination jusqu’à la mémoire, du discours mental jusqu’au « concept » (conception) pur et simple6. Ce dernier se trouve défini par une rigoureuse équivalence avec la représentation sensible, étant lui aussi une « image », comme le précisent les Éléments dans le passage où, introduisant une première formulation de l’hypothèse de l’anéantissement du monde, toutes les connaissances se trouvent réduites à des représentations de type imaginatif. Le texte classique est celui du chapitre ii, où Hobbes, en mettant sur le même plan sense et conceptions, ramène les connaissances à des « images ou concepts des choses qui nous sont extérieures » (images or conceptions of the things without us)7, et va jusqu’à formuler une définition des produits de la puissance « cognitive, ou imaginative, ou conceptive » (power… cognitive, or imaginative or conceptive)8 qui accentue précisément leur caractère “imaginatif”. Sense et conceptions ont en commun le fait de « représenter » par des « images »« les qualités des choses », et non les choses en elles-mêmes, lesquelles se trouvent dans un rapport de radicale extériorité par rapport au sujet qui les connaît (qualities of things without us)9.
3C’est à ce point du raisonnement qu’interviennent les considérations sur la « principale tromperie des sens » (the main deception of sense), considérations qui justement par la nature première et paradigmatique de la représentation sensible risquent de mettre en question le « pouvoir cognitif » dans son ensemble. Pour résumer, les points fondamentaux développés dans ce chapitre ii des Éléments sont les suivants : 1) Hobbes établit une très étroite connexion entre les caractéristiques des organes des sens, la diversité des « concepts » et les « diverses qualités des objets », en soulignant sans arrêt le fait que ce ne sont pas ces derniers en eux-mêmes, mais bien les « qualités » qui sont les vrais contenus de la représentation sensible : By our several organs we have several conceptions of several qualities in the objects (« Par nos divers organes nous avons divers concepts des diverses qualités des objets »)10. 2) C’est par une erreur cruciale que nous confondons l’« image » (par ex. l’image in vision) avec « les qualités réelles elles-mêmes » (the very qualities themselves), même si, du fait d’une habitude invétérée, l’opinion correcte apparaît au plus grand nombre comme « un grand paradoxe » (a great paradox)11. 3) Hobbes peut ainsi, sur le plan de la négation, exclure deux croyances typiques du sens commun et de son réalisme ingénu, en niant que le sujet auquel les qualités sensibles adhèrent soit « l’objet ou la chose » (en l’occurrence la « chose vue ») et en affirmant en revanche que l’« image » sensorielle n’est « rien de réel en dehors de nous » (nothing without us really)12. Pour arriver enfin à une conclusion assertive : 4) les « conceptions » de tous les sens sont inhérentes non à l’objet, mais au sujet qui sent (their inherence is not the object, but the sentient)13.
4Pour soutenir ces arguments, que nous avons présentés ici sous forme de thèses, Hobbes sollicite toute une série d’expériences, normales et pathologiques, devenues désormais des lieux communs : les reflets des objets visibles dans l’eau, les cas de diplopie, qu’ils soient dus ou non à une maladie, les phénomènes d’écho, les lésions de l’œil ou du nerf optique, etc. Ces cas sont rappelés à seule fin de convaincre le lecteur de dissocier l’image sensible de l’objet et d’embrasser au contraire la thèse opposée : la perception est inhérente, non à l’objet, mais au sentant14.
5C’est donc à la fin du chapitre que sont tirées les conclusions, suggérant une approche qui vise à déréaliser le monde des qualités sensibles pour les réduire à seemings and apparitions only, « rien d’autre que des semblances et apparitions », qui n’« existent pas dans le monde », bien que les sens « nous fassent croire » (our senses make us think) qu’elles s’y trouvent. Le lexique de l’apparence (apparition, ou seeming, avec toutes les formes des verbes to seem et to appear), qui s’était déjà imposé tout au long du chapitre ii, prend décidément le pas sur les autres termes dont Hobbes s’était servi précédemment (image ou representation). Et il faut noter que la thèse hobbesienne assume une portée d’autant plus radicale qu’elle remonte en deçà de la distinction entre qualités premières et qualités secondes, sur laquelle s’était déclarée une version plus prudente du phénoménisme sensoriel15 : la couleur, tout comme la « figure » (shape), la position comme la luminosité, le son, l’odeur et la chaleur, à l’égal des données visuelles (qui pourtant attestent des propriétés géométriques par excellence), toutes les données sensorielles sont également impliquées dans la réduction aux phénomènes (apparitions). La confrontation avec Galilée fait apparaître avec clarté la différence d’attitude de Hobbes : alors que le premier, dans les pages du Saggiatore16, s’était employé à distinguer clairement les « accidents premiers et réels » (figure, relation, lieu, mouvement, temps, quantité) des autres qualités (couleur, son, saveur, odeur, etc.) qui ont « seulement leur résidence dans le corps sentant », c’est par contre la présomption d’extériorité réelle qui connote les qualités premières (qualités « qui réside[nt] réellement dans la matière », avait écrit Galilée) qui se trouve mise en crise par Hobbes, quand il analyse les phénomènes perceptifs dans leur ensemble comme des « apparitions » qui sont nothing without17, ou comme des « accidents or qualities » qui « ne sont pas dans le monde » (they are not there)18.
6En vérité, cette nette opposition entre les qualités sensorielles internes aux sujets qui perçoivent (apparition unto us) et un monde « hors de nous » (without us) n’assume pas, dans la démonstration hobbesienne, un ton idéaliste et s’accompagne plutôt d’une ontologie rigoureusement matérialiste, puisque ce qui, du côté du sentant, se présente comme « apparition » ou phénomène, est littéralement l’apparition d’un mouvement matériel19 qui, de l’extérieur (« de l’objet »), parvient au cerveau et, de là, « se répercute à nouveau sur les nerfs vers l’extérieur » (it reboundeth back into the nerves outward), conférant de cette façon à la sensation l’aspect d’une apparition without20. Bien que, dans la conclusion du chapitre, on invoque comme remède aux erreurs des sens un procès de correction qui semble se dérouler entièrement à l’intérieur de la perception, sur un plan horizontal (this is the great deception of sense, which also is by sense to be corrected), c’est plutôt dans une perspective verticale, des phénomènes à leurs causes, que se définit la réelle consistance du monde sensible : quand on considère les apparences (seemings) non pour ce qu’elles sont elles-mêmes (inhérentes au sentant) ou comme elles apparaissent (qualités inhérentes à l’objet), mais plutôt comme des effets qui doivent avoir une cause, alors, il devient possible de remonter, selon Hobbes, jusqu’aux « choses qui se trouvent réellement dans le monde extérieur » (the things that really are in the world without us), définies comme de simples corps en mouvement21. On peut même dire que l’imputation causale des phénomènes remontant à des entités corporelles en mouvement, permet de penser, par analogie avec le monde extérieur, cet autre monde “intérieur” au sentant, qui est le corps propre, et dont Hobbes reconstruit le fonctionnement en dessinant une physiologie du cerveau et des esprits animaux basée sur les mêmes principes mécaniques qui valent pour le monde « du dehors ». C’est donc la recherche des causes qui doit restituer les caractères de solidité et d’existence vraie au monde des apparences, qui risquerait sinon de tomber dans la pure irréalité de l’illusion.
7Quand on cherche à reconstruire la genèse de la position hobbesienne, qui semble combiner des orientations en apparence divergentes (phénoménisme des qualités sensorielles, “réisme” ou corporéisme assez “dogmatique” de l’objet), la voie d’une généalogie interne s’offre d’emblée comme la plus directe ; du reste, de précises indications dans les écrits qui précèdent les Éléments nous y conduisent également. Bien qu’il ait adopté une théorie des species comme substances matérielles, dont il se détacha à partir de 1640 avec des accents ironiques, l’attribuant aux bizarres fantaisies des aristotéliciens, il n’en demeure pas moins que l’auteur du Short Tract (s’il s’agit bien de Hobbes)22 partage avec celui des Éléments certains aspects fondamentaux du phénoménisme perceptif qui s’y trouvent développés : dans le Tract également les qualités sensorielles sont seulement un effet causé par des mouvements extérieurs et intérieurs à la structure mécanique du sentant. Selon que la source du procès est le cerveau à l’intérieur ou bien l’espèce à l’extérieur, on a affaire à un phantasma ou une apparition : dans le premier cas l’objet extérieur est « écarté », dans l’autre en revanche il est actif pour le transfert de la species, mais dans les deux cas la distinction entre la qualité perçue et l’objet conserve toute sa force, empêchant d’assimiler la première à une copie ou empreinte du second. Bien que l’auteur du Short Tract utilise encore la notion de « similitude » (d’origine aristotélicienne) pour désigner le rapport de correspondance qui intervient entre l’objet, les species et le cerveau (rendu apte par la species à produire « la similitude des objets d’où elle provient »)23, cela ne l’empêche pas de réduire très explicitement l’acte de sensation à un pur mouvement mécanique des esprits animaux, et le résultat de l’action du cerveau (le phantasma) à un effet de mouvement sur les esprits eux-mêmes24. Toutefois, le texte des Éléments ne reprend pas l’expression phantasma sous cette acception, car le mot perd dans ce texte la signification d’apparition en général pour désigner uniquement l’aspect illusoire de l’image25.
8Les recherches d’optique eurent sans aucun doute un effet encore plus important dans l’élaboration d’une claire distinction entre apparence sensible et réalité : le problème des images et des grandeurs « apparentes » (cas classique des dimensions du soleil ou de la figure d’une tour) était récurrent dans les travaux d’optique de l’époque, comme on peut le voir dans les écrits de Mersenne, de Gassendi, de Descartes (pour citer seulement les amis de Hobbes les plus importants) et il n’est donc pas étonnant qu’il s’agisse également d’un lieu topique dans le second Tractatus opticus datable de 1644-1645 environ. En revanche, l’usage du terme technique de phaenomenon pour désigner un « eventus sensibus manifest[us] », est typique de cet écrit : Hobbes précise ici que, si l’identification de la cause du « phénomène » consiste « la plupart des fois dans la désignation ou description de quelque mouvement » (plerumque in designatione seu descriptione alicuius motus), il s’agit de toute façon d’une imputation seulement hypothétique ou supposée (Hypothesis sive suppositio26).
9En remontant en deçà de la généalogie interne, il nous semble toutefois important de chercher les racines de l’attitude hobbesienne dans les milieux et les textes “continentaux” que le philosophe anglais eut l’occasion de connaître directement, dès l’époque de ces trois longs voyages en France et en Italie (1614/1615, 1629/1630, 1634/1636). Trois voyages qui le firent entrer en contact non seulement avec des personnalités comme Galilée et Sarpi, mais aussi avec le père Mersenne et son cercle, autour duquel gravitaient des hommes de science, des philosophes, des érudits et des libertins, souvent sensibles (bien que sous des formes diverses) à la leçon du scepticisme. C’est à ce niveau que se pose le problème d’un éventuel rapport entre la philosophie hobbesienne, surtout dans sa phase initiale, et les thèmes de la renaissance pyrrhonienne, caractéristique de la philosophie entre le xvie et le xviie siècle, et de fait beaucoup plus accentuée sur le continent que dans le contexte anglais originaire de l’auteur.
La scène primaire du scepticisme
10En général, le problème du rapport de Hobbes aux thématiques sceptiques a été formulé, pour être aussitôt résolu, dans les termes d’une étrangeté de fond : tout au plus, a-t-on accepté d’interpréter la philosophie hobbesienne comme une philosophie « post-sceptique » (Tuck) ou d’y voir la trace de quelques instances typiques de ce que Popkin a appelé le scepticisme « constructif », pour différencier les attitudes de Gassendi et de Mersenne de celles, antidogmatiques ou plus directement antiscientifiques, d’auteurs comme Sanches ou La Mothe Le Vayer27. Seule l’étude très fine et précise d’Arrigo Pacchi a porté au centre du débat les liens (possibles) de Hobbes avec l’arsenal des argumentations sceptiques anciennes et modernes, tout en soulignant cependant la spécificité de la position hobbesienne : celle-ci recueille certains résultats des démarches néopyrrhoniennes (« elle partage avec les sceptiques l’impossibilité d’outrepasser la sphère sensitive-imaginative dans laquelle œuvre l’esprit humain »), mais elle les dépasse dans la perspective d’une nouvelle théorie de la science, résolument non empiriste, oscillant entre fondations logico-conventionnelles et construction hypothétique28.
11En réalité, le rapport possible aux sources sceptiques a généralement été posé (à l’exception notoire de Pacchi) en des termes qui paraissent pour le moins réducteurs, parce qu’ils assimilent tout le scepticisme au relativisme. C’est ici reprendre implicitement l’interprétation que La Mothe Le Vayer avait donnée de la thématique pyrrhonienne. Après avoir mis en avant « la déception si ordinaire et manifeste des sens »29 et avoir rapporté scrupuleusement toutes les φωναί de l’enseignement pyrrhonien, en réponse aux objections d’Eudoxe fondées sur la variabilité du nombre des tropes (tantôt dix, tantôt cinq, tantôt sept ou trois), Éphestion, le personnage central du Dialogue traictant de la philosophie sceptique (1630-1631), procède à une simplification radicale de toute cette matière : d’abord il ramène les dix tropes d’Énésidème (rapportés par Sextus Empiricus)30 à trois seulement, montrant en cela qu’il partage le regroupement que le même Sextus avait suggéré. En effet, l’auteur des Hypotyposes les avait réunis en trois groupes, en référant les quatre premiers tropes au jugeant, les septième et le dixième au jugé, le cinquième, le sixième, le huitième et le neuvième à la relation entre les deux31. Mais pour finir, comme Sextus l’avait encore proposé32, Éphestion les rapporte tous à un seul, le trope de la relation : « nous reduisons nos dix moyens à trois, et ces trois à ce general πάντα πρὸϛ τι omnia sunt ad aliquid »33. Ce mode, qui dans la classification plus ample de Sextus Empiricus occupe seulement la huitième place (ὁ ἀπὸ τοῦ πρὸϛ τὶ)34, assume chez Le Vayer une signification plus large et finit par absorber tous les thèmes de la tropologie, en conférant à l’ensemble une signification décidément relativiste35. En parfait accord avec cette assomption, le libertin décide de consacrer une grande partie du dialogue à l’amplification de la matière du dixième trope, celui qui, selon Énésidème (rapporté par Sextus), concerne principalement les « facteurs d’ordre éthique » ou, pour le dire avec Le Vayer, « les mœurs, coustumes, et opinions diverses des hommes »36. C’est en fait dans le dixième trope que l’approche relativiste parvient à son développement maximal, jusqu’à représenter – comme le note Eudoxe – l’attitude sceptique en son ensemble37.
12Il faut toufois avouer que, dès que l’on adopte une semblable lecture, le résultat ne saurait être différent de celui indiqué par Le Vayer : « incertitude perplexe et quasi un bouleversement de l’esprit », si on n’a pas encore compris le lien qui unit l’ἐποχή à l’ἀταραξία (c’est précisément ce qui se produit chez Eudoxe, encore infecté par les germes du dogmatisme)38, ou bien « reglée moderation des mœurs, et parfaicte tranquillité d’esprit » dans le cas d’Éphestion, lequel, en bon pyrrhonien, sait désormais cueillir les fruits moraux qui suivent comme « deux divines compagnes » la suspension du jugement39. Dans les deux cas, la voie du dépassement du doute en direction de la connaissance reste fermée : si on place au premier plan la finalité pratique du scepticisme, entendu comme une forme de sagesse non dogmatique, c’est en effet tout lien avec les instances gnoséologiques, repoussées comme des prétentions infondées, qui disparaît. Dans cette perspective, la distance par rapport aux préoccupations “scientifiques” de Hobbes ne saurait être plus grande.
13L’approche relativiste n’est cependant pas la seule, ni la principale, à conférer sa spécificité à la lecture du scepticisme. Elle assume même la responsabilité d’avoir occulté ou négligé une notion beaucoup plus prometteuse, notamment en rapport avec la genèse de la philosophie hobbesienne : la notion de phénomène. Bien qu’elle ne soit pas centrale dans la pensée de Le Vayer, beaucoup plus axée sur les aspects éthiques, cette notion joua en revanche un rôle marquant dans toute l’histoire du renouveau pyrrhonien depuis Montaigne, à travers Gassendi, jusqu’à la reprise et la discussion de la méthode des « apparences » chez Descartes40.
14Un aspect important de l’attitude sceptique consiste sans aucun doute dans l’opposition entre apparence et réalité, avec toutes les apories qui s’ensuivent : il en découle en effet l’impossibilité de sortir de la sphère représentative et d’atteindre l’objet dans sa réalité intrinsèque, mais aussi l’impossibilité de discerner, parmi toutes les représentations de la réalité, celle qui la reproduit fidèlement, soit par défaut d’un critère permettant d’opérer la sélection entre les diverses images, soit par l’incapacité à revenir à une confrontation directe avec la réalité en dehors de la perception de celle-ci (le fameux problème de désigner la vraie image de Socrate, lorsqu’on n’a jamais eu une connaissance directe du personnage). Les apories relatives à la régression à l’infini dans les séries des représentations, ou à l’arrêt dogmatique, ou au cercle (diallèle), sont déjà présentes in nuce dans ce qui peut être décrit comme la scène primitive du doute sceptique : la séparation du phénomène et de l’objet. On peut discuter pour savoir si la vraie orientation de la mouvance pyrrhonienne visait ou non au dépassement de ce dualisme implicitement présent dans la distinction, mais il est indubitable qu’une grande partie des arguments sceptiques, anciens et modernes, se présente comme l’explicitation des difficultés insurmontables qui dérivent d’une conception représentationnelle de la connaissance reposant justement sur ce dualisme41.
15Si l’on prend comme texte de référence ce long excursus sur la tropologie qui, à l’intérieur des Hypotyposes Pyrrhoniennes, constitue quasiment une monographie à part, il est facile de constater que bien des modes énumérés par Sextus (dont la source est Énésidème) débouchent sur l’opposition entre les phénomènes (φαινόμενα) ou les phantaisies (φαντασίαι, quand Sextus adopte la terminologie de la psychologie stoïcienne) d’une part et, de l’autre, les πράγματα ou les υποκείμενα, décrits comme des « objets qui sont hors de nous » et à propos desquels il est nécessaire de « suspendre le jugement » (comme par exemple dans le cas du premier trope, relatif à la diversité des représentations due à la diversité des êtres vivants, de sorte que « nous devons suspendre le jugement à l’égard des objets de dehors » : ἐπέχειν ἀνάγκη περὶ τῶν ἐκτὸϛ ὑποκειμένων)42. Cette référence à une radicale extranéité ou extériorité (ἐκτὸϛ) de l’objet en lui-même, par rapport à la représentation, qu’elle soit sensible ou intellective, constitue le leitmotiv de toute l’argumentation de Sextus. Schématiquement, on peut distinguer au moins trois degrés de signification différents dans les textes de Sextus :
- Dans l’acception la plus générale, il s’agit de l’opposition entre « être » et « apparaître », τό εῖναι et τὸ φαίνεσθαι43. Même lorsqu’il lui arrive d’utiliser l’expression verbale « est », le sceptique – comme le déclare Sextus – distingue deux significations différentes : la première, qu’il refuse, indique ce qui « existe véritablement », alors qu’il accepte la seconde, qui désigne « ce qui apparaît »44. Il s’agit donc de distinguer soigneusement entre une valeur phénoménologique et ostensive, d’une part, et de l’autre une valeur, rejetée comme dogmatique, de type ontologique et existentiel45.
- D’autres fois, cette opposition est formulée en terme d’« absoluité » ou de « relativité », comme dans le cas de l’impossibilité de distinguer les représentations du songe et de la veille, « de sorte que leur existence ou non existence en vient à être non absolument mais relativement » (οὐχ ἁπλῶϛ ἀλλα πρόϛ τι)46. On retrouve bien sûr une variante de cette distinction dans le texte du huitième trope, fondé sur la relation, où Sextus oppose l’être πρόϛ τι à l’être « absolument » (ἀπολύτωϛ)47. Dans un autre passage encore, Sextus utilise l’adverbe ψιλῶϛ (dérivant à son tour de l’adjectif ψιλόϛ, qui possède diverses significations : pur, nu, simple, dépouillé et même chauve) pour indiquer la qualité des objets au-dehors comme elle est en elle-même : « nous ne sommes pas capables d’affirmer de quelle nature est absolument chacun des objets extérieurs » (ψιλῶϛ δὲ οποῖον ἔστιν ἕκαστον τῶν ἐκτὸϛ ὑποκειμένων οὐκ ἐσμὲν δυνατοὶ φάσκειν)48
- Mais la plupart du temps, le discours de Sextus oppose le phénomène (ou mieux « la manière dont chaque objet apparaît [φαίνεται] selon la différente constitution de chacun ») à ce que l’objet est « suivant [sa] nature » (ὡϛ πρὸϛ τὴν φύσιν)49, avec la conséquence explicite que nous pouvons savoir du premier ce qu’il est, alors que, du second, on ne pourra même pas parler ou affirmer (λέγειν). Dans bien des cas, la supposition d’extériorité et la référence à la « nature » (φύσιϛ) vont de pair, pour désigner un objet totalement différent et impossible à atteindre depuis l’horizon phénoménal que le sujet ne peut en aucune façon dépasser. D’où cette conclusion exemplaire : « nous sommes forcés de suspendre le jugement à l’égard de la nature réelle des objets extérieurs » (περὶ τῆϛ φύσεωϛ τῶν ἐκτὸϛ ὑποκειμένων πραγμάτων ἐπέχεινἡμᾶϛ ἀνάγκη)50. Comme l’a écrit Stough, puisque le phénomène indique ce qui nous apparaît, ou se manifeste à nous, alors que l’objet autonome est ce qui existe, il s’ensuit que les objets de notre expérience sont les apparences des existants, plutôt que les existants en eux-mêmes51.
16Presque tous les interprètes tombent d’accord sur le fait que la théorie sceptique d’ascendance pyrrhonienne réagit à une forme de réalisme empirique, bien que spontané et non théorisé (comme d’ailleurs dans la plupart des philosophies hellénistiques), et que même dans le cas des tropes d’Énésidème « le réalisme comme affirmation d’une réalité extérieure et indépendante des représentations est la raison principale et fondamentale du scepticisme », pour reprendre la formule très claire de Mario Dal Pra52. L’hypothèse de la non existence du monde extérieur ne paraîtra de manière explicite et approfondie qu’avec Descartes : de notre point de vue, qui est celui de l’approche “moderne” du scepticisme, nous pouvons ajouter que très peu de philosophes se rallieront à cette hypothèse, surtout dans les milieux de Hobbes et de Gassendi qui demeurèrent étrangers, voire hostiles à la thèse d’une non existence éventuelle du monde externe. La structure même des tropes, comme l’ont remarqué Annas et Barnes ainsi que B. Mates53, est telle qu’elle présuppose l’existence indépendante et « au dehors » de l’objet : comme il est bien connu, pour reprendre l’exemple sextien du miel qui sera relancé par Montaigne dans les Essais, on discute à propos de celui-ci s’il est doux ou amer, donc si les qualités que nous percevons le « représentent » de manière véritable et adéquate, tandis qu’on ne dispute vraiment pas de son existence54. En étant hors de question, celle-ci est donnée comme assurée, même si la plupart des fois ce présupposé demeure implicite.
17Tout cela a conduit les interprètes à décrire le scepticisme ancien – et ajoutons-nous les courants modernes qui lui sont restés fidèles en substance – comme un property scepticism, et à le tenir bien distinct de l’existential scepticism55 qui se serait affirmé avec l’œuvre de Descartes56. Cette thèse n’a été contestée que par deux auteurs seulement, G. Fine et L. Groarke, au moins à l’égard du scepticisme ancien. La première a centré son exégèse surtout sur l’interprétation de Pyrrhoniae Hypotyposes I, 13-15, en voulant démontrer que si le sceptique « n’assure rien sur les objets extérieurs » (I, 15) et s’il suspend son jugement sur les « choses obscures » (parmi lesquelles il y a sans doute la nature même des objets « au dehors » de nous : I, 13), il devrait s’ensuivre qu’il n’aura aucune croyance sur n’importe quelle chose d’externe et donc « qu’il ne croit pas qu’il y ait d’objets extérieurs »57. Plus brièvement, L. Groarke a appuyé sa thèse, concernant le caractère globalement « anti-réaliste » du scepticisme grec et de Sextus notamment, sur la remarque assez générale que « du point de vue des anciens, l’idée que nous ne pouvons pas connaître la nature d’un objet comprend l’idée que nous ne pouvons pas connaître qu’il existe ». Dans cette perspective, la conclusion de chacun des dix tropes (selon lesquels nos « croyances sont relatives à nos circonstances subjectives ») reviendrait à affirmer que nous ne pouvons pas connaître la « nature véritable » des « objets extérieurs », et donc, selon une équivalence que Groarke formule mais que ni Burnyeat ni les autres n’auraient acceptée, à mettre en doute son existence réelle58.
18Malgré toutes les considérations de G.Fine et de L.Groarke, qui ne considèrent que quelques aspects épars parmi un nombre beaucoup plus large de témoignages sextiens, nous continuons à penser, avec Dal Pra (dont les conclusions ont été confirmées plus récemment par Chiesara et Spinelli), que le sens général des positions d’Énésidème et de Sextus réside à la fois dans le présupposé d’une réalité extérieure dont l’existence n’est jamais mise en question comme telle, d’une part, et de l’autre dans le constat que la connaissance sûre n’est pas acquise, si elle doit consister dans la correspondance de nos représentations à une réalité qui en serait l’archétype et que l’on considère « au dehors » et indépendante par rapport aux représentations59. Le fait même que cette pétition de réalité est constamment répétée à la fin de presque chacun des dix tropes avant d’être mise en suspens (conformément à l’exigence de « suspendre notre assentiment sur les objets extérieurs »)60, confirme que la position du scepticisme ancien, et de ceux qui l’ont repris à l’époque moderne, est fondée sur la tension dialectique entre ces deux moments : un réalisme de fond et l’impossibilité de déterminer de manière univoque les « propriétés » des objets « au dehors ». La deuxième thèse est la conséquence nécessaire de la première, ce qui empêche d’assimiler ce genre de scepticisme à un idéalisme de type berkeleyen, malgré toutes les similitudes qui subsistent pour autant (nous songeons tout d’abord à la thèse que nous ne connaissons pas directement le monde extérieur, mais qu’il nous est accessible seulement à travers nos représentations). En effet, comme l’admet même Gail Fine, « à la différence de Sextus […], Berkeley soutient […] que les choses matérielles ne peuvent pas exister »61. Puisqu’on ne pourrait pas imaginer de contraste plus fort que celui entre le matérialiste Hobbes et l’immatérialiste Berkeley, le fait qu’une pareille ligne de partage sépare Sextus et le courant sceptique de celui qui se proclama (par les moyens de l’immatérialisme) comme le vainqueur définitif du scepticisme, nous autorise encore davantage à chercher des points de contact entre Hobbes et l’héritage du pyrrhonisme : en dépit de ce qui sépare leurs conclusions respectives, ce qui rapproche leurs points de départ est encore plus significatif.
Une lecture moderne : les apparences comme « fantasies »
19Ces divers niveaux du discours pyrrhonien trouveront une ample réception dans la renaissance sceptique des xvie et xviie siècles : à commencer par la distinction entre apparence et réalité, entre vérité de l’essence ou de la nature et veritas apparentialis, comme le dit Gassendi62.
20Il est toutefois important de noter comment, au sein de la tropologie pyrrhonienne et en présupposant la distinction rappelée ci-dessus, il est possible de conférer un statut privilégié à la notion de « phénomène » ou d’« apparence », conformément aux passages de Sextus qui, bien que reconnaissant la variabilité et la relativité des apparences sensorielles, désignent cependant dans le « phénomène » en tant que « représentation sensible » le « critère de l’orientation sceptique »63. Mais il est encore plus important pour notre objectif – qui est de reconstruire l’arrière-plan de certaines considérations hobbesiennes – de prendre acte du fait qu’un exemple de lecture “phénoméniste” de ce genre avait été fourni par l’un des plus grands artisans de la renaissance pyrrhonienne à l’âge moderne. Dans sa célèbre Apologie de Raimond Sebond (un texte bien présent sur la scène intellectuelle anglaise, et de façon encore plus évidente après la traduction des Essais par John Florio en 1603), Montaigne, en effet, avait fixé certains points qui marquent une interprétation particulière du scepticisme ancien, à la lumière d’exigences et de préoccupations “modernes”. Dans cette perspective, les pages conclusives de l’Apologie de Raimond Sebond témoignent d’un passage décisif dans l’histoire qui nous intéresse et établissent la plus grande distance entre un scepticisme de nouveau type, influencé par les textes de Sextus Empiricus, et un scepticisme post-aristotélicien plus ancien, bien représenté par le presque contemporain Francisco Sanches.
21Le problème pyrrhonien du critère suppose, comme nous l’avons vu, une séparation entre chose et phénomène ou objet intérieur à la connaissance, dont on ne trouve aucune trace dans la doctrine aristotélicienne. Sur ce plan, il revient à Montaigne d’avoir effectué le passage à un scepticisme clairement anti-aristotélicien ou néo-pyrrhonien, dès lors que dans l’Apologie le rapport entre le sujet et l’objet n’est plus conçu selon le principe de similitude ou de copie (garanti par la transmission de la forme), mais selon le schéma de la relation cause-effet, où l’on entend par cause la cause matérielle et efficiente, non formelle. D’où ces nouveautés qui marquent l’attitude de Montaigne et qui donnent le ton au scepticisme continental pour toute la première moitié du xviie siècle64.
22Tout d’abord, Montaigne souligne l’impossibilité, pour la connaissance humaine, de quelque type qu’elle soit, de dépasser l’horizon sensoriel (« Or toute cognoissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maistres » ; « Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance »)65. Les sens sont, littéralement, « l’extreme borne de nostre apercevance », et c’est dans cette perspective qu’aux yeux de Montaigne les trois premiers tropes prennent une importance nouvelle (diversité entre les être vivants, différences des hommes entre eux, différentes structures des organes sensoriels). Ainsi Montaigne va-t-il jusqu’à formuler cette hypothèse qui, comme telle, est absente des sources anciennes et que prendra en charge, en revanche, la science nouvelle (voir par ex. une application dans les écrits de Locke) : l’hypothèse selon laquelle il faut peut-être des organes sensoriels complètement nouveaux et surajoutés aux cinq sens canoniques, si l’on veut parvenir à une connaissance de l’« essence », ou structure interne, de l’objet66.
23Montaigne s’est certainement situé dans la perspective maîtresse du pyrrhonisme, quand il a posé au centre de ses considérations la distinction entre apparence et essence, en opposant comme Sextus la “nature”, en elle-même impossible à atteindre, à la qualité telle qu’elle est perçue67. La médiation des sens est parfois décrite non seulement comme une altération ou une qualification, mais aussi comme une pure et simple « falsification » : « rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens »68.
24Mais ce qui frappe le plus dans la partie finale de l’Apologie (une paraphrase ou un commentaire intelligent des Hypotyposes Pyrrhoniennes II, 72 sq.)69, c’est le fait que Montaigne reconstruit toute la doctrine sceptique du phénomène en la libérant des références techniques à la psychologie stoïcienne et en lui conférant de ce fait même une signification plus large (disparaissent des termes très connotés comme « représentation compréhensive » ; le français « fantasie », introduit à la place du grec φαντασία, assume une signification plus faible et plus générale en étant utilisé comme un synonyme d’« apparence »)70.
25La situation qui rend compréhensible le problème du critère naît de là : comme nous l’avons déjà déclaré dans le chapitre i, un critère, un troisième terme, devient nécessaire, là où s’est produite la séparation entre les deux premiers, la représentation et l’objet, dès lors que l’on a découvert que la représentation appartient aux modalités ontiques du sujet et non à celles de l’objet. Chez Montaigne le problème du critère est étroitement rattaché à celui du « juge des controverses » religieuses (« Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences ? Comme nous disons, aux débats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ny à l’autre party… »)71 et – comme Popkin l’a démontré – Hobbes aussi prit en compte la question cruciale du « juge » pour élaborer « un critère de la vérité plus politique » qu’épistémologique72. Nous ne trouvons pas chez Montaigne cette solution politique ou autoritaire qui caractérise le discours de Hobbes, mais il est évident que ce passage-là de l’Apologie montre comment la situation d’incertitude religieuse née de la Réforme et de ses débats s’adapta bien à la situation sceptique et à la crise épistémologique consistant dans l’impossibilité de repérer un critère fiable. Ce qui nous importe ici est plutôt l’impact épistémologique du problème du critère que la problématique politique ou religieuse. Pour Montaigne, il n’y a plus aucun sens à formuler le problème de la connaissance en termes de similitudes, quand s’est consommé le divorce in re entre la représentation et la chose représentée. Pour citer la traduction de John Florio73, publiée en 1603 et destinée à influencer profondément la culture britannique du xviie siècle :
And to say that the senses’ passions referre the qualitie of strange subjects by resemblance unto the soule: How can the soule and the understanding rest assured of that resemblance, having of it selfe no commerce with forraigne subjects? Even as he that knowes no Socrates, seeing his picture, cannot say that it resembleth him74.
26C’est l’essentiel du scepticisme qui se trouve mobilisé quand Montaigne résume ainsi la doctrine du phénomène, car, tout en appartenant au sujet, dont il est « passion », le phénomène ne cesse pourtant de se manifester dans la réalité physique comme mode d’être d’un corps pris dans la « branloire » universelle.
Le trope des « mélanges » et la « génération » du phénomène
27Au-delà des emprunts lexicaux significatifs, même s’ils sont généraux, qui apparentent les analyses hobbesiennes à cette reprise montanienne des sources sceptiques anciennes75, chez Montaigne déjà le phénomène est déconstruit sous des formes qui seront typiques du discours hobbesien : l’analyse de la génération du phénomène, au niveau de l’imagination ou de la fantasie chez Montaigne, de l’« image » ou « apparition » pour Hobbes, confère à l’apparence sensible une consistance physique qui est cependant inhérente au sentant. L’« apparence », dira Hobbes, est un « accident » produit par l’interaction causale entre les propriétés de la chose et celles du sujet. Le résultat, c’est qu’il n’existe aucune donnée immédiate ni pour les sens, ni pour la conscience ; toute donnée prétendue est un produit médiatisé, un « mixte » à la formation duquel concourent tant le sujet que l’objet. Très opportunément, Dumont, en se référant au scepticisme ancien, souligne le fait que la relativité du phénomène ne constitue pas une catégorie au sens dialectique, mais désigne « une réalité physique », un « corps »76 : on est très loin du « relativisme », au sens banal, et même anti-sceptique que ce mot a pris tout au long de son histoire.
28À l’exception de cette théorie particulière du rebound des esprits animaux, par laquelle s’expliquerait l’apparente extériorité de l’apparition ou du fantasme, bien des éléments de la psychologie hobbesienne de la sensation sont déjà présents dans cette reprise montanienne du phénomène ancien : y compris cette apparente incohérence qui subsisterait entre l’approche intégralement phénoméniste de la connaissance et la perspective tout aussi résolument matérialiste et réaliste de l’ontologie, incohérence sur laquelle se sont arrêtés aussi bien les historiens du scepticisme que les interprètes de la pensée de Hobbes.
29Au-delà de la prégnance du problème théorique visant à envisager comment il est possible de faire coexister ces divers aspects, il revient à l’historien de constater que le fait de substituer au fond sceptique du phénoménisme, chronologiquement antérieur, une perspective bien différente qui lui est postérieure, de type berkeleyen, a concouru à brouiller les idées et à renforcer ce hiatus. En adoptant ce dernier point de vue, un phénoménisme cohérent semble l’exact antipode d’une perspective matérialiste. Mais si l’on examine en revanche les contenus effectifs de la tradition sceptique, il est facile de constater combien celle-ci était pénétrée de motifs authentiquement réalistes : la réalité des corps et de la matière en mouvement est continuellement présupposée et même alimente les doutes sceptique, bien que l’affirmation d’existence extérieure soit enfin suspendue dans l’épochè. Ainsi, à l’intérieur de la tropologie de Sextus, un rôle important est joué par le sixième mode, qui se fonde sur les « mélanges » (ὁ παρὰ τὰϛ ἐπιμιγάϛ), nous dirions mélanges entre facteurs subjectifs et objectifs. Ce sixième trope permet « peut-être » de dire « quelle est la mixtion résultant de l’objet extérieur et de cela par lequel celui-ci est observé » (ὁποῖον μέν ἐστι τὸ μῖγμα ἐκ τε τοῦ ἐκτὸϛ καὶ τοῦ ᾧ συνθεωρεῖται), mais il ne permet en aucune manière d’affirmer « quel est l’objet extérieur dans sa pureté » (ὁποῖον δέ ἐστι τὸ ἐκτόϛ ὑποκείμενον εἰλικρινῶϛ)77. On le voit, le mode de la « mixtion » ou « mélange » revêt, dans l’argumentation de Sextus, une dimension proprement « physique ». Non content de s’étendre sur l’interaction physiologique qui se produit dans de nombreux phénomènes de perception, entre les conditions des organes des sens et les médiations externes (cas de « mixtion externe », ἔξωθεν ἐπιμιξία), fournissant des exemples qui deviendront ensuite canoniques (la couleur de la peau varie selon la température de l’air, la diffusion du son change selon la densité du milieu, la gravité du corps change si on l’immerge dans des fluides différents), Sextus s’arrête tout autant sur le problème de la mixtion « interne », telle qu’elle se réalise par le biais de « membranes », ou « liquides », ou encore par la structure anatomique des organes sensoriels, comme les canaux auditifs, etc. Sont récurrents, dans le texte des Hypotyposes Pyrrhoniennes, des exemples tout aussi classiques, comme ceux relatifs à la vision déformée des ictériques ou des hyperhémiques, ou encore ceux liés à la réception des sons, divers selon l’état organique et la situation spatiale du récepteur.
30Et, bien que ce soit une constante de toute la tropologie, ce qui frappe le plus dans la formulation de ce mode tient au fait que des appréciations extrêmement réalistes sur la nature des parties, internes et externes, du corps (lui-même considéré comme une entité physique bien déterminée) sont ici adoptées dans le cadre d’un discours qui vise finalement à convaincre le lecteur de « suspendre le jugement »« sur la nature des objets » eux-mêmes78. Nous avons déjà vu79 que le texte de ce trope n’était qu’une réaction dialectique aux thèses des philosophies dogmatiques, dont Sextus reprenait la terminologie et certains concepts tout en se refusant à donner son assentiment à ces positions. Il n’en reste pas moins vrai que les héritiers modernes du courant sceptique (tel que Montaigne in primis) interprétèrent ce trope comme un argument qui se rattachait de près à l’orientation pyrrhonienne authentique et qu’ils l’intégrèrent tel quel dans le renouveau qu’ils étaient en train de promouvoir. Comme on l’a déjà dit, sous la forme d’une difficile coexistence entre phénoménisme et réalisme, un problème semblable d’interprétation se pose aussi pour Hobbes, bien qu’avec des accents moins radicaux, dès lors que le philosophe de Malmesbury ne va jamais jusqu’à la pointe de l’épochè. Abandonner la description “réaliste” du monde pour la traduire en “phénomènes” et affirmer que le “voile” des apparences ne peut être déchiré et qu’il constitue même une limite indépassable, un présupposé impossible à supprimer de toute connaissance sur les “objets” : cette attitude constitue, comme on l’a vu, une constante typique de tout le scepticisme, au moins depuis Sextus jusqu’aux contemporains et continuateurs de Montaigne.
« Unica vera basis rerum » : « fantasmes » et corps en mouvement
31La situation décrite par Montaigne, et non celle représentée par Sanches, est la plus voisine de la dichotomie entre apparitions et world par laquelle s’ouvre la scène des Éléments hobbesiens. Et alors même qu’il n’y pas de certitude définitive permettant d’attribuer à Hobbes une connaissance directe du pamphlet de Sanches, il est en revanche difficile d’imaginer qu’un grand classique de la nouvelle culture humaniste comme les Essais lui soit resté inconnu, et pas seulement pour les aspects afférents aux problèmes de l’estimation morale et de l’appréciation rhétoriques, bien mis en évidence par Skinner, ou pour la tentative de réagir aux effets plus destructeurs du pyrrhonisme éthique, soulignés par Tuck. Ce dernier a identifié, parmi les éléments qui ont participé à l’« invention de la philosophie moderne », l’« idée fondamentale que nous avons une connaissance immédiate et évidente de nos impressions sensibles et uniquement d’elles, car il n’y a pas de connaissance directe du monde extérieur »80. Mais à cet égard, on pourra ajouter ici que (mis à part la qualification de véridicité, mise explicitement en doute dans les Essais) une telle conscience était déjà bien présente chez Montaigne, grâce à ses lectures des sceptiques grecs, et qu’elle s’était diffusée de là parmi les pères de la philosophie modernes : Descartes avant tout (comme Gilson et Popkin l’ont montré), mais Hobbes tout aussi bien.
32Montaigne (dont l’héritage s’était transmis, à travers Charron et La Mothe Le Vayer, à Gassendi et aux membres du cercle de Mersenne) était certainement une présence dominante dans la culture continentale, et Hobbes put en connaître directement l’œuvre au cours de ses voyages européens, s’il n’avait pas déjà eu l’occasion de l’apprécier grâce à ses contacts avec Bacon ou avec le cercle des Cavendish. La Vita carmine expressa situe la découverte fondamentale de la pensée hobbesienne entre 1634 et 1637, une période durant laquelle, « soit en bateau, soit à cheval, soit en carrosse », voyageant en Italie et en France, le philosophe avait médité assidûment sur la « nature des choses » (perpetuo naturam cogito rerum), raisonnant sur le fait que « la chose vraie est unique en tout l’univers, bien qu’elle soit falsifiée de multiples façons » (Et mihi visa quidem est toto res unica mundo / Vera, licet multis falsificata modis). La matière en mouvement lui était alors apparue comme l’« unique vraie base de ces choses que nous disons faussement être quelque chose » (Unica vera quidem, sed quae sit basis earum / Rerum, quas falso dicimus esse aliquid). À l’opposition entre réalité et apparences (thème caractéristique aussi bien de la scène des Éléments que de l’héritage pyrrhonien) répond, dans le récit autobiographique, la découverte suivant laquelle, à la phantasia ou représentation sensible, fruit de notre cerveau (nostri soboles cerebri) ne correspond rien au dehors (nihil extra), mais qu’elle est seulement un effet du mouvement des parties internes (Partibus internis nil nisi motus est)81. Étroitement liée aux réflexions sur les « secrets de la matière » (materiae arcana) et sur l’importance centrale du mouvement (Hinc est quod, physicam quisquis vult discere, motus / Quid possit, debet perdidicisse prius), cette découverte reste de l’ordre de la pensée (Scribo nihil), tout au plus réservée aux conversations privées à Paris avec Mersenne et son cercle (Hic [Lutetiae] Mersennum novi, communico et illi / De rerum motu quae meditatus eram) : dans les termes du récit autobiographique, il s’agirait d’une réflexion à part, qui n’est pas issue de la confrontation avec d’autres auteurs (facio adversaria nulla), une découverte faite sous la férule de l’unique « maîtresse », la nature, qu’il a toujours sous les yeux sans qu’il soit besoin de recourir aux livres (magistra / Quae docuit, praesens nam mihi semper erat).
33À l’exception de Mersenne, aucun des autres personnages avec lesquels Hobbes fut pourtant en contact ces années-là n’est mentionné dans l’autobiographie latine : ni Descartes, l’adversaire, ni même Galilée avec lequel Hobbes eut une plus grande affinité. Il est cependant permis de douter de cette totale solitude intellectuelle, tout comme de l’absence de dette envers certains auteurs du passé plus proches de lui. Puisque les textes philosophiques hobbesiens ne contiennent que de très rares références à des auteurs modernes et contemporains, on ne doit pas être étonné que Montaigne ne soit pas non plus mentionné, avec l’héritage sceptique dont il est le dépositaire et l’interprète : et pourtant, outre l’usage technique du terme « fantasie » (dans le sens de représentation mentale), qui rappelle le latin phantasia de la Vita ou l’anglais fancy du Léviathan, Hobbes pouvait trouver dans la partie conclusive de l’Apologie de Raimond Sebond une interprétation attrayante, pour lui, de l’opposition entre phénomènes et corps, dont on a déjà vu la pertinence aussi bien pour les Éléments que pour le contexte sceptique.
34En particulier, Hobbes pouvait lire chez Montaigne une synthèse des éléments qui, provenant de la réélaboration néo-sceptique, se trouveront également dans son œuvre :
- Un empirisme foncier, franc et résolu, mais accompagné de la conviction (sceptique et non épicurienne) que la sensation est seulement un mode du sujet et non une réalité dans l’objet (comme le dira le Léviathan, the object is one thing, the image or fancy is another)82.
- Une théorie des phénomènes sensibles comme « mixtes » qui résultent de l’action de la chose et de la passion du sentant, selon une interprétation particulière de la notion de « phénomène » qui, plutôt que de s’arrêter à l’enregistrement “phénoménologique” de l’apparaître, en souligne les connotations réalistes, en les décrivant en termes de corps, mouvements et organes des sens (bien distincte de la thèse sceptique de l’épochè à propos de la réalité des « objets du dehors », cette représentation en termes matérialistes du « phénomène » est déjà présente dans le sixième trope, selon la classification de Sextus Empiricus, où l’on parle de « mixtion interne » et « mixtion externe »83 : le thème réapparaît de manière analogue dans l’Apologie de Montaigne).
- Enfin, c’est le mouvement continuel de la matière qui domine la partie finale de l’Apologie, selon une perspective qui conjoint scepticisme, matérialisme et héraclitéisme, confirmant ainsi la tentation récurrente de combiner ces diverses orientations, contre laquelle Sextus avait déjà dû mettre en garde ses lecteurs84. Et, de manière analogue, le mouvement devient pour Hobbes l’unique forme omniprésente de causalité dans l’univers : all things are in continuall motion.
35Dans cette perspective, le phénomène ou apparence, qui est une « passion » pour Montaigne, devient un « accident » du sujet pour Hobbes, mais il constitue aussi pour lui une modalité inhérente au sujet (et non à l’objet) ; le seeming est un effet matériel produit par l’objet sur le sujet percevant. Des phrases comme celle de Montaigne, que nous nous apprêtons à citer, représentent le pont entre, d’une part, l’approche du sixième trope, centrée sur le phénomène comme mixte (réalité matérielle ou corporelle résultant de l’action de l’objet et de la passion du sujet), et de l’autre, les théories mécanistes de la sensation qui s’affirment dans les années vingt et trente du xviie siècle et auxquelles Hobbes apporte une contribution déterminante dès l’époque des Éléments85. Voici la citation de Montaigne, dans la traduction de John Florio :
Our phantasie does not apply it selfe to strange things, but is rather conceived by the interposition of senses; and senses cannot comprehend a strange subject; nay, not so much as their owne passions: and so, nor the phantasie, nor the apparence is the subject’s, but rather the passion’s only, and sufferance of the sense: which passion and subject are divers things: Therefore, who judgeth by apparences, judgeth by a thing different from the subject86.
36Si l’on tient compte du fait que, étant la copie du latin subjectum, le « sujet » de Montaigne (subject dans la traduction de Florio) indique en réalité l’objet, il est encore plus facile de comparer ce passage, et d’autres semblables, aux affirmations répétées par lesquelles Hobbes insiste sur le fait que « le sujet d’inhérence [des conceptions qui dérivent des sens] n’est pas l’objet, mais le sentant » (the subject of their [conceptions that arise from senses] inherence is not the object, but the sentient)87, de sorte que nous devons suspendre la présomption de réalité qui nous pousse à projeter à l’extérieur le contenu de nos représentations (conclude not such things to be without, that are within us)88.
37L’apport de Hobbes va certainement au-delà de ce premier stade de la réflexion. Par le biais de la théorie du rebond (rebound) des esprits animaux le long de la chaîne réflexive des organes des sens, des nerfs et du cerveau, il cherche à expliquer comment la sensation ou phantasma en vient à assumer cette connotation particulière d’extériorité qui la caractérise. Mais il faut en même temps reconnaître que ce nouveau problème (comment peut sembler extérieur au sujet ce qui lui est en fait intérieur, et en constitue un « accident » ?) n’aurait pu apparaître si auparavant Montaigne, dans le sillage des textes sceptiques, n’avait analysé les représentations sensibles en termes de « passions » appartenant au sujet percevant89.
38Du côté de l’« orthodoxie » sceptique on pourrait objecter que cette interprétation du phénomène pèche par trop d’empirisme (en mélangeant l’apparence avec la « fantasie », comme le fait justement Montaigne) et qu’elle englobe trop d’aspects dogmatiques à côté des éléments véritablement pyrrhoniens ; en outre, on devrait souligner le fait que là où le sceptique se limite à suggérer une référence au monde des objets extérieurs pour la soumettre immédiatement après à la suspension de l’épochè, cette dérive qui va de Montaigne jusqu’à la révolution mécaniste du xviie siècle soumet les phénomènes à un excès de description (en termes d’expérience) et même d’interprétation (en termes d’explication par la matière), excès auxquels un sceptique véritable se serait sans doute soustrait par le moyen de la suspension du jugement. Dans la mesure où ils ignorent le conseil de Sextus de ne pas mélanger l’orientation sceptique avec les courants qui semblent les plus proches d’elle, ces « nouveaux pyrrhoniens » que sont les disciples de Montaigne s’éloignent du pyrrhonisme authentique : leur phénoménisme serait plutôt un enfant illégitime de la notion de phénomène chez Sextus que son véritable héritier. Cela dit, l’historien ne peut se soustraire, encore une fois, à ce qui est sa tâche la plus exigeante, à savoir constater que les parcours réels des idées ne suivent pas toujours les chemins dictés par la cohérence des systèmes et que souvent ils ne respectent pas non plus les frontières entre les écoles. Il faut chercher « l’histoire des effets » d’une doctrine là où ils se trouvent effectivement, même s’ils semblent s’écarter de ce qui serait sa pureté idéale90.
Hobbes et le scepticisme de la premièreméditation
39Si, en général, le renvoi aux contextes “sceptiques” reste implicite, dans un cas au moins Hobbes s’est explicitement confronté avec ce qui, à son époque, pouvait se présenter comme l’itinéraire du doute par excellence : la première Méditation de Descartes. Dans le texte des Troisièmes objections, alors qu’il banalise les réflexions cartésiennes sur les « choses que l’on peut révoquer en doute », en leur refusant une quelconque originalité et en renvoyant aux arguments de « Platon et des autres philosophes anciens sur l’incertitude des choses sensibles », Hobbes en reconnaît pourtant la validité et même la « vérité » (Veritatem ergo hujus Meditationis agnoscimus). Plus exact que Descartes lorsqu’il identifie dans le problème classique du critère (nullum esse kriterion) le foyer des objections sceptiques (résumées synthétiquement dans l’impossibilité de distinguer de manière certaine entre les « songes » et la « veille et la vraie sensation »), l’auteur des Objections interprète cependant à sa façon la fonction du doute : comme le lui reproche précisément Descartes, il finit par prendre pour « vrai » ce qu’il aurait dû par contre admettre seulement comme « vraisemblable » ; il confère, autrement dit, une portée réelle et définitive aux arguments sceptiques qui avaient été seulement évoqués par Descartes dans une perspective dialectique, pour mettre à l’épreuve les certitudes acquises91. On sait à quel point le cadre général de la conception hobbesienne se détache nettement de la métaphysique cartésienne, ce qui l’empêche de suivre le parcours argumentatif qui conduisait, dans les Méditations, au dépassement du doute, par la reconnaissance de la véracité divine et l’affirmation du dualisme. La définition de la res cogitans comme substance immatérielle, la distinction entre « idée » et « image » sensible, le recours à l’idée de Dieu, dont dérive « la certitude de l’existence des choses matérielles » (de rerum materialium existentia) : voilà les thèses que Hobbes prend soin de réfuter, pour défendre les thèses adverses. Selon lui, on ne trouve d’idée au sens propre ni de Dieu, ni de l’âme ; l’évidence (lux in intellectu) est réduite par Hobbes à une expression « métaphorique », à laquelle ne correspond aucune réelle fonction « argumentative » ; à ce stade de la réflexion, l’existence de Dieu et la création ne sont pas encore démontrées, et elles demeureront toujours problématiques du point de vue de la philosophie, au moins selon Hobbes.
40Mais même s’il était possible d’arrêter la confrontation entre les deux penseurs à la phase du doute et donc au niveau de la première Méditation, il faudrait constater que la représentation des arguments sceptiques subit, dans la lecture de Hobbes, une significative “distorsion”. Au moins dans la première phase, celle du doute méthodique antérieur au doute hyperbolique, Descartes avait maintenu, jusque dans le cas extrême des « fausses illusions » induites par le songe, l’existence d’un rapport de similitude avec les choses réelles et vraies (veluti quasdam pictas imagines)92. Surtout dans le cas des qualités prétendument premières (nature corporelle, étendue, figure, grandeur, nombre, lieu, temps), c’est-à-dire pour les choses les plus simples et les plus universelles (magis simplicia & universalia), il semble à l’auteur des Méditations que subsiste toujours un rapport de vérité entre la représentation et la réalité, dont « toutes ces images des choses, qui résident dans notre pensée, qu’elles soient vraies et réelles, ou feintes et imaginaires, sont formées »93. Les notions de l’arithmétique et de la géométrie au moins, sinon celles de la physique, de l’astronomie ou de la médecine, sont donc considérées, à ce stade du doute cartésien, comme des « images » vraies des choses réellement existantes94. On le sait, les hyperboles du Dieu dit trompeur et du malin génie seront nécessaires pour jeter sur ces certitudes rescapées au doute l’ombre d’une fausseté possible et systématique. Parvenu ainsi à l’extrême limite du doute volontaire provoqué par un choix précis (me ipsum fallam… )95, le monde externe (cuncta externa) pourra enfin se présenter comme un ensemble de ludificationes somniorum : « pièges tendus à la crédulité » du sujet96.
41Hobbes, dans ses Objections, ne mentionne même pas l’hypothèse du malin génie et coupe à la racine le recours à l’hypothèse théologique, en niant qu’il y ait une véritable idée de Dieu. De cette façon, il parvient à se maintenir dans le périmètre circonscrit des traditionnels arguments du scepticisme classique, refusant ce qui, même aux autres opposants de tempérament “sceptique” (comme Gassendi), était apparu comme des hyperboles injustifiées, des hypothèses artificieuses et forcées. Encore est-il que, dès les phases initiales du doute, il se détache de Descartes en un point particulièrement significatif. Là où les Méditations décrivent, pour le mettre du reste en question, un rapport de similitude (imago ou similitudo) entre les représentations et les choses, Hobbes choisit une voie en fait différente, qui le conduit à considérer les conceptiones comme des effets et non comme des images. La voie empruntée est celle de la description d’entités psychologiques, dans le cadre plus général du mécanisme, avec tout ce qu’il implique pour l’ontologie des représentations mentales. Celles-ci se présentent à Hobbes comme des phantasmata, et il importe peu qu’ils nous arrivent durant la veille ou bien surviennent en rêve (phantasmata, quæ vigilantes & sentientes habemus). Dans les deux cas, du point de vue de leur consistance réelle, de tels fantasmes s’avèrent des « accidents » qui ne sont pas inhérents aux objets extérieurs et ne peuvent de ce fait fournir d’arguments absolument probants pour soutenir la réelle existence de ces objets « hors de nous » (non esse accidentia objectis externis inhærentia, neque argumento esse talia objecta externa omnino existere). Donc, conclut Hobbes, si nous suivons nos sens sans aucun autre raisonnement, « à bon droit nous douterons s’il existe quelque chose ou non » (Ideoque si sensus nostros sine aliâ ratiocinatione sequamur, merito dubitabimus an aliquid existat, necne)97. Comme on le voit, en étendant le statut de phantasmata à tous les contenus perçus indifféremment, Hobbes confirme d’une part les conclusions auxquelles il était parvenu dans les Éléments à propos de l’inhérence subjective des représentations, tout en en soulignant, d’autre part, la valeur phénoménale au sens strict, à la limite de l’illusion, sans plus distinguer clairement entre la sensation en présence de l’objet (le sense des Éléments ou du Short Tract) et l’imagination ou phantasma98, dans le sens de représentation illusoire.
42En apparence, le résultat est le même que celui de la première Méditation, c’est-à-dire l’épochè totale de la connaissance du monde extérieur (accurate deinceps assensionem esse cohibendam, si quid certi velim invenire99, avait écrit Descartes), et en ce sens Hobbes a raison de revendiquer pour son propre compte la « vérité » de la Méditation cartésienne. Il s’agit en réalité, de son côté, d’un résultat qui est à la fois plus sceptique et moins sceptique que celui de Descartes.
43Hobbes apparaît moins “sceptique” que Descartes : phantasmata et accidentia sont des termes dotés d’une connotation précise de réalité (ou d’irréalité), là où le philosophe français s’était contenté de formules plus générales et moins compromettantes en parlant de manière vague d’opiniones100. Les termes hobbesiens renvoient en revanche à une description affirmative des contenus représentatifs que Descartes n’aurait pu accepter, au moins dans une phase de la recherche où il avait mis entre parenthèse tout type de certitude, qu’elle fût commune ou philosophique101.
44Si l’on considère le problème d’un autre point de vue, Hobbes semble en réalité plus sceptique que son adversaire. Une fois établie l’équivalence entre avoir quelque idée et imaginer (ideam aliquam habere signifie pour Hobbes imaginari)102, les troisièmes Objections affirment que nous n’avons aucune « idée » de la substance et que cela vaut non seulement pour Dieu et pour l’âme (substances « inimaginables » par définition), mais aussi pour ce que Hobbes considère comme la substance par excellence, au sens propre : le corps entendu comme materia subjecta accidentibus & mutationibus. La substance sera seulement inférée à travers le raisonnement (sola ratiocinatione evincitur). Attribuée « à d’anciens aristotéliciens » sans plus de précision103, l’affirmation projette un doute radical sur l’un des points fondamentaux du réalisme métaphysique cartésien (la théorie de la realitas objectiva des idées)104 et plus généralement, suggère un scénario qui a les traits typiques du scepticisme : bien que sans nier l’existence d’un arrière-plan fait de substances et de corps, on constate toutefois l’impossibilité de les représenter directement, pour limiter la sphère de la perception immédiate aux « fantasmes », aux « accidents » qui en découlent. Cette distinction entre le monde des essences et des substances, inaccessibles à la connaissance directe, et le monde des phénomènes sensibles qui recueille seulement les « accidents », constitue, comme on l’a vu, l’un des héritages les plus évidents légués par le scepticisme de Sextus aux courants néopyrrhoniens du xviie siècle105.
Entre protagoras et théétète : les interprétations “dogmatiques” du phénoménisme
45Il ne manque pas d’ailleurs, dans ces brèves objections aux Méditations, de précises références au contexte sceptique dans lequel Descartes a puisé ses arguments, en particulier celui relatif au songe et à la veille, alors que les tentatives du philosophe français pour fuir l’emprise du doute (la définition de la res cogitans comme substance immatérielle, la distinction entre « idée » et « image » sensible, le recours à la garantie divine) sont toutes systématiquement rejetées, d’autant plus que le critère même de l’évidence est refusé en tant que vox metaphorica sans aucune valeur argumentative : même celui qui ne doute pas, par simple ignorance ou par obstination, pourrait prétendre posséder une évidence toute semblable (talem lucem praetendit), sans que cela signifie pour autant une plus grande maîtrise de la vérité106. Mais ce qui est le plus intéressant est le fait que, après avoir fait allusion au contexte néo-pyrrhonien, signifié par le terme technique grec de « critère » (κριτήριον quo somnia nostra a vigilia et sensione vera dignoscantur) et après avoir porté à sa plus grande extrémité le doute sur les données des sens (tout en le restreignant à l’usage des seuls sens sans correction de la raison107), Hobbes en vient de manière tout à fait inattendue à évoquer un arrière-plan différent de celui auquel on aurait spontanément pensé, dans le sillage des allusions néo-sceptiques les plus courantes aux problèmes classiques du critère, du songe et de la veille, etc. En fait, tout en voulant liquider les considérations cartésiennes comme répétition lassante de vieux thèmes philosophiques (vetera), Hobbes fait signe non en direction de la philosophie pyrrhonienne de Sextus, mais plutôt du platonisme :
Mais d’autant que Platon a parlé de cette incertitude des choses sensibles, et plusieurs autres anciens philosophes avant et après lui, et qu’il est aisé de remarquer la difficulté qu’il y a de discerner la veille du sommeil, j’eusse voulu que cet excellent auteur de nouvelles spéculations se fût abstenu de publier des choses si vieilles108.
46L’arrière-fond platonicien, dont on verra d’ailleurs la convergence avec la trame sceptique suivie jusqu’ici, est facile à tirer du Théétète, où, en discutant la définition de la science comme sensation donnée par le personnage éponyme, Socrate montre comment celle-ci conduit en définitive à la doctrine de Protagoras109, et en particulier au célèbre adage : « l’homme est mesure de toute chose ». Malgré l’évidente connotation relativiste, qui une fois encore s’ajoute au thème sceptique, l’objectif principal de Socrate dans cette partie du dialogue ne consiste pas tant dans la réfutation de Protagoras, que dans l’effort de montrer que le sophiste a parfaitement raison de tirer cette conclusion, dès lors qu’il arrête la discussion au niveau de la connaissance sensible. Justement parce que « sensation » (αἴσθησιϛ) et « apparence » (φαντασία) sont déclarées identiques110 dans la représentation sensible, l’être de l’objet se trouve réinséré dans la perception : à ce niveau de l’argumentation « un en soi et par soi, rien ne l’est » (ἑν μὲν αὐτὸ καθˊ αὐτὸ οὐδὲν ἐστιν)111 – argumente Socrate –, mais tout est considéré en relation avec le percevant.
47Malgré l’apparente signification dialectique de la thèse, ici aussi (c’était déjà le cas pour le sixième et le huitième trope qui lui sont corrélatifs, comme nous l’avons vu plus haut), le foyer de l’argumentation est constitué, une fois encore, par une doctrine “physique” référée à la genèse du phénomène : dans la doctrine protagoréenne rapportée par le Théétète « le phénomène apparaît comme un être matériel constitué par le dosage ou la proportion entre les quantités [et les mouvements] issus des objets avec les quantités [et les mouvements] issus des sens »112. Au refus des entités intelligibles qui caractérise la sophistique (du reste, il en ira de même chez Hobbes), est associée ici une doctrine de la perception sensible qui en fait un « mixte » ou un « mélange » à l’intérieur d’une sorte de mobilisme universel bien décrit par Socrate, alors même qu’il fait dériver « le devenir de tout ce que nous affirmons être »« de la translation, du mouvement et du mélange mutuels » (ἐκ δὲ δὴ φορᾶϛ τε καὶ κινήσεωϛ καὶ κράσεωϛ προϛ ἄλληλα)113. Cette doctrine, qui méritera l’attention de Montaigne, au point de couronner l’argumentation “sceptique” contenue dans l’Apologie, constitue non seulement le support de quelques unes des thèses canoniques qui seront reprises dans la première Méditation et que Hobbes taxera justement de « platoniciennes » (l’indiscernabilité entre le songe et la veille, les aberrations des sens, les situations de folie ou de songe, la comparaison entre Socrate sain et Socrate malade, entre Socrate dormant et Socrate veillant, avec le corollaire sceptique selon lequel « surprenante est la ressemblance entre les deux séries » de perceptions)114 ; mais surtout, la doctrine que Socrate tire des affirmations de Théétète s’accorde bien avec la synthèse que Sextus Empiricus proposera de la philosophie de Protagoras à la fin du premier livre des Hypotyposes Pyrrhoniennes.
48Là, enregistrant une similitude au moins partielle avec les positions pyrrhoniennes, Sextus ne se limite pas à citer « l’homme mesure » (c’est-à-dire pour lui « critère ») et à établir une corrélation explicite entre relativité et phénoménisme (au fond Protagoras admettait « seulement ce qui apparaît à chacun » : τίθησι τὰ φαινόμενα ἑκάστῳ μόνα)115. Dans un raccourci qui est peut-être une réminiscence du discours socratique, l’auteur des Hypotyposes insère également le phénoménisme protagoréen dans un solide cadre matérialiste : si Socrate mettait déjà au premier plan la causalité universelle et omniprésente du mouvement (« Tout est mouvement et rien autre que mouvement »116), dessinant une représentation du perpétuel devenir dans laquelle convergent les doctrines associées de Protagoras et d’Héraclite (et encore avant, d’Homère)117, Sextus, pour sa part, sans entrer dans le détail de cette complexe théorie de la « génération » des phénomènes à partir du mouvement, attribuée par Socrate aux « plus délicats »118, exploite plutôt la thèse générale énoncée dans le dialogue platonicien, et portant sur la causalité exercée par la matière en mouvement sur la sensation119. Non content d’insister sur le caractère « fluctuant » de la matière (Protagoras affirme : τὴν ὕλην ῤευστὴν εἶναι), d’où la mutabilité des sensations « selon l’âge et selon les autres constitutions des corps », l’auteur des Hypotyposes identifie un référent corporel et mécanique précis de la thèse protagoréenne : « Les raisons de tous les phénomènes sont contenues dans la matière, de sorte que la matière peut être tout ce qui apparaît à tous »120. De la matière découlent donc les diverses perceptions qui varient en fonction des « différentes dispositions », des états « conformes » ou « contraires à la nature », de l’« âge », de l’« être endormi ou éveillé »121.
49Rejetée comme une rechute dans le dogmatisme, l’affirmation selon laquelle « la matière est fluctuante et qu’en elle sont contenues les raisons de tous les phénomènes »122, révèle un visage du scepticisme et des thématiques qui lui sont associées, certes profondément différent de l’orthodoxie de Sextus, mais précisément pour cette raison, beaucoup plus attractif et stimulant pour la culture européenne des xvie et xviie siècles : d’autant plus que cette thèse s’accompagne souvent d’un soubassement pan-héraclitéen, clairement défini par la thèse de la mobilité universelle123. Bien enracinée dans la réflexion philosophique de Montaigne (qui de son côté y ajoute la parenté avec l’autre grande tradition matérialiste de l’antiquité, l’épicurisme124), cette lecture du scepticisme sous le signe héraclitéen du « flux » perpétuel de la matière en mouvement (leçon majeure de la partie finale de l’Apologie de Raimond Sebond)125 présente encore un double avantage dans la perspective de qui souhaite conjuguer phénomènes et corps, en les rapportant à une commune base matérielle.
50D’une part, elle permet de placer les couples apparence / réalité, phénomène / objet sur un fond réaliste déterminé précisément par le renvoi aux parties de la matière en mouvement : toujours présupposé dans les courants sceptiques, ce renvoi n’était toutefois pris en compte par le pyrrhoniens que pour être révoqué en doute ou suspendu.
51D’autre part, grâce à l’attention accordée à la causalité mécanique du mouvement, cette doctrine met en lumière un aspect du phénomène bien différent des lectures “dialectiques” ou simplement “relativistes” : un aspect en fait plus proche des thématiques de la nouvelle science galiléenne et de sa représentation géométrique de la réalité, avec sa distinction entre le niveau illusoire des qualités secondes et la réalité véritable des qualités premières.
52Les pages conclusives de l’Apologie, outre le rappel du vers d’Homère qui fait de l’océan le père des dieux « pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion », insistent sur l’incertitude inhérente aux continuelles vicissitudes d’un univers dominé par la « fluxion, muance et variation perpetuelle », « avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais demeurer stable ny permanente ». Dans cette vision du monde, Montaigne voit converger toutes les meilleures traditions de l’antiquité, d’Homère à Héraclite jusqu’aux Stoïciens, avec la seule et évidente exception de Parménide126.
53Mais Hobbes a-t-il pu rencontrer ce même substrat culturel durant son troisième long voyage sur le continent (presque trois ans passés en Italie et en France, entre 1634 et 1636) ? On a vu que, dans la reconstruction rétrospective de la Vita carmine expressa, qui reprend le lexique de la phantasia et du monde « hors de nous » (extra), la réalité de la représentation se trouve réduite au « mouvement des parties internes » du cerveau127. Ces réflexions sur les materiae motusque arcana devaient être au centre de ses conversations avec Mersenne128, qui allait d’ailleurs les publier comme Préface à la Ballistica (comprise dans les Cogitata physico-mathematica, Paris 1644), en les tirant in excerpto du manuscrit où Hobbes avait réfuté Thomas White129.
54Décliné selon le lexique des phantasmata qui peuplent l’esprit et traversent toute la vie psychique, de la simple sensatio jusqu’au discursus, le phénoménisme matérialiste de cette Préface et de la critique contemporaine de White repose sur l’équivalence rigoureusement mécanique entre l’effet représentatif de la sensation (c’est-à-dire le phantasma) et le mouvement des parties intérieures du sentant (… phantasmatibus seu motibus…130) : cet effet se traduit plus proprement dans le résultat combiné d’« action » et de « passion », dont les divers rôles sont distribués entre le sujet et l’objet131, d’une manière qui fait penser aux théories exposées dans le Théétète et à leur utilisation dans tout le courant sceptique, jusqu’à Montaigne et ses continuateurs français pendant la première moitié du siècle.
Les choses « occultes » et leurs signes : Hobbes et Gassendi
55De la même façon que l’on s’est interrogé, pour le scepticisme ancien, sur le sens du dualisme entre hypokeimena et phainomena (en relation avec l’impossibilité affirmée de sortir de la sphère sensible-imaginative des phénomènes pour atteindre l’objet dans sa réalité intrinsèque), on s’est aussi posé le problème, pour la théorie empiriste-représentative des seemings ou phantasms de Hobbes, de sa cohérence avec la trame matérialiste supposée par l’ontologie de la philosophia prima. En d’autres termes : comment est-il possible de parvenir à la définition de la substance après avoir déclaré qu’elle est inconnaissable à partir de l’expérience sensible et après avoir affirmé (du moins en va-t-il ainsi dans les Éléments) que tout savoir, en tant que power cognitive, est à la fois imaginative or conceptive, les deux termes étant synonymes et les deux réalités étant toutes deux équivalentes psychologiquement aux phantasmata ?
56Hobbes aurait pu s’aligner sur les convictions partagées par les sceptiques “constructifs” (pour utiliser l’efficace dénomination de Popkin), qui renonçaient volontiers à la connaissance des “essences” ou “substances” et des “natures intimes”, pour se limiter au niveau “horizontal” de l’organisation des phénomènes (la « superficie ou couleur des choses », ou l’« écorce » comme disait Mersenne, en l’opposant aux « différences ultimes entre individus »). Mais en fait, l’ambition scientifique hobbesienne va bien au-delà de cette limite et se fonde sur deux principes explicitement non “phénoménaux” : la détermination de la substance comme corps et la réduction des accidents ou des apparences à cette substance corporelle, comme les effets sont ramenés à leurs causes. Exclues du rang des phénomènes, les deux grandes catégories “dogmatiques” par excellence, la substance et la causalité, réapparaissent donc sur le fond de la scène primitive du scepticisme, que nous avons déjà évoquée à propos des Éléments.
57En vérité, les partisans aussi du « nouveau pyrrhonisme » continental, malgré toutes leurs précautions sceptiques, avaient nourri des ambitions comparables. En particulier, Hobbes pouvait s’attacher aux considérations, par bien des aspects semblables, que Gassendi avait développé dans une œuvre, le Syntagma philosophicum, qu’il connaissait depuis la période de sa gestation, si nous pouvons nous fier aux témoignages des contemporains et à tous les indices relatifs de leur dialogue intellectuel. Dans les chapitres de la « Logique » dédiés au problème du « critère » et du « signe », Gassendi s’était posé un problème semblable à celui de Hobbes, mais en le formulant explicitement dans la terminologie du scepticisme de Sextus et selon les catégories de celui-ci : comment en effet est-il possible d’aller au-delà des phénomènes pour affirmer que « quelque chose existe » et comment surtout peut-on découvrir des choses qui sont inconnues (adela) non seulement temporairement, mais « par nature » (comme les essences et les substances) ? Si les premières (les choses temporairement inconnues) ne constituent pas un vrai problème pour le sceptique qui s’en tient aux « phainomena, apparentia, c’est-à-dire à ce que les choses semblent être »132, les difficultés surgissent en revanche quand on va au-delà des « apparences » pour investir la réalité « occulte » (adelon) « par nature » :
la vérité dont on traite est occulte et se cache sous les apparences ; puisqu’elle ne se manifeste pas par elle-même, on se demande si elle peut toutefois se faire connaître par le moyen de quelque signe, et s’il n’y a pas en nous un critère, par lequel il nous est permis d’appréhender le signe, afin de juger à partir de lui la vérité de la chose dont il est le signe133.
58Après avoir discuté les divers types de classification des signes repérables dans les Analytiques et la Rhétorique d’Aristote, dans l’Institution de Quintilien et surtout dans les Esquisses et Contre les logiciens de Sextus Empiricus, Gassendi souligne le fait que les sceptiques mettent uniquement en cause le signe « indicatif », référé à des « choses occultes par nature », alors qu’ils laissent subsister le signe mémoriel, fondé sur les associations entre les phénomènes, dont la récurrence justifie précisément la probabilité du signe (mais non sa certitude).
59Gassendi ne partage pas l’attitude négative de Sextus à l’égard du signe indicatif ; l’auteur du Syntagma affirme en effet qu’« une chose cachée et une vérité occulte sont reconnaissables par le biais de quelque signe »134 et que justement le signe indicatif nous permet de connaître des réalités qui seraient autrement inaccessibles aux sens (les exemples gassendiens concernent l’âme et Dieu, mais il est clair que d’un point de vue scientifique son discours s’étend à la structure matérielle des substances, comme le montre du reste la démonstration de l’existence des pores et des atomes, réalités matérielles, bien que soustraites à la perception sensible directe). Tout-à-fait symétrique à la correction gassendienne du scepticisme, c’est la distance que le chanoine de Digne prend par rapport à l’empirisme intégral d’Épicure. Bien sûr, il partage l’idée que « le signe est une chose sensible »135 et reconnaît la nécessité d’un tel signe pour parvenir à connaître la rei latentis notitia (dès lors que toute notitia acquise par la mens provient des sens). L’auteur du Syntagma ne croit cependant pas que la même restriction vaille pour ce qui concerne le « critère ». Il y a en fait, pour Gassendi, un « double » type de critère : l’un par lequel on perçoit le signe, et donc le sens, l’autre par lequel « nous comprenons par le raisonnement la chose cachée, c’est-à-dire l’esprit, l’intellect ou la raison » (alterum, quo ipsam rem latentem ratiocinando intelligamus : Mens nempe, Intellectus, seu Ratio)136. Alors que les sens se révèlent « parfois trompeurs », si bien que le signe qu’ils fournissent pourrait s’avérer « incertain », la « raison » conserve en revanche un pouvoir de contrôle beaucoup plus important : « la raison qui est supérieure aux sens peut corriger la perception des sens de façon à ne recevoir d’eux que le signe correct et ainsi peut-elle enfin raisonner, ou porter un jugement sur la chose »137.
60Si, comme il est très probable, Hobbes a connu au moins les grandes lignes de la réflexion gassendienne sur le problème du “signe” et du “critère”, il a certainement évalué positivement certains aspects qui allaient dans une direction analogue à celle qu’il avait lui-même décidé de suivre en effectuant le passage de l’approche empiriste des Éléments à celui plus ratiocinatif-conjectural des Objections d’abord et ensuite du De corpore.
61Tout d’abord, il a pu apprécier l’effort pour aller au-delà des phénomènes vers les choses « occultes » (la substance en premier lieu), effort qui partait cependant de la priorité et nécessité reconnues des perceptions sensibles, contre toute théorie innéiste ou idéaliste de type platonicien ou cartésien.
62Du reste, dans la théorie hobbesienne, une place importante est réservée non seulement aux marks, mais aussi aux signs. Ces derniers coïncident de fait avec ce que Gassendi (avec Sextus) avait appelé « des signes remémoratifs » (semeia hypomnestika) : en enregistrant la conjonction de l’antécédent et du conséquent, ils décrivent la fréquence de leur association en termes de probabilité et précisément, pour cette raison, « leur certitude va du plus au moins, mais elle n’est jamais pleine et évidente » (their assurance is more or less ; but never full and evident). Dérivés de l’expérience, ils accèdent au niveau conjectural de la prudence, non à la certitude démonstrative de la science138, et sur ce point aussi Hobbes aurait été d’accord avec Gassendi.
63Bien que Hobbes ne mentionne pas le rôle des « signes indicatifs » (semeia endeiktika), il est indéniable que certaines de ses considérations concernant les déductions et les suppositions produites par le raisonnement correspondent exactement au second type de « critère » identifié par Gassendi. Du reste, on a vu que dans les Objections Hobbes avait reconnu la possibilité d’inférer l’existence des substances (« choses occultes par nature » selon la terminologie de Sextus reprise par Gassendi), mais seulement moyennant l’usage du raisonnement, donc par la ratio et non par les sens. Ainsi, Hobbes et Gassendi concordent-ils quant à la possibilité d’appréhender la trame « cachée » de la réalité derrière les apparences sensibles, tout en insistant fermement sur le caractère rationnel de ce passage (Gassendi : rem latentem ratiocinando intelligamus ; Hobbes : mente concipere, hoc est, ratiocinando colligere rem aliquam esse, vel rem aliquam existere)139.
64Bien que d’accord avec la distinction entre deux différents types de critères (l’un sensible, l’autre rationnel), toutefois Hobbes n’aurait pas pu accepter l’idée de fonder aussi la ratio sur une base empirique, comme c’était en revanche encore le cas dans le Syntagma. Au moment d’éclaircir le fonctionnement du raisonnement (l’exemple choisi est celui de la conjecture de l’existence des pores à partir du phénomène de la transpiration)140, Gassendi fait valoir le fait que la ratio se base sur des principes indubitables (Ratiocinatur, inquam, assumendo aliunde indubitata principia), mais que ceux-ci sont parfois tirés par induction des perceptions accumulées dans la mémoire (propositiones, quas ex rebus item pour sensum perceptis inductione collegerit, quasque in Memoriæ promptuario conseruet, in hunc, aut consimilem). Induction et mémoire sont donc les piliers de la ratio gassendienne, mais c’est précisément pour cela, aurait dit Hobbes, que cette faculté ne peut pas aller au-delà de la limite empirique de la prudence, pour laquelle on escompte des effets semblables à partir de cas semblables, mais dont on ne tire rien d’autre que de probabilités, et certainement pas de « science ». Pour cette raison, afin d’effectuer le difficile passage des accidents ou phénomènes aux substances, l’auteur du De corpore s’en remet bien sûr à la ratio, mais il lui donne un fondement tout à fait différent : non pas l’induction par laquelle on généralise à partir d’un patrimoine toujours incomplet et limité d’expériences, mais plutôt cet expédient logique qui est la fiction de l’anéantissement du monde. Celle-ci permet, en effet, d’introduire des définitions rationnelles d’où toutes les conséquences sont déduites par le calcul, avec cette certitude que donne seul l’artifice du langage (dont nous sommes nous-mêmes les artisans par les définitions), et non la nature associée à l’expérience.
Aller au-delà des « fantasmes » : la fonction de la causalité
65On sait que, dans l’« espace imaginaire » successif au « feint anéantissement du monde » (ficta universi sublatio), par lequel s’ouvre la « philosophie première » du De corpore, l’entité corpus (pour Hobbes synonyme de substantia) est introduite comme une entité subsistens per se, existens, c’est-à-dire – par définition – existant extra nos. Cependant, précisément parce qu’elle est comprise non par les sens mais seulement par la raison (non sensibus sed ratione tantum), la substance est nommée Suppositum et Subjectum, par le jeu de la double signification de suppositum : substance qui se tient sous les accidents, mais aussi conjecturée, supposée par le moyen d’une déduction rationnelle141. Cette conjecture rationnelle, évidemment, n’est pas le fruit d’une induction appuyée sur les résultats de l’expérience précédente, comme le pensait Gassendi. On peut en effet critiquer les interprétations trop rationalistes et néo-kantiennes (comme celles de Natorp et de Cassirer) de la supposita annihilatio et souligner le fait que, bien qu’ils soient seulement « des accidents internes au sentant » (ipsi imaginanti interne accidentia), toutefois les ideae et phantasmata, qui nous apparaissent comme « externes » et « indépendants du pouvoir de l’esprit », ne laissent pas de se présenter comme le résidu des expériences antécédentes : ils dérivent donc d’une origine a posteriori qui renvoie au fondement empiriste de toute la philosophie hobbesienne. Il demeure cependant indéniable que l’idée de présenter le raisonnement comme un « calcul de nos fantasmes » reste profondément étrangère à l’approche empiriste d’un Gassendi, d’autant plus que – ajoute Hobbes – il ne fait guère de différence, dans la perspective de cette computatio, que les phantasmata soient considérés comme accidentia animi interna plutôt que comme des species rerum externarum142, autrement dit qu’ils soient « calculés » comme des phénomènes internes à l’esprit “suspendant” (mentalement) cette apparence d’extériorité dans laquelle consiste l’existence (id est, tanquam non existentes, sed existere sive extra stare apparentes).
66La séquence des phantasmata qui peuplent l’esprit de l’homme ayant survécu à l’expérience feinte de l’anéantissement de l’univers (fantasmes de l’espace, du temps, du corps) décrit bien la réalité spectrale d’un monde où toute l’expérience passée est réduite à un souvenir, ou se trouve ravivée par la lumière factice de l’imagination. En vérité, le foyer du phénoménisme hobbesien (c’est-à-dire la théorie du fantasme comme accident du sujet percevant) contient en son sein l’un des dispositifs qui permettent le dépassement de la situation sceptique. Dès lors que les phénomènes ou « accidents » sont considérés non plus en eux-mêmes, comme des réalités internes au sujet, mais plutôt comme des « effets »143 (« effets produits dans le sujet percevant de la part des objets qui agissent sur les organes des sens »), l’application d’un principe (non pas empirique, mais rationnel) comme celui de la cause permet d’identifier dans le mouvement l’agent universel des changements : le mouvement est en fait appelé à expliquer ce complexe procès de production des phénomènes sur lequel s’arrête le chapitre xxv du De corpore, à propos de la phantasmatis generatio.
67Le principe de causalité constitue donc le rempart “dogmatique” de toute la philosophie de Hobbes : il n’est jamais mis en discussion et il représente même le présupposé sur lequel s’appuie la liaison entre la sphère “interne” des perceptions sensibles et la réalité “externe” qui en est la cause144. Les corps en mouvement sont littéralement les seules res concrètes vraiment existantes, comme le soutient la Vita et comme l’explique le De corpore, en affirmant que les corps sont des « choses », non « générées », alors que les « accidents divers sous lesquels elles apparaissent » sont « générés », mais ils ne sont pas de « choses »145 (et les phénomènes, les apparences, les qualités sensibles occupent le premier rang entre les accidents)146.
68Si nous pouvons qualifier de dogmatique l’assomption du principe de causalité matérielle, il nous faut ajouter que Hobbes se trouve en cela en bonne compagnie de la plus grande partie des sceptiques, plus ou moins “modérés”, du xviie siècle. Malgré la renaissance pyrrhonienne inaugurée par les éditions d’Estienne et de Hervet, les pénétrantes observations, contenues dans les Hypotyposes, visant à montrer l’impossibilité de la connaissance de la cause147, ne semblent pas avoir laissé beaucoup de traces dans le scepticisme moderne, au moins avant Hume. Sanches, on l’a vu, se référait toujours à l’idéal aristotélicien du scire per causas, tout en en déclarant la pratique inactuelle, compte tenu de l’infinie variété de la nature et des difficultés multiples qui empêchent une « parfaite connaissance de la chose » (rei perfecta cognitio)148. L’une des expositions les plus amples et circonstanciées de la tropologie sceptique, celle que l’on trouve dans la Vérité des sciences de Mersenne, survole de si loin les tropes anti-causaux d’Énésidème que le lecteur de ce résumé parviendrait difficilement à comprendre que le passage concerne précisément le problème de la causalité, d’autant plus qu’au lieu d’aitiologhia, et donc du discours sur la causalité au sens propre du mot, Mersenne utilise le terme tout aussi banal que trompeur de « raison ».
69C’est avec une bien plus grande acribie que Mersenne a rapporté toutes les autres argumentations que l’on pouvait retrouver, ordonnées et classées différemment, dans les écrits de Sextus : des dix tropes de l’épochè des « sceptiques les plus anciens »149, où il n’est d’ailleurs pas question du problème causal150, aux cinq tropes des « sceptiques les plus récents »151, tropes qui ont un caractère plus logico-argumentatif, et concernent la discordance, la régression à l’infini, la relation, l’hypothèse, le diallèle, pour arriver enfin aux deux modes conclusifs (que rien ne peut être compris ni par soi, ni par le moyen de quelque autre chose)152. Même dans les autres contextes où l’auteur de la Vérité affronte le problème de l’explication causale, ou bien il se limite à constater la difficulté empirique de reconstruire la complexité du mécanisme causal (potentiellement infini)153, ou bien, quand par exemple il réfléchit sur le statut de la physique dans les Questions inouyes, il formule en termes plus “faibles” l’idéal aristotélicien du scire per causas, en signalant que, au moins en physique, il s’avère impossible de satisfaire au critère de preuve selon lequel une cause n’est vérifiée que quand on peut démontrer l’impossibilité du contraire154. Bien qu’il le libère d’une charge de preuve qu’il estime excessive, Mersenne maintient donc en plein la valeur du lien causal. Plus généralement, la réfutation des tropes de Sextus, que le « philosophe chrétien » oppose au sceptique, s’appuie sur le fait que, même en présence de données perceptives très diverses et irréductibles entre elles, toutefois « nous savons discerner quelle est la cause du fait qu’une certaine qualité, une certaine couleur ou quelque autre objet soit vu selon des modes différents par des animaux différents »155. Partant, le principe de cause n’est pas mis en question, tout au contraire il devient l’un des moyens, sans doute le principal, pour surmonter la difficulté sceptique representée par la variété et la discordance des apparences.
70Le cas de Gassendi est encore plus éloquent : l’auteur du Syntagma paraît non seulement ignorer les arguments anti-causaux d’Énésidème, mais il se sert positivement de la notion de cause pour donner une réponse aux problèmes soulevés par les tropes de Sextus. C’est ce qui se produit pour les quatre premiers tropes : malgré la variété des phénomènes sur lesquels les sceptiques s’acharnent (cum tam variae Phantasiae sive apparentiae creentur), on peut inférer pourtant la « vérité » et la « certitude » des deux « causes » qui les expliquent, l’une dans l’objet (« la cause dans la chose même, ou dans l’objet » : causa in reipsa, siue obiecto eodem), l’autre dans le sujet (« la disposition différente dans les facultés qui la reçoivent » : diuersa in facultatibus excipientibus dispositio). Ce double dispositif causal permet d’expliquer l’apparente variété des phénomènes et de motiver également l’existendi necessitas qu’ont les apparences dans les facultés où elles sont créées156. Les autres modes (position, mélange, quantité, relation, rareté, fréquence) ne représentent pas non plus pour Gassendi un obstacle insurmontable, une fois qu’ils sont appréhendés dans la catégorie de la causalité : malgré la discordance des phénomènes, on trouve ainsi la « nécessité physique » par laquelle sont produites des apparences muables et on connaît les « causes par lesquelles elles apparaissent celles-ci ou celles-là »157.
Songe et veille : fantasmes sans corps et corps sans fantasmes
71Parmi tous les arguments du scepticisme ancien, celui qui semble avoir intéressé le plus longtemps Hobbes est le topos tiré de l’indiscernabilité entre les représentations du songe et celles de la veille. Dérivé aussi bien des Academica de Cicéron que des écrits de Sextus Empiricus158, l’argument joue un rôle important dans l’Apologie de Montaigne159 et occupe une place privilégiée dans les Éléments : dans ce texte, Hobbes lui reconnaît toute sa force, niant qu’il y ait un « critère ou signe par lequel on puisse établir si l’on est en train de rêver ou non » (kriterion or mark by which he [a man] can discern whether it were a dream or not)160, de sorte qu’« il n’est pas impossible non plus pour un homme d’être tellement trompé au point de penser réel le rêve qu’il vient d’avoir » (nor is it impossible for a man to be so far deceived, as when his dream is past, to think it real). Dans le Léviathan, où le problème est lié à la question encore plus brûlante de ce genre spécifique de « songes » que sont les apparitions ou visions prophétiques, Hobbes souligne le fait que la tromperie s’avère d’autant plus facile, qu’« un rêve doit nécessairement être plus clair, dans ce silence de la sensation, que nos pensées de temps de veille » (a Dream must needs be more cleare, in this silence of sense, than are our waking thoughts)161. Encore présent dans la critique du De Mundo de Thomas White, où l’on constate le « force » égale des représentations de la veille et du songe (imaginationes quae vocantur somnia, aeque fortes sunt ac ipsae sensiones)162, le problème “épistémologique” constitué par les « fantasmes de ceux qui dorment » (dormientium phantasmata)163 réapparaît dans la rédaction plus achevée du De corpore, où Hobbes présente une phénoménologie précise de l’activité onirique, identifiant « les causes de ces phainomenoi » que sont les rêves dans le complexe rapport physiologique qui s’établit entre les « fantasmes des sensations passées » (phantasmata sensionis praeteritae), les « organes internes » et le « mouvement interne du cœur », selon une relation compliquée où les passions, les désirs et les aversions sont non seulement les effets, mais aussi les causes des songes. Dans le De corpore, nous sommes ainsi confrontés à une comparaison conclusive des rôles : les fantasmes des dormeurs (dormientium phantasmata) sont certainement moins « forts » que les sensations, mais ils sont « égaux » à celles-ci « en clarté », en tant qu’ils sont plus intenses que les « imaginations »164.
72Tout en traitant l’argument dans la continuité, Hobbes en déplace cependant les accents : c’est seulement dans les Éléments et dans les Objections qui les suivent immédiatement que l’auteur insiste sur le thème de l’indiscernabilité et donc sur la deception à laquelle donne lieu le songe, alors que dans les écrits postérieurs la coloration sceptique de l’argument s’estompe au profit d’une description plus “positive” des mécanismes psychologiques rigoureusement causaux où même l’activité onirique se trouve insérée, selon un jeu d’actions et de réactions centré sur le mouvement et sur son inertie, qui fournit l’occasion de la reproduction mnémonique. On peut d’ailleurs avancer que Hobbes élit l’argument du songe comme argument sceptique privilégié parce qu’il contient, portés à leurs plus extrêmes conséquences, certains des thèmes les plus typiques de sa théorie de la connaissance : la séparation entre le phantasma et l’objet auquel il se réfère, l’approche causale du thème de la représentation, l’idée que l’« image » n’est plus une « copie », mais seulement un « effet » de la réalité. Ce sont tous ces éléments, qui se trouvent mis en avant dans le cas du songe, mais qui valent aussi bien pour toute forme de représentation mentale en général, ces dernières consistant en phantasmata, c’est-à-dire en apparitions de mouvement, lesquelles ne sont pas qualitativement différentes d’un état à l’autre, qu’elles soient sensation, imagination ou songe. En définitive, avec tout son halo d’irréalité, la célèbre hypothèse de l’anéantissement du monde (se représenter le monde par les « fantasmes » résiduels ayant survécu à sa feinte suppression) ne fait autre chose que d’étendre à l’ensemble de la connaissance les conditions qui valent normalement pour le rêve ; l’indiscernabilité entre le monde “feint”, après la rerum annihilatio, et le monde réel sert à mettre en évidence la thèse plus circonscrite, déjà contenue dans le thème de l’indiscernabilité du songe et de la veille et surtout dans la doctrine du caractère phénoménique de l’apparence sensible.
73En outre, l’utilisation particulière à laquelle se prête l’argument exprime bien le fait que, chez Hobbes, le scepticisme est “dominé”, mais non complètement “éliminé”, et qu’il constitue même un élément indispensable de son œuvre. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le scepticisme se révèle porteur de “vérités” (sur les représentations sensibles, sur leur caractère de phénomènes, sur leur inhérence au sujet, etc.), que la théorie doit prendre en compte et qui ne peuvent pas être “éliminées” en tant que telles par une simple réfutation de l’acatalepsie ou par un simple dépassement de l’épochè. Bien plutôt, les arguments sceptiques sont “dominés” par une théorie plus “puissante” qui les englobe comme des cas “particuliers”, “vrais” comme tels, mais toutefois “partiels”, et qui doivent être intégrés dans une philosophie capable de les expliquer sans les annuler165. D’où la persistance d’éléments sceptiques (les tromperies des sens, le problème du critère, la théorie du phénomène, le dualisme entre dedans et dehors, entre apparence et réalité, le rapport songe/veille, etc.) dans l’œuvre de Hobbes, qui les exploite dans une perspective constructive : le philosophe anglais les “comprend” dans un horizon qui va bien au-delà du scepticisme.
74On l’a déjà dit, dans toute cette affaire, le principe de causalité joue un rôle central : il permet de résoudre les apories liées aux tropes pyrrhoniens, il rétablit une liaison entre le monde des phénomènes ou phantasmata et celui des corps ou substances, il explique l’extrême similitude des songes et résout ainsi leur énigme. Même dans ce songe généralisé qu’est la ficta universi sublatio, le rapport de causalité permet de retrouver le fil qui conduit des « fantasmes » (ou accidents sous lesquels « apparaissent » les corps) aux « corps » eux-mêmes. Dans le De corpore, l’existence de causes ou substances matérielles en mouvement est supposée à partir des effets : puisqu’il y a des effets, les phantasmata, et que ceux-ci varient, il doit y avoir des causes qui les produisent par le mouvement, celui-ci étant la seule cause universelle du devenir. Bien que déjà présente dans l’esquisse de jeunesse du De principiis et dans les Éléments, cette liaison réapparaît dans la critique du De Mundo dotée d’une formulation spécifique qui mérite une attention particulière. Dans sa polémique avec White, en effet, Hobbes ne se limite pas à inférer l’existence du corps à partir du fantasme ; dans un élan d’audace, il renverse la perspective et la complète par le recours à une autre vue beaucoup plus “dogmatique” : comme l’imagination naît de l’action de quelque agent que nous supposons exister hors de l’esprit du sujet imaginant, de même, vice-versa, « il s’ensuit que les corps existeront, même s’il n’y avait aucune imagination »166. Aux fantasmes sans corps de la rerum annihilatio correspondent symétriquement les corps sans imaginations. Significativement, tout en reprenant de nombreux éléments de cette section du De motu (par exemple les considérations sur l’espace « imaginaire »), le De corpore maintiendra intact le premier passage (celui qui va de l’imagination à l’existence), tout en délaissant le second et inverse, avec sa proposition hyperréaliste de corps sans représentations. D’autant plus évidente que le De motu fournit une mine de matériaux à l’œuvre majeure, cette correction intervenue dans le De corpore témoigne du fait que, dans sa phase de plus grande maturité, Hobbes n’osa pas s’éloigner trop de la voie des phénomènes, et qu’il ne lui sembla plus convenable de s’arrêter à des positions trop directement “dogmatiques”, comme celle soutenue dans la polémique contre White. Autant il put paraître oscillant dans sa dénomination de la sphère sensible-imaginative des représentations mentales (passant de seemings ou apparitions des Éléments à fancy ou apparence du Léviathan, pour arriver à phantasma ou phaenomenon du De corpore), autant il fut constant en la désignant comme l’unique et incontournable point de départ pour la découverte de la réalité167.
Accidents, phénomènes et conjectures rationnelles : la solution du de corpore
75Si l’on regarde de près le texte des Objectiones tertiae, on ne peut qu’être frappé par la présence simultanée de deux attitudes divergentes qui, dès l’époque des Éléments, marquent toutes les réflexions de Hobbes. D’un côté, le philosophe de Malmesbury porte à ses extrêmes conséquences, avec une remarquable résolution, une approche matérialiste qui non seulement nie toute représentation qui échapperait aux sens, mais conçoit encore comme corporelle jusqu’à la réalité de l’esprit (sic mens nihil aliud erit praterquam motus in partibus quibusdam corporis organici)168 ; d’un autre côté, dans la polémique contre Descartes, la propension “sceptique” ou plus précisément phénoméniste le pousse à un comble qui sera difficilement égalé dans le reste de son œuvre. Ainsi, alors qu’il n’est pas surprenant, à la lumière de son radical empirisme, de le voir exclure la possibilité d’atteindre une « idée » de Dieu ou de l’âme, il apparaît en revanche beaucoup plus singulier que la même qualification d’incompréhensibilité retombe aussi sur la « substance » en tant que telle, dont il est dit qu’elle peut être seulement inférée par conjecture rationnelle, échappant de ce fait au réquisit de concevabilité (sola ratiocinatione evincitur, nec tamen concipitur, aut ideam ullam nobis exhibet)169.
76La clé de cette coexistence problématique entre des approches divergentes (empirisme radical ou réalisme matérialiste, recours à la conjecture rationnelle et impossibilité de connaître la substance) doit être cherchée dans la formulation plus mature du De corpore, précisément dans le lien qui rattache le chapitre xxv, et sa théorie de la génération du phantasma ou « phénomène », au chapitre viii, qui contient la doctrine du corps (la substance par antonomase, en fait la seule et unique substance) et de l’accident. Le premier des deux chapitres en question envisage les conséquences qui dérivent de la déréalisation phénoméniste des qualités sensorielles, en reprenant tout le lexique de l’« apparaître » (souvent décliné à la grecque : φαίνεσθαι ; d’où la présence massive du terme « phénomène »)170 et en considérant comme des phantasmata non seulement les souvenirs, les imaginations, les illusions du rêve (ici plus proprement désignées comme « fantasies »), mais aussi les perceptions elles-mêmes conçues en présence de l’objet extérieur. Dans ce contexte, les qualités perçues (que nous appellerions les qualia) sont attribuées, non aux « accidents de l’objet », mais bien plus proprement aux « fantasmes du sentant »171. Le huitième chapitre, en revanche, formule une théorie de l’accident qui finit par en faire l’équivalent du « phénomène » ou de l’apparence, l’accident étant identique au « mode de concevoir le corps » (Accidens esse concipiendi corporis modum)172. L’hypothèse de l’anéantissement par laquelle s’ouvre la Philosophia prima reproduit d’ailleurs la scène primitive du scepticisme classique, avec sa fracture entre « intérieur » et « extérieur » : l’esprit a affaire « uniquement [à des] idées et fantasmes », ses « accidents internes » (ideae tantum et phantasmata […] ipsi imaginanti interne accidentia), et cependant ceux-ci lui « apparaîtront comme externes et en rien dépendant d’un pouvoir de l’esprit » (nihilominus tamquam externa et a virtute animi minime dependentia apparitura esse)173. Si on lit les thèses des Troisièmes objections dans la perspective de la doctrine plus aboutie du De corpore, il n’est pas arbitraire de dire que, pour Hobbes, établir l’impossibilité de connaître (au niveau sensible) la substance équivaut à affirmer que de celle-ci ne se connaissent (par les sens) que les seuls accidents, c’est-à-dire les « modes de concevoir », qui à leur tour ne sont que de phénomènes ou phantasmata.
77Le noyau de ce que nous pourrions appeler le phénoménisme hobbesien (la théorie du fantasme comme accident du sujet percevant) représente en même temps la vraie clé de voûte permettant de dépasser la situation sceptique. C’est ce qui était déjà suggéré dans l’échange polémique avec Descartes : l’appréhension des « phénomènes » (ou des « accidents ») comme « effets »174 ouvre la voie à la recherche des causes et à l’identification de la cause universelle qui est le mouvement matériel, sommé d’expliquer le complexe processus de « génération » des phénomènes ou des fantasmes sur lequel s’arrête le chapitre xxv du De corpore175.
78Il aurait été facile pour un néo-pyrrhonien lecteur de Sextus et de Montaigne, de voir dans le monde fait de « corps qui sont des choses, mais non générées » et d’« accidents », qui sont à la lettre « les apparences premières », « générés mais non choses »176, un effet du retour à la skepsis du Protagoras matérialiste des Hypotyposes ou au phénoménisme physique du Théétète. En réalité, par rapport aux sources anciennes, Hobbes opère un déplacement significatif : les couples dichotomiques apparence/réalité, phénomène/objet, interne/externe n’ont plus l’arrière-plan originaire de la polémique essentiellement anti-stoïcienne typique des textes de Sextus, mais se réfèrent à un contexte de type vaguement aristotélicien, où l’opposition centrale s’avère être celle de la substance (ou essence) et des accidents. Une fois les accidents identifiés avec ce qui de la substance apparaît ou se manifeste (φαίνεται) ou est conçu (termes synonymes pour lui), Hobbes aurait pu se contenter de privilégier ce niveau des « vérités apparentes » ou des phénomènes qui, à partir de l’exégèse de Montaigne, avait connu de grands développements, en un sens proprement scientifique, avec les lectures de Gassendi (celui-ci avait opposé la veritas sensus ou la veritas apparentialis aux naturae seu veritates internae rerum, déclarées inaccessibles177), ou avec la réfutation de la tropologie par Mersenne, réfutation centrée de manière programmatique sur la distinction entre l’étude des « apparences », d’une part, et de l’autre, la quête, déclarée impossible, de la « nature » ou de la « substance »178 : avec pour conséquence, dans les deux cas, de déclarer inconnaissable et inaccessible le niveau de la substance, en tant qu’il appartient à la sphère des ἄδηλα par nature.
79L’affirmation hobbesienne de la possibilité de connaître la substance, certes par la seule raison (thèse déjà avancée dans les Objections, mais énoncée plus explicitement dans le De corpore), rompt avec le « scepticisme constructif » de ses amis français et ouvre une perspective qui va bien au-delà des prudentes distinctions attendues ; voire, elle pourrait même être taxée de rechute dans le dogmatisme (ce genre de dogmatisme d’inspiration matérialiste que Sextus avait justement reproché aux protagoréens). Sauf que la remontée vers la substance (à laquelle significativement le philosophe de Malmesbury substitue la notion de « corps ») est assujettie, dans le De corpore, à des limitations si nombreuses et si importantes qu’elles en circonscrivent la portée et la signification. Nous avons déjà souligné le fait que, dans l’« espace imaginaire » qui subsiste après le « feint anéantissement du monde », l’entité corpus est introduite comme entité subsistens per se, existens, c’est-à-dire existant extra nos ; mais précisément parce qu’elle est comprise « non par les sens, mais uniquement par la raison » la substance peut aussi être nommée Suppositum et Subjectum, dans le sens qu’elle est « supposée » ou conjecturée179. Encore plus décisives ce sont les considérations que Hobbes réserve à l’autre dimension structurelle qui, dans le schéma dichotomique sceptique, est définie comme le niveau « occulte par nature » : l’essence, ou « nature intime » (qui est l’adelon par excellence).
80Absente apparemment des grandes partitions de la philosophie première hobbesienne, l’« essence » réapparaît seulement dans la case réservée à l’« accident », en étant définie comme « l’accident par lequel nous imposons à un corps un nom déterminé, ou l’accident qui désigne son sujet »180. On ne doit pas sous-évaluer le déplacement décisif de la question de l’essence du plan de la réalité à celui du langage ou de la nomination, bien qu’il faille ensuite la réintégrer comme référent de ce qui se manifeste. Et puisque l’accident est « un mode du corps, selon lequel celui-ci est conçu » (modum corporis, juxta quem concipitur)181, il s’ensuit que l’essence désigne seulement une sélection de phénomènes ou modes de manifestation du corps : seuls ces concepts ou ces apparences, sous lesquels « le corps ne peut absolument pas être conçu » – c’est-à-dire « l’étendue » et la « figure »182 – échappent au continuel naître et périr des phénomènes ou des accidents.
81S’il en est bien ainsi, le tableau ontologique brossé dans les pages du De corpore hobbesien s’avère drastiquement simplifié : non seulement par rapport aux conceptions aristotéliciennes183, c’est une évidence, mais aussi par rapport à la scène originaire du scepticisme ancien et moderne. À la dichotomie originaire des apparences et des corps (sur laquelle s’ancraient les textes fondamentaux de la tradition pyrrhonienne)184 se superpose en fait désormais une distinction plus subtile, celle-ci complètement interne au groupe des accidents (donc des fantasmes ou des phénomènes) : certains sont tels que, sans eux, l’objet ne peut même pas être pensé et ils servent de fond durable aux autres accidents qui peuvent en revanche « naître et périr », étant tous éphémères et caduques. À ce premier niveau “solide” de la réalité, qui est cependant tout-à-fait interne à la sphère des accidents, c’est-à-dire des « modes de concevoir », Hobbes rattache la déduction rationnelle et en premier lieu l’inférence qui s’appuie sur un principe cardinal, qui n’est plus celui de la substance, mais bien plutôt celui de la cause. À la permanence du phénomène considéré comme effet correspond donc la causalité permanente d’une matière “externe” à la sphère des représentations ; à la variation des fantasmes considérés comme « générés » correspond l’action extérieure du mouvement, une fois « démontré – comme Hobbes le déclare en faisant allusion à une évidence axiomatique – qu’un mouvement ne peut être généré que par un corps mu et contigu »185. En ce sens l’extériorité de la substance et la causalité du mouvement sont vraiment « supposées », c’est-à-dire inférées par la raison et non constatées par l’expérience, comme il advient au contraire dans le cas des phénomènes, ou des apparences, au niveau desquels se situent les accidents186.
82De protagoniste de la scène primitive du scepticisme, qui présupposait la distinction aporétique entre réalité et apparence, le monde des corps s’est transformé en un arrière-fond rationnel, en effet, mais hypothétique, c’est-à-dire supposé187, d’une dichotomie qui se déploie désormais toute sur le plan des « fantasmes » ou des « accidents », réintégrant en son sein jusqu’au niveau privilégié des essences188. Hobbes avait compris la grande leçon de Montaigne et, plus loin dans le temps, de Sextus sur la « génération » des phénomènes, considérés comme entités matérielles de la même façon que la réalité dont ils sont le produit, mais prenant appui sur le principe de causalité, le philosophe anglais dispose désormais d’un instrument qui lui permet de sortir de l’embarrassante situation (décrite par les sceptiques) de ceux qui cherchent à atteindre la cible en lançant leurs flèches dans l’obscurité189.
Notes de bas de page
1 De cive : The Latin Version… A critical Edition by Howard Warrender, Oxford, Clarendon Press, 1983 [indiqué comme dorénavant De cive], p. 86 : « Quantâ autem voluptate à nobis afficieris, quando videris nobilem illam Philosophiam, non minus quàm Euclidis Elementa demonstrari ? Quàm libenter illi tuæ Epochæ, & Scopticis [sic dans l’éd.] næniis renuntiaturus es, cùm dogmaticam firmissimis innixam fulcris fateri cogeris ».
2 Cf. Richard Tuck, « Hobbes and Descartes », dans G. A. J. Rogers et Alan Ryan (éds.), Perspectives on Thomas Hobbes, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 11-41 ; « Optics and Sceptics : the Philosophical Foundations of Hobbes’s Political Thought », dans Edmund Leites (éd.), Conscience and Casuistry in Early Modern Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 235-263. Dans un autre article, Tuck a présenté le profil d’un Hobbes « post-sceptical », surtout sur le terrain de la morale et du droit : « Grotius, Carneades and Hobbes », Grotiana, new series, 4, 1983, p. 43-62.
3 Cf. Tom Sorell, « Hobbes without doubt », History of Philosophy Quarterly 10, 1993, p. 121- 135. Sorell considère notamment que les arguments donnés dans Elements I, II, bien loin de représenter la réponse hobbesienne au doute hyperbolique de Descartes (comme le croit Tuck), en sont plutôt la méconnaissance, à tel point qu’ils violeraient les règles fondamentales du scepticisme (p. 127). Voir aussi, du même auteur et dans le même sens : « Hobbes’s Objections and Hobbes’s System », dans Roger Ariew et Marjorie Grene (éds.), Descartes and his Contemporaries. Meditations, Objections and Replies, Chicago & London, University of Chicago Press, 1995, p. 83-96. Comme nous chercherons de le montrer dans ce chapitre, la formulation cartésienne du doute n’était ni la seule ni la plus suggestive à l’époque de Hobbes : il y avait aussi une formulation classique, précartésienne (non hyperbolique, voire mélangée avec des formes de dogmatisme), qui depuis les œuvres de Sextus et le Thaetetus de Platon, en arrivait avec Montaigne et Charron jusqu’au début du xviie siècle. Sur les différences entre la perspective anti-sceptique de Descartes et celle de Hobbes, voir aussi, de T. Sorell : « Descartes, Hobbes and the Body of Natural Science », Monist, 71, 1988, p. 515-525.
4 Sur les aspects politiques et religieux du scepticisme, voir les considérations importantes contenues en deux articles de Richard H. Popkin, repris dans The Third Force in Seventeenth-Century Thought, Leiden-New York-København-Köln, Brill, 1992 (« Hobbes and Scepticism I », p. 9-26 ; « Hobbes and Scepticism II », p. 27-49). Pour l’arrière-plan général, cf. History of Scepticism…, op. cit., spéc. chap. xii : « Political and Practical Answers to Scepticism : Thomas Hobbes », p. 189- 207). La plupart des études envisage le rapport de Hobbes au scepticisme du point de vue de la morale et de la politique. Voir, dans cette perspective : Anna Maria Battista, Alle origini del pensiero politico libertino. Montaigne e Charron, Milano, Giuffré, 19792 ; Marshall Missner, « Skepticism and Hobbes’political philosophy », Journal of the History of Ideas, 44, 1983, p. 407-27 ; Victoria Kahn, Rhetoric, Prudence and Skepticism in the Renaissance, Ithaca and London, Cornell University Press, 1985, chap. vi, p. 152-181 ; très générale, l’étude de Richard E. Flathman, Thomas Hobbes : Skepticism, Individuality and Chastened Politics, Newbury Park, Sage Publications, 1993, spéc. p. 2-3, 21- 22, 52 ; Andrew Lister, « Scepticism and Pluralism in Thomas Hobbes’s Political Thought », History of Political Thought, 19, 1998, p. 35-60 ; Petr Lom, The Limits of Doubt. The Moral and Political Implications of Skepticism, Albany, SUNY Press, 2002, chap. iii (« Hobbes and the Peace of Dogmatic Skepticim »), p. 47-58 (très discutable, même dans les limites de la pensée politique). Pour une discussion plus générale voir aussi Ezequiel de Olaso, « Thomas Hobbes y la recta razón », Manuscrito, 4, 1980-1981, p. 29-35.
5 The Elements of Law Natural and Politic [sigle : El.], edited with a Preface and Critical Notes by Ferdinand Tönnies. Second Edition with a New Introduction by M. M. Goldsmith, London 1969 (première éd. 1889), I, II, 2, p. 3 : « Originally all conceptions proceed from the actions of the thing itself, whereof it is the conception. Now when the action is present, the conception it produceth is called SENSE, and the thing by whose action the same is produced is called the OBJECT of sense ». Nous donnons ici les références des éditions des autres œuvres de Hobbes que nous allons citer : De motu, loco et tempore, dans : Critique du "De mundo" de Thomas White, édition critique d’un texte inédit par Jean Jacquot et Harold Whitmore Jones, Paris, Vrin, 1973 [abréviation : De motu] ; Tractatus Opticus (Harley Ms. 6796, ff. 193-266), première édition intégrale par Franco Alessio, Rivista critica di storia della filosofia, 18, 1963, p. 147-228 [indiqué dorénavant comme Tractatus Opticus II] ; De Corpore. Elementorum Philosophiae Sectio Prima, édition critique, notes, appendices et index par Karl Schuhmann, Paris, Vrin, 1999. Leviathan, edited with an Introduction by C. B. Macpherson, Penguin Books, Harmondsworth 1985 [indiqué comme Lev. – la double pagination renvoie à l’éd. de 1651 et à l’éd. moderne indiquée]. Nous avons aussi tenu compte de la récente éd. : Leviathan with selected variants from the Latin edition of 1668. Edited with Introduction and Notes by Edwin Curley, Indianapolis-Cambridge, Hackett, 1994 et de la trad. fr. annotée : Léviathan traduit de l’anglais, annoté et comparé avec le texte latin par François Tricaud, Paris, Sirey, 1971. Pour les autres œuvres, nous renvoyons aux deux collections classiques : Thomæ Hobbes Malmesburiensis Opera Philosophica quae latine scripsit omnia in unum corpus nunc primum collecta studio et labore Gulielmi Molesworth, 5 volumes, London 1839 – second reprint Aalen, Scientia, 1966 [édition indiquée comme : OL, suivi du nombre romain pour désigner le volume] ; The English Works of Thomas Hobbes of Malmesbury ; now first collected and edited by Sir William Molesworth, 11 volumes, London, 1839 – second reprint Aalen, Scientia, 1966 [édition indiquée comme : EW, suivi du nombre romain pour le tome].
6 Voir El. I, I-V, p. 1-17. Pour une représentation de la psychologie hobbesienne envisagée dans son rapport à une approche empiriste et mécaniste, comme celle de Gassendi, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude : « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo », dans Hobbes oggi, Atti del Convegno promosso da A. Pacchi, Milano, Franco Angeli Editore, 1990, p. 351-445.
7 El. I, I, 8, p. 2.
8 El. I, I, 7, p. 2.
9 El. I, I, 8, p. 2 : « This imagery and representations of the qualities of things without us is that we call our cognition, imagination, ideas, notice, conception, or knowledge of them ».
10 El. I, II, 3, p. 3. Tout de suite après Hobbes commente les exemples de la vue et de l’ouïe : « And so the rest of the senses also are conceptions of several qualities, or natures of their objects ».
11 El. I, II, 4, p. 3. Ce qui serait pire qu’un paradoxe (« worse than any paradox »), voire « a plain impossibility », serait d’imaginer, comme dans les doctrines scolastiques et comme partiellement aussi dans le Short Tract, l’existence de « species visible and intelligible », qui vont et viennent à partir de l’objet (cf. ibid., p. 3-4).
12 El. I, II, 4, p. 3 : « That the subject wherein colour and image are inherent, is not the object or thing seen ». « That that is nothing without us really which we call an image or colour ».
13 Ibid., p. 4.
14 Cette thèse est continuellement répétée Cf. par ex. El. I, II, 9, p. 7 : « That as in conception by vision, so also in the conceptions that arise from other senses, the subject of their inherence is not the object, but the sentient ». À comparer avec la conclusion de El. I, II, 4, p. 4. Il est évident que le thème de la déception sensorielle joua un rôle remarquable pour la formation de l’attitude sceptique, parmi les anciens et à l’époque moderne. Sur les rapports de Hobbes avec les milieux français plus sensibles à la diffusion des thèmes sceptiques, voir : Popkin, History…, op. cit., p. 96-97, 113, 118-119, 221- 223 ; Quentin Skinner, « Hobbes and His Disciples in France and England », Comparative Studies in Society and History, 8, 1966, p. 153-167 (rédaction revue et mise à jour, publiée dans Visions of Politics, t. III, Cambridge, Cambridge University Press 2002, p. 308-323). Dans les deux articles que nous avons cités (reproduits dans The Third Force) Popkin a mis en évidence le résultat “politique” du scepticisme, car l’impossibilité d’établir un “critère” certain pour distinguer le politique du religieux aurait induit le philosophe à remettre au pouvoir civil la définition de la vérité autorisée politiquement (« a special kind of scepticism, a political scepticism, in which there are no intellectual standards of truth and falsity, only political ones », op. cit., p. 45). Par rapport à ce « radical kind of scepticism » (p. 48), les remarques critiques sur les phénomènes religieux et sur les problèmes d’exégèse biblique, par lesquelles Hobbes a obtenu la renommée de dangereux sceptique, ne semblent à Popkin que timides et limitées, « slightly innovative », et assez compatibles, selon lui, avec les versions officielles du Christianisme (voir ibid., p. 43). Les passages auxquels Popkin se réfère dans ces articles proviennent pour l’essentiel du De Cive, XVII, xii et du Leviathan, chap. v. Des considérations différentes sur la valeur du scepticisme en général, du point de vue de l’histoire de la pensée politique, ont été développées par Catherine Larrère, « Scepticisme et politique », Revue de Synthèse, 119, 1998, p. 271-291.
15 En ce qui concerne l’usage technique de cette expression « phénoménisme » dans le français philosophique, il semble qu’il a été consacré par Jean-Bernard Mérian, dans son mémoire présenté le 10 Octobre 1793 à l’Académie royale des sciences et des belles lettres de Berlin, et qui a comme titre : « Sur le Phénoménisme de David Hume ». Dans cet essai, Mérian s’occupe de Locke, Berkeley, Hume, mais il ne mentionne pas Hobbes. Voir le texte du mémoire et le commentaire historique dans l’article de John Christian Laursen et Richard H. Popkin, « Hume in the Prussian Academy : Jean Bernard Mérian’s “On the Phenomenalism of David Hume” », Hume Studies, 23, 1997, p. 153-191.
16 G. Galilei, Opere, Edizione nazionale, a cura di Antonio Favaro, Firenze, G. Barbera, 1896, t. VI, p. 347-48.
17 El. I, II, 7, p. 5 : la référence porte sur la lumière, mais on trouve d’autres occurrences de l’expression dans les textes de Hobbes. Voir par ex. Lev. I, I, p. 3/84, où le philosophe présente les pensées (Thoughts) comme « a Representation or Apparence, of some quality, or other Accident of a body without us ». Sur la spécificité du Lev., où se recoupent la psychologie empiriste des El. et la logique arbitrariste du De corpore, cf. Arrigo Pacchi, Convenzione e ipotesi nella filosofia naturale di Thomas Hobbes, Firenze, La Nuova Italia, 1965, p. 188-193. On sait que dans le De corpore l’objet « créé » ou « replacé » dans l’espace après la ficta universi sublatio (De corpore, II, vii, 1, p. 75) est appelé « propter extensionem quidem Corpus, propter independentiam autem a nostra cogitatione subsistens per se, et propterea quod extra nos subsistit, existens » (II, VIII, 1, p. 82).
18 El. I, II, 10, p. 7. Selon R. Tuck (« Hobbes and Descartes », op. cit., p. 28-29) il s’agit là d’un passage fondamental qui marque « l’invention de la philosophie moderne » : la « grande nouveauté » de Descartes, Gassendi et Hobbes (avec une certaine priorité chronologique décernée au dernier) consisterait dans la « basic idea that we have immediate and veridical knowledge of our sense-impressions, and only our sense-impressions – there can be no comparable knowledge of the external world » (ibid., p. 30). Dans la suite de ce chapitre, nous montrerons que cette « invention » a été en fait précédée par de nouvelles élaborations des problématiques sceptiques tant anciennes que modernes (par Montaigne notamment).
19 El. I, II, 7, p. 5 : « That image and colour is but an apparition unto us of that motion, agitation, or alteration, which the object worketh in the brain, or spirits, or some internal substance in the head ». Cf. un passage presque identique ibid. I, II, 5, p. 4 : « That the said image or colour is but an apparition unto us of that motion, agitation, or alteration, which the object worketh in the brain or spirits, or some internal substance of the head ».
20 El. I, II, 9, p. 7.
21 El. I, II, 10, p. 7. Pour une analyse du phénomène ou fantasme ou représentation comme le résultat d’une « hétérogénéité radicale entre la sensibilité et la chose », voir : Yves Charles Zarka, La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 19992, p. 33. Pacchi, op. cit., p. 233, trouve dans la théorie hobbesienne de la perception « la reconnaissance de la validité des arguments sceptiques à l’égard de l’impossibilité pour l’esprit humain de saisir la réalité dernière des choses, au-delà de la sphère sensible-imaginative au dedans de laquelle il opère ». Dans le sillage des recherches de Pacchi, Agostino Lupoli (« Hobbes e Sanchez », Rivista di storia della filosofia, 59, 2004, p. 263-301) a développé une comparaison rapprochée avec le médecin d’origine portugaise, et mis en évidence une forte analogie, née des présupposés empiristes et nominalistes communs aux deux auteurs. Malgré les nombreux points de contact, nous n’avons cependant aucune déclaration explicite de Hobbes permettant d’affirmer qu’il a vraiment lu l’opuscule de Sanches ; ainsi subsiste-il le doute que les rapprochements s’expliquent par la dépendance de sources communes et surtout par le climat intellectuel néo-sceptique de la première moitié du xviie siècle plutôt que par une influence directe.
22 Ce qui a été mis en doute par N. Malcom, Aspects of Thomas. Hobbes, Oxford, Clarendon, 2002, chap. iv, qui l’attribue à un ami de Hobbes, R. Payne. Le Short Tract est publié en appendice à l’édition Tönnies des Elements, p. 193-210. Sur la théorie matérialiste des species cf. la section 2, p. 197-204. Cf. aussi T. Hobbes, Court traité des premiers principes, éd. par Jean Bernhardt, Paris, P.U.F., 1988. Pour la thèse de l’authenticité hobbesienne, voir Karl Schuhmann, « Le Short Tract, première œuvre philosophique de Hobbes », Hobbes Studies, 8, 1995, p. 3-36 (Id., Selected Papers on Renaissance Philosophy and on Thomas Hobbes, éd. par Piet Steenbakkers et Cees Leijenhorst, Dordrecht-Boston-London, Kluwer, 2004, p. 227-259).
23 Short Tract, voir la sect. 3, conclusion 2 : « Of Substances nothing is present to touch them but the Species of obiects, or the brayne qualified by these Species with active power to produce the similitude of those obiects whence they issue, or the soul ».
24 Ibid., sect. 3, conclusion 3, p. 206 sur « Light, Colour, Heat, and other proper obiects of sense » : « when they are perceiv’d by sense, are nothing but the severall Actions of Externall things upon the Animal Spirits ». Le Phantasma est défini ainsi : « an Action of the brayne on the Animal spirits by the power it receiveth from externall sensible things » (concl. 4, p. 206). Également résolue la définition de la sensation : « The Act of Sense is Motion of the Animal Spirits, by the species of the externall obiect, suppos’d to be present » (concl. 5, p. 207).
25 Voir El. I, III, 5, p. 10 : ici le mot phantasma désigne l’image vive qui rivalise par efficace avec le sens (« another kind of imagination, which for clearness contendeth with sense »), comme il arrive dans le rêve (« dream »), ou dès que l’action du sens a été « long or vehement » (comme l’image qui demeure devant les yeux après observation du soleil), ou encore dans les images illusoires qui apparaissent dans l’obscurité : « whereof I think every man hath experience, but they most of all, that are timorous or superstitious ». Sur l’usage de la notion de phantasma chez Hobbes voir Y. C. Zarka, « Le vocabulaire de l’apparaître : le champ sémantique de la notion de phantasma », dans Y. C. Zarka (éd.), Hobbes et son vocabulaire, Paris, Vrin, 1992, p. 13-29 (sur la présence du mot dans El. voir ibid., p. 20 ; Zarka tend cependant à exclure toute pertinence des sources sceptiques, pour privilégier en revanche l’apport aristotélicien : voir p. 23-24). Pour compléter les résultats du relevé effectué par Zarka, on remarquera que déjà dans le ms. De principiis (National Library of Wales, Ms. 5297), qui contient une première rédaction du De corpore, probablement postérieure au voyage dans le continent de 1634-1636 (selon M. Manlio Rossi, qui a publié le ms. : cf. Alle fonti del deismo e del materialismo moderno, Firenze, Sansoni, 1942, p. 103-194), on trouve l’opposition entre le phantasm, qui survit à l’anéantissement feint du monde, et « thing… that… existed or was without the mind » (nous citons d’après l’édition du texte en appendice du De motu, p. 450, où l’on trouve cette autre phrase, à propos de « magnitudes, motions, sounds, colours etc. », tels qu’ils sont envisagés après l’anéantissement du monde que le philosophe imagine : « though in truth they would be only ideas and phantasms internally happening and falling to the imaginant himself, nevertheless they would appear as if they were external and not depending upon the power or virtue of the mind », ibid., p. 449). Signalons finalement le fait, assez singulier, que le Hobbes Dictionary de Aloysius P. Martinich, Cambridge (Mass.)-Oxford, Blackwell, 1995, ne contient ni l’entrée Phantasm (quelques allusions s.v. Dream, p. 100 et Sensation, p. 271-272), ni celle de Phaenomenon.
26 Tractatus opticus II (Ms. Harley 6796), p. 147 : « Rerum naturalium tractatio a caeterarum scientiarum tractatione plurimum differt […]. Sed in explicatione Causarum naturalium, aliud genus principiorum necessario adhibendum est, quod vocatur Hypothesis sive suppositio. Cum enim quaestio instituta sit, de alicuius eventus sensibus manifesti (quod Phaenomenon appellari solet) causa efficiente, quae consistit plerumque in designatione seu descriptione alicuius motus, quem tale Phaenomenon necessario consequatur ; cumque dissimilibus motibus produci Phaenomena similia non sit impossibile ; potest fieri ut ex motu supposito, effectus recte demonstretur, ut tamen ipsa suppositio non sit vera ». Dans le Tractatus opticus (qui constitue le t. VII des Opticorum libri septem de l’Universæ Geometriæ Synopsis de Mersenne, publié en 1644) Hobbes utilise plutôt le lexique du phantasma. Cf. par ex. : « Est ergo lumen lucidi phantasma, sive imago concepta in cerebro ». « Lumen est phantasma a lucido. Idem sentiendum de coloribus, qui sunt lumen perturbatum » (OLV, p. 221). Sur l’optique hobbesienne, voir au moins : Elaine Stroud, Thomas Hobbes’A Minute or First Draught of the Optiques. A Critical Edition, Ph. D. dissertation, Madison, University of Winsconsin, 1983 ; Jan Prins, « Hobbes on Light and Vision », dans Tom Sorell (éd.), The Cambridge Companion to Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 129-156 ; Franco Giudice, Luce e visione. Thomas Hobbes e la scienza dell’ottica, Firenze, Olschki, 1999.
27 Sur les rapports avec Gassendi, voir : G. Paganini, « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo », cit. ; « Hobbes, Gassendi et le De cive », dans M. Benitez, A. McKenna, G. Paganini, J, Salem (éds.), Materia actuosa. Antiquité, Age classique, Lumières, Paris, Champion, 2000, p. 183- 206 ; « Hobbes, Gassendi and the Tradition of Political Epicureanism », dans G. Paganini et E. Tortarolo (éds.), Der Garten und die Moderne. Epikureische Moral und Politik vom Humanismus bis zur Aufklärung, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 2004, p. 113-137 ; « Hobbes, Gassendi und die Hypothese der Weltvernichtung », dans Martin Mulsow et Marcelo Stamm (éds.), Konstellationsforschung, Frankfurt, Suhrkamp, 2005, p. 258-339 ; « Le néant et l’espace. Les parcours croisés de Gassendi et Hobbes » dans S. Taussig, Gassendi et la modernité, Turnhout, Brepols, 2008, p. 177-214.
28 Cf. A. Pacchi, op. cit., p. 182. Sur les rapports avec Mersenne et Gassendi cf. ibid., p. 10-13 ; sur les thèmes de la docta ignorantia et du verum factum p. 179-81 ; sur le caractère hypothétique des fondements comme « tentative de dépasser l’impasse néo-pyrrhonienne », tout en en reconnaissant la validité, p. 232-233.
29 François de La Mothe Le Vayer, De la philosophie sceptique (Dialogues faits à l’imitation des anciens, éd. citée, p. 28-29).
30 Sextus Empiricus, Pyrrhoniae Hypotyposes (= PH) I, 36-163.
31 PHI, 38.
32 PHI, 39.
33 Le Vayer, op. cit., p. 29.
34 P H I, 135-140. L’étude la plus complète des tropes du scepticisme ancien demeure celle de Julia Annas et Jonathan Barnes, The Modes of Scepticism. Ancient Texts and Modern Interpretations, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, qui doit être au moins accompagné de l’article de Gisela Striker, « The Ten Tropes of Aenesidemus », dans M. Burnyeat (éd), The Skeptical Tradition, op. cit., p. 95-116 (l’article a été repris dans le volume de la même Striker, Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 116-134), et du chapitre sur les tropes de R. J. Hankinson, The Sceptics, Londres et New York, Routledge, 1995, p. 155-181. Très correctement, Annas et Barnes (op. cit., p. 96-98, 144) ont souligné le fait que le relativisme n’est pas au sens propre un scepticisme et qu’il se rattache par contre à une forme de dogmatisme, car au lieu d’aboutir à la suspension du jugement, il conduit à affirmer que l’objet n’est ni ceci ni cela, ou mieux qu’il est tel dans certaines relations et autre dans d’autres situations Cf. aussi J. Barnes, « Scepticism and Relativity », dans Antonina Alberti (éd.), Realtà e ragione. Studi di filosofia antica, Florence, 1994, p. 51-83. Une revue des tropes et des interprétations principales se trouve dans le livre de Emidio Spinelli, Questioni scettiche, op. cit., p. 27-60. Selon Stephen Gaukroger (« The Ten Modes of Aenesidemus and the Myth of Ancient Scepticism », British Journal for the History of Philosophy, 3, 1995, p. 371-387), tous les tropes d’Enésidème, et pas seulement le huitième, seraient dominés par une approche de type relativiste, centrée sur la notion de « croyance », alors que le scepticisme moderne, bien que redevable de ce type de critique, s’oriente plus nettement dans le sens d’une enquête épistémologique (p. 371). Sur la présence de motifs « relativistes » (au sens culturel) dans la pensée moderne, cf. Zachary Schiffman, On the Threshold of Modernity : Relativism in the French Renaissance, Baltimore, John Hopkins University Press, 1991.
35 Cf. aussi PHI, 196 et 203.
36 PHI, 145 sqq. ; Le Vayer, op. cit., p. 29 sq.
37 Eudoxus s’exprime ainsi : « Vous avez eu raison de dire dès le commencement, que cette matiere s’estendoit jusques à l’infiny ; ce que vous avez rendu d’autant plus veritable, que n’ayant fait profession d’entrée d’examiner qu’un seul des dix moyens de vostre Epoche, vous n’avez laissé, ce me semble, de donner une forte atteinte à tous les autres, ayant fait de ce dixiesme à peu prés ce que vous disiez de celuy de la relation, qui les comprenoit tous en soy. Dont je ne doute point que vous ne donniez la cause au grand rapport et connexion qui se trouve des uns aux autres » (Le Vayer, op. cit., p. 59). Sur le scepticisme du libertin, voir supra, chap. ii. Cette lecture “relativiste” du scepticisme moderne a été reprise et développée par Luciano Albanese, « La categoria di relazione nello scetticismo moderno », dans Eugenio Canone (éd.), Metafisica Logica Filosofia della natura. I termini delle categorie aristoteliche dal mondo antico all’età moderna, Sarzana, Agorà, 2004, p. 217-240 (sur Le Vayer, cf. p. 234-236).
38 Le Vayer, op. cit., p. 59.
39 Ibid., p. 61-62.
40 Voir ci-après, chap. v, § 2, p. 241-248.
41 Voir à ce propos les considérations importantes de C. L. Stough, Greek Skepticism, op. cit., p. 20 sq. – à compléter par les remarques de Mario Dal Pra, Lo scetticismo greco, Laterza, Roma-Bari 19752, p. 22 sqq., qui reprend des observations de Giulio Preti sur le scepticisme comme auto-critique du réalisme philosophique : ce dernier finit par mettre l’objet du connaître au dehors du connaître même, ou du moins il distingue entre un objet immanent à la connaissance et un objet qui la transcende et qui est réel au sens propre du terme (cf. G. Preti, « Lo scetticismo e il problema della conoscenza », Rivista critica di storia della filosofia, 29, 1974, p. 3-31, 123-43, 243-63). Marcel Conche pense que la position d’un être en soi, d’une nature des choses, serait typique du dogmatisme et que, dans la mesure où ils la réflètent, les tropes s’avèrent n’être qu’« une machine de guerre antidogmatique ». En vrai sceptique, Énésidème se serait détaché des dogmatiques et n’aurait pas fait sienne la « scission phénoméniste entre l’être et l’apparaître » (cf. M. Conche, Pyrrhon ou de l’apparence, op. cit., p. 78- 9, 86-7). Il n’en reste pas moins que c’est précisément cette scission qui caractérise toute l’histoire du prolongement moderne du scepticisme.
42 PHI, 61.
43 Cf. par ex. PHI, 112 : ὁποῖον μὲν ἕκαστον τῶν ὑποκειμένων ἑκάστῳ φαίνεται ῤᾴδιον ἴσωϛ εἰπεῖν, ὁποῖον δὲ ἔστιν οὐκέτι. Sur la distinction entre l’être et l’apparaître, voir le commentaire de Stough, op. cit., p. 23.
44 Cf. Adv. Math. XI, 18-19 (voir le commentaire dans Sesto Empirico, Contro gli etici, a cura di E. Spinelli, Napoli, Bibliopolis, 1995, p. 164-165 ; cf. aussi M. Dal Pra, Lo scetticismo greco cit., p. 476). Ce passage est à comparer avec P H I, 135, où Sextus, à propos du trope huitième, avertit son lecteur qu’« ici comme ailleurs nous utilisons approximativement « sont » à la place de « paraissent », signifiant virtuellement ceci : « Toutes choses paraissent relatives »» (trad. Pellegrin citée, p. 129).
45 Dans le même sens, B. Mates (The Skeptic Way, op. cit., p. 11) souligne la « distinction fondamentale » entre le sens et le contenu d’énoncés qui ont cette forme : « It appears (to me now) that P », et les énoncés catégoriques correspondants, qui ne sont pas modalisés : P. Les premiers se limitent à reporter un pathos de l’âme ou de l’esprit (donc un phénomène tel qu’il apparaît), tandis que les autres portent directement sur la réalité « au dehors » du sujet.
46 PHI, 104.
47 P H I, 135. Sur les problème que posent ces références de Sextus aux « objets extérieurs », cf. B. Mates, The Skeptic Way, op. cit., p. 17-21. Selon Mates, Sextus procède de manière dialectique, à partir des présupposés que les dogmatiques acceptent, mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas prêt à les mettre en discussion. Le sens plus général d’« extérieur » indique ce qui est indépendant de l’esprit, n’étant pas mind dependent. Il faut souligner cependant que la frontière entre interne et externe n’est pas, chez les pyrrhoniens, parallèle à celle qui sera tracée, après Descartes, entre le corps et l’esprit. Selon Mates, elle indique plutôt, chez Sextus, la ligne de partage entre ce qui est évident et ce qui ne l’est pas. Partant, l’expression récurrente (« suspendre le jugement autour des objets qui existent au-dehors ») signifie simplement « retirer son assentiment de toutes les propositions qui prétendent être plus que des constats de ce qui semble être ». Donc, les objets « externes » sont considérés au-dehors de l’âme, non du corps, et ils sont « externes » dans le sens de l’indépendance logique (non de la location) ; la distinction entre « interne » et « externe » prend le sens, chez les pyrrhoniens, de la « distinction between reporting that something appears to one to be the case and flat-out asserting that it is the case » (ibid., p. 21).
48 PHI, 144.
49 PHI, 87 : mais l’opposition est récurrente, à peu près dans les mêmes termes. Cf. par ex. ibid., I, 93, 123, 163 (dans ce dernier passage Sextus oppose « l’objet tel qu’il est par sa nature » (ὁποῖον μὲν ἕστι τὸ ὑποκείμενον κατὰ τὴν φύσιν) à l’« objet tel qu’il paraît ». Sur la question de la correspondance (problématique) entre la manière selon laquelle les choses nous apparaissent et leur véritable consistance ontologique, cf. H. Flückiger, Sextus Empiricus. Grundriss der pyrrhonischen Skepsis. Buch I – Selektiver Kommentar, Bern-Stuttgart, 1990, p. 14, et, du même auteur, Die Herausforderung der philosophischen Skepsis. Untersuchungen zur Aktualität des Pyrrhonismus, Wien, 2003. Selon Spinelli (qui reprend ici le meilleur des commentaires sur Sextus) le but des dix tropes était de classifier systématiquemant toutes les oppositions possibles entre la manière dont un objet apparaît et ce qu’il est vraiment ou selon nature (physei, pros ten physin). Cf. E. Spinelli, Questioni scettiche cit., p. 31.
50 C’est la conclusion de PH I, 163. Il s’agit de la conclusion véritablement pyrrhonienne mise en évidence tant par Sextus que par Diogène Laërce, alors que Philon, redevable d’une terminologie plus proche du dogmatisme négatif typique du scepticisme académique, indique comme résultat l’incompréhensibilité ou akatalepsia des choses (cf. Philon, De ebriet. 170-205). Même à cet égard, H. Estienne a beaucoup contribué à établir la terminologie latine qui a été retransmise par la suite aux langues modernes. C’est ainsi que la phrase grecque de Sextus a été traduite par lui : « Itaque propter hunc quoque modum de natura externorum subiectorum retinere nos assensum necesse fuerit » (Sexti Empirici Opera quae extant… cit., p. 32a B). R. Bett a donné une lecture très correcte, dans un sens nettement anti-relativiste, de l’approche de Sextus, qui ne se permet ni d’assertions relativisées ni de conclusions dogmatiques sur la nature des choses : « the fact that an object strikes us sometimes us as F, sometimes as not-F means not that an object is neither by nature F nor by nature not-F, but that we are not in a position to tell whether it is F or not-F or neither » (R. Bett, Pyrrho cit., p. 234).
51 Cf., sur l’usage du mot « phénomène » par les sceptiques anciens, le commentaire de Stough, op. cit., p. 24 (que nous suivons ici).
52 M. Dal Pra, Lo scetticismo greco cit., p. 365. E. Spinelli, Questioni scettiche cit., p. 51 et M. L. Chiesara, Storia dello scetticismo greco, Torino, Einaudi, 2003, p. 128, rejoignent les mêmes conclusions.
53 Voir J. Annas et J. Barnes, The Modes of Scepticism cit., p. 24-25, sur la structure générale des tropes. Le point de départ de chaque trope consiste à constater la variété des apparences. Cette situation peut être schématisé ainsi : « (1) x appears F in situation S. (2) x appears F* in situation S*». On arrive à la suspension du jugement à travers le constat de l’isosthénie des apparences contraires : « we cannot prefer S to S* and so to decide that x is really F rather than F* ; for S and S* are equally matched, the appearances they generate equally plausible » (op. cit., p. 25). Le présupposé de tout ce raisonnement est cependant l’existence réelle « au dehors » de l’objet x. B. Mates (The Skeptic Way op. cit., p. 21) a donné une interprétation de la suspension du jugement à l’égard de la réalité externe dans les termes d’une réduction aux pathe que sont les phénomènes.
54 Voir Montaigne, Essais, II, XII, p. 587, à comparer avec PHI, 20 et 213.
55 Cette expression property scepticism est une adaptation de ce que Hankinson (The Sceptics cit., p. 25-26) appelle essential scepticism par opposition à l’existential scepticism. L’expression property scepticism a été forgée par Gail Fine, « Sextus and External World Scepticism », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 24, 2003, p. 341-385 (spéc. p. 342). Tout en reprenant ici ce syntagme, nous ne partageons pas la thèse générale de G. Fine concernant la tendance anti-réaliste du scepticisme ancien (cf. aussi, du même auteur, « Skepticism, Existence, Belief : A Discussion of R. J. Hankinson’s The Sceptics », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 14, 1996, p. 273-290).
56 Cette thèse est l’une des pièces principales de ce qu’on a appelé le modern standard verdict à l’égard du parallèle entre le scepticisme ancien et celui des modernes. Voir M. F. Burnyeat, « Can the Skeptic… », op. cit., p. 118-119 ; Id., « Idealism and Greek Philosophy : What Descartes Saw and Berkeley Missed », Philosophical Review, 91, 1982, p. 3-40 (cf.p. 35-36 notamment) ; M.Williams, « Descartes and the Metaphysics of Doubt », dans Amelie Rorty (éd.), Essays on Descartes’s Metaphysics, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 117-139 ; Stephen Everson, « The Objective Appearance of Pyrrhonism », dans S. Everson (éd.), Companion to Ancient Thought, II, Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 121-147 ; J. R. Hankinson, The Sceptics, op. cit., p. 139, 144, 169-170 (à propos de l’essential realism). Hankinson a mis en évidence aussi la fonction que les arguments sceptiques ont à l’égard des thèses du réalisme : nous dirions qu’ils peuvent aider à passer d’une forme de réalisme « naïf » à une forme de réalisme « critique », sans tomber pour autant dans l’idéalisme de type berkeleyen. Cf. Hankinson, op. cit., p. 198-199. Selon Hankinson, les arguments sceptiques peuvent être évités en reconstruisant les propriétés des objets comme autant de dispositions : pour un objet x, avoir des propriétés de perception signifie simplement apparaître P à un observateur compétent dans des conditions normales. On ne comprend pas bien si ces considérations vont dans le sens du réalisme critique évoqué par Dal Pra et Preti (cf. p. 182, n. 2) ou si elles marquent au contraire un recul vers le paradigme standard de normalité. Les réserves de B. Mates sont de type différent : tout en partageant l’essentiel du modern standard verdict, jusqu’à la thèse que le pyrrhonisme ancien n’a jamais affirmé l’impossibilité de connaître l’existence du monde extérieur (cf. B. Mates, The Skeptic Way cit., p. 5), l’historien américain exclut que cela devrait conduire à attribuer à Sextus une théorie de la vérité comme correspondance (op. cit., p. 55). Si tout cela est vrai, les concessions de Sextus au « réalisme » ne seraient que des arguments dialectiques, comme semble le croire Mates, et non des arguments que le sceptique soutient in sua propria persona ; mais à ce moment-là l’exégèse de Mates semble s’approcher beaucoup de l’anti-réalisme de G. Fine et surtout on ne comprend plus comment il peut partager le verdict dont il est parti.
57 G. Fine, « Sextus and External World Scepticism », p. 375, qui poursuit ainsi : « If this is what PHI, 15 says, then it seems to express External World Scepticism. Nor, as we have seen, is I, 15 aberrant. So not only does Sextus have the conceptual resources for entertaining External World Scepticism ; it is also his official position. And it is expressed in a familiar way : by saying that sceptics suspend judgement about everything external to how they are appeared to at a time ». Dans une direction semblable, on verra les considérations de K. M. Vogt, Skepsis und Lebenpraxis. Das pyrrhonische Leben ohne Meinungen, München, Alber, 1998, chap. ii.
58 Leo Groarke, Greek Scepticism. Anti-Realist Trends in Ancient Thought, Montreal & Kingston-London-Buffalo, McGill-Queen’s University Press, 1990, p. 129-131.
59 Nous reprenons ici la conclusion de Dal Pra, op. cit., p. 365, qui développe à son tour certaines remarques de Stough et de Preti (dans le même sens le commentaire de Spinelli, op. cit., p. 50, selon qui même l’effort zététique des sceptiques semble « partager au moins le présupposé général d’un réalisme philosophique très commun »). Cf. aussi l’observation de M. L. Chiesara, op. cit., p. 124, sur la nature des objets conçue comme un « contre-factuel ».
60 Voir par exemple P H I, 61, 78, 99, 117, 123, 127-128, 134, 140, 144, 163. Parfois (cf. I, 123 et 140) la référence à l’extériorité est remplacée par la mention de la « nature » (physis) de la chose.
61 G. Fine, « Sextus and External World Scepticism » cit., p. 353 n. 29 : nous suspendons notre jugement sur la question si cet aveu, de la part de Gail Fine, s’inscrit en faux contre sa thèse générale. En effet, cette remarque est trop rapide pour en inférer une preuve négative contre son énoncé principal, à savoir que Sextus aurait mis en doute l’existence externe des objets. Il serait pourtant très tentant de le croire. Comme l’a remarqué M. F. Burnyeat, « The Sceptic in His Place… », op. cit., p. 248, la « réponse » de Berkeley au scepticisme revient en fait à « abolir la distinction entre apparence et réalité », alors que la reconnaissance de cette distinction était la base de tout le scepticisme ancien.
62 Il est bien connu que la violente polémique anti-aristotélicienne développée par Pierre Gassendi dans les Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos (dans Opera omnia in sex tomos divisa… Lugduni, Supmtibus Laurentii Anisson et Ioann. Bapt. Devenet, 1658 – réimpr. anastatique, avec introd. de Tullio Gregory, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann 1964, t. III) roule autour de la distinction entre une science démonstrative, déclarée impossible, qui concerne la connaissance certaine et évidente de l’objet, d’une part, et, de l’autre, une notion plus faible du point de vue épistémologique, qui se limite à donner « notitiam quandam experimentalem et rerum apparentium ». Sur la notion de « scientia quae vel experientiae vel apparentiae appellari possit » voir notamment le livre II, exercitation VI, qui a comme titre : « Quod nulla sit Scientia, et maxime Aristotelea », t. I, p. 192-210). À la p. 207a Gassendi parle d’une « scientia experimentalis, et ut sic dicam apparentialis ». L’œuvre, dans laquelle on trouve des échos remarquables de la tradition anti-aristotélicienne (Vivès, Pierre de la Ramée) et sceptique (Gianfrancesco Pico, Charron) de la Renaissance, fut composée entre 1620 et 1624, mais, du vivant de l’auteur, ne fut publié que le premier livre (1624), tandis que le II fut édité dans les Opera posthumes de 1658. Sur l’influence exercée par le scepticisme, ancien et moderne, sur cette phase de la pensée de Gassendi, cf. Tullio Gregory, Scetticismo ed empirismo. Studio su Gassendi, Bari, Laterza, 1961, p. 15-48 ; Olivier Bloch, La philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye, M. Nijhoff, 1971, p. 77-134 ; Popkin, History…, op. cit., p. 92-94 ; Ralph Walker, « Gassendi and Skepticism », dans Myles Burnyeat (éd.), The Skeptical Tradition, op. cit., p. 319-336 ; G. Paganini, Scepsi moderna, op. cit., p. 37-42 ; Margaret J. Osler, Divine Will and the Mechanical Philosophy. Gassendi and Descartes on Contingency and Necessity in the Created World, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
63 Cf. par ex. P H I, 22 : « Ainsi disons-nous que le critère [κριτήριον] de la voie sceptique est la chose apparente [τὸ φαινόμενον], appelant ainsi virtuellement son impression ; se trouvant, en effet, dans une affection et un effect involontaire, elle n’est pas objet de recherche. C’est pourquoi à propos du fait que la réalité apparaît telle ou telle, sans doute personne ne soulève de dispute, mais c’est le point de savoir si elle est bien telle qu’elle apparaît qui fait l’objet d’une recherche » (trad. de J.-P. Dumont, p. 67). Sur cette acception “faible”, non dogmatique, que le mot de « critère » (généralement refusé par Sextus lorsqu’il s’agit de philosophies dogmatiques) prend dans ce contexte spécifique, cf. les remarques de Stough, op. cit., p. 142-43, où (se référant aussi à P H II, 14-18 et Adv. Math. VII, 29-35) elle distingue, pour le mot « kriterion » chez Sextus, « two main senses : that by which we judge reality and unreality (…), that is, the criterion of truth, and that which we use as a guide in ordinary life ». Mais il faut ajouter que même le premier sens de « critère » présente trois significations différentes : une, plus générale, concernant « every standard of apprehension » et donc les organes physiques, comme la vue ; une autre, « spéciale », est relative à tout mètre technique d’appréhension, comme la ligne et le compas ; il y en a une autre encore « la plus spéciale », c’est-à-dire le critère « logique », dont on suppose qu’il peut fournir une règle pour l’appréhension d’objets qui ne sont pas évidents. L’attaque sceptique vise principalement cette dernière signification du mot, la plus philosophique et la plus compromise avec les corpora doctrinaux des dogmatiques.
64 Voir supra, chap. i. Nous résumons ici, et dans les deux pages qui suivent, les résultats auxquels a abouti notre étude de Montaigne (en opposition au paradigme sanchesien).
65 Michel de Montaigne, Essais, II, XII, « Apologie de Raimond Sebond », éd. Villey-Saulnier citée, p. 588 (cité dorénavant comme E).
66 Ibid., p. 590 : « Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens ; mais à l’advanture falloit-il l’accord de huict ou de dix sens et leur contribution pour l’appercevoir certainement en son essence ».
67 Voir par ex. ibid., p. 598-599. « nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que d’establir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre ». Et encore p. 599 : « sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent demesme de diverses qualitez ces subjects, ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence ? »
68 Ibid., p. 599.
69 Ce fait a été remarqué par Dumont, Le scepticisme et le phénomène cit., p. 44-45 (voir supra, chap. i, p. 36, n. 3).
70 Cf. E II, XII, p. 601 (passage cité ci-dessus, p. 36). Dans la traduction de John Florio (The Essayes of Michael Lord of Montaigne translated by John Florio, edited with an Introduction and a Glossary by Henry Morley, London, George Routledge and Sons, 1886, p. 309b) : « To judge of the apparences that we receive of subjects, we had need have a judicatorie instrument : to verifie this instrument we should have demonstration ; and to approve demonstration, an instrument : thus are we ever turning round » (voir aussi l’éd. récente : Essays. Translated by John Florio, Amherst, Prometheus Books, 2004).
71 E II, XII, p. 600 ; cf. la trad. de Florio citée, p. 308b : « … we must have a judge inclined to either party, and free from partialitie… »).
72 R. H. Popkin, The Third Force cit, p. 47. Sur les aspects politiques du scepticisme chez Montaigne, cf. John Christian Laursen, The Politics of Skepticism in the Ancients, Montaigne, Hume, and Kant, op. cit., p. 94-144.
73 Personnage très intéressant et emblématique de la culture italianisante à la cour d’Angleterre, John Florio (1553 ?-1625) était le fils du florentin Michelangelo, qui se réfugia à Londres pour échapper aux poursuites de l’Inquisition : en effet, il était protestant et devint pasteur, sous la protection de William Cecil, de l’archévêque Cramner et de John Cheke (qui devaient devenir respectivement le secrétaire d’État d’Élisabeth, son parrain de baptême, destiné au bûcher, et son précepteur). Michelangelo perdit la protection de Cecil, à cause de la « fornication » avec une paroissienne. ce qui eut par conséquence la naissance de Giovanni (John). Entre 1571 et 1581 le jeune Florio fut membre du Magdalen College à Oxford et enseignant de langues, sous la férule du comte de Leicester (le « doux Robin » d’Élisabeth), recteur de l’Université et passionné de tout ce qui était italien. En 1578, Florio publia First Fruits, un recueil de vers, dialogues et proverbes utiles pour apprendre l’italien, et en 1591 Second Fruits, une œuvre du même genre mais destinée à des disciples aristocrates de classe plus élevée. Il était devenu entre temps précepteur d’italien auprès de William Cecil, désormais lord Burleigh, et notamment maître des jeunes nobles qui lui avaient été confiés, les comtes de Southampton, Rutland et Bedford. Pour eux, Florio rédigea le dictionnaire d’italien de 1598 (World of Words). Devenu intime du comte de Southampton, il en partagea les grandes passions (le tennis, les jeux de hasard, le théâtre, l’amour), mais aussi l’amitié avec William Shakespeare, qui tira le titre de sa comédie (Peines d’amour perdues) d’un mot de Florio. Pendant la période qui précéda et suivit le procès et la condamnation (1599) du comte d’Essex et du même Southampton, Florio se réfugia auprès de la comtesse de Bedford, et traduisit alors les Essais de Montaigne, qu’il publia en entier en 1603. De 1603 jusqu’à 1619, Florio fut le précepteur d’italien et le secrétaire de la frivole femme de James I, Anne du Danemark et de ses enfants, parmi lesquels Élisabeth, qui devait devenir la « reine d’hiver » de Bohème. Il dédia à la reine la deuxième édition augmentée de son dictionnaire : Queen Anna’s New World of Words (1611). Elle était également la mécène de la compagnie théâtrale de Shakespeare : Florio, avec son ami Ben Jonson, créa pour cette compagnie des “masques” de cour, très proches d’une sorte d’opéra embryonnaire. Après la mort de la reine Anne (1619), la pension ne lui fut plus payée et John Florio mourut dans la plus absolue pauvreté à Fulham, pendant l’épidémie de peste de 1626.
74 Dans la trad. citée de John Florio, p. 309a. Cette traduction mémorable marqua en Angleterre les origines de l’essay comme forme littéraire, qui trouva tout de suite chez Bacon un consécration officielle. La description de l’État idéal, très proche de l’état de nature, que le vieux Gonzalo donne dans le deuxième acte de la Tempête de Shakespeare a sans doute comme source l’essai de Montaigne Des cannibales, traduit par Florio, de même que le nom du personnage de Caliban provient par métathèse du titre de ce même essai. Cf. Frances A. Yates, John Florio. The Life of an Italian in Shakespeare’s England, Cambridge, Cambridge University Press, 1934 ; Silvio Policardi, John Florio e le relazioni culturali anglo-italiane agli albori del XVII secolo, Venezia, 1947 ; Sergio Rossi, Ricerche sull’Umanesimo e sul Rinascimento in Inghilterra, Milano, Vita e Pensiero, 1969 ; Carlo M. Franzero, John Florio a Londra ai tempi di Shakespeare, Parma, Guanda, 1969. Sur les rapports entre Hobbes et Shakespeare à l’égard de la conception du langage et de la loi morale, dans une perspective sceptique, voir Marilena Saracino, « Hobbes, Shakespeare and the Temptation to Skepticism », Hobbes Studies, 9, 1996, p. 36-50. Sur l’impact des Essais à l’époque de Shakespeare, à travers la traduction de Florio, voir George Coffin Taylor, Shakespeare’s Debt to Montaigne, Cambridge, Cambridge U.P., 1925 ; Alice Harmon, « How Great was Shakespeare’s Debt to Montaigne », P.M.L.A., 57, 1942, p. 988-1008 et, plus récemment : William Hamlin, « What Did Montaigne’s Skepticism Mean to Shakespeare and His Contemporaries ? », Montaigne Studies, 17, 2005, p. 197-211 ; Tragedy and Scepticism in Shakespeare’s England, New York, Palgrave MacMillan, 2005, (sur « Florio’s Montaigne », spéc. p. 60-71) ; Benjamin Bertram, The Time Is Out of Joint. Skepticism in Shakespeare’s England, Newark, University of Delaware Press, 2004. Pour l’influence des Essais sur la période suivante, cf. Fred Parker, Scepticism and Literature. An essay on Pope, Hume, Sterne, and Johnson, Oxford, Oxford University Press, 2004. Le livre de Stanley Cavell, Disowning Knowledge in Six Plays of Shakespeare, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, est aussi célèbre que décevant en ce qui concerne l’intérêt porté à l’histoire effective du scepticisme moderne.
75 Outre les variations sur le thème de l’« apparence » dont on a déjà vu l’importance dans les Éléments, il ne sera pas inutile de rappeler ici que Hobbes se sert dans le Léviathan de l’équivalent anglais fancy pour fantaisie, au sens d’apparence sensible : Lev. I, II, p. 5/88 : « But the Greeks call it Fancy ; which signifies apparence, and is as proper to one sense, as to another ».
76 J.-P. Dumont, op. cit., p. 8-9.
77 PHI, 124.
78 P H I, 128. Remarquons que ce sixième trope concerne aussi l’esprit, ou mieux, le siège corporel de l’« héghémonikon », qu’il s’agisse du cerveau ou du cœur, car « la pensée [διάνοια] produit elle aussi quelque mélange qui lui est propre en plus de ce qui est annoncé par les sens », grâce aux « humeurs » qui sont présentes dans ces différentes régions du corps (ibid.). Sur le thème des « mélanges » voir supra, chap. i, p. 47 sq.
79 Cf. supra, chap. i, p. 50.
80 R. Tuck, « Hobbes and Descartes », op. cit., p. 28, 30. Le rapport à Montaigne a été analysé par Quentin Skinner du point de vue de la rhétorique, de la morale et de la doctrine anthropologique : cf. son livre Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 128, 340 (où se trouve étudié le thème oratoire de la paradiastolè) et son article « Thomas Hobbes : Rhetoric and the Construction of Morality », Proceedings of the British Academy, 76, 1990, p. 1-61 (sur Montaigne, voir spéc. p. 27-28, 44-49 ; cet article a été repris avec changements dans son livre Visions of Politics, op. cit., t. III, p. 87-141). Cf. p. 46, 49 pour une évaluation très fine des aspects « moraux » et « anthropologiques » du rapport de Hobbes à Montaigne. Plus récemment, Skinner a minimisé l’importance du contexte sceptique pour comprendre la pensée de Hobbes. Voir « Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes », dans Q. Skinner-Y. C. Zarka, Hobbes. The Amsterdam Debate, éd. par Hans Blom, Hildesheim, Olms, 2001, p. 21-22 : « I see no evidence that Hobbes was even faintly interested in pyrrhonism, let alone relativism. He is not I think responding to an epistemological crisis at all. […] Nor was he at all interested in the technical claims put forward by self avowed sceptics, whether pyrrhonian or academic. What I try to show is that that points us in the wrong direction. What Hobbes is really preoccupied by is the neo-classical art of rhetoric and its view about what it is to conduct an argument ». Au contraire, selon Tuck, pour ce qui concerne l’obéissance extérieure à l’autorité de l’État, la « post-sceptical theory » de Hobbes fait au moins partiellement suite à « the sceptical theories of Montaigne and his followers » (Richard Tuck, Hobbes, Oxford-New York, Oxford University Press, 1989, p. 91 ; voir aussi p. 8-11, 20-21, 55 et passim). Une simple affirmation chez V. Kahn, op. cit., p. 154 : « Hobbes shares with Montaigne an essentially Pyrrhonist epistemology ».
81 Vita carmine expressa (OLI p. lxxxix).
82 Lev. chap. i, p. 14/86.
83 PHI, 124-128.
84 PHI, 210 sq.
85 Bien que cela puisse paraître étrange, il n’y a pas d’études spécifiques qui approfondissent l’influence philosophique de Montaigne sur la culture anglaise. Voir, plus généralement : Alan M. Boase, The Fortunes of Montaigne. A History of the Essays in France, 1580-1669, London, Methuen, 1935 (chap. xvii : « Gassendi and His Friends », p. 238-259 ; chap. xviii : « La Mothe Le Vayer : La Divine Sceptique », p. 260-276) ; Pierre Villey, Montaigne devant la postérité, Paris, Boivin, 1935 (l’ouvrage, resté inachevé, s’arrête peu après les deux grands chapitres sur Charron et Camus) ; Craig B. Brush, Montaigne and Bayle. Variations on the Theme of Skepticism, The Hague, M. Nijhoff, 1966 ; Nicholas Myers, « Jacques 1er Stuart lecteur de Montaigne », in Montaigne et l’Europe. Actes du Colloque de Bordeaux (1992). Textes réunis par Claude-Gilbert Dubois, Bordeaux, Éditions Universitaires, 1992, p. 202-210.
86 Montaigne, The Essayes, trad. de Florio citée, p. 309a. Pour le texte français de ce passage, voir supra, chap. i, p. 43.
87 El. I, II, 9, p. 7.
88 El. I, V, 11, p. 17. Cf. I, II, 10, p. 7 : « And from thence also it followeth, that whatsoever accidents or qualities our senses make us think there be in the world, they are not there. but are seemings and apparitions only. The things that really are in the world without us, are those motions by which these seemings are caused. And this is the great deception of sense, which also by sense is to be corrected. For as sense telleth me, when I see directly, that the colour seemeth to be in the object ; so also sense telleth me, when I see by reflection, that colour is not in the object ».
89 Remarquons que les thèmes sceptiques étaient bien présents dans les milieux français fréquentés par Hobbes. Il suffira de se reporter à sa correspondance, où les rapports avec La Mothe Le Vayer et avec le cercle qui réunit Gassendi et les gassendistes sont bien représentés, malgré des lacunes dues à la disparition des documents ou plus simplement au fait que, résidant longtemps à Paris et en France, Hobbes n’avait pas besoin de confier ses réflexions aux lettres (cf. Th. Hobbes, The Correspondence, ed. by Noel Malcolm, Oxford, Clarendon Press, 1994, cf. la « General Introduction », t. I, p. xxi-xli et le « Biographical Register » en appendice au t. II, très riche de notices sur Le Vayer, Gassendi, Mersenne, de Verdus, A. du Prat, Sorbière etc.). Voir aussi, de N. Malcolm, Aspects of Thomas Hobbes, op. cit., chap. xiv « Hobbes and the European republic of Letters », p. 457- 545). D’après un article de Popkin (« Samuel Sorbière’s Translation of Sextus Empiricus », Journal of the History of Ideas, 14, 1953, p. 617-621) nous savons que Sorbière (très lié à Hobbes, à cause aussi de l’édition latine du De Cive qu’il fit publier, et de la trad. fr. qu’il édita en 1649) commença au début des années trente une traduction (inachevée et demeurée inédite) des Hypotyposes de Sextus. Selon Charles B. Schmitt, il y eut à Oxford un certain intérêt pour Sextus, dès la fin du xvie siècle, comme il appert de la traduction latine, restée pourtant inédite, de John Wolley (C. B. Schmitt, « Philosophy and Science in Sixteenth-Century Universities : Some Preliminary Comments », dans J. E. Murdoch et E. D. Sylla (éds.), The Cultural Context of Medieval Learning, Dordrecht, Reidel, 1975, p. 501.
90 Nous renvoyons le lecteur à ce que nous avons dit à propos de cette Wirkungsgeschichte du scepticisme ancien ci-dessus, p. 50 sq., 58 sq.
91 R. Descartes, Œuvres citées : AT VII, p. 171 (Meditationes : Objectiones tertiae cum responsionibus authoris). Ob. I.
92 R. Descartes, Meditationes de prima philosophia, Med. I (AT VII, p. 19) : « tamen profecto fatendum est visa per quietem esse veluti quasdam pictas imagines, quæ non nisi ad similitudinem rerum verarum fingi potuerunt… ». Sur les idées « tamquan rerum imagines » voir l’étude de Raul Landim Filho, « Idée et représentation », dans Jean-Marie Beyssande et Jean-Luc Marion (éds.), Descartes. Objecter et répondre, Paris, P.U.F., 1994, p. 187-203. Sur la polémique entre Hobbes et Descartes au sujet de la métaphysique, voir Edwin Curley, « Hobbes contre Descartes », ibid., p. 149- 162 (repris comme : « Hobbes versus Descartes », dans Robert A. Ariew et Marjorie Grene, éds., Descartes and His Contemporaries : Meditations, Objections and Replies, Chicago, The University of Chicago Press, 1995, p. 97-109) ; Anna Minerbi Belgrado, Linguaggio e mondo in Hobbes, Roma, Editori Riuniti, 1993, p. 29-63, et à présent la très claire mise au point de Jean-Luc Marion, « Hobbes et Descartes : l’étant comme corps », dans Dominique Weber (éd.), Hobbes, Descartes et la métaphysique, Publié sous la dir. de Michel Fichant et Jean-Luc Marion, Paris, Vrin, 2005, p. 59-77.
93 R. Descartes, Meditationes, op. cit., (AT VII, p. 20) : « … ex quibus tanquam coloribus veris omnes istæ, seu veræ, seu falsæ, quæ in cogitatione nostra sunt, rerum imagines effinguntur ».
94 Comme l’a bien remarqué J.-L. Marion, art. cit., p. 61, « Descartes n’évite lui-même pas complètement l’interprétation imaginative (ou du moins imaginale) de l’idée, comme ne manque pas de lui rappeler Hobbes, citant un passage aussi célèbre qu’ambigu de la Meditatio III ». Il s’agit du passage suivant : « Quaedam ex his [cogitationibus humanis] tanquam rerum imagines sunt, quibus solis proprie convenit ideae nomen : ut cum hominem, vel Chimaeram, vel Coelum, vel Angelum, vel Deum cogito » (Meditatio III, AT VII, p. 37 l. 3-6) – le passage est cité, remarque Marion, « avec une cruelle précision », au début de l’objection V (AT VII, p. 179 ll. 12-15), même si, de l’avis de l’interprète, il faudrait le mettre plutôt sur le compte des malentendus auxquels les démarches initiales de la méditation cartésienne ont prêté le flanc : tel est le cas de la « confusion entre la définition commune et la définition proprement cartésienne de l’idée, ici faite par Hobbes » (Marion, art. cit., p. 61 n.). Il faut avouer que, dès le début de la Troisième Méditation, Descartes met en garde son lecteur contre ce qu’il juge être une « erreur très fréquente » : « Præcipuus autem error & frequentissimus qui possit in illis reperiri, consistit in eo quòd ideas, quæ in me sunt, judicem rebus quibusdam extra me positis similes esse sive conformes ; nam profecto, si tantùm ideas ipsas ut cogitationis meæ quosdam modos considerarem, nec ad quidquam aliud referrem, vix mihi ullam errandi materiam dare possent » (AT VII, p. 37 ll. 22-28). Il n’en demeure pas moins que, dans les premières démarches de son itinéraire méditatif, Descartes donne précisement l’impression de se situer du point de vue du sens commun qui interprète les idées à l’instar d’« images » ou de « copies » de la réalité. La réponse de Descartes à Hobbes consiste à tracer une distinction aussi nette que possible entre l’idée imaginée et l’idée en tant que telle, comme le remarque Marion (art. cit., p. 60), et tout cela bien que cette distinction n’ait pas de sens pour Hobbes, selon qui (comme nous l’avons vu ci-dessus) imagination et conception s’identifient.
95 Ibid. (ATVII, p. 22).
96 Ibid. (ATVII, p. 22).
97 Th. Hobbes, Objectiones tertiae (ATVII, p. 171).
98 Cette distinction a été clairement tracée dans le Short Tract (voir sect. 3, principles, 2 : « By a Phantasma we understand the similitude or image of some external obiect, appearing to us after the externall obiect is removed from the Sensorium ; as in Dreames », éd. citée, p. 204) et maintenue dans El. I, III, 1-10, p. 8-12, où Hobbes donne les définitions de imagination et phantasm, en discutant le problème de la distinction entre le rêve et la veille. [Th. Hobbes], Objectiones tertiae, Ob. I, AT VII, p. 171. Rappelons que pour Hobbes cogitare équivaut à habere phantasmata : « Sum res cogitans ; recte. Nam ex eo quod cogito, sive phantasma habeo, sive vigilans, sive somnians, colligitur quod sum cogitans » (ibid., p. 172).
99 R. Descartes, Meditationes, I (AT VII, p. 22). Voir plus haut p. 18 : « huic mearum opinionum eversioni vacabo ». Sur le sujet du doute chez Descartes cf. aussi Harry M. Bracken, Descartes, Oxford, Oneworld, 2002, p. 15-36.
100 Voir ibid. AT VII, p. 18. Sur la métaphysique cartésienne il faut se référer aux études de Jean-Luc Marion : Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, P.U.F., 1981 et Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P.U.F., 1986. Pour une analyse approfondie du contexte sceptique des Meditationes voir à présent : José R. Maia Neto, « Charron’s épochè and Descartes’s cogito : the sceptical base of Descartes’s refutation of scepticism », dans G. Paganini (éd.), The Return of Scepticism from Hobbes and Descartes to Bayle, op. cit., p. 81-113.
101 Voir le passage très clair (Objectiones tertiae AT VII, p. 178), où Hobbes manifeste le fondement matérialiste et linguistique sous-tendu à sa méthode en métaphysique : « Si hoc sit, sicut esse potest, ratiocinatio dependebit a nominibus, nomina ab imaginatione, & imaginatio forte, sicut sentio, ab organorum corporeorum motu, & sic mens nihil aliud erit præterquam motus in partibus quibusdam corporis organici ».
102 Ibid. (ATVII, p. 178).
103 Ibid. « Veteres quoque Peripatetici docuerunt satis clare non percipi substantiam sensibus, sed colligi rationibus ». Cees Leijenhorst surtout a souligné l’arrière-plan aristotélico-scolastique de certaines doctrines hobbesiennes : The Mechanisation of Aristotelianism. The Late Aristotelian Setting of Thomas Hobbes’Natural Philosophy, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, spéc. 145-170 (sur les concepts de corps, accident et essence).
104 R. Descartes, Meditationes (ATVII, p. 185 ; voir aussi p. 178).
105 Sur la polémique avec Descartes voir aussi l’article de R. Tuck, « Hobbes and Descartes », op. cit., mais ajoutons que l’ensemble des références que nous avons développées au scepticisme ancien et moderne montrent combien il est difficile d’attribuer uniquement aux « seventeenth-century post-sceptical writers », et surtout au « Mersenne group » la « découverte » d’une théorie vraiment moderne et critique de la perception (cf. Tuck, art. cit., p. 17 et 28-29). Sur le contexte cartésien, cf. aussi A. Ariew, J. Cottingham, T. Sorell (éds), Background Source Materials : Descartes’ Meditations, New York-Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Nous reviendrons ensuite (dans ce chapitre § 11) sur la signification que prend cette thèse sur la connaissance de la substance uniquement par inférence.
106 AT VII, p. 191-92 (Ob. XIII.) : « Vox haec, magna lux in intellectu, metaphorica est, nec igitur argumentativa. Unusquisque autem qui dubitatione caret, talem lucem praetendit, & habet propensionem voluntatis ad affirmandum id de quo non dubitat, non minorem quàm qui revera scit. Potest ergo lux haec esse causa quare quis obstinate opinionem aliquam defendat vel teneat, sed non quòd sciat veram eam esse ».
107 Ibid., p. 171 : « Ideoque si sensus nostros sine alia ratiocinatione sequamur, merito dubitabimus an aliquid existat, necne. Veritatem ergo huius Meditationis agnoscimus » (Ob. I).
108 Ibid., p. 171 : « Sed quoniam de eadem incertitudine sensibilium disputavit Plato & alii antiquorum Philosophorum, & vulgo observatur difficultas dignoscendi vigiliam ab insomniis, nolim excellentissimum authorem novarum speculationum illa vetera publicare ».
109 Platon, Theaetetus, 151e sq. Cetarrière plan platonico-sceptique des Objectiones hobbesiennes n’a pas été étudié, la référence au Theaetetus non plus. Karl Schuhmann, qui a analysé les sources platoniciennes de la pensée politique de Hobbes, a ainsi commenté le passage, sans saisir que le dialogue en question est le Theaetetus, et non le Symposium : « It is difficult to establish which of Plato’s dialogues, next to the Symposion, were more or less known to Hobbes. When, for example, he objects to Descartes’First Meditation that Plato already had discussed « the uncertainty of the senseperceptions » (OL V, p. 251), he clearly has no specific work in mind » (Karl Schuhmann, « Hobbes and the political thought of Plato and Aristotle », dans Giuseppe Sorgi, éd., Politica e diritto in Hobbes, Milano, Giuffré, 1995, p. 1-36-p. 4 pour le passage cité – cette étude a été rééditée dans le volume du même auteur : K. Schuhmann, Selected Papers on Renaissance Philosophy and on Thomas Hobbes cit., p. 191-218).
110 Theaetetus, 152c.
111 Theaetetus, 152d. Nous citons d’après la trad. fr. d’Auguste Diès (Théétète, Paris, Les Belles Lettres, 1924, p. 172). La même formulation, dans 156e-157a.
112 J.-P. Dumont, op. cit., p. 221.
113 Theaetetus, 152d (trad. fr. citée, p. 172).
114 Theaetetus, 157e-159c.
115 PHI, 216.
116 Theaetetus, 156a : ὡϛ τὸ πᾶν κίνησιϛ ἦν καὶ ἄλλο παρὰ τοῦτο οὐδέν (trad. fr. citée, p. 177). Sur la théorie de la perception dans ce dialogue platonicien, voir F. M. Cornford, Plato’s Theory of Knowledge. The Theaetetus and the Sophist of Plato, London, 1935 ; M. Burnyeat, The Theaetetus of Plato, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; R. M. Polansky, Philosophy and Knowledge. A Commentary of Plato’s Theaetetus, Lewisburg-London-Toronto. 1992. Plus spécifiquement sur la perception : M. Frede, « Perception in Plato’s Later Dialogues », dans Essays in Ancient Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987. Sur les rapports entre platonisme et scepticisme, la littérature est très riche : voir au moins, parmi les études les plus récentes : Julia Annas, « Plato the Skeptic », dans P.A. Vande Waerdt (éd.), The Socratic Movement, Ithaca and London, Cornell U.P., 1994, p. 309-340 ; Woldemar Görler, « L’Accademia scettica – Venti anni di ricerca », Elenchos, 21, 2000, p. 57-77 ; Charles Brittain, Philo of Larissa. The Last of Academic Sceptics, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Mauro Bonazzi, Accademici e Platonici. Il dibattito antico sullo scetticismo di Platone, Milano, Led, 2003 ; M. Bonazzi et Vincenza Celluprica (éds.), L’eredità platonica. Studi sul platonismo da Arcesilao a Proclo, Napoli, Bibliopolis, 2005 ; Anna Maria Ioppolo, Opinione e scienza. Il dibattito tra Stoici e Accademici nel III e nel II secolo a. C., Napoli, Bibliopolis, 1986 ; Ead., « Sesto Empirico e l’Accademia scettica », Elenchos, 1992, p. 169-199 ; Ead., « Accademici e Pirroniani nel II secolo d. C. », dans Antonina Alberti (éd.), Realtà e ragione, op. cit., p. 85-103 ; Ead., « Il dibattito antico sullo scetticismo di Platone », Elenchos, 25, 2004, p. 413-446. Il est remarquable que tant R. Bett (Pyrrho cit.) que Brittain (Philo of Larissa, op. cit.) ont mis en lumière l’importance du commentaire anonyme du Theaetetus en tant que relais entre l’école platonicienne et la tradition sceptique.
117 Theaetetus, 160d. Dans 152d, Socrate cite un vers d’Homère : « L’Océan générateur des dieux et leur mère Téthys » (Il. XIV, 201) pour dire que « toutes choses ne sont rien que produits du flux et du mouvement » (trad. fr. citée, p. 172).
118 Ou « plus sages », « plus futés » : κομψότεροι. À propos des « plus délicats », Dumont (op. cit., p. 225-27) les identifie aux disciples de Protagoras. Leur théorie peut être résumée ainsi : si tout se meut, s’il n’y a rien d’autre que mouvement, les deux formes de ce mouvement ont chacune la puissance d’agir et de pâtir, en donnant lieu à d’infinis « couples jumeaux », constitués par deux membres, l’un le sensible et l’autre la sensation, qui composent ensemble le fait de la perception (cf. Theaetetus, 156a-157c).
119 Voir par ex. Theaetetus, 153a : « le semblant d’être et le devenir, c’est bien le mouvement qui le procure ». Par ex. la « translation et la friction » engendrent le chaud et « toutes les deux sont des mouvements » (trad. fr. citée, p. 172).
120 P H I, 217-218. Trad. fr. de J.-P. Dumont : « Il [Protagoras] dit que la matière est fluente, que puisqu’elle s’écoule continûment des additions ont lieu pour remplacer les pertes, et que l’ordre des sens subit des modifications et des altérations selon l’âge et les différentes constitutions des corps. Il dit aussi que les formes des choses apparentes [λόγουϛ τῶν φαινομένων] subsistent dans la matière, de sorte que la matière peut, dans la mesure où cela dépend d’elle, être tout ce qu’elle paraît être à tout le monde ».
121 PHI, 218.
122 PHI, 219.
123 Sextus discute des affinités et des diversités existant entre sa philosophie et la philosophie d’Héraclite dans PHI, 210-212 (mais il faut se référer aussi à : Adv. Log. I, 126 sq., 135-140, 349 ; II, 8, 286 ; Adv. phys. I, 337, 360 ; II, 232-233).
124 Montaigne, Essais, II, XII, p. 507. Pour les rapports entre la psychologie hobbesienne et la tradition néo-épicurienne, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre : « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo », op. cit. Plus généralement, notamment à travers Gassendi, les rapports de Hobbes à la tradition épicurienne ont été étudiés d’une façon approfondie ces toutes dernières années : outre les études rappelées ci-dessus à la p. 179, n. 2, il faut mentionner les travaux innovants de Patricia Springborg : « Hobbes and Epicurean Religion », dans G. Paganini et E. Tortarolo (éds.), Der Garten und die Moderne, op. cit., p. 161-214 ; Ead., « Hobbes’s Theory of Civil Religion », dans G. Paganini et E. Tortarolo (éds), Pluralismo e religione civile, Milano, Bruno Mondadori, 2004, p. 59-107, et à présent son édition critique de la Historia ecclesiastica de Hobbes, avec une large introduction historique, qui va paraître chez H. Champion (nous remercions très vivement l’auteur de nous avoir permis de lire le manuscrit). Sur les rapports de Hobbes à Valla, rapports qui s’inscrivent dans le prolongement de l’épicurisme humaniste, qu’il nous soit permis de renvoyer à nos propres études : G. Paganini, « Thomas Hobbes e Lorenzo Valla. Critica umanistica e filosofia moderna », Rinascimento, 39, 1999, p. 515-568 ; « Hobbes, Valla and the Trinity », British Journal for the History of Philosophy, 11 (2003), p. 183-218 ; « Hobbes face à l’héritage érasmien : philologie humaniste et philosophie nouvelle », Institut d’Histoire de la Réformation. Bulletin annuel, Genève, 24, 2002- 2003, p. 33-51 ; « Hobbes’s Critique of the Doctrine of Essences and its Sources », dans P. Springborg (éd.), Cambridge Critical Companion to Hobbes’s Leviathan, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 337-357.
125 Cf. Montaigne, Essais, II, XII, p. 601-604 (voir supra chap. i, § 7, p. 50-52). Montaigne établit une série de convergences emblématiques entre Héraclite, Démocrite, les Pyrrhoniens et les Cyrenaïques (ibid., p. 252). Soulignons ici le fait que cette convergence entre la doctrine d’Héraclite (et avant lui d’Homère : « toutes choses se meuvent comme eaux qui courent »), de Protagoras (« l’homme est la mesure de toutes choses ») et la théorie de la sensation de Théétète (pour qui « la sensation devient la science ») avait déjà été soulignée par Socrate dans Theaetetus, 160d : cette constatation, observe-t-il avec un brin d’ironie, est le « nouveau-né » de Théétète et pour Socrate, « un accouchement réussi » (trad. fr. citée, p. 185).
126 Cf. Montaigne, Essais, II, XII, p. 601-602. L’allusion de Montaigne à Theaetetus, 152e, est transparente. Pour la référence à la « matiere coulante », qui fait suite, voir p. 603.
127 Hobbes, Vita carmine expressa, OL I, p. lxxxix : « Phantasiae, nostri soboles cerebri, nihil extra ; / Partibus internis nil nisi motus inest ». Pour la biographie de Hobbes, voir : Karl Schuhmann, Hobbes une chronique. Cheminements de sa pensée, Préface de Y. Ch. Zarka, Paris, Vrin, 1998 ; Aloysius P. Martinich, Hobbes. A Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; Noel Malcolm, Aspects of Thomas Hobbes, chap. i : « A Summary Biography of Hobbes » p. 1-26. Le rapport Hobbes-Montaigne a en général été envisagé dans la perspective du néo-pyrrhonisme (cf. en ce sens les remarques très utiles de Pacchi, Convenzione…, op. cit., p. 64-65, 98, 130, 179), en oubliant le fait que les Essais étaient porteurs de suggestions philosophiques beaucoup plus larges et variées, parmi lesquelles le mobilisme héraclitéen et les thèmes matérialistes (d’ascendance démocritéenne et lucrétienne).
128 Cf. Hobbes, Vita carmine expressa OL I, p. lxxxix-xc : « Hic [Lutetiae] ego Mersennum novi, communico et illi / De rerum motu quae meditatus eram ».
129 Voir le texte de la « Praefatio », (OL V, p. 310-318), texte qui correspond, plus brièvement, à celui du De Motu, p. 349 sq.
130 OL V, p. 310, mais le concept est assez fréquent chez Hobbes ; voir ibid. : « motus qui dominatur praesens phantasma dici potest ».
131 Cf. OL V, p. 309 : « Certum est enim fieri sensionem per actionem objectorum in organa sentiendi : cumque sensio tam actionem quam passionem arguat, quas vix a motibus distinguas, sensio definiri potest motus in partibus internis sentientis ab objecti motu in agenti sensorio effectus ». La formulation du De Motu, p. 349, est très proche : « Incipiendum autem est à sensu […]. Sensio autem fit per actionem obiectorum, etiam ipso fatente, in sensoria sive organa sentiendi ; omnem autem actionem & passionem motus esse ».
132 P. Gassendi, Syntagma Philosophicum, Pars prima, quae est Logica, lib. II « De Logicae Fine », cap. IV « Veritatis criteria qui ponant », dans Opera Omnia… in sex tomos divisa…, op. cit., t. I, p. 80b. Selon Gassendi : « alioquin Sceptici vulgo admittant ta phainomena apparentia, seu id quod res apparent ; ideo utramque veritatem circa id quod apparet, relinquunt, provt et apparentiam exsistere non dubitant (imo et existere rem quampiam sub apparentia non ambigunt, sed solum qualis ea sit minimè sciri argumentantur) et verè enunciari, iudicarique talem apparentiam exhiberi non controvertunt ».
133 Ibid., p. 80b.
134 Ibid., p. 81b : « Iam igitur posse rem quampiam latentem, veritatemve occultam Signo aliquo innotescere, vel ex allatis obiter exemplis declarari potest ».
135 Ibid., p. 81b. Les apories du signe, développées par Énésidème, sont rapportées par Sextus Empiricus (Adv. log. II, 215-222, 234-238). La distinction entre le signe indicatif et le signe mémorial se trouve in Adv. log. II, 141-144 et 154-160. Pour la différence entre les choses non évidentes « absolument », « par nature », ou seulement « temporairement », voir Adv. log. II, 145-155.
136 P. Gassendi, op. cit., p. 81b.
137 Ibid., p. 81b : « attamen quae sensu est superior Ratio sensus perceptionem emendare sic potest, vt Signum ab eo nisi emendatum non accipiat, ac tum demum ratiocinetur, siue de re iudicium ferat ». La discussion de la théorie du signe (d’origine stoïcienne) par Sextus est étroitement liée au problème du critère : cf. M. Dal Pra, Lo scetticismo greco cit., p. 481-496. Selon O. Bloch (La philosophie de Gassendi, op. cit., p. 145-146), la rédaction finale de la « Logica » du Syntagma philosophicum, qui peut être datée des années 1646-1649 (à l’époque de la rédaction des Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii), souligne l’importance de la théorie du signe beaucoup plus que la rédaction antécédente (jamais publiée), qui remonte à l’an 1636. Une étude plus récente de la théorie gassendienne des signes se trouve dans Jean-Charles Darmon, « Sortir du scepticisme : Gassendi et les signes », dans P.-F. Moreau (éd.), Le scepticisme au xvie et au xviie siècle, op. cit., p. 222-238 ; Id., « Gassendi et la logique des apparences : pour une théorie expérimentale du signe », dans Jean Dagen (éd.), Entre Épicure et Vauvenargues. Principes et formes de la pensée morale, Paris, Champion, 1999, p. 17-63 ; dernièrement, Saul Fisher, Pierre Gassendi’s Philosophy of Science. Atomism for Empiricists, Leiden-Boston, Brill, 2005, p. 43-54.
138 El. I, IV, 10, p. 16 : « And Prudence is nothing else but conjecture from experience, or taking of signs from experience warily ». Cf. Lev. chap. iii et v. Voir les Actes de la journée d’étude sur Gassendi et les Gassendistes, organisée par A. McKenna et P.-F. Moreau, dans Libertinage et Philosophie au xviie siècle, 4, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000. Sur la notion de prudence chez Gassendi, voir : G. Paganini, « Vico et Gassendi : de la prudence à la politique », dans Sylvia Murr (éd.), Gassendi et l’Europe, Paris, Vrin, 1997, p. 347-367 ; Lisa T. Sarasohn, Gassendi’s Ethics. Freedom in a Mechanistic Universe, Ithaca and London, Cornell University Press, 1996, p. 146-149. Pour un tableau général des études sur Gassendi : T. Gregory, « Pourquoi Gassendi ? », Ouverture du Colloque International Pierre Gassendi. Actes in Quadricentenaire de la naissance de Pierre Gassendi, Digne-Les-Bains, Société Scientifique et Littéraire des Alpes de Haute Provence, 1994, t. II, p. 21-39 ; Thomas M. Lennon, The Battle of the Gods and Giants. The Legacies of Descartes and Gassendi, 1655-1715, Princeton, Princeton University Press, 1993. Pour le contexte général des théories psychologiques à l’époque, cf. Jean-Robert Armogathe, « L’imagination de Mersenne à Pascal », dans M. Fattori et M. Bianchi (éd.), Phantasia-Imaginatio, Roma, Lessico Intellettuale Europeo, 1987, p. 259-272 ; plus généralement, cf. Lodi Nauta et Detlev Pätzold (éds.), Imagination in the Later Middle Ages and Early Modern Times, Leuven, Peeters, 2004. Sur le rapport Hobbes-Gassendi, en psychologie et théorie de la connaissance, cf. : G. Paganini, « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo », op. cit. ; « Hobbes et Gassendi : la psychologie dans le projet mécaniste », Kriterion. Revista de Filosofia, 43, 2002, n. 106, p. 20-41 (numéro spécial sur « Filosofia do século XVII » éd. par José R. Maia Neto) ; « Hobbes, Gassendi and the tradition of political Epicureanism », Hobbes Studies, 14, 2001, p. 3-24. Plus généralement, sur la psychologie gassendienne, cf. Rom Harré, « Gassendi’s Psychology », in Quadricentenaire de la naissance de Pierre Gassendi, t. II, p. 245-251 et les nombreux articles de Fred S. Michael et Emily Michael : « Two Early Modern Conceps of Mind : Reflecting Substance vs. Thinking Substance », Journal of the History of Philosophy, 27, 1989, p. 29-48 ; « Corporeal Ideas in Seventeenth-Centurt Psychology », Journal of the History of Ideas, 50, 1989, p. 31-48 ; « Gassendi on Sensation and Reflection : A Non-Cartesian Dualism », History of European Ideas, 9, 1988, p. 583-595 ; « The Theory of Ideas in Gassendi and Locke », Journal of the History of Ideas, 51, 1990, p. 379-399. Cf. aussi, sur le même sujet : David K. Glidden, « Hellenistic Background for Gassendi’s Theory of Ideas », ibid., 49, 1988, p. 405-424.
139 Objectiones Tertiae (ATVII, p. 178) : affirmation attribuée aux « veteres peripatetici ».
140 P. Gassendi, Syntgma…, op. cit., p. 81b : « Mens ex hoc humore, tanquam ex signo sensibili, esse poros ratiocinatur ».
141 De Corpore VIII, 1, p. 82-83.
142 De corpore VII, 1, p. 75-76 : « ne stantibus quidem rebus aliud computamus quam phantasmata nostra ». Pour une version différente de la théorie de l’anéantissement du monde chez Gassendi, voir : T. Lennon, The Battle…, op. cit., p. 117-137 ; G. Paganini, « Hobbes, Gassendi und die Hypothese der Weltvernichtung », dans M. Mulsow et M. Stamm (éds.), Konstellationsforschung, op. cit.
143 Dans De corpore, XXV, 1, p. 267, l. 26 Hobbes parle de « phénomènes ou effets de la nature » (« a Phaenomenis sive effectibus naturae ») ; dans le § 10, p. 277, ll. 34-35, il traite des « phantasmata » comme d’« objectorum in organa agentium effectus […] producti in subjecto sentiente ».
144 Il nous semble que C. Leijenhorst rejoint les conclusions auxquels nous étions déjà arrivés dans notre article (« Hobbes and the Continental Tradition of Skepticism », dans J. R. Maia Neto et R. H. Popkin, éds., Skepticism in Renaissance and Post-Renaissance Thought cit., p. 65-105, et dont nous reprenons ici les contenus). Voir spéc. C. Leijenhorst, « La causalité chez Hobbes et Descartes », dans D. Weber (éd.), Hobbes, Descartes et la métaphysique, op. cit., p. 79-119, p. 118 spéc. : « Hobbes passe sans le dire de l’apparaître du changement (perspective phénoméniste) au changement physique dans notre corps comme effet d’un corps externe (perspective réaliste). Ceci est symptomatique de l’ensemble de la philosophia prima de Hobbes. Hobbes ne « perd » jamais complètement le monde, puisque sa ligne philosophique directrice est constituée par la dépendance causale de nos idées vis-à-vis des corps extérieurs ».
145 C’est la formulation très efficace de De corpore VIII, 20, p. 92 : « Corpora itaque et accidentia, sub quibus varie apparent, ita differunt, ut corpora quidem sint res non genitae, accidentia vero genita, sed non res ». « Philosophi igitur, quibus a ratione naturali discedere non licet, supponunt corpus generari aut interire non posse, sed tantum sub diversis speciebus aliter atque nobis apparere et proinde aliter atque aliter nominari » (ibid.).
146 Sur la notion de causalité chez Hobbes, voir les lectures différentes de Vincent Carraud, Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz, Paris, P.U.F., 2002, p. 81-85, qui souligne l’aspect formel de la notion (la cause comme ensemble de conditions et comme principe d’intelligibilité), de Y.-C. Zarka, La décision métaphysique, op. cit., p. 212 sq., selon qui la conception nécessitariste de la nature apparaît chez Hobbes « plus comme un principe rationnel d’explication des phénomènes que comme un principe gouvernant le monde des choses », et finalement l’interprétation de Cees Leijenhorst, « La causalité chez Hobbes et Descartes », dans D. Weber (éd.), Hobbes Descartes et la métaphysique, op. cit., p. 79-119, que nous partageons largement, surtout là où l’auteur souligne qu’à côté de la définition abstraite et formelle de la causalité (axée sur l’identité entre la cause suffisante et la cause nécessaire), Hobbes a développé une idée assez simple et très mécaniste de la cause, fondée sur la transmission du mouvement : ainsi, la causalité exprime « une propriété réelle des corps extérieurs », en fonctionnant comme « le pont entre le monde subjectif de nos phantasmata et le monde objectif des corps en mouvement » (ibid., p. 90).
147 Attribuées à Énésidème, ces observations sont rapportées par Sextus à la fin de l’exposé des tropes (P H I, 180-185) et au cours de la discussion sur la cause qui agit (P H III, 13-19), bien que le même Sextus partage un point de vue plus commun, considérant comme « vraisemblable que la cause existe » (P H III, 17). Sur la discussion sceptique de la notion de causalité, voir à présent B. Z. Andriopoulos, « Greek Sceptics on Causality », Discorsi, 9, 1989, p. 7-26 ; J. Barnes, « Pyrrhonism, Belief and Causation : Observations on the Scepticism of Sextus Empiricus », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, t. XXXVI, Berlin-New York, de Gruyter, 1990, p. 2608-2695 ; « Ancient Skepticism and Causation », in M. F. Burnyeat (éd.), The Skeptical Tradition, op. cit., p. 149-203 ; M. Frede, « The Original Notion of Cause », dans M. Schofield, M. Burnyeat, J. Barnes (éds.), Doubt and Dogmatism, Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 217-249 ; E. Spinelli, Questioni scettiche cit., p. 82-113.
148 Voir supra chap. i, § 1 et 3 ; cf. aussi notre livre Scepsi moderna, p. 32-36.
149 PHI, 36-163.
150 Marin Mersenne, La vérité des sciences. Le chap. xi du livre I (p. 130-156) est entièrement consacré à l’exposé des dix tropes : « Ou les fondemens des Septiques sont expliquez et renversez particulierement ce qui appartient aus dix manieres de retention, desquelles ils se servent pour suspendre leur iugement » (titre du chapitre).
151 P H I, 164-177. Ces tropes sont rapportés par Mersenne dans le chapitre suivant (Vérité, I, 12, p. 156-163).
152 P H I, 178-179. Bien qu’il les cite, Mersenne ne consacre que très peu d’attention aux huit tropes qui montrent la faiblesse des inférences causales et le caractère très problématique de la relation cause-effet (P H I, 180-186) : la preuve en est qu’il omet le septième argument (celui qui concerne le contraste des causes non seulement avec les phénomènes, mais aussi avec les hypothèses) ; de plus, au lieu de se référer au thème énoncé par Sextus dans le court prologue (la réfutation de « toute explication dogmatique des causes »), Mersenne ramène le discours au thème plus vaste mais aussi plus général de l’acatalepsie (« Onesidemus apporte aussi 8 raisons pour montrer que les Dogmatiques ne sçavent rien »). Cf. Vérité I, 12, p. 158-59.
153 Voir Mersenne, Vérité, I, 9, p. 9 : « De plus on ne cognoit point parfaitement l’effet, quand on ignore la cause, laquelle neantmoins nous ne voyons que par l’effect : et puis pour venir à la cognoissance des toutes les causes, il faudroit passer jusques à l’infiny : or l’infiny ne peut estre compris dans les bornes de nostre esprit ». Pour plus de détails, voir supra, chap. iii, § 6, p. 138.
154 M. Mersenne, Questions inouyes ou recreations des sçavans. Qui contiennent beaucoup de choses concernant la Theologie, la Philosophie et les Mathematiques, À Paris, chez Jacques Villery, 1634, Quest. XVIII (dont le titre est : « Peut-on sçavoir quelque chose de certain dans la Physique, ou dans les Mathematiques ? »), p. 71 : « Car on ne peut dire que l’on sçache aucune chose comme il faut, selon les loix et les notions qu’Aristote et les autres philosophes donnent de la science, si l’on ne demonstre qu’il est impossible que la raison que l’on apporte, ou que la chose que l’on propose, ne soit vraye ».
155 M. Mersenne, Vérité, p. 140.
156 P. Gassendi, Syntagma Philosophicum, loc. cit., p. 84b : « Satis heic esto non posse quidem eam qualitatem, quæ uni apparet, ipsissimam dici, quæ sit in obiecto, cum aliæ aliis appareant, quæ idem iuris sibi vendicarentur ; verum dici posse obiectum esse reuera vniusmodi, & varias apparentias suam habere in iis, in quibus creantur, facultatibus exsistendi necessitatem ».
157 Ibid., p. 84b : « non obstant quominus res ipsæ in se sint reuera res aliquæ, & necessitate quadam Physica creent has in illis, in istis illas apparentias. Potest autem necessitas huiusmodi non ignorari, & causæ cur hæc, aliave sic appareant, cognosci ; adeo vt possit aliquid certi, verique obtineri, ac sciri ».
158 Cf. M. T. Cicero, Academica, II = Lucullus, XXVIII, 88 ; Sextus Empiricus, Adv. Log. I, , 61-63 et 404-405. Il est significatif que l’argument du rêve (et celui de la folie) soit employé par Sextus afin de démontrer l’impossibilité de reconnaître une « représentation compréhensive », qui puisse être démontrée vraie d’une certitude absolue et qui partant ne provienne pas de choses inexistantes : d’où l’impossibilité de « distinguer, sur la base des propriétés de l’évidence et de l’intensité, les représentations compréhensives et celles non compréhensives ». (ibid., I, 408). L’expression et la notion auxquelles Sextus se réfère pour les réfuter, renvoient à la kataleptiké phantasia, typique du stoïcisme.
159 Montaigne, Apologie, dans la trad. de Florio citée, p. 306b : « We wake sleeping, and sleep waking. In my sleep I see not so cleare ; yet can I never find my waking cleare enough, or without dimnesse… ». « Those which have compared our life unto a dreame, have happily had more reason so to doe then they were aware ».
160 El. I, III, 10, p. 12.
161 Lev. II, p. 6/90 : « And hence it cometh to passe, that it is a hard matter, and by many thought impossible to distinguish exactly between Sense and Dreaming ».
162 Th. Hobbes, De motu, p. 327.
163 Ibid., p. 351.
164 De corpore XXV, 9, p. 274 : « quod vigilantium imaginationibus (praeter sensiones) fortiora, sed ipsis sensionibus claritate aequalia sunt ».
165 Comme l’a bien remarqué A. Lupoli « Hobbes e Sanchez », op. cit., p. 273, Hobbes « est à même de neutraliser l’attaque sceptique, parce qu’il en accepte tous les aspects critiques ».
166 De motu, p. 117 : « Quoniam autem imaginatio nascitur ex actione alicuius agentis, quod supponimus existere, vel extitisse extra animum imaginantis, quod quidem à nobis suppositum solemus vocare corpus, sive materiam, sequitur extitura esse corpora, etiam si nulla omnino esset imaginatio ».
167 A. Lupoli, « Hobbes e Sanchez », op. cit., p. 301, soutient que « Hobbes reconnaît et reproduit dans le rapport entre “fantasmes” et “corps” le clivage que Sanchez avait révélé entre imagines, simulacra, spectra, species et “choses externes” ». Cette considération finale, comme celles qui la précèdent, saisit bien la nouveauté de la position hobbesienne (qui, écrit-il, « bien loin de fournir quelque solution ontologique, se présente comme un modèle qui permet de représenter la nature [mécanique] qui demeure incomparablement inconnaissable »). En revanche, en ce qui concerne Sanches, il nous semble que sa fidelité au paradigme aristotélicien de la species fait obstacle à un rapprochement trop étroit avec les positions mûres du philosophe anglais. Par des voies différentes (l’analyse de la causalité chez Hobbes en comparaison de celle de Descartes), C. Leijenhorst aboutit à des conclusions proches des nôtres. Cf. C. Leijenhorst, « La causalité… », op. cit., p. 118 : « Hobbes ne comble pas l’abîme entre l’esprit et le monde par l’aspect phénoménal des phantasmata, mais par le fait que ceux-ci sont des mouvements réels, causés par le mouvement des corps extérieurs ». Et encore (ibid.) : « Hobbes ne “perd” jamais complètement le monde, puisqua sa ligne philosophique directrice est constituée par la dèpendance causale de nos idées vis-à-vis des corps extérieurs ».
168 Objectiones tertiae, Ob. IV (ATVII, p. 178).
169 Ibid., Ob. IX (AT VII, p. 185), à l’égard de la substance : « substantia… (ut quae est materia subjecta accidentibus & mutationibus) ». Ailleurs, au cours de la même polémique, Hobbes attribue cette thèse aux « anciens aristotéliciens » : « Differentia magna est inter imaginari, hoc est, ideam aliquam habere, & mente concipere, hoc est, ratiocinando colligere rem aliquam esse, vel rem aliquam existere. Sed non explicuit nobis D. C. in quo differunt. Veteres quoque Peripatetici docuerunt satis clare non percipi substantiam sensibus, sed colligi rationibus » (Ibid., Ob. IV, AT VII, p. 178). Cf. C. Leijenhorst, The Mechanisation…, op. cit., p. 149-150. La nature de l’inférence propre à la connaissance de la substance avait déjà été remarquée par A. Pacchi, op. cit., p. 83, 93-98, 233-34.
170 Voir De corpore XXV, 1, p. 267-80 On constate, dans le § 1, un usage massif du mot « phénomène », tant en latin qu’en grec : « ex cognitis effectibus sive phaenomenibus » (p. 267 l. 14-15), « ab effectibus φαινομένοιϛ » (l. 18), « a Phaenomenis sive effectibus naturae nobis per sensum cognitis » (p. 267 l. 26-p. 268 l. 1), « cognitio… Principia habet in Naturae Phaenomenis » (p. 268 l. 9), « huic parti… inscripsi Physicam sive de Naturae Phaenomenis. Phaenomena autem appellantur quaecunque apparent sive a Natura nobis sunt ostensa » (p. 268, ll. 7-12), « Phaenomenῶn autem omnium, quae prope nos existunt, id ipsum τὸ φαίνεσθαι est admirabilissimum » (p. 268, ll. 13-14). Dans l’important chapitre consacré à la méthode (chap. vi « De Methodo »), Hobbes donne une définition de la philosophie comme science des « phénomènes ou effets » : « Philosophia est phaenomenωn sive effectuum apparentium ex concepta productione sive generatione aliqua possibili » (§ 1, p. 57 ll. 21- 2). Tout de suite après, il explique : « Principia […] scientiae omnium prima sunt phantasmata sensus et imaginationis » (p. 58 ll. 4-5). Hobbes souligne le fait que la source de tant de difficultés en physique tient au fait que le phénomène ou le fantasme, non la chose, est l’objet de la connaissance (voir ibid., § 8, p. 63 l. 24-26 : « in Physica […] ubi de phantasmatum sensibilium causis agitur, quae pro ipsis rebus, quorum sunt phantasmata, sese offerunt [et] plerisque imponunt »). Mais, dès la définition de la philosophie qui ouvre le De corpore, Hobbes met sur le même plan, comme s’ils étaient des synonymes, les « effets » et les « phénomènes » : « La philosophie est la connaissance que par la droite ratiocination [per rectam ratiocinationem] nous acquérons des effets ou des phénomènes [effectuum sive phaenomenωn], à partir de la conception de leurs causes ou de leurs générations [ex conceptis eorum causis sive generationibus] ; et inversement, des générations possibles [generationum, quæ esse possunt], à partir de la connaissance des effets [ex cognitis effectibus] » (De corpore, I, 2, p. 12 l. 12-15). Comme l’a remarqué K. Schuhmann dans son « Introduction » à l’éd. critique du De corpore (p. XXXI), dans les versions précédentes ainsi que dans la Préface du De cive de 1646 ou dans le Leviathan de 1651, la détermination de la nature de la philosophie s’était faite en lui assignant pour objet le corps et ses propriétés ; mais dans la dernière rédaction du manuscrit, cette définition s’est transformée en « connaissance des effets ou bien phénomènes ». Très opportunément, D. Weber, « La philosophia prima de Hobbes. Sur une alternative supposée au “système de la métaphysique », dans D. Weber (éd.), Hobbes, Descartes et la métaphysique, op. cit., p. 33-57, spéc. p. 55, rappelle que dans le ms. A 10 de Chatsworth, qui peut être lu comme un brouillon préparatoire (autour de 1639) du De corpore, Hobbes utilise à la place de la notion d’« effet » ou de « phénomène » la notion de « propriété des corps ». Le passage peut être lu en parallèle à celui du De corpore, I, 2 : « Philosophia est corporum proprietatum ex conceptis eorum generationibus, et rursus generationum, quae esse possunt, ex cognitis proprietatibus, per rectam ratiocinationem acquisita cognitio » (le texte est publié dans l’éd. citée du De motu, Appendice III, p. 463).
171 De corpore, XXV, 10, p. 277. Hobbes se réfère à ce genre particulier de phantasma qu’est le lumen, mais son discours s’étend ensuite à tous les autres sens. Voir ibid., l. 16-17 : « Illa enim [lumen, color], cum sint phantasmata, sentientis sunt, non ejus quod sentitur, accidentia ». La raison qu’il apporte est analogue à celle qu’il avait déjà citée dans les Elements et tient aux observations concernant le lieu apparent du phénomène : « Hoc autem ex eo manifestum satis est, quod res visibiles in iis saepe apparent locis, in quibus eas non esse certo scimus, quodque diversis diverso apparent colore et pluribus simul locis apparere possunt » (l. 17-20). Dans tout le chapitre, hormis le § 1, domine l’expression phantasma, dénommant tous les aspects de la vie psychique : de la sensation (définie ainsi dans le § 2, p. 269 l. 35-37 : « Sensio est ab organi sensorii conatu ad extra, qui generatur a conatu ab objecto versus interna, eoque aliquamdiu manente per reationem factum phantasma »), à la phantasia ou imaginatio qui est identique au phantasma qui demeure une fois l’objet refoulé : « remoto […] objecto » (§ 7, p. 272 l. 25-28) ; de l’« expérience » (« Experientia autem est phantasmatum copia orta ex multarum rerum sensionibus », § 8, p. 274 l. 2-3), jusqu’à l’animi discursus (« Ortus perpetuus, tum sentientibus tum cogitantibus phantasmatum », § 8, p. 274 l. 13-14).
172 De corpore, cap. VIII, 2, p. 84, l. 4. Dans ce paragraphe Hobbes réagit aux théories “objectives” de l’accident (théories partagées par la plupart des philosophes : « Volunt tamen plerique dici sibi Accidens esse aliquid, scilicet partem aliquam rerum naturalium, cum revera pars earum non sit », p. 83 l. 16-18) et il en propose une définition nouvelle, qui tient pour l’essentiel à l’apparaître du corps : « modum corporis, juxta quem concipitur » (ibid. l. 19-20) ; cette définition sera reprise à la fin du paragraphe (« Definiemus igitur Accidens esse concipiendi corporis modum », p. 84, l. 3-4). C. Leijenhorst, The Mechanization…, op. cit., p. 184-87, a décrit la théorie hobbesienne comme une « phenomenalist […] definition of accident », tout en soulignant qu’à côté de celle-ci il en subsiste une autre différente, qui serait une « realist, « causal » definition », et d’après laquelle les accidents dériveraient suivant le principe de causalité comme des effets mécaniques du mouvement. Selon la première définition, qui a été explicitement assumée par le philosophe anglais, « Hobbes equates phantasmata with accidents. By this token, the ontological relation between substance and accident is reinterpretated as being the relation between an external body and its appearance to us » (Leijenhorst, op. cit. p. 157).
173 De corpore, VII, 1, p. 75.
174 Cf. De corpore, XXV, 1, p. 267, l. 26 : « a Phaenomenis sive effectibus naturae » ; ibid., § 10, p. 277 l. 34-35 : les phantasmata sont « objectorum in organa agentium effectus », produits dans le sujet qui sent (« producti in subjecto sentiente »).
175 Pour le processus de la « phantasmatis generatio », voir De corpore, XXXV, 4, p. 270.
176 Cf. De corpore, VIII, 20, p. 92 (voir le texte supra, p. 215, note 1).
177 On trouve par ex. une formulation de cette position gassendienne dans la polémique avec Herbert of Cherbury : P. Gassendi, Ad librum D. Edoardi Herberti Angli, De Veritate, Epistola, dans Opera, t. III, p. 411b-413b.
178 M. Mersenne, La vérité des sciences, I, 2, p. 8-15. Remarquons que dans cet ouvrage de 1625 Mersenne propose de recourir, contre le doute sceptique, à la correction du sens par le sens lui-même, remède qui sera aussi accepté par Hobbes dans les Elements, mais qui sera refusé dans les œuvres suivantes. Cf. Mersenne, op. cit., p. 20 : « n’importe pas que l’œil se trompe, car l’homme se corrige par les autres sens iusques à ce qu’il parvienne à la certitude necessaire à une vraye cognoissance ». À comparer avec Hobbes, El. I, II, 10, p. 7 : « And this is the great deception of sense, which also is by sense to be corrected ». Dans la phase plus mûre du De corpore, cette fonction corrective reviendra à la raison. Sur ces formes de scepticisme “constructif” voir R. H. Popkin, The History, op. cit., p. 112- 127 ; G. Paganini, Scepsi moderna, op. cit., p. 37-40, 47-58. Soulignons le fait qu’en Angleterre, au xviie siècle, l’influence de l’épistémologie gassendienne (avec son scepticisme “doux” et mitigé) fut beaucoup plus importante que celle de Hobbes. Cf. R. H. Popkin, « Gassendi et les sceptiques anglais », dans S. Murr (éd.), Gassendi et l’Europe, op. cit., p. 203-211.
179 Cf. De corpore, VIII, 1, p. 82-83. Il nous semble que par des voies très différentes – essentiellement la mise en exergue de la « décision ontique » de Hobbes et la « différence ontico-ontologique » qui la sous-tend – J.-L. Marion rejoint des conclusions proches des nôtres, lorsqu’il souligne que « l’indépendance épistémologique [du corps] envers l’imagination » n’est pas à même de fonder une véritable « indépendance ontique », puisque « le privilège d’imaginabilité du corps interdit son indépendance envers la pensée, donc sa prétention à l’antériorité » (J.-L. Marion, « Hobbes et Descartes », op. cit., p. 73 et 74). Il y a cependant une différence majeure : la difficulté qui travaille la pensée de Hobbes ne vient, de notre avis, ni de sa prétention dogmatique au matérialisme, ni de l’intuition confuse des « conditions transcendantales » de la pensée (la « mens » qui « hante le corps primé », ibid., p. 77), mais plutôt du statut problématique et typiquement sceptique de la notion de phénomène qui, d’une part, renvoie par ses liens causaux aux effets de la réalité extérieure, et de l’autre, se situe au-dedans de la sphère imaginative, à la limite rationnelle, dans le sens d’une raison (une mens justement) qui est construite, par le moyen de conventions logico-linguistiques, sur les « fantasmes » de l’expérience antécédente.
180 De corpore, VIII, 23, p. 92 : « Accidens autem, propter quod corpori alicui certum nomen imponimus, sive accidens, quod subjectum suum denominat, Essentia dici solet ». Cf. le commentaire de Leijenhorst, op. cit., p. 163-165.
181 De corpore, VIII, 2, p. 83 l. 19-20. Il s’agit de la définition que Hobbes considère comme alternative à la théorie “réaliste” de l’accident (présentée ainsi : « Accidens esse aliquid, scilicet partem aliquam rerum naturalium », p. 83 l. 16-17) et donc de la théorie qu’il entreprend de faire sienne. En réalité, K. Schuhmann soutient qu’on retrouve cette même définition chez F. Suarez, Disputationes Metaphysicae, Disp. XXXII, Sectio I, xxii sq. (voir K. Schuhmann, « Le vocabulaire de l’espace », dans Y.C. Zarka (éd.), Hobbes et son vocabulaire, op. cit., p. 61-82). La version hobbesienne de la correcte théorie “représentative” de l’accident est énoncée peu après : « quod idem est ac si dicerent Accidens esse facultatem corporis, qua sui conceptum nobis imprimit » (De corpore, loc. cit., p. 83 ll. 20-21). Y. Ch. Zarka, La décision métaphysique de Hobbes, op. cit., p. 121-122 a souligné le caractère « non ontologique », mais « nominal » des notions d’essence et accident. Sur le rapport entre le corps et l’accident, dans une perspective d’analyse linguistique de la proposition, cf. A. M. Belgrado, Linguaggio e mondo in Hobbes, op. cit., p. 63-80.
182 De corpore, VIII, 3, p. 84 : « quaedam accidentia abesse a corpore sine interitu ejus non possunt, nam corpus sine extensione aut sine figura omnino concipi non potest ». Dans cet important paragraphe Hobbes explique en quel sens il faut entendre l’expression que l’accident est dans un corps (« accidens in corpore inesse »), sans être lui-même un corps (corpus) : ibid., p. 84.
183 Voir surtout C. Leijenhorst, op. cit., chap. iv (« Body and Accident »), p. 138-170.
184 Voir les commentaires de C. Stough, op. cit., p. 21 sq., qui place la distinction pyrrhonienne dans le contexte d’une plus vaste convergence de la pensée grecque : « So far the Skeptic position is quite orthodox. It originated within an intellectual context in which the appearance-reality dichotomy was so familiar as top be taken quite for granted » (ibid., p. 32).
185 De corpore, XXV, 2, p. 269 : « Ostensum est praeterea motum nisi a moto et contiguo generari non posse ». Hobbes renvoie à ibid. IX, 7, p. 97. Ainsi, peut-il relier l’apparaître du phantasma à la réalité du mouvement : « Habemus ergo jam sensionis subjectum, nimirum illud, in quo insunt phantasmata, et partim etiam naturam ejus, nempe quod sit motus aliquis internus in sentiente » (ibid., p. 269).
186 Une considération importante du De corpore, VI, 8-9, p. 63-64, se réfère à la distinction entre la génération et la variabilité des « accidents », d’une part, et, de l’autre, la stabilité de la « matière ». Cf. le commentaire de C. Leijenhorst, op. cit., p. 148 : « Hobbes interprets subjectum and suppositum along the lines of his ens – phantasma distinction ». Sur le rôle général du principe de causalité, voir ibid., chap. v (« Causality, Motion and Necessity »), p. 171-217.
187 Il y a aussi une version moins logico-conventionnelle qu’expérimentale de l’hypothèse et celle-ci a été cruciale pour le développement du scepticisme “constructif” et empiriste, auquel Hobbes ne participa pas. Voir sur cet aspect une analyse récente sur la littérature et le status quaestionis : Sophie Roux, « Le scepticisme et les hypothèses de la physique », Revue de Synthèse, 119, 1998, p. 211-255.
188 Dans un livre publié il y a une dizaine d’années, Michael Esfeld, Mechanismus und Subjektivität in der Philosophie von Th. Hobbes, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt 1995 (voir la synthèse conclusive, p. 383-388), a fait aboutir la philosophie hobbesienne à un résultat radicalement sceptique. Cet aboutissement serait déterminé par le caractère totalement “privé” tant des contenus perceptifs (les fantasmes) que de la notion de raison, sur lesquels Hobbes s’est appuyé. En ce qui concerne le scepticisme, ce livre est dépourvu de toute référence au contexte historique (pour ne citer que les exemples les plus frappants : Sextus Empiricus n’est jamais cité, Gassendi non plus ; Montaigne est mentionné une seule fois et incidemment). Toute l’étude roule autour de la prétendue inhabileté de Hobbes à résoudre le « problème de l’existence du monde extérieur » (« Aussenweltproblem », op. cit., p. 180 sq.), et cela dans des termes proto-berkeleyens que Esfeld assume et présente comme adéquats à décrire la question. En réalité, comme nous l’avons vu, ni Hobbes, ni la plupart des « nouveaux pyrrhoniens » du xviie siècle, ni, à plus forte raison, les sceptiques anciens n’avaient perçu le problème de la façon que le fera Berkeley par la suite. Ils partageaient presque tous le présupposé réaliste (qui sera en revanche rejeté par l’évêque de Cloyne) et les apories de leur scepticisme ou phénoménisme dérivaient précisément du fait de comparer les représentations mentales à un monde du dehors dont le présupposé était unanimement accepté. Les problèmes étaient rattachés bien davantage aux conséquences qu’aux présupposés. Plus généralement, Esfeld considère que ce qu’il appelle l’échec sceptique provient du conflit subsistant entre les prétentions épistémologiques de validité de la théorie hobbesienne et les bases anthropologiques sur lesquelles ce modèle de science s’appuie (cf. Esfeld, op. cit., p. 132-33, 183). Évidemment, Esfeld ne considère pas comme concluante la solution artificialiste et constructiviste élaborée par Hobbes pour permettre à la science de « calculer » sur les « fantasmes ». Voir sur ce livre le compte rendu, assez critique, de K. Schuhmann : British Journal for the History of Philosophy, 6, 1998, p. 478-81.
189 Hobbes a utilisé à plusieurs reprises une métaphore semblable, celle de l’aveugle né, mais il l’a appliquée pour l’essentiel au problème de la connaissance de cette substance particulière, la substance divine, qui ne peut pas être imaginée, mais dont on peut affirmer l’existence, bien qu’on n’en connaisse pas la nature. Hobbes compare la façon dont on peut atteindre Dieu en tant que cause première avec la façon dont un homme aveugle, qui a la sensation de la chaleur du feu, conclut l’existence de quelque chose qui cause la chaleur, mais qu’il ne peut pas voir et qu’il appelle « un feu ». Cf. Objectiones Tertiae (AT VII, p. 180 ll. 9-23) ; El. I, XI, 2, p. 54 ; Lev. XI, p. 167 (version latine OL III, p. 83). C. Leijenhorst, « La causalité… », op. cit., p. 93, remarque qu’on peut étendre cette même comparaison au problème de la connaissance des causes de nos idées. Comme nous l’avons montré plus haut, même dans le cas des substances corporelles (qui relèvent du fini et non de l’infini comme Dieu), cette impossibilité d’une connaissance directe dépend du fait que nous n’avons aucune « idée » de la substance au sens strict du mot, car les seules idées dont nous disposons ne représentent que les « façons de les concevoir », à savoir leurs accidents : ce qui fait que, de ce point de vue, nous sommes envers les substances comme l’aveugle envers le feu. sur le contexte scientifique du xviie siècle, cf. Paolo Rossi, La nascita della scienza moderna in Europa, Roma-Bari, Laterza, 1997 (éd. fr. Paris, Seuil, 1997).
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