Chapitre III. Le scepticisme et la « métaphysique nouvelle »
Tommaso Campanella, Marin Mersenne et René Descartes
p. 101-170
Texte intégral
1Les histoires de la philosophie qui traitent non seulement des effets, mais aussi des réactions engendrées par le scepticisme, ne font généralement que survoler Tommaso Campanella1, bien que celui-ci ait dédié le premier Livre de son Universalis philosophia (qui contient sa Metaphysica) à une analyse circonstanciée, et à la réfutation, des différents « doutes » élevés par les sceptiques – et tout cela quelques décennies avant le Discours et les Méditations de Descartes. La Metaphysica, en effet, est d’une importance fondamentale, car aux environs des années vingt du xviie siècle son auteur y aborde, avec une ampleur qui n’a pas d’égal à l’âge moderne, le problème du scepticisme en montrant qu’il est à la fois la conséquence d’une doctrine sensualiste de la connaissance mais que, d’autre part, il peut aider à développer une théorie nouvelle strictement reliée à sa propre réforme de la métaphysique. À l’évidence, le philosophe calabrais connaissait bien les différentes facettes de la renaissance sceptique du xvie siècle, meme si apparemment il n’avait pas d’accès aux textes nouvellement publiés de Sextus Empiricus : cela ne l’empêcha pas de relever les difficultés des sceptiques et de proposer des réponses d’une remarquable rigueur. Nous verrons aussi que, malgré sa publication tardive, la Metaphysica contribua, fût-ce de manière souterraine, à la discussion sur les mérites et les difficultés du scepticisme relancée par Mersenne dans ces mêmes années ; tout de même, il n’est pas arbitraire d’affirmer que Descartes développa certains aspects de sa réflexion autour du cogito et de la primauté de la conscience de soi de façon polémique contre quelques éléments de la philosophie campanellienne dont il eut la connaissance non pas tant à travers la Metaphysica que par la lecture de quelques ouvrages antérieurs.
2Par sa position à la charnière entre deux époques différentes, entre le sensualisme de la Renaissance et la révolution cartésienne, la philosophie de Campanella exprime bien l’impulsion puissante que la réflexion sur les doutes du scepticisme donna à une pensée qui était en train d’abandonner les certitudes factices de l’empirisme et de la métaphysique scolastiques pour rejoindre des fondements plus stables, dans la perspective d’un renouveau qui engageait tant la psychologie des facultés et la théorie de la connaissance que la doctrine métaphysique des qualités premières de l’être.
Campanella et les doutes du scepticisme
3Avant toute chose, il convient de s’arrêter sur l’importance accordée aux problèmes du scepticisme dans la division tripartite de la nova Metaphysica. Campanella réserve tout le livre initial de la première partie (celui traitant des principia sciendi) à une sorte de discussion préliminaire centrée sur les problèmes classiques soulevés par les sceptiques. Pour Campanella, « la question [est] de savoir si la science existe, et combien elle est limitée et partielle, au point où celui-là seul sait, qui sait de ne rien savoir de façon parfaite et complète »2. L’ouvrage débute par un long développement consacré au résumé des dubitationes qui, rappelons-le, sont au nombre de quatorze. Il s’agit d’ailleurs peut-être là du plus important recueil du genre composé au xviie siècle par un auteur étranger à l’école sceptique. Et bien qu’elle n’ait été publiée qu’en 1638, la Metaphysica connut une gestation très longue, qui accompagna presque toute la vie de son auteur. Une première rédaction en italien, achevée en 1602, avait été volée par un domestique du marquis de Lavello, qui en avait reçu le manuscrit. Une deuxième, écrite en latin en 1609, fut saisie l’année suivante par ordre du Nonce pontifical de Naples ; d’où une nouvelle rédaction, qui fut achevée au début de l’an 16113 (comme il appert d’une lettre adressée à Galilée) et envoyée dans le courant de l’année à Gaspard Schopp pour être communiquée, avec d’autres écrits, à l’archiduc Ferdinand de Styrie, le futur empereur d’Allemagne4. À son tour, Tobias Adami, le fidèle ami de Campanella et le premier éditeur de ses œuvres, reçut un manuscrit de la Metaphysica, à Naples, en octobre 1613 et l’emporta avec lui en Allemagne, pour le confier à l’imprimeur avec beaucoup d’autres, mais sans réussir à le publier5. De son côté, Campanella parvint à une quatrième version manuscrite presque définitive, en seize livres et trois parties, prête pour l’imprimerie dès 1624. Mais l’histoire de l’impression ne fut pas moins compliquée et difficile, une véritable odyssée. La publication en France que Mersenne s’était offert de réaliser la même année 1624, avorta, et on ne comprend pas bien pourquoi, malgré tout l’intérêt manifesté par le savant français6. Après l’échec de cette nouvelle tentative de publication, Campanella reprit le texte et y apporta plusieurs modifications en dédoublant les deux derniers livres. Tout devint plus aisé dès que le philosophe s’installa en France, après sa fuite de Rome en 1634. Les audiences concédées rapidement par Richelieu et par Louis XIII, des amitiés influentes et l’image de victime géniale et héroïque de la persécution inquisitoriale et espagnole, lui ouvrirent les portes de la publication, qui avaient été auparavant fermées à cause des censures et des condamnations ecclésiastiques. Entre 1636 et 1638, il fit imprimer à Paris l’Atheismus triumphatus, avec une dédicace au roi, le De sensu rerum et magia, offert au cardinal Richelieu, les Disputationes, la Philosophia rationalis et finalement l’Universalis philosophia, à savoir sa Metaphysica. La Sorbonne approuva cette dernière grande œuvre le 15 octobre et le 8 novembre 1635, l’imprimatur fut accordé le premier juin de l’année suivante, le privilège du Roi le 18 janvier 16387 ; mais l’impression ne fut effectivement accomplie qu’entre juin 1637 et 1638, grâce au financement de Claude de Bullion, conseiller secret du roi de France.
4Le seul manuscrit de l’Universalis Philosophia que nous connaissons contient la quatrième rédaction de l’œuvre, celle qui avait été achevée en 1624 et qui aurait dû être publiée à Rome, par Bruggiotti8. Si l’on considère les dates de rédaction, assez précoces, il appert que le premier livre de la Metaphysica, consacré tout entier à examiner et à résoudre les doutes du scepticisme, se place bien dans le contexte de la renaissance de ce mouvement philosophique, et qu’il en devance même quelques grands textes qui s’y rattachent. S’il vient après les éditions de Sextus, les Essais de Montaigne ou le Quod nihil scitur de Sanches, en revanche, ce premier livre de la Metaphyisca précède d’autres ouvrages qui ont assuré au scepticisme sa place fondamentale dans le développement de la pensée moderne. Rappelons ici les œuvres qui viennent après la rédaction originale, et souvent même après les réécritures successives de la Metaphysica : le premier livre des Exercitationes paradoxicae de Gassendi ne fut publié qu’en 1624 (et son auteur renonça à la publication du second livre, à cause des remous provoqués par l’affaire de Clave et l’Arrêt du Parlement de Paris interdisant l’enseignement de toute autre philosophie que celle d’Aristote), alors qu’entre 1624 et 1625 on publia en succession rapide les œuvres anti-sceptiques de Marin Mersenne : L’Impiété des Déistes, Athées et Libertins de ce temps et La Vérité des sciences. Contre les Sceptiques ou Pyrrhoniens. Les Quatre dialogues faits à l’imitation des anciens d’Orasius Tubero (pseudonyme de La Mothe Le Vayer) parurent en 1630, les Cinq autres dialogues l’année suivante, alors que le Discours de Descartes, avec son importante stratégie anti-sceptique, est de 1637, et les Meditationes de 1641.
5Et cependant, il faut avouer que, malgré toute sa précocité, la Metaphysica9 cumula un triple retard par rapport à ce nouveau débat sur le scepticisme qui se développa dans le premier tiers du siècle. Tout d’abord, Campanella semble ignorer (comme on le verra ci-après) les arguments typiquement pyrrhoniens qui avaient ressurgi avec les editiones principes de Sextus Empiricus en 1562 et 1569, par Gentian Hervet et Henri Estienne, et qui avaient été divulgués au grand public par Montaigne. Un deuxième décalage tient à la date relativement tardive de la parution de la Metaphyisica (1638), du fait de la très longue gestation éditoriale de l’ouvrage. La troisième raison de retard est plus grave et s’explique par le changement radical survenu dans le “climat” philosophique, avec la “révolution” cartésienne, qui fit sembler tout à fait dépassé un ouvrage comme la Metaphysica bourrée d’érudition scolastique et de thèmes classiques. On verra cependant qu’en dépit de ces éléments conjoncturels défavorables, l’œuvre de Campanella exerça une certaine influence, en partie souterraine et cachée, sur un représentant typique de la nouvelle science mécaniste, Mersenne, et qu’elle ne fut pas étrangère au développement de la pensée cartésienne.
6Il faut dire d’emblée que le recueil des dubitationes, sur lequel s’ouvre le premier livre, ne prétend pas à l’originalité. Il vise plutôt une sorte d’exhaustivité encyclopédique qui cherche à faire du scepticisme une propédeutique à une « nouvelle métaphysique ». C’est ainsi que l’on retrouve dans ce recueil plusieurs poncifs du scepticisme antique et moderne, comme par ailleurs dans l’opuscule de Sanches ou dans l’Apologie de Montaigne : le sens ne saisit jamais que « l’extérieur » (particulam exteriorem), les « accidents » ou les « effets », tandis que les « parties internes » (interiora), la « substance » et l’essence (quidditas) nous demeurent cachées10. Même dans les limites tracées par ces considérations, qui deviendront canoniques avec les œuvres de Mersenne, le principe suivant lequel chacun connaît selon la façon dont il est affecté (alius aliter afficitur) est maintenu. Ce que nous savons, nous ne le connaissons que « selon notre mesure, et non selon la mesure de l’étant et du vrai » (secundum mensuram nostram, non secundum entis et veri)11. Ces arguments, particulièrement insidieux pour un auteur qui avait fait de la sensation le principe et la validation de toute connaissance12, seront développés ultérieurement dans une sorte de crescendo au cours de la troisième dubitatio, qui entend démontrer que la connaissance partielle et superficielle n’est pas non plus considérée par les sceptiques comme étant réellement possible. Un survol attentif des cinq sens, l’examen minutieux des illusions habituelles de la perception (la rame cassée, le verre à facettes, le mouvement apparent de la terre mais non du navire etc.), portent à conclure qu’aucun « sens ne perçoit les choses comme elles sont, mais de la manière dont elles nous affectent »13. Or, bien que les sensations soient fondamentales pour tout l’édifice de la connaissance, chacun finirait par « avoir une philosophie propre, selon la perception de ses sens »14. Il n’y a plus ici qu’un pas à franchir pour comparer les données sensorielles des hommes entre eux et avec les animaux. La conséquence évidente d’une telle comparaison est que ces derniers nous sont supérieurs quant à l’acuité des perceptions sensorielles et, du reste, quand bien même on eût rencontré chez l’homme un meilleur équilibre de tempérament, il ne serait tel que pour nous et non pour la Nature15. En réalité, la comparaison entre les hommes et les animaux, qui avait passionné Montaigne dans l’Apologie, unit les uns et les autres dans un commun horizon d’ignorance, selon Campanella. On ne connaît jamais que la surface des choses16. Par conséquent, au terme de l’enquête, même le paradigme sensualiste est mis en question, et pas seulement à cause de sa mise en œuvre concrète chez tel ou tel sujet connaissant : « Il ne faudrait philosopher ni à partir de nos sens, ni de ceux des animaux, car le sens ne connaît pas les choses, mais les images ou les accidents externes à l’essence »17.
7Du côté des sources philosophiques, il est intéressant de noter que Campanella porte une attention particulière aux passages du Théétète où Platon souligne le caractère problématique et incertain de la connaissance sensible, non seulement pour des raisons de fait liées à la complexion organique, heureuse ou non, du sujet, mais aussi pour des raisons de principe qui tiennent au caractère phénoménal de la perception. La connaissance la plus parfaite ne pourra jamais enregistrer que les apparences sensibles18 qui, néanmoins, seront « fausses et altérées », dans la mesure où les « images », avant de pénétrer dans l’âme de celui qui les perçoit, seront « déformées par le mélange de l’organe et du moyen par lequel nous percevons »19. La matérialité de la sensation qui, dans le Théétète, naît de la rencontre entre la chose sentie, le milieu externe, l’organe du sens et la membrane interne de celui qui perçoit (avec toutes les combinaisons et perturbations auxquelles cette rencontre donne lieu), semble ici se compliquer encore davantage par suite du mobilisme héraclitéen, selon lequel toutes choses sont entraînées « dans un flux et reflux continuel »20. De la genèse du « phénomène » (convoqué toutefois ici sous le terme de simulachrum)21 retracée par Platon, cette partie de la Metaphysica met surtout en valeur la conclusion sceptique (« Socrate, dans le Théétète, alors qu’il tente de résoudre le doute qui l’assaille, en réalité l’accroît »), en ne retenant du dialogue que la pars destruens, c’est-à-dire le discrédit de la connaissance sensible (« Ainsi, le sens et la vérité naissant des sens tombent à la fois ; c’est pourquoi la sensation n’est point science »)22. La tentative socratique de soustraire au changement universel ces aspects inaltérables et idéaux qui, seuls, auraient permis l’édification d’une science certaine est, quant à elle, bel et bien rejetée.
8Héritière sous cet angle du platonisme, l’épistémologie aristotélicienne se fondait, elle aussi, sur des éléments permanents comme « l’espèce et le tout, et non sur la matière et les parties singulières ». La conséquence évidente, pour le Stagirite, était que « la science concerne les espèces », et non pas les êtres individuels qui sont emportés dans les apories mises en lumière par Héraclite, Socrate et Protagoras23. Avec les sceptiques et comme Sanches, Campanella réagit contre cette construction abstraite, en réaffirmant l’exigence d’un savoir qui puise aux choses concrètes et individuelles, là où, dans la science aristotélicienne de l’universel, il n’y aurait « aucune sagesse, si ce n’est que confuse, générique et extrinsèque, telle qu’elle n’atteint pas l’essence intime de la chose ». À ce modèle de savoir abstrait24, la dubitatio seconde avait déjà opposé une sorte de savoir total, le déclarant cependant illusoire, un savoir irréductible aux « entités générales, qui font abstraction des singularités » (communia, absque singularitatibus), et modelé sur l’exemple de la connaissance de Dieu qui atteint toutes les particularitates25. Le raisonnement de Campanella suit les thèses d’un nominalisme radical selon lequel « les universaux n’existent point sinon dans les choses particulières »26. Mais, précisément pour cette raison, la revalorisation des caractéristiques particulières conduit à l’échec sceptique, puisque, dans cette cette hypothèse, « il faudrait connaître une infinité de choses corruptibles, qu’on ne pourrait pas savoir, afin que nous connaissions quelque chose, ce qui est impossible »27.
9Le caractère pré-pyrrhonien, évidemment dans le sens conceptuel et non chronologique du terme, qui affecte le discours de Campanella frappe d’emblée. Quelques décennies après les editiones principes de Sextus Empiricus, le philosophe calabrais semble ignorer les nouveautés que ces textes avaient apportées dans la représentation de l’argumentaire sceptique. Dans l’ensemble du premier livre de la Metaphysica, les « sceptiques » sont entendus dans un sens très général, sans faire de différence apparente entre pyrrhoniens et académiciens28 ; l’auteur ne parle pas de Pyrrhon et ne mentionne qu’une seule fois Sextus Empiricus, il est vrai pour distinguer correctement sa position du dogmatisme négatif de Socrate et d’Arcésilas29.
10Malgré l’évidence de la structure du traité, il subsiste encore, dans la littérature critique, quelque incertitude sur la place et la fonction des arguments “sceptiques” chez Campanella. Par exemple, la vieille étude de Léon Blanchet, qui a eu pourtant le mérite de prendre très au sérieux le rôle des objections sceptiques dans la fondation de la métaphysique campanellienne, regrette « le désordre général de l’argumentation, encore accru par la manie scolastique de division et de subdivision »30. En réalité, Blanchet n’a pas saisi le caractère bien organisé et, dirions-nous, organique de la stratégie anti-sceptique développée dans ce livre I. En revanche, il a bien indiqué la fonction architectonique du doute, car – écrit-il –, dans l’œuvre de Campanella, c’est « à la théorie de la connaissance que toute la métaphysique est suspendue », et cette subordination n’est pas « l’effet de hasard ou d’un de ces assemblages arbitraires d’écrits de destination », s’agissant au contraire d’une parfaite « conscience de l’importance de la discipline qui doit servir d’introduction à la philosophie première »31. Sur les sources sceptiques de la Metaphysica, en revanche, le discours devrait être beaucoup plus rigoureux qu’il ne l’est dans le livre de Blanchet : en effet, et à l’encontre de celui-ci, nous excluons une influence réelle des éditions de Sextus, pour les raisons que nous exposerons ci-après dans le texte. Agrippa de Nettesheim est mentionné par Campanella surtout pour son œuvre de magie (De occulta philosophia), donc comme pseudomagus, par opposition à Ficin, et non comme auteur sceptique32. Il semble en réalité que les sources majeures de Campanella, pour la connaissance des arguments sceptiques, furent les œuvres qui étaient déjà disponibles avant les éditions Hervet-Estienne : pour l’essentiel, Cicéron, Diogène Laerce, Lactance et le Contra academicos de Saint-Augustin. En définitive, parmi les modernes, le cas de Campanella ressemble plutôt à celui de Sanches et se détache de celui de Montaigne, à cause de la rencontre manquée avec les textes sextiens33.
11Au niveau des contenus, la comparaison avec les grands manuels de Sextus est tout aussi décevante, et cela en dépit des apparences qui pourraient induire en erreur le lecteur moderne. Un examen rapide pourrait porter à croire que les considérations campanelliennes sur le sens, entendu comme affection, et sur ses variétés correspondent, dans leurs grandes lignes, à l’essentiel des huit premiers tropes de Sextus Empiricus34. Il en va de même de la distinction entre imagines ou simulachra35 d’avec la réalité des choses, distinction qui pourrait ressembler à celle qu’avait faite Sextus Empiricus entre phainomenon et hypokeimenon. En réalité, il s’agit cependant là d’analogies superficielles, puisque le tour pyrrhonien tout particulier des tropes sextiens est tout à fait absent de la Metaphysica. Campanella préfère d’ailleurs s’appuyer sur le lexique aristotélico-scolastique, et parle d’« images » ou « simulacres » plutôt que de « phénomènes ». En étant manifestement plus à son aise avec la dichotomie aristotélicienne entre accidents et substances qu’avec la coupure sextienne entre « apparences » et « natures », il ne parvient pas à saisir toute la nouveauté du concept de phénomène, concept neutre en regard des lourdes constructions scolastiques desquelles les thèses de ses sceptiques, aussi douteurs et rebelles qu’ils soient, s’avèrent pourtant redevables. Et bien que dans son travail de doxographe il évoque, comme un leitmotiv, le thème de la discordance des opinions philosophiques (écho lointain de la diaphônia pyrrhonienne), plusieurs autres arguments plus techniques, et typiques de Sextus Empiricus, lui sont étrangers. Ainsi en est-il de l’aporie du « critère », des figures du « diallèle » et de la « régression à l’infini »36 – autant de thèmes abordés déjà dans des textes de vulgarisation comme l’Apologie de Montaigne ou chez Mersenne – de même que manquent dans la Metaphysica les apories du signe (qui seront proposées de nouveau par Gassendi), ou les huit tropes d’Enésidème autour de la doctrine de la causalité, paraphrasés dans la Vérité des sciences37.
Rêve et veille, sagesse et folie
12Tout cela n’empêche que les pages dans lesquelles le philosophe calabrais examine certains topoi du discours sceptique, par ailleurs déjà présents chez Cicéron et chez d’autres auteurs anciens38, sont de grand intérêt. Ces poncifs connaîtront une fortune renouvelée dans le Discours de la méthode de Descartes. Il s’agit du doute quant à l’état de rêve et de veille, de la comparaison entre la sagesse et la folie à laquelle s’ajoute celle bien plus dramatique entre la vie et la mort, inspirée d’Euripide39 : voilà autant de thèmes anciens qui, par leur radicalité, prennent une signification particulière dans la Metaphysica, dérivés qu’ils sont du principe avancée par les sceptiques – mais propre à Campanella, d’ailleurs, au moins partiellement – que le savoir est passio, puisqu’il y aurait dans l’acte de connaissance une transmutation véritable du sujet dans l’objet de la connaissance, une sorte d’« aliénation » : scientem in scibile mutari : ergo scire est alienari. Le dixième doute, par lequel Campanella souligne le fait que ce type d’aliénation va jusqu’à faire oublier à l’âme ce qu’elle est et comment elle agit, est particulièrement important40. Par un habile passage à la limite de cette « aliénation », le sceptique souligne la proximité de la connaissance avec la folie (alienatio est furor, et insania), projetant ainsi sur le savoir humain, sur sa structure constitutive même, l’ombre inquiétante de doute le plus radical41. Ce n’est pas là un hasard si les dubitationes XI, XII et XIII reviennent sur le thème du « délire » humain. « Le fait que nous dormions, que nous délirions, que nous soyons dans la région de la mort »42, se déduit de plusieurs signes, et d’abord de la constatation des « délires » philosophiques43, mais aussi des contrastes non moins fous que l’on trouve entre les doctrines des principes, y compris aux fondements de la morale et de la religion. Les pages que Campanella consacre à ce thème particulièrement insidieux offrent une belle synthèse des arguments produits par le scepticisme éthique, incluant le discours de Carnéade déjà évoqué par Grotius dans les « Prolegomena » du De Jure Belli et Pacis, tandis que les savoureuses annotations sur la disparité des religions et leurs étranges croyances semblent des réminiscences de la lecture des libertins ou des premiers déistes, tels qu’il les avait décrits lui-même dans son Atheismus triumphatus44. En effet, le personnage sceptique du texte campanellien tire une leçon désabusée de tous ces conflits théologiques qui opposent les églises et les religions. À ce propos, il affirme que :
Toutes les religions sont divisées en plusieurs hérésies sans nombre, chacun interprète les dogmes à sa façon. Donc, ou le dogme est multiple en lui-même et provoque la contradiction, ou tous les hommes délirent : dans les deux cas, il n’y a pas de science. Également, tous croient pouvoir se sauver avec leur propre religion et que tous les autres seront condamnés, ce qui semble indigne de Dieu : ainsi, ou toutes les religions plaisent-elles à Dieu, ou bien il n’a cure de pareilles choses. Ici aussi le délire déploie ses voiles45.
13En revanche, la treizième dubitatio ajoute au doute une aura mystique et surnaturelle, reproduisant certaines mouvances typiques du « scepticisme chrétien ». Plusieurs sources classiques (Homère, Parménide, Protagoras, Socrate, Platon, Plutarque, Archésilas) et certaines figures bibliques (Salomon, David, Job, saint Paul, saint Jean) sont convoquées ici pour recommander l’éloge de la modeste ignorance, exaltant l’humilité du savoir de ne pas savoir, alors que les « Sceptiques » vont jusqu’à affirmer ignorer s’il est possible ou non de connaître46.
14Une revue des sources de Campanella a déjà montré comment ses thèses dépendent d’une compréhension du scepticisme encore indépendante des nouveautés de l’approche néo-pyrrhonienne. On en aura d’autres confirmations, tant ex parte absentiae que ex parte praesentiae. Si l’on prend cet argument décisif qu’est celui du rêve et de la veille, de la santé ou de la folie, il faut reconnaître que le véritable interlocuteur de Campanella n’est ici ni Sextus Empiricus ni sa reprise moderne (par exemple Montaigne), mais Aristote lui-même. En répondant à ce type d’objection, Aristote avait fait appel (comme le fera Mersenne aussi) à un paradigme de normalité utile afin de discriminer les jugements droits des jugements trompeurs, dissipant ainsi le doute soulevé de l’apparente similitude entre la veille et le rêve. Selon Campanella, Aristote
affirme qu’en jugeant les choses, il faut davantage croire à celui qui est éveillé qu’à celui qui dort, davantage à celui qui est sain qu’à celui qui est malade, plus à celui qui regarde de près qu’à celui qui regarde de loin en ce qui a trait aux grandeurs et aux couleurs, et plus aux forts qu’aux faibles en ce qui a trait aux poids47.
15Comme nous l’avons déjà vu, Sextus Empiricus, et Montaigne après lui, avaient déjà fait justice de cette présomption de « normalité » en lui opposant les arguments suivants : si toutes les représentations ne sont que des phénomènes, des apparences, il n’y a aucune raison pour en privilégier certaines, dans la mesure où même les phénomènes propres à la personne saine, éveillée, bien disposée et forte ne sont que les effets d’une situation, d’une constitution, d’un environnement particulier etc., tout comme il advient pour les phénomènes du dormeur, du malade, du fou etc. C’est pourquoi Montaigne avait observé avec finesse que dans la recherche de la prétendue objectivité, il faudrait disposer d’un « juge » qui ne soit ni jeune, ni vieux, ni sain, ni malade, ni endormi, ni éveillé, un juge « exempt de toutes ces qualités » et, par conséquent, « indifférent » – somme toute, « un juge qui ne fut jamais »48. Et si l’on décide d’évoquer un principe de discrimination, un « critère » permettant de distinguer et de privilégier certains états par rapport aux autres, ce critère ne pourra se situer au même niveau que les phénomènes qu’il juge, mais sur un plan distinct et, d’une certaine manière, « supérieur ». Ainsi, pourra-t-on déclencher l’argument classique de la régression à l’infini, argument bien décrit par Sextus Empiricus : un critère en nécessite un second pour le valider et ainsi de suite à l’infini – ou à défaut l’argument circulaire, le diallèle, qui fait dépendre le juge de la chose jugée et vice versa, avec toutes les apories que cette situation contient.
16La réplique de Campanella à l’aporie du sommeil et de la veille et à ses conséquences, que Montaigne avait déjà évoquées dans son Apologie49, est d’une tout autre teneur et, une fois encore, indépendante des sources pyrrhoniennes dans toute sa structure. Bien qu’il considère, lui aussi, inacceptable le paradigme de normalité admis par le Stagirite, le philosophe italien ne parvient cependant pas à saisir le sens théorique profond des objections de Sextus Empiricus, sans aucun doute parce qu’il n’en avait pas une connaissance directe. Aussi se perd-il dans une réfutation tout à fait factuelle, qui conclut à l’impossibilité de fait de mettre en acte le modèle aristotélicien sans pour autant le rejeter entièrement. C’est pourquoi l’auteur de la Metaphysica, n’ayant pas accès aux thématiques du phénomène et du critère, n’utilise pas l’épochè généralisée, comme celle qui sera typique de la première Méditation cartésienne, ni ne se rend véritablement compte de la signification radicale du thème du rêve et de la folie, à savoir la réduction de toute connaissance au phénomène, dans le sens d’apparence distinte de la réalité dont elle prétend être la représentation. Lorsque il utilise le mot d’« apparence », dans la plupart des occurrences, le sens est celui de l’« ombre » platonicienne, reflet pâle et illusoire des choses qui, à leur tour, reflètent les idées : donc une image de deuxième degré par rapport à la réalité idéale50. Afin de contester la présomption de normalité aristotélicienne, Campanella finit par suivre la trace du paradoxe platonicien plutôt que le thème sextien du phénomène, c’est-à dire qu’il affirme que l’âme est plus libre et plus forte que les sens, même dans la connaissance, et ce justement lorsqu’elle se trouve dans des conditions exceptionnelles plutôt que routinières. L’extase, le rêve, les visions, la foi, la proximité de la mort sont invoqués ici moins pour provoquer le doute sceptique que pour relativiser et diminuer l’emprise du sens commun, celui qui loge dans la « prison » du corps. D’où le caractère paradoxal et mystique que prend le scepticisme dans les pages finales de cette partie de la Metaphysica, pour laquelle vaut certainement cet adage de saint Paul, que Campanella cite à maintes reprises : « Dieu a frappé de folie la sagesse du monde »51.
17Toute une série de motifs, très présents dans le texte de Campanella, révèlent trop clairement le fond métaphysique, de type platonicien justement, qui soutient les dubitationes sceptiques du philosophe calabrais : l’âme est prisonnière du corps, enfermée « pareille à un forgeron en quelque grotte ténébreuse »52 ; le célèbre mythe de la République nous enseigne à raisonner « comme si nous étions dans une caverne à ne regarder que les ombres qui passent »53 ; l’autorité des « platoniciens et d’Augustin » déclare « que toutes les choses que nous voyons sont les images d’autres choses véritables qui existent dans le monde angélique et en Dieu »54. Par ailleurs, ces considérations sont confirmées par les nombreuses évocations du modèle socratique (avec sa sagesse du scire se nihil scire), et par l’examen approfondi des arguments du Théétète contre la connaissance sensible55, où les objets, nous l’avons vu, sont considérés comme des « composés de l’action des choses et de l’affection du sens »56, incapables de réfléchir la réalité en elle-même : toutes ces considérations renforcent encore une trame qui doit bien plus aux platoniciens qu’aux pyrrhoniens. Puisque « la sensation perçoit les passions des corps et non les essences qui en représentent la vérité »57, la conclusion de Protagoras (« que l’homme est la mesure de toute chose ») évoquée dans le Théétète a de bonnes chances de succès pour les sceptiques tels que Campanella se les représente. Ce n’est pas hasard si Socrate ne semble rien avoir à objecter à cette conclusion, du moins au niveau des apparences sensibles, « sans doute, suggère Campanella, parce qu’elle est vraie », étant par ailleurs avéré que « tous ont des opinions qui sont vraies, encore qu’elles ne soient pas toutes positives ni agréables ». Face à ce relativisme très proche du scepticisme, celui qui voudrait en montrer toutes les contradictions internes58 aurait la partie facile, comme le souligne le texte de la Metaphysica. Campanella n’apparaît pas pour autant disposé à partager ce type de stratégie contre le scepticisme, bien qu’il s’agisse de la refutation adoptée par Socrate lui-même dans le Théétète. À l’impératif platonicien d’atteindre le « genre stable et intelligible » en utilisant la « raison » avec pour fin la « science », l’auteur de la Metaphysica oppose encore une fois le caractère premier de la sensation, qui est incontournable et essentielle, même pour la raison : « Nulle personne saine d’esprit ne dira que la science part de l’intellect, mais bien de la sensation ; il faut donc philosopher à partir de celle-ci, comme le Créateur de toute chose l’a d’ailleurs établi ». Si le scepticisme possède de bons arguments pour dénoncer les limites et les incertitudes des sens, le platonisme, pour sa part, a tort de passer outre, jusqu’à nier la nécessité de la connaissance sensible, étant hors de doute que « l’intellect ne connaît rien sinon à partir de la sensation »59.
18Paraphrasant l’essentiel des considérations de Campanella, on pourrait dire que le problème sceptique de la connaissance doit certes trouver une solution dans le domaine de la métaphysique, mais une solution qui ne dissolve ni ne contourne la question éclaircie par les nombreuses dubitations qui se succèdent dans le texte. Telle est la première grande leçon du scepticisme dans la Metaphysica. C’est en ce sens que les dubitationes trahissent, dans leur ensemble, une forte résistence anti-idéaliste, dans la mesure où Campanella n’accepte pas de se rendre d’emblée à la théorie des idées, exigeant que les arguments développés dans les doutes soient auparavant examinés et, le cas échéant, battus sur leur propre terrain.
Le dépassement du scepticisme : perception de la passion et qualités premiêres de l’être
19Par sa théorie de la perception opposée au scepticisme, Campanella s’est mérité une place de choix dans la galerie, dressée par Léon Blanchet, des « antécédents historiques du je pense donc je suis ». Blanchet reconnaît au philosophe calabrais le mérite d’avoir montré que la sensation n’est pas que passion, mais aussi passionis perceptio, toujours accompagnée d’un élément d’autoconscience, un « acte qui juge à partir de la passion perçue »60, saisissant autrui à travers la transformation de lui-même. Puisque les doutes du scepticisme ont réussi à dissoudre l’idée d’une connaissance objective (toute connaissance consiste en une assimilation du sujet qui pâtit par l’objet qui en est la cause : dubitatio IX) et, à la fois, à détruire l’idée d’un savoir autonome du sujet (la dubitatio X met en évidence l’effacement ou l’oubli dans notre pensée d’une connaissance de notre propre esprit), la réponse de Campanella est tenue de donner satisfaction à deux exigences différentes : elle doit conserver, d’une part, l’idée d’une action exercée par l’objet, mais, d’autre part, il lui faut s’élever jusqu’à la notion d’intuition interne, qui puisse échapper à l’« aliénation » totale objectée par les sceptiques61. La réponse à cette double exigence vient du principe général de certitude, qui est impliqué dans le doute même des sceptiques et qui permet à Campanella de surmonter toutes leurs objections :
Ce n’est pas la connaissance sensible qui a le privilège de l’évidence immédiate et directe, c’est une pensée qui n’a d’autre objet qu’elle-même, une intuition par laquelle l’âme connaît directement la réalité de son existence, de sa connaissance et de son amour62.
20De là à récupérer la certitude fondamentale de sa propre existence, le pas est vite franchi, et Campanella y parvient aisément, sur les traces de saint Augustin et de sa célèbre mise en garde : enim non possum falli, si non sum. Nihil enim nec vere scit, nec fallitur (« je ne peux pas me tromper, si je ne suis pas. Ce qui n’est rien, ne peut ni savoir vrai, ni se tromper »), passage qu’il cite in extenso dans l’article où il entend démontrer qu’« il y a de connaissances très certaines et tout à fait universelles, dans lesquelles il est impossible de se tromper et sur lesquelles on peut procéder à bâtir les sciences ». Il s’agit du passage célèbre du De civitate Dei qui est repris dans la Metaphysica et qui en outre fournira à Campanella occasion de devélopper sa propre doctrine des « qualités premières » de l’être :
Mihi certissimum est quod ego sum. Quod si asseris, habeo hanc certitudinem si negas ; et dicis me falli ? Plane confiteris quod ego sum : enim possum falli si non sum. Nihil enim nec vere scit, nec fallitur. Item, ergo quod novi me esse, non fallor. Item, nosco me nosse, nec fallor. Sicut enim novi me esse, ita novi me nosse esse ; et ista duo, scilicet, me esse, et me nosse diligo, amoque : ergo addo tertium, scilicet Amorem ipsi Esse et Notitia. Neque potest quis dicere me falli, cum dico me amare, esse, et nosse, cum in his quae amo probatum sit quod ego non fallor, videlicet in Esse, et Nosse : quamquam et si illa falsa essent, falsa me amare verum esset : nam quo pacto reprehenderet et prohiberet ab amore falsorum, si illa me amare falsum esset ? Verum ergo est quod illa amem et infallibile. Nam sive sint falsa, sive sint vera, verus est amor. Nemo non vult se beatum esse : ergo nemo non vult esse, ergo certissimus est amor iste sicut Esse, et Nosse63.
21À vrai dire, ce qui importe dans l’inférence augustinienne64, selon Campanella, c’est plus l’implication métaphysique que l’importance épistémologique du principe, à l’inverse de ce qui arrivera dans le Discours de Descartes. C’est la réflexion sur la « qualité première » de l’être qui soutient la certitude de soi, puisque l’auto-implication du Sa (savoir) s’étend naturellement aussi au Pon (pouvoir) et au Mor (amour), comme il l’écrit dans le passage de la Metaphysica qui reprend l’argument augustinien :
nous pouvons, nous savons et nous voulons les autres choses parce que nous pouvons, nous savons et nous nous voulons nous-mêmes […] et jamais un être ne Peut, ne Sait ni ne Veut quelque chose, sinon parce qu’il peut, sait et se veut lui-même affecté par quelque chose65.
22Comme la tendance à s’observer soi-même est innée en chacun, ainsi doit-il exister en nous une faculté latente (notitia indita et abdita) par le moyen de laquelle nous pouvons nous saisir intérieurement nous-mêmes (« L’être de l’âme et de tout sujet connaissant est la connaissance de soi »)66. Cette « science innée de soi » existe indépendamment du temps et du travail, elle n’a pas besoin de l’être agissant : « C’est de cette manière que tous les êtres se connaissent d’une connaissance secrète, innée, non acquise, qui est le premier principe de leur être, autrement dit l’essentialité, la Primalité, comme la Puissance et l’Amour »67 Cette remarque suffirait à elle seule pour indiquer la différence radicale séparant la stratégie que Campanella mène contre les sceptiques, de celle de Descartes. Pour celui-ci, le dépassement du doute naît, pour ainsi dire, de l’intérieur de la connaissance, à travers l’amplification de l’épochè et la suspension de tous les présupposés, non seulement les présupposés métaphysiques, mais aussi ceux du sens commun (on pensera au doute, typiquement cartésien, sur l’existence du monde extérieur et de son propre corps, doute qui n’a d’égal ni chez les sceptiques anciens ni chez Campanella). C’est au contraire dans un programme métaphysique et psychologique concret et bien déterminé que l’auteur de l’Universalis philosophia trouve sa voie pour sortir du doute. Il s’agit là d’un programme à la fois anti-platonicien et anti-aristotélicien (même si l’opposition à Aristote est beaucoup plus nette et radicale que celle à Platon), et cela nous éclaire assez sur la conviction de Campanella que les apories du scepticisme proviendraient en grande partie de l’adoption d’une théorie inadéquate de la sensation et de la connaissance. Bien qu’il ne soit pas possible de résumer ici les fondements de la nouvelle psychologie de Campanella, certains éléments doivent néanmoins être brièvement évoqués, ainsi que la manière dont ils se présentent dans le premier livre de sa Metaphysica.
23Étant corporelle, l’âme sensitive est essentiellement composée du spiritus, matière ténue et très mobile68 ; l’âme « ne reçoit point les images des choses, mais leur mouvement qui la frappe »69. La description de l’acte de connaître comme processus d’information est donc erronée70. En outre, les « médiateurs » traditionnels de la sensation, les espèces aristotéliciennes71 ou les simulacres épicuriens sont éliminés72 : « toute action advient par contact et tout sens est toucher »73. L’âme sensible est unique, elle s’identifie au spiritus74, et coïncide, du reste, avec l’âme imaginative, mnémonique et rationnelle75. Le modèle de connaissance par image ou par copie est donc ici définitivement rejeté, et on lui en préfère un qui est vaguement mécanique, dicté par la transmission du mouvement : « L’esprit conserve tout ce qu’il perçoit, non pas comme une image au fond d’une peinture, mais comme les mouvements dans l’air dont on juge les choses qui se meuvent »76. La raison ne diffère pas « réellement dans le fond », mais seulement dans les « opérations », de la sensation et de l’imagination77. En outre, l’âme intellective comme Aristote la connaît « est la même que celle qui perçoit », puisqu’une même « faculté reçoit les objets puis les juge, sinon elle ne les reçoit point ». L’universel lui-même est d’abord perçu par la sensation à travers la connaissance des objets particuliers78.
24À la lumière de cette psychologie sensualiste, Campanella ne peut que rejeter le paradigme épistémologique d’Aristote et tout son héritage platonicien, en particulier là où le Stagirite déclarait que « la sagesse ne concerne ni la sensation ni les expériences », mais seulement l’universel et ses causes. Les qualités requises par Aristote sont résumées par Campanella en six brèves maximes qui caractérisent les aspects fondamentaux de la scientificité. Celle-ci implique : tout savoir, savoir aussi les choses les plus difficiles, avoir une connaissance qui soit plus fiable que d’autres, pouvoir enseigner toute chose, se justifier par soi-même, subordonner les autres sciences comme des connaissances ancillaires79. Ces maximes, remarque le philosophe, avaient été élaborées afin de privilégier la connaissance de l’universel et, tout particulièrement, le savoir de la métaphysique, « philosophie première » par excellence. Campanella inverse toutefois le schéma aristotélicien pour démontrer que l’expérience seule, c’est-à-dire la connaissance de l’individuel, peut ouvrir la voie à la sagesse véritable. Sous cet angle, le philosophe calabrais participe au grand mouvement culturel anti-aristotélicien qui, au xviie siècle, s’est servi du scepticisme pour opposer le savoir du concret, de l’individuel et de l’accidentel, à la science des essences universelles ou des causes ultimes, en soulignant son impossibilité et son caractère factice. Cette pars destruens rapproche l’auteur de la Metaphysica d’un Gassendi qui, dans les Exercitationes paradoxicae, déclarait que la science au sens aristotélicien du terme n’existait pas (quod nulla sit scientia, et maxime aristotelea) ; Campanella est aussi proche d’un Sanches qui soutenait quod nihil scitur, si le savoir doit être celui défini par le Stagirite.
25Mais il y a aussi une pars construens qui n’est pas moins significative et qui consiste à attribuer à la perception, face à l’objet, non seulement la réalité passive du sujet pensant, dont elle ne serait que la modification, mais encore l’activité interne de la pensée par laquelle l’esprit, interprétant cette modification, l’attribue à la chose extérieure qui l’a produite. Chaque perception n’est pas seulement « perception de la passion », comme on l’a déjà vu, mais elle est aussi inférence (illatio) et discours (discursus), ne fût-ce qu’embryonnaire : à l’inférence sensible, qui est souvent trop rapide et immédiate pour être vraiment perçue, fait suite une sorte de discours mental et celui-ci exige aussi l’intervention de l’entendement (intellectus)80.
26Quiconque a lu les pages de la Philosophia sensibus demonstrata ou du Senso delle cose est frappé par la constance et la continuité du sensualisme de Campanella, qui sert presque de toile de fond à sa réflexion tout entière. De ce point de vue, au terme d’un itinéraire philosophique long et tourmenté, la base empiriste de la gnoséologie campanellienne se trouve confirmée, tout en acquérant des innovations significatives. Le philosophe a reçu de Telesio la théorie de l’esprit (spiritus) subtil et matériel, ainsi que la représentation de la connaissance comme un procès qui se fonde sur la possibilité qu’a l’âme de pâtir, de subir des modifications, en étant elle-même matérielle : cette modification est essentiellement mouvement et pour Telesio déjà toute forme de sentir est un contact. On trouve encore dans le De sensu rerum de Telesio plusieurs éléments qui constituent la base du sensualisme de Campanella, comme la polémique contre la doctrine aristotélicienne de la sensation en tant qu’information et perfectionnement. Il en va de même de la refonte de la psychologie traditionnelle des facultés, qui met à leur place les transformations du sentir : celui-ci, s’appliquant à la même réalité matérielle de l’esprit, se change en mémoire, évaluation, intellection, selon que les ressemblances ou les diversités des choses sont senties clairement ou confusément, de façon totale ou partielle. On retrouve surtout chez Telesio le principe cardinal de la sensation comme perceptio passionis : si le sens n’est ni action et impulsion (actio impulsioque), ni simplement « passion et changement » (passio ipsa ipsaque immutatio), car le mouvement s’avère manifestement une chose différente du sentir et se réalise indépendamment du sens, « il ne reste – écrit Telesio – qu’à admettre que le sens est la perception des actions des choses, des impulsions de l’air et, en outre, de ses propres passions, de ses propres changements et de ses propres mouvements, et notamment la perception de ces derniers »81.
27Sur cette base, Campanella a opéré néanmoins des transformations substantielles, et il l’a fait assez tôt, au moins dès la première rédaction de Il senso delle cose e la magia (qui fut écrit en italien en 1590, mais qui ne fut imprimé qu’en 1620, après avoir été réécrit en latin). Dans cette œuvre, Campanella élabore de nouveau le sensualisme matérialiste télésien en lui apportant toutefois des corrections considérables. Il accepte tout ce qui a trait à la certitude et à la primauté du sentir82, n’ayant aucune hésitation à souscrire à la théorie de la sensation comme « passion » et à refuser l’idée aristotélicienne d’information. Mais, s’il est encore prêt à faire sienne la réforme télésienne de la psychologie, avec son empreinte unitaire concentrée sur les propriétés matérielles du spiritus83, en revanche, il rend plus complexe et plus riche le schème trop simplifié et réducteur de son maître. D’une part, et même à propos de la conception du sentir qu’il partage largement, il souligne encore davantage le fait que le sens n’est pas seulement passion, mais aussi perception de la passion et qu’il contient également un dévéloppement discursif ; il n’est pas intuition immédiate, mais aussi inférence, bien que trop rapide pour être perçue distinctement84. D’autre part, à côté de ce genre de sensations tournées vers l’extérieur et marquées par l’action des objets, il admet à présent une forme de connaissance de soi qui se fait sans passion, mais par identité essentielle avec soi-même85. Il s’agit là d’une propriété générale qui affecte tout être : « chaque étant connaît soi-même et se sent avec certitude, et sans discours »86. On peut même établir une hiérarchie entre les deux différentes manières de connaître : à l’image de la « véritable sagesse, sans passion mais active », que l’on voit en Dieu, de même « chez nous et dans les choses le sens de soi-même vient le premier et s’opère naturellement sans discours, le sens des choses extérieures qui est passion vient après »87.
28Dès Il Senso delle cose ces nouvelles perspectives se rattachent à d’autres doctrines typiquement campanelliennes : surtout le panpsychisme et l’idée que « le monde entier sent », bien que de façon différente selon les natures et les lieux88, et aussi la doctrine des qualités premières (« tous les êtres se composent de Puissance, Sagesse et Amour »)89, outre la théorie de la mens, par laquelle l’homme se divinise et affirme sa supériorité sur les animaux, même si l’esprit immatériel doit toujours se servir du spiritus matériel, comme de son « véhicule », pour agir90. Ce qui n’est pas encore clair ni tout à fait explicite dans Il senso delle cose (et il ne le sera pas non plus dans l’Atheismus triumphatus, car la théorie de la connaissance n’y est pas exposée), ce sont les raisons proprement métaphysiques de ce détour qui éloigne Campanella de Telesio : ces raisons ne deviendront explicites que dans la Metaphysica publiée en 1638, où il est affirmé que la connaissance de soi, se plaçant au-dessus de l’action, de la passion et du discours, « représente un savoir intuitif dont la perfection tient à ce que rien ne le distingue de l’être de la chose sue »91. Il Senso delle cose avait introduit l’exemple du joueur de cithare (qui n’a plus besoin de regarder les cordes ni de réfléchir au mouvement de ses doigts pour exécuter sa musique)92, dans le but d’expliquer le concept d’une science innée et tellement incorporée à l’artiste qu’il n’en est plus conscient. Ce même exemple reviendra dans la Metaphysica (dans le traité fondamental sur la deuxième primalité)93, mais, pour ainsi dire, sur un registre beaucoup plus élevé, car il sera dicté par « la thèse de l’identité entre savoir et être »94. Puisque connaître une chose signifie devenir cette chose-là, jusqu’à la limite de l’aliénation, la Metaphysica ajoute que nous n’aurions jamais pu devenir ces choses si, avant la passion, nous n’avions pas déjà été ces choses95. Comme l’a bien saisi Blanchet, « c’est de la connaissance de notre âme que [le jugement et le discours] tireront, par la voie de l’analogie, la connaissance des autres choses. Recevant son être des pures Primalités, notre esprit en un sens comprend dans sa réalité propre toutes les essences dont les primalités sont la source féconde et qui appartiennent aux autres êtres, comme lui constitués par des degrés divers de puissance, de sagesse et d’amour. Le sujet peut donc, sans sortir de soi, les connaître dans leur nature véritable »96. Cette inhérence de l’être au connaître qui, à son tour, conduit à l’implication des qualités premières dans la notion d’être, est ce que Campanella affirme lorsque, dans le sixième livre de la deuxième partie, il amorce son raisonnement à partir du principe général : Igitur in cunctis videtur cognitio ad esse pertinere97. Ainsi, voulant confirmer son intuition fondamentale que « chaque étant connaît soi-même, parce qu’il est lui-même »98, attaque-t-il Telesio et Aristote, d’après qui la connaissance n’arrive pas par l’être, mais par le devenir, et qui nient la connaissance directe de soi99. Il n’est pas jusqu’à la doctrine des idées, et de leur vision en Dieu par le moyen de l’illumination augustinienne, que Campanella ne récupère, dans son effort visant à montrer qu’aucune inférence rationnelle portant sur la nature des objets extérieurs ne serait possible « sans une présence obscure, ignorée, mais réelle, des idées à l’intérieur de notre être »100.
29Sur cette toile de fond, qui mériterait encore d’être approfondie, car la Metaphysica n’a pas trouvé jusqu’à présent d’historien à son hauteur, on comprend pourquoi Campanella se doit d’aborder les doutes issus du scepticisme, et pas seulement de façon polémique, mais aussi de manière constructive. Le programme d’une révision radicale des fondements du savoir avait été annoncé dans le De libris propriis et recta ratione studendi Syntagma comme une caractéristique de l’approche métaphysique, car – avait-il écrit dans cet ouvrage – :
le métaphysicien, qui traite de la philosophie commune à toutes les sciences, ne présuppose rien, mais enquête en doutant de tout ; il ne présuppose pas même d’être lui-même tel qu’il apparaît ; il ne dit pas non plus qu’il est vivant ou mort, mais il en doute […] il n’est pas même certain que les mots disent en effet ce qu’ils disent101.
30Ce programme ne se réalisera concrètement, et de manière systématique, que dans la Metaphysica. Il n’est donc pas étonnant que la position sensualiste originaire, qui n’avait jamais été abandonnée, prenne dans cette œuvre des accents d’auto-critique, en révélant également une conscience aiguë des limites au sein desquelles la validité des fondements sensibles du savoir doit être entendue ou reformulée. C’est de cette façon que les instances sceptiques sont inclues dans la gnoséologie de Campanella, sans l’infirmer, et qu’elles en délimitent l’extension. Avec ses doutes, le sceptique met en lumière des vérités dont le métaphysicien devra se charger. Alors que Il senso delle cose n’avait fait aucune allusion aux problèmes du scepticisme, le philosophe de Stilo a pu (et dû) expliciter dans la Metaphysica toute la partie destruens de sa réflexion, et donc l’aspect de critique sceptique, précisément parce qu’il voulait rebâtir de fond en comble les fondements du savoir. Ainsi, le scepticisme se révèle-t-il à la fois comme la vérité et comme le revers du sensualisme télésien que le philosophe avait précédemment embrassé102.
« Scientia modica et exilis »
31Si l’on examine la partie finale du livre I qui contient des réponses précises à toutes les dubitationes, il est facile de constater combien Campanella s’est approprié certains aspects du scepticisme, les corrigeant pourtant et les intégrant à une vision positive et constructive du savoir humain : un scepticisme certes limité, mais efficace et s’insérant bien dans son propre horizon. Mais son horizon – faut-il le souligner – n’est pas tant celui de la science nouvelle (dont il fut pourtant le défenseur dans sa célèbre Apologie de Galilée) que celui d’une réforme de la métaphysique qui devrait couronner l’encyclopédie du savoir humain renové.
32Dès sa première réponse, Campanella souligne à la fois la valeur opérationnelle et l’efficacité du savoir. La science humaine n’est « rien en comparaison de ce qui a été dit, mais elle est quelque chose en soi puisqu’elle fournit ce qui suffit à la vie humaine ». Dans les limites des choses sensibles, on peut dire qu’elle saisit même l’essence (quidditatem attingo), au moins « pour ces choses qui, en elles-mêmes, meuvent la sensation, comme la chaleur, le froid, la lumière »103. Il n’est point besoin de connaître « tous les êtres singuliers pour remonter à l’universel », comme le second doute le prétendait104. Ainsi, si l’idéal d’une « science complète, parfaite et totale » s’avère un objectif irréalisable, ce savoir « partiel et imparfait » qui est le nôtre demeure, quant à lui, certainement disponible105.
33Pour Campanella, le troisième doute contient lui aussi une importante vérité, mais celle-ci doit être complétée et replacée dans son contexte véritable. S’il est vrai que nous pâtissons tous de façon différente, il n’en est pas moins vrai que cette interaction entre l’objet et celui qui pâtit constitue une réalité et non une illusion. Tandis que le sceptique radical prétend à une objectivité ou à une neutralité impossible à atteindre, le métaphysicien, pour sa part, prend plutôt acte de la réalité : « Il est inutile d’inculper les sens du fait qu’ils n’éprouvent que de cette manière, non plus que la nature des choses du fait qu’elles ne peuvent se présenter que de telle façon à de tels sens »106. Les objections d’Aristote adressées à ceux qui réduisent la sensation à l’apparence sont infondées, si l’on entend que l’apparence sensible est, elle aussi, une réalité. Ainsi : « les choses ne sont telles que parce qu’elles apparaissent, mais elles le sont vraiment bien qu’elles diffèrent chez chacun » ; « la distance, l’organe, le milieu et la variété de l’objet », à savoir tous les facteurs qui influencent l’apparence en la diversifiant, deviennent des objets d’enquête qui prennent comme référence réelle « la constitution des êtres singuliers sur la base de leur degré d’être et de sentir »107.
34Cette scientia secundum nos sera, sans doute, modica et exilis comme l’auteur le répète sans cesse, mais permettra néanmoins d’effectuer des portraits exacts du réel, dans le sens d’une médiation effective entre la réalité et sa représentation. En révélant les facteurs qui en sont cause, même le caractère changeant des apparences se prête à des variations que l’on pourra vérifier et ensuite corriger, selon le principe voulant que, « si, en bien des choses, les sens se trompent, ils se corrigent eux-mêmes à travers d’autres sensations »108. La comparaison avec les animaux, qui faisait l’objet du quatrième doute et était l’un des chevaux de bataille du scepticisme de tous les temps, depuis Sextus jusqu’à Montaigne, tourne à présent à l’avantage de l’homme dès que l’on considère, non pas les organes dont il a hérité, mais « l’excellence de l’esprit qui sent à travers l’organe »109. La jouissance d’une « pensée divine » est donc le privilège de l’homme, privilège qu’attestent les miracles, les prophéties et les martyres. Ils assurent certainement « la divinité de l’homme, non seulement la supériorité de la constitution et des organes »110.
Toujours la connaissance est connaissance de soi
35Un autre groupe de réponses aborde de façon plus directe le rôle cognitif de la perception sensible qui est, à la fois, l’objet de la connaissance et l’instrument qui permet le passage vers la réalité (ut quod, et ut quo)111. Une fois encore, les répliques de Campanella aux sixième et neuvième doutes révèlent tant sa réaction que sa convergence à l’égard de certains thèmes du scepticisme. Par ces deux doutes, en effet, le sceptique dit vrai : comme le philosophe l’avoue, savoir n’est pas connaître la chose telle qu’elle est, puisque chaque perception est presque une inférence adulterina ratione du connu à l’inconnu112. On comprend mieux le sens de cet énoncé un peu obscur, dès que l’attention se porte sur le fond général de la psychologie de Campanella. On l’a déjà vu, une large partie de la connaissance (plus précisément la connaissance acquise et non la connaissance innata et abdita) est toujours « perception et jugement autour de la passion et, par conséquent, autour de l’objet qui la suscite ». Elle consiste d’abord à « s’éprouver soi-même dans les [autres choses] » pour, ensuite, « par des changements continuels », « s’accoutumer » à reconnaître les objets externes, « en s’oubliant presque soi-même ». C’est en cela que consisterait le processus d’inférence (adulterina ratio) qui est, de nouveau, une sorte d’extériorisation ou « d’aliénation » :
Formellement, le savoir n’est pas une passion mais une perception et un jugement sur la passion, et donc sur l’objet qui a provoqué cette passion, parce que chaque être actif répand son entité. Chaque être se connaît lui-même auparavant, sinon il n’aimerait pas son être inconnu. Il se connaît parce qu’il est ce qu’il est. Puis, il sent d’autres choses, pendant qu’il se sent changé en elles. Ainsi, s’habitue-t-il, à cause de ces nombreux changements, à connaître d’autres choses, parce qu’il s’oublie soi-même ou qu’il modifie sa connaissance de soi. C’est pourquoi il semble que l’âme ne se connaisse pas, mais cela ne vaut que pour la connaissance surajoutée [notitia superaddita], et non pour la connaissance innée et occulte [notitia innata et abdita]113.
36Sur ce point, le scepticisme comprend bien la nature de la sensation, mais pèche par excès, remarque Campanella, car l’aliénation n’atteint pas le degré de la « folie » et du « délire », comme les sceptiques le prétendent : « la connaissance demeure toujours la connaissance de soi »114, même quand elle semble s’oublier ou se perdre dans la connaissance d’autre chose. C’est une notitia abdita qui assûre cette certitude : elle semble refoulée uniquement parce que notre âme, absorbée dans les opérations organiques et dans la perception des objets extérieurs, est à chaque instant distraite et aliénée d’elle-même par les impressions incessantes des choses115. Ce qu’il importe donc de montrer aux sceptiques, pour réfuter leurs objections, c’est moins l’affirmation d’existence impliquée dans leur doute (comme ce sera le cas chez Descartes), que « la supériorité de ce savoir primitif » qui est la connaissance de soi sur toute autre connaissance de type acquis116.
37Dans cette tentative de reconciliation du scepticisme avec les exigence de la certitude, il n’est pas jusqu’aux arguments « héraclitéens » et « protagoréens » (septième et huitième doute) qui ne soient pas récupérés, au moins partiellement. Campanella, en effet, les tient eux aussi pour « vrais », tout en soulignant que le savoir ne devient pas pour autant inaccessible à l’homme. Il s’agit certes d’un savoir imparfait, et différent de celui de Dieu, qui connaît tous les êtres singuliers, mais c’est néanmoins une science qui suffit aux buts de la vie (« la conservation de chacun »), en ce sens qu’elle n’est ni « superflue » ni non plus « insuffisante » en regard de cet objectif117.
38Sur les thèmes du sommeil et de la veille, de la vie et de la mort, l’auteur de la Metaphysica accentue encore davantage la veine mystique qu’il avait déjà attribuée aux arguments sceptiques contenus dans le dixième doute : « Nous nous trouvons tous, écrit-il, dans un théâtre de fous et de gens qui ne voient qu’à travers les interstices du rideau, de façon partielle et énigmatique. L’exemple de Platon est tout à fait acceptable »118. Cette dernière phrase se réfère, on l’aura compris, au mythe célèbre de la caverne et à la théorie des idées qui y est signifiée. Sur cette noble toile de fond, les situations limites dénoncées par les sceptiques (rêves, extases, visions, agonies etc.) révèlent tout le malaise de l’âme emprisonnée dans le corps et la difficulté de s’en échapper. Cependant, et même dans ces cas, le doute campanellien ne va pas jusqu’à prendre l’ampleur que ce même thème du rêve aura, par exemple, dans le Discours de Descartes. En effet, affirme-t-il, « parce que les choses de ce monde sont les ombres d’un autre monde et qu’elles changent, ce n’est pas vrai qu’il n’y ait nulle science ni différence chez qui rêve et qui veille ». En réalité, pour l’auteur de la Metaphysica, « savoir que les choses changent, et qu’elles sont comme des ombres, est déjà savoir quelque chose »119, dans l’esprit de cette « science humble et exiguë » que veut être la sienne.
39Le discours sur les « délires des philosophes », qui formait l’objet du doute onzième, offre une autre occasion de proposer de façon positive cette libertas philosophandi, cette capacité de philosopher mente prorsus libera, en tenant son regard sur le « code divin » et non sur les dictées des « écoles humaines »120. La réplique au douzième doute, qui traite des deliria circa rerum principia, affirme de nouveau la nécessité d’un examen libre de tout préjugé, dégagé de l’autorité d’Aristote ou de tout autre philosophe121. Campanella manifeste aussi l’intention de mettre en œuvre une restructuration complète de l’édifice du savoir par une apologie des diverses branches dans lesquelles il se divise : métaphysique, logique, mathématique (qui comprend aussi l’astronomie et l’astrologie), physiologie, morale, politique et religion122 entrent dans le renouveau prôné par l’encyclopédie du philosophe calabrais.
40Ernst Cassirer, qui a été l’un des premiers à reconnaître dans l’œuvre de Campanella « une théorie complète du scepticisme », soutient que celui-ci serait le résultat du « conflit » entre la gnoséologie sensualiste marquée par Telesio et la métaphysique platonico-augustinienne, centrée sur la doctrine des idées et des qualités premières, qui l’intègre et la corrige, sans jamais parvenir à une fusion véritable avec elle123. Le fait que la notitia indita n’ait jamais été mise en question, semble confirmer cette thèse, d’un résidu proprement métaphysique qui se soustrait au programme du doute universel proposé par le Syntagma. Contemporain de Gassendi et de Mersenne, Campanella pourrait donc se situer dans la catégorie du « scepticisme mitigé et constructif » (Popkin), justement par sa conscience « critique » des limites de la connaissance sensible, si, chez lui, la dimension « scientifique » du savoir ne s’ouvrait pas bien au-delà des horizons de la physique et des phénomènes naturels, pour investir directement les territoires de la métaphysique et de la théorie générale de l’être. Le sceptique « métaphysique » des dubitationes corrige certes le platonisme par le sensualisme, et vice versa, mais il ouvre aussi la voie à une recherche procédant dans une tout autre direction, celle qui remonte des données sensibles au jugement, jusqu’à la connaissance des principes qui réquièrent la « raison » (ratio) – et celle-ci, souligne le philosophe calabrais, non est ens rationis124. Chez le philosophe de Stilo, le scepticisme devient l’un des instruments les plus utiles pour construire une « métaphysique nouvelle » : celle-ci ne pourra se mettre à l’abri du doute qu’après l’avoir affronté sur son propre terrain. C’est en cela que réside le trait le plus moderne de l’entreprise métaphysique de Campanella, ce qui fait de lui le véritable précurseur de l’approche cartésienne : nous verrons plus loin qu’il en anticipe certains problèmes cruciaux et surtout la conscience de la profondeur métaphysique du défi lancé par le scepticisme, tout en se situant par ses solutions dans un contexte de pensée très différent et éloigné du dualisme cartésien.
L’influence cachée : Mersenne plagiaire
41On pourrait dire de la Metaphysica, publiée finalement en 1638, ce que Hume affirmera de son Treatise : « Jamais un essai littéraire n’a été aussi malheureux : il sortit de la presse né mort ». Le tome somptueux de l’Universalis philosophia parut en effet trop tard, et non seulement par rapport à sa composition, mais aussi compte tenu des temps nouveaux inaugurés par le Discours de la méthode, qui venait de paraître juste un an auparavant. L’ouvrage de Campanella n’eut pas vraiment d’interlocuteurs, et le silence des philosophes contemporains sembla être la seule réponse à un effort systématique aussi grandiose que révolu, imprégné de l’esprit de la Renaissance, désormais peu à la mode. On trouve du reste une autre preuve encore de cette désaffection même chez les « libertins » et les anticartésiens. Un auteur clandestin, tel l’anonyme auteur du Theophrastus redivivus, qui ignorait Descartes et appréciait en revanche Campanella, se référa non au métaphysicien, mais au philosophe sensualiste et en odeur d’hétérodoxie : il citait encore, au milieu du xviie siècle, des œuvres comme l’Atheismus triumphatus (qu’il lisait cependant « à l’envers », dans la mesure où il y voyait un « triomphe » des thèses athées) et le De Gentilismo non retinendo, pour l’interprétation irréligieuse d’Aristote et des anciens qui y était suggérée, mais il ne mentionna jamais la Metaphysica, qui était évidemment trop éloignée de son penchant empiriste et anti-métaphysique. Même du côté de l’apologétique et du scepticisme dit « constructif », la réponse eut toutes les apparences d’une négligence embarassée.
42Marin Mersenne sembla bien témoigner de ce climat d’étrangeté intellectuelle. Il est vrai qu’il avait beaucoup apprécié l’Apologia pro Galilaeo, n’hésitant pas à placer au même niveau le moine calabrais et le physicien toscan et en faisant le vœu que tous deux puissent s’établir en France et y jouir finalement de la libertas gallica :
Utinam nostra te Gallia, quemadmodum R. P. Campanellam, teneret, ut duobus summis viris eodem saeculo eodemque loco frueremur, et eâ esses libertate qua Gallos esse contingit125.
43Et après avoir reçu le volume des Medicinalium libri (Paris, 1635), Mersenne reviendra encore avec un ton de regret, car entre temps Galilée était mort, sur ce couple idéal qui lui semblait être constitué par les deux grands Italiens :
Il est hors de doute que cet excellent homme [Campanella] a un grand entendement et une heureuse imagination. Et si nous avions encore le Sr Galilee, j’aurois perdu l’envie d’aller en Italie dont nous aurions les deux plus grands hommes à mon advis126.
44Partant, on s’étonnera que, malgré toutes ces attestations d’estime et d’admiration, le Minime ait réservé un accueil assez tiède au grand traité de métaphysique de Campanella, au moment de sa parution. Il est vrai qu’il en avait souhaité la publication et qu’il avait admiré la « grandeur » de l’esprit de son auteur qui reluisait, comme on peut le lire dans cette lettre à Rivet datée du 25 mars 1637, où Mersenne juge du Cento Thomisticus et annonce la parution, désormais proche, de la Metaphysica :
le compilateur [Campanella, auteur du livre : De Praedestinatione… Cento Thomisticus (Paris 1636)] est en effet bien barbare en ses discours et puisqu’il fait profession d’estre si grand raisonneur, j’eusse mieux aymé qu’il nous eust apporté des seuls raisonnemens sans tant de lambeaux et de repetitions. Lorsque sa Metaphysique sera imprimée où sont les principes et les fondamens de toute sa philosophie et de ses imaginations, nous jugerons plus aysement de la grandeur de son esprit. Il a fait imprimer icy son De sensu rerum avec une apologie laquelle je n’ay pas encore leu127.
45Mersenne refusa cependant d’entrer dans une véritable discussion philosophique à propos des thèses soutenues dans l’ouvrage, dès qu’il fut publié. Son cas est en réalité plutôt singulier compte tenu que le même Mersenne avait eu l’occasion de suivre, certes de loin, la gestation longue et complexe de la Metaphysica, comme l’atteste, treize ans auparavant, une lettre de Campanella lui-même qui, en 1624, révélait avoir appris avec joie de son patron, Scipion, comte de Châteauvillain (qui appartenait par son père à la famille florentine des Cattani de Diacceto), qu’un religieux de l’ordre de saint François de Paul (le même Mersenne) s’était proposé de publier la Metaphysica en France, cela étant impossible en Italie à cause de l’opposition des autorités ecclésiastiques. Peut-être le manuscrit de la Metaphysica se trouva-t-il parmi ceux qui furent présentés, par l’intermédiaire du comte (ou par celui de Tobias Adami qui se trouvait en 1621 à Paris) à la Faculté de théologie de Paris pour obtenir l’approbation de la Sorbonne. Celle-ci nota dans ses Actes que Campanella avait demandé approbationem sui voluminis et quorundam opusculorum, quae auctori praelo matura videbantur. Ces mêmes actes attestent que la Faculté avait refusé d’émettre l’approbation requise, en communiquant à Campanella, honorificis verbis, qu’elle n’avait pas la coutume d’approuver les ouvrages qui lui étaient soumis de cette manière (Facultatem non solere aliquorum, ne quidem suorum opera, eo quo postulat modo approbare)128. En tout cas, Mersenne écrivit jusqu’à trois fois à Campanella au sujet de la publication de la Metaphysica, mais il ne réussit à l’atteindre que par sa dernière lettre, à laquelle le philosophe répliqua le 20 septembre 1624. La réponse de Campanella est pleine de gratitude pour Mersenne et trahit tout l’enthousiasme de l’auteur qui croyait avoir trouvé enfin un moyen de contourner les obstacles continuels dressés par la censure contre la publication de son ouvrage. Le philosophe promet même l’envoi rapide d’une version « corrigée » de la première partie, en plus de la seconde et de la troisième, en vue de cette publication qui lui était promise dans un délai assez étroit (Et si adhuc prelo non data est prima Metaphysicae pars, expectetis a me correctiorem illam et secundam tertiamque). La lettre se conclut par un éloge admiratif à l’égard de Mersenne, éloge qui révèle tout l’attachement du philosophe italien pour le patron inespéré qu’il avait trouvé à l’étranger :
Siquid aliud valeo, jubeas jubeo ; meque tuarum virtutum egregiarum amatorem esse intelligas. Non enim in vulgare ingenium veritatum mirificarum fulgor affulget, qualis in tuo splendescere ac roborari, ut sol in puro crystallo mihi videre videor129.
46Et remarquons qu’encore en 1627, Mersenne s’empressera de se faire renseigner par son ami Holste sur les publications de Campanella et discutera avec celui-ci de certaines questions de musique auxquelles il tenait beaucoup :
Sçachez aussy si Campanella sera bien tost hors de l’Inquisition, et s’il ne fait rien imprimer. Je voudrois que vous luy voulussiez demander les susdites questions de musique, et que vous m’envoyassiez son opinion des Modes, et pourquoy certaines conjonctions des sons sont plus agreables que les autres130.
47Selon Lerner, bien que temporaire, l’intérêt de Mersenne en 1624 pour la Metaphysica « a de quoi étonner »131, puisque l’année précédente, en publiant les Quæstiones in Genesim, le Minime avait attaqué le panpsychisme de Campanella (développé dans le De sensu rerum) et la cosmologie de Telesio132. Mersenne résume sur quatre colonnes les treize chapitres du livre I du De sensu rerum et les quatre premiers chapitres du livre II133, en affirmant que la vie et le sens, que Campanella prête à la terre, ne seraient en réalité que d’expressions métaphoriques. Ailleurs, dans le même ouvrage, il est beaucoup plus sévère : en effet, il juge un livre comme celui-là digne d’être brûlé (Eapropter librum Campanellae de sensu rerum et magia et quoscumque alios ei similes dignissimos esse puto qui flammam sentiant et fumo incantentur). Campanella est pour lui l’exemple de ces « hommes monstrueux » que le siècle fait naître et qui se montrent par trop « aimants » (amantes) de la liberté, jusqu’au point de devenir « fous » (amentes) et de « secouer le joug » (iugum excutere) de la philosophie reçue et de la religion traditionnelle et véritable134. Dans la première version du fameux colophon retiré d’une bonne partie des exemplaires des Quaestiones, Mersenne avait englobé Campanella dans la même réprobation que Machiavelli, Cardano, Vanini, Charron et Fludd, tous auteurs soupçonnés d’athéisme et dont il aurait fallu censurer, sinon supprimer les œuvres135.
48Ajoutons qu’après avoir été transféré de Naples en mai 1626, grâce aux pressions exercées sur le roi d’Espagne par le pape Urbain VIII, Campanella put recevoir, dans sa prison romaine, la visite de Jacques Gaffarel et que celui-ci lui signala la teneur polémique des propos tenus par Mersenne dans ses Quæstiones. Dans son livre écrit contre Mersenne et en défense des spéculations cabalistiques (Abdita divinae Cabalae mysteria, contro logomachiam defensa)136 Jacques Gaffarel écrit en effet :
[Mersenne] rapporte en plus une grande partie du livre Le sens des choses et la magie, dont l’auteur est Thomas Campanella, en sorte que tout homme qui n’aurait pas lu auparavant le livre de Campanella pourrait le lire dans son Commentaire sur la Genèse. Mais ce qui me stupefait le plus, c’est qu’il rapporte non seulement les arguments de Campanella pour attribuer un sens à toutes les choses ; il les juge absurdes, erronés et étrangers à la vérité et à la raison, mais il les explique tout de même et ne les réfute pas, comme il serait normal ; et cela peut-être parce qu’il ignore la vraie raison des choses.
49Et Gaffarel conclut par un jugement tranchant sur la mauvaise foi du Minime : « Mersenne agit donc par ignorance ou par calomnie »137. Ce fut sans doute à cause du comportement de Mersenne, la raison d’une certaine aigreur que Campanella mit longtemps à dissiper. Apparemment ignorant, en 1624, des violentes critiques émises auparavant par le Minime, Campanella lui avait répondu avec chaleur, mais, après avoir été renseigné sur les attaques assez âpres dont il avait été la cible, et malgré les tentatives de réconciliation de Giovanni Battista Doni, il ne voulut plus avoir aucun contact direct avec le Minime. Comme Doni l’écrivit quelques années plus tard à Mersenne, Campanella en garda beaucoup de ressentiment :
Je tins propos de vous n’agueres avec le Pere Campanella, lequel se monstre encores un peu picqué de ce que vous luy escrivistes contre. Toutesfois je vous asseure qu’il n’est pas homme qui tienne son cœur, estant en cela vray philosophe ; ains au contraire je tiens pour certain que si vous luy donniez la moindre satisfaction, que vous le gagneriez entierement138.
50D’autre part, l’embarras devait être similaire du côté de Mersenne. Malgré cette querelle qui l’opposa aux thèses du De sensu rerum, le Minime fut constamment renseigné par ses amis sur les œuvres de Campanella qui venaient de paraître. Par exemple, dans une lettre aux frères Dupuy, le 15 juin 1633, Gaffarel annonce l’envoi de Th. Campanellae […] de Reformatione scientiarum Index (Venetiis, apud Andream Barba, 1633) et l’annotation de Cornelis de Waard signale que le même ouvrage fut probablement envoyé à Mersenne aussi, car dans un recueil conservé à la Bibliothèque de la Sorbonne, dont les plats sont aux armes des Minimes de la Place Royale, on trouve un exemplaire de l’opuscule en question, dont le titre porte à l’encre la suscription : « Pour le Pere Mersenne, Gaffarel »139.
51Par ailleurs, ce clair dissentiment à l’égard du panpsychisme n’avait point empêché le savant français d’insérer dans la préface et dans les « paralipomena » des Quæstiones, qui étaient déjà sous presse, des commentaires très positifs sur l’Apologia pro Galilæo, publiée en 1622, et qu’il avait connue au moment de la composition des Quæstiones. En effet, selon Mersenne, par son décret de 1616, l’Église avait interdit les opinions coperniciennes afin qu’elles ne scandalisent pas les esprits faibles, mais elle n’avait pas voulu les déclarer formellement hérétiques. Plus particulièrement, le Minime estimait que la doctrine de la pluralité des mondes (pour laquelle il recommendait l’exposé fait par Campanella dans l’Apologia) était bien sûr « erronée et téméraire », mais non pas « hérétique » au sens propre du mot140.
52Malgré cela, l’embarras entre les deux hommes dut être assez fort, et la réconciliation assez pénible, s’ils mirent en 1634 (lors de l’arrivée de Campanella en France) plus de cinq mois avant de se rencontrer enfin à Paris, où ils logeaient tous deux à une lieue de distance, l’un (Mersenne) Place Royale et l’autre dans le Faubourg Saint-Honoré – et tout cela malgré l’insistance des amis, qui essayèrent constamment de les réconcilier et de propicier cette rencontre. Dans une lettre à Peiresc en date du 4 décembre 1634, Mersenne141 fixe au premier décembre l’arrivée à Paris de Campanella, qui s’installa dans la maison des Jacobins de la Rue Saint-Honoré. Quelque temps auparavant, en remettant à Campanella une lettre de Mersenne, G. B. Doni avoue à ce dernier l’avoir « exhorté à se reconcilier avec vous, ce qu’il me promist de faire et de vous respondre aussi »142. Le 19 décembre de la même année Peiresc loue le Minime pour la « retenue et moderation » dont il aurait fait preuve à l’égard du philosophe italien épuisé dans le physique et dans le moral : « J’ay sceu avec quelle retenue et moderation vous aviez compaty à l’estat auquel se trouvoit le bon P. Campanella à son arrivée ». De plus, il l’exhorte à être encore plus aimable envers lui :
Choyez le tant que vous pourrez et ne faictes pas de difficulté de souffrir quelque chose de plus que vos sentiments ne pourroient comporter pour l’amour de son aage et de ce qu’il y a de si recommendable en ce personnage, pour l’amour de moy aussy bien que pour son propre mérite143.
53Cette recommendation semble avoir eu des conséquences positives. En effet, à ce qui semble de la lettre de Peiresc à Jacques Dupuy du 19 décembre 1634144, le fait que « le bon P. Mercenne ayt si religieusement observé le secret » (bien qu’on ne comprenne pas de quel secret il s’agit) pourrait avoir aidé à conjurer les cabales des ennemis de Campanella à la cour, et lui avoir ouvert la voie pour accéder au roi Louis XIII, auquel il fut présenté le 9 février 1635 par Richelieu, et obtenir finalement, avec sa faveur, une riche pension de 200 livres par mois. Malgré tout cela, en écrivant à Peiresc un mois plus tard, le 15 janvier 1635, Mersenne avoue n’avoir pas « encore vu le P. Campanella », et pour expliquer cette rencontre manquée, presque deux mois après l’arrivée du moine italien à Paris, il allègue le prétexte, fort peu croyable, que pour rejoindre les Jacobins du faubourg Saint-Honoré « il y a une grande lieue et fort mauvais chemin »145. À Doni il ajoute cependant, outre la distance et le mauvais temps ou l’état des rues, une autre raison plus sérieuse :
Et d’ailleurs quelqu’un de mes amys m’a dict qu’il a apperceu qu’il a encore de l’aigreur contre moy. J’espère pourtant de le voir quand le beau temps nous conviera et que m’ayant congneu, il ne sera plus capable de se fascher146.
54Un mois plus tard, le 13 février 1635, Peiresc doit encore une fois recommander à Mersenne « d’aller voir le R. P. Campanella, n’estant pas raisonnable qu’il attende d’estre visité le premier, voire puisqu’il avoit parlé de luy dans ses œuvres un peu librement, il est obligé de luy en faire excuse ». L’allusion de Peiresc se réfère sans aucun doute à l’attaque portée par Mersenne contre le De sensu rerum147, dont nous avons déjà rendu compte.
55Enfin, cette rencontre si difficile entre deux amis de vieille date semble être advenue peu avant le 17 mai 1635, car une lettre de ce jour-là raconte l’entretien où Mersenne et Campanella avaient discuté ensemble des mérites et des défauts de l’astrologie148. Au même Peiresc, le Minime149 relate une deuxième rencontre, où il avait été question de musique et de sciences, et témoigne en même temps de sa déception à l’égard du philosophe calabrais. Nous apprenons, en effet, d’une autre lettre de Mersenne à Peiresc, deux jours plus tard150, que Campanella lui avait fait visite le jour d’avant. Finalement, une lettre de Doni à Mersenne (8 septembre 1635) nous renseigne sur le fait que le Minime se serait « réconcilié » avec lui151.
56Les explications qu’on a données des raisons pour lesquelles ce rapport était devenu apparemment si compliqué, ont trait pour l’essentiel à la polémique déclenchée jadis par Mersenne contre le De sensu rerum, mais elles concernent aussi le sentiment de supériorité que Campanella, une fois arrivé à Paris, aurait affiché à l’égard de la culture philosophique et scientifique française, ce qui provoqua en retour une réaction défavorable et surtout un sentiment de désillusion à l’égard de ses mérites véritables. Ainsi, quand Mersenne se résout à lui rendre visite, leur première entrevue est en grande partie consacrée à une discussion, sans conciliation possible, au sujet de l’astrologie judiciaire (n’oublions pas qu’une fois arrivé en France, le moine calabrais avait été chargé de rédiger l’horoscope du dauphin, le futur Louis XIV, né le 5 septembre 1638, auquel il prédit un futur radieux et l’accomplissement de la mission universelle de la France)152. En rendant compte à Peiresc de cette visite, Mersenne montre un peu d’humeur pour les jugements hautains émis par Campanella sur la culture française :
Quant à l’autre R. P. [Campanella], qui m’a mis sur l’astrologie judiciaire et auquel j’ay maintenue qu’elle n’avoit rien de certain, assurez-vous que je l’estime autant que qui que ce soit, mais quand on me dist qu’il avoit asseuré que tous les esprits de France n’estoient rien, de tous ceux du moins qu’il avoit veus (de cela je vous cite Mr Bourdelot, homme d’honneur, pour mon auteur), je m’estonne qu’en discourant deux ou trois heures avec luy de choses differentes, je ne trouve pas qu’il eust eu fondement de dire cela, puisque estant le moindre de toute la France, je ne trouvois pas qu’il eust un si grand ascendant sur tous nos esprits153.
57Malgré la dissension explicite, cette fois-ci Mersenne se montre encore assez complaisant envers son maladroit protégé et complète sa réflexion par une formule qui trahit toute son admiration pour l’illustre exilé : « Au reste, je n’ay point de sang aux veines que je n’epandisse pour luy s’il en estoit besoin ». Toutefois, quelque temps après, à l’occasion d’une deuxième rencontre, son jugement deviendra beaucoup plus sévère en révélant tout le désenchantement du Minime devant les ambitions manquées de Campanella :
Au reste – écrit-il à Peiresc – je vis le R. P. Campanella trois heures durant ou environ pour la seconde fois, où j’ay appris qu’il ne nous apprendra rien dans les sciences. L’on m’avoit dit qu’il sçavoit merveille dans la musique, dont il m’a mesme dit qu’il avoit escrit, mais l’interrogeant je n’ay pas trouvé qu’il sçeust seulement que c’est que l’octave. Au reste il a une heureuse memoire et une feconde imagination154.
58Sans doute, à cette amertume contribuèrent aussi les jugements quelque peu cinglants que Campanella avait émis sur l’entreprise néo-épicurienne de Gassendi, un personnage qui jouissait de la plus grande estime dans le cercle de Mersenne155.
59Dans l’ensemble et tout bien considéré, la documentation que nous avons recueilli confirme le jugement équilibré de Lerner, qui a le mérite de mettre en balance les convergences et les dissensions à l’intérieur de ce qui fut certainement un rapport très compliqué, eu égard aussi à sa longue durée. En songeant surtout aux éloges que Mersenne fit de l’Apologie de Galilée, Lerner a ainsi écrit : « c’est peut-être à la qualité de son manifeste en faveur de Galilée, effaçant en partie l’impression négative provoquée par le De sensu rerum, que Campanella a dû d’intéresser temporairement à sa Metaphyisica un Mersenne qui gardera une bonne part de ses préventions contre lui »156. Mais tout cela ne fait que rendre invraisemblable et somme toute inexplicable la réaction assez modeste, voire réticente, du Minime au moment de la parution de la Metaphysica. Lerner – auquel on doit la recherche la plus complète sur la présence de Campanella en France au xviie siècle – a exprimé lui aussi tout son étonnement du très faible écho des contenus de la Metaphysica chez Mersenne.
60Ajoutons d’emblée que tout cela s’explique mieux si l’on considère que Mersenne avait sans doute une très mauvaise conscience au moment de lire le texte de la Metaphysica finalement publié. Et cela n’est pas de tout surprenant, car l’analyse textuelle que nous nous apprêtons à faire montrera, sans l’ombre d’un doute, que dans La Vérité des sciences, publiée en 1625, Mersenne n’avait pas hésité à copier presque littéralement des pages entières de la Metaphysica, en reprenant, en français, une large partie des arguments sceptiques que Campanella avait développés dans le premier livre de son ouvrage (livre manuscrit, comme nous l’avons vu, que Mersenne avait reçu dès 1624 dans la version déjà prête pour l’imprimerie). Nous avons repéré au moins deux longs sections où le plagiat est indéniable et surtout tout à fait littéral. Il s’agit au premier chef d’extraits tirés de la dubitatio II de Campanella dont le titre, assez descriptif comme toujours, est le suivant :
Quod neque minimam partem rerum, quam putamus scire, sciamus ; ex eo quod oportet infinita scire, et corruptibilia, quae non sunt scibilia ; ad hoc quod sciamus aliquid ; quod est impossibile. Item scire per universale Aristotelicum, aut Platonicum non dari proprie, sed per simile et minus notum, et imperfecte, et a longe. Quod non est sapere. Item, neque unum individuum eorum, ex quibus universale venamur, posse cognosci, si infinita ad ipsum pertinentia ignorantur. Neque, ut putat Arist[oteles], posse ad propositiones immediatas deveniri : neque ad praedicata essentialia, neque ad causas primas certasque in omni genere rerum, et causarum157.
61Dans ce doute, Campanella fait valoir le principe que « les universaux n’existent point, hormis dans les choses particulières », et attaque la thèse aristotélicienne des universaux comme essences obtenues par induction sommaire, en contestant que sur cette base l’on puisse construire une « science véritable », dont le modèle se retrouverait plutôt dans la connaissance divine qui inclut toutes les choses particulières. Cette limite au savoir humain ne vaut point seulement de façon extensive mais aussi intensive : pas même un fait ou un être isolé ne pourrait être réellement connu sans en saisir les liens qui l’unissent au reste de l’univers. Ensuite, après avoir évoqué le cas des hommes astomi (« sans bouche ») et « acéphales » – comme pour contredire les inductions aristotéliciennes à propos de la définition de la nature humaine – Campanella présente un long exemple, d’ailleurs assez efficace : même la connaissance du moindre morceau de papier impliquerait un processus interminable qui s’étiole en une série infinie de détails (la nature de la matière, sa composition, son origine, sa forme etc.), de causes (du terroir à l’artisan, du monde à Dieu), de conditions physiques, météorologiques, astronomiques, astrologiques et également cabalistiques ou onomastiques. Le résultat est désespérant, du moins pour les partisans de la scientia aristotélicienne : « Si l’on ignore ces choses, on ne connaît rien en vérité, puisque toute chose est une petite partie [particula] du monde »158.
62Une simple comparaison des textes permet d’assurer que, dans le second chapitre de La Vérité des sciences, le personnage mersennien du « Sceptique » ou « Pyrrhonien » reprend toute une série de concepts et de formules provenant de Campanella, à partir de la métaphore – souvent utilisée par le philosophe calabrais – du ver dans le fromage : « car ce que nous voyons n’est que comme un point au respect de toute la terre, sur laquelle nous vivons comme de pauvres petits vermisseaus », écrit Mersenne159, alors que le philosophe italien avait dit : sicut nec vermis scit totum caseum : nec eius quidditatem, nec situm in mundo160. L’idée selon laquelle nous ne connaissons rien d’autre que « la surface et la couleur des choses », tandis que l’on ignore « la substance » ou « l’essence », était d’ailleurs au centre de la dubitatio I de Campanella161. La polémique envers l’universel aristotélicien constitue une partie intégrante du discours du « Pyrrhonien » de Mersenne comme du sceptique de Campanella, mais ce qui est plus surprenant, c’est que le premier a repris du second (sans le dire, car le nom de Campanella n’apparaît pas du tout dans ce contexte)162 non seulement la substance et la séquence du raisonnement, mais aussi la même formulation littérale, voire les exemples, les détails, les cas concrets, bien qu’avec quelques ajustements de circonstance. Ainsi, tandis que Campanella se demande comment on peut connaître Rome sans rien savoir des « murs, des maisons, des citoyens, du sénat, des princes, du régime politique », en revanche Mersenne fait des considération analogues sur la connaissance de Paris, de « ses murailles, ses Louvres, ses logis, & son gouvernement »163, démontrant donc que, même pour la connaissance du singulier, « il faudroit passer jusques à l’infiny »164. Il en va ainsi durant presque quatre pages165. Mersenne copie à la lettre les longs et minutieux exemples de Campanella sur la connaissance du morceau de papier, hormis que la feuille dont on parle dans la Metaphysica est fabriquée à Pizzone et celle de Mersenne à Venise ! D’autres variantes plus significatives touchent des omissions en elles-mêmes assez éloquentes : ainsi, Mersenne néglige le bref passage où Campanella fait référence à la doctrine des « primalités » (Puissance, Sagesse, Amour), peut-être parce qu’il la juge trop abstruse, tandis qu’il omet des questions sur la corporéité de Dieu et sur son identité possible avec le monde, sans doute parce qu’il les considère comme trop audacieuses, même dans leur forme interrogative166.
63Mais ce qui est encore plus surprenant (nous venons ici au second grand chapitre du plagiat) c’est le fait que presque tous les arguments avancés par le « Pyrrhonien » dans le chapitre III de la Vérité, pour « preuuer contre ce qu’a dit l’Alchymiste, qu’on ne sçait rien d’asseuré », reprennent à la lettre les objections principales que Campanella avait mises dans la bouche de ses « sceptiques », surtout dans les dubitations allant de VI à XII167. Il est même possible de suivre le fil du raisonnement de Mersenne le mettant en parallèle avec le texte de Campanella. Ainsi, la remarque que « nous n’appercevons rien qui ne soit alteré », parce que les hommes ne reçoivent que des « simulachres » modifiés par l’action des sens, des « tuniques » et des « humeurs » des organes, ne fait que reproduire la substance de la dubitatio VI168 ; cette considération vaut aussi pour l’exemple de la connaissance de Dieu et des anges et pour la métaphore de la caverne. L’argument tiré du « perpetuel flus, & reflus des choses » reprend l’essentiel des thèmes héraclitéens de la dubitatio VII, tandis que la référence à Protagoras suit pas à pas, bien que de façon plus synthétique, l’importante nova dubitatio, ajoutée comme appendice à ce même article 7. L’idée du savoir comme aliénation est bel et bien empruntée à la dubitatio IX. Tout ce qui vient après dans la Vérité n’est qu’un collage fait d’extraits de la dubitatio X de la Metaphysica, où Campanella déclare quod sapere humanum sit desipere, comme le démontre l’ignorance que l’âme a d’elle-même, de sa réalité et de ses opérations. À cet égard, Mersenne reprend jusqu’à la très belle métaphore de l’âme conçue comme un forgeron enfermé dans sa boutique ténébreuse, et qui ne voit ni soi-même ni ses opérations, étant obligé paradoxalement de le demander à ceux qui passent dehors. Le Minime mentionne aussi le dicton d’Euripide sur la parité de la vie et de la mort, dicton qui eut une très belle renommée sceptique (Montaigne, entre autres, le cite), et que nous avons retrouvé aussi dans le texte de la Metaphysica. Non seulement l’affirmation que « les plus ignorants sont plus sages & plus sçavans, que ceus qu’on pense être les plus sages et les plus doctes », est puisée dans le texte de Campanella, mais le sont également les exemples qu’il en donne pour la prouver (Christophe Colomb, « Flavius le Nautonier », les inventeurs de la boussole, du canon, de l’imprimerie) ; de même, les développements qui suivent dans le texte de la Vérité ne font que reprendre à la lettre des considérations semblables faites par le philosophe italien.
64Puis, Mersenne continue en résumant le contenu de la dubitatio XI, qui rapporte des opinions philosophiques contradictoires ; cependant, il omet sagement la référence aux doctrines de Calvin sur la prédestination et le serf arbitre que le philosophe de Stilo n’avait pas hésité, pour sa part, à discuter169. Pour répondre, tout de suite après, à l’objection qu’il se fait à lui-même, à savoir que « chaque science a ses principes certains, & evidens », l’auteur de la Vérité ne trouve rien de mieux que d’exploiter la dubitatio XII, où Campanella avait illustré « les nombreux délires à l’égard des principes », et comme lui, il le fait de manière systématique, en passant en revue les principes douteux des sciences : métaphysique170, mathématique, astronomie, astrologie, perspective, musique, physique, morale et religion. En revanche, Mersenne est beaucoup plus concis en comparaison de sa source occulte, car il se limite à résumer les « délires » que la Metaphysica avait décrits avec beaucoup plus de détails. Mais il y a aussi une belle épreuve d’effronterie de la part du Minime, car il a ici la hardiesse d’inclure, parmi les philosophes en lice, jusqu’à la philosophie de la nature et la métaphysique des qualités premières du même Campanella, qu’il est pourtant en train de plagier !171 La critique aussi des langues et de leur sémantique artificielle est empruntée à la Metaphysica, qui lui avait dédié la dubitatio XIV172.
65En conclusion, nous pouvons affirmer sans démenti possible que Mersenne, pour ce qui a trait au personnage du « Pyrrhonien », n’a pas hésité à copier de passages entiers du manuscrit de la Metaphysica, bien sûr sans le dire ni révéler la provenance de ces phrases. Tout cela est advenu juste après avoir reçu en 1624, donc un an avant la parution de la Vérité des sciences, le texte manuscrit de la Metaphysica, en vue d’une publication qui alors n’avait pas abouti. Il est vrai, d’autre part, que Campanella n’est pas la source unique du “scepticisme” mersennien. En effet, après avoir devéloppé plusieurs échanges polémiques entre les trois personnages de l’œuvre (qui sont, outre le pyrrhonien, le philosophe chrétien et l’alchimiste) et après s’être servi des arguments sceptiques pour « renverser l’alchimiste » (c’est l’objet du chap. vii), Mersenne décide de présenter les objections sceptiques sous une forme nouvelle et pour ce faire il se met à exposer les dix tropes de l’épochè suivant Sextus Empiricus (Pyrrhoniae Hypotyposes I, 36-163), et puis ceux qu’on appelle les « cinq tropes des sceptiques plus récents » (Agrippa notamment : ibid., 164-179). On les trouve respectivement dans le chapitre xi du livre premier : « Où les fondemens des Septiques sont expliquez et renversez particulierement ce qui appartient aus dix manieres de retention, desquelles ils se servent pour suspendre leur iugement », et dans le chapitre xii : « Dans lequel le Pyrrhonien apporte d’autres fondemens par lesquels il suspend son iugement »173. Mersenne étale donc ici tout l’appareil du scepticisme néo-pyrrhonien, avec ses arguments techniques (le phénomène, le critère, l’épochè, la régression à l’infini, le diallèle, etc.), arguments qui étaient pour la plupart étrangers à Campanella, comme nous l’avons vu. Mais cette fois le Minime déclare sa source de référence, qui est pour l’essentiel le texte de Sextus Empiricus. On peut donc dire que, par la combinaison de ses différentes sources (sources occultes, comme Campanella, ou manifestes, comme Sextus), Mersenne en arrive à faire coexister dans son œuvre deux formes elles aussi différentes de scepticisme. À côté du scepticisme acataleptique, qui fait abstraction de la renaissance pyrrhonienne et se concentre donc sur des professions de dogmatisme négatif (le recours, très fréquent chez Campanella, à la formule nihil scire est assez révélateur), une nouvelle version, pyrrhonienne et sextienne, fait surface dans les chapitres xi et xii de la Vérité des sciences, où domine en effet, à la place de l’acatalepsie néo-académicienne, le thème de l’épochè ou de la suspension du jugement.
66La réponse du « philosophe chrétien », dans le chapitre xv, aux doutes du sceptique ouvre, chez Mersenne, la voie à ce que R.H. Popkin a nommé « une version pragmatique de la théorie aristotélicienne sur les conditions les plus favorables pour obtenir la connaissance empirique et intellectuelle »174. La solution de Campanella, on l’a vu, allait bien au-delà de cet horizon « positif », qui était en fait une sorte de compromis entre la gnoséologie aristotélicienne et les exigences des nouvelles sciences mécaniques, et Mersenne pour sa part ne partagea pas cet ambitieux projet de refondation du savoir métaphysique à travers la doctrine des « primalités » de l’être, qui était le propre de l’Universalis philosophia. En outre, avec ses longues et précises références aux tropologies recueillies par Sextus Empiricus, Mersenne se révéla beaucoup plus en accord avec les nouveaux apports du pyrrhonisme stricto sensu. Et pourtant, des ressemblances importantes subsistent, même à l’égard de cette pars construens. Malgré toutes les différences structurelles que nous avons vues, il n’en empêche que le « philosophe chrétien » de Mersenne, tout en niant qu’il soit vrai que l’on ne sache rien, concède néanmoins au sceptique le mérite d’avoir montré « contre l’Aristote […] que nous ne sçauons pas les dernieres differences des indiuidus, & des especes » – ce qui revient à rapporter littéralement la conclusion que le sceptique des dubitationes de Campanella avait lui-même mis en évidence, en se référant cette fois plutôt aux aristotéliciens qu’à Aristote lui-même : ipsi Peripatetici omnes canunt, ultimas differentias esse ignotas175. De la même manière, la solution « pragmatique », évoquée par le Minime, d’une science proportionnelle aux besoins de la vie humaine, sinon à la vérité de la substance176, ne s’avère pas trop éloignée de nombre de considérations assez réalistes avancées par les sceptiques du premier livre de la Metaphysica, où l’on réaffirme continuellement le caractère de modica sapientia, bien sûr, mais toujours efficace – de scientia ex parte et imperfecta, mais constructive, que revêt le savoir humain177.
67Toutefois, dans le fond la perspective de Mersenne est beaucoup moins hardie et clairvoyante que celle de Campanella. La réplique que le « philosophe chrétien », dans l’ouvrage mersennien, adresse aux arguments du pyrrhonisme visant à suggérer la « suspension » consiste à rétablir dans leurs droits de « juges de la verité des choses » tant les sens que l’entendement, sans rien partager de la « réforme » propre à la psychologie campanellienne qui avaient approfondi les aspects d’« altération » que les instruments de la connaissance impliquent. Les sens, tout d’abord, s’avèrent dans l’ensemble fiables, chez Mersenne, au moins si l’on songe à leur fonctionnement correct, dans des conditions de normalité. Ainsi écrit le Minime, en faisant parler son philosophe chrétien :
je maintiens non seulement que l’homme est iuge de la verité des choses, mais aussi que chaque sens est le iuge de ses propres objects, l’œil de la lumiere, & des couleurs, l’oreille des sons, & ainsi des autres : n’importe que Campanella auec quelques autres die qu’il n’y a qu’vn sens, sçauoir le toucher, qui est plus subtil, & plus prompt dans l’œil que dans le reste du cors, car cela n’empesche point que l’œil ne iuge de la lumiere, l’oreille des sons, l’odorat des senteurs, & le goût des saueurs.
68Toutes les « déceptions des sens » pourraient être évitées en revenant au paradigme de leur situation « normale » (le juste rapport à l’objet et la bonne disposition des organes des sens), situation que les aristotéliciens avaient opposée déjà aux objections d’empreinte sceptique :
Toutes les déceptions des sens que vous objectez, ne vous seruent de rien, car elles ne preuuent que ce que nous accordons, sçauoir qu’il faut que chaque sens ait tout ce qui est requis à sa nature, & à la perfection de son opération pour bien iuger de son objet, car cela posé il ne se trompe jamais178.
69Ce recours explicite à la garantie assurée par les conditions « normales » de la connaissance sensible permet à Mersenne de donner une réponse, à la fois plus dogmatique et plus timide, à la troisième dubitation de Campanella qu’il avait faite pourtant sienne dans la Vérité. Il affirme en effet « que la nature des choses n’est point alterée, quand elle se repose dans l’intellect, bien qu’elle eust receu quelque alteration à l’entrée des sens » ; ces derniers sont relégués au rôle assez banal de « courriers, & de messagers à la raison », si bien que la connaissance « ne pourra estre appellée abus, ni tromperie, ni vanité quand on aura apporté toutes les précautions qui sont necessaires pour paruenir à quelque verité »179. En réalité, Mersenne revendique pour l’entendement le rôle de juge en dernière instance, au-dessus des données sensorielles qui pourraient être en contraste l’une avec l’autre : l’entendement « iuge en dernier ressort, de maniere qu’il reconoît, reprend, & corrige les fautes, & les abus qui pourroient estre arriuez par l’indisposition, ou l’incapacité des sens »180. À l’argument pyrrhonien contre le criterium, le Minime répond que l’entendement a recours à « vne lumiere spirituelle, & vniverselle qu’il a de sa propre nature des le commencement de sa creation », et cela lui semble suffisant pour exorciser tant le paralogisme du « cercle » (le diallèle) que le désespoir du « progrez infini ». Pour conjurer cet autre danger, celui de la régression continuelle dans la recherche des critères, Mersenne fait appel à une sorte d’évidence intellectuelle, car « la raison, ou l’entendement est semblable à la regle, laquelle sert pour iuger de la ligne droite, & de soi-méme ». C’est l’argument qu’il indique clairement dans la marge de la page comme « Lumiere naturelle de l’entendement »181.
70Il n’y a pas jusqu’au thème de l’auto-réfutation du doute qui ne soit pas déjà esquissé dans la stratégie anti-sceptique de Mersenne, bien qu’il ne lui donne pas encore la forme explicite du cogito. Mersenne semble plutôt relancer à ce propos la vieille objection opposée aux sceptiques, de tomber dans l’auto-contradiction. Ainsi, après avoir évoqué le « désir » naturel qui pousse à « connaître quelque chose de veritable », en expliquant également l’insatisfaction de l’esprit aux prises avec l’épochè (« votre suspension, à laquelle toute la nature semble s’opposer »), le « philosophe chrétien » pense sortir des doutes qui entourent les données sensorielles, en les renvoyant au sceptique dans la forme d’une réflexivité qui se confirme elle-même en annulant les effets du doute :
si vous en doutez, ie vous demande si vous sçavez bien que vous en doutez : si vous le sçavez, vous advoüez donc que vous sçavez quelque chose, & par consequent que vous ne doutez pas de tout : si vous doutez encore que vous doutiez, ie vous contraindray d’admettre le progrez infini, lequel vous reiettez vous même, de maniere que quelque part que vous vous tourniez, il faut confesser qu’il y a quelque chose de veritable, & par consequent il faut dire vn éternel adieu à votre Pyrrhonisme »182.
71Malgré cet « adieu », qu’il voudrait être définitif et dont les fruits les meilleurs devraient être les certitudes mathématiques développées dans les livres II, III et IV de la Vérité des sciences, Mersenne s’est donc laissé impliquer dans une confrontation directe avec le scepticisme, et notamment avec celui exposé par Campanella, sans même craindre de le plagier.
72À la lumière de cet épisode singulier de pillage d’une œuvre inédite que nous venons de détecter, on ne peut que souscrire au sentiment d’émerveillement que Lerner a exprimé à propos de la nonchalance avec laquelle Mersenne accueillit la parution de la Metaphysica, qu’il avait pourtant copiée avec une belle allégresse. Comme l’écrit Lerner, : « [d]ans une lettre à A. Rivet du 25 mars 1637 où il évoque la parution prochaine de la Métaphysique de Campanella, Mersenne ne souffle mot de la partie de cette œuvre qu’il aurait eu en main treize ans plus tôt »183. Nous pouvons à présent renchérir sur cette note d’étonnement, car Mersenne ne s’était pas limité à parcourir le texte inédit de la Metaphsyica, il l’avait mis à contribution pour son propre ouvrage, bien sûr sans le déclarer. Et pour revenir enfin aux raisons de cet embarras évident qui retarda la rencontre personnelle des deux auteurs à Paris, ne peut-on soupçonner, qu’outre les critiques adressées par Mersenne au De sensu rerum, et les attaques plus récentes de Campanella envers Gassendi et la culture française, la mauvaise conscience du Minime joua un rôle plus important encore, à cause du sentiment de culpabilité que lui provoquait le plagiat qu’il n’avait jamais avoué ?
73Dans une belle lettre à Diodati, datée du 3 juillet 1635, Peiresc fait état des remous suscités par l’attitude trop hautaine de Campanella et par ses critiques adressées à Gassendi et même à Naudé. Peiresc regrette « que le bon homme se confie de trop de gens et qu’il pourroit estre un peu plus réservé qu’il n’est ». Il déclare l’avoir averti, au début de son séjour français, en le prévenant du danger : « s’il pense picoter tantôt l’un, tantôt l’autre, il se jettera tout le monde sur les bras ». Bien sûr Peiresc se déclare prêt à tenir compte des persécutions qui ont pu l’ulcérer et compromettre l’équilibre de son tempérament, car, écrit-il :
Il a esté parmi des gens si artificieux, si dissimulés et si malins, et avoit si bien trouvé le moyen de se tirer et défendre de leurs mains en souffrant non seulement les choses insupportables, mais plusieurs qui ne l’estoient quasi pas.
74Il n’empêche cependant que le point de non retour, dans les polémiques, soit dangereusement proche : « Et si une fois la corde est rompue, il y aura bien de la peine à la renouer ». C’est pourquoi Peiresc conseille à Campanella de tolérer davantage les dissensions et les divergences d’opinion, puisqu’il se trouve désormais dans une nation « libre » :
Et maintenant qu’il est en pays si libre, il peut bien supporter quelque liberté et se moquer de ce qui luy déplaira sans en faire paraître le ressentiment, à tout le moins pour quelques temps, et jusques à ce qu’il ait mieux fait paraître son allure et acquis la créance qui ne luy peut manquer sinon de ce côté-là, s’il perd ses anciens amis pour si peu de chose, que la résolution de taire leurs infirmités, et plutôt les couvrir, s’il y en rencontre, que de les décrier184.
75Très probablement, Peiresc n’eut jamais ni le moyen ni l’occasion de s’apercevoir des “emprunts” mersenniens à la Metaphysica de son ami Campanella. Et surtout il n’aurait jamais pu imaginer que parmi les fruits les moins agréables de cette « liberté » gauloise dont il faisait l’éloge, il y avait aussi la possibilité de plagier librement, dans un imprimé, un ouvrage resté inédit parce qu’il avait été interdit dans sa terre d’origine, un pays d’Inquisition. Lorsqu’il parle d’« infirmités » à « couvrir » et à ne pas « décrier », Peiresc ne se réfère certes pas à l’histoire que nous avons retracée, car il semble faire allusion plutôt aux jugements assez âpres de Campanella sur l’étroitesse prétendue des esprits qu’il avait connus en France. Par ailleurs, lors de ses rencontres avec Campanella, Mersenne n’eut probablement pas non plus le courage d’avouer l’emploi qu’il avait fait du manuscrit de la Metaphysica – ce n’était pas du reste le seul cas d’usage désinvolte qu’il avait fait des écrits de ses amis. Après son décès, qui survint en 1648, un bon ami à lui n’hésita pas, en écrivant à Hobbes, à reprendre la définition amicalement ironique que celui-ci avait donnée de Mersenne, en le surnommant « le bon larron ». La raison de ce surnom tient précisément à sa fonction de médiateur dans la République des lettres, que Sorbière commente ainsi : « il estoit continuellement en action pour recueillir les raisonnemens d’autruy, & pour en faire part à tous ceux qui les vouloient entendre »185. Nous savons à présent que dans le cas de Campanella cette fonction de diffusion des idées en arriva jusqu’au point de faire du « bon larron » un véritable plagiaire.
76À la lumière de cet ensemble de circonstances que nous venons de découvrir, ne revient-il pas à nous, qui sommes historiens, de revoir les jugements trop drastiques qui ont été portés sur le philosophe italien, et cela surtout vis-à-vis de ses interlocuteurs français186 ? Par exemple, dans son livre sur Mersenne et la naissance du mécanisme, Lenoble se plut à souligner l’archaïsme apparent de Campanella en regard de ses amis parisiens tous plus “modernes”, en particulier de Mersenne, qui est le véritable héros de son livre. Et pourtant, même aux yeux du Minime, Campanella n’apparut pas seulement comme un naturaliste dépassé, partisan d’un sensualisme révolu et d’une thèse de l’animation universelle équivoque et dangereuse : il fut aussi cet esprit délié qui avait apporté des arguments sceptiques tellement intéressants, qu’ils méritaient d’être repris tels quels dans la Vérité des sciences. De ce point de vue, il valait la peine pour Mersenne de suivre Campanella, et de le suivre jusqu’au point de le piller pour mettre au clair ses idées sur le scepticisme – même sans avouer le forfait.
L’influence niée : Descartes
77Bien loin d’être complet et prêt pour le verdict final, le dossier des rapports de Descartes à la pensée de la Renaissance attend encore d’être instruit en bonne et due forme ; des pièces fondamentales manquent toujours, tandis que d’autres nécessitent d’un réexamen approfondi. En effet, l’exigence de voir la pensée cartésienne sur le fond des thèmes humanistes et renaissants n’a pas encore réussi à combler le fossé que des historiens influents, comme Gilson et Gouhier, ont creusé entre le premier des modernes et les ultimes renaissants187. Le rapport à Campanella, surtout, représente l’une des pièces les plus importantes du dossier ; d’ailleurs, le cas du philosophe italien a été parmi les premiers évoqués et étudiés, grâce au livre pionnier de Léon Blanchet qui en avait fait un « antécédent » du cogito. L’étude de Blanchet eut cependant la malchance de tomber aussitôt sous le jugement assez sévère, quoique aimable dans la forme, d’Étienne Gilson. Tout en épargnant la première partie du livre, qui concerne le rapport du cogito à la philosophie augustinienne, le grand historien avait soumis la deuxième partie, proprement campanellienne, à un feu roulant de questions et d’objections, portant tant sur le caractère « incertain » du rapprochement entre les deux auteurs que sur les « lacunes » du livre blanchétien. Ayant pour but de vérifier ce que l’auteur « ajoute de définitif à notre connaissance du cartésianisme », Gilson aboutit à un bilan très maigre : à part l’héritage augustinien commun, la distance entre Descartes et Campanella lui semble trop grande, les différences philosophiques trop radicales pour être comblées par les analyses, considérées pourtant d’une « extrême richesse », de Blanchet. Sur le fond de la question, la conclusion gilsonienne est donc péremptoire et s’inscrit en faux contre toute hypothèse d’influence possible : « Le Cognoscere est esse du philosophe de la Renaissance trouve sa négation radicale dans le Cogito ergo sum cartésien ». Du point de vue de Gilson, le grand principe de Campanella (« Tout ce qui est, pense ») conduirait « exactement aux antipodes du “Je pense, donc je suis” »188.
78Nous entrerons par la suite dans le vif du sujet ; au préalable, il nous faut ici réfléchir au fait que ce verdict tranchant eut pour conséquence de faire tomber dans l’oubli la tentative de Blanchet, et avec elle – ce qui est pire – les données historiques qui en étaient le fondement, et qui pourtant devraient demeurer dans toute leur consistance, même après qu’on ait délaissé l’interprétation où ils étaient encadrées. Si, par exemple, on parcourt les nombreuses communications présentées au colloque récent sur « Descartes et la Renaissance », on constate que le “cas” Campanella est à peine effleuré par certains interprètes, à une exception près, celle de Stephan Otto qui lui consacre une attention spécifique. Surtout, personne des auteurs du Colloque n’a rappelé le fait, certain, que Descartes a vraiment lu, en 1623, au moins le De sensu rerum, parce qu’il l’a lui-même déclaré, comme on le verra ci-après. Ce témoignage essentiel de Descartes, avec tout ce qu’il pourrait comporter d’indications sur la formation, même sous une forme réactive, de sa philosophie, est passé sous silence ; on ne retient que le refus de lire la Metaphysica plus tardive, ou encore le fait, au fond assez extrinsèque, que le nom de Campanella revient sous la plume de Descartes, à côté de ceux de Telesio, Bruno, Basson, Vanini, au moment de dresser la liste des « Novateurs ». Il s’agit en effet de deux passages assez connus de l’œuvre cartésienne. Dans le premier189, le philosophe semble faire une allusion polémique à la façon, essentiellement érudite ou rhétorique, dont se transmettent les « histoires, les langues » mais aussi les idées des philosophies anciennes et modernes, pour l’opposer à la véritable méthode d’enseignement scientifique, qui devrait consister, sur l’exemple de la géométrie, en « raisons ou au moins autorité » capables de vraiment persuader. Et c’est à ce moment-là que Descartes évoque Campanella au nombre de Novatores omnes, après avoir cité, parmi les classiques, Platon, Aristote et Épicure, comme pour donner une image plastique de ce qui était la substance de la méthode humaniste, ancienne et moderne, pourtant bien distincte de l’approche qu’il revendique pour sa propre manière de philosopher. En revanche, dans le deuxième passage, face aux attaques de Martin Schook et aux positions conservatrices de Gisbet Voet, Descartes se présente lui-même comme un « novateur » en philosophie, en soutenant que dans ce domaine il est louable d’innover contre la « philosophie vulgaire » que l’on enseigne dans « les Écoles et dans les Académies » et qui ne contient qu’un « fatras d’opinions, la plupart douteuses », tandis qu’en religion la même prétension serait « haïssable » (odiosum) :
Sed circa Philosophiam, quam ultro fatentur omnes nondum ab hominibus satis sciri, ac multis egregiis inventis augeri posse, nihil laudabilius est, quàm esse Novatorem190.
79Dans ce cas spécifique, il ne s’agit évidemment pas du même sens qu’il avait donné au mot de « novateur » lorsqu’il s’était référé aux philosophes de la Renaissance dans sa lettre précédente à Beeckman, mais il n’est pas moins vrai que Descartes n’hésite pas ici à évoquer une étiquette qui dans le contexte polémique de cette discussion pourrait lui être défavorable et même susciter une association d’idées négative pour lui. N’oublions pas que quelques pages auparavant, dans cette même Epistola ad Voetium, le philosophe cite un long passage de l’Admiranda Methodus Novae Philosophiae Renati des Cartes où Martin Schoock191 avait dressé très malicieusement un catalogue de philosophes Ingeniosi quoque seu subdoli, nec minus vesani ac furiosi, mentionnant Campanella à côté d’Épicure, Marcion, Lucien, Mahomet, Machiavelli, Vanini, F. Socin, H. C. Agrippa, « Doctor Faustus » et autres encore, évidemment pour les montrer sous un jour défavorable. Confronté à cette évocation sournoise d’exemples négatifs et même dangereux, le commentaire de Descartes est très net, voire cinglant, car il équivaut à une fin de non recevoir : Ex quibus omnibus nihil video elici posse, nisi quod fatearis me non esse planè ingenio destitutum192 ; surtout le philosophe veut éviter que son nom soit confondu avec ce catalogue d’esprits brouillons, ce qui ne l’empêchera pas pour autant de reprendre à son propre compte et dans un sens plus acceptable cette même étiquette de « novateur ».
80Cela malgré, on a toujours l’impression que le fossé entre la culture de la Renaissance et la « nouveauté » cartésienne demeure difficile à combler, même si l’on s’est évertué à suggérer des lectures renaissantes possibles ou éventuelles comme sous-textes nécessaires à l’interprétation de textes juvéniles énigmatiques comme les Olympica, sans doute dans l’intention de nuancer le jugement célèbre d’Henri Gouhier sur le jeune Descartes « réagissant violemment contre l’esprit de la Renaissance »193.
81Comme nous l’avons anticipé, la seule étude, à l’intérieur de ces Actes, qui discute avec une certaine ampleur le rapport de Descartes à Campanella est celle très fine de Stephan Otto ; toutefois, elle ne porte ni sur l’aspect spécifique du cogito ni sur les répliques au scepticisme, dont nous nous occupons ici. Otto développe plutôt une interprétation d’ensemble, selon laquelle Descartes n’aurait pas tant « effacé et désavoué les traces de son fond historique » (tel est l’avis de H. Blumenberg), qu’essayé plutôt de « transformer les idées déjà “suspectes de modernité”, pour pouvoir les accommoder à sa propre pensée “nouvelle” ». Pour tenter de vérifier, au moins partiellement, cette hypothèse suggestive, S. Otto s’est penché sur le rapport qui subsisterait entre représentation et ressemblance, tel qu’il se présente surtout dans la Metaphysica et dans la Philosophia rationalis, en concluant que Descartes « transforme dans les faits la structure de la théorie dans laquelle Campanella cadre la philosophie renaissante figurante de la représentation de la ressemblance en modèle de la représentation cognitive »194. Malgré tout l’intérêt de ces considérations qui mériteraient un examen plus approfondi, il faut avouer qu’on est encore trop éloigné d’une analyse historique documentée et basée sur une confrontation directe avec les textes campanelliens que Descartes a certainement lu. En effet, il est paradoxal que l’œuvre de Campanella en question ici est surtout celle que Descartes aurait refusée de lire, même s’il reste, dans l’article de S. Otto, une certaine équivocité quant à son identité précise. À notre connaissance, S. Otto est le seul à émettre l’hypothèse que le refus de lire affiché par Descartes porterait sur la Philosophia rationalis, alors que Lerner et la plupart des interprètes considèrent qu’il s’agit plutôt de la Metaphysica. Pour résoudre le problème, il suffit de considérer que l’impression de la Philosophia rationalis avait été achevée le 30 avril 1638, alors que la Metaphysica contient une dédicace à Claude Bullion de Bonolles en date du 15 août 1638, et fut donc imprimée quelques mois après. Partant, il est beaucoup plus probable que la lettre de Descartes en date du 15 novembre 1638, dans laquelle le philosophe déclare refuser de lire l’ouvrage de Campanella dont la parution lui est annoncée, se réfère à la publication la plus récente entre les deux, à savoir la Metaphysica, qui venait juste de paraître195.
82Pour reprendre le dossier dressé par Blanchet et critiqué par Gilson, il vaut donc mieux revenir sur le terrain des faits certains, plutôt que suivre Otto dans ses spéculations assez hasardeuses, et éventuellement amorcer à partir de là quelques conclusions sur les rapports effectifs entre les deux auteurs. Et pour dégager le terrain des hypothèses fautives, nous devons nous débarrasser d’abord d’une conjecture qui refait surface ici et là dans le livre de Blanchet, bien que l’auteur ne l’avance pas avec trop de conviction. Il s’agit de la thèse d’une influence directe de la Metaphysica sur la manière dont Descartes répondit aux arguments sceptiques. Même pour nous, après avoir étudié de près la part que le scepticisme occupe dans la Metaphysica et son influence souterraine – à travers Mersenne – sur le renouveau pyrrhonien en France, il serait tentant de voir un lien possible avec la façon dont Descartes aborda les mêmes problèmes dans ses ouvrages. En réalité, nous devons exclure d’emblée toute hypothèse d’une influence quelconque de la Metaphysica sur les Meditationes, qui devaient paraître trois ans plus tard. Il appert, comme nous l’avons anticipé déjà, que Descartes refusa de lire la Metaphysica, dont le Minime lui annonçait la parution, et qu’il exprima du même souffle un jugement plutôt négatif à l’endroit du philosophe italien :
ce que j’ay vû autresfois de Campanella – écrit-il – ne me permet pas de rien espérer de bon de son liure, et ie vous remercie de l’offre que vous me faites de me l’enuoyer ; mais ie ne le desire nullement voir196.
83Il semble donc que Descartes ne put pas connaître l’intense débat contradictoire avec les sceptiques qui caractérise le premier livre de la Metaphysica – lui qui allait pourtant consacrer tant d’attention au thème du scepticisme compris, à l’instar de Campanella, comme une propédeutique nécessaire à la fondation du savoir sur des bases nouvelles, et d’autant plus solides qu’elles ne pouvaient pas être révoquées en doute par les objections des « pyrrhoniens ». Et toutefois, bien que le nom même de Campanella soit unanimement passé sous silence dans les livres récents dédiés au traitement du scepticisme par Descartes197, il serait excessif de dire que celui-ci ait souverainement ignoré in toto les positions du philosophe italien, comme pourtant il semble ostensiblement le revendiquer à l’égard de la Metaphysica. En effet, on oublie le plus souvent que dans cette même lettre adressée à Mersenne, Descartes déclare fonder sa fin de non recevoir sur la base d’une connaissance antécédente et directe, cette fois, qu’il aurait eue d’autres œuvres de Campanella. Pour expliquer ce détail important de la biographie intellectuelle de Descartes, il faut se référer aux déclarations explicites du philosophe, et notamment à l’échange de correspondance avec Constantin Huygens de 1638. Celui-ci lui avait écrit quelques mois auparavant, le 2 février 1638 :
Quelle iustice vous faict resoudre de viure heureux tant d’années & de ne subuenir pas à l’indigence de vostre prochain pour ce peu d’aage qu’il peut espérer ? Voulez-vous voir le pain noir dont il se nourrit ? Voyez comme il en va chercher iusque chez les moines ; & apprenez à regretter, s’il vous plaist, que si vous tenez tousiours la verité en sequestre, tantost nous serons aussi heretiques que le Campanella, dont ie vous enuoye le sommaire en cholere, & pour peine de vos rigueurs vous condamnant, s’il vous est nouveau, à y ietter la veue, pour me dire au moins si, en attente du flambeau de vos verités, il m’est permis de courir un peu après ce feu follet, & ou c’est que ie pourroy aboutir en ne cessant de le suiure198.
84En réalité, le texte de Campanella que Huygens lui envoie n’était pas fait pour susciter les enthousiasmes du philosophe, mais il est certain qu’il en a pour autant retenu l’attention. Le « sommaire » campanellien, avec la préface d’un « Allemand », dont Descartes lui parle dans la réplique suivante, du 9 mars, était évidemment, comme l’a remarqué Léon Blanchet dans le sillon de M. Adam199, le Prodromus philosophiae instaurandae, qui a pour second titre Compendium de rerum natura pro philosophia humana, et pour lequel l’allemand Tobias Adami avait écrit une longue préface de vingt-deux pages200. Le texte lui-même n’était pas récent, comme il arrivait souvent dans les vicissitudes éditoriales d’un auteur, comme Campanella, qui dut tellement peiner avant de voir ses ouvrages imprimés. Campanella avait dicté le Compendium à Rome dans la prison du Saint Office plus de vingt ans auparavant, en 1595, dans le but de réparer la perte du De universitate rerum en vingt livres, qui avait été séquestré au moment du premier procès inquisitorial. Tobias Adami, qui promut l’édition, était entré en contact avec le moine lors de son séjour à Naples en 1612, pendant le grand tour d’une dizaine d’années qui l’avait conduit jusqu’à Jérusalem, avec son élève, le jeune Rudolph von Bünau, et fait revenir en Allemagne à travers l’Italie, l’Espagne et la France. ÀNaples, Campanella lui fit avoir, directement ou par des intermédiaires, des copies manuscrites de plusieurs écrits (entre autres la Metaphysica, la Philosophia realis, la Philosophia rationalis, le De sensu rerum, et ce Compendium) et, de retour en Allemagne, T. Adami inaugura son grand projet de publication des œuvres campanelliennes précisément par le texte du Compendium, qui parut à Francfort en 1617 (il publiera ensuite : De sensu rerum et magia, Francofurti, 1620 ; Scelta d’alcune poesie filosofiche, Paris, 1621 ; Apologia pro Galilaeo, Francofurti 1622 ; Realis philosophia epilogistica, Francofurti, 1623 ; Astrologicorum libri VII, Francofurti, 1630).
85La « Préface aux philosophes allemands » que Tobias Adami mit en tête de ce « Sommaire » était une présentation assez emphatique de la philosophie de Campanella, peut-être inspirée par lui-même201. Pour Adami, cette œuvre apparaissait comme une alternative efficace à deux genres de philosophies opposées : la ethnica philosophia, toute rationnelle et fermée à la dimension transcendante, d’une part, et, de l’autre, un dogmatisme religieux qui opérait la scission entre le savoir divin et le savoir humain. Le scepticisme lui semblait le résultat de cette impasse, bien que la préface ne mésestimât pas « l’aspect plus sain » du doute, tout en exhortant à ne pas abandonner le projet de connaître et contempler les choses202. On retrouve aussi dans la préface un exposé de la doctrine des « qualités premières » de l’être et une synthèse rapide, mais fidèle, des thèmes de la Metaphysica, à côté des traits typiques qui dessinent le portrait du « novateur » : le souhait que la philosophie puisse aider au réveil de l’« hibernation » (veternum) représentée par l’aristotélisme ; les ouvertures sur la nouvelle cosmologie copernicienne, y compris les audacieuses spéculations de Bruno ; le refus de la doctrine de la « double vérité » et donc la recherche d’une concorde entre philosophie et théologie ; l’éloge enthousiaste du soleil « cœur du monde ».
86Tout en reflétant le stade juvénil de la philosophie de Campanella, le texte du Compendium n’était pas dépourvu d’intérêt, même aux yeux d’un auteur aussi moderne et “scientifique” que Descartes. Le Compendium ou Prodromus contient en effet une pars destruens, adressée contre la philosophie naturelle d’Aristote et des scolastiques, qui ne pouvait que recevoir un accueil favorable de la part de Descartes. On y trouve aussi des idées extrêmement modernes, comme la critique de la doctrine aristotélicienne du lieu, ou encore l’examen des quatre types de mouvement, avec la remarque très fine que l’opposé du mouvement n’est pas tant un autre mouvement, que le repos203.
87Le tout est cependant noyé dans une conception de la nature physique qui devait paraître assez rébarbative à Descartes : en effet, à partir de l’opposition entre le mouvement et le repos, Campanella y développe une cosmologie de stricte empreinte télésienne, dominée par les deux principes du froid et du chaud, qui sentent et luttent partout en vue de leur conservation. Ainsi, la négation du vide est-elle motivée par le fait que « tous les corps sentent et qu’ils jouissent du contact réciproque »204. Cet animisme foncier, dont la physique campanellienne est empreinte, s’étend dans ce texte jusqu’aux domaines de la psycho-physiologie, qui occupe la dernière partie du Compendium. Ici, l’auteur traite des points fondamentaux de sa doctrine de la sensation et de l’intellection. Il faut dire cependant que dans cette partie il y a aussi des aperçus presque mécanistes, comme la mise en cause de la doctrine aristotélicienne des espèces, y compris celles intentionnelles205, ou l’affirmation que toute sensation est passion, se réduisant toujours au contact, donc à la transmission du mouvement de l’objet aux nerfs206. En outre toute la théorie campanellienne des esprits matériels207 est presque le prologue à une sorte de neurophysiologie mécaniste, ainsi que la réduction de la pluralité des âmes ou des facultés à l’activité d’un même genre d’esprits, qui sentent, remémorent, réagissent, désirent ou fuient, ouvre la voie à une psychologie beaucoup plus scientifique qu’on ne pourrait pas l’imaginer208. À ces aspects innovants, s’associe toutefois la doctrine campanellienne typique de la matière qui sent209, doctrine que le philosophe français n’aurait aucunement pu accepter, car elle mettait en cause son approche dualiste, en menaçant également l’indépendance de l’esprit et sa conception scientifique de la matière. À la limite, Descartes aurait pu partager l’insatisfaction de Campanella pour les preuves aristotélico-scolastiques de l’immortalité de l’âme, mais, en revanche, il n’aurait jamais consenti à ce que le philosophe italien avait mis à leur place : non pas une dualité, mais une tripartition de la substance, divisée en Corpus, Spiritus, Mens210. Selon Campanella, l’immortalité revient à la mens, sur la base d’arguments qui sont pour l’essentiel d’origine hermétique. La mens est immortelle, parce que sa provenance est divine et que son intellection dépasse l’horizon de la matérialité, ouvrant sur l’infini dans la contemplation de l’univers et s’élevant jusqu’à la dimension de la « religion naturelle »211.
88Compte tenu du sensualisme dominant dans le Compendium (car il n’y a trace dans cette œuvre ni de la perceptio passionis, ni du rôle primaire de la conscience de soi) et du panpsychisme foncier qui caractérise les considérations du jeune Campanella, on comprend bien que Descartes ne se soit pas réjoui à la lecture du « sommaire », et qu’il ait même redouté de gâter sa proverbiale clarté en se plongeant dans le latin baroque du philosophe italien et de son admirateur allemand. En 1638, Descartes vit surtout à Santpoort et, dans ce paisible repli hollandais, se consacre à la rédaction des Meditationes. Au mois de mars de la même année, il répond finalement à Huygens, en renvoyant le volume du Compendium que celui-ci lui avait prêté ; surtout, il prend une position tranchante à l’égard de ce que Huygens avait appellé un « feu follet », et qui ne pourrait pas à l’évidence rivaliser avec le « flambeau » des vérités qu’il est en train de décourvir dans son propre itinéraire méditatif :
Vous avez sujet de trouuer estrange que vostre Campanella ait tant tardé à retourner vers vous, mais il est desia vieil, & ne peut plus aller fort viste. En effet, bien que ie ne sois pas éloigné de la Haye de cent lieuës, il a neantmoins esté plus de trois semaines à venir iusques icy où, m’ayant trouué occupé à répondre à quelques objections qui m’étoient venuës de diverses parts, i’auouë que son langage, & celuy de l’Allemand qui a fait sa longue Preface, m’a empesché d’oser conuerser avec eux auant que i’eusse acheué les dépesches que i’auois à faire, crainte de prendre quelque chose de leur stile. Pour la Doctrine, il y a quinze ans que i’ay vu le Liure de Sensu rerum du même auteur avec quelques autres Traittez, & peut-estre que cetuy-ci en estoit du nombre ; mais i’avois trouué dés-lors si peu de solidité en ses écrits, que ie n’en auois rien du tout gardé en ma mémoire ; et maintenant ie ne sçaurois en dire autre chose, sinon que ceux qui s’égarent en affectant de suiure des chemins extraordinaires, me semblent bien moins excusables que ceux qui ne faillent qu’en compagnie, & en suivant les traces de beaucoup d’autres212.
89Pour l’occasion, Descartes évoque donc la lecture qu’il avait fait en 1623 (« il y a quinze ans ») du De sensu rerum, dont le Compendium lui semble être précisément un raccourci qui n’apporte pas de nouveautés. Quant aux « autres traités » dont il affirme avoir oublié jusqu’aux titres, Blanchet avance la conjecture qu’il puisse s’agir ou des Realis philosophiae epilogisticae partes quatuor (Francofurti, Impensis Godefridii Tampachii, 1623) ou de l’Apologia pro Galilaeo (1622). Il est impossible de trancher entre ces différentes hypothèses213, alors que l’information décisive apportée par cette lettre est à chercher plutôt dans le fait que Descartes reconnaît avoir lu un ouvrage aussi important que le De sensu rerum et magiâ, sans doute dans l’édition latine de Francfort (apud Egenolphum Emmelium, 1620). En plus, il dit explicitement qu’il s’était fait par là une idée assez précise, bien que défavorable, de la philosophie campanellienne. Tout épris d’enthousiasme pour cet aveu, Blanchet a bâti sur la connaissance du De sensu rerum par Descartes le noyau central de sa thèse d’une « anticipation » campanellienne de l’argument du cogito. À la différence du Compendium, le De sensu rerum marque en effet le plein épanouissement de la philosophie de Campanella ; on y voit surtout à l’œuvre quelques idées importantes qui auraient pu intéresser le philosophe des Meditationes. Blanchet a résumé ainsi les passerelles qui, de son avis, unissent les deux auteurs à travers le De sensu rerum :
cet ouvrage contient, non seulement des idées intéressantes sur la perception, sur l’innéité du savoir, sur le jugement et le raisonnement, dont la connexion avec le Cogito est manifestement très étroite, mais encore le Cogito lui-même, conçu comme une connaissance intuitive et première de soi, seule immédiate et certaine, et se subordonnant toute connaissance empirique et discursive qui porte sur les objets extérieurs à l’âme214.
90Nous devons dire d’emblée que certains des points sur lesquels Blanchet appuie la démonstration de sa thèse se révèlent vraiment trop faibles pour être convaincants : tel est par exemple le rapprochement entre la fonction du spiritus chez Campanella et le rôle attribué par Descartes aux esprits animaux dans l’explication du procès psycho-physiologique de la perception, et plus généralement dans le développement de la mémoire organique, de l’association des idées, des mouvements réflexes, avec toutes les conséquences d’ordre psychologique et même épistémologique que cela comporte, jusqu’à l’abandon des espèces intentionnelles et le refus du principe de ressemblance ou de copie entre la représentation et l’objet215. « N’est-il pas intéressant dès lors – écrit Blanchet – de constater qu’au moment où il [Descartes] affranchit la connaissance sensible de la condition de présenter avec l’objet une similitude quasi matérielle, il reproduit dans leur signification générale et parfois dans leur expression des idées empruntées à Campanella ? »216. Pour répondre affirmativement à cette question, notre auteur souligne les passages qui, d’après ce qu’il dit, montreraient un certain parallélisme entre le De sensu rerum et la Dioptrique217. Contre ce genre de rapprochements assez vagues, il suffit d’objecter, d’une part, que la doctrine des esprits est trop répandue parmi les auteurs du xviie siècle pour représenter un indice sérieux de l’influence spécifique de Campanella et, d’autre part, que la doctrine du spiritus se rattache dans cet auteur à une vision panpsychiste très marquée. Pour ces raisons, la théorie campanellienne du spiritus ne se serait jamais accordée au dualisme rigoureux et au mécanisme intransigeant de Descartes (ce que le même Blanchet a par ailleurs l’honnêteté de reconnaître)218. En outre, l’abandon cartésien du principe de copie est le résultat de l’avènement de la conception mécaniste, un phénomène trop vaste pour être réduit à l’influence simplement de tel ou tel auteur.
91L’autre indice plus sérieux, sur lequel Blanchet appuie sa reconstruction, consiste dans le fait que le De sensu rerum abandonne les positions de Telesio, pour affirmer une conception active (et non passive) de l’esprit, et cela même dans le procès de sensation : se détachant des doctrines matérialistes et empiristes télésiennes, Campanella, dans cet ouvrage, « finit par affranchir la connaissance de la servitude de la chose, à laquelle Telesio l’avait soumise »219. La doctrine de la perceptio passionis, le rôle du jugement et l’activité d’inférence qui caractérise même la perception la plus immédiate, finalement le privilège reconnu à l’intuition de soi et à l’expérience interne : tous ces aspects ouvriraient la voie chez Campanella à des dévéloppements plus nettement « idéalistes » et presque pré-cartésiens. « Ainsi, en suggérant à Descartes l’idée de libérer l’esprit de la servitude des espèces corporelles, ce n’est pas vers l’empirisme, mais vers l’innéisme que l’auteur du De sensu rerum aidait sa philosophie à s’orienter »220. Pour étayer cette direction nouvelle de la philosophie de Campanella et confirmer la thèse d’une influence possible sur Descartes, Blanchet se base pour l’essentiel sur deux chapitres, à vrai dire cruciaux, du De sensu rerum (les chapitres xv et xxx du livre II). Nous devons cependant constater que dans ces deux chapitres Campanella fait l’économie de tout ce qui a trait au scepticisme. Et qu’il ne s’agisse pas d’une lacune de fait, mais plutôt d’une absence de droit, motivée par des raisons théoriques plutôt qu’historiques, on peut en être assuré puisque l’auteur en indique les causes philosophiques et de principe. En réalité – remarque-t-il –, de toutes les espèces de connaissance, celle que l’on acquiert par l’expérience immédiate est la seule qui n’ait pas besoin de preuve : en étant à elle-même sa propre preuve, l’expérience n’est pas soumise au doute. Comme l’admet Blanchet lui-même, se référant pourtant au chapitre xxx du De sensu rerum : « On ne raisonne en effet qu’au sujet des choses dont on doute et pour faire cesser ce doute. Or, on ne doute pas de ce que l’on constate »221.
92Nous pourrions donc objecter ainsi contre la thèse blanchétienne : si le rapprochement Campanella-Descartes frappait juste, on ne comprendrait pas pourquoi, dans le même chapitre xxx, Campanella affirme à la fois le caractère d’inférence de la perception, qui dépend de la certitude de soi, d’une part, et, d’autre part, la certitude absolue et la primauté, voire la supériorité des sens, du point de vue de l’évidence, sur la raison et le discours – ce qui lui permet de passer sous silence, dans le De sensu rerum, toutes les objections des sceptiques que Descartes mettra en évidence par la suite222. Pour que les doutes sceptiques puissent émerger comme problème sérieux, il fallait au moins que la certitude immédiate de la sensation fût mise en discussion et devînt l’objet de considérations critiques – mais c’est justement ce que l’auteur du De sensu rerum ne pouvait pas faire, tant qu’il envisageait les sens comme beaucoup plus certains que toute autre connaissance, ou qu’il affirmait la provenance de toute notion à partir de la sensation223.
93Il est vrai que, dans ce même chapitre xxx, apparaît la distinction entre deux formes différentes de sapere, dont l’une s’adresse à l’extérieur et l’autre à l’intérieur ; entre elles, Campanella établit une hiérarchie de valeur, car la connaissance immédiate de soi-même, changé par les sensations, représente selon lui la condition pour qu’advienne la connaissance, celle-ci médiate, de tout ce qui est autre que soi. En outre, la première forme de connaissance est innée (indita) et naturelle, l’autre acquise et ajoutée (addita)224. En effet, Blanchet reconnaît que Campanella dut auparavant se libérer de l’empirisme et du sensualisme de son maître Telesio, pour pouvoir apprécier l’importance et la radicalité des doutes qui portaient essentiellement sur la perception du monde extérieur – mais ce pas décisif, ajoutons-nous, il ne l’avait pas encore définitivement franchi dans le De sensu rerum, où la certitude immédiate du sentir, d’une part, et de l’autre la supériorité du sens interne, coexistent l’une à côté de l’autre, bien que sur des niveaux différents, sans toutefois que la certitude du sens externe soit mise en question ou soumise au doute sous l’effet du rapport à la notion du sens interne. Ce passage décisif ne se fera clairement que dans la Metaphysica, mais il s’agit précisément de l’œuvre que Descartes ne voulut même pas voir, comme nous l’avons déjà appris. Étrange paradoxe dans cette histoire de rencontre manquées, c’est justement à cause de son refus de lire la Metaphysica que le philosophe français a raté la rencontre avec l’œuvre de Campanella qui allait davantage dans son sens et qui, pour cela même, aurait pu l’intéresser le plus.
94Et pourtant, même par rapport à la Metaphysica, il faut reconnaître que l’étendue et la profondeur du doute cartésien n’ont pas d’équivalents chez Campanella, et cela malgré la présence de quelques grands thèmes communs (l’argument du rêve, celui de la folie, la démolition des apparences sensibles, le doute universel, etc.). Sur ces points spécifiques, les remarques de Blanchet demeurent tout à fait pertinentes, bien que cet auteur ait tendance à les exprimer sous la forme, inacceptable pour un historien, d’une prétendue « infériorité » de Campanella vis-à-vis de Descartes225. Une telle vision téléologique de l’histoire de la philosophie est aujourd’hui rejetée, et pour de bonnes raisons. Mais, une fois refusé le jugement de valeur, inacceptable, le point de fait établi par Blanchet n’en reste pas moins valide, à savoir qu’il y a toute une région du scepticisme à laquelle Campanella n’a pas accédé : il ne met jamais en doute l’existence du monde extérieur, ne ressentant pas non plus la nécessité de la prouver ; il ne doute jamais de l’existence de son propre corps, comme Descartes ; le problème de la communication des substances lui est tout à fait étranger226 ; il n’y a pas de place dans la Metaphysica pour le doute hyperbolique, et par conséquent l’idée de la véracité divine ne joue pas la fonction de clef de voûte qu’elle remplira dans le système cartésien. En dépit des intentions radicales communiquées à Naudé et mises par écrit dans le De libris propriis syntagma, le doute de Campanella reste néanmoins en deçà de la reprise néo-pyrrhonienne, comme nous l’avons déjà dit, et donc aussi en deçà de l’innovation cartésienne. Même sur le thème des idées innées, la pensée campanellienne paraît ambiguë et ambivalente, car elle finit par chanceler entre l’hypothèse de la vision des idées en Dieu (une sorte d’illumination augustinienne) d’une part, et de l’autre la perspective plus moderne d’une possession intérieure des idées par l’esprit227.
Autour du cogito
95Après avoir écarté ainsi les points faibles de la thèse de Léon Blanchet, il ne reste qu’à examiner son argument principal, à savoir ce que Descartes aurait pu puiser à la philosophie de Campanella pour l’élaboration du Cogito. On peut résumer le noyau de la thèse blanchétienne par les mots de l’auteur lui-même. Campanella, comme Descartes, écrit-il,
expose longuement […] les raisons de douter de la possibilité du savoir accumulées par les sceptiques de l’antiquité et des temps modernes ; comme lui, il les repousse en montrant qu’elles laissent subsister des principes certains et universels sur lesquels nous nous appuyons pour constituer les sciences ; comme lui, mais en s’inspirant ouvertement de Saint Augustin, il rattache la certitude de ces principes à celle que la pensée, au moment même du doute, possède de sa propre existence. L’ordre du premier livre de l’Universalis Philosophia est le même que celui du Discours de la méthode : aux raisons cartésiennes de douter correspondent les quatorze dubitationes de Campanella, au cogito ergo sum, l’affirmation de la connaissance innée de soi contenue dans la réponse générale à ces quatorze raisons, ainsi que la subordination des autres connaissances à ce savoir premier et fondamental, établies dans ce même chapitre et dans les réponses à la neuvième et à la dixième Dubitatio228.
96Avant d’examiner dans les détails les affirmations contenues dans ce passage, commençons par rétrécir l’espace des rencontres possibles entre les deux auteurs, compte tenu des données de fait de leurs biographies intellectuelles respectives. Tout d’abord, nous pouvons exclure une influence du Discours cartésien sur la Metaphysica, car le texte de celle-ci, imprimé en 1638, est presque identique à celui du manuscrit dont la rédaction était déjà achevée en 1624. De même, nous devons rejeter l’hypothèse que l’idée du cogito soit venue à Descartes à la lecture de l’œuvre campanellienne : la thèse était déjà présente et bien développée chez Descartes dans le Discours de 1637, donc avant la publication de la Metaphysica, et sa formulation ne change pas de façon significative au moment de la rédaction des Meditationes¸ commencée en 1638. Il nous semble donc que, par rapport à la Metaphysica, toute l’entreprise de Blanchet aurait dû aboutir à une simple comparaison de doctrines, sans qu’il fût possible d’établir aucun lien de dépendance véritable, comme pourtant il semble le croire, entre l’œuvre cartésienne et celle du philosophe calabrais.
97Pourrait-on dire que le résultat doit changer, dès que l’on restreint l’analyse historique au texte du De sensu rerum, comme Blanchet lui-même est obligé de le faire au fur et à mesure qu’il avance dans son étude, après avoir abandonné la formulation plus hardie et extensive que nous avons citée ci-dessus et qui semble impliquer la Metaphysica dans la relation ? Il est vrai que, même à l’égard de cette œuvre, Blanchet se trouve contraint d’entourer son affirmation initiale de telles limites et précautions, que son impact est diminué de beaucoup. En évoquant les graves conséquences de cette « erreur » que fut le panpsychisme, Blanchet avoue que cette idée en vient à compromettre le sens du cogito embryonnaire, car chez Campanella la démonstration de l’identité de l’être et du connaître ne repose pas tant « sur l’intuition que l’âme, au moment même où elle doute, possède de sa propre réalité », qu’elle se fonde plutôt sur la nécessité métaphysique « d’attribuer à tout être doué d’activité une faculté, liée à son essence, de se connaître lui-même ». En définitive, pour le philosophe de Stilo, « la vérité du panpsychisme est contemporaine du Cogito ; peut-être même lui est-elle antérieure »229. En effet, ce qu’il importe à Campanella de montrer contre les sceptiques, « c’est moins l’affirmation d’existence impliquée dans leur doute que la supériorité de ce savoir primitif », qui est la conscience de soi, sur toute autre connaissance230.
98On pourrait donc résumer ainsi l’état du dossier réuni par Blanchet : bien loin de viser le principe de certitude cartésien, le cogito de Campanella représenterait plutôt « la réciproque d’une intuition profonde du rôle vital joué par la conscience, considérée surtout comme conscience individuelle, dans l’activité des êtres de la nature »231. Mais on pourrait être plus rigoureux encore et aller beaucoup plus loin que Blanchet, en soulignant trois autres différences majeures entre Campanella et Descartes sur ce point capital du cogito.
- Chez Descartes la certitude du cogito se place strictement au niveau de la première personne singulière (il s’agit proprement d’un ego cogito) et elle n’est valable que tant que je la perçois232. Dans le De sensu rerum, au contraire, il n’est pas tant question du « je pense », que du sentir universel, donc d’un pluriel impersonnel : on pense. Tout sent, répète Campanella à chaque occasion233, car le monde est « un animal qui sent tout entier »234.
- Le contexte dans lequel ce « tout sent » se dévéloppe, est très spécifique, et on ne peut pas dire que ce soit précisément le contexte du scepticisme. Nous avons évoqué les traits principaux de la philosophie campanellienne, ajoutons ici qu’il n’y a, dans le De sensu rerum, aucune référence explicite au problème de la « tromperie », qui jouera en revanche un rôle si marquant chez Descartes. N’oublions pas que pour celui-ci la découverte de la certitude de soi se dégage d’une situation de suprême déception, car – conjecture-t-il – un Dieu infiniment puissant pourrait avoir créé mon esprit de telle façon que je me trompe, même quand je crois avoir les connaissances apparemment les plus sûres235. L’importance de cette hypothèse, dite du doute hyperbolique, tient au fait que la certitude du cogito et de son existence ne pourra être déclarée indubitable, que dans la mesure où elle survit non pas à un doute limité ou circonstancié (le doute “raisonnable” que les adeptes du scepticisme classique comme Gassendi étaient prêts à accepter), mais plutôt à un doute radical, le plus général que l’on puisse concevoir – même si cela implique de créer et de maintenir artificiellement, avec un véritable effort de l’esprit, une suspension d’esprit qu’il n’est ni naturel ni aisé de tenir (ce que Gassendi reprochera constamment à Descartes dans ses objections)236.
- L’absence, dans le De sensu rerum, de tout ce contexte sceptique est absolument remarquable, et d’autant plus significative que le philosophe italien s’était, en revanche, beaucoup appliqué à étudier, détecter et expliquer un genre différent, quoique proche, de « tromperies », les impostures de type politique et religieux. Le recours aux arts trompeurs était, selon Campanella, un trait explicite de la tradition machiavélique, et une tentation récurrente des philosophies inspirées par l’aristotélisme « athée ». C’est contre ces deux traditions, convergeant dans l’usage de l’imposture utile pour tenir le peuple en obéissance, qu’est bâtie toute la construction de l’Atheismus triumphatus, dès sa première rédaction italienne. Le but fondamental de l’ouvrage vise précisément à montrer que la véritable religion est naturelle et qu’elle n’est pas une imposture237. En revanche, il n’y a aucune trace dans l’Atheismus des arguments (d’ascendance ockhamiste) relatifs à l’hypothèse cartésienne du Dieu trompeur, pas plus que le De sensu rerum n’utilise cette technique épistémologique qui fait ressortir la certitude indubitable du cogito d’une situation généralisée de doute et de possible déception. Du reste, sans l’hypothèse du Dieu trompeur, le cogito ne pourrait pas assumer cette importance de point archimédéen qu’il a chez Descartes, et qu’il n’a pas – et pour cause – chez Campanella.
99Ce ne sera que dans la Metaphysica (l’ouvrage que Descartes refuse pourtant de lire) – et à travers le passage célèbre du De civitate Dei (11, 26)238 – que Campanella accède à un argument semblable à celui de Descartes, à quelques différences décisives près. On retrouve en effet dans l’Universalis philosophia l’argument que la certitude du cogito et de son existence fait suite à une situation de complète incertitude, mais celle-ci tient plutôt à l’erreur et à sa possibilité (le célèbre dicton augustinien si fallor sum) qu’à la tromperie des sens, du Dieu tout-puissant ou du malin génie. En outre, l’argument du fallibilisme n’a pas d’équivalent dans le De sensu rerum, car le thème se rattache plutôt à cette tradition augustinienne, dont Gilson a tracé la persistance à travers le Moyen Âge et la Renaissance239. Ce fallibilisme de principe est profondément étranger au sensualisme dont le De sensu rerum est empreint. Le texte du De civitate Dei était par ailleurs tellement connu, que Descartes n’avait nullement besoin de le lire chez Campanella, pour en saisir l’importance. Arnauld, l’auteur des quatrièmes Objections, se souviendra immédiatement de cet “antécédent” augustinien, et Descartes, pour sa part, ne soutiendra jamais que son argument fût nouveau ou original, prétendant au contraire (en réponse à une observation semblable d’Andreas Colvius) qu’il s’agissait « d’une chose qui de soy est si simple & si naturelle à inférer », qu’« elle aurait pû tomber sous la plume de qui que ce soit ». Dans cette même lettre à Colvius, Descartes raconte être allé exprès à la bibliothèque de Leyde pour vérifier le passage augustinien, qui lui avait été signalé240 ; nulle raison donc de supposer que Campanella ait été un intermédiaire décisif pour ce que Gilson appelle justement « une sorte de diathèse augustinienne »241. Ajoutons que dans son commentaire de cette même lettre à Colvius, J.-L. Marion a montré par des arguments convaincants qu’à partir d’un « énoncé protocolaire » (le cogito, sum) très semblable à celui de saint Augustin (fallor, sum), la lecture cartésienne se détache nettement de l’interprétation métaphysique qui le sous-tend dans l’œuvre du Père de l’Église. Celui-ci est moins intéressé au fait d’établir l’ego en « substance auto-suffisante » (comme le fera Descartes) que de le renvoyer à une substance distante, selon le schéma trinitaire qui fait de l’homme l’image de Dieu en ce que l’être, le savoir, l’amour renvoient tous à Dieu qui est l’exemplar par excellence de cette triade. Dans la mesure où ce modèle augustinien, qui est à la fois philosophique et théologique, sera partagé et repris par Campanella dans sa doctrine des trois « primalités », on est autorisé à croire que la distance qui sépare Descartes du Père de l’Église sur ce point n’est pas moins grande que celle qui le sépare du philosophe de la Renaissance242.
100L’hypothèse, avancée par Blanchet, d’une influence possible, et même réelle, de Campanella sur Descartes semble donc s’estomper et aboutir finalement à un résultat très décevant : pour ce qui est du rapport de Descartes à la Metaphysica, on assiste à un cas d’influence refusée d’emblée, tandis que pour le De sensu rerum il s’agit plutôt d’une influence niée. Dans ce dernier cas, la lecture eut lieu (comme aussi dans le cas du Compendium qui en reprend certains contenus), mais elle ne s’avéra pas utile à la formation de la pensée cartésienne. En plus, comme on l’a vu, le De sensu rerum était tout à fait étranger à la culture du scepticisme, et contenait en revanche toute une série de thèmes (le panpsychisme d’abord) qui se plaçaient aux antipodes de l’approche cartésienne. Finalement, l’ascendance augustinienne commune n’est pas un fondement suffisant pour établir une véritable filiation entre les deux œuvres ; surtout Descartes pouvait bien la puiser directement à la source.
La primauté du sentir et l’expérience de soi
101Le résultat final de notre enquête sur les rapports entre les deux penseurs n’est pas nul pour autant. Il y a toute une dimension du cogito campanellien qui excède les limites de la métaphysique des qualités premières, développée dans l’Universalis philosophia, et qui ne tombe pas d’emblée sous les coups de la juste critique que Marion a adressée à tous ceux qui voudraient rapprocher trop le cogito cartésien de la source augustinienne : il s’agit de la dimension « sensible » que la conscience de soi prend et qui se rattache, chez Campanella, à sa conception renaissante de la nature et de l’homme, où le le fait de sentir et de se sentir à la fois assume un caractère de principe universel. Ce point spécifique, du cogito « sensible », a échappé tant à Blanchet qu’à Gilson et il nous semble en revanche du plus grand intérêt, surtout dans la perspective du seul ouvrage, le De sensu rerum, à côté du Compendium, qui put agir en toute certitude sur la réflexion cartésienne. Notre point de départ pour avancer l’hypothèse d’une certaine convergence entre les deux auteurs sur cet aspect, est le fait que, voulant souligner le caractère d’intuition, et non pas d’inférence, propre à l’argument du cogito, Descartes s’est servi du verbe, et donc de la notion de experiri ou sentir, notamment dans quelques écrits qui font suite au Discours de la méthode. Pour apprécier la valeur de cette circonstance, il faut reconstituer le contexte de l’occurrence cartésienne de ce concept, avant d’évaluer son rapport éventuel avec la source campanellienne. À cet égard aussi, la convergence ne va pas sans une divergence de substance, et il faut tenir compte des deux ensemble – mais examinons d’abord les textes cartésiens où cette notion se fait jour.
102Dans les Meditationes la première proposition indubitable est exprimée ainsi : Ego sum, ego existo243, formulation différente du célèbre, « je pense, donc je suis », qui avait été adopté dans le Discours et qui reviendra sous la plume de Descartes dans les Principia philosophiae, même si la dépendance de la pensée sera rétablie quelques phrases plus loin : la vérité de l’énoncé Ego sum, ego existo est valable « autant de temps que je pense » (quandiu cogito), ou dit-il ailleurs, chaque fois que je le « prononce ou que je le conçois dans mon esprit »244. Tout en présentant son raisonnement sous la forme « Je pense, donc je suis », dans une lettre de 1648245, Descartes soulignera alors le fait qu’il ne s’agit pas là d’un « raisonnement », mais que cette connaissance l’« esprit la voit, la sent & la manie ». Il choisit donc « le verbe sentir, à savoir le verbe qui, par opposition à raisonner, inférer, déduire, exclut la présence de la raison discursive »246. De même, dans ses réponses aux Deuxièmes Objections, Descartes argumentera que la certitude du « Je pense, donc je suis » n’est pas déduite d’une prémisse majeure, comme dans le cas du syllogisme, mais qu’« elle lui est enseignée de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe »247. « Sentir » (en latin experiri), par opposition à « raisonner », indique encore une fois que la certitude de sa propre existence est le résultat d’une intuition originaire ou d’une expérience directe, qu’elle n’a pas besoin d’être inférée de principes plus généraux, contrairement à ce que certains partisans de la tradition sceptique, de Gassendi jusqu’à Huet et Bayle, lui objecteront, mettant en doute le caractère à la fois intuitif et indubitable du cogito248. Dans les lettres à Élisabeth, comme l’a remarqué J.-R. Armogathe, le privilège du sentir se déplacera plutôt vers le domaine des « choses qui appartiennent à l’vnion de l’ame et du corps » : celles-ci ne se connaissent qu’obscurément « par l’entendement seul », alors qu’elles se révèlent « très-clairement » aux « sens »249. C’est beaucoup plus qu’une nuance qui distingue cette troisième « notion primitive », l’union de l’âme et du corps, en comparaison de la première (la pensée), où n’entre que la connaissance de l’âme seule : c’est encore une fois à une sorte d’intuition sensible que revient le mérite d’atteindre une modalité de la présence de l’esprit qui serait autrement inconnaissable de la part de l’entendement.
103À cet égard, on se souviendra sans doute que partout dans la philosophie de Campanella (qu’il s’agisse du De sensu rerum ou de la Metaphysica, il y a peu de différences) l’âme « se sent » de façon directe et immédiate, que cette conscience a la forme d’un « sentir » primitif, et qu’elle connaît tout le reste par « discours », c’est-à dire par inférence de ses propres « passions » aux objets externes250. Nous avons déjà évoqué le passage de la Metaphysica, où Campanella utilise l’expression adulterina ratio pour désigner cette forme secondaire et inférentielle, de la raison, une sorte de déchéance par rapport au sapere qui en revanche « sent » directement et sans intermédiaire. Pourrait-on affirmer qu’il y a un écho campanellien dans ce même « sentir » ou experiri qui, pour Descartes, désigne la connaissance intuitive du cogito ? Compte tenu de la préférence cartésienne pour une présentation non discursive de l’argument du cogito, il serait attrayant de le croire. Il faut toutefois faire attention au fait que, chez Campanella, le sentir se charge d’accents pansensualistes (tout sent), animistes (tout est animal), matérialistes (c’est le spiritus matériel qui sent, et cela même avant que survienne la mens divine), empiristes (il y a toute une gradation continue entre la sensation et les niveaux “supérieurs” du connaître, d’autant plus que le spiritus matériel s’avère un « véhicule » indispensable pour la mens). De tous ces aspects compromettants qui entourent la notion primitive du sentir, Descartes voulut et dut se débarasser, pour établir à leur place le dualisme le plus net, une distinction peut-être abrupte mais claire entre la matière et l’esprit.
104Le texte de la Deuxième Méditation montre que le philosophe ne voulut pas succomber à la fascination métaphorique du verbe « sentir » et qu’il se préoccupa en revanche d’en définir exactement la notion. Après avoir passé en revue les attributs du corps, pour voir s’il y en a un seul dont on puisse être certain, Descartes s’est occupé ensuite des attributs de l’âme, s’interrogeant sur sa nature. Dépendant de l’existence du corps, les fonctions animales sont mises en doute avec ce dernier ; venant ensuite au fait de « sentir », Descartes constate que celui-ci aussi tombe sous la même épochè. Seule la pensée a le pouvoir d’auto-confirmation en existence, et donne une pleine certitude de son propre être, au moins tant qu’elle est en exercice : « Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit, une chose qui pense », par conséquent l’âme ou la pensée n’est ni « un assemblage de membres » (« le corps humain »), ni « un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres », ni « un vent, un souffle »251.
105On aura reconnu dans les exclusions de Descartes autant de définitions ou descriptions de l’esprit, au sens de spiritus, que l’on retrouve dans l’œuvre de Campanella : l’âme matérielle, celle qui a la propriété de sentir, est décrite dans le De sensu rerum comme un « esprit chaud, subtil, mobile, apte à pâtir et par cela à sentir »252. Il faut reconnaître, encore une fois, que les convergences de Descartes et de Campanella ne vont pas sans de dissensions moins fortes. Dans la troisième Méditation, le philosophe souligne que les sentiments (sensus) sont, comme les imaginations, des « façons de penser », modi cogitandi ; il précisera également, dans les Secundæ Responsiones, que « sous le nom de pensée » en général (Cogitationis nomine) se trouvent réunies « toutes les opérations de la volonté, de l’entendement et des sens », dès que l’on considère l’aspect de conscience immédiate et directe qui y est compris (quod sic in nobis est, ut ejus immediate conscii simus)253.
106Nous devons donc conclure que, malgré les analogies suggestives portant sur la présence d’une forme embryonnaire de cogito chez Campanella, et bien que Descartes ait utilisé parfois le verbe « sentir » pour désigner cette conscience immédiate de soi, le philosophe des Meditationes a dû se désolidariser de tout ce qu’il y avait de sensualiste dans le « sens de soi-même »254 ou dans la notion de spiritus chez Campanella. Même s’il a pu trouver dans le philosophe italien une confirmation de son idée de la primauté de la conscience de soi, il a dû d’abord la dégager de tout ce qui l’entourait à l’intérieur des positions du De sensu rerum.
107Malgré toutes ces précisions tout à fait nécessaires et indispensables, il n’en reste pas moins vrai que l’idée d’une coessentialité entre l’être et la conscience d’être, sous la forme d’une apperception immédiate qui n’a aucun besoin de raisonnement parce qu’elle se sent directement, est sans doute l’un des legs majeurs de la lecture de Campanella par Descartes, aussi réactif, voire polémique, que celui-ci ait pu être vis-à-vis du philosophe italien. Toujours est-il que, pour donner des fruits sur le terreau cartésien, il a fallu que la sémence campanellienne fût épurée de tout ce qu’elle pouvait avoir de « confus » (au sens cartésien de « confusion » entre les deux substances, l’esprit et le corps) ; mais une fois passée au tamis du dualisme plus rigoureux, l’idée d’une « qualité première » originaire du sentir et du sentir soi-même gardait une fécondité qui allait beaucoup plus loin que la simple idée (cultivée par saint Augustin) de l’image divine dans l’homme, et donc du renvoi de l’homme à son archétype trinitaire. C’est sans doute cette appartenance de la conscience de soi au socle originaire de l’expérience, plutôt que sa projection dans l’image divine, que Descartes a pu apprendre à la lecture du De sensu rerum.
108C’est pourquoi il nous semble en définitive qu’il a valu la peine de rouvrir le dossier blanchétien, et ce malgré le verdict négatif de Gilson. Celui-ci, en effet, n’avait qu’effleuré le De sensu rerum, laissé de côté la Metaphysica et négligé tout-à-fait le Compendium ; il n’avait manifestement pas eu la patience de suivre le philosophe italien dans tous les méandres compliqués de sa spéculation hasardeuse. Par ailleurs, nous n’allons pas jusqu’à conjecturer, comme le fait S. Otto, qu’il faut lire les textes « entre les lignes », pour rechercher des indices qui nous permettraient de « déchiffrer les textes sous-jacents chiffrés de Descartes », ce qui révélerait du même coup le caractère « explosif » (sic) du thème « Descartes et la Renaissance »255. Il nous semble, par contre, que sur le rapport à Campanella la philosophie cartésienne est assez transparente et se laisse lire parfaitement « dans les lignes », sans qu’il faille sortir de la lettre du texte ; il suffit en effet de l’interroger correctement pour avoir des réponses suffisamment claires.
109Cela ne revient cependant pas à accepter l’image de la nouveauté cartésienne comme une coupure absolue, coupure qui aurait fait des deux philosophes, bien que contemporains, des habitants de mondes intellectuels tout à fait séparés et incapables de communiquer. Sur la base des textes que Blanchet a réunis et que nous avons rénovés et beaucoup enrichis, il paraît évident que la philosophie de Campanella représenta pour Descartes une impulsion puissante, bien que de type réactif, un défi et un terme de comparaison sur lesquels se mesurer. Tout en partant de présupposés éloignés et parcourant des voies très différentes, les deux auteurs parvinrent à se mesurer avec des exigences et des problèmes semblables, comme répondre aux sceptiques, assurer la certitude de soi, affirmer une théorie active de la représentation, critiquer la doctrine aristotélicienne de l’information et la remplacer par la transmission mécanique du mouvement, etc.. Tout cela impose à l’historien la nécessité d’établir leur position respective dans l’horizon de la pensée de la première moitié du xviie siècle.
110Si Campanella était déjà trop vieux pour affronter cette question, Descartes, en revanche, qui était plus jeune, ne put pas la négliger, même si la mort du philosophe italien en 1639, une année après la publication de la Metaphysica, l’exonéra de la tâche d’une discussion spéciale là-dessus. Les quelques énoncés cartésiens explicites, que nous avons examinés en reconstituant leur contexte, ne sont que l’indice visible d’une confrontation qui demeura en grande partie souterraine. N’ayant pas besoin d’émerger, ce rapport exista cependant et l’historien ne peut pas imiter le dédain souverain avec lequel Descartes refusa tout lien avec ses sources renaissantes – d’autant plus, qu’avant de les refuser ou “dépasser”, il les avait vraiment lues, au moins certaines, comme c’était justement le cas pour quelques grands textes de Campanella que malheureusement les cartésiens d’aujourd’hui n’ont plus tendance à lire256.
Notes de bas de page
1 Le cas de R. H. Popkin est emblématique : dans son History of Scepticism (p. 126) on ne mentionne que l’Apologia pro Galilaeo. Cf. l’étude plus détaillée de R. Schicker, « Tommaso Campanella et le scepticisme. Quelques remarques sur le premier livre de la Métaphysique » dans P.-F. Moreau (éd.), Le scepticisme au xvie et au xviie siècle, op. cit., p. 188-201. Cet article reconnaît à C.le mérite d’avoir indiqué comme « problème fondamental du scepticisme […] la conception de l’ego », en lui reprochant cependant de n’avoir pas opté entre un ego empirique et un « ego transcendantal ». Même au sein du néo-kantisme, E. Cassirer (Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, Erster Band, Berlin, Bruno Cassirer, 1922, p. 240-257) est beaucoup plus nuancé.
2 T. Campanella, Universalis philosophiae, seu metaphysicarum rerum, iuxta propria dogmata, partes tres, libri 18, Parisiis, 1638, cité dorénavant comme M (réimpr. anastatique, éd. par L. Firpo, Turin, Bottega d’Erasmo, 1961 ; éd. partielle avec trad. italienne en regard, par G. Di Napoli, Bologna, Zanichelli, 1967, trois volumes). On dispose à présent d’une nouvelle éd., avec trad. italienne, du livre I : T. Campanella, Metafisica, Liber I, éd. et trad. italienne de Paolo Ponzio, préface de Ada Lamacchia, Bari, Levante Editore, 1994. Le passage cité : M I, I, Proemium, p. 5/42 (le premier numéro de page se réfère toujours à la pagination de l’éd. 1638, le deuxième à l’éd. 1994) : « Itaque in prima parte tractabimus, utrum sit scientia, et quam modica sit, et ex parte, ut is solus sciat, qui novit se nil scire perfecte, et ex toto ».
3 C. écrivit en effet à Galilée le 13 janvier 1611, au sujet du Sidereus Nuncius : « Displicet mihi libellum tuum non vidisse, antequam Metaphysicos absolverem » (Le Opere di Galileo Galilei, Edizione nazionale, a cura di Antonio Favaro, Firenze, G. Barbera, 1896, t. XI, p. 22). Sur le rapport avec Galilée, cf. C. Alunni, « Codex naturae et Libro della natura chez Campanella et Galilée », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Lettere e Filosofia, 12, 1982, p. 189-239, et surtout l’éd. récente de T. Campanella, Apologia pro Galileo. Apologie de Galilée, Texte, traduction et notes par M.-P. Lerner, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
4 L. Amabile, Fra Tommaso Campanella ne’ Castelli di Napoli, in Roma ed in Parigi, Napoli, Cav. Antonio Morano, 1887, t. I, p. 148-149.
5 Ibid., t. I, p. 153 et 157.
6 On verra par la suite tous les détails de ce rapport compliqué entre Mersenne et Campanella (voir infra, p. 129-147).
7 Cf. L. Amabile, op. cit., t. II, p. 10, 74-76.
8 Archivio Generale dei Padri Predicatori, Santa Maria alla Minerva, Roma, Serie XIV, 285-287 (trois gros volumes, de 1200 chartes au total). Comme le remarque l’éditeur (Metafisica, p. xxi), le premier volume de 549 chartes qui contient la première partie de l’œuvre divisée en cinq livres, « concorde essentiellement avec le texte de l’édition parisienne ». Nous avons donc une certitude documentaire absolue quant à l’état du texte du premier livre de la Metaphysica, au moins à la date de 1624.
9 Sur cet ouvrage voir G. Ernst, Tommaso Campanella. Il libro e il corpo della natura, Roma-Bari, Laterza, 2002. Sur la Metaphysica surtout p. 128-137 (cf. Ead., Religione, ragione e natura. Ricerche su T. Campanella e il tardo rinascimento, Milano, Franco Angeli, 1991). Il n’y a pas de section spécifique, mais seulement des références éparses à la Metaphysica dans l’étude d’ensemble de J. M. Headley, Tommaso Campanella and the Transformation of the World, Princeton, Princeton University Press, 1997. On trouvera une analyse des fondements métaphysiques de la pensée campanellienne dans A. Corsano, Tommaso Campanella, Roma-Bari, Laterza, 1961 ; N. Badaloni, Tommaso Campanella, Milano, Feltrinelli, 1965 et S.Femiano, La metafisica di Tommaso Campanella, Milano, Marzorati, 1968, qui pourtant ne considère pas le problème du scepticisme chez notre auteur. Pour avoir un tableau d’ensemble de la pensée de Campanella, il faut encore consulter l’étude de L. Blanchet, Campanella, Paris, 1920 (réimpr. anastatique, New York, Burt Flanklin ; sur la métaphysique p. 263-328). Sur les problèmes de philologie et de biographie, cf. Luigi Firpo, Bibliografia degli scritti di T. Campanella, Torino, V. Bona, 1940 ; Ricerche campanelliane, Firenze, Sansoni, 1947 ; I processi di Tommaso Campanella, a cura di E. Canone, Roma, Salerno Editore, 1998. Plus général : D. P. Walker, Spiritual and Demonic Magic from Ficino to Campanella, London, The Warburg Institute, 1958.
10 MI, I, 1, art. 1, p. 6/46-48.
11 Ibid., p. 7/50 : « Item, neque si intrinsecaremur rebus, saperemus, prout sunt, quoniam sapimus, prout ab illis afficimur ; alius autem aliter afficitur. Ergo sciremus res secundum mensuram nostram, non secundum mensuram entis et veri, ut mox patebit ».
12 Ce modèle de connaissance sensualiste, qui avait caractérisé des ouvrages comme la Philosophia sensibus demonstrata et le De sensu rerum et magia, est proposé encore dans la Metaphysica au début de la dubitatio III, et opposé à une façon de connaître abstraite et intellectuelle : « Quapropter solus hic sensus intrinsecatur obiecto, et obiectum illi totum et propterea sapiens est, qui rem intrinsecus novit, non qui superficiem modum per intellectum. Sed intellectus nil intus legit, nisi deforis acceperit per sensum ; sensus autem nullus sapit nisi gustus » (MI, I, 1, art. 3, p. 11/74).
13 Voir le titre de la dubitatio III : « Quod non datur scire ex eo, quod non prout sunt sapiunt, quae sapere nobis dicuntur. Nullus enim sensus sentit res sicuti est, sed sicuti afficitur, et alii aliter ; licet putent quandoque idem sapere, non sapiunt idem. Vel ergo nos non sapimus, aut res non sunt, uti esse videntur, aut aliis aliae sunt ; aut nos non sumus, quod videmur » (MI, I, 1, art. 3, p. 11/75).
14 M I, I, 1, art. 3, p. 13/86 : « unicuique propria est sua philosophia pro sui sensus affectione a rebus : et nulla forte est vera, quoniam nullus rem sapit sicuti est, sed sicut ipse ab ea patitur ».
15 Voir le titre de la dubitatio IV : « Si philosophandum est secundum sensum, brutorum potius sensu philosophandum, qui nostris praepollent sensibus cunctis, et pluralitate obiectorum, et sagacitate, et perspicacia. Ita ut et prophetia praestare nobis, et inventione scientiarum videantur » (M I, I, 1, art. 4, p. 13/88), et le début de l’article : « Si autem secundum sensum philosophandum est, et hic incertissimus est, et non sapit, profecto nulla dicitur philosophia, sed videmus, si qua est philosophia rectius philosophari secundum sensum brutorum, quam hominum ». Sur l’importance du tempérament, voir ibid., p. 14/90-92, et la conclusion : « frustra medici temperiem homini probiorem adscribunt : stultius Protagoras facit hominem mensuram omnium ».
16 Voir la dubitatio V, dont le titre explique : « Quod nec a sensu nostro, nec brutorum philosophandum sit, eo quod non sapit res, sed rerum imagines vel accidentales, exteriores a quidditate » (M I, I, 1, art. 5, p. 15/98), et le début de l’article : « Sed neque cum eis [brutis], neque nobiscum : cum enim neque capiamus res, neque prout sunt, frustra philosophamur. Nos enim ac bruta haud quaquam res percipimus sensu, sed simulachra rerum. Intellectu vero simulachra simulachrorum : non ergo res nobis sapiunt » (ibid.).
17 Ibid. Sur le problème de l’empirisme chez C., cf. Blanchet, Campanella, op. cit., p. 174-186.
18 Platon, Theaetetus, 152 d. Cf. M loc. cit., p. 15/100 : « Cum ergo non res, sed imagines accidentales rerum percipiamus, consequens est, ut res ipsae non sapiant nobis, quod a Peripateticis affirmatur, non rerum, sed specierum facientibus sensum, Plato etiam in Theaeteto sensu affectiones, et imagines solas percipit. Protagoras nec obiecta constare, nisi quia apparent, affirmat ».
19 Voir le titre de la dubitatio VI : « Quod eo minus secundum sensum philosophandum sit, quo nec rerum imagines, prout sunt, sapit, sed falsatas, et adulteratas, et non omnes, sed quasdam nec rerum omnium » (M I, I, 1, art. 6, p. 15/102). Voir aussi le début de l’article : « Praeterea neque sapiunt nobis imagines prout sunt : antequam enim penetrent usque ad sentientem animam adulterantur mixtione sensorij et medij, per quae sentimus. Siquidem vires summas rerum sentire non possumus, neque imas, quoniam non agunt in nos, ut dictum est, sed mediocres tantum ; mediocres autem alterantur a medio, et organo » (ibid.).
20 Voir le titre de la dubitatio VII : « Quod res non possunt nobis sapere prout sunt, quoniam sunt in continuo fluxu, et refluxu, ut numquam eadem res bis sit nobis, neque enunciari possit antequam mutatur : et Aristotelis responsiones ad hoc argumentum vanas esse : similiter et Platonis » (M I, I, 1, art. 7, p. 16/106).
21 Voir par ex. le début de l’art. 7 : « Praeterea quod percipitur, sapimus : res autem nullae neque simulachra percipi possunt, quoniam versantur in continuo fluxu, refluxuque, et non sunt semper eaedem, sed aliae atque aliae semper » (M loc. cit., p. 16/106).
22 MI, I, 1, art. 7, p. 16/106-107. Pour les références à Platon : Theaetetus, 181 ; 210 b-c.
23 M. I, I, 1, art. 7, p. 16/108. Pour la référence à Aristote : Metaphysica, IV, 5, 1010 a.
24 Pour le modèle aristotélicien de l’induction incomplète, voir M I, I, 1, art. 2, p. 8/56 : « Resp. aliter ab Arist. quod non est necesse omnia nosse individua, sed aliqua, quoniam ex his abstrahitur universale, quod scitur, et sempiternum est : sed profecto errat ». Pour le passage d’Aristote : Analytica Posteriora, I, 11, 77 a.
25 M I, I, 1, art. 2, p. 7/52 : « Scire autem communia, absque singularitatibus, est scire confusum, languidum et imperfectum, ut probat D. Thomas : quod Deus esset ignarus nisi omnes particularitates nosset. Quapropter hoc est scire rerum communitatem, non autem entitatem ».
26 M ibid. : « Item, universalia non sunt nisi in individuis, quae ignorantur, ergo et illa. Item sunt ens rationis, quod non potest esse obiectum scientiae realis ». Campanella examine tout de suite après la conception platonicienne de l’idée, mais son sceptique objecte que l’idée est beaucoup plus inconnue que la chose : « notificare autem notum per ignotum insipientis est » (loc. cit., p. 8/54).
27 C’est le titre de la dubitatio II : « Quod neque minimam partem rerum, quam putamus scire, sciamus ; ex eo quod oportet infinita scire, et corruptibilia, quae non sunt scibilia ; ad hoc quod sciamus aliquid ; quod est impossibile. Item scire per universale Aristotelicum, aut Platonicum non dari proprie, sed per simile et minus notum, et imperfecte, et a longe. Quod non est sapere. Item, neque unum individuum eorum, ex quibus universale venamur, posse cognosci, si infinita ad ipsum pertinentia ignorantur. Neque, ut putat Arist. posse ad propositiones immediatas deveniri : neque ad praedicata essentialia, neque ad causas primas certasque in omni genere rerum, et causarum » (M I, I, i, art. 2, p. 7/52).
28 Voir par ex. MI, I, 1, art. 7, p. 16/108.
29 C. ne mentionne qu’une seule fois Sextus Empiricus dans le livre I (M I, I, 1, art. 13, p. 28/176) : « Arcesilaus vero neque hoc se scire, quod nihil scire profitetur. Cum enim argueretur, utrum sciant, Sceptici, se nescire, ne cogerentur hoc fateri se scire, dixerunt, ut Sextus Empiricus ait : neque hoc scio, utrum sciam, vel nesciam, me nihil scire » (Pour la référence sextienne : Adv. Math. VIII, 18 sq.). La trad. dans l’édition italienne de la phrase « Arcesilaus… profitetur » est erronée (M, tr. it., p. 177) : dans ce cas, quod n’est pas causal, mais déclaratif.
30 L. Blanchet, Les antécédents historiques du « Je pense, donc je suis », Paris, Félix Alcan, 1920, p. 177.
31 Ibid., p. 174.
32 M III, XIV, 7 : « Sunt enim qui de vita coelitus comparanda scripsere, ut Ficinus ; sunt et qui de vita divinitus comparanda, ut theologi christiani : sunt et qui de vita diabolitus comparanda, ut Agrippa et alii pseudomagi ».
33 Il reste encore à faire une analyse des caractéristiques propres du scepticisme dans le contexte italien du xvie et du xviie siècle. Pour une première orientation, il faut se reporter aux études de C. B. Schmitt sur Gianfrancesco Pico (en particulier Cicero scepticus. A Study of the Influence of the Academica in the Renaissance, The Hague, M. Nijhoff, 1972) et plus récemment de G. M. Cao, « The Prehistory of Modern Scepticism : Sextus Empiricus in Fifteenth-Century Italy », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 64, 2001, p. 229-279, et de A. De Pace, La scepsi, il sapere e l’anima. Dissonanze nella cerchia laurenziana, Milano, LED, 2002. Cf. aussi l’ouvrage collectif en préparation : G. Paganini et J. R. Maia Neto (éds.), Renaissance Scepticisms (sous presse). Il faudrait aussi considérer la fortune de certains auteurs, comme Lactance et Lucien, dans la Renaissance italienne : voir sur ce point les études de L. Panizza : « Lorenzo Valla’s De vero falsoque bono. Lactantius and Oratorical Scepticism », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 41, 1978, p. 76-107 ; Ead., « La ricezione di Luciano di Samosata nel Rinascimento italiano : coripheus atheorum o filosofo morale », dans D. Foucault et J.-P. Cavaillé (éds), Sources antiques…, op. cit., p. 119-137. Pour une acception plus large du scepticisme, cf. V. Frajese, Sarpi scettico. Stato e Chiesa a Venezia tra Cinque e Seicento, Bologna, Il Mulino, 1994 (le chap. iv « Montaigne col cappuccio », p. 129-176, traite des aspects montaniens de la pensée de Sarpi). Nous avons un cas très intéressant de scepticisme italien (plus exactement vénitien, et par surcroît juif) dans l’œuvre de Simone Luzzatto, Socrate overo dell’humano sapere esercitio seriogocoso di Simone Luzzatto Hebreo Venetiano. Opera nella quale si dimostra quanto sia imbecille l’humano intendimento, mentre non è diretto dalla diuina riuelatione, In Venetia, Appresso il Tomasini, 1651 (cf. A. Viterbo, « Socrate nel ghetto : lo scetticismo mascherato di Simone Luzzatto », Studi veneziani, n.s. 38, 1999, p. 79-128). L’œuvre de Luzzatto semble, elle aussi, imperméable aux arguments du neo-pyrrhonisme transmis par les éditions de Sextus, par les Essais de Montaigne, etc. Sur Luzzatto cf. aussi D. Ruderman, Jewish Thought and Scientific Discovery in Early Modern Europe, New Haven, Yale University Press, 1995, chap. v. Les milieux libertins et sceptiques à Venise ont été étudiés récemment par F. Barbierato, Politici e ateisti. Percorsi della miscredenza a Venezia tra Sei e Settecento, Milano, Unicopli, 2006.
34 Cf. PHI, 36-140.
35 Voir surtout le texte de la dubitatio V (MI, I, 1, art. 5, p. 15/98-99) et de la dubitatio VI (MI, I, 1, art. 6, p. 15-16/102-104).
36 Il n’y a qu’un seul passage dans ce livre I où C. semble évoquer l’argument de la régression à l’infini. Il s’agit de M I, I, 1, art. 7, appendix, p. 19/120 : « Praeterea ponenda esset species, qua noscitur scientia : et iterum scientia, qua noscitur species : et iterum in infinitum ». Cependant, l’origine non sextienne de l’argument est évidente à cause du mot « species », typiquement scholastique, que C. utilise ici, bien que sa doctrine se détache de la théorie aristotélicienne de l’information, en soutenant plutôt la thèse de l’immutatio (voir infra, p. 121 sq.). Cf. L. Spruit, Species intelligibilis, op. cit., vol. II, p. 214-222.
37 Voir infra, chap. iv, p. 215-217.
38 Le recours aux images oniriques et même aux hallucinations des fous est un topos récurrent dans toutes les discussions sceptiques concernant l’impossibilité de choisir un type spécifique de réprésentation sensible comme critère. Voir par ex. Cicéron, Lucullus, XXVII, 88 – XXVIII, 89 sur les rêves, les fous et les ivres ; Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 61-63 et 404-405. Pour la reprise montanienne de ces thèmes, voir supra, chap. i, p. 35-36.
39 Voir surtout la dubitatio X, qui a pour titre : « Quod sapere humanum sit desipere, quoniam per ipsum sapere animal ignorat se ipsum quid sit, et operationes, et actiones proprias. Item, ignorat homo utrum mortui sint vivi, et dormientes vigilantes, et stulti sapientes : an e contra : et illud verius esse. Quod multipliciter probatur ratione, experientia, et oraculis. Et Arist. responsio insufficiens, et falsa ostenditur » (M I, I, 1, art. 10, p. 21/132). Mais C. l’avait dit déjà dans la dubitatio VIII : « … neque scimus utrum vere sciamus, aut somniemus, aut vigilemus ; et utrum scire sit scire… » (MI, I, 1, art. 8, p. 20/126). Pour la référence à Euripide, voir M I, I, 1, art. 10, p. 21-22/136 : « Sic et Euripides exclamat : Quis scit an vivi sint mortui, et mortui vivi ? Et quidem exire de sepulchro et carcere, est ire ad vitam et libertatem : unde Petrarcha appellat mortem finem carceris obscuri, et Theologi principium vitae et natalitia. Cum ergo simus in morte, non sapimus. Item, qui est in morte, videt umbras rerum, non ipsas res. Quapropter quae videmus non sunt ». Pour la référence à Euripide : Polydes, fragm. 639 N. (cité par Platon, Gorgias, 492e). Sur la signification et la fortune de ce vers d’Euripide, et surtout sur sa postérité sceptique, libertine et baroque (Sextus, Montaigne, Gassendi, Abraham Gaultier), voir la belle étude de J. Salem, Cinq variations sur la sagesse, le plaisir et la mort, Fougère, Encre marine, 1999, chap. iv, p. 219-241. Montaigne le cite dans l’Apologie, lorsqu’il égrène toutes les épreuves de l’incertitude humaine : « Aux plus avisez et aux plus habilles tout sera donc monstrueux : car à ceux là l’humaine raison a persuadé qu’elle n’avoit ny pied, ny fondement quelconque, non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche (et Anaxagoras la disoit estre noire) ; s’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose ; s’il y a science ou ignorance (Métrodorus Chius nioit l’homme le pouvoir dire) ; ou si nous vivons : comme Euripides est en doute si la vie que nous vivons est vie, ou si c’est que nous appelons mort qui soit vie » (Montaigne, E II, xii, p. 526 ; la référence en note renvoie à Stobée, Sermo, CXIX).
40 Voir la dubitatio X (MI, I, 1, art. 10, p. 21/132).
41 Voir la dubitatio IX, qui a pour titre : « Ex eo quod scire videtur esse passio, et alienatio, et insania, vel totalis, vel partialis, videtur indignissimum nomine patientiae », et le texte de l’art. 9 (M I, I, 1, art. 9, p. 20/128-130).
42 M I, I, 1, art. 11, p. 23/146 : « Praeterea, quod dormiamus, deliremus, et in mortis regione simus… ». Il l’avait répété maintes fois auparavant : « Quas ob res putare oportet, nos scire nihil, quando utrum vivi simus, vel mortui nesciamus ; hinc Sceptici Philosophi profitentur se nescire, utrum sciant vel nesciant » (MI, I, 1, art. 10, p. 22/138).
43 Dubitatio XI : « Exempla delirantium, et oscitantium secundum Philosophiam hominibus traditam unde probatur quod scire sit desipere » (MI, I, 1, art. 11, p. 23/146).
44 Cette partie du livre I de la Metaphysica ne fait que reproduire en raccourci maints arguments que C. avait attribués aux libertins, aux déistes, aux athées, aux machiavellistes dans cet ouvrage qu’il rédigea d’abord en italien (le texte était prêt en 1607, mais il ne put pas le publier) et ensuite en latin. Une première éd. latine fut publiée à Rome en 1631 (« apud haeredes Bartolomaei Zanetti »), une deuxième à Paris en 1636, édition augmentée et réélaborée pour satisfaire aux censures ecclésiastiques qui l’avaient frappée (Atheismus triumphatus, Parisiis, Du Bray, 1636). G. Ernst a retrouvé et publié la rédaction italienne originale, demeurée jusqu’alors inédite : L’ateismo trionfato overo Riconoscimento filosofico della religione universale contra l’antichristianesimo macchiavellesco, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2004 (sur la génèse et l’histoire du texte voir l’Introd., p. vii-lxiv). Remarquons, dans ce texte, ce qui a trait à la Metaphysica et surtout au thème du scepticisme. Campanella expose (p. 6) les grandes lignes de sa Metafisica et affirme que l’Ateismo n’est qu’une « étincelle » (scintilla) de cet ouvrage-là, pour montrer que la religion est naturelle et qu’elle n’est pas une « imposture » (furbaria). Mais il n’y a que très peu d’allusions aux arguments des sceptiques : les hommes ne seraient que « des vers dans le fromage » par rapport à la vastité du monde (p. 3, 77) ; les sceptiques sont irrésolus même dans les actions les plus élémentaires, selon un topos consacré de la polémique anti-sceptique (« li scettici irresoluti anche a mangiare », p. 21) ; devant la variété foisonnante des religions, certains philosophes font profession de suspension d’esprit (« stan sospesi nel darne sentenza », p. 18) ; les vers d’Euripide sont rappelés (« Et Euripide disse che li vivi eran li morti, e non li morti », p. 78) ; notre savoir est « per forami » (p. 80, 33), car « la scientia nostra è una stoltitia » (p. 84). Plus généralement, C. soutient contre les sceptiques que les tromperies, les erreurs, les discordances, n’empêchent pas qu’il y ait une philosophie et une religion véritable : « Io dissi così : non perché molti professori di filosofia son sofisti, anzi la maggior parte, si deve stimar che non vi sia scienza vera alcuna, come li scettici dicono : ma solo che la verità è nascosta si può inferire. Poiché io son certo che mo scrivo, e che altri leggendo questa scrittura diranno che è scrittura, e quel che vol dire, benché altri altro senso riceveranno. Ci è dunque qualche scienza » (p. 92).
45 M I, I, 1, art. 12, p. 27/170 : « Praeterea, inter se religiones divisae sunt in plures haereses absque numero, quoniam alij aliter idem dogma interpretantur. Ergo vel dogma illud est multiplex, et fundat contradictionem, vel homines omnes delirant, et sic neutro modo scientia datur. Item, credunt omnes propria religione salvari, et totum damnari mundum, quod Deo indignum videtur. Ergo vel omnes placent Deo religiones, vel Deus non curat de his. In hoc quoque delirium sua inflat vela ».
46 Voir toute la dubitatio XIII : « Probatur ex opinione Sapientum, et Oraculis sanctarum scripturarum, quod non sit scire, sed potius desipere ; et quod neque scit homo, utrum sciat, vel nesciat ». Mais le thème est récurrent, voir par ex. MI, I, 1, art. 10, p. 22/138.
47 M I, I, 1, art. 10, p. 22/138-140 : « Item, neque Aristoteles videtur recte respondere, quod in rebus iudicandis magis sit credendum est vigilanti, quam dormienti, et magis sano, quam aegroto ; et magis prope, quam longe, spectantibus magnitudines, et colores ; pondera vero robustis, non debilibus ». Pour le texte d’Aristote, cf. De anima I 3, 407 b.
48 M. Montaigne, EII, 12, p. 600.
49 Ibid., p. 600-601. Il s’agit, pour l’essentiel, du deuxième et du cinquième parmi les tropes dits « spéculatifs » d’Agrippa (voir Sextus Empiricus, PHI, 166-169).
50 Le mythe platonicien de la caverne est récurrent dans ce premier livre, car C. considère les choses de ce monde comme des ombres : « Ergo non vere sunt, sed sunt umbrae rerum verarum, quas Plato ideas vocat, et Basilius, et Augustinus perfectius res existere in angelico mundo, perfectissime autem in divino putant, apud nos vero umbratiles esse » (MI, I, 1, art. 10, p. 22/138).
51 ICor. 1, 20 cité dans MI, I, 1, art. 10, p. 22/142.
52 M I, I, 1, art. 10, p. 21/134 : « Porro videtur anima esse quasi faber intra domum tenebrosam laborans, qui nec videt seipsum, nec opus proprium, et per fenestras prospicit, et percunctatur alios, an ipse bene operetur : et utrum sit in carcere, vel extra : et quid ipse sit : et quis posuit eum ibi. Sic anima intra corpus opacum habitat : et has operationes operatur, non videns se, neque opus suum, et prospicit per fenestras oculorum, et inspicit anatomias et interrogat alios, quid ipsa anima sit, cur stat in corpore, quis posuerit eam ibi ».
53 M I, I, 1, art. 6, p. 16/104 : « Ergo nos remotissimi sumus a sapientia rerum tanquam in antro positi umbras transeuntium solummodo conspicientes ».
54 Ibid. : « Quin omnia quae videmus non esse imagines aliarum rerum verarum existentium in mundo angelico, et in Deo, recte docent Platonici, et Augustinus ».
55 À ces arguments, C. consacre toute la dubitatio VII et le long appendice, avec une réponse, où la discussion entre Socrate et Protagoras dans le Théétète est soigneusement examinée (M I, I, 1, art. 7, p. 16-19/106-125). C. suit la démonstration socratique que la science n’est ni opinion fausse ni opinion vraie ; il commente la définition platonicienne, d’après laquelle la science serait une connaissance intellectuelle de ce qui est stable et constant, donc « divinorum certa ratione comprehensio in mente residens, in ratione perfluens, a Deo menti inserta » (p. 19/124) ; cependant, il ne peut pas accepter que cette connaissance rationnelle puisse faire l’économie de tout ce qui est sensible : « sentiens anima est magistra prima, et testis, et emendatrix totius sapientiae ». Il se souvient que Tertullien avait placé, « contre Platon », la science « in sentiente anima » (ibid.).
56 M I, I, 1, art. 7, appendix, p. 17/114 : « Neque enim [color, sapor, odor] obiecta sunt, sed quid compositum ex rerum actione et sensus passione ».
57 Ibid., p. 18/118 : « Tunc Plato probat, quod scientia non est sensus ob rationes iam dictas ; et quia sensus percipit passiones rerum corporearum, et non essentias, quae est veritas de rebus ».
58 Voir ibid., p. 18/116-118 : « Praeterea omnes opinantur errare Prothagoram dicentem, omnia vera cuilibet, prout apparent. Ergo si vera opinatur omnis homo, Prothagoras fallitur. Si autem Prothagoras respondet affirmative, contendit se falli ; si negative, dicat eos tamen falli, qui opinantur Prothagoram errare. Tunc nihilominus sequitur Prothagorae dogma erroneum, quod videlicet omnes vera opinantur, dum iudicant, sicut eis apparent ».
59 MI, I, 1, art. 7, appendix, p. 19/122-124.
60 Il s’agit de la réponse à l’argument des sceptiques : « Nunc ad argumenta respondentes, dicimus ad primum, quod non propterea erit immutatio intentionalis, et non realis, quia realiter alterata non sentiunt : non enim sensus est ipsa passio nobis, sicut Peripateticis, sed perceptio passionis, immo actus est iudicantis de passione percepta » (MI, I, 4, art. 2, p. 35/216).
61 L’exigence d’échapper à « cette ruineuse alternative » (rendre inintelligible la représentation des réalités externes ou sacrifier le savoir intérieur) a été soulignée par Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 191-195, qui pourtant considère les deux différentes exigences comme « contradictoires » : peut-être le sont-elles dans la perspective cartésienne, que Blanchet adopte comme terme de comparaison pour “juger” de la philosophie de C., tandis qu’elles ne le sont pas dans une théorie de la connaissance comme celle du philosophe calabrais. Cette tendance à mesurer la pensée de C. à l’aune de la solution cartésienne (selon une sorte de préjugé téléologique qui pèche par anachronisme historique) gâte la validité d’une étude comme celle de Blanchet. Voici quelques exemples de cette tendance regrettable : le problème fondamental, pour Blanchet, est d’établir si Campanella peut « être considéré, au même titre que Descartes, comme un précurseur de l’idéalisme moderne » (p. 209) – et de ce point de vue, son « infériorité » apparaît manifeste (p. 210), car il ne met pas en doute l’existence du monde extérieur. Son panpsychisme, sa théorie de l’inhérence du connaître à l’être, ne se limitent pas à « enfreindre dans une grande mesure les règles restrictives imposées par la conception idéaliste de la vérité », ils constituent rien de moins qu’une « erreur » (p. 217).
62 L. Blanchet, op. cit., p. 195.
63 Augustin, De civitate Dei, 11, 26, dans PL XLI, 339-340 (CC Lat. XLVIII, 345-346). Le texte est cité par C. : M I, I, 3, art. 2, p. 32/200-202. Le contexte, pour Augustin, est celui de la réfutation des arguments des « Académiciens ». Dans le passage qui précède immédiatement, il évoque les erreurs des sens et « les arguments des Académiciens » à ce sujet. Mais il observe que, lorsqu’il est question des trois primalités (« Nam et sumus et nos esse novimus et id esse ac nosse diligimus »), il n’y a aucune possibilité d’erreur ou de vraisemblance trompeuse : « In his autem tribus, quae dixi, nulla nos falsitas veri similis turbat ». Commentant ces passages, C. remarque que Augustin suit en cela Ambrose, qui avait déclaré « Monotriadem aeternam per Posse, Scire, et Amare » (ibid., p. 202). Remarquons qu’à ce même passage du De civitate Dei se réfèrent Descartes et ses interlocuteurs, lorsqu’il s’agit d’évaluer la provenance augustinienne du cogito (voir infra, p. 164).
64 Sur cet argument, voir É. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 19493, p. 15-16, 48-55 ; M. Testard, Saint Augustin et Cicéron, Paris, 1958, t. I, p. 81-129 ; J. A. Mourant, « Augustine and the Academics », Recherches Augustiniennes, 4, 1966, p. 67-96 J. Heil, « Augustine’s Attack on Skepticism, the Contra Academicos », Harvard Theological Review, 65, 1972, p. 99-116 ; G. B. Matthews, « Si fallor sum », dans R. A. Markus (éd.), Augustine. A Collectionf of Critical Essays, Garden City, Doubleday, 1972, p. 151-167 ; C. Kirwan, « Augustine against the Skeptics », dans M. Burnyeat (éd.), The Skeptical Tradition, op. cit., p. 205-223 ; C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 643-644 ; J. M Rist, Augustine. Ancient Thought Baptized, Cambridge, CUP, 1994, p. 41-91 ; E. Bermon, Le « cogito » dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, surtout p. 77-104. Cet argument marque une étape nouvelle dans la stratégie d’Augustin contre le scepticisme, après le Contra academicos, comme le souligne C. Lévy, op. cit., p. 644. Pour les passages augustiniens parallèles à celui du De civitate que C. cite, voir : Lib. arb. II, 3, 7 ; Trin. XV, 12, 21.
65 M loc. cit. : « Porro nos possumus, scimus, et volumus alia, quia possumus, scimus et volumus nos ipsos […] nec unquam ens ullum Potest, aut Scit, aut Vult aliquid, nisi quia se ipsum illo aliquod affectum ».
66 MII, VI, 8, art. 5, p. 64.
67 M II, VI, 8, art. 4, p. 63 : « … et hoc quidem modo esse norunt entia cuncta notione abdita innata, non acquisita, quae essendi est primordiale principium, seu essentialitas, primalitas, sicut potestas et amor. Et quidem si cunctae res amant proprium esse, norunt quoque notitia naturali, veluti amant amore naturali ».
68 Voir par ex. MI, I, 4, art. 3, p. 37/228 ; art. 5, p. 39-41/242-252 ; 5, art, 2, p. 45-46/278-284.
69 M I, I, 4, art. 5, p. 40/250 : « non enim suscipit anima rerum species, sed motum, quo a rebus afficitur ».
70 MI, I, 4, art. 7, p. 42-44/260-270.
71 M loc. cit., p. 42/262 : « at species, quas Aristoteles fingit, nullo pacto sunt, neque permanent ». « Utque hanc informationem defendant Peripatetici, dicunt, esse lapidis speciem in anima, non realem, sed intentionalem. Nos autem ostendimus, quod realiter movet, et anima realiter patitur : ergo realiter est ».
72 M loc. cit., p. 43/268.
73 M loc. cit., p. 43/266 : « quod omnis actio sit tangendo, et omnis sensus est tactus ».
74 Voir surtout M I, I, 6, art. 3, p. 51/314, qui a pour titre : « Unam esse substantiam sentientem in omnibus organis, et unum realiter sensum : sed plures sentiendi modos ob pluralitatem obiectorum, et non extare sensum communem a particularibus distinctum : sed eundem Spiritum esse, qui sentit obiecta communia, et particularia confert, et sentit se sentire, contra dogmata Peripateticorum ».
75 Voir ici l’art. 5, dont le titre explique : « Animam imaginantem eandem esse sentienti, memoranti, et ratiocinanti ; contra Aristotelem et Avicennam et eorum rationes contrarium probantes, vanas esse. Et quo pacto contingat veritas et falsitas in sensu imaginante » (p. 53/326).
76 Ibid. : « Quoniam vero quaecunque sentit spiritus, retinet non sicut species in tabula, sed sicut motiones in aëre, ex quibus iudicat de moventibus ».
77 M I, I, 6, art. 6 : « Animam sentientem eandem esse ratiocinativam contra Peripateticos » (p. 54-55/336-338).
78 M I, I, 6, art. 7 : « Animam intellectivam ab Aristotele cognitam, esse ipsam sensitivam, nec distingui realiter ab invicem, et universale, et singulare ab utraque cognosci, et syllogizari esse, et essentiam ».
79 MI, I, 8, art. 2, p. 64/392.
80 M I, I, 5, art. 1, p. 44/274 : « Datur enim et discursus mentalis, quo ex intuitu partis intellectus iudicat totumque ex sensilibus, insensilia quod similia sunt ».
81 B. Telesio, De rerum natura juxta propria principia, VII, ii, (texte critique et trad. italienne par L. De Franco, Firenze, La Nuova Italia, 1976), p. 6 : « Superest itaque ut rerum actionum aërisque impulsionum, et propriarum passionum propriarumque immutationum, et propriorum motuum perceptio sensus sit ; et horum magis ». Sur la théorie de la connaissance et la psychologie chez Telesio, cf. R. Bondì, Introduzione a Telesio, Roma-Bari, Laterza, 1997, p. 89-103.
82 Nous citons d’après le texte italien (indiqué dorénavant comme SC) qui a été publié en 1925 : T. Campanella, Il senso delle cose e la magia, éd. par A. Bruers, Bari, Laterza, 1925 : II, 30, p. 143-144 : « Ora io trovo che li sensi son certi più che ogni altra conoscenza nostra, tanto d’intelletto, come di discorso, come di memoria, poiché ogni lor notizia dal senso nasce, e quando sono incerte queste conoscenze, col senso s’accertano e correggonsi, et esse non sono altro che senso indebolito o lontano o strano ».
83 SCII, 4, p. 43 sq. ; II, 9, p. 56-62.
84 SC I, 4, p. 10 sq., qui a pour titre : « Il senso essere percezione di passione con discorso di cosa esistente in atto, e non informazione di pura potenza ; e le sue differenze ».
85 SC II, 15, p. 83-84 : « ogni senziente sente in quanto pate, e in quanto pate non è quella cosa ch’ei sente, ma ben è un’altra cosa che non sente di fuori così per accidente, ma per essenza, perché ogni cosa conosce sè stessa essere, e ripugna al non essere e ama sé stessa. Dunque sé stessa per sé stessa conosce, e l’altra cosa non per sé, ma in quanto ella si fa simile a quelle, talchè sente quelle in quanto sente sé mutata e fatta quella che essa non è ».
86 SC II, 30, p. 146 : « ogni ente sé stesso conosce e sente con certezza, e non con discorso, e le cose che fa, per sé naturalmente senza discorso le fa ».
87 SCII, 30, p. 152.
88 Nombreux passages sur cet argument. Voir par ex. SC II, 12, p. 73 : « e che il mondo tutto senta dove più, dove manco, siccome l’animale s’è visto sentire in varie parti variamente, secondo più o meno passibili sono ». II, 13, p. 74 sq., qui a pour titre : « Ossa, pelli, nervi, sangue e spirito, tutti sentire, contra Aristotele ».
89 SCI, 7, p. 20.
90 SC II, 18, p. 93-95 ; II, 25, p. 118-127 ; II, 30, p. 153-155. Cf. p. 153 : « L’anima dunque umana si appella mente quella che Dio infonde, quella che con le bestie abbiamo comune, spirito ».
91 C’est ainsi que C. rattache sa doctrine de la connaissance de soi à la critique de Telesio : « Quapropter videtur Telesio esse perceptio passionis omnis cognitio. Nos autem aliter sapimus, videlicet sensum seu sapientiam pertinere ad ipsum esse rerum, et sentiri et cognosci unumquodque, quia est ipsa natura cognoscens. Nam cum sensatio sit assimilatio, et omnis cognitio fiat propterea quod ipsa essentia cognoscitiva fit ipsum cognoscibile, perfecte illud cognoscit, quoniam jam est illud : ergo cognoscere est esse » (MII, VI, 8, art. 1, p. 59).
92 SCII, 30, p. 147.
93 MII, VI, 8, art. 4, p. 63.
94 Ibid. : « Quapropter non video quid obstet quo minus asseramus identitatem inter sapere et esse ».
95 MII, VI, 12, art. 5, p. 89 : « Igitur obiecta nos movent in quantum habent aliquid nostri ».
96 L. Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 205-206.
97 MII, VI, 8, art. 2, p. 62.
98 M II, VI, 8, art. 4, p. 63 : « ideo omne ens seipsum nosse, quia est idipsum : et animam seipsam nosse notitia abdita » (dans le titre de l’art.).
99 M II, VI, 8, art. 3, p. 62 : « Telesius quoque obiicit : cognitio fit per modicam immutationem, non per immutationem : ergo non per esse, sed per fieri et mutari. Nam si fieret esse alienum, perderet esse suum. Nullum autem ens mutatur a se ipso : nullum ergo sapit seipsum. Item sensus est perceptio passionis, et a se non potest pati ; ergo neque iudicari ; unde Aristoteles putat intellectum non intelligere seipsum, nisi quia se intelligere intelligit : et hoc intelligit per obiecta, a quibus patitur ».
100 L. Blanchet, op. cit., p. 207. Cf. M III, XIII, 2, art. 5 : « […] dicimus ideas necessarias esse ad notitiam rerum : siquidem res nulla cognoscitur, nisi per assimilationem cognoscentis ad cognitum. Haec autem assimilatio est idea ac forma […]. Ergo perfecta scientia non fit in nobis, […] nisi ad ideam pertingamus. Ideo ergo in omnibus licet ignota, confert ad scientiam ut quo, non ut quod ».
101 Ce texte fut publié à Paris en 1642, mais il avait été dicté à Naudé en 1632. Voir : T. Campanella, De libris propriis et recta ratione studendi Syntagma, Parisiis, apud viduam Guilielmi Pelé, 1642, p. 53 : « Metaphysicus qui communem cunctis scientiis philosophiam tractat, nihil praesupponit, sed omnia dubitando perquirit ; nec enim praesupponet se esse veluti sibimet ipsi apparet, nec dicet esse vivum aut mortuum, sed dubitabit […] nec nomina ipsa putabit dicere quod dicunt ». On trouvera une éd. récente de ce texte dans T. Campanella, Opere, a cura di G. Ernst, introd. de N. Badaloni, Roma, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato, 1999, p. 358-380.
102 Il nous semble que L. Blanchet (Les antécédents…, op. cit., p. 235) a été le seul à faire une allusion rapide au lien qui existe entre le recours aux arguments du scepticisme et l’abandon de la psychologie télésienne. Sur d’autres aspects du rapport à Telesio, cf. ibid., p. 270-281, 289-291.
103 M I, I, 9, art. 1, p. 66/406-408 : « Est ergo nihil scientia humana in comparatione, sed aliquid in se, quia quantum vitae sufficit humanae ». « Quod autem dicimus, quidditates non innotescere sensibus, verum est de his, quae sensibus per suos effectus patent, ut Angeli et Deus : non autem de his, quae per se movent sensus, ut calor, frigus, lux ; neque de his, quae una cum per se moventibus innotescunt. […] Haec saepe sentiendo, et ex his discurrendo ad interiora per rationem tanquam per pharetram ad scopum, atque per intellectum tanquam per iaculum, intus legendo, seu tangendo, quidditatem attingo. Quod autem semper aliquod eius ignotum sit, nemo neget. Neque enim Peripatetici profitentes sapere, ultimas differentias se scire affirmant » (ibid.).
104 MI, I, 9, art. 2, p. 67/410 : « Ad secundam dubitationem conclusum recte dicimus, quod scire ex parte adhuc sit imperfectissimum : et responsum Aristotelis recte improbatum esse. Hoc tamen adnotandum : quod non omnia singularia inspicere oportet ad universale concludendum, ubi affirmatur, aut negatur quid essentialiter ».
105 M I, I, 9, art. 2, p. 67/412 : « Caetera argumenta, quae ostendunt neque unum singulare sciri posse, bene concludunt de scientia completa, et perfecta, et totali, sed non de ex parte, et imperfecta. Et quod ad sciendum hanc chartam oportet omnia entia scire, et entium relationes usque ad Deum ». C’est la réponse de C. à l’objection du sceptique qui se base sur l’exemple de l’impossibilité de connaître même un bout de papier, dès qu’on ne connaît pas tout ce qui le concerne, de sa composition matérielle jusqu’à la cause première, Dieu. L’exemple sera analysé infra, p. 138-139, par rapport à Mersenne, qui le reprend à la lettre.
106 MI, I, 9, art. 3, p. 69/424.
107 M loc. cit. : « Non enim intelligunt illi [les Aristotéliciens], res non esse, nisi quia apparent, sed vere esse : et aliis aliter. […] Sapientia ergo est has varietates pernosse, et rem et relationem distinguere, et mensuram sciendi unicuique propriam esse intelligere, videlicet, propriam temperiem singulorum ex proprio essendi sentiendique gradu : idcirco unicuique suam : solumque Deum omnes omnium habere, et insuper veram propriamque, ne dum aliorum apparentes ».
108 MI, I, 9, art. 3, p. 69/422 : « Porro licet fallantur sensus in multis, tamen corriguntur a seipsis per alias sensationes. Propterea si Platoni culpantur, Tertulliano inculpabiles videntur : siquidem, qui remum videt fractum in aqua, corrigit se per hoc, quod extra aquam experitur eundem visu, tactuque integrum. Quo facto, investigat causam deceptionis […] ».
109 M I, I, 9, art. 4, p. 70/428 : « Ad quartum, quod praestantia sensus non consistit in organi bonitate, sed in spiritus excellentia, qui sentit in organo ».
110 MI, I, 9, art. 4, p. 71/432-434.
111 MI, I, 9, art. 5, p. 71/437 : il s’agit de la réponse à la dub. V.
112 M I, I, 9, art. 6, p. 72/440 : « Ad sextum responderi non potest, quoniam veritatem concludit, unde patet, quod scire est nosse, quod nescimus res, sicuti est, sed quadam adulterina ratione ex notis argumentamur ad quod non sapienter novimus ».
113 MI, I, 9, art. 9, p. 73/448.
114 Ibid. : « Fatendum ergo, quod scire sit pars alienationis : non autem est delirare » ; « semper ergo scire est sui ».
115 M II, VI, 6, art. 9, p. 36. Cf. M II, VI, 8, art. 4, p. 63 : « Verum et hoc est pars causae oblivionis : quoniam multiplicitas suorum esse adventitiorum obnubilat esse nativum ; et novitas sui, et cum novo esse adventitio, impedit collationem cumpraeterito et unitatem entitatis ; ergo et notitiam sui ».
116 Nous suivons en cela L. Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 225.
117 MI, I, 9, art. 7, p. 72/444 : « Nec natura superfluam scientiam, nec mancam distribuit rebus : sed quantum sufficit cuiusque conservationi : unde appetunt alia, et aliter, quia sapiunt aliter ».
118 MI, I, 9, art. 10, p. 74/455.
119 M loc. cit., p. 75/458 : « At non propterea quod res huius mundi sunt alterius umbrae et mutantur, non datur scientia, et differentia inter somniantem et vigilantem. Nam scire quod mutantur et sunt sicut umbrae, est aliquid scire ».
120 MI, I, 9, art. 11, p. 76/466.
121 M I, I, 9, art. 12 p. 77/470 : « Non enim philosophandum oculis Aristotelis, neque amici et fratris, neque inimici neque avari, neque ambitiosi neque invidi : sic enim numquam veritas elucescit ».
122 MI, I, 9, p. 78-86/474-518.
123 E. Cassirer, Das Erkenntnisproblem…, Erster Band, op. cit., p. 240-257.
124 MI, V, 1, art. 4, p. 344.
125 M. Mersenne à Galilée, 27 novembre 1637 (Correspondance du P. Marin Mersenne, publiée par P. Tannery, C. de Waard, B. Rochot, Paris, Éditions Universitaires de France et CNRS, 11 vol. à partir de 1932 [cité dorénavant comme Correspondance], vol. VI, p. 340). Par le même envoi Mersenne fait parvenir à Galilée le Discours de Descartes.
126 Mersenne à Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, 25 mai 1635 (Correspondance, t. V, p. 213-214).
127 Mersenne à André Rivet, 25 mars 1637 (Correspondance, t. VI, p. 227). L’ayant rencontré en 1635 et après avoir discuté de musique, Mersenne avait compris « qu’il ne nous apprendra rien dans les sciences » (Mersenne à Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, 23 mai 1635, Correspondance, t. V, p. 209). Sur l’attitude de Mersenne envers la philosophie de C., voir : M.-P. Lerner, T. Campanella en France au xviie siècle, Napoli, Bibliopolis, 1995, p. 13-29 et passim ; R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 19712, p. 41-43, 153-157 et passim. C. est tout à fait absent de l’étude de P. Dear, Mersenne and the Learning of the Schools, Ithaca and London, Cornell University Press, 1988. Quelques références éparses dans le livre récent de N. Fabbri, Cosmologia e armonia in Kepler e Mersenne. Contrappunto a due voci sul tema dell’« Harmonice mundi », Firenze, Olschki, 2003.
128 Scriptores Ordinis Praedicatorum, t. II, Paris, 1721, p. 506 sq. Remarquons que Chateauvillain figure sur la liste des visiteurs ordinaires de Mersenne ; il mourut en 1648.
129 C. à Mersenne, 20 septembre 1624 (T. Campanella, Lettere. 1595-1638, éd. par G. Ernst, Pisa-Roma, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali, 2000, lettre n. 12, p. 75-76). La lettre avait été publiée déjà dans la Correspondance de Mersenne, t. I, p. 177-178.
130 Mersenne à Luc Holste, [novembre 1627 ?], Correspondance, t. I, p. 604.
131 Lerner, op. cit., p. 19.
132 Comme le montre Lerner, op. cit., p. 21-22, selon Mersenne, « Telesio et Campanella se sont écartés sans raison valable de la doctrine reçue concernant la division entre êtres spirituels et corporels d’une part, entre êtres vivants, végétants et sentants d’autre part ».
133 Mersenne, Quaestiones in Genesim, op. cit., col. 939-942.
134 Ibid., col. 1164.
135 « Primae quaestionis adversus Atheos Colophon in quo Athei expugnandi modus affertur », placé aux colonnes 669-674 de la première version de l’ouvrage.
136 Parisiis, ex typis H. Blageart, 1625.
137 Pour la relation d’une de ces visites à C. dans la prison de l’Inquisition romaine, cf. J. Gaffarel, Curiositez inouyes sur la sculpture talismanique des Persans, horoscope des Patriarches et lecture des estoilles, Paris, chez Hervé du Mesnil, 1629, p. 267-271. Gaffarel rapporte les tortures que le moine avait subies et les « grimaces » qu’il utilisait comme technique pour assumer la « physionomie » de quelqu’un et pénétrer, pour ainsi dire, dans ses pensées (voir sur ce sujet, I. Moreau, « Les “grimaces” du philosophe emprisonné », dans Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique. Autour de Cyrano de Bergerac. Bouquet offert à Madeleine Alcover, composé par P. Harry, A. Mothu et Ph. Sellier, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 307-322).
138 Doni à Mersenne, 8 avril 1634 (Correspondance, t. IV, p. 86-87)
139 Gaffarel aux frères Dupuy, 15 juin 1633 (Correspondance, t. III, p. 442).
140 Ainsi, dans sa Vérité des sciences (citée infra, p. 138, n. 2), Mersenne admet que l’autorité ecclésiastique puisse « supprimer, défendre, ou condamner » des livres, dans le but d’assurer « la manutention de l’Eglise », « soit pour un temps, soit pour toujours », si elle s’aperçoit qu’il sont « vsés mal » ou pour « détruire la foy catholique », « bien que tels liures ne continssent rien qui ne fût vray » (ibid., p. 111-112) : et même si ce livre est la Métaphysique d’Aristote, dont il discute si elle a été, ou non, condamnée à Paris autrefois.
141 Mersenne à Peiresc, 4 décembre 1634 (Correspondance, t. IV, p. 408).
142 G. B. Doni à Mersenne, 8 novembre 1634 (Correspondance, t. IV, p. 384).
143 Peiresc à Mersenne, 19 décembre 1634 (Correspondance, t. IV, p. 418).
144 Peiresc à Jacques Dupuy, 19 décembre 1634 (Correspondance, t. IV, p. 422).
145 Mersenne à Peiresc, 15 janvier 1635 (Correspondance, t. V, p. 27).
146 Mersenne à G. B. Doni, 2 février 1635 (Correspondance, t. V, p. 33).
147 Peiresc à Mersenne, 13 février 1635 (Correspondance, t. V, p. 51).
148 Mersenne à Peiresc, 17 mai 1635 (Correspondance, t. V, p. 202 – lettre citée ci-dessous, p. 136).
149 Mersenne à Peiresc, 23 mai 1635 (Correspondance, t. V, p. 209, lettre citée ci-dessous, p. 136).
150 Mersenne à Peiresc, 25 mai 1635 (Correspondance, t. V. p. 213).
151 G. B. Doni à Mersenne, 8 septembre 1635 (Correspondance, t. V, p. 387).
152 T. Campanella, Ecloga in portentosam nativitatem Delphini Galliae, Parisiis, 1639. C. avait déjà publié sur cet argument : Astrologicorum libri VI (Lugduni, 1629 ; Francofurti, 1630) ; il laissa aussi des Astrologica manuscrits (Paris, Bibliothèque Nationale, ms. lat. 14071).
153 Mersenne à Peiresc, le 17 mai 1635 (Correspondance, t. V, p. 202).
154 Mersenne à Peiresc, 23 mai 1635 (Correspondance, t. V, p. 209).
155 Voir, sur ce sujet, J.-P. Maury, À l’origine de la recherche scientifique : Mersenne, éd. par S. Taussig, Paris, Vuibert, 2003, p. 151-152.
156 M.-P. Lerner, op. cit., p. 26. Sur l’accueil de C. en France, lors de sa fuite tramée par l’ambassadeur français à Rome, cf. S. Ricci, « La fortune de Giordano Bruno en France à l’époque de Descartes », dans E. Faye (éd.), Descartes et la Renaissance. Actes du colloque international de Tours, Paris, Champion, 1999, p. 407-440, surtout p. 427-431, 412-416. Cf. aussi A. Del Prete, « L’univers infini : les interventions de Marin Mersenne et de Charles Sorel », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 1995, p. 149-152 ; J. Seidengart, « Mersenne lecteur et critique de l’infinitisme de Bruno », dans T. Dagron et H. Védrine (éds.), Mondes, formes et société selon Giordano Bruno, Paris, Vrin, 2003, p. 153-165 ; pour l’analyse de la suite manuscrite des Quæstiones in Genesim, cf. C. Buccolini, « Una quæstio inedita di Mersenne contro il De immenso », Bruniana & Campanelliana, 5, 1999, p. 165-175.
157 MI, I, 1, art. 2, p. 7/52.
158 Ibid., p. 9/64. L’exemple du papier se trouve p. 8-9/56-66.
159 M. Mersenne, La Vérité des sciences. Contre les septiques ou Pyrrhoniens, Paris, Toussaint Du Bray, 1625, p. 8 (il y aussi une réédition photomécanique de cet ouvrage : Frommann, Stuttgart-Bad Cannstatt 1969). Le texte sera cité dorénavant comme : VS (cf. aussi l’édition récente, annotée par D. Descotes, Paris, Champion, 2005).
160 MI, I, 1, art. 2, p. 9/66.
161 MI, I, 1, art. 1, p. 6-7/46-48, par ex., mais le concept revient dans tout le lib. I.
162 Mersenne ne nomme que deux fois C. dans la Vérité, la première pour mettre la doctrine des primalités au nombre des opinions philosophiques discordantes (VS, p. 33), et la deuxième pour contester qu’il n’y ait qu’un seul sens, le toucher, actif dans tous les autres sens (voir VS, p. 191). Voir ici, infra, p. 140.
163 MI, I, 1, art. 2, p. 7/52 ; VSI, 2, p. 10.
164 VSI, 2, p. 9.
165 Ibid., p. 11-13. On remarquera en passant que Mersenne se révèle bon traducteur du latin assez baroque de C., de même qu’il le sera de Herbert of Cherbury (cf. J. Lagrée, « Mersenne traducteur d’Herbert de Cherbury », Les Études philosophiques, 1994, p. 25-40 ; W. Hine, « Mersenne’s variants », Isis, 67, 1973, p. 98-103).
166 Voici les deux phrases de C. omises par Mersenne : « Similiter de Idea, et voluntate, et de anima eius, et Anima mundum regente et de principiis, Potentia, sapientia, et Amore […] ». « Et utrum Deus sit corporeus, an pars Mundi, aut extra Mundum ? Et quo fato motus est ad Mundi fabricam ? Et cur non ante ; et utrum ad aeterno vel a tempore ? » (MI, I, 1, art. 2, p. 64).
167 Nous avons publié les textes de ce plagiat, mis en regard dans l’appendice de notre article : « Mersenne plagiaire ? Les doutes de Campanella dans la Vérité des sciences, Dix-septième siècle, 57 (2005), p. 747-767.
168 MI, I, 1, art. 6, p. 15-16/103-105.
169 MI, I, 1, art. 11, p. 23/146-150, à comparer à VSI, 3, p. 27-29.
170 Sur les particularités de la conception de la métaphysique chez Mersenne, qui s’éloigne de la perspective aristotélicienne classique de la science de l’étant en tant qu’étant, pour s’approcher davantage de la théologie, voir J. –L. Marion, « Le concept de métaphysique selon Mersenne », Les Études philosophiques, 1994, n° 1-2, p. 129-143 (sur VS p. 139-141). Voir aussi, du même auteur, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, P.U.F., 1981, p. 161-178, et V. Carraud, « Mathématiques et métaphysique : les sciences du possible », Les Etudes philosophiques, 1994, p. 145-159 (numéro spécial sur Mersenne).
171 Cf. VS I, 3, p. 33 : « en quoy Campanella semble le [Parménide] suiure auec son froid, & sa chaleur, (ce qu’il a pris de son maistre Telesius) & auec son Soleil, & sa terre, qu’il établit pour principes actifs, aussi bien que la matiere, & l’espace sont passifs : mais pour les principes de Metaphysique, il les appelle puissance, sagesse, & amour : Ie n’aurois iamais fait, si ie voulois rapporter toutes les imaginations des hommes […] ». Il faudrait comparer toute la deuxième partie du chapitre de Mersenne (VS I, 3, p. 29-38) à MI, I, 1, art. 12, p. 24-27/152-172, dont celle-ci n’est qu’un résumé, parfois assez insipide. Ainsi tous les doutes sur la morale et la religion sont exposés par C. d’une façon beaucoup plus savoureuse et brillante que ne le fait Mersenne. À titre d’exemple, les dilemmes du déisme ont une apparence assez banale et plate dans le texte du Minime (VS, p. 36) : « Or toutes ces sectes [scil. religions] croient qu’elles seront sauuées, & que les autres seront damnees : c’est vne merueilleuse chose de voire que les hommes soient si différens en leurs opinions, & en leurs creances : & quoy ? y a-il apparence que Dieu se soucie d’eus, ou qu’il permette tout cela ? » – à comparer avec M I, I, 1, art. 12, p. 27/170 : « Praeterea, inter se religiones divisae sunt in plures haereses absque numero, quoniam alij aliter idem dogma interpretantur. Ergo vel dogma illud est multiplex, et fundat contradictionem, vel homines omnes delirant, et sic neutro modo scientia datur. Item, credunt omnes propria religione salvari, et totum damnari mundum, quod Deo indignum videtur. Ergo vel omnes placent Deo religiones, vel Deus non curat de his. In hoc quoque delirium sua inflat vela ».
172 M I, I, 1, art, 14, p. 28-29/180-188, à comparer à VS I, 3, p. 38-39. Mersenne puise même les exemples chez Campanella : les mots pour dire pain, lapis, la façon dont on parle de Dieu, les deux noms (Xanthus et Scamander) pour le fleuve de Troye, etc.
173 VSI, 11, p. 130-156 et 12, p. 156-163.
174 R. H. Popkin, The History of Scepticism, op. cit., p. 116 ; qu’il soit ici permis d’adresser le lecteur à notre étude : Scepsi moderna, op. cit., p. 45-54. On assiste dans les interventions du « philosophe chrétien » à une véritable réhabilitation d’Aristote, et aussi de sa métaphysique, contre les critiques des philosophes de la Renaissance (Mersenne mentionne Patrizi, Basson, van Goorle, Bodin, Charpentier, Hill, Olive). Auprès d’eux, « Aristote est un Aigle en Philosophie, les autres ne sont que comme des poussins, qui veulent voller auant que d’auoir des ailes » (VS I, 9, p. 109-110). Cela ne revient pas à suivre dogmatiquement la doctrine aristotélicienne, mais simplement à en reconnaître les avantages relatifs : « Or il faut que vous sçachiez que nous n’appreuvons pas la doctrine d’Aristote en toutes ses parties, & que nous n’embrassons pas sa Philosophie parce qu’elle est d’Aristote, mais parce que nous n’en treuuons point de plus veritable, qui ait vne plus belle suitte, ny qui soit plus generalle, & plus vniverselle » (ibid., p. 109). De ce point de vue il est difficile de partager le jugement de Dear, selon lequel Mersenne, répondant aux arguments sceptiques, aurait rabaissé l’importance de la philosophie naturelle « d’inspiration essentialiste et aristotélicienne », et affirmé que « la seule connaissance accessible de la nature était la connaissance des apparences, mais mathématiquement coordonnées » (P. Dear, « Mersenne et l’expérience scientifique », Les Études philosophiques, 1994, p. 53-67, spéc. p. 56).
175 VSI, 2, p. 14 ; MI, I, 1, art. 2, p. 10/ 70.
176 VS I, 2, p. 14-15 : « c’est donc assez pour auoir la science de quelque chose, de sçauoir ses effets, ses operations, & son vsage, par lesquels nous la distinguons de tout autre indiuidu, ou d’auec les autres especes : nous ne voulons pas nous attribuer vne science plus grande, ny plus particuliere que celle-là ».
177 Les passages de la Metaphysica lib. I que nous pourrions citer sont très nombreux. Deux cependant suffisent. M I, I, 9, art. 1, p. 66/406 : « Est ergo nihil scientia humana in comparatione, sed aliquid in se, quia quantum vitae sufficit humanae », et art. 2, p. 67/412 : « Caetera argumenta, quae ostendunt neque unum singulare sciri posse, bene concludunt de scientia completa, et perfecta, et totali, sed non de ex parte, et imperfecta ».
178 VSI, 15, p. 190-191 ; voir aussi ibid., I, 16, p. 219-222 (« nos sens ne sont point deçeus par leurs propres objects, quand toutes les circonstances necessaires sont obseruées, & que la raison peut facilement corriger les deceptions des sens par la conionction, & par la separation des sujets diuers, en confrontant plusieurs experiences les vnes auec les autres », ibid., p. 219).
179 VS I, 16, p. 222. La réponse de C. à ce genre de doutes est assez différente : d’une part, il en reconnaît la vérité, d’autre part il affirme que la variété des données sensorielles reflète les divers degrés d’être et de sentir propres à chaque entité : « Igitur distantia, et organum, et medium, et obiecti varietas causant accidentalem fallaciam non per se, sed propter gradum essendi et sentiendi aptum ita sentire ad sui utilitatem, ut quicunque alius modus inducat in utilitatem ». C’est pour cela que chacun a « sa mesure du sentir » et que Dieu seul a celle universelle : « solumque Deum omnes omnium [sentiendi et essendi mensuram] habere, et insuper veram propriamque, ne dum aliorum apparentes » (M I, I, 9, art. 3, p. 69/424). Le relativisme sceptique et protagoréen n’est pas aboli, comme chez Aristote (à qui C. reproche de s’être trompé en blâmant ceux qui disent que les choses sont telles quelles semblent à chacun) et comme chez Mersenne, il est plutôt intégré dans une perspective plus vaste, qui est celle de Dieu (cf. aussi supra, p. 126).
180 VSI, 15, p. 192.
181 Ibid., p. 194-195. Il est intéressant de remarquer que Mersenne n’exclut pas absolument le recours au « cercle » (« ie veus vous faire voir que toute sorte de cercle n’est pas deffendu, & qu’on s’en peut quelquefois seruir bien à propos »), en distinguant entre deux sortes de cercles, le « matériel » et le « formel » (ibid., p. 197-199).
182 Ibid., p. 204.
183 M.-P. Lerner, op. cit., p. 19 n. 18. Pour le texte de la lettre voir supra, p. 130-131.
184 Peiresc à Diodati, 3 juillet 1635, éditée dans la Correspondance de Mersenne, t. V, p. 279-281.
185 Il s’agit de la lettre de Samuel Sorbière à Hobbes, du [22 janvier/] 1er février 1658, dans Noel Malcolm (éd.), The Correspondance of Thomas Hobbes, Oxford, Clarendon Press, 1994, t. I, p. 493. Hobbes en avait fait l’expérience lui-même : en effet, dans la partie Ballistica de ses Cogitata physico-mathematica (Paris, 1644), Mersenne avait résumé les contenus du manuscrit resté inédit de Hobbes De motu loco et tempore (XXX, 3-26). Cf. Karl Schuhmann, Hobbes. Une chronique, Paris, Vrin, 1998, p. 80.
186 R. Lenoble, op. cit., p. 42 : « S’il [Campanella] a défendu Galilée, c’est par haine de la Scolastique, mais il n’a rien compris de la vraie philosophie, et son Naturalisme reste tributaire d’une forme de pensée définitivemente périmée ». Cf. aussi p. 43 : « La naïveté traditionnelle du peuple et des Grands peut encore s’y [la philosophie de Campanella] laisser prendre, les savants s’écartent de ces rêveries ». Un jugement de ce type est répété encore par J.-P. Maury, op. cit., p. 153 : « [Campanella] un homme du siècle passé, ou tout au moins un homme qui en est resté, grosso modo, vers 1610… Dans une époque aussi fertile en innovations, cela ne pardonne pas ».
187 Voir le jugement tranchant de Gouhier, qui parle d’« une coupure radicale entre la philosophie ancienne et la philosophie nouvelle » (H. Gouhier, Les premières pensées de Descartes. Contribution à l’histoire de l’Anti-Renaissance, Paris, Vrin, 19792, p. 9).
188 Voir l’étude de Gilson, « Descartes, Saint Augustin et Campanella », repris dans son volume : Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 19845, p. 259-268, ici p. 264-265. Pour une revue approfondie et exhaustive des passages augustinens portant sur le cogito, voir aussi ses annotations dans l’éd. du Discours de la méthode (Texte et commentaire par E. Gilson, Paris, Vrin, 19674, p. 295-298).
189 Descartes à Beeckman, 17 octobre 1630 : R. Descartes, Œuvres publiées par C. Adam et P. Tannery, nouv. prés. par B. Rochot et P. Costabel, 11 vol., Paris, Vrin-CNRS, 1964-1974, éd. indiquée comme AT, suivi du numéro du volume – AT I, p. 158 ll. 13-24) : « Cogita imprimis qualia sint, quæ aliquis alium potest docere : nempe linguæ, historiæ, experimenta, item demonstrationes certæ & manifestæ, quæque intellectum conuincunt, quales sunt Geometrarum, possunt doceri. Placita autem & opiniones, quales sunt Philosophorum, non docentur protinus, ex eo quod dicantur. Vnum dicit Plato, aliud Aristoteles, aliud Epicurus, Telesius, Campanella, Brunus, Basso, Vaninus, Nouatores omnes, quisque aliud dicunt ; quis ex illis docet, non dico me, sed quemcumque sapientiæ studiosum ? primus scilicet qui cum suis rationibus vel saltem auctoritate persuadet ». Beeckman connaissait bien les traditions de pensée contre lesquelles s’élevait Descartes. V. S. Ricci « La fortune de G. Bruno en France », op. cit., p. 420 : « Sa culture scientifique était largement réceptive au naturalisme italien » ; cf. E. Canone, « Il Catalogus librorum di Isaac Beeckman, Nouvelles de la République des Lettres, 1, 1991, p. 131-159.
190 Epistola Renati Des-Cartes Ad celeberrimum Virum D. Gisbertum Voétium (AT VIII-2, p. 26 l. 22-25).
191 Vltrajecti, Ex Officina Joannis van Waesberge, 1643, p. 11, cité par Descartes, ibid., p. 22 l. 16- p. 23 l. 5.
192 AT VIII-2, p. 23 ll. 5-7. Cf. R. Descartes et Martin Schoock, La querelle d’Utrecht, éd. par T. Verbeek, préf. de J.-L. Marion, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1988.
193 H. Gouhier, op. cit., p. 9. Sur l’expérience du rêve, cf. C. Vasoli, « Le rapport entre les Olympica et la culture de la Renaissance », dans E. Faye (éd.), Descartes et la Renaissance, op. cit., p. 187-208 ; M. H. Keefer, « The Dreamer’s Path : Descartes and the Sixteenth Century », Renaissance Quarterly, 49, 1996, p. 30-76. Faye se limite à mentionner le témoignage de Descartes sur le De sensu rerum, sans le commenter (cf. E. Faye, Philosophie et perfection de l’homme. De la Renaissance à Descartes, Paris, Vrin, 1998, p. 294) : il semble croire que l’œuvre ne porterait que sur des thèmes de philosophie de la nature. Blanchet n’est pas mentionné non plus.
194 S. Otto, « Représentation et ressemblance. Stratégies de la repraesentatio mundi dans les modes de pensée de la Renaissance et dans la philosophie cartésienne », dans E. Faye (éd.), Descartes et la Renaissance, p. 235-248, ici p. 246. Cf. aussi Das Wissen des Ähnlichen. Michel Foucault und die Renaissance, Frankfurt a. M.-Bern-New York-Paris, P. Lang, 1992.
195 Cf. S. Otto, art. cit., p. 245. Pour le texte de la lettre de Descartes, voir infra, p. 151.
196 Descartes à Mersenne, 15 novembre 1638 (AT II, p. 436 ll. 15-18). Cf. M.-P. Lerner, Tommaso Campanella en France au xviie siècle, op. cit., p. 64-65, 129. Sur cette position de Descartes, voir l’analyse de H. Gouhier, Études sur l’histoire des idées en France depuis le xviie siècle, Paris, Vrin, 1980, p. 40-41. L’annotation de cette lettre de Mersenne dans l’éd. AT II, p. 436, est fautive. On y lit : « En 1638, Campanella avait publié à Paris : Philosophiae rationalis et realis partes V ». En effet, l’éditeur a mélangé deux ouvrages pourtant très différents : Disputationum in quatuor partes suae philosophiae realis libri quatuor (Paris, D. Houssaye, 1637) et Philosophiæ rationalis partes quinque, videlicet Grammatica, Dialectica, Rhetorica, Poëtica, Historiographia iuxta sua propria principia (Paris, 1638). En réalité, il semble que Descartes ne se réfère ni à l’une ni à l’autre, mais plutôt à la Metaphysica, comme nous l’avons conjecturé ci-dessus, d’accord avec les considérations de Lerner. Cette identification fautive de l’Adam-Tannery est reprise dans l’annotation apposée à la p. 926 de l’édition récente : R. Descartes, Tutte le lettere 1619-1650. Testo francese, latino e olandese, a cura di G. Belgioioso, Milano, Bompiani, 2005.
197 Voir au moins E. M. Curley, Descartes against the Skeptics, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1978 ; H. G. Frankfurt, Demons, Dreamers and Madmen. The Defence of Reason in Descartes’s Meditations, New York & London, Garland, 1987 (trad. fr. par S. M. Luquet, Démons, rêveurs et fous. La défense de la raison dans les Méditations de Descartes, Paris, P.U.F., 1989 ; R. Davies, Descartes. Belief, Scepticism and Virtue, London and New York, Routledge, 2001 ; J. Broughton, Descartes’s Method of Doubt, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2002. Aucune de ces études ne mentionne Campanella ni Blanchet non plus. À notre connaissance, il n’y a que cet article qui reprend une thèse analogue à celle de Blanchet : B. M. Bonansea, « Campanella as Forerunner of Descartes », Franciscan Studies, 16, 1956, p. 37-59. Sur les caractères du scepticisme cartésien, cf. D. Garber, Descartes Embodied. Reading Cartesian Philosophy through Cartesian Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 222-223, 235-242, 279-280, et aussi notre étude : Scepsi moderna, op. cit., p. 85-122. Sur le scepticisme et la question du sujet, cf. E. Scribano, « La nature du sujet. Le doute et la conscience », dans K. S. Ong-Van-Cung (éd.), Descartes et la question du sujet, Paris, P.U.F., 1999, p. 49-66.
198 Huygens à Descartes, 2 février 1638 (ATI, p. 510 l. 21-511 l. 5).
199 L. Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 268.
200 T. Campanella, Compendium de rerum natura pro philosophia humana. Id est, Dissertationis de Natura Rerum Compendium Secundum vera Principia, ex scriptis Thomae Campanellae praemissum. Cum praefatione ad philosophos Germaniae, Francofurti, Excudebat Ioannes Brincervus Sumptibus Godefridi Tampachii, 1617. Ce texte a été réimprimé de façon anastatique, dans T. Campanella, Opera latina Francofurti impressa annis 1617-1630, a cura di L. Firpo, Torino, Bottega d’Erasmo, 1975, t. I. Nous le citons d’après cette édition. Sur ce texte, voir l’introduction (p. v-vi) de L. Firpo. L’annotation de l’éd. AT (I p. 510-511 n.) est fautive : d’une part, l’éditeur fait référence aux Disputationes in quatuor partes suæ philosophiæ realis libri quatuor (Paris, Houssaye, 1637), qui ne correspondent cependant pas à la description donnée en cette lettre (la Philosophia realis n’est pas « un sommaire » et ne comporte pas de préface d’un auteur allemand) ; mais, d’autre part, les éditeurs ont brouillé encore davantage les idées, en faisant allusion à l’œuvre que Descartes avoue avoir lu « il y a quinze ans » et qui serait par contre le De sensu rerum. L’éd. récente de Tutte le lettere (p. 508) reprend le malentendu à propos de la Philosophia realis, tout en ajoutant « qu’on ne sait précisément pas à quelle œuvre Descartes fait allusion ici ».
201 C’est l’hypothèse qu’avance G. Ernst, qui a republié le texte de cette préface. Voir Ead., « Figure del sapere umano e splendore della sapienza divina. La Praefatio ad philosophos Germaniae di Tobia Adami », Bruniana & Campanelliana, 10, 2004, p. 119-147 (cf. p. 121 : « autorialità campanelliana di queste pagine »).
202 Cf. [T. Adami] Ad philosophos Germaniae Praefatio, in Compendium, p. A 3 r-v : « Unde multi sapientes humani, cum eo pervenissent, ut revera intelligerent, perfecte ab homine cognosci nihil posse, suam inscitiam professi quasi metam putarunt se attigisse. Sanior haec sceptica suo loco repudianda non est, sicut alibi dicetur. Quae tamen nec nos exanimabit ut territa mens nostra officium suum contemplatonis rerum deserat, cum ea de causa iussi simus incolere hanc domum mundanam ab Opifice… ».
203 Cf. Compendium, p. 48 : « Sed Aristoteles etiam probat quatuor esse elementa, quia quatuor sunt motus ; duo sursum, & duo deorsum. Sed stolidus est. Nam motus motui non est contrarius, sed quieti, & ideo duo sunt elementa, quia motus & quies sunt duae tantum operationes ».
204 Ibid., p. 30 : « Vacuum non datur, quia omnia corpora sentiunt, & mutuo contactu gaudent, ut dicemus, & sicut animal non vult secari, sic Mundus ». Cf. p. 54 sur la lutte cosmique entre le chaud et le froid : « Ens unumquodque agit ut seipsum conservet in esse quo est […]. Conservatur vero in esse dum est, & operatur suam, qua gaudet & vivit operationem. Ideo alterius entis contrariam sentiens, illud destruere studet, & suam indere similitudinem in contrarii entis materia, ut tuto vivat in suo ».
205 Ibid., p. 79-80 : « Fallitur Aristoteles putans rerum species ad oculos venire ».
206 Compendium, p. 77 : « Sensatio enim passio est. Quaecumque enim sentimus, quia immutamur, sentimus ». « Non enim formae, simulacraque, sed motus à sensibilibus veniunt ». « Omnes sensationes tactus sunt. Nam immutatione fiunt ». « Quapropter sensus quilibet immutatio est spiritus ab obiecto suas vires effundente ». Cf. aussi p. 62 : « Attamen unus est sensus, qui tactus dicitur, sed diversa instrumenta a tangendi modis diversis ».
207 Ibid., p. 81 : « Quaecumque praefatis in sensoriis fiunt sensationes, ad cerebri spiritum deferuntur, qui omnia iudicat, ab his quidem immutationibus immutatus vires bonas malasve sibi discernens ». Cf. p. 62 : « Quicquid ergo est in corpore, instrumentum est spiritus animalis in cerebro residentis, qui per nervos discurrens, totumque vult, agitat corpus. At quoniam dum tangitur spiritus cognoscit quod sibi est bonum, & malum. Nam si sentit se servari, bonum iudicat ; si destrui, malum ; ideo ut possit proficua & nociua sentire tangendo, quaedam sensus organa fecit ».
208 Ibid., p. 73 : « At communis ratio est unius spiritus » : Ibid. : « unum esse spiritum omnia operantem in partibus omnibus, nec potentem diversis actionibus simul vacare ». Cf. p. 81 : « Nos autem sensum unum, at sensationes, organaque sentiendi plura ». En ce qui concerne les esprits, Campanella rejette la tripartition qui était canonique depuis Galien et Platon (cf. ibid., p. 73 sq.).
209 Ibid., p. 77 : « … consequens est omnia sentire » ; p. 78 : « Tactus autem in corpore est universo ».
210 Ibid., p. 83 : « Triplici vivimus substantia ; Corpore scilicet, Spiritu & Mente. Corpus est organum ; Spiritus vehiculum Mentis ; Mens verò apex animae in horizonte habitans, quae spiritum et corpus item informat ; quia incorporea cum sit, diversa temperamenta potest informare solidi, mollis, tenuisque ; non sic autem spiritus corporeus ».
211 Cf. ibid., p. 82-83. Descartes utilisera le même argument que Campanella reprend de toute une tradition (« effectus supra caussam non attollitur suam », ibid., p. 82), mais il s’en servira pour démontrer l’existence de Dieu à partir de son idée, tandis que le philosophe italien l’applique à la preuve hermétique de la divinité de l’âme. Cf. ibid., p. 82 : « Malè ergo confidunt Aristotelis rationibus animam facientes immortalem. Nec enim sine organo corporeo est intellectio, & abstractio, sed rationes nostrae probantes animae aeternitatem longe potiores sunt, & insolubiles. Ex eo enim quod effectus supra caussam non attollitur suam ; nullus enim ignis plus quam fons ignis ardet. At anima intelligit Solem terramque & universum ; quia supra cœlum infinitum ducitur excogitando. Ergo non à Sole, terraque pendet ; quae exsuperat : at ab alia diuiniori caussa, quæ infinita est. Hæc autem est Deus Optimus Maximus ».
212 Descartes à Huygens, 9 mars 1638 (ATII, p. 47 l. 2-p. 48 l. 17). Encore une fois, l’annotation de l’AT brouille les idées du lecteur, car, s’agissant de « votre Campanella », l’éditeur reste indécis entre la Realis philosophiæ epilogisticæ partes quatuor (Francofurti, 1623) et le Prodromus philosophiæ instaurandæ, id est, Dissertationis de natura rerum compendium, qui est en effet l’œuvre à laquelle Descartes se réfère. On trouve la même hésitation dans Tutte le lettere, op. cit., p. 592. Pour un tableau général de la noétique cartésienne par rapport aux sources de la Renaissance (bien que C. ne soit pas envisagé), voir l’étude de L. Spruit, « Applicatio mentis. Descartes’ Philosophy of Mind and Renaissance Noetics », dans E. Faye (éd.), Descartes et la Renaissance, op. cit., p. 274-289. Sur la méthode : Frederick van de Pitte, « Descartes’ Revision of the Renaissance Conception of Science », Vivarium, 19, 1981, p. 70-80. Sur la notion d’« esprit », cf. aussi Lüdger Œing-Hanoff, « “Seele” und “Geist” im philosophischen Verständnis von Descartes », dans K. Kremer (éd.), Seele. Ihre Wirklichkeit, ihr Verhältnis zum Leib und zur menschlichen Person, Leiden, Brill, 1984, p. 84-99.
213 Il nous semble que la décision de Blanchet (op. cit., p. 269) de restreindre l’arc des possibilités à la Realis philosophia et de donner donc pour certaine une connaissance de cet ouvrage, sur la base du pâle et vague souvenir de Descartes, a très peu de fondement. Nous nous limiterons donc à retenir comme sûre la lecture du Prodromus et du De sensu rerum, en négligeant d’autres conjectures moins vraisemblables. Rappelons que le De sensu rerum venait d’être réédité à Paris : apud Ioannem Du Bray, 1637 (l’éd. s’ouvre par une dédicace au cardinal de Richelieu, avec ses armes dans la page du titre). Dans cette dédicace, C. rappelle avoir été sauvé de l’Inquisition grâce à Richelieu (« servatum de faucibus Orci post 30 annos atrocissimae persecutionis ») et déclare attendre du cardinal rien moins que l’édification de la Cité du Soleil ! (« Et Civitas Solis, per me delineata, ac per te aedificanda, perpetuo fulgore numquam eclipsato, ab Tua eminentia splendescat semper »).
214 L. Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 269.
215 Cf. ibid., p. 284-288.
216 Ibid., p. 286.
217 Cf. ibid., p. 288 : « L’analogie est donc si sensible entre les idées des deux philosophes qu’il est difficile de supposer que Descartes, en écrivant la Dioptrique, ne se soit pas souvenu de la théorie exposée dans le De sensu rerum et magia ».
218 Cf. ibid., p. 296. Ailleurs, il interprète ce décalage décisif dans le sens d’une « infériorité » de Campanella par rapport à Descartes. Parmi les études récentes sur la psycho-physiologie de Descartes, voir au moins G. Hatfield, « Descartes’s Physiology and Its Relation to His Psychology », dans J. Cottingham (éd.), Cambridge Companion to Descartes, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 335-370 ; D. Des Chene, Spirits and Clocks. Machine and Organism in Descartes, Ithaca and London, Cornell University Press, 2001 (cf., du même auteur, Life’s Form : Late Aristotelian Conceptions of the Soul, Ithaca, Cornell U. P., 2000) ; S. Gaukroger, Descartes’s System of Natural Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 (spéc. p. 189-214 sur la théorie des êtres vivants ; p. 215-246 sur l’homme ; sur le rôle des esprits animaux, voir p. 22-24, 186-190, 210, 230 notamment) ; G. Baker et K. J. Morris, Descartes’s Dualism, London and New York, Routledge, 2002 (sur les esprits animaux p. 96-98, 154-158). Aucune de ces études ne s’occupe d’un rapport éventuel à C. ; également, le problème des sources de la Renaissance est absent de quelques œuvres récentes sur cet aspect de la philosophie cartésienne. Cf. D. Des Chene, Physiologia. Natural Philosophy in Late Aristotelian and Cartesian Thought, Ithaca and London, Cornell University Press, 1996 ; S. Gaukroger, J. Schuster et J. Sutton (éds.), Descartes’s Natural Philosophy, London and New York, Routledge, 2000.
219 L. Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 291.
220 Ibid., p. 292.
221 Ibid., p. 291.
222 T. Campanella, De sensu rerum et magia, libri quatuor. […] Tobias Adami recensuit, et nunc primum evulgauit, Francofurti, Apud Egenolphum Emmelium, 1620 (cité dorénavant comme DSR). Pour le passage évoqué dans le texte : II, 30, p. 174 sq. Nous donnons aussi la référence de la version italienne citée (indiquée comme DS) : II, 30, p. 143 sq.
223 Affirmation souvent répétée. Voir le chap. ii, 30, fondamental à cet égard : « Quapropter sapere est certo & interius scire res, prout sunt. Hinc ipse invenio, sensus in nobis certiores esse, quam quaevis notitia intellectiva, aut discursiva, aut memorativa, aut imaginativa. Omnes enim istiusmodi scientiae a sensu nascuntur, & quando incertae sunt, ad sensum recurrunt, ut certitudinem hauriant, & ab eo corriguntur, aut confirmantur : ipsaeque sunt ipsemet sensus languens, aut absens, aut extraneus » (DSRII, 30, p. 174-175 ; dans la nouv. éd., Parisiis, apud Dionysium Becher, 1637, p. 103).
224 Voir DSR II, 30, p. 173 : « Quod autem me in stupore retinebat, qua ratione anima ignorat seipsam & opera sua, nunc iterum ita solvo, quod anima omnis seipsam sapit, quandoquidem tot artes operatur propriae gratiae vitae, & amat seipsam. Amor autem ex cognitione nascitur, ipsa autem se non cognoscit discursu. Nam discursus rei dubiae est, ipsa autem se natura, & per essentiam novit ; caeteras vero res omnes discursu, in quantum sentit seipsam ab illis immutari, illasque fieri ; ergo tot quaestiones, quibus quaeritur, quid sit anima, & quomodo movet, ipsius exterioris sensus sunt, qui in aliis inspicit & per passiones addiscit non autem natiui sensus, qui essentialis est » (dans l’éd. parisienne citée, p. 105 ; cf. aussi DS, p. 147).
225 L. Blanchet, Les antécédents…, op. cit., p. 210.
226 Ainsi, insiste Blanchet, « son système est inférieur même à celui de Saint Augustin » (op. cit., p. 211).
227 Sur ce point, voir Blanchet., op. cit., p. 213.
228 Ibid., p. 176.
229 Ibid., p. 217. Voir aussi ibid., p. 220 et p. 223, où Blanchet parle de « l’opposition d’esprit qui éclate entre la doctrine de notre philosophe et celle de Descartes », à cause de la « conception animiste » du premier.
230 Ibid., p. 225.
231 Ibid., p. 226.
232 R. Descartes, Meditationes de prima philosophia, II (AT VII, p. 27 l. 9-12) : « Ego sum, ego existo ; certum est. Quandiu autem ? Nempe quandiu cogito ; nam forte etiam fieri posset, si cessarem ab omni cogitatione, ut illico totus esse desinerem ». Donc, à ce stade de la méditation cartésienne, la certitude du moi n’est assurée qu’autant de temps que je pense, et si je cessais de penser, je cesserai en même temps d’exister.
233 DSR II, 12, p. 94 : « Mundum quoque sentire totum, alibi magis, alibi minus, sicuti animal in variis partibus vario sentire modo declaratum est ». Cf. II, 13, p. 94 sq. (SC, p. 73, 74 sq.).
234 DSR I, 9, p. 36 : « Igitur adfirmare licet, mundum esse animal, totum sentiens ; omnesque portiones eius gaudere vita » (cf. SC, p. 26).
235 R. Descartes, Meditationes, II (ATVII, p. 25 ll. 7-10) : « Haud dubie igitur ego etiam sum, si me fallit ; & fallat quantum potest, numquam tamen efficiet, ut nihil sim quamdiu me aliquid esse cogitabo ».
236 Sur cet aspect, cf. notre étude : Scepsi moderna, op. cit., p. 91-102.
237 Voir le texte italien de C., L’ateismo trionfato, op. cit., surtout les chap. ix (« La Religione in comune esser naturale, in particolare esser secondo i costumi propri delle genti, e fede c’hanno al legislator loro, e come si ha da conoscer quale sia propria di Dio e da lui insegnata, e qual da gl’huomini per ragione o per fraude », p. 92-98) et XIII (« Esamina de la persona di Christo e dell’altri legislatori delle nationi, e come si conosce chi fu mandato da Dio, chi dalla ragione e chi dall’astutia », p. 179-185). C. republia cet ouvrage en latin, élargi et modifié, pour répondre aux objections des théologiens, une première fois à Rome (1631) et une deuxième à Paris (avec le De gentilismo non retinendo : Parisiis, Du Bray, 1636, p. 1-252). Dans cette dernière édition, cf. chap. ix, p. 94-104 et chap. xiii, p. 182-187. C. rattache maintes fois cette conception de la religion comme imposture et tromperie, soit à Aristote et Averroès, soit à Machiavel, soit à ce qu’il appelle « liber de Tribus Impostoribus » (par ex., ibid., p. 184), et qu’il est assez difficile d’identifier (peut-être, s’agit-il de l’ur-texte qui remonte à la période entre la fin xvie siècle et la moitié du xviie, comme le pense G. Ernst dans son introduction à l’éd. récente : I tre impostori, texte latin éd. par G. Ernst et trad. it. par L. Alfinito, Calabritto, Mattia & Fortunato Editori, 2006 ; mais on verra, pour l’hypothèse d’une datation beaucoup plus tardive, vers la fin du xviie siècle, les arguments de M. Mulsow, Die Moderne aus dem Untergrund. Radikale Frühaufklärung in Deutschland 1680-1720, Hamburg, F. Meiner, 2002, chap. iv, p. 115-160) Il est superflu de rappeler que l’incrédulité libertine fut beaucoup plus intéressée par les arguments athées rapportés par C., que par leur réfutation. Pour cette utilisation sélective de l’Atheismus triumphatus¸on verra le cas emblématique du Theophrastus redivivus, op. cit., surtout t. II, p. 355-362, 431-432, 438-439, 533 (pour l’examen de cette approche libertine par comparaison à celle de C., voir mon commentaire, ibid., p. 357-358, 362-363).
238 Cf. le passage cité supra, p. 117.
239 É. Gilson, « Descartes, Saint Augustin et Campanella », op. cit., p. 266-7 ; il nous semble cependant que le jugement sur l’augustinisme de C. (« accidentel » et « superficiel ») est trop sévère et qu’il ne rend pas justice à cet auteur. Voir aussi les textes de la tradition augustinienne rassemblés par Gilson, dans son Commentaire du Discours de la méthode, op. cit., p. 296 sq.
240 A ***, novembre 1640 (AT III, p. 248). La question du rapport éventuel de Descartes à Saint Augustin a été longtemps débattue, et ce dès le vivant du philosophe français. Du riche dossier établi par E. Bermon, Le Cogito dans la pensée de saint Augustin, op. cit., p. 9-23, retenons ici ce témoignage essentiel du même Descartes : répondant à Andreas Colvius qui lui avait signalé, comme Mersenne quelques ans plus tôt (cf. Descartes à Mersenne, 25 mai 1637 : AT I, p. 376 ; cf. aussi la lettre du décembre 1640 : ATIII, p. 261), le passage du De civitate Dei 11, 26 – le même qui avait été cité par C. – Descartes réplique en marquant ses distances par rapport à la doctrine augustinienne (« Vous m’auez obligé de m’auertir du passage de saint Augustin, auquel mon Ie pense, donc ie suis a quelque rapport ; ie l’ay esté lire aujourd’huy en la Bibliotheque de cette Ville [Leyde], & t ie trouue veritablement qu’il s’en sert pour prouuer la certitude de nostre estre, & en suite pour faire voir qu’il y a en nous quelque image de la Trinité, en ce que nous sommes, nous sçauons que nous sommes, & nous aymons cét estre & cette science qui est en nous ; au lieu que ie m’en sers pour faire connoistre que ce moy, qui pense, est vne substance immaterielle, & qui n’a rien de corporel ; qui sont deux choses fort différentes. Et c’est vne chose qui de soy est si simple & si naturelle à inférer, qu’on est, de ce qu’on doute, qu’elle aurait pû tomber sous la plume de qui que ce soit ; mais ie ne laisse pas d’estre bien aise d’auoir rencontré auec saint Augustin, quand ce ne seroit que pour fermer la bouche aux petits esprits qui ont tasché de regarbeler sur ce principe », lettre du 14 novembre 1640, AT III, p. 247
l. 1-248 l. 7, italiques de Descartes). Pour un commentaire de cette lettre, cf. J.-L. Marion, Questions cartésiennes II. Sur l’ego et sur Dieu, Paris, P.U.F., 1996, p. 37-43. D’autres études sur la question du rapport à Augustin : H. Gouhier, Augustinisme et cartésianisme, Paris, Vrin, 1978, Appendice I : « Descartes lecteur de saint Augustin » ; G. Rodis-Lewis, L’anthropologie cartésienne, Paris, P.U.F., 1990, p. 101-125 ; S. Menn, Descartes and Augustine, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (remarquons que, tout en discutant les interprétations principales du rapport Descartes-Augustin, cette étude ne mentionne jamais ni Campanella ni Blanchet non plus). Voir à présent le répertoire analytique de Z. Janowski, Augustinian-Cartesian Index. Texts and Commentary, South Bend (Indiana), St Augustine’s Press, 2004, qui reprend (dans une version augmentée) le texte publié d’abord en français : Index augustino-cartésien. Textes et commentaire, Paris, Vrin, 2000.
241 Ét. Gilson, art. cit., p. 267. Voir aussi, du même auteur, « Le Cogito et la tradition augustinienne », dans Études…, op. cit., p. 191-201.
242 J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes. Constitution et limites de l’onto-théologie dans la pensée cartésienne, Paris, P.U.F., 1986, p. 141 : « La certitude de soi [chez saint Augustin] reconduit ainsi la conscience du moi à la conscience intime de Dieu comme plus essentiel à cette conscience qu’elle-même ; car le si fallor, sum ne vise pas l’ego ni ne se fixe dans la res cogitans, puisque l’interior intimo meo le déporte, comme image dérivée, vers l’exemplar originel ». Cf. tout le § 11 du chap. iii (« Ego »), p. 137-151. On ne pourrait pas mieux exprimer l’écart entre une entreprise (comme celle de saint Augustin ou de C.) qui vise à relier le sujet qui pense comme une image dérivée à son modèle original en Dieu, d’une part, et de l’autre une philosophie, comme celle de Descartes, dont le but est au contraire d’établir surtout que « ce moy, qui pense, est une substance immaterielle, & qui n’a rien de corporel », comme l’écrit le philosophe dans sa lettre à Colvius. Par contre, M. Yriökonsuuri, « The Scholastic Background of Cogito ergo sum », dans T. Aho et M. Yriökonsuuri (éd.), Norms and Modes of Thinking in Descartes, Acta Philosophica Fennica, vol. 64, 1999 (p. 47- 70), a donné une interprétation « épistémologique » du De Trinitate augustinien qui lui a permis de rapprocher cette position du cogito cartésien (cf. spéc. p. 48-54).
243 R. Descartes, Meditationes, II (ATVII, p. 25 l. 12 ; p. 27 l. 9).
244 R. Descartes, Meditationes, II (AT VII, p. 25 l. 11-13) : « … denique statuendum sit hoc pronunciatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum ». Cf. ibid., p. 27 ll. 7-10 : « Hîc invenio : cogitatio est ; haec sola a me divelli nequit. Ego sum, ego existo ; certum est. Quandiu autem ? Nempe quandiu cogito ». Sur l’importance de ce passage, et sa distinction par rapport à la formulation plus traditionnelle du cogito, cf. J. Broughton, op. cit., p. 112 (« I will thus stop calling the passage the cogito passage and will refer to it instead as the « I exist » passage »). Dans le même sens s’était déjà exprimé H. G. Frankfurt, op. cit., p. 110.
245 [Au Marquis de Newcastle ?] [mars ou avril 1648] AT V, p. 137-138. Dans la phrase qui fait suite, Descartes ajoute que cette certitude est « une preuue de la capacité de vos ames à receuoir de Dieu vne connoissance intuitiue ».
246 E. Scribano, Guida alla lettura delle Meditazioni Metafisiche di Descartes, Roma-Bari, Laterza, 1997, p. 41. Cf. Ead., Angeli e beati. Modelli di conoscenza da Tommaso a Spinoza, Roma, Laterza, 2006, p. 156-158. Cf. p. 158 notamment : « Il linguaggio cartesiano a proposito del carattere intuitivo del cogito riprende dunque il linguaggio della esperienza sensibile ». Pour les différentes formulations du cogito, cf. J.-L. Marion, Questions cartésiennes II, op. cit., p. 3-47.
247 Nous citons d’après la trad. fr. de Clerselier : Secondes Réponses (AT IX-1, p. 110-111). Le texte latin utilise le mot experiri : « … atqui profecto ipsam potius discit, ex eo quod apud se experiatur, fieri non posse ut cogitet, nisi existat » (Secundæ Responsiones, AT VII, p. 140 l. 26-28). Supra, Descartes définit cette certitude : « tanquam rem per se notam simplici mentis intuitu » (ibid., l. 22- 23). Il alterne donc le lexique du sentir ou experiri et celui de l’intuition. Cf. Jean-Robert Armogathe, « Sémanthèse de sensus-sens dans le corpus cartésien », dans M. Bianchi (éd.), Sensus-Sensatio, Firenze, Olschki, 1996, p. 233-252 et Id., « Les sens : inventaires médiévaux et théorie cartésienne », dans J. Biard et R. Rashed (éds.), Descartes et le Moyen Age, Paris, Vrin, 1997.
248 Cf. R. H. Popkin, The History of Scepticism, op. cit., p. 274 sq. ; G. Paganini, Scepsi moderna, op. cit., p. 100-121 ; T. Lennon, « Huet, Descartes, and the Objection of Objections », dans J. R. Maia Neto et R. H. Popkins (éds), Skepticism in Renaissance and Post-Renaissance Thought. New Interpretations, Amherst, Humanity Books, 2004, p. 123-142.
249 Descartes à Élisabeth, 28 Juin 1643 (AT III, p. 691-692). Comme l’a souligné J.-R. Armogathe (« Sémantèse d’experientia/experimentum/expériences dans le corpus cartésien », dans Experientia, XColloquio del LIE, Firenze, Olschki, 2002, p. 259-271), « le domaine de l’union de l’âme et du corps relève enfin de l’expérience, et cette dimension reste peu étudiée » (p. 269).
250 Parmi les nombreux passages de C., voir DSR II, 30, p. 173 (SC, p. 147) ; ibid., p. 184-185 (SC, p. 152-153) ; ibid. II, 15, p. 107 (SC, p. 83-84).
251 R. Descartes, Meditationes, II (ATVII, p. 27 l. 9-21) ; trad. fr. ATIX-1, p. 21.
252 DSR II, 4, p. 54, titre du chap. : « Ex fabrica et origine animalis, animam esse spiritum tenuem, calidum, mobilem, aptum pati, proptereaque sentire ». Cf. SC, p. 43, « Dalla fabbrica e dal nascimento dell’animale, si mostra l’anima esser spirito sottile, caldo, mobile, atto a patire, e sentire per questo ».
253 R. Descartes, Secundæ Responsiones (AT VII, p. 161 l. 7-10) : « Cogitationis nomine complector illud omne quod sic in nobis est, ut ejus immediate conscii simus. Ita omnes voluntatis, intellectûs, imaginationis & sensuum operationes sunt cogitationes ».
254 DSR II, 30, p. 184 : « Vera ergo sapientia absque passione sed actiua, est sapientia Dei ; in rebus vero & in nobis est sensus nostrimet ipsorum abditus, qui est actus & per quem naturaliter absque discursu operamur ». Cf. SC, p. 152 : « senso di sè stesso, primamente per cui s’opera naturalmente senza discorso ».
255 S. Otto, « Représentation et ressemblance », op. cit., p. 236.
256 On peut ajouter que la figure de Campanella n’a pas bénéficié de beaucoup d’attention dans les études cartésiennes, sans doute à cause de l’intérêt prévalent consacré au contexte scolastique. Dans toute cette littérature, il n’est presque jamais question ni de la présence ni de l’influence éventuelle du philosophe italien sur le métaphysicien français. V., après l’étude classique de É. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, Alcan, 1913, les ouvrages de J.-L. Marion (surtout Sur la théologie blanche de Descartes, op. cit. ; Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P.U.F., 1986), et, plus récemment : R. Ariew, Descartes and the Last Scholastic, Ithaca, Cornell U. P., 1998 ; J. Secada, Cartesian Metaphysics. The Scholastic Origins of Modern Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; E. Scribano, Angeli e beati, op. cit. Aucune de ces études ne consacre d’attention spécifique à la figure de C.
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