Chapitre premier. La redécouverte du phénomène
Montaigne vs Sanches
p. 15-60
Texte intégral
1Les interprètes ont parfois tendance à négliger la dernière partie de l’Apologie de Raimond Sebond en la considérant comme une répétition peu intéressante et encore moins originale de la tropologie léguée par Sextus Empiricus : elle serait un document historique de la pénétration des idées de ce dernier (après la publication des éditions Estienne-Hervet), plus qu’un produit de la réflexion personnelle de Montaigne. Comme on le sait, après avoir développé le motif de l’insuffisance de la connaissance humaine, que celle-ci repose sur les sens ou qu’elle se serve de la raison, l’auteur des Essais revient, dans ces pages, sur le rôle et les limites de la perception sensible. Il donne ainsi un véritable florilège des arguments sceptiques qui touchent cette instance fondamentale du savoir : quoiqu’ils constituent « le commencement et la fin de l’humaine cognoissance », « l’extreme borne de nostre apercevance »1, les sens ne se révèlent pas moins trompeurs et ils entraînent dans le doute la raison, qui en dépend strictement.
2Le consensus des interprètes se fait à cet égard, nous semble-t-il, à deux exceptions près : Jean-Paul Dumont et Marcel Conche sont ceux qui ont le mieux souligné l’importance de cette partie, quoique leurs évaluations soient très divergentes. Leurs interprétations reflètent les deux points de vue les plus éloignés sur l’histoire du scepticisme, y compris quant à la place réservée à Montaigne. Marcel Conche retrouve en effet, dans cette partie de l’œuvre de Montaigne, l’opposition foncière entre le « scepticisme phénoméniste » et le « pyrrhonisme » dont il observe la confrontation çà et là dans le corps du texte, avant que ne se dégagent finalement des formules « authentiquement pyrrhoniennes », empreintes de cette « philosophie de l’apparence pure » qui serait la marque de l’Apologie. En revanche, pour Jean-Paul Dumont, l’adhésion convaincue aux thèses phénoménistes caractérise l’approche de Montaigne à l’égard des sources anciennes. Puisque cet historien voit dans « l’analyse de la génération du phénomène au niveau de l’imagination » le cœur du problème sceptique, on comprend que les pages de l’Apologie qui font la critique de la « fantasie » représentent pour lui l’acmé du scepticisme de Montaigne, et cela précisément parce qu’elles reprennent une sélection et une élaboration raisonnée des arguments de Sextus2. Au-delà des différentes lectures, c’est donc moins sur la question de la présence du phénoménisme que sur celle de son évaluation que les analyses des deux interprètes divergent : or si Conche juge décisif l’effort que fait Montaigne pour dégager le statut de l’« apparence » et l’opposer à la notion « impure » de phénomène, pour Dumont c’est au contraire dans la réduction aux phainomena et dans le sens que ceux-ci prennent au dedans d’une théorie de la représentation qu’il faut chercher l’orientation principale de la quête montanienne. On verra dans la suite que notre point de vue se rapproche plutôt de Dumont que de Conche.
« Qu’il n’y a point de science » : Montaigne contre Sanches
3Pour mieux mettre en évidence la nouveauté que représente, à l’époque de Montaigne, la référence à l’approche de Sextus Empiricus, aussi ancienne soit-elle, à l’égard du phénomène, nous proposons ici un essai de lecture qui concerne tant le contexte que le texte lui-même ; l’analyse comparée devrait permettre de mesurer l’ampleur des conséquences théoriques qu’a pu entraîner la lecture « moderne » d’un auteur antique. Nous prendrons pour terme de comparaison une œuvre publiée juste un an (1581) après la première édition des Essais3, le Quod nihil scitur de Francisco Sanches ; même si les historiens ne sont pas parvenus à une certitude là-dessus et que certains aient plutôt penché pour la négative, Montaigne a peut-être connu cette œuvre qui donne une excellente idée de ce qu’était le scepticisme des modernes avant l’entrée en scène du phénoménisme néo-pyrrhonien, bien qu’elle ait été publiée chronologiquement après les éditions de Estienne et Hervet (les Hypotyposes avaient été traduites et publiées en latin en 1562 par Henri Estienne, l’Adversus mathematicos le sera un peu plus tard par Gentian Hervet en 1569, mais apparemment il n’y aucune trace de la source néo-pyrrhonienne représentée par Sextus dans l’œuvre de Sanches, comme nous le verrons plus bas)4.
4Il suffit de comparer la théorie de la sensation, telle qu’elle se présente chez Sanches, dans le Quod nihil scitur, avec les considérations de Montaigne sur le même sujet, dans l’Apologie, pour saisir toute l’originalité et la profondeur de l’apport que constituent les textes de Sextus Empiricus. Mais avant d’examiner les différences, soulignons d’abord les éléments de convergence ou les rapports, qui ne manquent pas non plus, entre Montaigne et Sanches. Avant tout, il ne faut pas négliger le fait que la phrase célèbre du titre, Quod nihil scitur, se retrouve presque mot pour mot au cœur de l’Apologie, dans un passage où Montaigne, après avoir renvoyé dos à dos les positions des épicuriens et des stoïciens sur la validité de la connaissance sensible, conclut par une formulation tranchante « qu’il n’y a point de science ». Cette phrase, qui a un sens polémique très clair à l’égard des deux grandes écoles dogmatiques de l’antiquité (« nous conclurrons – écrit Montaigne – aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu’il n’y a point de science »)5, prend toutefois un sens très différent dans les textes des deux auteurs, car Montaigne, à la différence du médecin portugais, précisera que sa position ne revient pas à faire sien le dogmatisme négatif de la nouvelle académie qui en arrivait à nier la possibilité de connaître la vérité. Il est bien établi que Montaigne a conçu sa devise célèbre « Que sçai-je ? » en réponse à l’aporie de la formule acataleptique nil sciri qu’il accuse d’être auto-référencée et donc auto-réfutatoire. Mais on peut ajouter un point moins connu : c’est précisément dans l’opuscule de Sanches que Montaigne aurait pu voir à l’œuvre le travail de cette antinomie. Le Portugais l’évoque assez souvent, y compris d’entrée de jeu, mais il ne la résout cependant jamais, quitte à faire rejaillir sur ses adversaires tout le poids de l’objection. Pour lui, il s’agit moins de résoudre l’objection d’auto-référence que d’en accepter l’évidence et même de l’utiliser dans un sens sceptique, en fait dans le sens de l’acatalepsie académique. Car, argumente Sanches, il y a au fond deux alternatives devant l’aveu de l’impossibilité de la science : d’une part, s’il est vrai que l’on ne sait rien, car on le connaît, il est aisé de conclure le bien-fondé de la position acataleptique ; à l’inverse, si l’on n’arrive pas même à savoir que l’on ne connaît rien, l’inférence négative permet paradoxalement de confirmer la thèse : l’ignorance de l’ignorance, le fait de ne pas même savoir que l’on ne sait rien, représente une confirmation, et non un démenti de l’acatalepsie6. Le quod nihil scitur devient ainsi une proposition vexille (vexillum propositio), comme l’appelle Sanches, car elle permet à ses partisans de se prévaloir même des objections de leurs adversaires. Ambigua consequentia (c’est-à-dire dans le sens d’une arme à double tranchant), conclut le médecin portugais7.
5La solution élaborée par Montaigne est très différente, bien qu’elle semble prendre en compte les difficultés révélées par le texte de Sanches. En effet, chez Montaigne, la connaissance directe des passages classiques de Sextus sur la tripartition de la philosophie (divisée en dogmatisme, dogmatisme négatif et scepticisme véritable) ouvre la voie à une conception de la skepsis comme une interrogation toujours ouverte à la recherche (en ce sens précis, elle est vraiment « zététique »)8, et qui permet d’échapper à l’antinomie souvent objectée aux sceptiques. Par son adhésion à l’idée sextienne que les sceptiques véritables ne sont pas ceux qui « asseur[ent] que les forces humaines ne sont pas capables d’atteindre » la vérité, mais plutôt ceux qui disent « qu’ils sont encore en cherche de la vérité », Montaigne réussit à se soustraire au reproche qui affligeait l’acatalepsie académique d’être auto-référentielle, et dont il pouvait voir les conséquences menaçantes dans la proposition-vexille de Sanches.
6La lecture des textes de Sextus Empiricus a donc creusé un véritable fossé entre l’acataleptisme (puisé surtout chez Cicéron ou peut-être Agrippa de Nettesheim9) et l’orientation zététique du pyrrhonisme, comme on peut le voir aussi dans le fait que Sanches, qui ignore manifestement les œuvres de Sextus, n’est pas capable de faire la distinction entre l’attitude de ceux qu’il appelle Pyrrhonici et celle des académiques, voire des disciples de Xénophanes, qu’il associe tous dans l’énoncé de l’incompréhensibilité de toutes choses (omnia incomprehensibilia10). Le terme « pyrrhoniens » (Pyrrhonici) ne désigne donc pas chez lui les disciples de l’orientation néo-pyrrhonienne définie par Sextus, mais il est plutôt le synonyme de sceptique au sens le plus général du mot. On est donc très loin de la définition classique que donne Montaigne de « Pyrrho et autres Skeptiques ou Epechistes » bien distincts de « Clitomachus, Carneades et les Académiciens » : à l’inverse des sceptiques authentiques, qui sont toujours « encore en cherche de la verité », ceux-ci auraient « desesperé de leur queste, et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens »11. Or cette définition est en revanche posée, dans l’œuvre de Sanches, dès la page de titre, et revendiquée par l’auteur comme sa propre position12.
7À côté de ces divergences évidentes, il ne faut pas sous-estimer les quelques aspects communs des deux textes et que nous allons évoquer ici rapidement ; on connaît en particulier l’importance du modèle socratique chez Montaigne et la primauté que ce dernier avait accordé à l’Athénien, privilège moins chronologique (car il reviendrait plutôt à Homère) que philosophique, pour ce qui est d’élever le doute et l’interrogation au genre suprême de « théorèse » (contemplation)13. Or, chez Sanches, Socrate (qui hoc unum sciebat, quod nihil sciebat) est rangé juste à côté des Pyrrhonii, Academici, et Sceptici vocati ; car, d’après le témoignage de Favorinus, ils auraient tous affirmé la même thèse, celle de l’ignorance socratique14. En outre, il n’est pas jusqu’aux thèmes de la théologie négative qui ne soient pas exploités presque sur le même ton par nos deux auteurs, bien que de façon différente et avec des développements beaucoup plus importants chez Montaigne. Tandis que Sanches, plus sobre et mesuré, se contente d’énoncer le grand principe de l’absence de tout rapport métaphysique et gnoséologique entre Dieu et l’homme (Nulla nobiscum Deo proportio15) ou de formuler le critère selon lequel, le connaissant impliquant l’agir, Dieu seul, qui est l’artifex du monde, pourrait le connaître16, Montaigne donne en revanche beaucoup plus d’ampleur à la perspective du scepticisme chrétien, en faisant des emprunts directs à saint Paul : il défend une conception de la foi comme soumission, renoncement à la « curiosité » et à l’« orgueil »17, donc aux prétentions de la raison dans les domaines de la théologie. Remarquable est de plus, chez Sanches, l’absence de l’argument le plus habituel du courant apophatique, à savoir que Dieu ne peut absolument être connu par l’homme et que ses attributs sont simplement des mots « qui signifient quelque chose de grand », sans aucune portée réelle18 – argument que l’on retrouve au contraire chez Montaigne. En effet l’auteur des Essais est redevable d’un tout autre courant, celui qui insiste sur le thème de la toute-puissance divine et sur la relativité du savoir humain qui en découle : l’ordre que la science saisit dans l’univers se trouve du même coup réduit au rang d’un cas particulier d’arrangement qui a d’autant moins de validité absolue en soi que Dieu aurait pu le modifier, l’enfreindre ou l’établir de mille autres façons, en exerçant sa pleine et souveraine liberté.
8Alors que Sanches semble presque ignorer le thème de la toute-puissance, l’auteur de l’Apologie multiplie les exemples de façon à ce qu’ils dépaysent la vision bornée de notre raison. L’idée de Dieu comme « puissance incompréhensible »19 est déclinée sous toutes les formes, même les plus éloignées par rapport à la vulgate de la théologie scolastique : non content de rappeler, d’une part, la nécessité de ne pas enfermer la « puissance de Dieu » dans les limites étroites de la « loy municipalle » que nous connaissons20, et d’évoquer, d’autre part, l’hypothèse de la pluralité des mondes21, Montaigne reprend même les formules d’un « moqueur ancien » (Pline) pour décrire sur le mode sarcastique l’absurdité de certains chrétiens qui prétendent limiter la puissance de Dieu. Il y a cependant un décalage considérable entre les spéculations médiévales sur la puissance absolue de Dieu et l’orientation plus clairement humaniste de cette citation de Montaigne. En effet, les exemples empruntés à l’écrivain romain ne semblent pas les plus appropriés pour tranquilliser le lecteur croyant, car à côté de topoi récurrents de la littérature scolastique comme autant d’exemples de la toute-puissance divine (tel le pouvoir de faire « revivre les trespassez », ou d’obtenir « que celuy qui a vescu n’ait point vescu », etc.22), d’autres conjectures interviennent qui sont bien plus marquées de l’empreinte stoïcisante et païenne que d’une véritable piété chrétienne. Tel est par exemple l’accent d’ironie que Montaigne laisse planer sur son texte, en établissant une comparaison précise entre « les disputes qui sont à présent en nostre religion » et qui concernent les limites de la puissance divine, d’une part, et, de l’autre, les idées de Pline, selon lequel « [a]u moins est-ce une non legiere consolation à l’homme de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses ; car il ne se peut tuer quand il voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition »23. Certes, il est légitime d’interpréter les autres exemples de Montaigne (ceux qui concernent les lois mathématiques, les lois physiques ou les règles de la succession temporelle) dans le sens du contexte doctrinal que Hans Blumemberg a appelé l’« absolutisme théologique » – ce que Montaigne exprime en disant que ce serait « attacher Dieu à la destinée », comme faisaient les anciens stoïciens, que de dire qu’il n’a pas la faculté de « faire que deux fois dix ne soyent vingt » : or cela, commente Montaigne scandalisé, les Chrétiens devraient « éviter de [le] passer par [leur] bouche », refusant « cette folle fierté de langage » qui consisterait à « ramener Dieu à leur mesure »24. En revanche, il nous semble que l’introduction de la référence plinienne marque une étape nouvelle et discordante du raisonnement de Montaigne : non seulement elle est étrangère au contexte scolastique, où évidemment il n’est jamais question de la « liberté » en Dieu de mourir ou de se tuer, mais en plus elle projette une lumière différente, à la limite désacralisante, sur la position de Montaigne, car chez les anciens le suicide volontaire n’exprimait rien moins que la supériorité de la liberté humaine sur la nécessité divine, et c’est en ce sens précis que le texte des Essais, citant Pline, décrit le suicide comme « la plus grande faveur » de la condition humaine, celle qui assure l’exercice de la liberté quand même toutes les autres voies soient barrées.
9Nous assistons donc, dans le texte de Montaigne, à la superposition de deux couches de signification très différentes : l’une, d’empreinte scolastique et inspirée du thème de la toute-puissance, qui exhalte la liberté divine au dessus de tout ordre figé, y compris celui des mathématiques, de la physique, à la limite même de la logique, dès que le principe de non contradiction et celui de la succession temporelle sont concernés ; mais, d’autre part, il y a un supplément humaniste, signalé par la référence plinienne et qui ne coïncide pas du tout avec le point de vue scolastique, car le sens stoïcien de la liberté humaine qui s’exprime dans le choix du suicide est élevé au plus haut niveau, jusqu’à s’imposer à l’image même de la liberté divine. Puisque la faculté de se donner la mort ne peut aucunement aller de pair avec celle d’enfreindre les lois des mathématiques (de faire « que deux fois dix ne soient vingt »), et en effet elle n’avait jamais été envisagée comme telle par les partisans de la potestas absoluta de Dieu, on reste toujours en doute s’il faut mettre ces affirmations extrêmes de Montaigne sur le compte d’une certaine nonchalance philosophique, ou bien (c’est notre hypothèse) si l’auteur des Essais ne veut pas plutôt mettre en garde son lecteur contre les raffinements philosophiques excessifs, typiques des discussions médiévales et surtout ockhamistes. Pour tourner en ridicule des affirmations théologiques audacieuses, Montaigne se servirait alors de l’instrument rhétorique le plus efficace et le plus laïc dont il dispose : une sorte de confrontation directe dans le miroir étranger de la culture classique et humaniste. En ce sens, le témoignage de Pline est très utile, car il permet d’assumer le regard éloigné du païen sur les disputes théologiques des chrétiens, au prix d’un effet radical de dépaysement, et c’est encore dans la même perspective qu’il faut envisager, selon nous, cet autre passage assez déconcertant, où la liberté absolue qu’a Dieu de « faire ceci ou cela » est mise sur le même plan que la possibilité de « mourir » ou de mentir, et tout cela dans la vue de souligner le rapport de révérence que l’homme devrait garder à l’égard de Dieu !
Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscrétion et d’irreverance : Dieu ne peut mourir, Dieu ne peut desdire, Dieu ne peut faire cecy ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous en ces propositions, il la faudroit representer plus reveramment et plus religieusement25.
10En commentant ces passages, on pourrait donc aller beaucoup plus loin que Ruedi Imbach. S’arrêtant sur « quelques réminiscences de la théologie scolastique chez Montaigne », celui-ci a souligné le fait que l’exaltation de la toute-puissance divine, dans les Essais, finit par servir plus que la cause de Dieu « celle de l’homme par le biais du scepticisme », en rejettant le sujet sur lui-même : un homme « délié de tout attachement téléologique »26. Mais, ajoutons-nous, c’est précisement l’usage tout à fait anodin du passage plinien qui confère à ce qui autrement ne serait qu’un résidu de certains thèmes ockhamistes une tournure à la fois antique et moderne, dans le sillage d’un humanisme plus nettement païen et stoïcisant. En effet, bien que Montaigne proclame hautement, contre les stoïciens, l’exigence de soustraire Dieu à la « destinée », voulant le délivrer de toute « nécessité »27, il est révélateur de son point de vue, nettement humaniste, que précisément l’acte suprême de la sagesse stoïque, le choix du suicide délibéré, devienne le modèle pour concevoir la liberté véritable dans son acmé suprême.
11S’il n’y a rien de comparable chez Sanches, quant à l’exploitation du potentiel sceptique présent dans les thèmes de la théologie négative ou dans ceux de la toute-puissance, c’est en revanche la critique de la dialectique qui caractérise le Quod nihil scitur. Les objections adressées à la science démonstrative aristotélicienne, la polémique contre la méthode de la définition et du syllogisme, l’abandon de l’approche langagière qui était propre à la scolastique, tout cela distingue l’œuvre de Sanches, qui pouvait bien critiquer l’appareil complexe de la logique médiévale précisément parce qu’il avait toute la compétence technique d’un véritable nominalis. Bien qu’on ait souligné le penchant nominaliste de l’auteur des Essais, les formules les plus tranchantes et décisives de cette approche se trouvent, dans leur brièveté même, beaucoup moins chez Montaigne que du côté de Sanches (omnia particularia28 ; voces non explicant rerum naturas ; nulla verbis cum rebus convenientia, etc.)29. Pour le médecin portugais, il n’y a de réalité qu’individuelle, si bien que, la seule connaissance réelle étant celle que fournissent les sens, la science se trouve assimilée à une sorte de connaissance directe ou de « vision intérieure » (interna visio)30.
Deux critiques de la connaissance sensible
12Le point qui rapproche le plus étroitement la conception propre à Montaigne de celle de Sanches marque aussi, nous semble-t-il, la distance qui les sépare ; c’est la réapparition de la source néo-pyrrhonienne qui permet de la mesurer le plus exactement. Comme nous l’avons déjà indiqué, il s’agit du rôle, de l’importance et finalement des limites de la perception sensible pour ce qui est de la fondation de la connaissance humaine. Nous pouvons remarquer d’entrée de jeu que nos auteurs sont tous deux convaincus du caractère non seulement indispensable, mais encore primordial de la sensation : omnis enim a sensu cognitio est31, cognitio omnis a sensu trahitur32 répète Sanches, qui place l’experimentum (l’expérience) et le judicium (jugement) à côté l’un de l’autre, comme les deux instruments nécessaires à la découverte de la vérité (duo inveniendae veritatis media33). Montaigne lui fait écho avec ses continuelles professions d’empirisme, même s’il y ajoute une saveur épicurienne et lucrétienne plus fraîche dont on chercherait en vain le goût dans la prose assez sèche du portugais.
13Mais le parallèle va plus loin : la reconnaissance du caractère originel du sens ne va pas sans la mise en évidence de ses limites. S’il n’y a rien de plus certain que le sens, le contraire est également vrai, selon la maxime très concise de Sanches : Nil certius sensu ; nil eodem fallacius34. Le médecin portugais semble opposer les certitudes empiriques aux illusions de la raison (certissima cognitio a sensu, incertissima a ratione)35, mais au fur et à mesure que l’exposé du Quod nihil scitur progresse dans l’examen des tromperies des sens (et notamment de la vue, le sens le plus parfait), on voit s’affirmer la conscience du caractère foncièrement faillible de la sensibilité, au point d’affecter la base même du savoir humain. Harcelé par le doute né des erreurs sensorielles, et convaincu de l’impuissance de la raison à les corriger (Ratio nil potest in sensibilibus)36, Sanches est obligé de reconnaître qu’un défaut aussi grave dans les fondations mine toute la solidité de l’édifice, ce qui explique ses affirmations répétées d’acatalepsie :
Quid ergo scimus ? Nihil. Discurre per alios sensus. Minus. At haec est potior cognitio nostra. Quid faciet enim mens sensu decepta ? Decipi magis. Falso uno supposito, plurima infert : hinc alia (paruus enim error in principio, magnus est in fine37.
14Que cette incompréhensibilité totale soit posée sous le mode catégorique ou parfois sous la forme dubitative (Nulla conclusio. Perpetua dubitatio. […] omnia dubia esse38), il n’en demeure pas moins que l’incertitude qui caractérise les données des sens s’étend à tout le savoir et en vient à frapper même ce sommet qu’est la philosophie, décrite sous les apparences de la pluralité et de la confusion (Ubi multitudo, ibi confusio39), sorte de « labyrinthe » de Minos40. Toutefois, le ton n’est pas celui de l’ironie, comme chez Montaigne, et la conclusion sanchesienne laisse percer une pointe beaucoup plus amère, voire tragique : car au bout du labyrinthe, ajoute-t-il, l’homme rencontre le Minotaure qui le tue.
15Il n’est pas nécessaire de mettre ici en regard les très nombreux passages où Montaigne se répand sur le sujet de la tromperie des sens : ces passages, par ailleurs très connus, reproduisent pour la plupart une série d’exemples consacrés depuis l’Antiquité et renouvelés par l’apport des textes sceptiques redécouverts peu de temps avant.
16Ce qui semble plus intéressant, de notre point de vue, c’est le fait que Montaigne partage avec son antécédent portugais une sorte de mouvement en deux temps. Le premier le conduit à souligner l’importance fondamentale des sens (il n’y a « ny creance ou science en l’homme qui se puisse comparer à celle-là en certitude », car « par leur voye et entremise s’achemine toute nostre instruction »), d’autant plus qu’ils marquent la frontière extrême du savoir : « C’est le privilege des sens d’estre l’extreme borne de nostre apercevance »41. Mais dans un deuxième temps, ce « privilège » se retourne et prend la forme d’un préjugé négatif, dans la mesure où la plupart des données sensorielles sont faillibles ou pour le moins sujettes à caution. Cette dialectique (thèse et antithèse) apparaît très clairement dans le cas de l’épicurisme ; le recours au paralogisme devient alors pour les épicuriens le seul moyen de résoudre la difficulté, du moins si l’on reste dans une perspective dogmatique, comme c’est le cas, par exemple, du texte de Lucrèce, où, comme le remarque malicieusement Montaigne, l’effort pour maintenir à tout prix la vérité des apparences sensibles, même les plus manifestement trompeuses, conduit à accepter des explications fausses du phénomène, plutôt que de violer un parti pris d’empirisme extrême (la fides prima de la philosophie épicurienne) : « De toutes les absurditez, la plus absurde aux Épicuriens est desavoüer la force et effect des sens ». C’est donc au prix d’un « conseil desesperé et si peu philosophique »42 qu’Épicure a pu éviter d’arriver à la conclusion à laquelle devrait par contre aboutir toute enquête sérieuse sur la connaissance des sens, à savoir l’admission de leur primauté, mais aussi, en même temps, la reconnaissance de leur incertitude radicale : « Il ne peut fuir que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance ; mais ils sont incertains et falsifiables à toutes circonstances »43.
L’aristotélisme et le paradigme de la « normalité »
17De prime abord, il semble donc que la dynamique de l’essai de Montaigne soit proche de celle qui anime le texte de Sanches ; mais à y regarder de plus près, on est frappé par une différence capitale : tandis que le médecin portugais construit ses arguments sceptiques à l’ombre de la théorie aristotélicienne (quoiqu’il en renverse les conclusions), Montaigne fait référence à un schème psychologique et gnoséologique tout à fait différent, où filtre la source stoïcienne corrigée par la critique de Sextus44. Une deuxième différence marquante se trouve dans le concept de phénomène ou de « fantasie » que Montaigne substitue à la notion plus traditionnelle de species encore prédominante chez Sanches.
18Il suffit de parcourir rapidement la partie centrale du Quod nihil scitur pour voir à quel point l’adoption du cadre aristotélicien conditionne et bloque la critique de l’auteur portugais. Apparemment, il y a chez Sanches et chez Montaigne des arguments qui se correspondent parfaitement : tel est le cas précisément du rôle joué par les medii, tam externi, quam interni45 qui conditionnent le résultat de la perception et l’altèrent selon des conditions très variables et changeantes d’un individu à l’autre, d’une situation à l’autre, suivant les temps et les lieux. Amplifiées par la comparaison avec les animaux et leurs différents organes sensoriels46, les réflexions de ce type sont bien connues de tous les lecteurs de l’Apologie, où l’essence du débat se résume dans une formule aussi brève qu’efficace : « Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu’il nous semble »47.
19Bien que Sanches se révèle beaucoup plus « renaissant » que Montaigne, dans la mesure où il fait des emprunts au grand thème de la perfection de l’homme (thème que l’auteur de l’Apologie écarte toujours), il faut dire que le Quod nihil scitur obtient cependant à peu près le même résultat : Sanches fait bien appel au grand principe selon lequel la connaissance parfaite requiert l’homme parfait (Perfecta cognitio perfectum requirit hominem48), mais il ne l’utilise que d’une façon destructive, et précisément sceptique49. L’impossibilité de réaliser le « tempérament parfait » imaginé par Galien ; la conscience que l’âme, pour obtenir des connaissances véritables, aurait besoin d’un « corps parfait », d’où par conséquent l’impossibilité d’un vrai savoir ; l’insistance sur l’union très étroite entre l’âme et le corps, même dans les opérations réputées les plus spirituelles (Homo utrumque agit) ; enfin, l’importance donnée au thème de la variabilité universelle50 : tout cela pourrait facilement être traduit dans le lexique de Montaigne51, à cette exception près que le médecin portugais conserve un reste d’allégeance au topos de la supériorité humaine (perfectissimum autem omnium animalium homo52) dont l’auteur de l’Apologie semble éliminer toute trace53.
20Mais tout cela ne doit pas effacer la plus grande originalité de Montaigne : celle-ci réside dans les bases mêmes du doute, qui sont très différentes de celles adoptées par Sanches, et donc dans les assises de la connaissance telles que Montaigne les conçoit par opposition au paradigme aristotélicien qui subsistait comme référence au moins implicite chez le médecin portugais. Remarquons par ailleurs que, malgré tout son scepticisme, Sanches a eu toujours recours au concept typiquement scolastique de species, en tant que cette médiation entre le sujet et l’objet explique la validité de la connaissance sensible par l’instauration d’un rapport de ressemblance, sinon de copie, entre la représentation et la chose ; la species sert de lien, ou de trait d’union entre l’esprit et l’objet du sens. S’il est vrai que celui-ci ne peut pas « entrer » en tant que tel dans l’esprit, sa forme en revanche est véhiculée par l’espèce jusqu’aux organes des sens et retransmise à la faculté imaginative corporelle, avant d’être purifiée ou sublimée ultérieurement par l’entendement54. En effet, et malgré ses accents radicaux, ce qui pose problème chez Sanches, c’est moins le rapport sujet-objet au sens propre et moderne du terme, ou l’idée de vérité comme adéquation, que l’impraticabilité effective des moyens ou des conditions qui devraient réaliser cette relation dans une bonne et due forme aristotélicienne. Il n’en faut pour preuve que la constance de Sanches à ne pas mettre en doute la réalité du monde extérieur et à ne pas nier la validité, au moins théorique, d’une connaissance qui se présenterait comme l’effort d’atteindre un objet indépendant et existant au dehors de nous.
21Si jamais il était vraiment possible, le savoir ne consisterait que dans une relation de conformité ou d’adéquation entre les choses et leur représentation dans l’esprit. Les entraves qui empêchent la connaissance sont de fait bien plus que de droit ; ainsi l’acatalepsie est-elle le résultat pratique d’une condition physique ou psychologique perturbée, même si elle est généralisée, et non pas un problème épistémologique au sens fort du mot. Sanches évoque une réalité de fait, fût-elle négative (« la connaissance parfaite exige un sujet connaissant parfait, et une chose à connaître bien disposée : ce que je n’ai jamais vu »55) ; mais il n’en demeure pas moins sous-entendu que le paradigme idéal de la connaissance, au moins en principe, serait dans les sens bien disposés, ou dans l’entendement dans sa condition normale, et tout cela selon la perspective aristotélicienne la plus classique. En fin de compte, et très significativement, l’auteur du Quod nihil scitur recommande une sorte de connaissance directe de la réalité, où la distance entre le sujet et l’objet est presque effacée (selon le modèle de l’interna visio), par opposition aux « filets » du syllogisme où les dialecticiens, traquant des mots, se prennent eux-mêmes au piège56. S’il fait allusion au problème critique d’un iudex qui serait « tiers » entre la notion et la chose (comme le fera après lui Montaigne qui emprunte la métaphore du juge « aux debats de la religion », ou qui puise l’idée de l’« instrument judicatoire » dans les textes de Sextus Empiricus57), c’est moins parce qu’il connaît la question sextienne célèbre du critère et l’impossibilité de l’assigner, que parce qu’il revient sur le vieux topos aristotélicien du sens bien informé en tant que garant d’une représentation correcte, quoiqu’il constate encore une fois l’impossibilité d’obtenir ou de tenir cette posture « normale ». En effet, loin d’évoquer les diatribes pyrrhoniennes sur le critère, par cette phrase : Nullus rectus iudex in propria re, Sanches se contente de faire allusion aux règles juridiques de l’examen ou de rapporter un lieu commun de la sagesse populaire (vulgus ait), en tirant les conséquences du fait, assez banal, qu’aucun homme n’est dépourvu de passions qui l’influencent ou de conditions particulières qui entravent sa neutralité58. Bref, quoiqu’il soit impossible à satisfaire, le paradigme aristotélicien ne représente pas moins, y compris pour Sanches qui le critique, une référence obligée dont les présupposés conditionnent pour lui toute la position du problème de la validité de la connaissance59.
L’abandon de la « species » et la découverte du problème sceptique
22La perspective se transforme au contraire radicalement et rend possible la perception du problème du critère, dès lors que l’on quitte les présupposés aristotéliciens et que l’on se place sur le terrain d’une philosophie où le rapport entre l’objet et le sujet n’est plus conçu selon le principe de la ressemblance ou de la copie, mais dans le schème d’une relation de cause à effet. Dominik Perler60 a envisagé le rapport entre la théorie des espèces et la genèse du scepticisme moderne d’une manière très différente : selon lui, la doctrine sextienne du phénomène ne pouvait aboutir qu’à un scepticisme « essentiel » ou « local », en tant qu’elle ne fait pas abstraction de l’existence de l’objet externe, se limitant à mettre en doute l’adéquation entre les qualités que nous connaissons de lui et l’objet au dehors, alors que le scepticisme cartésien, du fait qu’il met en doute directement l’existence du monde extérieur, se caractérise comme un « globaler Aussenwelt-Zweifel ». Comme nous le verrons après (chap. v), cette description des rapports entre le scepticisme des anciens et celui des modernes s’inscrit dans le sillage des interprétations inaugurées par Burnyeat et poursuivies par d’autres historiens de la philosophie antique (mais non par tous, car elles sont contestées notamment par Gail Fine). Ce qui est typique de la lecture de Perler, en revanche, c’est l’essai de démontrer (contra Popkin) que pour réaliser ce passage l’introduction du scepticisme sextien ne fut pas décisive ; tout au contraire, ce genre de doute généralisé tira sa naissance d’une crise interne à l’histoire de l’aristotélisme scolastique, crise qui se développa surtout sur le terrain de la théorie des espèces. Pour démontrer cette thèse, Perler soutient d’une part : 1) que le phénomène sextien ne put pas jouer le rôle d’entité intermédiaire qui met en crise le rapport d’adéquation entre la représentation et la chose, et que d’autre part 2) cette fonction d’intermédiaire fut remplie par la species dans les doctrines scolastiques. Pour que l’aboutissement sceptique se réalisât, il aurait fallu par ailleurs que trois conditions fussent remplies : a) la séparation des entités cognitives internes par rapport aux objets extérieurs ; b) l’indépendence causale des unes par rapport aux autres ; c) la thèse que toutes les entités cognitives peuvent avoir de soi un contenu. Contra 1) nous montrerons d’ici peu que le phénomène fut précisément interprété par Montaigne comme l’entité intermédiaire qui voile le rapport entre le sujet et l’objet : même si cette lecture est très controversée (mais non pas arbitraire) par rapport aux documents originaux tels qu’ils sont légués par les sources anciennes, il n’empêche que Montaigne (et presque tous les modernes après lui) envisagèrent la notion de « phénomène » et ses équivalents sous cet aspect spécifique. Nous verrons ensuite que la condition a) fut remplie de fait par la lecture montanienne de la « fantaisie » ; que la condition b) n’est pas indispensable pour la naissance du problème sceptique, pourvu que le lien de cause à effet soit considéré dans une perspective mécaniste, ce qui ne permettait plus de souscrire à la thèse aristotélicienne de l’information et partant de voir à l’œuvre dans la connaissance un rapport de copie entre la représentation et l’objet. Enfin, il ne restera qu’à examiner la condition c), mais à ce sujet on peut remarquer que la clause évoquée par Perler s’accomplit tant dans la théorie sextienne du phénomène (le phénomène en tant que tel n’est pas un objet de controverse pour le pyrrhonien, pourvu que celui-ci se limite à enregistrer ce qui lui apparaît sans évoquer une réalité extérieure sur laquelle il suspend son jugement), que dans la théorie sanchesienne des états internes, et tout cela bien que l’auteur portugais maintienne la doctrine traditionnelle de la species61.
23Chez Montaigne, le recours au critère répond en effet à l’exigence d’un troisième élément, à savoir le jugement, qui mette en rapport la chose et sa représentation, après qu’elles ont été séparées : le critère suppose une distance critique, au sens littéral du mot distance, et celle-ci se réalise pourvu que la représentation soit conçue comme l’effet conclusif d’une chaîne d’événements physiques qui la relie à l’objet et la sépare de lui tout à la fois.62 C’est ce qui arrive chez Montaigne grâce aux thèses phénoménistes qu’il puise dans sa lecture de Sextus Empiricus63.
24La disparition de la notion de species dans les Essais64 est donc plutôt un effet de surface, et non pas le cœur du changement ; ce qui manque dans la psychologie philosophique de Montaigne, c’est tout le processus d’information que définit si bien Aristote, et avec lui disparaît la garantie épistémologique que ce dispositif donnait à la fiabilité de la connaissance, en assurant la présence d’un élément en commun, la forme, entre l’objet et sa représentation, d’abord sensible, puis intellectuelle65. La théorie aristotélicienne de la sensation n’est même pas discutée tout au long de l’Apologie, et la seule référence assez implicite à la « forme des objets » qui serait appréhendée dans la perception va dans un sens opposé à celui d’Aristote, car Montaigne parle d’une « forme » qui serait beaucoup plus « relative » au sujet que dépendante de l’objet ; de plus, il critique la distinction capitale entre la posture « normale » du sens et de l’entendement bien disposés, d’une part, et de l’autre, les anomalies des conditions qui sont censées être pathologiques ou irrégulières66. Tout cela s’explique par le fait qu’à la place de la théorie aristotélicienne de la perception Montaigne met en œuvre un dispositif inspiré des textes de Sextus Empiricus en reprenant ainsi la dynamique qui avait conduit les psychologies hellénistiques, et surtout stoïciennes, à dissoudre la synthèse aristotélicienne et à dégager en même temps les conséquences dont les critiques sextiennes révéleront tout le potentiel sceptique implicite.
25Le problème est gnoséologique et il prend sa source dans le débat qui avait opposé stoïciens, néo-académiciens et pyrrhoniens au sujet de la valeur de vérité de la représentation, à savoir de la « fantasie », conçue plutôt comme résultat que comme faculté. Comme l’a remarqué C. Lévy67, Cicéron, en suivant sur cela Arcésilas et Carnéade, avait déjà essayé de prouver qu’il n’existe pas de représentation dont on puisse affirmer avec certitude qu’elle soit vraie, en mettant en doute l’existence de ces marques ou caractères au moyen desquels, selon les Stoïciens, on aurait pu dire de la représentation « compréhensive » qu’elle provient d’un objet réel, qu’elle en est l’empreinte, et qu’elle est telle qu’elle ne pourrait pas provenir d’un objet qui n’existe pas (ou d’un autre objet que le sien). C’est bien la Nouvelle Académie qui contraignit les Stoïciens à ajouter cette troisième clause dans la définition de la représentation « compréhensive », et que Cicéron eut vraisemblablement quelque mal à traduire en latin. Et ce fut cette petite clause (visum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale esse non posset ex eo unde non esset)68 dont Cicéron nous affirme qu’elle représenta la quintessence des divergences entre les deux écoles, en déterminant l’appartenance à l’une ou à l’autre. Du même coup, en acceptant la distinction entre les représentations vraies et celles qui ne le sont pas, la Nouvelle Académie semblait se ranger du côté des dogmatiques contre les Pyrrhoniens, eux qui n’auraient jamais accepté de se prononcer ainsi et qui auraient préféré suspendre leur jugement sur la vérité des « fantasies ». Quoi qu’il en soit de ce contraste, comme le souligne bien Lévy dans son commentaire, la deuxième entre les propositions citées par Lucullus chez Cicéron (« toute représentation vraie est telle qu’elle pourrait tout aussi bien être fausse ») finit par réduire à néant le dogmatisme implicite dans la première, d’après laquelle « parmi les représentations, les unes sont vraies, les autres sont fausses »69. Ainsi, en lisant tout ce débat à la lumière des interprétations sextiennes, et en insistant sur le problème de l’aparallaxia, à savoir sur l’impossibilité de distinguer avec certitude le vrai du faux, Montaigne ne fait que rejoindre le fond sceptique véritable qui se cache sous les apparences de dogmatisme négatif typique de la Nouvelle Académie. En brouillant la démarcation des stoïciens, et avant eux des aristotéliciens, entre états normaux et anormaux, ainsi qu’entre le rêve et la veille, le sceptique rend impossible l’appréhension de la vérité objective. Il en résulte un subjectivisme marqué d’une empreinte phénoméniste très forte, selon laquelle la seule réalité qui est directement accessible au sujet est constituée de ses propres représentations, sans qu’il y ait aucun accès direct à la réalité externe70.
26Les passages conclusifs de l’Apologie permettent de saisir cette problématique néo-pyrrhonienne dans toute sa complexité. Tout d’abord, Montaigne met au cœur de ses considérations la différence entre l’apparence et la réalité, ou bien entre l’apparence et l’essence, en opposant comme Sextus la « nature », inaccessible en soi, à la qualité telle que perçue par les sens71. La médiation des sens est décrite tantôt en termes de qualification ou d’altération de l’objet, tantôt en termes de « falsification », et il est très significatif que les deux approches aillent de pair dans le texte de l’Apologie ; d’où le problème authentiquement sceptique, que constitue l’impossibilité de privilégier l’une ou l’autre représentation, voire de distinguer entre des qualités réputées « normales » et d’autres qui ne le sont pas. La veille et le sommeil, la santé et la maladie, se trouvent désormais sur un pied d’égalité quant à la valeur des représentations qu’ils donnent des objets, et cela moins parce qu’ils se valent par leur fréquence ou par leur utilité pragmatique (ce qui n’est évidemment pas le cas), que parce qu’ils se trouvent tous réduits au rang de causes productrices de représentations qui ne sont que de phénomènes ou d’apparences propres au sujet et bien distinctes de la réalité : « Or nostre estat accommodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité ; car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens »72. Si les représentations sont toutes des phénomènes qui appartiennent à l’homme qui les perçoit et que l’objet en soi demeure inaccessible, il n’y a plus moyen d’établir une hiérarchie entre les apparences quant à leur valeur de vérité73, ou d’établir un « paradigme de normalité » qui distingue la « posture » adéquate des sens ou de l’entendement.
27Ainsi, dans la conclusion de l’Apologie74, Montaigne reconstitue bien la doctrine sceptique du phénomène, tout en la libérant de certaines références spécifiques à la psychologie stoïcienne dont elle était chargée dans la présentation de Sextus. Tout d’abord, il écarte les mots ou les expressions trop marqués par leur appartenance d’école, de même qu’il élimine toute allusion aux premiers paragraphes du chapitre (II, vii, 70-71) des Pyrrhoniae Hypotyposes (« Le critère selon lequel »), où Sextus faisait des emprunts précis au concept stoïcien de phantasia au sens technique du mot, en tant qu’« impression dans l’heghemonikon »75 (en toile de fond il y a bien évidemment toute la doctrine stoïque de la représentation [phantasia] compréhensive, impression dont la spécificité est d’être certaine, en constituant un véritable reflet dans l’âme de la nature de la chose, et donc de fournir un critère de vérité capable de faire la différence entre les représentations vraies et les fausses)76. Il faut cependant remarquer que les interventions de Montaigne ne se limitent pas seulement à alléger le texte de Sextus ou à saisir l’« essentiel du scepticisme », comme le retient Dumont, en supprimant « tout ce qui n’était pas à proprement parler sceptique » dans les Hypotyposes77, car l’assimilation de la doctrine pyrrhonienne, faite par l’auteur des Essais, est beaucoup plus fine et originale, prenant appui sur une exégèse très cohérente et assignant la primauté à la notion sextienne de phénomène. C’est ainsi que le mot français « fantasie » (traduction du grec phantasìa) prend ici un sens différent du reste des Essais et devient le synonyme d’« apparence » en général.
28Au cours des dernières années, un débat s’est dévéloppé entre les interprètes à propos du sens que les pyrrhoniens anciens, et surtout Sextus Empiricus, auraient donné à la notion d’« apparence » ou de « phénomène »78. Ch. Larmore79 distingue, dans l’histoire du scepticisme, trois façons différentes dont on a voulu « délimiter le domaine des apparences pour l’opposer à la réalité inconnaissable ». La première considère que « les apparences recouvrent les qualités observables des choses, par opposition à la structure sous-jacente » ; la deuxième envisage les apparences comme « qualités apparentes des objets, les qualités qu’ils semblent avoir, sans que ces qualités appartiennent forcément aux choses elles-mêmes ». La troisième façon considère que « les apparences se réduisent aux idées des choses que nous sommes supposés avoir dans l’esprit, par contraste avec tout ce qui possède une existence extra-mentale ». Larmore retient que chez Montaigne (comme chez Sextus) le sens principal de la notion de phénomène serait le deuxième, tout en reconnaissant que dans la partie finale de l’Apologie s’impose un sens différent, bien représenté par le passage que nous avons jugé comme crucial : « la fantasie et apparence n’est pas du sujet, ains seulement de la passion et souffrance du sens »80. Il s’agit du troisième sens du mot « phénomène » qui devient dominant dans cette section de l’Apologie de Raimond Sebond. Cette signification ne nous semble cependant pas forcément incompatible avec le deuxième, surtout si on interprète le « phénomène » pyrrhonien, comme nous le faisons, à la lumière de la théorie des « mixtes » développé dans le sixième trope81.
L’Invention de l’apparence. Montaigne et le commentaire d’Estienne aux « hypotyposes »
29Le fait, qui semble purement lexical, de considérer « fantaisie » comme synonyme d’apparence en général et donc de « phénomène », mérite toutefois un commentaire exprès, car la synonymie ne va pas de soi et ne manque pas de soulever des problèmes typiquement philosophiques. Tout d’abord, il faut remarquer que l’absence du mot « phénomène », dans le texte de Montaigne, ne représente pas à elle seule un indice contre la thèse phénoméniste que nous venons de lui attribuer. Plus banalement, s’il n’utilise pas le mot, c’est parce qu’il s’agissait, à son époque, d’une expression grecque qui n’était pas encore acceptée en français, et qui était à peine tolérée en latin. La traduction latine des Hypotyposes par Henri Estienne (traduction qui, selon Floridi82, fut pour Montaigne la source de référence de sa connaissance de Sextus, car il n’aurait jamais connu l’original grec) est très révélatrice à cet égard. Lorsque, au début de l’œuvre, Sextus introduit le concept de φαινόμενα, Estienne laisse le mot en grec la première fois, pour ensuite le traduire par translittération comme phænomena83 dans les passages ultérieurs. Plus loin, au moment de traduire le chapitre fondamental (I, ix) de Sextus qui porte sur les limites de l’épochè sceptique (An Sceptici phænomena tollant), Estienne éprouve le besoin d’interpoler le texte pour mieux expliquer le sens de ce mot phænomena, qui lui semble évidemment trop étranger au bon lexique latin : « Qui autem aiunt Scepticos tollere phænomena, id est, apparentia… »84 – et par la suite il choisit toutes les variantes du lexique de l’apparaître (apparet, res quæ apparet, apparens, apparentia, etc.) pour rendre ce qui relève, dans le texte de Sextus, du phénomène. Le chapitre suivant est d’autant plus important qu’il établit le « critère » du scepticisme (critère dans un sens non dogmatique, mais – dirions-nous – pragmatique) : le philosophe pyrrhonien l’indique très justement dans le « phénomène », mais il le fait aussi égal à la phantasia, c’est-à-dire à le représentation sensible en ce qu’elle apporte, traduit Estienne, « assentiment et affection non volontaire » (persuasionem et coactam passionem). Remarquons encore une fois qu’à tout moment, dans ce chapitre, Estienne évite le mot phænomenon pour utiliser en revanche le lexique de l’apparence et de l’appaître : Criterium igitur Scepticæ institutionis dicimus esse id quod apparet : quod perinde est ac si phantasiam dicamus85. On s’explique donc par cette traduction des textes de Sextus les choix terminologiques qui caractérisent le raccourci de Montaigne correspondant, bien sûr sur le mode d’une synthèse intelligente, à Pyrrhoniae Hypotyposes I, 72-78. Tout d’abord l’évitement du mot « phénomème » et ensuite le fait de rattacher de près la notion d’apparence à celle de phantasia ou « fantasie » sont dictés de toute évidence par sa lecture de la traduction d’Estienne.
30Ce deuxième aspect (l’équivalence entre apparence et « fantasie ») requiert un commentaire spécifique, car il peut induire une certaine confusion, surtout dans le lecteur contemporain féru de détails philologiques. En effet, si la notion d’origine stoïcienne de « représentation compréhensive » (φαντασία καταληπτική) est rejetée par les pyrrhoniens qui ne veulent pas reconnaître une source infaillible de certitude (thèse repoussée comme un reste de dogmatisme), il y a en revanche une signification plus “faible” et non dogmatique de phantasia qu’ils acceptent, la suivant comme un critère ou mieux un guide pragmatique dans leur « vie sans dogme » : c’est une sorte de phantasia passive (φαντασία παθητική), laquelle s’impose de façon involontaire, ne comportant pas de jugement sur la nature réelle de l’objet (comme il arrive par contre dans le cas de la théorie stoïcienne de la représention) et consistant donc dans la simple reconnaissance de ce qui apparaît. C’est pour cela que Sextus déclare la phantasia équivalente au « phénomène » : « Ce qui nous conduit à l’assentiment sans que nous le voulions conformément à une impression passive (κατὰ φαντασίαν παθητικήν) nous ne le refusons pas : or c’est cela les choses apparentes (φαινόμενα) »86. Il est utile de confronter la traduction latine d’Estienne : Non enim ea euertimus quæ per phantasiam patientem inuitos nos ad assensionem adducunt, vt antea quoque dicebamus : ea autem sunt apparentia87. Sur ce point le commentaire de Naya est très exact : « Cette définition de Sextus insiste sur les caractéristiques majeures de cette apparence, manifestation sensible qui nous affecte sur le mode du πάθοϛ (pathos) par la médiation de la faculté de représentation (φαντασία, phantasia) et qui emporte l’assentiment et la reconnaissance du sceptique »88.
31En faveur de cette interprétation, qui comporte une véritable assimilation sémantique entre les deux notions de « fantasie » et d’« apparence », ne s’inscrit pas seulement la traduction d’Estienne mais aussi son intéressant commentaire philologique adjoint au texte des Hypotyposes. Ces annotations ont un double intérêt pour comprendre les enjeux du lexique adopté par Montaigne dans l’Apologie. Tout d’abord, Estienne se justifie d’avoir utilisé en latin le mot phantasia (en effet un calque linguistique du grec, plutôt qu’une véritable traduction), et cela malgré l’exemple à valeur d’autorité de Cicéron (suivi par Aulus Gellius), qui avait rendu cette expression par le mot, bien plus classique, de visum (visa in animo impressa)89. Également, Estienne choisit de traduire le mot technique des pyrrhoniens φαίνεται par apparet plutôt que par cernitur, videtur. À la limite, cela devrait comporter le nécessité de traduire φαινόμενα par apparentia si ce n’était que ce mot, comme le remarque le commentaire, n’existe pas en latin90. En effet, l’occurrence apparentia que nous avons cité supra restera dans la traduction stéphanienne de Sextus un hapax et Estienne s’empressera de la souligner en italique, pour marquer l’exceptionnalité de cette invention lexicale. « Mais – ajoute-t-il – quelle serait la nécessité d’adopter un mot différent que visum » et donc de recourir au mot phantasia, le mot apparentia n’étant vraiment pas recevable en latin ? Le commentateur répond que l’enjeu de cette version n’est rien moins que l’exigence de sauvegarder le noyau sceptique authentique du pyrrhonisme, car les termes dérivés du verbe video ou videor recèlent selon lui un contenu dogmatique implicite qui comporterait un jugement sur la réalité en soi : « Lorsque je dis que je vois ou que j’aperçois [videre aut cernere] un cheval blanc, c’est comme si je disais que le cheval que je vois est blanc. Mais cela aucun sceptique, en tant que sceptique, ne le dirait jamais ». Ce serait en effet aller contre la profession pyrrhonienne οὐδενὶ συγκατατίθεσθαι (nihil assertione approbare), et contre le précepte de suspendre le jugement sur chaque chose (περὶ παντὸϛ ἐπέχειν). Un sceptique ne dirait jamais de quelle couleur ou de quel son serait la réalité, mais plutôt qu’« il se sent affecté par une certaine couleur ou un certain son », donc qu’il est affecté par telle ou telle phantasia91 ou apparence.
32À la lumière de cette exégèse à la fois érudite et philosophique (une véritable petite monographie concernant la famille d’expressions sceptiques qui dérivent du verbe φαίνεσθαι), nous comprenons mieux les spécificités, lexicales et sémantiques, qui connotent la synthèse montanienne. On s’explique que l’auteur des Essais adopte le terme « fantasie » comme calque français du latin phantasia (dans le sens “faible” et non dogmatique que nous avons vu dans le texte de Sextus). Cette parole est synonyme pour Montaigne de « passion et souffrance du sens »,92 ce qui rappelle en même temps la phrase stoïcienne πάθη τῶν αἰσθησέων93, ou encore mieux l’expression, reprise par Sextus, φαντασία παθητική. Il faut dire que, si Montaigne utilise quatre-vingt-huit fois le mot « passion »94, il s’agit la plupart des fois du sens « moral » de l’expression. Nous n’avons remarqué qu’un autre contexte (outre celui cité ici) où l’auteur des Essais se sert du mot « passion » pour indiquer l’effet d’une action qui s’exerce sur l’âme : « ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente que, par quelque forte passion, l’ame peut engendrer en soy mesme… »95. Et dans le reste des Essais, le mot « fantaise » n’a qu’une signification commune, non technique, liée à la constellation sémantique de l’imagination, des illusions, des « piperies » : selon Leake96, Montaigne emploie le mot « fantasie » dans les Essais quatre-vingt-deux fois au singulier et trente-six fois au pluriel. Eva Marcu a regroupé la plupart de ces occurrences sous les rubriques : illusions, imagination, « se piper », force de l’imagination, etc. Le plus souvent, « fantaisie » est l’équivalent exact d’imagination, avec une insistance particulière sur le caractère chimérique et illusoire de cette faculté97.
33Ce n’est que dans le contexte cité ici de l’Apologie que Montaigne se rattache au sens technique de représentation sensible ou d’apparence phénoménique : dans cette partie finale de l’Apologie ce mot prend une acception plus spécifique, se présentant en effet comme l’équivalent du terme grec « phénomène », utilisé par Sextus Empiricus pour indiquer tout « ce qui apparaît ». La mention du problème du diallèle (« rouet ») et celui de la régression à l’infini dans la recherche du critère (« nous voilà à reculons jusques à l’infiny ») sont signes à eux seuls de l’étroite dépendance de cette partie de l’Apologie par rapport à la source sextienne98. Mais il y a aussi un autre aspect important, qui n’a pas été remarqué par Dumont, et par lequel Montaigne s’inscrit dans le droit fil du commentaire des Hypotyposes par Estienne, car, presqu’à chaque fois que le texte latin stéphanien porte le mot phantasia, Montaigne ne se limite pas à traduire en français « fantasie » (dans le sens sextien du mot), mais il ajoute en plus, en interpolation, le mot « apparence », qui d’après le commentaire philologique d’Estienne eût été l’équivalent exact de « phénomène », si jamais – remarque-t-il – le latin l’avait permis. Apparemment, l’interdit classique et cicéronien qui chez Estienne avait frappé l’expression apparentia, ne vaut plus chez Montaigne pour son dérivé moderne : ce qui lui permet de souligner encore davantage l’équivalence sémantique entre la « fantasie » (au sens sceptique, non dogmatique du mot) et le phénomène99.
34Ce court passage de l’Apologie, où l’influence à la fois sextienne et stéphanienne est tout à fait évidente, mérite d’être cité entièrement, car il rassemble toute une série d’éléments fondamentaux pour comprendre les enjeux du nouveau scepticisme montanien. En effet, on trouve dans ce morceau des Essais : l’abandon de la psychologie de la species et l’utilisation à sa place du mot « fantasie », qui dans le contexte sceptique traduit le phainomenon ; l’articulation de la scène originelle du scepticisme, avec sa séparation entre le sujet et l’objet, entre l’apparence et la nature ; l’avènement d’une théorie qui fait remonter la sensation à l’objet extérieur comme à sa cause, mais qui la rend, du point de vue ontologique, inhérente au sujet et donc dégagée de tout rapport de ressemblance.
Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens ; et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantasie et l’apparence n’est pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses ; parquoy qui juge par les apparences, juge par autre chose que par le subject100.
35Pour apprécier la valeur philosophique de ce passage de Montaigne, il faut le comparer avec la traduction latine, faite par Estienne, de l’endroit des Esquisses Pyrrhoniennes (I, 72-73) auquel le texte des Essais se réfère comme à sa source101. En confrontant les deux passages, on constate que le mot « apparence » a été interpolé deux fois par Montaigne : une première fois à côté de « fantasie » (Montaigne : « la fantasie et l’apparence n’est pas du subject » ; Estienne : phantasia erit non externi subjecti), une seconde directement à la place de phantasia (Montaigne : « qui juge par les apparences » ; Estienne : Si igitur secundum hanc [phantasiam] iudicet intellectus…). Le double emprunt de Montaigne, à la fois à Sextus et à Stephanus, est donc de toute évidence.
36La séparation critique entre la chose et l’apparence, et le fait que cette dernière soit inhérente à la réalité du sujet et non pas à celle de l’objet, ont des répercussions immédiates sur la question de la connaissance, comme le remarque aussitôt Montaigne. Il a abandonné le principe de copie ou de ressemblance mais il est aussi bien conscient des apories sceptiques qui découlent de cette distance désormais impossible à franchir entre la représentation et la chose :
Et de dire que les passions des sens rapportent à l’ame la qualité des subjects estrangers par ressemblance, comment se peut l’ame et l’entendement asseurer de cette ressemblance, n’ayant de soi nul commerce avec les subjects estrangers ?102
37L’image de l’homme qui, faute de connaître Socrate, ne pourra jamais décider si le portrait lui ressemble, donne bien la mesure du doute qui naît du clivage entre le sujet et l’objet, étant bien entendu que la représentation sensible doit être inscrite au nombre des modalités ontiques du sujet.
38Ce qui suit ne fait qu’approfondir la difficulté, car Montaigne (suivant Sextus) constate que même celui qui voudrait « juger par les apparences », ne pourrait pas les accepter toutes, « car elles s’entr’empêchent par leurs contrariétés et discrépances ». Il serait alors obligé de faire le tri et de croire qu’« aucunes apparences choisies règlent les autres » ; toutefois, il tomberait ainsi dans l’aporie de la régression à l’infini, car il lui faudrait « vérifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce ; et par ainsi ce ne sera jamais fait »103. A côté de la référence évidente, bien qu’implicite, au problème du critère et de sa validation, nous soulignons encore une fois le fait que Montaigne remplace systématiquement le mot phantasia de la traduction stéphanienne (et donc le terme φαντασία de l’original grec) par le mot « apparence »104, avec tout ce qu’il comporte de phénoménique105.
39À la différence de la Rezepzionsgeschichte, qui souligne les aspects de continuité et de fidelité par rapport à l’original, la Wirkungsgeschichte n’en comprend pas moins l’histoire des malentendus et des déformations auxquelles une doctrine s’expose tout au long de sa transmission au fil des siècles. Et il n’est pas sûr que les bévues et les méprises soient moins porteuses d’effets historiques considérables que les répétitions littérales de la source. Tel est le cas pour la doctrine montanienne de la « fantasie » vis-à-vis de la notion sextienne originale du phénomène. La réduction de celui-ci à l’apparence sensible, par l’entremise de la notion jumelle d’apparence, représente en réalité une simplification vis-à-vis du concept plus complexe de phénomène chez Sextus. Pour ce dernier, le phénomène comprend tout ce qui apparaît au sujet, et inclut en son genre deux espèces différentes d’apparences, à savoir ce qui se présente aux sens (les apparences sensorielles au sens propre) et ce qui apparaît à l’esprit. En ce sens, la classe des phénomènes comprend en soi aussi bien les aisthetà que les noetà, comme le confirme le passage des Esquisses pyrrhoniennes où Sextus explique que, pour le pyrrhonien, s’attacher aux phénomènes et les suivre comme le « critère de la voie sceptique » signifie se conformer non seulement à la « conduite de la nature » ou à « la nécessité des affects », mais aussi à la « tradition des lois et des coutumes » et à l’« apprentissage des arts »106. Ces deux dernières spécifications renvoient manifestement à des contenus de la pensée qui, parce qu’ils apparaissent à l’esprit, sont tout autant des phénomènes, et n’excèdent pas moins la sphère de la simple sensibilité. Il est évident que Montaigne a réellement négligé cette nuance importante du texte sextien et qu’il s’est plutôt attaché à un autre passage de ces mêmes Esquisses où Sextus oppose les noumena aux phainomena, en souhaitant ainsi donner à ces derniers la signification pluis restreinte d’apparences sensibles107. Bien qu’il s’agisse d’une déformation, induite sans aucun doute par le rapprochement avec la notion plus clairement empiriste de phantasia que l’auteur des Essais, sous l’influence d’Estienne, reprend à son compte, il n’en demeure pas moins vrai que cette interprétation sélective a eu des conséquences marquantes sur toute l’histoire postérieure des idées. Elle est notamment à l’origine du concept moderne d’« apparence » en tant que phantasme, comme nous le verrons plus loin à propos de la théorie hobbesienne de la connaissance et de ses rapports avec le rayonnement du scepticisme108.
40Mais il y a aussi un deuxième point sur lequel le manque de fidélité à ce que nous savons être aujourd’hui la doctrine véritable du scepticisme a permis à Montaigne à l’inverse de l’innover et de transmettre à sa postérité philosophique des suggestions beaucoup plus attrayantes que s’il avait été simplement un interprète fidèle et littéral de la source sextienne. Il s’agit des idées contenues dans l’exposé du sixième trope, celui qui concerne les « mixtes », trope que nous savons, grâce aux apports de la critique philologique, n’être qu’une réaction dialectique aux thèses des philosophies dogmatiques, thèses que Sextus reprend d’une manière justement dialectique, tout en se refusant à donner son assentiment aux prémisses d’où il tire pour autant l’amorce de son raisonnement. Un lecteur comme Montaigne, suivi en cela par presque tous les autres écrivains de l’âge classique, a interprété ce trope comme si son argument se rattachait de près à l’orientation sceptique authentique, et cela avec d’autant plus de sincérité que ce mode est compris dans le catalogue “officiel” des tropes rapportés par Enésidème et relatés par Sextus. Même s’il est facile pour nous de juger après coup, sur la base de nos connaissances philologiques, et de saisir ainsi le fond de dogmatisme que recèle cet argument des « mixtes », nous ne devons pas penser que des auteurs des xvie et xviie siècles aient pu se comporter de même en faisant le partage entre la véritable pensée de Sextus et son utilisation dialectique des thèses de ses adversaires. On ne sera donc pas surpris de voir (dans le paragraphe suivant) que Montaigne et ses successeurs ont perçu la théorie des mixtes qui était à la base du sixième trope comme une doctrine sceptique, au sens propre du mot, alors qu’elle trouvait en réalité sa source dans la pensée des adversaires dogmatiques de Sextus.
Le phénomène et le mixte
41Il est difficile de dire si Montaigne réussit jamais à dépasser le reste de dogmatisme qui était implicite dans l’idée d’une réalité en soi distinguée de la représentation. Le problème se poserait de façon différente par rapport à une véritable « orthodoxie » pyrrhonienne, qui semble refouler aussi bien le dogmatisme centré sur l’idée de la réalité en soi que la théorie du phénomène comme mixte. Comme l’a remarqué dans ce sens E. Naya109, dans les sources anciennes « l’emploi du mot “phénomène” pour désigner le pathos qui s’impose au sujet n’implique pas un phénoménisme au sens où les pyrrhoniens s’inscriraient dans une théorie physique du phénomène propre à l’ensemble de la pensée grecque, où tout acte perceptif serait une réalité intermédiaire née de la rencontre entre un objet et un sujet ». Sans rien enlever à la justesse de ces remarques en ce qui concerne le scepticisme ancien, nous ajouterons que du point de vue de l’efficace historique ce fut exactement cette interprétation phénoméniste du mixte, aussi peu fidèle qu’elle ait pu être, qui influença la reprise néo-pyrrhonienne moderne, depuis Montaigne jusqu’à la fin du xviie siècle, et cela d’autant plus efficacement qu’elle renforçait les conclusions de la science nouvelle qui allaient dans le même sens.
42Conche affirme que Montaigne parvint à dépasser toute forme de dogmatisme en remontant par-delà Sextus jusqu’à la source pyrrhonienne « pure » et il souligne une série de passages où l’apparence n’est pas l’effet d’une réalité sous-jacente, mais s’identifie avec la réalité elle-même110. Toutefois, on constate, à l’intérieur même du texte de l’Apologie, des flottements et des hésitations dans la pensée de Montaigne, qui vont de la défense pure et simple de l’attitude de Pyrrhon (la confiance non dogmatique qu’il accordait aux phénomènes selon l’idéal de la « vie sans dogme », ἀδοξαστῶϛ βιοῦν) à la mise en cause de la fiabilité de ce guide, dans la mesure où il est impossible de légitimer n’importe quel choix parmi les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, les unes en conflit avec les autres111. Pour saisir l’ampleur de ces oscillations, il suffit de mettre l’une à côté de l’autre certaines affirmations, à propos de Pyrrhon, contenues dans le texte même de l’Apologie, qui ne se recoupent absolument pas. Montaigne défend, en effet, Pyrrhon de l’accusation coutumière d’être « stupide et immobile », « farouche et inassociable » et, pour ce faire, il montre que même le philosophe le plus sceptique fait confiance aux « plaisirs et commoditez naturelles », « se servant de toutes ces pieces corporelles et spirituelles en regle et droiture »112. Il est vrai que la plupart des fois le jugement de Montaigne porte sur le côté moral du scepticisme, soulignant avec beaucoup d’intelligence l’orientation proprement éthique de la philosophie pyrrhonienne : suivant l’idéal de la vie sans dogme qui devrait assurer la tranquillité de l’âme, la conduite du sage consiste principalement à suivre les phénomènes, selon qu’ils se présentent à son esprit. « Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c’est l’Ataraxie, qui est l’immobilité du jugement, ils ne l’entendent pas dire d’une façon affirmative ; mais le mesme bransle de leur ame qui leur faict fuir les precipices et se mettre à couvert du serein, celuy là mesme leur presente cette fantaisie et leur en faict refuser une autre »113. Mais, d’autre part, le même Montaigne reconnaît ailleurs que le noyau des argumentations sceptiques, du point de vue de la théorie philosophique, consiste à opposer les phénomènes l’un à l’autre, les renvoyant dos à dos pour ruiner l’évidence prétendue de la connaissance sensible. On verra par exemple le passage où l’auteur se réfère aux cosmographies nouvelles opposées à Ptolomée : « les Pyrrhoniens ne se servent de leurs arguments et de leur raison que pour ruiner l’apparence de l’expérience ; et est merveille jusques où la souplesse de nostre raison les a suivis à ce dessein de combattre l’évidence des effets : car ils vérifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas… »114. Lorsqu’il démontre l’impossibilité de résoudre les discordances (anomalies) entre les phénomènes en opérant un choix (ce qui demanderait à son tout d’être justifié), Montaigne ne fait que reproduire des arguments bien présents chez Sextus115 : « Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences ; si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience ; sera ce qu’aucunes apparences choisies reglent les autres ? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce ; et ainsi ce ne sera jamais faict »116.
43Il semble, en revanche, certain que la postérité, et donc la modernité aussi de Montaigne, se trouvent bien plus du côté de la résurgence du phénomène sextien que du côté de l’apparence pyrrhonienne, pour autant qu’il soit légitime de les opposer. Car – et cela nous permet de récupérer une suggestion importante de Dumont – s’il est vrai que les objets de notre expérience sont les apparences des êtres existants plutôt que les existants eux-mêmes117, il n’en demeure pas moins certain que le phénomène n’est pas seulement une représentation subjective, un simple effet de l’imagination, mais qu’il représente aussi « une réalité matérielle ou, si l’on préfère, un corps »118, c’est-à-dire un « mixte » selon la terminologie du sixième trope (sixième dans le catalogue tropologique dressé par Sextus dans les Pyrrhoniae Hypotyposes119) ; ce mixte résulte soit de l’action de l’objet, soit du pâtir du sujet, mais également des « moyens », tant internes (les organes sensoriels) qu’externes (l’air, la densité du milieu, les fluides etc.120). Pour autant qu’il soit déséquilibré vers le pôle du sujet dont il dépend de façon ontique, le phénomène ou l’apparence ne devient pas pourtant quelque chose de purement subjectif, au moins dans la perspective de cette théorie des mixtes : le phénomène devient ainsi une modalité physique, une façon d’être (au sens fort, ontologique, de cette expression), un accident réel de l’être sensible. Au niveau du trope des mixtes, l’apparence ou le phénomène trahit, tout autant que la réalité qui lui est opposée, le fond dogmatique qui reste à l’arrière-plan de l’argumentation sextienne.
44Cette conception de l’apparence en tant que mixte, dont on trouve plusieurs fois la trace chez Montaigne, peut sembler déconcertante, dans la mesure où elle mélange le scepticisme phénoméniste et le matérialisme psychologique ; en effet, c’est en partant d’une représentation très matérielle, très physique et donc dogmatique du processus de la sensation, qu’elle conduit à douter de la fiabilité de la connaissance sensible et de sa conformité à la réalité extérieure. Le phénoménisme des qualités cohabite ici avec un matérialisme assez naïf quant à la description des objets et de la manière dont ils agissent sur le sujet. Cette coexistence de thèmes disparates se retrouve encore et assez souvent dans le texte de l’Apologie, où Montaigne exploite tous les rapprochements possibles entre la théorie sceptique du phénomène, en tant qu’événement physique, et d’autres orientations « dogmatiques » qui semblent la côtoyer – et tout cela malgré les mises en garde des Pyrrhoniae Hypotyposes, qui avaient opéré soigneusement la distinction entre le scepticisme et certaines philosophies « voisines » mais toujours dogmatiques, telles que celles d’Héraclite, de Démocrite, de Protagoras ou des Académiciens121. Montaigne rapporte le motif du relativisme et celui de la variabilité des apparences soit au pyrrhonisme, soit à Héraclite, à Démocrite ou à Protagoras, non sans souligner cependant des différences importantes : il place les pyrrhoniens au-dessus de la mêlée (en interprétant à très juste titre la formule ou mallon122 comme leur permettant de gagner « tousjours le haut point de la dubitation »), et multiplie les sarcasmes contre la thèse protagoréenne de l’homme mesure, où l’auteur des Essais traque les derniers restes d’anthropocentrisme cachés derrière la profession de doute (« il n’y a rien en nature que le doubte »123), alors qu’il trouve dans les doctrines d’Héraclite et de Démocrite des perspectives nouvelles et plus utiles, en ce qu’elles s’apparentent à la théorie sceptique du phénomène, tout en gardant des fondements d’assurance dogmatique quant à la réalité des objets extérieurs et à leur action sur les sens.
45Héraclite et Protagoras – écrit le Périgourdin – « argumenterent que tous subjects [scil. dans le sens d’objets] avoient en eux les causes de ces apparences [contraires] » que l’on retrouve dans une même chose, comme le vin qui paraît amer au malade et « gracieux » à l’homme en bonne santé. Il semblerait de prime abord que la théorie héraclitéenne, avec tout son penchant relativiste, ne reçoive que des commentaires ironiques de la part de Montaigne, puisque – argumente-t-il – dire « que tout est en toutes choses » reviendrait à affirmer que rien n’est en aucune. En effet, il semble que « rien n’est où tout est »124. Le problème ne manque cependant pas de se poser en termes plus sérieux, lorsque Montaigne constate, avec Démocrite cette fois-ci, qu’une telle interprétation pourrait conduire en réalité à « une toute contraire conclusion, c’est que les subjects n’avoient du tout rien de ce que nous y trouvions ». Du fait que le miel paraît doux à certains et amer à d’autres, Démocrite avait inféré qu’il n’est ni doux ni amer et, de là, avait invoqué l’expression « pas plus », qui semble être la même que l’ou mallon des sceptiques. À côté de ces apports présocratiques, l’auteur des Essais prend en considération en outre la solution du cyrénaïsme qui lui semble évidemment proche de la doctrine du phénomène, dans la mesure où cette école socratique avait affirmé que seuls les « affects », et pas les objets eux-mêmes, sont saisis. La position de Protagoras suit immédiatement, comme pour sceller cet excursus sur les théories de la perception proches du scepticisme, car le relativisme lui semble être l’aboutissement le plus logique de toutes ces doctrines qui mettent en discussion le rapport de ressemblance entre la représentation et la chose : « Protagoras estimoit estre vrai à chacun ce qui semble à chacun »125.
46En réalité, les deux thèses d’Héraclite126 et de Démocrite peuvent être lues ensemble comme deux faces d’une même médaille, ou comme deux thèses partielles dont il faut retrouver la vérité intégrale. De fait, cette théorie de la perception à double entrée (selon Héraclite l’objet contient en soi tous ses phénomènes, alors que selon Démocrite l’objet ne contient rien de ce qui se manifeste dans les phénomènes) se prête à une autre lecture que celle de l’isosthénie et peut être interprétée comme l’affirmation franche et directe de la matérialité du phénomène, au-delà de sa variabilité ou de sa relativité changeante. Le phénomène se présente finalement comme un effet matériel qui trouve bien son fondement ontologique dans l’objet qui le cause (et en ce sens, l’objet le contient, de même que toute autre sorte de phénomènes, comme le voulait Héraclite), sans pour autant lui ressembler, comme le déclarait Démocrite en affirmant pour sa part que l’objet n’est en soi tel qu’il nous est représenté par l’apparence sensible.
47Montaigne intègre donc dans le scepticisme des résultats issus de sources différentes, qui donnent en retour une tonalité particulière aux motifs pyrrhoniens. Il s’agit par conséquent d’une synthèse instable, susceptible de libérer ses éléments constitutifs ou de favoriser des associations différentes et nouvelles. Nous verrons que cette lecture de l’« apparence » en termes de matière et de mouvement aura une postérité féconde et inattendue dans la philosophie nouvelle du xviie siècle.
L’introduction du doute dans la modernité
48On pourra finalement se demander si cette acception du phénomène comme « fantasie » que nous avons retrouvée à la fin de l’Apologie de R. Sebond représente un prolongement ou une trahison de la notion sceptique correspondante. En effet, les passages que nous avons surtout analysés aboutissent à faire du phénomène ce qu’il ne devrait pas être dans une véritable orthodoxie pyrrhonienne, à savoir une sorte d’objet médiat qui fait écran entre le sujet et un objet (ὑποκείμενον) existant « au dehors » (ἐκτόϛ) et partant inaccessible. Tout cela, comme l’ont bien remarqué des interprètes comme B. Mates et E. Naya, aboutit en fait à un genre de discours que Sextus résume dans une formule très efficace : « ce qui est sur le phénomène », donc un raffinement dogmatique qui outrepasse le phénomène lui-même et sur lequel le sceptique devrait plus convenablement « suspendre son jugement »127, car il dépasse l’apparence dans son sens le plus propre, qui est celui de pure manifestation d’une affection de l’âme128. Il semble donc qu’il soit impossible d’intégrer au discours sceptique sur le phénomène – qui lui-même se limite au simple constat phénoménologique des apparences – un discours scientifique permettant de comprendre « le fonctionnement phénoménal »129. La dichotomie du sujet et de l’objet existant « au dehors » de lui, ainsi que leur rapport exact à travers les « moyens » qui donnent naissance au « mixte », demeurent donc tout aussi invérifiables que le cadre psycho-physiologique où le sixième trope semble pourtant plonger ses racines. On peut dire qu’en greffant les apports du phénoménisme scientifique sur la pure notion sceptique d’apparence, l’auteur des Essais fait un mélange de pyrrhonisme et de dogmatisme que l’auteur des Hypotyposes n’aurait pas accepté. Peut-on dire également que la lecture montanienne des passages sextiens sur la phantasia, à leur tour redevables des théories stoïciennes sur la représentation, représente la méprise des arguments que Sextus n’avait proposés que disserendi causa ?
49Sur ce point, les études montaignistes les plus récentes ont abouti à découvrir de nouveau l’opposition qu’avait saisie déjà M. Conche avec le pyrrhonisme originel : alors que celui-ci avait esquivé le piège des arrière-mondes, propres au phénoménisme, en ramenant tout aux apparences et sans postuler là derrière une réalité « en soi », Montaigne, en revanche, n’évite pas de tomber dans la trappe qu’induit le voisinage apparent entre le phénoménisme et le discours sceptique sur les phénomènes en tant qu’affections subjectives. Comme l’a remarqué Tournon130, en soulignant au mieux ce passage délicat de la réflexion montanienne, l’auteur des Essais ne réussit pas à éviter ce piège, car il « prête même aux pyrrhoniens, après 1588, une formule bien positive », qui va dans le sens du discours (dogmatique) sur les phénomènes. Il s’agit d’une formule qui va bien au-delà de la retenue que Sextus, de son côté, avait maintenue bien ferme : « Il y a disent-ils [les disciples de Pyrrhon] et vray et faulx – lit-on dans les Essais – et y a en nous de quoy le chercher, mais non pas dequoy l’arrester à la touche ». Malgré la précaution critique qui insiste sur la dimension de la recherche plutôt que sur celle de la possession de la vérité, et en dépit des précisions qui entourent ce texte en marquant le caractère pragmatique (et non théorique) des exigences qui poussent le philosophe, ainsi que l’homme du commun, à « se laisser remuer aux apparences » (« Il a un corps, il a une ame ; les sens le poussent, l’esprit l’agite »), il n’en demeure pas moins que la force de l’assertion contenue dans le passage cité est très remarquable. En plus, elle s’inscrit dans le contexte d’une tendance commune à toutes les « sectes », qui les pousse à dépasser les phénomènes et à suspendre l’épochè, même dans le cas des choses inconnues par nature : « Si n’est-il point de secte qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceuës, ny consenties, s’il veut vivre ». La référence au problème du « vivre » et au besoin pragmatique « de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement » ne doit pas cacher le fait que Montaigne fait allusion ici précisément à la question de savoir si le « sage » peut ou non « opiner », ou consentir à quelque opinion qui n’est pas certaine en soi, « [e]ncores qu’il ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger et qu’il s’aperçoive qu’il ne doit engager son consentement »131. Le fait que Montaigne finisse par rétorquer aux disciples de Pyrrhon la même objection (à savoir l’impossibilité d’esquiver l’opinion, selon les principes mêmes de leur philosophie), dont Sextus s’était servi pour accabler ses adversaires stoïciens et pour démarquer sa position de celle plus accomodante des Nouveaux Académiciens, en dit beaucoup sur la tendance qu’il a à glisser de la pure et simple épochè pyrrhonienne à des modalités beaucoup plus affirmatives.
50Selon Tournon l’issue de cette aporie réside pour Montaigne beaucoup plus dans la pratique de son écriture réflexive que dans une élaboration théorique originelle dont il n’avait manifestement pas les moyens. Toutefois, le principe de cette pratique est emprunté à Sextus lui-même, dans la mesure où la valeur de vérité objective d’une assertion est neutralisée en faveur de l’information qui est donnée sur celui qui la profère, et qui ne peut pas être mise en doute en tant que telle132. L’application du principe, en revanche, doit tout au génie de l’auteur des Essais, qui, en laissant en suspens la validité de ses affirmations quant à la vérité des « choses », se résout à exposer à travers elles les états, les convictions, les affections du sujet qui s’éprouve dans cette forme d’écriture très personnelle : « Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy »133. Encore une fois, le recours au mot « fantasies » ne doit pas passer inaperçu, comme ailleurs Montaigne peut taxer de « fantasies » ses propres idées134 et plus largement l’ensemble des déclarations contenues dans son livre, dans une espèce de « saisie phénoménologique des contenus de savoirs qui rénove les enjeux du pyrrhonisme »135. Même l’expérience du doute peut être lue comme une expérience mentale qui enregistre les phénomènes se présentant sous forme de « fantasies » propres à l’esprit qui doute, en accord avec le principe sextien d’après lequel le sceptique ne donne son assentiment à aucune proposition qui ne soit pas l’expression d’un pathos présent de son esprit136 : « Si philosopher c’est douter – écrit Montaigne – comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter »137.
51Comme l’a écrit Tournon, Montaigne replie les jugements sur les conditions de leur énonciation, et donc d’abord sur ses dispositions mentales. C’est ainsi que « [s]on thème se renverse en soy »138 et qu’à la place de l’improbable « portrait » de Socrate, dont nous avons vu qu’il était impossible d’en garantir la comparaison avec le sujet « au dehors », les Essais finissent par nous donner un « portrait » de Montaigne. En vertu de cette seconde visée, le texte « se dédouble en énonciation directe et contrôle réflexif »139 et le doute se transforme, d’instance théorique qu’il était, en un travail sceptique de la conscience qui accompagne la croyance et la relativise sans pourtant l’annuler.
52Partant, on ne s’étonnera pas que tous ces détours dans les méandres de l’histoire du scepticisme aient éloigné le pyrrhonisme moderne de ses sources “pures”, dès le moment où il est ressuscité à la fin du xvie siècle. Par ailleurs, les recherches les plus récentes (comme celles de R. Bett) ont mis en lumière ce que les partisans de sa pureté originaire n’auraient même pas pu imaginer, à savoir que c’est la philosophie de Pyrrhon lui-même qui, dès le début, se manifesta comme une forme de dogmatisme latent, centrée sur la thèse métaphysique de l’indifférence ontologique (et pas seulement gnoséologique) de la réalité140. De ce dogmatisme originaire, les disciples successifs eurent beaucoup de peine à se délivrer, comme on le voit clairement dans le fait qu’Énésidème contamina le scepticisme avec le relativisme, avant que Sextus Empiricus pût donner à l’énoncé célèbre ou mallon une signification qui allait dans le sens d’une véritable suspension du jugement sur la nature des choses, abstraction faite de leur indétermination ontologique141. En présentant cette version de l’histoire du scepticisme ancien comme une construction complexe et articulée, qui passe au moins à travers trois étages différents, R. Bett a remarqué « qu’il aurait été surprenant si le pyrrhonisme était demeuré inaltéré pendant plus de cinq cent années »142, soit la distance approximative qui sépare Pyrrhon des manuels de Sextus – mais il aurait été plus surprenant encore, ajoutons-nous, si, pendant une durée plus grande et dans des conditions historiques et culturelles aussi changées, le scepticisme ne s’était pas présenté à l’époque moderne sous un visage encore plus différent !
53Un autre aspect très important de la nouveauté de Montaigne qui n’a pas été beaucoup commenté par les interprètes (qui se sont plutôt penchés sur l’interprétation différente de l’isosthénie chez le Pérogourdin ou sur l’abandon de la conception du bonheur comme ataraxie)143, regarde l’introduction du doute dans la modernité, ce qui peut paraître paradoxal parce que nous avons l’habitude de penser que le doute et le scepticisme sont tout à fait coextensifs, et que partant il ne peut pas y avoir de sceptique qui ne soit pas en même temps quelqu’un qui doute : le doute est devenu pour nous un synonyme parfaitement équivalent de scepticisme. Bien que tout cela soit vrai pour les modernes, et a fortiori pour ceux qui viennent après Descartes, ce n’est pas également ni forcément vrai pour les anciens. Comme l’a remarqué très efficacement B. Mates, l’attitude caractéristique du sceptique pyrrhonien ancien n’est pas le doute, mais la suspension du jugement (l’épochè) et les deux attitudes ne se recoupent pas complètement : Sextus ne parle jamais de doute au sens propre et moderne du mot dans son exposé du scepticisme, bien que la langue grecque ne manque pas de verbes pour exprimer cet état de l’esprit (tels les verbes ἐνδοιάζειν, διστάζειν : Platon se sert de ce dernier mot surtout dans le Thééthète, dans les Lois et dans le Sophiste). Pour indiquer l’état d’esprit du pyrrhonien, qui reste en suspens devant des alternatives également insatisfaisantes, Sextus utilise plutôt les verbes ἀπορεῖν et ἀμηχανεῖν, dont la signification première est « n’avoir pas les moyens, manquer de ressources », et par conséquent être dans l’incertitude, être perplexe et, seulement comme sens dérivé, être embarassé, ne savoir pas se résoudre, finalement douter. C’est donc à travers les traductions latines que le sens dérivé de l’expression (à savoir douter) est devenu le sens primaire et a supplanté la signification originale.
54Dans les « index des notions » apposés à ses traductions des Esquisses pyrrhoniennes et des six traités Contre les professeurs, Pierre Pellegrin a répertorié quarante-et-un contextes pour le premier ouvrage et quarante-cinq pour le deuxième où Sextus utilise le mot aporia et ses dérivés (la plupart des fois il s’agit du substantif et de l’adjectif, très rarement du verbe), et pour chaque contexte (en fait chaque paragraphe) il y a souvent plusieurs occurrences à la fois. Or, il est bien connu que la signification primaire du mot aporia est celle de difficulté (y compris la difficulté de passer), manque, défaut, embarras, incertitude144 et que ce n’est que secondairement que le mot va assumer un sens technique en logique, qui est celui d’objet de doute, discussion, difficulté au sens logique, surtout chez Platon (Sophiste) et chez Aristote. Il suffit de comparer le texte d’un lieu capital des Pyrrhoniae Hypotyposes comme I, III, 7, où Sextus établit dès le début de son exposé les appellations du scepticisme, avec la traduction latine qu’Henri Estienne en donne, pour percevoir les enjeux philosophiques qui se cachent derrière les choix sémantiques par lesquels l’humaniste a établi les équivalents latins du lexique sextien :
Des appellations du scepticisme | Quibus nomininus Sceptica institutio |
(trad. P. Pellegrin) | vocetur (trad. H. Estienne) |
Ainsi la voie sceptique [σκεπτική ἀγωγὴ] | Sceptica igitur institutio vocatur etiam |
est appelée aussi « chercheuse » [ζητητικὴ] | ζητητικὴ, q.d. quæsitoria, ab ipsa actione |
du fait de son activité concernant la | quæ est κατὰ τὸ ζητεῖν και σκέπτεσθαι, id |
recherche et l’examen ; « suspensive » | est, in quærendo & utendo Scepsi. |
[ἐφεκτική] du fait de l’affect advenant à la | Appellatur etiam Ephectice, ab ea |
suite de sa recherche chez celui qui | affectione quæ in eo est qui Scepsi vtitur, |
examine ; « aporétique » [ἀπορητικὴ] soit, | deducto nomine. Dicitur & ἀπορητικὴ, q.d. |
comme disent certains, du fait qu’à propos | dubitatoria vel hæsitatoria : aut inde quòd |
de tout elle est dans l’aporie et recherche | de re omni dubitet et quærat, vt nonnulli |
[ἀπορεῖν καὶ ζητεῖν], soit du fait qu’elle est | volunt : aut propterea quòd hæsitans |
incapable de dire [ἀπὸ τοῦ ἀμηχανεῖν] s’il | suspenso sit ad assentiendum aut |
faut donner son assentiment ou le refuser ; | repugnandum animo. Quinetiam quoniam |
« pyrrhonienne » du fait qu’il nous semble | solidiùs & apertiùs Scepsin tractauisse |
que Pyrrhon s’est approché du scepticisme | Pyrrhonem existimamus, quàm eos qui |
[σκέψει] d’une manière plus consistante | ætate illum præcurrerunt, ab eius nomine |
que ceux qui l’ont précédé145. | Pyrrhonia nuncupatur |
55Estienne lui-même a mis en évidence (en italique) les mots latins qu’il a utilisés pour traduire les appellations grecques proposées par Sextus, parmi lesquelles on voit que la désignation ἀπορητική est rendue en latin par les dérivés de deux verbes (haesitare, dubitare) qui signifient “doute” dans le sens plus précis (moderne) d’hésitation et perplexité. Il est évident que derrière ces choix lexicaux adoptés par Estienne il y a toute une tradition illustre qui n’est cependant pas pyrrhonienne, car elle remonte plutôt au courant néo-académicien représenté par Cicéron146 et continué, même par opposition, dans le Contra academicos de saint Augustin : les deux se servent couramment du verbe dubitare et de tous ses dérivés pour désigner l’orientation caractéristique du scepticisme et c’est à partir d’eux que l’activité principale du sceptique est devenue synonyme de doute plutôt que de suspension du jugement. La traduction de Cicéron, qui fut le véritable créateur de la langue philosophique latine, a été si influente tout au long de la Renaissance qu’Estienne ne sentit même pas le besoin, dans son commentaire, de justifier la manière dont il avait traduit l’ἀπορία sceptique : il s’arrête plutôt sur la décision de rendre ἀγωγὴ comme institutio, ou encore sur l’emploi du mot latin scepsis, tout en précisant (contre Aulu-Gelle) que la signification de ce terme concerne plutôt l’activité de considérer que celle de chercher, interroger (quaerere), à tel point qu’il déclare ne pas comprendre pourquoi Aulu-Gelle avait mis sur le même plan les deux appellations : quaesitores & consideratores147. Il est remarquable qu’Estienne s’est rendu à l’autorité de Ciceron pour ce qui est du doute, alors qu’il ne l’a pas fait en ce qui concerne le visum, comme nous l’avons vu ci-dessus.
56Pour le doute, comme déjà pour les mots de « fantasie » et d’apparence, Montaigne est l’héritier direct de l’interprétation stéphanienne. S’il ne reprend pas toutes les appellations sextiennes du scepticisme, car il omet pour les pyrrhoniens la désignation de « zététiques » (sans doute sous l’influence, comme nous l’avons montré ailleurs148, du passage des Noctes Atticae qui avait le premier négligé cette dénomination), Montaigne adopte en revanche tant l’adjectif « sceptique » que l’autre, encore plus problématique en français d’« épechiste » (pour lequel il pouvait cependant s’appuyer sur le mot ephectice utilisé par Estienne) : « Pyrrho et autres Skeptiques ou Epechistes – affirme l’auteur des Essais – disent qu’ils sont encore en cherche de la vérité »149. Surtout, l’auteur des Essais puise dans la traduction d’Estienne l’idée que l’activité principale du sceptique serait celle de douter, dans le sens très précis que ce terme prend dans l’épistémologie et dans la théorie de la connaissance : une activité qui concerne essentiellement les pensées dont on évalue les prétentions de vérité, et non les assertions en conflit sur lesquelles on suspend le jugement car on ne les affirme pas plus qu’on ne les nie.
57C’est ainsi que s’introduit dans le corps même de l’Apologie une inconséquence qui marquera tout le développement du scepticisme moderne bien au-delà de la position personnelle de Montaigne. D’une part, l’auteur des Essais reprend très correctement toutes les φωναί pyrrhoniennes, parmi lesquelles il n’y en a aucune qui exprime cette position privilégiée qui sera assignée au doute : tout au contraire, les « voix » du scepticisme convergent, comme le remarque très efficacement Montaigne, vers l’épochè (« Leur mot sacramental, c’est ἐπέχω, c’est à dire je soutiens, je ne bouge »), donc « une pure, entiere et très parfaite surceance et suspension de jugement »150. Mais d’autre part, lorsqu’il s’agit de résumer plus brièvement l’attitude pyrrhonienne pour la défendre de l’accusation d’être auto-référente, et donc contradictoire, Montaigne abandonne la panoplie plus large des formules relatées par Sextus et la condense en deux phrases très concises : l’une renvoie au thème de l’ignorance socratique (« J’ignore »), mais l’autre met sur le devant de la scène la réalité du doute (« Je doubte »). Ce ne sera que dans la deuxième édition des Essais qu’il proposera sa phrase célèbre (« Que sçay-je ? ») dans l’idée de remplacer le doute par cette expression interrogative151. Chez Montaigne, on est encore bien loin de la caractérisation, qui sera celle de Descartes, du scepticisme comme cette activité épistémologique par excellence qui consiste à douter, donc à mettre à l’épreuve du doute toute certitude, mais on voit déjà que les prémisses sont posées afin que le fait d’être sceptique et celui de douter soient désormais considérés comme parfaitement équivalents : parmi les effets de cette équivalence, il y aura aussi celui de déplacer le noyau central de l’aporie qui travaille le sceptique des affirmations aux jugements, du langage à la pensée, de la croyance à la science.
58Après Montaigne, les réflexions des modernes sur les thèmes du scepticisme emprunteront des vois différentes, selon qu’elles privilégieront l’un ou l’autre des aspects de son héritage qui a plusieurs facettes. Ainsi, à propos de la notion d’apparence certains remarqueront surtout le contraste qui l’oppose à la réalité en soi et l’enfermeront dans la sphère des représentations inhérentes au sujet, tandis que d’autres soulignerons plutôt le rapport d’accès direct que le moi entretient avec ses propres affections, et donc avec les phénomènes mis à l’abri de la possibilité d’erreur qui est implicite dans tout rapport avec la réalité extérieure. La fécondité d’une région de connaissances dont le contenu se résout dans la relation directe au sujet qui les connaît sera exploitée surtout par Descartes, qui entretient avec le scepticisme un rapport qui vise à le dépasser tout en en développant le potentiel critique et même, dans une certaine mesure, constructif qu’il recèle.
59D’autres encore, tout en acceptant l’idée que le phénomène fasse écran entre le sujet et la réalité perçue, ne s’efforceront pas moins de l’étudier dans une perspective la plus objective possible, en ayant recours pour le décrire au lexique et aux concepts nouveaux de la science mécaniste naissante, dans une espèce d’alliance inédite entre la théorie de l’apparence et la représentation de la réalité en termes de matière et mouvement (alliance elle aussi ébauchée, d’une manière très incohative, par Montaigne avec ses références aux doctrines d’un Démocrite ou d’un Héraclite). La thèse capitale, pour cette nouvelle théorie de la connaissance, consistera précisément dans la doctrine du phénomène qui, du point de vue ontologique, n’appartient pas à l’objet, mais qui s’inscrit sous le mode du mixte dans la structure du sujet : il sera pour Hobbes un « accident » du corps qui pense, mais il est déjà pour Montaigne une « passion » matérielle du sujet qui sent. Le dépassement du scepticisme deviendra ainsi possible après en avoir accepté ses présupposés principaux, à savoir d’une part la coupure entre la réalité et ses représentations, et d’autre part l’impossibilité d’une confrontation directe avec les choses. D’autres (et ce seront surtout les libertins érudits) choisiront en revanche d’approfondir la valeur critique de la théorie du phénomène et de l’appliquer à des domaines où le danger de dogmatisme est plus évident : à la morale, surtout, et au monde bariolé des croyances, où la religion occupe une place importante. Il en ressortira une nouvelle version du concept ancien de vie sans dogme, une version plus fidèle à l’orientation éthique originelle du scepticisme mais aussi plus audacieuse dans ses applications, car les libertins en arriveront à ébaucher une critique radicale des phénomènes religieux et à suggérer la notion moderne d’athéisme sceptique.
60Mais Montaigne sera aussi l’un des relais les plus efficaces dans la redécouverte des apories de la réflexivité, ainsi que des valeurs constructives qui y sont impliquées : les Essais relanceront les deux thèmes socratiques par excellence, tant celui de l’ignorance qui se connaît que celui de la connaissance de soi-même. Ces deux thèmes seront à leur tour repris selon des biais différents dans les courants sceptiques (surtout libertins), lesquels en feront la base d’une sagesse modeste, tandis qu’ils prendront une forme nouvelle et décidément anti-sceptique dans l’élaboration cartésienne qui aboutira à la découverte du cogito. Que tous ces différents parcours soient ébauchés ou plus ou moins développés, dans l’œuvre de Montaigne, ne fait que confirmer son importance séminale pour la formation d’une image moderne et originale du scepticisme.
Notes de bas de page
1 Nous citons Les Essais de Montaigne (= E) dans l’édition de P. Villey, sous la direction et avec une préface de V.-L. Saulnier, « Quadrige », 3 vol., Paris, P.U.F., 19993. Le premier chiffre renvoie au livre, le deuxième au chapitre, le troisième à la page. La pagination en étant continue, nous n’indiquons pas le tome. Le passage cité : E II, XII, p. 588. On dispose à présent d’une nouvelle et meilleure édition, beaucoup plus exacte et fiable quant à l’identification des sources et l’annotation critique : Essais de Michel de Montaigne, présentation, établissement du texte, apparat critique et notes par A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998 (en particulier, pour le texte de l’Apologie, livre II, p. 167-438 et p. 753-816 pour les notes). Du point de vue philosophique, nous signalons aussi, pour l’introduction savante et la très riche bibliographie qui l’accompagne : Montaigne, L’esperienza, éd. par S. Obinu, Milano, Bompiani, 2006.
2 Voir J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène. Essai sur la signification et les origines du pyrrhonisme, Paris, Vrin, 1972, p. 44-45 ; M. Conche, Montaigne et la philosophie, Paris, P.U.F., 1996, p. 27-42. L’ouvrage d’A. Tournon, Montaigne, la glose et l’essai, éd. rev., Paris, Champion, 2000, p. 228-256, contient une interprétation magistrale de l’Apologie. Sur cette œuvre, voir aussi le recueil : Montaigne, « Apologie de Raimond Sedond », Paris, Études Montaignistes, vol. VI, 1990. Pour une revue des interprétations principales du scepticisme chez Montaigne, cf. S. Mancini, Oh, un amico ! In dialogo con Montaigne e i suoi interpreti, Milano, Franco Angeli Editore, 1996. E. Limbrick en est arrivée à mettre en doute la qualité de « pyrrhonien » pour Montaigne : E. C. Limbrick, « Was Montaigne really a pyrrhonian ? », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, 39, 1977, p. 80 (cf. Ead., « Montaigne et le spectre du Pyrrhonisme au xviie siècle », in Montaigne. Penseur et philosophe, Actes du Colloque de Dakar réunis par C. Blum, Études Montaignistes, vol. V, Paris, Champion, 1990, p. 143-156). C. B. Brush, en revanche, a beaucoup insisté sur la nouveauté de l’apport sextien (à travers la lecture des Hypotyposes) : Montaigne and Bayle. Variations on the Theme of Skepticism, La Haye, M. Nijhoff, 1966, p. 139 et 149 ; dans le meme sens, cf. R. H. Popkin, The History of Scepticism from Savonarola to Bayle, Oxford, Oxford University Press, 20033, p. 44-63. La tropologie est liquidée très rapidement par Ian Maclean, Montaigne philosophe, Paris, P.U.F., 1996, p. 48-50. Sur la tradition philologique et philosophique du pyrrhonisme, cf. E. Naya, Le phénomène pyrrhonien : lire le scepticisme au xvie siècle, Thèse Université de Grenoble III, 2000, et aussi L. Floridi, Sextus Empiricus. The Transmission and Recovery of Pyrrhonism, Oxford, Oxford University Press, 2002.
3 L’editio princeps du Quod nihil scitur (= QNS) est précédée par une dédicace « Integerrimo, disertissimoque viro Iacobo a Castro » datée 1576, mais l’œuvre ne fut publiée qu’en 1581.
4 Voir l’article de B. Besnier, qui d’une part déclare « douteux » l’usage de Sextus par Sanches, mais d’autre part retrouve des traces de la tropologie d’Agrippa dans la décomposition en trois aspects (objet, sujet, acte de la connaissance) des apories du savoir que l’on peut voir dans le Quod nihil scitur (même si Sanches aurait pu la retrouver chez Diogène Laërce plutôt que chez Sextus). Voir, sur cet aspect : B. Besnier, « Sanches à demi endormi », dans P.-F. Moreau (éd), Le scepticisme au xvie et au xviie siècle, Paris, A. Michel, 2001, p. 102-120. Sur cette question, voir aussi : M. IshigamiIagolinitzer, « Le scepticisme grec, F. Sanches et P. Charron », dans Les Humanistes et l’Antiquité grecque, Paris, CNRS, 1989, p. 39-49. Selon A. Comparot (Augustinisme et aristotélisme, de Sebond à Montaigne, Paris, Cerf, 1979, p. 562-563 ; cf. aussi Ead., Amour et vérité : Sebond, Vivès et Michel de Montaigne, Paris, Klincksieck, 1983) la formation de Sanches au collège de Guyenne fut marquée par les traces de l’enseignement de Gentian Hervet : celui-ci y avait enseigné avant l’arrivée du jeune portugais, mais publia sa traduction latine de Sextus en 1569, l’année du départ de Sanches du collège. Bien qu’elle ne donne pas de preuves contraignantes, Comparot est très affirmative à l’égard d’une influence sextienne sur Sanches : « Son ouvrage témoigne, par de nombreux emprunts, de l’influence profonde que Sextus Empiricus exerça sur sa pensée » (op. cit., p. 565 ; voir dans le même sens une remarque très rapide de De Carvalho dans son introduction des Œuvres de Sanches mentionnées infra, p. 18, n.2). Tout à fait contraire, l’opinion sur ce point de Limbrick (avec laquelle nous concordons) dans son introduction à l’édition de Sanches citée ci-dessous p. 18, n.2. Sur la question si Montaigne a connu ou non l’œuvre de Sanches, les avis des historiens sont discordants. Pour la négative, voir R. H. Popkin, The History…, p. 42. Les liaisons possibles sont examinées par P. Villey, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1908, vol. II, p. 166-169. On a récemment essayé de conjecturer une influence du Quod nihil scitur sur la deuxième édition des Essais, et notamment sur le chapitre iii, xiii, De l’expérience. Voir en ce sens : A. Comparot, Augustinisme et aristotélisme, p. 661-665 ; M. Ishigami-Iagolnitzer, « Le Quod nihil scitur de Sanches et l’Essai de l’expérience de Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, Ve série, n° 9, 1974, p. 11-20 ; J. Cobos, « Quelques pas sur le sentier du comparatisme : entre Montaigne et Sanches », Cahiers de l’Europe classique et néolatine, 3, 1987, p. 44-58. M. Yrjökonsuuri, « Self-Knowledge and the Renaissance Sceptics », dans J. Sihvola (éd.), Ancient Scepticism and the Sceptical Tradition, Helsinki, Acta Philosophica Fennica, 2000, p. 225-254, établit une comparaison entre les attitudes respectives de Sanches et Montaigne sur la connaissance réfléchie, mais il ne traite pas le problème de l’influence entre l’un et l’autre des deux auteurs (cf. surtout, sur M., p. 243-251). A. Comparot (qui dédie plusieurs pages à un rapprochement entre Montaigne et Sanches, les ramenant tous deux à la tradition augustinienne et à un certain esprit bonaventurien : voir Augustinisme et aristotélisme, p. 200-212, 555-588, 611-622, 650-653, 661-666) est parfois chancelante sur ce problème. D’une part, elle en arrive à conjecturer l’hypothèse que Montaigne aurait connu le manuscrit du QNS, même avant la publication (op. cit., p. 558) ; d’autre part, elle tend à expliquer les ressemblances entre les deux œuvres par le même milieu où les auteurs respectifs furent plongés en tant qu’élèves du Collège de Guyenne (cf. p. 566).
5 EII, XII, p. 592.
6 F. Sanches, Quod nihil scitur (cité dorénavant comme QNS). Nous utilisons l’édition donnée dans les Opera philosophica, éd. par J. de Carvalho. Separata da Revista da Universidade de Coimbra, vol. XVIII, Coimbra, 1955). Voir aussi la trad. anglaise : F. Sanches, That Nothing Is Known (Quod nihil scitur). Introduction, notes and bibliography by E. Limbrick. Latin Text established, annotated and translated by D.F.S. Thomson, New York – New Rochelle – Melbourne – Sydney, Cambridge University Press, 1988, et l’édition bilingue : Il n’est science de rien (Quod nihil scitur), éd. critique latin-français. Texte établi et traduit par A. Comparot, préf. d’A. Mandouze, Paris, Klincksieck, 1984. Voir tout le début de l’ouvrage : « Nec unum hoc scio, me nihil scire : Coniector tamen nec me, nec alios. Haec mihi vexillum propositio sit, haec sequenda venit, Nihil Scitur. Hanc si probare sciuero, merito concludam, nil sciri : Si nesciuero, hoc ipso melius : id enim asserebam. At dices : si probare scias, contrarium sequetur, aliquid enim scis iam. At ego contra prius conclusi, quam tu argueres. Iam incipio turbare rem : Ex hoc ipso iam sequitur, nil sciri » (QNS p. 4).
7 QNS p. 4 (titre à la marge).
8 Voir par ex. E. II, XII, p. 502, qui est inspiré de Sextus : Pyrrhoniae Hypotyposes (cité dorénavant comme P H), I, 1. Selon L. Floridi (Sextus Empiricus, op. cit. p. 42), Montaigne « n’a jamais lu Sextus en grec », et après 1580 il serait revenu sortout aux sources académiciennes, en donnant à son scepticisme une tournure cicéronienne marquée (ibid., p. 48 : Floridi reprend les résultats des analyses de Villey et, plus récemment, de Limbrick, art. cit., p. 67-80). Il est étonnant cependant de lire chez Floridi que « Montaigne himself may not have drawn a sharp distinction between the two brands [pyrrhonian and ancademic] of skepticism » (Floridi, op. cit., p. 48), alors que l’auteur des Essais trace cette distinction d’une façon très claire, la reprenant de Sextus : voir le passage des E cité dans cette note.
9 Comme l’a remarqué Limbrick, dans son introduction historique, p. 73 sq., qui met en rapport le QNS avec le De incertitude et vanitate scientiarum et artium de Cornelius Agrippa (1530). Sur l’influence du paradigme cicéronien voir E. de Olaso, « Las Academica de Ciceron y la filosofia renacentista », International Studies in Philosophy, 7, Fall 1975, p. 57-68, et les études classiques de C. B. Schmitt, surtout Cicero Scepticus. A Study of the Influence of the Academica in the Renaissance, The Hague, M. Nijhoff, 1972, et « The Recovery and Assimilation of Ancient Scepticism in the Renaissance », Rivista critica di storia della filosofia, 1972, p. 363-384 (repris avec des modifications substantielles comme : « The Rediscovery of Ancient Skepticism in Modern Times », in The Skeptical Tradition, ed. by M. P. Burnyeat, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 1983, p. 225-251). Plus récemment : J. R. Maia Neto, « Academic Skepticism in Early Modern Philosophy », Journal of the History of Ideas, 58, 1997, p. 199-220 (et, par rapport à Montaigne, cf. du même auteur : « Epoche as Perfection : Montaigne’s View of Ancient Skepticism », dans R. H. Popkin et J. R. Maia Neto (éds), Skepticism in Renaissance and Post-Renaissance Thought. New Interpretations, Amherst, Humanity Books, 2004, p. 13-42). Pour comprendre le cadre de l’apport cicéronien au courant académique, voir l’ouvrage important de C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Rome, École Française de Rome, 1992. Pour une revue très utile des études récentes sur le scepticisme, voir J.-P. Cavaillé, « Le retour des sceptiques », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, 1998, p. 197-220.
10 QNS p. 11 marg. : « Omnia incomprehensibilia dicebant Academici, Pyrrhonici, Xenophanes, vide Laert. Lib. 9, Plutharc. In Lucullo et contra Colotem ». Il est surprenant de constater que l’édition Limbrick a complètement rayé les marginalia de Sanches, quitte à en résumer et commenter seulement certains dans les annotations de la traduction anglaise (voir notre compte rendu dans la Rivista di storia della filosofia, 1991, p. 795-797).
11 E. II, XII, p. 502.
12 Si telle est vraiment sa propre position, car à la fin de l’ouvrage il annonce un autre livret (dont il n’y a cependant aucune trace), où il aurait démontré la possibilité d’une sorte de connaissance, toutefois différente du savoir dogmatique propre à la science aristotélicienne démolie dans le QNS : « Interim nos ad res examinandas accingentes, an aliquid sciatur, et quomodo, libello alio praeponemus : quo methodum sciendi, quantum fragilitas humana patitur, exponemus. VALE » (ce sont les derniers mots de l’ouvrage). Une autre référence à cet autre « livret » (« libellus ») à publier peu de jours après (« in dies ») se trouve aux pages 48-49 du QNS (voir infra, p. 25, n.4) : ce qui a amené Popkin et Limbrick à placer Sanches dans le sillage du scepticisme « constructif » ou « mitigé ».
13 Voir par ex. EII, XII, p. 509.
14 QNS p. 8 (sources citées par Sanches : Galien, Plutarque Contre Colotès et Diogène Laërce, IX). Mais la source majeure est sans doute Cicéron : « nihil se scire dicat nisi id ipsum… ipse se nihil scire, id unum sciat » (M. T. Cicero, Academica, I, 4).
15 QNS p. 25 : « nobis aut cum Deo nulla proportio, quemadmodum nec finito cum infinito, nec corruptibili cum aeterno : denique eius collatione nihil potius sumus quam aliquid. Hac eadem ratione ille omnia novit, ut qui omnibus maior, superior, praestantior, aut melius, ne collationem cum creaturis facere videar, maximus, supremus, praestantissimus sit. Quaecumque summo huic opifici propinquiora sunt, ea ratione nobis incognita etiam sunt ».
16 QNS p. 30 « Nec enim perfecte cognoscere potest quis, quae non creavit. Nec Deus creare potuisset : nec creata regere, quae non perfecte praecogniuisset » : ce principe aura des conséquences importantes aussi bien pour la science mécaniste du xviie siècle que pour la philosophie historique de Vico.
17 EII, XII, p. 498, parmi les nombreux endroits de Montaigne que l’on pourrait citer. L’apport de la pensée paulinienne à certains passages cruciaux de l’écriture de Montaigne a été étudié de façon approfondie par V. Carraud, qui a identifié et commenté de nombreuses citations des lettres de saint Paul (Villey ne les avait pas toutes remarquées) : voir V. Carraud, « L’imaginer inimaginable » dans V. Carraud et J. –L. Marion (éds.), Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, Paris, P.U.F., 2004, p. 144-145, 148-150.
18 Voir E II, XII, p. 499-500. Pour Montaigne les attributs n’ont pas non plus de signification cognitive à l’égard de Dieu. Il mentionne les attributs traditionnels de Dieu (prudence, raison et intelligence, justice, tempérance, etc.) pour conclure, avec Aristote, que Dieu est « exempt de vertu et de vice ». Mais, bien loin d’être une véritable prédication au sens logique et philosophique du mot, cette affirmation des attributs dont Dieu est qualifié ne serait qu’un signe de respect et d’hommage : « Nous disons bien puissance, verité, justice : ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand ; mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons » (p. 499). Plus loin, Montaigne disqualifie la portée du « discours » à l’égard de la connaissance de Dieu : « Ce n’est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c’est par authorité et par commandement estranger » (p. 500). Sur le rapport à Aristote, voir Ph. Desan, Montaigne dans tous ses états, Fasano, Schena Editore, 2002, chap. xii (« “Ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques !” Montaigne et Aristote »).
19 EII, XII, p. 513.
20 Ni dans « l’ordre et la police de ce petit caveau » où l’homme est logé : « Quoy ! Dieu nous a-t-il mis en mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance ? s’est-il obligé à n’outrepasser les bornes de nostre science ? » (EII, XII, p. 524).
21 Ou encore l’existence de « formes mestisses et ambiguës » parmi les êtres vivants : Montaigne nie qu’on puisse « attacher Dieu mesme » à « ces belles regles que nous avons taillées et prescrites à nature », se référant ici à la théorie fixiste des espèces qui avait été soutenue par Aristote et ses continuateurs (EII, XII, p. 525).
22 EII, xii, p. 527-28. Sur le rapport de Montaigne à la théologie de la toute-puissance, voir surtout R. Imbach, « Notule sur quelques réminiscences de la théologie scolastique chez Montaigne », dans Montaigne : scepticisme…, p. 91-106, et la contribution de V. Carraud, « L’imaginer inimaginable : le Dieu de Montaigne », ibid., p. 137-171.
23 E II, XII, p. 527. Montaigne reprend ici presque littéralement un passage de Pline l’Ancien : Naturalis Historiae liber II, V, 27 : « Imperfectae vero in homine naturae praecipua solacia, ne deum posse omnia – namque nec sibi potest mortem consciscere, si velit, quod homini dedit optimum in tantis vitae poenis, nec mortales aeternitate donare aut revocare defunctos nec facere ut qui vixit non vixerit, qui honores gessit non gesserit – nullumque habere in praeterita ius praeterquam oblivionis atque (ut facetis quoque argumentis societas haec cum deo copuletur) ut bis dena viginti non sint aut multa similiter efficere non posse, per quae declaratur haud dubie naturae potentia idque esse quod deum vocemus » (éd. J. Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 16). L’hypothèse, toute stoïcienne, de l’ (impossible) suicide de Dieu est évidemment absente du grand courant chrétien, scotiste et ockhamiste, centré sur la notion de potestas absoluta en Dieu (voir le dossier réuni par O. Boulnois : La puissance et son ombre. De Pierre Lombard à Luther, Paris, Aubier, 1994). F. Brahami (Le scepticisme de Montaigne, Paris, P.U.F., 1997, p. 41-48) a souligné l’importance du principe de la toute-puissance divine pour l’interprétation de la pensée de Montaigne. Il nous semble toutefois que la reprise de l’hypothèse du « moqueur ancien » projette une lumière différente sur l’attitude de Montaigne. Remarquons que chez les anciens le suicide volontaire n’exprimait rien moins que la supériorité de la liberté humaine sur la nécessité divine (cf. le commentaire sur Pline et Montaigne de Pierre-Emmanuel Dauzat, Le suicide du Christ, Paris, P.U.F., 1998, chap. ii, « Une théologie à la romaine : du suicide comme supériorité de l’homme sur Dieu », p. 33-43).
24 EII, XII, p. 528.
25 EII, XII, , p. 527.
26 R. Imbach, art. cit., p. 104.
27 EII, XII, p. 527-528 : « Combien insolemment rebrouent Épicure les Stoïciens sur ce qu’il tient l’être véritablement bon et heureux n’appartenir qu’à Dieu, et l’homme sage n’en avoir qu’un ombrage et similitude ! Combien témérairement ont-ils attaché Dieu à la destinée (à la mienne volonté, qu’aucun du surnom de chrétiens ne le fassent pas encore !) et Thalès, Platon et Pythagoras l’ont asservi à la nécessité ».
28 QNS p. 20. Sur la présence des thèmes nominalistes chez M., voir l’ouvrage classique d’Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Le Seuil, 1980. Le livre de F. Brahami, Le scepticisme de Montaigne comporte des indications intéressantes là-dessus : p. 44-45, 84-88.
29 QNS p. 22. Nous commenterons ensuite l’importance que prit cette critique de la dialectique chez Descartes et ses interlocuteurs libertins et sceptiques (voir infra, chap. v, p. 317-319).
30 QNS p. 10 : « scientia est interna visio ». Les espèces ne sont rien, il n’y a que de réalités individuelles : « At species nil sunt, aut saltem imaginatio quaedam : sola indiuidua sunt, sola haec percipiuntur, de his solum habenda scientia est, ex his captanda. Sin minus, ostende mihi in natura illa tua uniuersalia. Dabis in particularibus ipsis. Nil tamen in illis uniuersale video : omnia particularia » (ibid., p. 20).
31 QNS p. 24.
32 QNS p. 29. Le texte continue ainsi : « Ultra hanc, omnia confusio, dubitatio, perplexitas, diuinatio : nil certum. Sensus solum exteriora videt : nec cognoscit. Oculum nunc sensum voco. Mens a sensu accepta considerat. Si hic deceptus fuit, illa quoque : sin minus, quid assequitur ? Imagines rerum tantum respicit, quas oculus admisit : has hinc inde spectat, versat, inquirendo, quid hoc, a quo tale ? cur ? et hoc tantum. Nec enim videt aliquid certi ».
33 QNS p. 48-9 : « Quorum neutrum sine alio stare recte potest : quorumque utrumque quomodo habendum, adhibendumque sit, in libello huic proximo, quem indies parturimus, latius declarabimus. Interim vide ex hoc Nihil sciri. Experimentum fallax ubique, difficileque est : quod etsi perfecte habeatur, solum quid extrinsece fiat, ostendit : naturas autem rerum nullo modo. Iudicium autem super ea, quae experimento comperta sunt, fit : quod proinde et de externis solum utcumque fieri potest, et id adhuc male : naturas autem rerum ex coniectura tantum : quas quia ab experimento non habuit, nec ipsum quoque adipiscitur, sed quandoque contrarium aestimat. Unde ergo scientia ? Ex his nulla ».
34 QNS p. 36.
35 QNS p. 33 (marg.).
36 QNS p. 37 : « perpetuo falli ? Numquam certi aliquid deprehendere, nec proinde asserere posse ? ».
37 QNS p. 37. Après avoir montré que la sensation de chaleur et de froideur est relative, Sanches conclut : « Quid ergo caliditas ? Quid frigiditas ? Ut videamus quae calida sint, aut quae frigida, ratio nil hic potest. Quis eorum rationem nouit ? Nullus. Sensibus committendum iudicium. At etsi sensus optime perciperet, discerneretque qualitates illas : non tamen proinde sciret : sed solum cognosceret, quemadmodum rusticus asinum suum a vicini boue, aut suo distinguens. Nunc autem nec hoc praestare potest tantum. Quid ergo scimus ? Nihil. Discurre per alios sensus. Minus. At haec est potior cognitio nostra [scil. visus]. Quid faciet mens sensu decepta ? Decipi magis. Falso uno supposito, plurima infert : hinc alia (paruus enim error in principio, magnus est in fine) ».
38 QNS p. 37.
39 QNS p. 28 marg. : « Ubi multitudo ibi confusio. Philosophia Minois labyrintho similis. Tristis studiorum finis ».
40 QNS p. 28 : « Sic non immerito Philosophiam nostram liceat conferre Minois labyrintho : in quem ingressi regredi non possumus, nec explicare nos : Si pergamus, in Minotaurum incidimus, qui nobis vitam adimit. Hic finis studiorum nostrorum, hoc praemium irriti et vani laboris, perpetuae vigiliae, labor, cura, solicitudo, priuatio omnium deliciarum, vita morti similis, cum mortuis degendo, pugnando, loquendo, cogitando, a viuis abstinere, propriarum rerum curam ponere, animum exercendo corpus destruere. Hinc morbi : saepe delirium : semper mors ».
41 E II, XII, p. 588. Voir aussi p. 587 : « La science commence par eux [les sens] et se resout en eux », et p. 588 : « Voylà le plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et, selon aucuns, science n’est autre chose que sentiment ».
42 E II, XII, p. 257 : « Ce conseil desesperé et si peu philosophique ne represente autre chose, si non que l’humaine science ne se peut maintenir que par raison desraisonnable, folle et forcenée ». En effet, pour les disciples du Jardin : « De toutes les absurditez, la plus absurde aux Epicuriens est desadvoüer la force et effect des sens », cela équivaut pour eux à violare fidem primam et bouleverser ainsi les fondements du savoir (convellere fidem primam), comme le dit Lucrèce dans les vers que Montaigne cite.
43 EII, XII, p. 592.
44 Plus généralement, sur l’entrée en scène des philosophies hellénistiques à l’époque moderne, cf. J. Miller et B. Inwood (éds.), Hellenistic and Early Modern Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
45 QNS p. 33. Et pour ce qui est des media et de la texture interne des organes de sens (la vue notamment, qui est le sens le plus parfait, selon une tradition illustre), voir p. 36 sq., où Sanches passe en revue surtout les interna media (« Interna media quinque numerantur a Philosophis, visus, tactus, gustus, auditus, olfactus. Diversae horum omnium substantiae. Proinde et diversae etiam res ab eis percipiuntur : sunt tamen quaedam communes »).
46 On ne trouve pas chez Sanches, au moins de manière aussi développée, le thème de la comparaison avec les autres animaux et leurs dotations sensorielles, thème qui était bien présent dans la tradition sceptique et que Montaigne reprend à son compte, en lui donnant une fonction anti-anthropocentrique. Voir par ex. E II, XII, p. 596-597, à comparer avec Sextus (P H I, 36 sq.). Cf. sur ce thème : T. Gontier (éd.), Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Age classique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005.
47 E II, XII, p. 598. Voir encore le même contexte : « Pour le jugement de l’action des sens, il faudroit donc que nous en fussions premierement d’accord avec les bestes, et secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes aucunement ; et entrons en debat tous les coups de ce que l’un oit, void ou goute quelque chose autrement qu’un autre ; et debatons, autant que d’autre chose, de la diversité des images que les sens nous raportent » (ibid.).
48 QNS. p. 38, marg. E. Faye (Philosophie et perfection de l’homme. De la Renaissance à Descartes, Paris, Vrin, 1998) consacre toute une partie de son livre à Montaigne (p. 163-240), mais Sanches n’est même pas cité.
49 Voir par ex. QNS p. 41 : « Perfectissimum autem omnium animalium homo, ad perfectissima inter coetera animalia opera edenda, perfectissimo etiam omnium eguit instrumento. An si imperfectius fuisset istud, potuisset ille tam perfecta exequi munia, totque, quam exequitur. Non, cogito. Sed quorsum tot ? Huc : ut probemus : omne perfectum producere perfectum, et uti perfecto ad eius productionem ».
50 Cf. QNS. p. 38-41.
51 Voir par ex., parmi les textes les plus efficaces, E II, XII, p. 564 : « Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles ». Mais le thème est très répandu dans tous les Essais.
52 QNS p. 41.
53 Sur l’anthropologie montanienne voir le recueil récent : Marie-Luce Demonet (éd.), Montaigne et la question de l’homme, Paris, P.U.F., 1999 (notamment : A. Tournon, « L’humaine condition : Que sais-je ? Qui suis-je ? », p. 15-31) ; F.Brahami, Le travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume, Paris, P.U.F., 2001, p. 33-81, qui tend à créditer la thèse d’un dépassement du pyrrhonisme par Montaigne, dans le sens d’une théorie anthropologique de la croyance. Sur la critique de l’anthopocentrisme, cf. L. A. Eva, Montaigne contra a vaidade. Um estudo sobre o ceticismo na Apologia de Raimond Sebond, Sao Paulo, USP-Humanitas, 2004, surtout p. 33-84 ; sur l’anthropologie comme éthique du discours, cf. N. Panichi, I vincoli del disinganno. Per una nuova interpretazione di Montaigne, Firenze, Olschki, 2004, opposant le « pluralisme » montanien au « relativisme » sceptique (p. 417-420). Dans l’ensemble de la littérature critique récente, l’ouvrage, tout-à-fait remarquable, de S. Giocanti, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer. Trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001, mériterait un discours à part, car il représente l’effort le plus systématique de retrouver la nouveauté de Montaigne dans « l’élaboration d’une éthique qui se passe à la fois de la vérité révélée par la religion (comme de toute transcendance, d’ailleurs), et du sentiment religieux ». En comparaison des lectures aujourd’hui prédominantes, la thèse de S. Giocanti articule mieux les contenus théoriques aux motivations pratiques du scepticisme, sans pour autant les minimiser. Sur les valences politiques du discours montanien, cf. surtout J. C. Laursen, The Politics of Skepticism in the Ancients, Montaigne, Hume, and Kant, Leiden-New York-Köln, Brill, 1992, p. 94-144.
54 Cf. QNS p. 31-32 : « Explicemus haec. Color, sonus, calor non possunt menti per se offerri, ut ea cognoscat, nisi sui speciem (per receptionem specierum nunc sensationem fieri percipiamus) organo ei recipiendae apto imprimant, quae eadem, vel sibi similis alia menti offertur, ut eam cognoscat, aut rem, cuius illa est species, per illam ». En revanche, l’entendement n’a pas besoin des espèces sensibles pour connaître des notions purement intellectuelles : « Quae autem ab intellectu ipso omnino fiunt, quorumque ille pater est, et quae intus in nobis sunt, non per alias species, sed per seipsas se produnt et ostendunt intellectui » (ibid., p. 32). Sur la notion de species et son histoire assez compliquée, il faut consulter l’étude très riche de L. Spruit, Species Intelligibilis : From Perception to Knowledge, Leiden – New York – Köln, Brill, 1995, 2 vol. (surtout le vol. II : Renaissance Controversies, Later Scholasticism, and the Elimination of the Intelligible Species in Modern Philosophy, qui ne traite cependant ni de Sanches ni de Montaigne).
55 QNS p. 53 : « Perfecta cognitio perfectum requirit cognoscentem, debiteque dispositam rem cognoscendam : quae duo nusquam vidi. Si vidisti tu, scribe mihi. Nec hoc solum : sed an videris perfectum quid in natura ».
56 La polémique contre la dialectique est très forte et riche en effets rhétoriques : « Iam altera Circe Dialectica est : in asinos eos convertit ». « Quid non cruciantur miseri asini illi pro fulcienda antiqua habitatione ? Quibus modis Dialecticam suam Circem honorant, defendunt, laudant, depingunt » (QNS p. 47). M. A. Screech (Montaigne and Melancholy. The Wisdom of the Essays, London, Duckworth, 1983 ; trad. fr. Montaigne et la mélancolie. La sagesse des Essais, Paris, P.U.F., 1992, p. 115-116) a constaté que « la position de Sanches est très proche de celle de Montaigne », sans que pour autant on puisse établir une liaison directe entre les deux : « Il s’agissait soit d’un argument présent dans l’air du temps, soit d’une trouvaille simultanée de deux esprits originaux et sceptiques ». A. Comparot (Augustinisme et aristotélisme, p. 577-583) est beaucoup plus affirmative et les met en relation directe avec Vivès (cf. p. 583). Il s’agit en réalité de lieux communs très répandus dans tous les courants anti-aristotéliciens de la Renaissance et dont la source dernière remonte à la critique de Lorenzo Valla. Voir au moins, parmi les études les plus récentes : J. Monfasani, « Aristotelians, Platonists, and the missing Ockhamist : Philosophical liberty in pre-Reformation Italy », Renaissance Quarterly, 46, 1993, p. 247-276 ; G. Paganini, « Thomas Hobbes e Lorenzo Valla. Critica umanistica e filosofia moderna », Rinascimento, 39 (1999), p. 515-568 ; L. Bianchi, Studi sull’aristotelismo del Rinascimento, Padova, Il Poligrafo, 2003. Nous verrons ensuite (chap. v, § 7) quelle fut l’importance de la critique sanchesienne (et après libertine) de la dialectique scolastique pour Descartes.
57 EII, XII, p. 600-601.
58 QNS p. 51 et marg. : « Nullus est qui aliqua affectione animi non teneatur ». Voir Cf. ibid. : « Nemo, vulgus ait, rectus iudex est in propria causa. Quilibet autem propriam agit causam, dum vel verbo, vel scripto aliquid asserit. Nil ergo scimus. Sed do, (impossibile) omnibus his carere iudicem nostrum. Nil magis sciet in posterum : quanquam communi feratur sententia, perpetuo doctiores non euadere. Contrarium enim omnino accidit iis, qui perfecte res cognoscere student ».
59 C’est pourquoi il nous semble très discutable de présenter Sanches comme « précartésien » tout court. L’approche sanchesienne ignore certaines nouveautés qui seront introduites par Descartes (l’abandon de la connaissance comme copie, le doute sur le réalité du monde extérieur). Voir a contrario : J. Moreau, « Doute et savoir chez F. Sanches », dans Aufsätze sur portugiesischen Kulturgeschichte, Bd 1, hrsg. v. H. Flasche, Portugiesische Forschungen der Görresgesellschaft, Erste Reihe Bd 1, Münster, Aschendorff, 1960, p. 24-50 ; voir aussi Id., « Sanches précartésien » Revue philosophique de la France et de l’Etranger, 157, 1967, p. 264-270 (Moreau reconnaît toutefois que Sanches n’arrive pas à l’idéalisme de Descartes, mais qu’il s’en tient à une sorte d’« empirisme médical », p. 268). Dans la même lignée de cette idée du « précurseur », cf. E. Limbrick, « Franciscus Sanches “Scepticus” : un médecin philosophe précurseur de Descartes (1550-1623) », Renaissance and Reformation, n.s. 6, n° 4, 1982, p. 264-272. En revanche, la doctrine de Sanches eut une certaine influence sur Descartes en ce qui concerne l’accès privilégié du sujet à ses états internes, avec tout ce qui en découle pour la question de la primauté du cogito dans l’ordre de la certitude (voir infra, chap. v, p. 312-334).
60 D. Perler (« Wie ist ein globaler Zweifel möglich ? Zu den Voraussetzungen des frühneuzeitlichen Aussenwelt-Skeptizismus », Zeitschrift für philosophischen Forschung, 57, 2003, p. 481-511). [Le même auteur a repris et développé les éléments principaux de sa thèse, dans son livre tout récent : D. Perler, Zweifel und Gewissheit. Skeptische Debatten im Mittelalter, Frankfurt a. M., V. Klostermann, 2006, voir surtout les conclusions, p. 403-416].
61 Nous verrons ce dernier aspect, par rapport à la connaissance de soi chez Descartes, plus loin, dans le chap. v, § 7.
62 Voir Ch. Stough, Greek Skepticism. A Study in Epistemology, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1969, p. 37-40, 50-51.
63 Par ailleurs, la portée historique de la thèse de Perler se voit limitée par le fait que l’auteur lui-même est obligé de reconnaître que les auteurs scolastiques sur lesquels il s’appuie le plus n’ont pas abouti à la version sceptique de la théorie de la species qui aurait dû être le résultat de leurs réflexions, et qu’ils ont eu recours plutôt à ce que nous avons appelé le paradigme aristotélicien de normalité. Voir le cas exemplaire de Crathorn, comme doit l’avouer le même Perler (« Was ist ein globaler Zweifel…, p. 509). Ce qui demeure incontesté, dans la thèse de Perler, c’est que l’un des passages fondamentaux pour la naissance du problème sceptique fut l’abandon du principe d’information (p. 491), à savoir la doctrine selon laquelle la forme, en tant qu’elle est réalisée dans les objets singuliers, joue le rôle de trait d’union entre la chose, l’espèce et l’entendement (cf. p. 503). Nous allons montrer par la suite qu’il revient à Montaigne le mérite d’avoir mis en question ce rapport d’information, donc d’identité formelle, qui était à la base de la doctrine scolastique de la species. Pasnau parle, à propos d’Olivi, d’un « voile des espèces », qui aurait des conséquences sceptiques (cf. R. Pasnau, Theories of Cognition in the Later Middle Ages, Cambdige-New York, Cambridge University Press, 1997, p. 236-247), mais le même Perler (art. cit., p. 496, n. 37) avoue qu’il lui semble « problématique de décrire la théorie des espèces comme une théorie sceptique in nuce ».
64 D’après les concordances de Leake, Montaigne utilise le mot « espèce » cinquante-huit fois au singulier et dix fois encore au pluriel, mais on ne trouve jamais qu’il fasse référence à la signification technique que ce mot avait prise dans la psychologie scolastique (voir R. E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981, s.v. « Espèce », vol. II, p. 428a-b).
65 Il est évident que le rapport de Montaigne à Aristote va bien au-delà des thèmes épistémologiques dont nous nous occupons ici. Voir à ce propos : E. Traverso, Montaigne e Aristotele, Florence, Le Monnier, 1974 (qui se concentre cependant sur la Politique et l’Ethique à Nicomaque), tandis que plus récemment Carraud a mis au centre du rapport la métaphysique et les doctrines de l’âme et de la vie, rejoignant des conclusions qui, partant d’un point de vue assez différent, recoupent certains résultats de notre analyse. Voir V. Carraud, « De l’expérience : Montaigne et la métaphysique » dans J.-L. Marion et V. Carraud (éds), Montaigne : scepticisme…, p. 49-87, et surtout la conclusion : Montaigne « subvertit le concept aristotélicien d’expérience […] en refusant la constitution même de l’expérience, c’est-à-dire la capacité propre à l’expérience aristotélicienne d’accéder à la forme une et même du senti » (ibid., p. 86).
66 Voir E II, XII, p. 600, où, après avoir mis sur le même plan sagesse et rêverie, santé et maladie, sommeil et veille, en tant qu’états subjectifs dont les « accidens »« nous font paroistre les choses autres qu’elles ne paroissent » en d’autres situations, Montaigne conclut : « Pourquoy n’a le temperé quelque forme des objects relative à soy, comme l’intemperé, et ne leur imprimera-il pareillement son caractere ? ».
67 Nous suivons sur ce point C. Lévy, Cicero academicus, p. 207-243 (IIIe partie, chap. i « La représentation »). Aristote oppose la phantasia comme représentation sensible d’un objet extérieur au phantasma de l’imagination, des rêves et de la mémoire, en l’absence de l’objet (cf. D. Modrak, « Φαντασία Reconsidered », Archiv für Geschichte der Philosophie, 68, 1986, p. 47-69). Pour le contexte stoïcien : F. H. Sandbach, « Phantasia kataleptike », dans A. A. Long, Problems in Stoicism, London 1971.
68 M. T. Cicéron, Lucullus, VI, 18. Comme l’a bien remarqué C. Lévy, op. cit., p. 232-233, n. 84, si l’on compare la définition de la représentation compréhensive, telle que nous la trouvons, par exemple, chez Sextus, P H II, 4 (τῆϛ καταληπτικῆϛ φαντασίαϛ οὔσηϛ ἀπὸ τοῦ ὑπάρχοντοϛ, κατˊ αὐτὸ τὸ ὑπάρχον ἐναπομεμαγμένηϛ καὶ ἐναπεσφραγισμένηϛ, οἵα οὐκ ἄν γένοιτο ἀπὸ μὴ ὑπάρχοντοϛ), ou encore dans Adv. Math. VII, 252-253, et la traduction qui en est donnée par Cicéron dans le passage cité dans le texte, il apparaît clairement que l’Arpinate a été gêné par l’absence en latin de terme équivalent à τὸ ὑπάρχον.
69 Cicéron, Luc., XIII, 41.
70 C. Lévy, op. cit., p. 235 sq., a montré que, chez les Nouveaux Académiciens, le passage de l’expérience vécue de l’erreur sensorielle à l’extension dialectique et généralisée de celle-ci (passage bien marqué par la rétorsion de l’idée, empruntée au rebours aux Épicuriens, selon laquelle, si une représentation nous a trompés, aucune autre ne peut être considérée comme absolument sûre : cf. Luc. XXV, 79 : « Eo enim rem dimittit Epicurus, si unus sensus semel in uita mentitus sit, nulli unquam esse credendum ») se réalise par l’utilisation du principe du sorite, et par le recours à l’argument du « grand trompeur », négatif parfait du Dieu de Platon et de Zénon. « Si Dieu est dans ce cas là [les images fausses des songes envoyés par les dieux : cf. Luc. XV, 49] responsable de mon erreur […] pourquoi ne pas admettre une extension de l’erreur, à la fois qualitative et quantitative ? » (C. Lévy, op. cit., p. 239, qui devéloppe du même coup une comparaison très fine avec l’argument cartésien du Dieu trompeur ou du malin génie). Chez Sextus, c’est plutôt la thématique du phénomène, et non l’argument dialectique du sorite, qui amène le sceptique à suspendre son jugement.
71 Voir par exemple E. II, XII, p. 598-599 : « Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu’il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et si controversé, ce n’est plus miracle si on nous dict que nous pouvons avouër que la neige nous apparoit blanche, mais que d’establir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre ». Ou encore p. 599 : « sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent demesme de diverses qualitez ces subjects, ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence ? ». Les passages sur le sommeil et la veille sont très connus, en considération de l’importance qu’ils auront pour le doute cartésien. Cf. p. 596 : « Nous veillons dormans, et veillans dormons […] pourquoy ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, n’est pas un autre songer, et nostre veiller quelque espece de dormir ? ». Sur le rapport Descartes-Montaigne, voir l’étude classique de L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neuchâtel, La Baconniere, 1945 (nouv. éd., Paris, Pocket, 1995) et les annotations d’É. Gilson, dans : R. Descartes, Discours de la méthode. Texte et commentaire par É. Gilson, Paris, Vrin, 19674.
72 E II, XII, p. 600. Et Montaigne de conclure : « L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent ». « Santé » et « maladie », « sommeil » et « veille », « resverie » et « sagesse » ont ceci en commun, de « faire paroistre » les choses différentes selon les situations, les « humeurs », les « accidens » du sujet, à tel point que même la discordance entre le « tempéré » et l’« intempéré » se place dans une perspective de relativité reconnue : « Pourquoy n’a le temperé quelque forme des objets relative à soy, comme l’intemperé, et ne leur imprimera-il pareillement son caractere ? » (ibid.).
73 C’est ce que J. L. Bermudez a appelé « le problème de Zénon », car il a été formulé dans une objection adressée à ce dernier par Arcésilas. Selon le philosophe sceptique, une représentation vraie peut avoir les mêmes qualités qu’une représentation fausse, ce qui va à l’encontre du principe soutenu par le philosophe stoïcien, selon lequel il n’y a pas de représentation qu’on puisse concevoir, dans le cas où la phantasia aurait les mêmes caractères, soit qu’elle provienne d’une chose qui existe, soit qu’elle dérive d’une chose qui n’existe pas (cf. M.T. Cicero, Luc., 77). Cf.J. L. Bermudez, « The Originality of Cartesian Skepticism : Did It Have Ancient or Mediaeval Antecedents ? », History of Philosophy Quarterly, 17, 2000, p. 333-360, spéc. p. 336-337.
74 Tout le passage (EII, XII, p. 600-601) est une paraphrase concise et intelligente des Pyrrhoniae Hypotyposes II, 72-78, comme l’a montré Dumont, op. cit., p. 44-45.
75 Henri Estienne, dans sa traduction latine (1562), reprend souvent à la lettre des mots grecs dont il considère qu’il y a pas d’équivalent exact en latin. Ainsi, écrit-il de « passio hegemonici » pour rendre πάθοϛἡγεμονικοῦ ((P H II, 71). Je fais référence à l’éd. de 1621, qui réunit ensemble les éditions des œuvres de Sextus faites par Estienne et Hervet en donnant, pour la première fois, le texte grec : ΣEΞTOY EMΠEIPIKOY TA ΣΩZOMENA. Sexti Empirici Opera quæ extant… Græce nunc primum editi…, Coloniae Allobrogum, Sumptibus Petri & Jacobi Chouët, 1621, p. 66a.
76 Voir E. Naya, Le vocabulaire des sceptiques, Paris, Ellipses, 2002, p. 47. Le lieu classique est PHII, 4 : la représentation compréhensive est « celle qui vient de quelque chose d’existant, imprimée et marquée conformément à l’existant lui-même, et qui est telle qu’elle ne pourrait naître de quelque chose qui n’existe pas » (Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, éd. et trad. par P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1998).
77 J.-P. Dumont, op. cit., p. 46-47 : « allant à l’essentiel, Montaigne découvre la situation originale de l’imagination ou de la fantasie, incapable de saisir autre chose que ce que le sens subit, l’objet ou sujet extérieur étant condamné à demeurer étranger ».
78 Les interventions principales (de M. Burnyeat, M. Frede et J. Barnes) dans ce débat ont été réunies dans le volume : The Original Sceptics : A Controversy, ed. by M. Burnyeat and M. Frede, Indianapolis, Hackett, 1997.
79 Ch. Larmore, « Un scepticisme sans tranquillité », dans J.-L. Marion et V. Carraud (éds), Montaigne : scepticisme…, p. 18-19. Voir, du même Larmore, le chapitre « Scepticism », dans la Cambridge History of Seventeenth-Century Philosophy, ed. by D. Garber and M. Ayers, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, t. II, p. 1145-1192.
80 EII, XII, p. 601.
81 Voir infra, p. 47-52.
82 L. Floridi, op. cit., p. 42. Floridi souligne le fait que les phrases sculptées sur les poutres de la bibliothèque de Montaigne ne seraient pas tirées du texte grec de Sextus, mais plutôt de Diogène Laërce ou de la traduction latine d’Estienne : « Stephanus left some technical expressions in Greek in the 1562 Latin translation, and those attracted Montaigne’s attention. Montaigne never read Sextus in Greek ».
83 Sexti Empirici Opera quæ extant…, p. 2-3 (il s’agit de PHI, 8-9).
84 Ibid., p. 5c (il s’agit de PHI, 19).
85 Ibid., p. 6b (il s’agit de P H I, 22). Plus généralement sur la notion de critère dans la philosophie antique, voir G. Striker, Kριτήριον τῆϛ ἀληθείαϛ, dans NAWG, 1974, 2, p. 51-110 ; dans un contexte pyrrhonien : T. Brennan, « Criterion and Appearance in Sextus Empiricus », dans J. Sihvola (éd), Ancient Scepticism and the Sceptical Tradition, op. cit., p. 63-92 ; J. Brunschwig, « Le problème de l’héritage conceptuel dans le scepticisme : Sextus Empiricus et la notion de κριτήριον, dans le recueil de ses articles : Études sur les philosophies hellénistiques. Épicurisme, stoïcisme, scepticisme, Paris, P.U.F., 1995, p. 289-319. Sur les différences entre l’approche du pyrrhonisme et celle de la Nouvelle Académie, cf. G. Striker « Ûber den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den Akademikern », Phronesis, 26, 1981, p. 151-171 (repris en anglais dans G. Striker, Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996).
86 P H I, 19. Sur ce type d’assentiment « faible » voir les remarques de M. Frede (« The Sceptic’s Two Kinds of Assent and the Question of the Possibility of Knowledge », dans R. Rorty, J. B. Schneewind, Q. Skinner (éds.), Philosophy in History. Essays on the Historiography of Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 255-278), qui a beaucoup insisté là-dessus (cf. par ex. p. 262). Plus généralement, Frede distingue entre « having a view » et « taking a position » (hairesis) : le sceptique peut accepter la première, mais non pas la seconde ; la différence passe justement entre « merely passive acceptance and active acceptance of view » (p. 265). Cet article, et ce point notamment, ont fait beaucoup discuter les interprètes du scepticisme ancien. Pour une distinction parallèle, bien que dans le contexte de la nouvelle Académie, voir G. Striker, « Sceptical Strategies » dans M. Schofield, M. Burnyeat and J. Barnes (éds.), Doubt and Dogmatism. Studies in Hellenistic Epistemology, Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 54-83, p. 81 notamment. La distinction de Frede a été contestée par M. F. Burnyeat, « The Sceptic in His Place and Time », dans Philosophy in History, op. cit., p. 225-254, et par J. Barnes, « The Beliefs of a Pyrrhonist », Proceedings of the Cambridge Philological Society, N.S. 28 (1982), p. 1-29. Barnes fait la différence entre « the rustic Pyrrhonist » (qui n’a aucun belief d’aucun type) et l’« urbane Pyrrhonist », mais finalement il reconnaît que le pyrrhonien, quel que soit son type, rejette toute sorte de croyances : « In general, the Pyrrhonist of P H will have no ordinary beliefs at all. […] In that way, the apparent inconsistency within P H is dissolved and the P H Pyrrhonist emerges as a rustic » (p. 20). Toutes les pièce du débat ont été reprises dans le livret The Original Sceptic, op. cit. Remarquons, en passant, que Burnyeat a identifié un autre type de pyrrhonisme, qu’il appelle, en l’honneur de Montaigne, « the country gentleman’s interpretation », selon laquelle le scepticisme ne frapperait que le domaine de la théorie, philosophique, métaphysique et scientifique (M. Burnyeat, « The Sceptic in His Place… », p. 231). Pace Burnyeat, et malgré le passage de l’Apologie qu’il cite sur ce point, il n’y a aucune évidence que Montaigne n’ait jamais partagé ce type d’interprétation, qui exempterait du doute les croyances non théoriques de la vie ordinaire.
87 Sexti Empirici Opera quæ extant…, p. 5c.
88 E. Naya, Le vocabulaire…, p. 39.
89 « In Sexti philosophi Pyrrhon. Hypotyp. libros tres, annotationes Henrici Stephani : In quibus etiam de quarundam philosophicarum vocum interpretatione agit » (Sexti Empirici Opera quæ extant…, p. 510 col. b) : « Græcam vocem phantasiam retinui, non quod nescirem quomodo eam vertat Cicero, sed ne quis in ambiguitate vocis Latinæ falleretur ». La référence à Cicéron concerne le texte des Academica, où le mot grec φαντασία est rendu comme « visum ». Voir par ex. Ac. I, 40-42 : « Visis non omnibus adjungebat [Zeno] fidem sed iis solum quæ propriam quandam haberent declarationem earum rerum quæ viderentur ». Ce commentaire stéphanien a été étudié par F. Joukovski, « Le commentaire d’Henri Estienne aux Hypotyposes de Sextus Empiricus », dans Henri Estienne, Paris, Centre V. L. Saulnier, 1988, p. 129-145, et par R. Ioli, « Sesto Empirico nelle traduzioni moderne », Dianoia, 4, 1999, p. 57-97. Sur les détails de cette édition, Cf. J. Kecskeméti, B. Boudon, H. Cazes (éds.), Henri II Estienne, éditeur et écrivain (Europa Humanistica), Turnhout, Brepols, 2003, n° 28, p. 89-94. Sur d’autres aspects de l’activité de cet humaniste, cf. D. Carabin, H. Estienne, érudit, novateur, polémiste, Paris, Champion, 2006.
90 Ibid., p. 511 col. a : « Hoc tamen nego negare possit, φαίνομαι (si verbum verbo exprimendum sit) potius esse appareo, quam cernor, seu videor. Quum autem φαντασία ab eo derivatum sit, atque adeo ipse Sextus tradat nos τὸ φαινόμενον δυνάμει τὴν φαντασίαν καλεῖν (quod loquendi genus paulo antè exposui) videndum est an non melius φαντασίαϛ aliquo ab Appareo deducto nomine exprimeremus. Apparentiam scio Latinè non dici, apparitionem autem Latinos alio sensu vsurpare : sed quid si, cogente necessitate, eidem significationi, cui & ipsum verbum appareo seruit, accommodemus ».
91 Ibid., p. 511 col. a : « adeo vt quo quidque colore aut quo sono sit, se nescire dicturus sit, sed tantum sentire affici se velt ab hoc vel illo colore, & tanquam ab hoc vel illo sono ». Mêmes considérations pour la traduction de φαίνεται· « Quare quod verbum Videtur ambiguum sit, malui φαίνεται vbique vertere Apparet, Et quum dico, Hoc apparet album, non intelligo, Manifestum hoc esse album, sed perinde ac si dicam, Hoc speciem albedinis meis oculis obiicit. Accipio autem speciem sicut Cicero, quum dicit, Eadem est in somnis species eorum quæ vigilantes videmus. Animadverte enim eum non dixisse visio, sed species ». Estienne remarque aussi, commentant un passage de Galien, que les sceptiques ne font pas de différence entre les perceptions sensorielles “erronées” des malades (φαντάσματα) et celles correctes des gens sains (φαντασίαι) (ibid., col. b). Le même Estienne garde la signification plus habituelle d’imagination pour phantasia dans le cas de la conception dogmatique et stoïcienne de représentation compréhensive, qu’il rend comme « comprehensiua imaginatio » (ibid.).
92 Il est possible que pour cette définition de « fantaisie » Montaigne se soit ramené à celle, attribuée par Plutarque (Moralia 900d) à Chrysippe et relatée par Estienne (selon la traduction de Budé) dans son commentaire philologique : « affectio in anima facta, quæ sui quoque efficiens præfert » (Sexti Empirici Opera quæ extant…, p. 512 col. a).
93 E II, xii, p. 601. F. Brahami, Anthropologie sceptique. Montaigne, Bayle et Hume, Thèse Paris X – Nanterre, 1997, p. 330-346 a donné une lecture de la façon dont Montaigne utilise la critique sceptique de la représentation sensible (voir p. 333), mais il insiste aussi sur le caractère « affectif », passionnel, typique de la « tendance », que prendrait le concept de « passion ». Voir Brahami, op. cit., p. 345 ; Id, Le travail du scepticisme, p. 50-56.
94 Selon le relevé de R. Leake, op. cit., vol. II, p. 934b-935a.
95 EII, XII (toujours l’Apologie), p. 551.
96 R. Leake, op. cit., vol. II, p. 514a-515a.
97 E. Marcu, Répertoire des idées de Montaigne, Genève, Droz, 1965, p. 417-435). Dans son entrée « Fantasmes – “Fantasie” » du Dictionnaire de M. Montaigne (publié sous la dir. de Ph. Desan, Paris, Champion, 2004, p. 387-390), O. Guerrier a souligné la signification “philosophique” que prend le mot « fantasie » dans cette partie des Essais. Estienne avait déjà remarqué que les “modernes” donnent une signification toute différente à la phantasia des sceptiques : « At hoc prætereundum non est, nostrates omnia ferè quæ enumerauimus verba in vulgarem linguam transtulisse, Phantasia, Phantasier, Phantasme, Phantastique, vsu tamen aliquantulum diuerso : præsertim quum dicunt aliquem esse magis phantasticum quam mulam Papæ » (« In Pyrrhon. Hypotyposes… », op. cit., p. 512 col. a-b). Sur cette famille sémantique cf. M. Fattori et M. Bianchi (éds.), Phantasia-Imaginatio. V° Colloquio Internazionale del LIE, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1988 ; D. Lories et L. Rizzerio (éds.), De la phantasia à l’imagination, Louvain, Peeters, 2003.
98 Il est tout à fait paradoxal que dans un livre (celui de J. Miernowski), qui a pourtant pour titre L’ontologie de la contradiction sceptique. Pour l’étude de la métaphysique des Essais, Paris, Champion, 1998, Sextus Empiricus ne soit mentionné qu’une seule fois, pour un passage des Hypotyposes (p. 22 n.). L’auteur préfère ramener Montaigne à la tradition de la théologie négative (voir ibid., p. 29 sq.).
99 Cette assimilation marqua en profondeur toute la réflexion de Montaigne et lui conféra une empreinte sextienne et pyrrhonienne unique. C’est pourquoi il est important de réfuter la thèse convenue d’un aboutissement néo-académicien de sa pensée. Cette thèse, forgée par Villey, a été ensuite relancée par E. Limbrick (« Was Montaigne Really a Pyrrhonian », op. cit.) et enfin par L. Floridi (op. cit., p. 48). En réalité, comme l’a montré F. Brahami, il faudrait “peser” et non “compter” les citations. En effet, Montaigne utilise et interprète les Academica pour ce qui allait à l’encontre des intentions cicéroniennes. Voir F. Brahami, Anthropologie sceptique, p. 336. Sur la difficulté der rendre le mot phantasia, voir les considérations de B. Mates, The Skeptic Way. Sextus Empiricus’s Outlines of Pyrrhonism, New York-Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 33 : « Estienne, in the Latin translation of 1572, keeps phantasia, as I have done » (p. 33).
100 E II, XII, p. 601. Dans l’édition Villey des Essais la source indiquée (Sextus Empiricus, Pyrrhoniae Hypotyposes, I, xiv) est erronée. Il s’agit plutôt de P H I, 114-117, où, en appendice au quatrième trope d’Énésidème (le trope des « circonstances », c’est-à dire « conditions ou dispositions ») Sextus développe des considérations qui sont très probablement personnelles, traitant, outre le problème des circonstances, celui de la relation circulaire qui s’établit entre la « démonstration » et le « critère » (PHI, 114-117). Le corollaire explicite de ces considérations concerne l’impossibilité de « préférer », comme « plus vraie », une représentation à une autre. Dans l’étude récente de P. Mathias, Montaigne ou l’usage du monde, Paris, Vrin, 2006, qui fait l’économie de toute référence au contexte et à la tradition du scepticisme, ce procès de la formation du phénomène est décrit, de façon assez surprenante, comme un procès d’« aspiration », par lequel « l’intelligence “aspirerait” les choses, dont la nature nous est radicalement inconnue » (op. cit., p. 81). Cette méprise du contexte sceptique originaire est porteuse de malentendus : ailleurs, où il devrait être question du problème classique du critère, le même auteur écrit, assez obscurément, d’une « fonction judiciaire […] inscrite dans les sens eux-mêmes, qui proposent ce qu’on pourrait appeler une vectorisation intelligible de l’espace sensible qu’ils ouvrent dans le phénomène même de la perception » (op. cit., p. 85). Sur le rapport de Montaigne avec les philosophies antiques, cf. aussi A. Hartle, Michel de Montaigne : Accidental Philosopher, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
101 Sexti Empirici Opera quæ extant…, p. 66-67 (trad. de P H I, 72-73) : « Deinde etiam concedamus comprehendi phantasiam, non possunt tamen per eam res iudicari. non enim per seipsam applicat se ad externa, & phantasias concipit, vt aiunt, sed per sensus. at verò sensus externa quidem subiecta non comprehendunt, sed solas suas passiones. ergo etiam phantasia erit passionis sensus : quod differt ab externo subiecto. […] Si autem differt passio ab externo subiecto, phantasia erit non externi subiecti, sed alicuius alîus diversi ad ipso. Si igitur secundum hanc iudicet intellectus, prauè iudicabit & non secundum subiectum ».
102 À comparer avec la trad. latine d’Estienne : « Sed ne hoc quidem dici potest, animum comprehendere per sensiles passiones externa subiecta, propterea quod similes sint passiones sensuum externis subiectis. Vnde enim sciet intellectus an similes sint passiones sensuum iis quæ sensu percipiuntur, quum neque ipse cum externis quicquam commercij habeat, nec sensus suam ipsorum naturam illi declarent, sed suas passiones ? » (trad. de P H I, 74). Quelques remarques sur le problème sceptique du sujet dans les articles d’E. Limbrick : « La relation du scepticisme avec la subjectivité », dans La problématique du sujet chez Montaigne, Actes du Colloque de Toronto, 20-21 octobre 1992, réunis par E. Kushner, Paris, Champion, 1995, p. 73-85 ; Ead., « Le scepticisme provisoire de Montaigne : étude des rapports de la raison et de la foi dans l’Apologie », dans Montaigne et les Essais. Actes du Colloque de Bordeaux, juin 1980, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1983, p. 168-178, surtout p. 178 : « le scepticisme épistémologique de l’Apologie fait ressortir la subjectivité du mouvement ».
103 EII, XII, p. 601.
104 Cf. la trad. lat. d’Estienne qui utilise massivement le mot phantasia (Sexti Empirici Opera quæ extant…, p. 67a-c (trad. de PHII, 76-78).
105 À la lumière de tout ce que nous avons dit à propos de la reconstitution montanienne du problème sceptique du critère et du phénomène, il nous semble paradoxal d’envisager Montaigne comme non pyrrhonien du simple fait qu’il ne considère pas la suspension du jugement comme un état de tranquillité qui se rattacherait à la condition d’ataraxie. Tel est cependant le point de vue, très partiel et très limité, de D. Perler, qui s’en sert pour contester le rôle de la renaissance pyrrhonienne dans la genèse du scepticisme moderne (cf. son article « Was There a “Pyrrhonian Crisis” in Early Modern Philosophy ? A Critical Notice of Richard Popkin », Archiv für Geschichte der Philosophie, 86, 2004, p. 212-215 : « Being a reader of Pyrrhonian texts, Montaigne is not necessarily a nouveau pyrrhonien », p. 214). L’importance de ce passage (PHII, 72-75) pour la radicalisation du scepticisme a été remarquée par G. Striker, « The Ten Tropes of Aenesidemus », dans M. F. Burnyeat (éd.), The Skeptical Tradition, p. 95-115, voir spéc. p. 104, où l’on montre que le fait d’envisager le phénomène comme une réalité intermédiaire peut faciliter la position du problème sceptique dans son expression extrême, à savoir s’il y a un objet en dehors du sujet. Sur l’interprétation de ce passage, les avis des historiens sont pourtant partagés. Tandis que G. Striker exclut finalement que les sceptiques aient envisagé l’existence de ces réalités intermédiaires (cf. G. Striker, art. cit., p. 104), G. Fine, au contraire, interprète ce passage d’une manière qui est très proche de celle que Montaigne avait adoptée pour sa part. Cf. G. Fine, « Sextus and External World Scepticism », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 24 (2003), p. 341-385, spéc. p. 352-356. Cf. p. 354 : « Even if Sextus means to describe appearances as states of being appeared to, rather than as entities (in a narrow sense), he clearly describes them as “things” (in a broad sense) that block our access to external objects. For he says that the senses do not apprehend external objects, but only (“if anything”, he carefully says in 72, but the qualification is omitted in 74) their own affections ». Le passage de Adv. Math. VII, 352-353, semble aussi aller dans le même sens de concevoir les apparences comme des entités intermédiaires
106 PHI, 21-24
107 P H I, 8-9. L’interprétation « empiriste » a été soutenue surtout par Ch. Stough, op. cit., p. 23, à propos du sens que Sextus donne au mot « phénomène » : « The term “phenomenon” (phainomenon), a substantive from “to appear” (phainesthai), means an “appearance” of something. The distinction between phenomenon and existing object is parallel to what between “appears” and “is” ; and episte-mologically it marks a difference between the object as it is perceived and the object as it exists in some other circumstance, probably one independent of its being exeperienced ». Voir aussi les remarques philologiques de K. Janaèek, Sextus Empiricus’Sceptical Methods, Praha, Universita Karlova, 1972, p. 49, qui souligne la presque équivalence chez Sextus du sensible et du phénomène : « in Sextus’s vocabulary the terms τὰ αἰσθητὰ and τὰ φαινόμενα are, under the influence of Aenesidemus, very often interchangeable ». M. Burnyeat a contesté cette interprétation “empiriste”, qui est toutefois prévalente dans le contexte de Montaigne. Cf. M. Burnyeat, « Can the Skeptic Live His Skepticism », dans M. Burnyeat (éd.), The Skeptical Tradition, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 1983, p. 117-148, ici p. 127 : « Sextus is prepared to include under things appearing both objects of sense and objects of thought (Adv. Math. VIII, 362), and sometimes he goes so far as to speak of things appearing to reason (logos) or thought (dianoia) (ambiguously so PHII, 10, Math. VIII, 70, unambiguously Math. VII, 25 VIII, 141). Finally, there is a most important set of appearances annexed to the skeptic’s own philosophical utterances ».
108 Voir infra, chap. iv, p. 171 sq.
109 E. Naya, Le vocabulaire…, p. 40. Voir dans le même sens, B. Mates, op. cit., p. 14 : à propos du phénomène, le sceptique n’en arrive pas à postuler « the existence of some special kind of entities, like the sense data, percepts ».
110 Voir en ce sens M. Conche, Montaigne et la philosophie, p. 36 : « La pensée de Montaigne se meut précisément dans cette sphère de l’apparence pure. L’apparence n’est pas phénomène, c’est-à-dire manifestation de quelque chose d’autre, qui aurait sa nature en soi, inattingible ». Toutefois, Conche reconnaît ailleurs l’emprise de l’interprétation phénoméniste, sextienne plutôt que pyrrhonienne, sur l’auteur des Essais. Voir p. 31 : « Montaigne paraît bien se représenter, dans la ligne de Sextus Empiricus, le scepticisme comme un phénoménisme. Il oppose souvent à la fin de l’Apologie (dans la critique des sens comme moyens de connaissance), les apparences à l’essence […] il ne met donc pas en question, semble-t-il, l’opposition du phénomène et de l’essence et la scission phénoméniste de la réalité ». Conche explique cette attitude comme l’effet d’une argumentation dialectique de la part de Montaigne plutôt que comme son propre point de vue : « Ces notions, qui apparaissent dans le scepticisme dont il parle, ou dont il fait usage dans l’argumentation dialectique, n’interviennent pas dans le scepticisme qu’il pratique, c’est-à-dire dans la méthode montanienne proprement dite » (ibid., p. 32). Tout cela n’ôte rien au fait que Montaigne ait pu servir de relais pour relancer l’héritage sextien et donner au phénoménisme la prévalence sur ce que Conche considère comme la source « pure » du pyrrhonisme (source qu’il retrouve principalement dans le texte d’Aristoclès cité par Eusèbe, Praeparatio evangelica XIV, 18, 1-4). Voir du même Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, P.U.F., 1994, p. 59 sq.
111 PHI, 8.
112 EII, XII, p. 505-506.
113 EII, XII, p. 578.
114 EII, XII, p. 571.
115 Voir par exemple P HI, 90 sq. et surtout I, 112-117.
116 EII, XII, p. 601.
117 Cette interprétation de Dumont se trouve confirmée par l’étude de Stough, op. cit., p. 24, sur l’usage du mot “phénomène” chez les sceptiques anciens : « the phenomenon is what is experienced, as contrasted with the autonomous object ». Sur les significations du mot chez Sextus Empiricus, voir K. Janaèek, op. cit., p. 14, 49, 107. Cette interprétation a été attaquée par Naess, en faveur d’une lecture plus “neutre” (A. Naess, Scepticism, London, Routledge & Kegan Paul, 1968, « Neutrality towards subjectivist phenomenalism », p. 15-21) ; le même auteur réagit contre les lectures “empiristes” du phénomène, comme celle de R. M. Chisholm (« Sextus Empiricus and Modern Empiricism », Philosophy of science, 8, 1941, p. 371-373 ; une interprétation semblable de Sextus et des néo-pyrrhoniens comme « ancêtres du positivisme » et partisans d’un certain empirisme scientifique, avait été avancée déjà par V. Brochard, Les sceptiques grecs, nouv. éd., Paris, Vrin, 1959, p. 414-415). Cf. Naess, op. cit., p. 21 : « Appearances are “beyond question” – Chisholm ibid. – but not in the sense of furnishing or expressing knowledge. If they are beyond question, they are also beyond answer ». La thèse de Stough a été critiquée plus récemment par A. Bailey, Sextus Empiricus and Pyrrhonean Scepticism, Oxford, Clarendon Press, 2002, chap. ix (« Is the Pyrrhonist a Proto-Phenomenalist ? », p. 214 sq.), sur la base du fait que, selon lui, Sextus ne pourrait pas être interprété comme quelqu’un qui « essaye de limiter ses croyances exclusivement à des croyances rationnelles justifiées au sujet des apparences phénoméniques » (p. 217).
118 Voir J.-P. Dumont, op. cit., p. 8-9. Sur le trope des mixtes voir aussi J. Annas et J. Barnes, The Modes of Scepticism. Ancient Texts and Modern Interpretations, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 110-118. R. J. Hankinson, The Sceptics (London and New York, Routledge, 1995, p. 174) a remarqué correctement que ce trope s’inscrit dans « la longue tradition grecque du matérialisme psychologique ». Cf. aussi le commentaire de B. Mates, The Skeptic Way, p. 242-244.
119 P H I, 124. Pour la littérature critique sur la tropologie sceptique, nous renvoyons ci-dessous, chap. iv, p. 180, n.7. Nous nous limiterons ici à signaler que J. Annas et J. Barnes, The Modes of Scepticism, p. 114-115, sont très critiques à l’égard de ce sixième trope, car il leur semble qu’il conduit à « un scepticisme beaucoup plus profond qu’aucun autre » : en effet, en plus de rendre impossible la connaissance des choses telles qu’elles sont en elles-même, le trope des mixtes met également en doute les apparences (« We can say how admixtures appear ; but we cannot distinguish the different effects of their constituents – we cannot say what effect x or y or z has upon the way M appears. This leads to a scepticism more profound than any we have so far reached. For according to the present argument, we cannot even say how things appear, let alone how they really are », p. 115). Pour une évaluation plus positive de ce trope, qui semble rappeler certaines critiques de G. Ryle contre l’esprit en tant que ghost caché dans la machine, cf. B. Mates, The Skeptic Way, p. 241-245.
120 PHI, 128.
121 Voir la partie finale du livre I des Pyrrhoniae Hypotyposes : PHI, 210-241.
122 EII, XII, p. 587 : « Les Pyrrhoniens diroient qu’ils ne sçavent s’il [le miel] est doux ou amer, ou ny l’un ny l’autre, ou tous les deux : car ceux-cy gaignent tousjours le haut point de la dubitation ».
123 E II, XII, p. 526. Et Montaigne de conclure : « Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’un’ombre ou fauce ou vaine ».
124 EII, XII, p. 585.
125 EII, XII, p. 587.
126 Il faudrait faire référence ici au dossier du « mobilisme » montanien qui voit la matière « en continuelle mutation et branle », comme l’océan « en fluxion, muance et variation perpétuelle » (E II, XII, p. 600-601). Cf. O. Nadeau, La pensée de Montaigne et la composition des Essais, Genève, Droz, 1972, p. 64-74 (« Montaigne devant le mobilisme ») ; F. Joukowski, Le feu et le fleuve : Héraclite et la Renaissance française, Genève, Droz, 1991 ; P. Henry, « Montaigne and Heraclitus : Pattern and Flux, Continuity and Change in Du Repentir », Montaigne Studies, sept. 1992, p. 7-18.
127 Cf. PHI, 4.
128 Cf. P H I, 19 : « Ceux qui disent que les sceptiques rejettent les choses apparentes me semblent ne pas avoir écouté ce que nous disons. Ce qui nous conduit à l’assentiment sans que nous le voulions confomément à une impression passive, nous ne le refusons pas, comme nous l’avons déjà dit plus haut [I, 17]. Or, c’est cela les choses apparentes. Mais quand nous cherchons si la réalité est telle qu’elle apparaît, nous accordons qu’elle apparaît, et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît. Or cela est différent du fait de faire une recherche sur ce qui apparaît lui-même » (trad. Pellegrin, p. 65). Suit l’exemple du miel : on ne discute pas du fait qu’il « apparaît avoir une action adoucissante », ce dont tous sont d’accord, « car nous subissons cette action adoucissante par nos sens ». On discute en revanche « s’il est doux » en réalité, ce qui « n’est pas la chose apparente mais quelque chose qui est dit de la chose apparente » (I, 20, trad. p. 66-67). Très utile le commentaire de B. Mates, op. cit., p. 11 : « This is one thing to make a statement of form (1) [It appears (to me now) that P] to report a pathos of your own mind, as the Pyrrhonist does, but quite another to employ the same form of words to describe, diffidently ad without much committment, how you consider things to be in a supposedly mind-independent world ».
129 E. Naya, Le vocabulaire…, p. 40-41.
130 A. Tournon, entrée « Pyrrhon – Pyrrhonisme » dans Ph. Desan (éd.), Dictionnaire de Montaigne, p. 841b.
131 EII, XII, p. 505-506.
132 Comme l’a remarqué Tournon, dans l’entrée citée, le principe de cette attitude de Montaigne est enprunté à Sextus (cf. P H I, 197 et 200) : « qu’elle soit vraie ou fausse ou douteuse quant à son objet, toute assertion donne une information dérivée sur celui qui la profère ; si elle est retenue sous ce seul aspect, comme exprimant « la disposition » de l’énonciateur devant la question traitée, sa valeur de vérité objective est neutralisée ».
133 EII, x, 407.
134 Voir par exemple EI, xxvi, p. 150.
135 Voir l’entrée de O. Guerrier « Fantasmes – Fantasie » du Dictionnaire de Montaigne, p. 389a.
136 B. Mates, op. cit., p. 26.
137 EII, III, p. 350.
138 III, XIII, p. 1069.
139 Tournon, entrée citée, p. 842a.
140 Nous nous référons au livre de R. Bett, Pyrrho, his Antecedents, and his Legacy, New York, Oxford University Press, 2000, qui distingue trois phases dans l’histoire du pyrrhonisme. Chez Pyrrhon, c’est la nature des choses qui n’est pas plus ceci que cela, alors que dans la pensée d’Énésidème la formule ou mallon désigne la manière suivant laquelle nous expérimentons les choses dans des circonstances variées. Cette relativisation fut la stratégie choisie par Énésidème afin de contrer les critiques de dogmatisme qu’on pouvait adresser à la pensée de Pyrrhon. Chez Sextus, la phrase ou mallon désigne la force égale des phénomènes qui s’opposent l’un à l’autre. C’est pourquoi Sextus ne peut plus se permettre les affirmations relativistes qu’Énésidème aurait acceptées, en croyant que les choses, telles qu’elles nous paraissent en des cas déterminés, sont un guide fiable relativement à ces cas-là. V. Bett (op. cit., p. 106-107), pour la comparaison très détaillée entre Pyrrhon et le Sextus des Pyrrhoniae Hypotyposes (dans le texte de Adv. ethicos il aurait suivi les thèses plus dogmatiques d’Énésidème) ; surtout p. 107 : « Pyrrho accepts the indeterminacy thesis, which to Sextus would have seemed intolerably dogmatic », et p. 123 : « it is clear that Sextus does not allow us to make any inferences from the appearances to the nature of things. Pyrrho, according to my reconstruction, is considerably less cautious ; from the variable appearances, he infers that reality is indeterminate ». G. Reale, qui a anticipé du moins en partie cette image “dogmatique” de Pyrrhon, l’a qualifié d’« éléatisme en négatif », après avoir distingué huit interprétations modernes du pyrrhonisme de Pyrrhon. Il n’a cependant pas établi entre Pyrrhon et le scepticisme tardif la même coupure radicale que M. Conche, et dans un sens presque opposé R. Bett (cf. G. Reale « Ipotesi per una rilettura della filosofia di Pirrone di Elide », dans G. Giannantoni (éd.), Lo scetticismo antico, Napoli, Bibliopolis, 1981, vol. I, p. 245-334.
141 R. Bett, op. cit., p. 233-234.
142 R. Bett, op. cit., p. 239. Voir aussi, du même auteur : « What Does Pyrrhonism Have to Do with Pyrrho ? », dans J. Sihvola (éd.), Ancient Scepticism and the Sceptical Tradition, p. 11-34.
143 Voir sur ce point le livre de F. Brahami, Le scepticisme de Montaigne, et la synthèse qu’il en a donnée dans son entrée « Scepticisme » de Ph. Desan (éd.), Dictionnaire de Montaigne, p. 892-894.
144 Comme le remarque B. Mates (op. cit., p. 30), l’attitude caractéristique du sceptique pyrrhonien « n’est pas celle du doute, mais plutôt celle de l’aporia, c’est-à-dire, être dans l’embarras [being at a loss], déconcerté, perplexe, désorienté, dépaysé, bloqué ; et ce que cette attitude vise premièrement n’est pas la connaissance, mais la croyance [belief] ». Selon cet auteur, il y a une différence fondamentale entre les deux notions : « “Doubt”, unlike aporia, implies understanding ; but aporia, unlike “doubt”, involves the (futile) consideration of conflicting claims » (p. 32). Sur le terme aporetikos cf. F. Decleva Caizzi, « Sesto e gli scettici », Elenchos, 1992, p. 279-327, spéc. p. 307-313 qui discute P. Woodruff, « Aporetic Pyrrhonism », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 6, 1988, p. 139-168.
145 Sexti E. Opera… p. 2 C-D. Esquisses, trad. Pellegrin, p. 55. Voir aussi, sur ce passage, la remarque judicieuse de K. Jamacek, S.E.’Sceptical Methods, p. 34, sur le lien étroit entre les deux mots ἀπορεῖν et ζητεῖν.
146 Il est encore utile de consulter : H. Merguet, Lexicon zu den philosophischen Schriften Cicero’s, sous les entrées : dubitanter, dubitatio, dubito, dubius (Erster Band, Jena, Verlag von Gustav Fischer, 1887, p. 771-773). Nous signalons en particulier ce passage du livre I des Academica, où Cicéron dit que tant les disciples de Platon que ceux d’Aristote abandonnèrent la méthode aporétique de Socrate : « utrique Platonis ubertate completi certam quandam disciplinae formulam composuerunt et eam quidem plenam ac refertam, illam autem Socraticam dubitanter de omnibus rebus et nulla affirmatione adhibita consuetudinem disserendi reliquerunt ». Il est remarquable que par contre dans l’épistolaire Cicéron se sert d’habitude des mots grecs ἀπορῶ et ἀπορία pour indiquer le fait de s’interroger sur telle ou telle question (cf. par exemple Epist. ad Attic. 7, 11, 3 ; 7, 12, 4 ; 9, 10, 7 ; 13, 13 (14), 2 ; 15, 4, 2 ; 16, 8, 2).
147 « In Sexti philosophi… annotationes Henrici Stephani… » (Sexti Empirici Opera quæ extant…), p.. 508a-b
148 Cf. G. Paganini, « Introduction », dans The Return of Scepticism. From Hobbes and Descartes to Bayle, Dordrecht-Boston-London, Kluwer, 2003, p. xvii-xix.
149 EII, XII, p. 502.
150 E II, XII, p. 505. Cette affirmation fait suite à la liste des « voix » sceptiques que Montaigne rapporte fidèlement : « Leurs façons de parler sont : Je n’establis rien ; il n’est non plus ainsi qu’ainsin, ou que ny l’un ny l’autre ; je ne le comprens point ; les apparences sont égales par tout ; la loy de parler et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray, qui ne puisse sembler faux ».
151 EII, XII, p. 527. Le contexte est dicté par l’exigence d’éviter l’objection de tomber dans l’auto-contradiction : « quand ils prononcent : J’ignore, ou : Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte d’elle mesme, quant et quant le reste, ny plus ne moins que la rubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s’emporte hors quant et quant elle mesmes ». Montaigne ajoute cependant dans la deuxième édition : « Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçai-je ? comme je la porte à la devise d’une balance » (il s’agit évidemment d’une allusion au jeton que Montaigne avait fait frapper, et du même coup au thème sceptique de la balance ou de l’isosthénie).
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