1 V. Goldschmidt, « La Ligne de la République et la classification des sciences », dans Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970, 203-219, p. 207-208. Voir Y. Lafrance, La Théorie platonicienne de la doxa, Montréal-Paris, Bellemare-Les Belles lettres, 1981, p. 178-182.
2 En revanche, les œuvres produites par les artisans ne sont pas nécessairement, comme l’affirme Goldschmidt, les « modèles » imités par le peintre et le poète (voir infra, p. 246- 251), et il est difficile de voir dans la gymnastique le correspondant de la pistis, tandis que la musique comprise au sens large correspondrait à l’eikasia : se rapportant à l’âme, la musique l’emporte sur la gymnastique (403d).
3 Comme le pensent R. Robinson (Plato’s Earlier Dialectic, op. cit., p. 190-191) et M. Dixsaut (« Qu’appelle-t-on penser ? », dans Platon et la question de la pensée, op. cit., p. 61-62).
4 À la différence de ceux qui considèrent que l’eikasia est purement et simplement la confusion des images et des objets (par ex. D.W Hamlyn, « Eikasia in Plato’s Republic », Philosophical Quarterly 8, 1958, 14-23, ou R. Cross, A.D. Woozley, Plato’s Republic, London, Macmillan, 1964, p. 219), Y. Lafrance (La Théorie platonicienne de la doxa, op. cit., p. 187) maintient en revanche une espèce de dualité pour l’eikasia, comme fait I.M. Crombie, An Examination of Plato’s Doctrines, vol. II, London, Routledge-Kegan Paul, 1962, p. 75-76.
5 E.R. Dodds (Les Grecs et l’Irrationel, trad. fr., Paris, 1977, chap. IV) fait remarquer (p. 110) que les Grecs ne disaient pas, contrairement à nous, qu’ils « avaient » un rêve, mais qu’ils « voyaient » un rêve, ὄναρ ἰδεῖν, ἐνύπνιον ἰδεῖν (cf. Sophiste, 266b 10-c 4 : les images du rêve sont mises sur le même plan que les ombres et les images des miroirs).
6 ․ Εἴδωλα ne pourrait-il renvoyer aux ombres ? L’examen des occurrences du terme aux livres VI et VII, où l’on peut constater que Platon a maintenu une certaine rigueur terminologique, ne laisse aucun doute : 1) en 516a 7, le mot sert à désigner les images que le prisonnier aperçoit à l’extérieur de la caverne ; 2) en 532b 7, l’opposition avec les ombres de la caverne est explicite : μεταστροφὴ ἀπὸ τῶν σκιῶν ἐπὶ τὰ εἴδωλα ; 3) en 532c 2-3, la même distinction est faite : σκιὰς τῶν ὄντων, ἀλλ’ οὐκ εἰδώλων σκιάς; 4) on remarquera qu’il ne figure pas dans la liste des εἰκόνες recensées en 510a 1-2 (voir par contraste l’usage d’eidôlon en 443c 4).
7 La pistis a affaire au « genre ouvragé tout entier » (σκευαστὸν ὅλον γένος, 510a 6) tandis que les porteurs se chargent d’« ouvrages en tout genre » (σκεύη παντοδαπά, 514c 1).
8 Cf. « assimilant ce qui se manifeste à la vue au séjour dans la prison et la lumière du feu intérieur à la puissance du soleil » (517b). L’absence d’éducation a pour symbole « être dans la caverne », mais être dans la caverne signifie être dans le lieu visible et ne percevoir qu’un jour nocturne (νυκτερινῆς τινοςἡμέρας, 521c 6).
9 Ainsi R. Robinson, Plato’s Earlier Dialectic, op. cit., p. 192-202.
10 Voir A.S. Ferguson, « Plato’s Simile of Light, Part I. The Similes of the Sun and the Line », Classical Quarterly 15, 1921, 131-152 ; « Plato’s Simile of Light, Part II. The Allegory of the Cave », Classical Quarterly 16, 1922, 17-28.
11 A. Nehamas note : « Plato is thinking of the objet of imitation and the product of imitation as being the same object – if not in number, at least in type » (« Plato on Imitation and Poetry in Republic 10 », dans Plato on Beauty, Wisdom, and the Arts, J. Moravcsik, P. Tempko (eds), 1982, 47-78.p. 62). S. Halliwell (Plato : Republic 10, with translation and commentary, Warminster, Aris and Philips, 1988, p. 118) voit ici une rappel de la dernière section de la Ligne.
12 Voir P. Rodrigo, « “Où est le tableau de Van Gogh ?” Remarques sur l’apparaître de l’image » (dans Puissances de l’image, J.-C. Gens, P. Rodrigo (dir.), Dijon, Presses universitaires de Dijon, 2007, p. 57-67) ; il cite E. Fink (De la Phénoménologie, trad. fr., Paris, Minuit, 1974, p. 92-93) pour qui le tableau est une fenêtre dont, à la différence de la fenêtre réelle, le châssis forme la limite séparant deux organisations, deux mondes d’objets sans raccord (cf. M. Merleau-Ponty, Notes de cours, 1959-1961, Paris, Gallimard, 1996, p. 106).
13 M. Burnyeat (« Culture and Society in Plato’s Republic », dans The Tanner Lectures on Human Values 20, G.B. Petterson (ed.), Salt Lake City, 1999, 217-324, p. 302-305) objecte à la traduction habituelle de τῷ δοκεῖν ὡς ἀληθῶς τέκτονα εἶναι‧ « en leur faisant croire que c’est véritablement un charpentier » que la clause n’exprime pas le contenu de la tromperie, mais le moyen par lequel elle est effectuée. Il traduit : « because it looks like a real carpenter, he might deceive children and foolish persons [sc. into thinking he did know that craft] ».
14 Cf. Ch. Janaway, Images of Excellence, Plato’s Critique of the Arts, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 135. On peut trouver cependant chez Homère la description d’un char (Iliade V, 720-734) ou du motif d’une broche d’or (Odyssée, XIX, 227-231) : voir E. Auebach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. de C. Meim, Paris, Gallimard, 1968, p. 11-34. Sur le lien entre cet art narratif et descriptif et l’éclosion d’une peinture soucieuse de restituer les apparences, voir E. Gombrich, L’Art et l’Illusion, op. cit. p. 107-113.
15 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 185. Cf. également « Aux frontières du récit », Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 49-69, notamment p. 55.
16 « Tous les spécialistes de poésie imitent des images de vertu » (πάντας τοὺς ποιητικοὺς μιμητὰς εἰδώλων ἀρετῆς εἶναι, 600e 4-5) : que cette vertu soit la vertu morale ou politique du stratège ou du chef d’état, ou la compétence du cordonnier, le personnage dramatique représente par ce qu’il dit et ce qu’il fait l’opinion fausse (l’εἴδωλον) qu’en a conçue le poète. Le bon poète sera contraint de produire au contraire dans ses œuvres l’image (εἰκών) du bon caractère : ῏Αρ’ οὗν τοῖς ποιηταῖςἡμῖν μόνον ἐπιστατητέον καὶ προσαναγκαστέον τὴν τοῦ ἀγαθοῦ εἰκόνα ἤθους ἐμποιεῖν τοῖς ποιήμασιν (401b 1-3).
17 Par exemple, S. Halliwell, Plato’s Republic X, op. cit., p. 129-131.
18 Voir Phil., 40a et mon commentaire « L’empire du faux ou le plaisir de l’image, Phil. 39a-40c », art. cit, p. 290-291.
19 On ne peut s’empêcher de noter ici l’art platonicien de l’auto-référentialité qui signale la pauvreté du texte dépouillé de ses atours poétiques au moyen d’une belle image poétique – l’assimilant à un visage que la fleur de la jeunesse a quitté (601b 5-7 ; cf. Aristote, Rhétorique, III, 1406b 36) ; contrairement à ce que soutient S. Halliwell (Plato’s Republic X, op. cit., p. 128), l’élimination des formes poétiques ne se limite pas ici à la seule versification.
20 Voir N. Demands, « Plato and Painting », Phoenix 29, 1975, 1-20 et E. Keuls, Plato and Greek Painting, op. cit., p. 59-87, ainsi que la discussion des différences entre eikôn et phantasma, p. 98-106 supra.
21 Cf. M. Burnyeat, « Culture and Society », art. cit., p. 240.
22 Voir plus bas, à propos de la mimèsis narrative du livre III, p. 260-265.
23 Socrate fait à trois reprises (515b 8-9 ; 516c 9, 515d 5) référence aux ombres comme à des réalités qui défilent (παριόντα). Il est donc douteux que les prisonniers reconnaissent leur propre ombre à son immobilité, comme le pense J. Brunschwig (« Un détail négligé dans la caverne de Platon », dans La Recta Ratio, Mélanges en l’honneur de Bernard Rousset, Paris, Presses de la Sorbonne, 1999, p. 65-77, p. 69-70).
24 Sur l’exigence de vérité dans le récit, voir entre autres 378c 1, 379c 8, 381d, 386c 1, 389b 2.
25 Sur les divers régimes de croyance qu’implique un mythe et sa coexistence avec un discours rationnel, voir le livre stimulant de P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Seuil, 1983, chap. 2, n. 33 et chap. 8 : « Le mythe comme langue de bois ».
26 D’où un certain embarras des traducteurs pour rendre le terme en français : « diction » (Chambry, Pachet), « expression » (Robin), ou encore « façon de dire » (Leroux, Pachet), « façon d’exprimer » (Brisson).
27 Voir plus loin le tableau des expressions p. 269.
28 V. Goldschmidt (« Sur l’emploi de deux termes de rhétorique », dans Écrits I, Paris, Vrin, 1984, p. 2) montre ce que cette formule doit à la tradition rhétorique. Ainsi Isocrate : « dans la narration, il faut exposer le cas, ce qui précède le cas et ce qui le suit » (fr. 6, éd. G. Mathieu, t. IV, p. 230, cf. Phèdre 266e 2 et Aristote, Rhétorique III, 13, 1414b 14-15). Le récit n’a pas à prédire des événements futurs, il décrit un parcours, il déploie temporellement l’intrigue dramatique.
29 S. Halliwell (The Aesthetics of Mimesis, Princeton, Princeton University Press, 2002, p. 52, p. 75) insiste sur la « dramatic impersonation » au livre III mais néglige sa racine narrative.
30 Thèse soutenue par R. Dupont-Roc, « Mimèsis et énonciation », dans Écriture et théorie poétiques, R. Dupont-Roc, J. Lallot, M. Chiappore, A. Le Boulluec (dir.), Paris, Presses de l’École Normale, 1976, p. 6-14 ; cf. ibid. le tableau de J. Lallot, « La mimèsis selon Aristote et l’excellence d’Homère », p. 16 ; voir M.M. Dyson, « Poetic Imitation in Plato, Republic III », Antichton 22, 1988, 42-53, et encore J.-F. Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, Paris, Aubier, 2009, p. 72.
31 Pindare, fr. 75, 83 Snell (63, 72 Bowra), cf. aussi fr. 70 b Snell (61 Bowra). Voir A.W. Pickard-Cambridge, Dithyramb, Tragedy and Comedy, Oxford, Clarendon Press, 1927, p. 1-38.
32 R. Dupont-Roc relève les transformations suivantes : le récit est tout entier au passé (imparfaits et aoristes), les pronoms sont à la troisième personne, les verbes passent à l’infinitif, et dans certaines subordonnées à l’optatif oblique, les index spatiaux-temporels se réfèrent à la situation de l’énoncé, et les éléments caractéristiques du langage direct ont disparu : vocatifs, impératifs, injonctions, insultes, cris.
33 Le verbe λέγειν est ambigu, qui peut signifier « dire » au sens de « déclarer », « tenir un discours » dans une situation dialogique, ou bien « parler » au sens de « raconter », « faire un récit » – ce qui n’implique pas directement une situation dialogique, et encore moins l’usage de la première personne (cf. LSJ, s.v., II, 2 ; Bailly, s. v. 2, I, 3 ; voir Politique, 268e, Philèbe, 16c). Ce dernier sens est ici le bon (cf. 377a 3 : τοῖς παίδίοις μύθους λέγομεν).
34 L’opposition entre « histoire » et « discours » (E. Benveniste, « Les relations de temps dans le verbe français » dans Problèmes de linguistique générale I, Paris, 1966, p. 238 sq.) rejoint celle de Platon entre διήγησις διὰ μιμήσεως et ἁπλῆ διήγησις dans la mesure où le récit mimétique utilise les ressources du « discours », c’est-à-dire des énoncés en lesquels figure l’instance d’énonciation au moyen de ces formes grammaticales particulières que sont le pronom « je » (et sa référence implicite au « tu », les indicateurs pronominaux (certains démonstratifs) ou adverbiaux (comme « ici », « maintenant », « hier », « aujourd’hui », « demain »), certains temps (présent, passé composé, futur) alors que le récit simple (voir la n. 1) se réserve les procédés de l’« histoire », c’est-à-dire notamment les énoncés en troisième personne, les temps du passé simple et du plus-que-parfait.
35 Sur l’application de ces analyses narratologiques aux Dialogues platoniciens eux-mêmes, voir M. Dixsaut, « Écrire des Dialogues », dans Platon, Le désir de comprendre, Paris, Vrin, 2003, p. 24-33, et infra p. 280-281.
36 Mais voir déjà, au milieu du livre II, l’alliance de deux naturels contraires (375c 7) dans l’âme du philosophe.
37 Dans le Protagoras, Socrate oppose à ceux qui, dans les banquets, parlent d’« une voix étrangère » (ἀλλοτρία φωνή, 347d 1, e 3), ceux qui dialoguent « avec leur voix propre » (διὰ τῆς αὑτῶν φωνῆς, 347d 6, 348a 1). Cette distinction ne condamne pas cependant les mécanismes mimétiques à l’œuvre dans la formation morale de l’enfant (voir H. Joly, « Platon et les Grammata », dans Philosophie du langage, op. cit., p. 116). Même l’éducation érotique, telle que la décrit le Phèdre, n’est pas exempte d’imitation : l’amant et l’aimé doivent tous les deux se conformer au dieu dont ils relèvent (252d 2, 253a-b).
38 Convergence ici avec S. Halliwell, Aesthetics, op. cit., p. 78, et n. 17 p. 80-81.
39 L’exclusion des femmes des sujets licites d’imitation obéit à deux motifs : 1) la différence sexuelle, qui ne peut ni ne doit être annulée (les gardiens sont des hommes – en tout cas en cet endroit du livre III, cf. 395d 5-7) ; 2) le caractère hystérique de leur représentation dans des scènes bien connues de l’épopée et du théâtre (cf. N. Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999).
40 Difficulté mise en évidence par G. Else, Plato and Aristotle on Poetry, Chapel Ill, University of North California Press, 1986, p. 53 sq.
41 La sévérité du jugement est justifiée au livre X au nom de la vérité : « ce qui semble vrai, il est impie de le trahir », même si nous sommes « sous le charme d’Homère » (607d) ; « il ne faut pas faire passer le respect dû à un homme avant celui dû à la vérité » (595b-c). Cf. Phéd., 91c. Aristote retourne ce principe contre Platon (Éth. N., I, 6, 1096a 6). Cicéron à son tour reprend une formule similaire, mais c’est pour déclarer qu’il préfère avoir tort avec Platon plutôt que raison avec les Stoïciens (Tusculanae Disputationes, I, 39-40). Voir le commentaire d’H. Arendt, Between Past and Future, eight exercises in political thought, Hardmonsworth, Penguin [1977], 1993, p. 224.
42 N’en déplaise à J. Annas (Introduction to Plato’s Republic, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 99) ou à C.M.J Sicking (Distant Companions, Selected Papers, Leiden, Brill, 1998, p. 92). Appréciation plus nuancée chez J.-F. Pradeau (L’Imitation, op. cit., p. 75).