1 « C’est d’après ces ceux éléments (ἐξ ἀμφοτέρων οὗν τούτων [εἴρειν, ἐμήσατο]) que le législateur nous impose de voir en ce dieu même celui qui ménage le dire et le discours, (τὸν τὸ λέγειν τε καὶ τὸν λόγον μησάμενον τοῦτον τὸν θεὸν ὡσπερεὶ ἐπιτάττει ἡμῖν ὁ νομοθέτης) » (408a 5-7). Autres exemples du lien entre créateurs du langage et pluralité des étymologies : les « donneurs de noms » (ὀνομάσαντες) sont mentionnés à l’orée de l’analyse du mot « âme » (ψυχή) où deux explications sont proposées (399d 11) et Socrate loue la subtilité de ces derniers à propos d’Hestia (401b 4 et b 8) dont le nom a trois dérivations possibles. Instructive est également l’analyse du nom d’Athéna (407b) où l’on se perd en conjectures sur le choix de l’inventeur du nom.
2 Cf. S. Kripke, La Logique des noms propres, trad. fr. P. Jacob et F. Recanati, Paris, Minuit, 1982, 2e conférence, p. 59-93.
3 Cf. Aristote, Mét., Γ, 4, 1006a 20 sq.
4 Cette tentation guette toujours l’étymologiste. Voir par exemple les dérivations saugrenues que rapporte R. de Gourmont dans son Esthétique de la langue française [1905], Paris, Ivrea, 1995, p. 34.
5 Laquelle est prise en mauvaise part. Cf. l’emploi du verbe πάσχω (399b 7 ; cf. 432a 3) pour désigner les altérations qu’avec le temps le mot sain est obligé de souffrir.
6 Pour un relevé plus complet des procédés d’addition, soustraction, interpolation de lettres, résolution de hiatus, voir C. Dalimier, Platon, Cratyle, trad. inédite, introd. et notes, Paris, GF-Flammarion, 1998, p. 41 et 46.
7 Le nom et le concept sont librement empruntés à P. Loraux, « L’audition de l’essence : essai d’homophonie », Revue de Philosophie Ancienne 5, 1987, 1, 27-48.
8 Cf. 407d, 411a, 417b et la note afférente à κέρδος dans C. Dalimier, Platon, Cratyle, op. cit.
9 Pour le nom « étiquette » : G. Owen, « Notes on Ryle’s Plato », dans Ryle, O.P. Wood, G. Pitcher (ed.), London, Macmillan, 1963, p. 481 et 489 ; pour le nom logos : R. Robinson, « A Criticism of Plato’s Cratylus », Philosophical Review 65, 1956, 324-341, repris dans Essays in Greek Philosophy, op. cit., p. 118-138, p. 133 ; G. Fine, « Plato on Naming », art. cit., p. 289-290, soutient la thèse du nom-description.
10 Chez D. Sedley, C. Dalimier et R. Barney par exemple.
11 Liste non exhaustive : σῆμα (« signe ») – σῶμα (« corps ») (Gorg., 493a) ; ἀειδής (« invisible ») – ῞Αιδης (« Hadès ») (Phéd., 81c) ; πολλοί (« nombreux ») – πόλις (« cité ») (Rép., III, 396c) ; ῥώμη (« force ») – ἔρως (« amour ») (Phèdre, 238c) ; μανική (« folie ») – μαντική (« divination ») (Phèdre, 244a, cf. 244c) ; κηρός (« cire ») – κέαρ (« cœur ») (Théét., 194c) ; νοῦς (« intellect ») – νόμος (« loi ») (Lois, 714a, 957c) ; χαρά (« joie ») – χορός (« chœur ») (Lois, 654a).
12 Aristote tire μακάριος (« heureux ») de χαίρειν (« se réjouir ») (Éth. N., VII, 12, 1152b 7), δίκαιον (« juste ») de δίχα (« en deux ») (ibid., V, 7, 1132a 30), φαντασία (« imagination ») de φάος (« lumière ») (De l’âme, III, 429a 5 sq.). Cette dernière étymologie est reprise par les Stoïciens (voir Aetius sur Chrysippe, 4, 12, 1-5 ; SVF, II, 54). Alexandre d’Aphrodise justifie la philosophie comme connaissance des êtres divins par l’étymologie de θεωρεῖν (« contempler ») = θεῖα ὁρᾶν (« voir des choses divines ») (In. An. Pr., 3.17-23).
13 Voir V. Goldschmidt, Essai, op. cit., p. 109-143 ; Ch. Kahn « Language and Ontology », art. cit., p. 152-176 ; T. Baxter, The Cratylus : Plato’s Critique of Naming, Leiden, Brill, 1992, p. 86-105 ; C. Dalimier, Platon, Cratyle, op. cit., p. 27-47.
14 Voir la discussion par D. Sedley de l’étymologie d’εὐδαιμονία (« bonheur ») (Plato’s Cratylus, op. cit., p. 38-39), d’ἄνθρωπος (« homme ») (p. 37), ou encore des noms des Titans, des Héros et des Démons (p. 90-96).
15 Voir V. Goldschmidt, Essai, op. cit., p. 185-191, et l’Introduction au Phèdre de L. Robin (Phèdre, Texte établi et traduit par L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 19615, p. cxvii).
16 Euthyphron, 396d, 400a ; Anaxagore, 400a-b, 413c-d ; Héraclite, 402c sq., 411c sq., les interprètes d’Homère, 407b.
17 Voir M. Dixsaut, « L’étymologie, ou la rationalité projetée à l’origine », dans La Naissance de la raison en Grèce, J.-F. Mattéi (dir.), Paris, P.U.F., 1987, repris dans Platon et la question de la pensée, op. cit., p. 155-174, voir p. 168-174.
18 Voici une liste d’étymologies faisant état d’un procès de figuration à l’origine des mots : les orphiques « tiennent le corps pour une enceinte dont la finalité est de garder l’âme, à l’image d’une prison » (τοῦτον δέ περίβολον ἔχειν, ἵνα σῴζηται, δεσμωτηρίου εἰκόνα), ils pensent donc qu’il est le σῶμα (garde) de l’âme (400c 5 sq.) ; la contrainte nécessaire a été appelée ἀναγκαῖον (ἀν-αγκα-ῖον, « en-remontant-la-gorge ») « par assimilation avec une marche à travers les gorges », τῇ διὰ τοῦ ἄγκους ἀπεικασθὲν πορείᾳ (420e 3) ; le nom ψεῦδος (mensonge), injure contre ce qui est arrêté et au repos, « résulte d’une comparaison avec les dormeurs », ἀπῄκασται δὲ τοῖς καθεύδουσι (421b 6) ; pour ἀχθηδών (« l’affligeant »), « il est clair pour tous que c’est un terme imagé qui s’inspire de la pesanteur du mouvement », παντὶ δῆλον ἀπῃκασμένον τὸ ὄνομα τῷ τῆς φορᾶς βάρει (419c 7) ; l’« agréable » (τερπνόν) est comme un glissement à travers l’âme (ἕρψις), il peut être « assimilé à un souffle » (πνοῇ ἀπεικασθέν) ; le vrai nom est donc ἕρπνουν, mais sa forme a été « détournée » (παρηγμένον) au cours du temps (419d 1-5).
19 « L’échec du Cratyle, qui est l’échec d’une théorie de la dénomination et qui contraint à faire une théorie de la prédication, trouve un écho dans l’échec d’une théorie de la métaphore qui demeure également dans les bornes d’une réflexion sur la désignation par les noms », P. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 93.
20 ․ ψεῦδος et τερπνόν sont deux exemples d’un sens premier devenu inaccessible du fait d’une modification phonétique.
21 Le texte grec a donné lieu à diverses interprétations et traductions : ἐπειδὰν ταῦτα διελώμεθα εὗ πάντα αὗ οἷς δεῖ ὀνόματα ἐπιθεῖναι, εἰ ἔστιν εἰς ἃ ἀναφέρεται πάντα ὥσπερ τὰ στοιχεῖα, ἐξ ὧν ἔστιν ἰδεῖν αὐτά τε καὶ εἰ ἐν αὐτοῖς ἔνεστιν εἴδη κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον ὥσπερ ἐν τοῖς στοιχείοις : (« Et après avoir distingué toutes ces choses [sc. les lettres et les syllabes], il faut encore bien distinguer tous [les êtres] auxquels des noms doivent être donnés, s’il en existe auxquels tous peuvent être ramenés comme à des éléments, à partir desquels il est possible de les voir, et si en eux, il se trouve des espèces, exactement de la même façon que dans les éléments », 424d 1-4). Les réalités auxquelles on ramène tous les êtres à titre d’éléments désignent certains genres et non pas des noms ; si tel était le cas, on ne comprendrait pas qu’il faille ensuite apparier les mots et les choses, puisque ce résultat serait déjà atteint. De plus, traduire : « s’il est des noms auxquels ces êtres peuvent être tous ramenés comme à des éléments » (C. Dalimier), donc faire des noms des éléments des êtres est proprement absurde dans la bouche de Socrate. Lettres et syllabes sont toujours utilisées comme modèles des opérations dialectiques (Phil., 18b-d, Pol., 278e-279c, Soph., 253a-d et 261d ; voir G. Ryle, « Letters and Syllables in Plato », The Philosophical Review 69, 1960, 431-451).
22 N’en déplaise à J. Annas, « Knowledge and Language : the Theaetetus and the Cratylus », dans Language and Logos, op. cit., p. 95-114 ; cf. G. Fine, « Knowledge and Logos in the Theaetetus », Philosophical Review 88, 1979, 366-397.
23 D. Sedley, Plato’s Cratylus, op. cit., p. 131.
24 Voir A. Soulez, La Grammaire philosophique chez Platon, Paris, P.U.F., 1991, p. 78.
25 Voir T. Baxter, Plato’s Critique of Naming, op. cit., p. 63.
26 G. Ryle (« Letters and Syllables in Plato », art. cit.) oppose les lettres / caractères écrits, qui sont des atomes graphiques, aux lettres / phonèmes, qui sont pour la plupart des traits différentiels. Or pour abstraire ces traits différentiels, il est besoin d’en passer par la grille « atomique » des caractères d’écriture. Les éléments muets, ou les lettres intermédiaires entre muettes et voyelles (Cratyle, 424c) indiquent des modulations phonétiques constantes, mais leur identité ne peut être cernée qu’à l’aide des marques écrites discrètes (ou des noms de ces dernières).
27 Voir Théét., 163b, qui signale la valeur phonétique et graphique de gramma, et 206a où cette double valeur est attribuée à stoikheion. Contre G. Ryle, qui soutient que le modèle des lettres et des syllabes est phonétique et non scripturaire (art. cit., p. 441), voir D. Gallop, « Plato and the Alphabet », The Philosophical Review 72, 1963, 364-376.
28 Dans le Philèbe (18b) il attribue à Theuth une division de l’illimité vocal en voyelles, muettes, intermédiaires (demi-voyelles), jusqu’aux éléments, tandis que dans le Phèdre (274c) il en fait l’inventeur de l’écriture. Un même dieu pour deux arts.
29 B. Williams reprend dans « Cratylus’ Theory of Names and its Refutation », (dans Language and Logos, op. cit., p. 83-93, p. 85) le terme « protéronymes » forgé par N. Kretzmann pour distinguer les éléments/lettres des noms primitifs (« Plato on the Correctness of Names », American Philosophical Quarterly 8, 1971, 126-138).
30 Ainsi T. Baxter, Plato’s Critique of Naming, op. cit., p. 76. Dans le même sens J. Annas, « Knowledge and Language », art. cit., p. 107, p. 113 ; R. Barney, Names and Naturein Plato’s Cratylus, New York, 2001, p. 93, n. 13.
31 Voir l’article d’histoire sémantique de W. Burkert, « Stoicheion : Eine Semasiologische Studie », Philologus 103, 1959, 167-197. Il montre, contre Diels, que le sens de « lettre » dérive de celui d’« élément ».
32 Voir M. Dixsaut, « La rationalité projetée à l’origine, ou de l’étymologie », art. cit., p. 70-74.
33 Par exemple M. Schofield, « The Dénouement of the Cratylus », dans Language and Logos, op. cit., p. 67.
34 Formule toute différente de celle du début du Cratyle, 385b 10 : ῞Εστιν ἅρα τοῦτο, λόγῳ λέγειν τὰ ὄντα τε καὶ μή, et du Sophiste, 260c 3 : τὸ τὰ μὴ ὄντα λέγειν, où la négation porte sur ὄντα (« ce qui est », « les êtres ») et non sur λέγειν (« dire »).
35 Voir B. Williams, « Cratylus’Theory of Names », art. cit., p. 87.
36 Cf. H. Koller, Die Mimesis in der Antike, op. cit., p. 48-57.
37 Cf. V. Goldschmidt, Essai, op. cit., p. 164.
38 La φωνή est un illimité (ἄπειρον) sur lequel Theuth prélève des éléments dont il fait les lettres du système alphabétique – grec (Phil., 18b 6).
39 Pour la convention : les noms sont des ξυνθήματα (433e3) ; ceux qui les posent sont des ξυνθεμένοι (participe aoriste moyen, 433e 4) ; la justesse du nom est une ξυνθήκη (433e 6) ; celui qui établit les noms réalise une convention, ξυνθῆται (troisième personne du subjonctif aoriste moyen, 433e 7).
Pour la composition : « on composera les noms premiers à partir des éléments », ἐξ ὧν τὰ πρῶτα ὀνόματά τις ξυνθήσει (futur indicatif actif, 434 a 5) ; à propos des peintures (exemple de référence) : « est-il possible que l’on compose ce que nous appelions un tableau ressemblant à un des êtres, si n’existaient tout d’abord par nature des couleurs, à partir desquelles les tableaux sont composés, qui sont semblables aux choses que la peinture imite ? », ἇρά ποτ᾽ἂ τις ξυνέθεκεν (aoriste indicatif actif) ὃ νῦν δὴ ἐλέγομεν ζωγράφημα ὅμοιόν τῳ τῶν ὄντων, εἰ μὴ φύσει ὑπῆρχε φαρμακεῖα ὅμοια ὄντα, ἐξ ὧν ξυντίθεται (indicatif présent passif) τὰ ζωγραφούμενα, ἐκείνοις ἃ μιμεῖται ἡ γραφική ; (434a 6-b 2) ; à propos des noms : « de la même façon, les noms ne pourront être semblables à rien, si n’existent pas d’abord ces réalités, à partir desquelles les noms sont composés, qui possèdent quelque ressemblance à ce dont les noms sont les imitations ; et ce à partir de quoi il faut composer, ce sont les éléments », οὐκοῦν ὡσαύτως καὶ ὀνόματα οὐκ ἄν ποτε ὅμοια γένοιτο οὐδενι, εἰ μὴ ὑπάρξει ἐκεῖνα πρῶτον ὁμοιότητὰ τινα ἔχοντα, ἐξ ὧν ξυντίθεται (indicatif présent passif) τὰ ὀνόματα, ἐκείνοις ὧν ἐστι τὰ ὀνόματα μιμήματα; ἔστι δέ, ἐξ ὧν συνθετέον (adjectif verbal), στοιχεῖα (434b 5-8).
40 À ma connaissance, seul Daniele Gambarara (« L’origine des noms et du langage dans la Grèce ancienne », dans Histoire des idées linguistiques, t. 1 : La Naissance des métalangages en Orient et en Occident, S. Auroux (dir.), Bruxelles, 1989, p. 79-97) remarque, mais de façon quelque peu schématique, « les changements de valeurs, selon les énonciateurs et les contextes, des dérivés de τίθημι » (p. 87).
41 Plus loin, il confirme qu’il faut distinguer ces termes : εἰ δ᾽ ὅτι μάλιστα μή ἐστι τὸ ἔθος ξυνθήκη (« si donc, autant que possible, la coutume n’est pas la convention », 435a 10).
42 L’image comporte un jeu de mots sur les différents sens de στάσις, le sens de repos étant précisément retourné en son contraire ; voir N. Loraux, « Cratyle à l’épreuve de stasis », Revue de Philosophie Ancienne 5, 1987, 49-69.
43 Voir par exemple M. Dixsaut, « L’analogie intenable », Rue Descartes, 1-2, Des Grecs, 1991, 93-120, notamment p. 96 et p. 99.
44 Parmi les nombreux essais de création d’une langue prolongeant, sans toujours le savoir, le projet cratylien, voir par exemple le texte curieux de G. Orwell, Mots nouveaux (trad. J. Semprun, dans Essais, Articles, Lettres, vol. II, 1940-1943, Paris, Ivrea, 1996).
45 « Socrate : Quand, nommément, on nous parle de fer ou d’argent, est-ce que nous ne pensons pas tous la même chose ? – Phèdre : Rien de plus certain. – Socrate : Mais quand il s’agit du juste et du bon, que se passe-t-il ? Chacun ne se porte-t-il pas dans une direction différente ? Est-ce qu’à nos contestations mutuelles ne s’ajoutent pas celles que nous avons avec nous-mêmes ? » (Phèdre, 263a).