Les potentialités de l’expérience
L’étrange platonisme de Whitehead
p. 291-305
Texte intégral
I. La filiation spéculative
1La philosophie de Whitehead peut être envisagée comme une réactualisation du platonisme. Telle est l’hypothèse à laquelle nous voudrions ici donner sa justification et son importance, car elle nous semble ouvrir un espace singulier dans la philosophie contemporaine. Pour asseoir cette hypothèse, nous avons tout d’abord à notre disposition les hommages explicites que Whitehead adresse à Platon. Ainsi, lorsqu’il retrace la généalogie de son parcours spéculatif, il n’hésite pas à le présenter comme une forme de répétition du projet platonicien : « si nous devions intégrer, à notre interprétation d’ensemble de Platon, les seules modifications que deux mille ans d’expérience humaine ont apportées à l’organisation de la société, aux conquêtes de l’art, à la science et à la religion, ce serait bien une philosophie de l’organisme que nous aurions à construire1. » Il s’agirait de reprendre, en deçà des énoncés explicites du Timée qui « considéré comme formulation précise de points scientifiques, est une pure absurdité »2, le geste platonicien, « la profusion des idées générales que l’on y trouve disséminées »3. Whitehead le résume en une phrase qui ne laisse aucune ambiguïté et que nous voudrions placer au centre de notre lecture du platonisme de Whitehead : « le mouvement de ma pensée, dans ces conférences [Procès et Réalité], est platonicien »4.
2Pourtant, malgré les affirmations explicites et répétées de Whitehead, la filiation est pour le moins étrange. Tout d’abord, elle vient s’ajouter à une série d’autres qui pourraient soit en réduire l’exceptionnalité, soit directement la contredire. Ainsi, Whitehead inscrit parallèlement le projet spéculatif dans d’autres lignes d’héritage : « je suis aussi largement redevable à l’égard de Bergson, de William James et de John Dewey. L’une de mes préoccupations a été de soustraire leur type de pensée à l’accusation d’anti-intellectualisme dont, à tort ou à raison, il est l’objet5. » Dans d’autres passages, il n’hésite pas non plus à affirmer qu’il ne fait que reprendre les intuitions générales développées dans L’Essai concernant l’entendement humain de J. Locke. L’éclectisme des filiations et la multiplication des hommages ne réduit-elle pas inéluctablement l’exceptionnalité que le platonisme semble occuper dans sa philosophie ? Quelle place lui donner lorsqu’il est associé à des philosophes aussi éloignés du projet platonicien ?
3Ensuite, et le problème est plus tenace que celui des filiations, ce platonisme semble de prime abord s’accorder très mal avec les thèmes de la philosophie spéculative de Whitehead. En effet, Whitehead, lorsqu’il la définit, le fait à partir de la question de sa fonction. Si l’on demande quelle est la fonction de la philosophie spéculative, on trouvera dans son œuvre une réponse pour le moins inattendue : elle est une élucidation de l’expérience immédiate. Et pour le justifier, Whitehead reprend la définition que W. James donne de l’« empirisme radical » : « pour être radical, un empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont on ne fait pas directement l’expérience, et n’en exclure aucun élément dont on fait directement l’expérience6. » Ainsi, la philosophie spéculative reprend l’exigence posée par W. James d’un empirisme radical : ne rien exclure de l’expérience et ne rien ajouter dont nous ne pouvons faire une expérience directe. La singularité de la pensée spéculative de Whitehead est qu’elle porte cette exigence à un niveau inconnu du pragmatisme de James. L’exigence constitutive de l’empirisme radical devient l’élément central d’une interprétation de la pluralité des modes d’expérience de la nature, aussi bien physiques que biologiques et sociaux.
4Dès lors, il n’est pas étonnant que la plupart des lecteurs de Whitehead se soient heurtés à cette question du platonisme et aient principalement oscillé entre trois positions : 1) le rejet pur et simple de la filiation platonicienne au profit d’une forme d’empirisme dégagé de tout héritage métaphysique7 ; 2) l’établissement d’un espace de légitimité de celui-ci à l’intérieur d’une élucidation de l’expérience perceptive de la nature par l’affirmation d’une double dimension de l’expérience, événementielle et objectale8 ; 3) la recherche des conditions d’une intégration de ce platonisme à l’intérieur d’une théorie des événements et de la créativité, en faisant du platonisme une des conditions de la reconstruction de la théorie des événements chez Whitehead9.
5Nous pensons qu’en limitant le platonisme de Whitehead à l’intérieur de l’une ou l’autre des dimensions de l’expérience, en en faisant l’expression de facteurs de la nature qui coexisteraient avec d’autres, on manque l’essentiel de son projet spéculatif. Lorsqu’il écrit que le mouvement de sa pensée est platonicien, il est sans réserve, et ce qui doit être compris, c’est comment ce platonisme s’immisce dans toutes les dimensions du système, comment il agit à l’intérieur même des concepts qui, de prime abord, semblent s’y opposer le plus. En définitive, ce qui nous intéresse est non seulement de voir quelle autre économie de la philosophie spéculative de Whitehead s’établit lorsque ce platonisme est mis en évidence, mais surtout de comprendre comment un philosophe qui ne cache nullement ses filiations empiristes, allant jusqu’à se définir comme un « empiriste radical » au sens de James, peut non seulement s’intéresser au platonisme, mais se donner comme projet explicite sa réactualisation.
II. La créativité devenue cosmique
6Plaçons donc la filiation platonicienne au centre du projet spéculatif de Whitehead et suivons-en les conséquences. Mais tout d’abord quel est ce centre de la pensée spéculative ? Quel en est le principe fondateur ou premier ? On pourrait penser que ces questions n’ont pas de sens dans le cadre d’une philosophie qui se méfie autant des constructions systématiques qui enchaîneraient les explications et qui les relieraient à des principes premiers. Il est vrai que Whitehead ne tente nullement de reprendre une telle vision du système qui ne ferait que généraliser les modèles déductifs issus notamment des mathématiques. Si la philosophie est systématique, ce n’est nullement à l’image des modèles logico-mathématiques, mais à partir d’une forme propre du système. On aurait tort de croire que le rejet des modèles déductifs entraîne nécessairement le rejet de principes qu’on qualifiera de premiers. Whitehead, au contraire, en fait une condition de la philosophie, et pour éviter toute ambiguïté, il propose à la place de « premier » de qualifier de telles notions d’« ultimes ».
Dans toute théorie philosophique, il y a quelque chose d’ultime qui est actuel en vertu de ses accidents. Cet ultime ne peut être caractérisé qu’à travers ses incarnations accidentelles et, indépendamment de ces accidents, il est dépourvu d’actualisation. Dans la philosophie de l’organisme on appelle cet ultime « créativité » ; et Dieu est son accident primordial, non temporel10.
7L’ultime n’est pas un principe premier et évident à partir duquel nous pourrions déduire certaines qualités et, de proche en proche, le long d’une série de raisons et d’effets, établir un système général de la nature. Au contraire, l’ultime ne dit rien quant à ses effets et ses conséquences ; il est tout au plus une orientation de pensée ou une certaine direction. Ce qui nous paraît fondamental dans cette idée que « dans toute philosophie il y aurait quelque chose d’ultime » est que Whitehead ne rejette nullement l’arbitraire, la décision posée, le geste initial à partir desquels les problèmes d’une philosophie sont développés, sa signature. On ne trouvera aucune raison première et intrinsèque au fait que « dans les philosophies monistes, comme l’idéalisme de Spinoza ou l’idéalisme absolu, cet ultime est Dieu, lequel est aussi appelé de manière équivalente “L’Absolu” »11, ou que dans le matérialisme moderne il serait le « matériau neutre ». Aucune raison ne peut imposer le choix de l’un ou de l’autre, mais la décision de commencer selon un axe plutôt qu’un autre trouve sa justification pragmatiquement, dans les effets qu’elle a dans l’expérience. Toute évaluation d’un ultime se fait en définitive à partir de ses effets, ou de ce que Whitehead appelle ses « incarnations accidentelles ».
8Évidemment, Whitehead ne cherche nullement à se soustraire à cette exigence. La mise en évidence du caractère décisionnel de la philosophie n’est pas établie pour mener une critique de ce qui serait encore un héritage métaphysique avec lequel il s’agirait de rompre, mais pour établir les caractéristiques de tout système philosophique. Ainsi, Whitehead nomme, dans le passage que nous citions, l’ultime à partir duquel sa philosophie s’organise : la créativité. Elle « est l’universel des universaux qui caractérise le fait ultime (ultimate matter of fact) »12 et en ce sens elle ne peut être l’objet d’aucune explication intrinsèque, ce qui supposerait des catégories d’explication et un lexique dont les conditions seraient par définition établies en amont, ce qui ne ferait que déplacer l’ultime vers d’autres principes. Nous devons, au contraire, accepter la décision, le fait de poser un élément et en suivre les effets. La seule chose que nous puissions dire de la créativité est qu’elle est le processus par lequel « la pluralité, qui est l’univers pris en disjonction, devient l’occasion actuelle unique, qui est l’univers pris en conjonction »13. C’est une indication générale et en même temps le grand principe de la pensée spéculative de Whitehead. Tous les concepts, toutes les propositions qui y sont développés ont uniquement comme objet de rendre compte des éléments de cette proposition : qu’est-ce qu’une pluralité ? Comment se constitue une conjonction ? Qu’est-ce qu’une occasion actuelle ? Comment l’univers peut-il former une occasion actuelle unique ? La masse des concepts qui forment l’œuvre principale de Whitehead – Procès et Réalité – ne vise qu’à déterminer les éléments de ce principe ultime, qu’à le mettre en œuvre et à suivre ses effets dans l’expérience immédiate. En définitive, la philosophie spéculative est une tentative pour construire une pensée – ce que Whitehead appelle aussi un schème d’idées – de la créativité à partir de laquelle « tous les éléments de notre expérience »14 pourraient être interprétés.
III. L’être comme actualisation de la créativité
9On pourrait, dès lors, être tenté d’identifier la question de l’ultime à celle de l’être. N’est-elle pas simplement un autre nom pour rendre compte de l’être en tant qu’être, et la créativité ne serait-elle pas simplement la manière singulière par laquelle Whitehead tenterait d’approcher cette question ? La lecture semble cohérente, mais elle ne permet pas de comprendre pourquoi Whitehead fait de la créativité un principe de cohérence d’un schème d’idées dont l’objet est uniquement de permettre, comme nous l’avons dit, une interprétation de l’expérience. Si elle pointait directement vers la question de l’être, si elle était un principe ontologique, alors pourquoi Whitehead insisterait-il autant pour en faire un principe d’interprétation ? N’aurait-il pas été plus cohérent, si telle était l’ambition de Whitehead, de faire de la créativité l’objet de l’interprétation spéculative et non pas son élément central ou sa forme ? Nous ne disons pas que cette lecture est impossible, et les relations que Whitehead établit parfois entre la créativité et d’autres concepts de la métaphysique tels que les « monades », la « substance première » d’Aristote, semblent justifier une telle lecture ontologique de la créativité. Il nous semble cependant qu’elle oblige à faire l’économie de dimensions fondamentales de sa philosophie, et notamment du statut de la pensée spéculative elle-même, car elle oblige à en réduire le caractère construit et artificiel.
10L’ontologie de Whitehead doit être, selon nous, cherchée ailleurs, non pas dans la créativité mais dans « ses » accidents. Reprenons la définition que Whitehead donne de la créativité : elle est le passage de l’univers pris en disjonction à une « occasion actuelle » unique qui est une conjonction. L’être n’est pas le passage lui-même, mais l’« occasion actuelle », le point de synthèse ou de consolidation par lequel la disjonction devient conjonction. Alors que Whitehead ne désigne jamais la créativité comme être, il désigne toujours les « occasions actuelles » ou ce qu’il appelle aussi, plus fréquemment, « entités actuelles » comme des êtres à part entière.
Les entités actuelles – aussi appelées « occasions actuelles » – sont les choses réelles dernières dont le monde est constitué. Il n’est pas possible de trouver au-delà des entités actuelles quoi que ce soit de plus réel qu’elles15.
11Ainsi, l’idée que l’ultime serait la réalité la plus réelle dont dériveraient les autres formes d’existence est ici rejetée, puisque Whitehead affirme sans équivoque qu’on ne trouvera au-delà des entités actuelles rien de plus réel. Il fait d’ailleurs de ce statut si singulier des « entités actuelles » le fondement d’un principe qu’il veut substituer au principe de raison de Leibniz et qu’il appelle le « principe ontologique » : « il n’y a rien qui vienne au monde en provenance de nulle part. Dans le monde actuel, toute chose se rapporte à une entité actuelle16. » C’est dire l’importance des « entités actuelles », et Whitehead affirme que toute sa philosophie a « trait au devenir, à l’être et au caractère relationnel des entités actuelles »17.
12C’est donc au niveau des entités actuelles et uniquement à leur sujet que nous pouvons parler d’une ontologie whiteheadienne. Tout ce qui existe est « entité actuelle » et si nous devions postuler, pour les besoins d’une explication quelconque, des réalités différentes, elles devraient directement être interprétées soit comme dérivées d’entités actuelles, soit comme ingrédients de celles-ci. C’est pourquoi l’ontologie de Whitehead est avant tout un monisme ontologique pour lequel tout ce qui existe est constitué de la même étoffe, requiert les mêmes principes d’explication, s’établit sur le même plan d’existence.
Elles diffèrent entre elles : Dieu est une entité actuelle, et le souffle d’existence le plus insignifiant dans les profondeurs de l’espace vide en est une aussi. Mais, quoiqu’il y ait entre elles hiérarchie et diversité de fonction, cependant, dans les principes que manifeste leur actualisation, toutes sont au même niveau18.
13Nous voyons donc que toute l’ontologie de Whitehead pointe vers cette notion d’entité actuelle qui se retrouve à tous les niveaux de l’existence, ou, plus exactement, qui s’établit avant toute détermination des modes d’existence, tels que physiques, biologiques ou cognitifs. La notion d’« entité actuelle » désigne l’être dans son extension la plus grande, préalablement à toutes ses déterminations. Mais le fait que Whitehead désigne la question de l’être à partir d’un néologisme montre qu’il refuse la généralité qui accompagne le plus souvent cette question et qu’il pense qu’un traitement technique et conceptuel en est possible. C’est pourquoi plusieurs lecteurs de Whitehead se sont intéressés au statut de cette notion d’« entité actuelle »19 et ont tenté de lui donner une plus grande amplitude en la reliant notamment aux notions plus classiques de la métaphysique. Bien que cette analyse par analogies permette de situer l’ontologie de Whitehead, elle risque d’en ignorer la singularité.
14Une autre voie d’interprétation de cette ontologie est possible. Bien que Whitehead n’ait pas entrepris de clarifier l’expression « entité actuelle » en tant que telle, il nous semble cependant qu’en retraçant sa généalogie et ses caractéristiques intrinsèques, l’expression pourrait acquérir une évidence quant à la manière par laquelle Whitehead tente de penser l’être. Prenons tout d’abord le premier terme de l’expression, le concept d’entité. Il est d’un usage tout à fait courant à l’époque, notamment parmi les logiciens, et Whitehead, lorsqu’il travaillait avec Russell à la rédaction des Principia Mathematica, l’utilisait bien évidemment abondamment. Mais de manière plus discrète, le concept a aussi eu ses représentants dans la métaphysique contemporaine. Ainsi, à la même époque, le philosophe Lloyd Morgan dans son livre Emergent Evolution20 tentait une interprétation de la nature à partir du concept d’entité et de l’identification des types d’entités distinctes dans la nature. Il ne faisait que reprendre le sens initial d’entitas21 qui signifie une chose singulière ou un ensemble d’éléments pouvant être traités comme une seule existence et désignés par des démonstratifs tels que « cet », « ce », « ceci ». Le statut d’existence n’est pas de prime abord important. Une entité peut tout aussi bien désigner un être physique, biologique, ou même une abstraction, mais en tant qu’être singulier. G. Deleuze propose ainsi à juste titre de la qualifier de « singularité quelconque ». On dira donc en première approximation que l’être chez Whitehead est pensé comme être-singulier.
15Mais le concept d’entité reste vague, puisqu’il ne définit pas les modalités d’existence en tant que telles et peut aussi bien se dire de choses présentes que passées ou simplement possibles. C’est pourquoi le deuxième terme de l’expression – actualité – est introduit par Whitehead. Il a uniquement pour vocation de préciser en quel sens il faut comprendre la notion d’être-singulier. Or, le terme « actualité » signifie deux choses dans le vocabulaire de Whitehead : tout d’abord, l’action, l’accomplissement d’un acte ou d’une opération ; ensuite, il désigne une reprise de l’energeia, l’être-en-acte par opposition à l’être-possible. Ces deux sens de l’actualité définissent ce qu’il faut entendre par être-singulier. L’entité est ce qu’elle est par son action réelle – et non possible – dans le monde. On chercherait en vain à définir une entité indépendamment de ce qu’elle fait, car les deux s’identifient, et la pluralité des entités qui composent le monde peut être interprétée comme une pluralité d’actions réelles.
16Quelle est cette action réelle à l’origine de l’être-individuel ? Pour y répondre, nous ne devons nous en tenir qu’au principe ultime de la philosophie de Whitehead : passage de l’univers dans sa pluralité d’existences, c’est-à-dire pluralité d’entités actuelles, à l’univers comme conjonction. L’action d’une entité actuelle est d’intégrer tout ce qui a eu lieu dans l’univers ; son être est une transformation de la pluralité en une nouvelle unité, et toute son action vise à établir cette unification locale de l’univers. Cette vision d’un univers démultiplié par les êtres qui en sont comme des centres d’intégration n’est pas très éloignée de la Monadologie de Leibniz et l’on peut légitimement voir dans les entités actuelles une nouvelle approche des monades, et dans la philosophie de Whitehead une forme de néo-monadologie. Mais là où Leibniz voit dans les monades des centres d’expression de l’univers, Whitehead voit des centres d’intégration, de capture, ou dans son vocabulaire : des centres de préhension.
17Nous pouvons dégager de ce qui précède plusieurs propositions qui forment selon nous les axes de l’ontologie de Whitehead et à partir desquelles il nous faut à présent poser la question de son platonisme : 1) le principe ultime de la philosophie de Whitehead est la « créativité » ; 2) la créativité est le passage de l’univers disjonctif à une conjonction qui est une nouvelle existence ; 3) on appellera « entité actuelle » cette unification ou condensation de l’univers en un point ; 4) une entité actuelle se définit entièrement par son activité de préhension de l’univers.
IV. La fonction des formes platoniciennes
18Notre question à présent est de savoir comment le platonisme intervient dans la théorie de la créativité et l’ontologie qui lui correspond dans la philosophie de Whitehead. Car si nous pouvons montrer qu’effectivement le platonisme intervient à ce niveau, il faudra alors bien admettre, étant donné l’importance du principe ultime et de l’ontologie, qu’il est bien au centre du mouvement de sa pensée. Mais avant cela, il convient de préciser ce platonisme dont Whitehead écrit qu’il « ne désigne nullement le schème de pensée systématique que les spécialistes ont cru, de façon discutable, pouvoir tirer de ses écrits » et qu’il ne fait « allusion qu’à la profusion des idées générales que l’on y trouve disséminées »22. Ce que Whitehead retient, c’est essentiellement la distinction du Timée entre d’une part « l’ordre des êtres qui se conservent identiques, qui ne sont sujets ni à naître ni à périr, dont nul n’accueille en soi un autre distinct de lui ni ne se rend lui-même en un autre, qui sont invisibles et à tout autre sens inaccessibles », et d’autre part « ce qui a même nom que les objets précédents et qui leur est semblable, mais sensible, sujet à la naissance, transporté sans cesse, apparaissant en quelque lieu pour ensuite en disparaître » (52a, trad. J. Moreau). Aux êtres sujets au devenir, Whitehead fait correspondre sa notion d’« entité actuelle », et aux êtres qui se conservent à l’identique, ce qu’il appelle les « objets éternels » :
J’utilise l’expression « objet-éternel » pour signifier ce que […] j’ai dénommé « forme platonicienne ». Toute entité dont la récognition conceptuelle ne comporte pas de référence obligée à des entités actuelles précises de l’univers temporel reçoit le nom d’« objet éternel »23.
19La définition donnée par Whitehead repose essentiellement sur une opposition. Tout se passe comme si, lorsqu’il définissait les « entités actuelles », Whitehead pouvait le faire dans l’affirmation de leurs caractéristiques propres, alors que pour les « objets éternels », il ne peut le faire qu’en établissant un contraste avec les « entités actuelles ». Car, en définitive, il appelle « objet éternel » tout ce qui n’est pas « entité actuelle ». Au-delà de ce contraste, on peut leur attribuer quelques qualités générales, mais Whitehead ne s’y attarde pas et laisse ouvert le champ de possibilité des modes d’existence des « objets éternels ». Nous pouvons cependant, en reprenant les descriptions disséminées dans les textes, établir quelques classes d’« objets éternels » : des « sensa » comme le « vert », le « bleu » mais aussi les nuances de couleurs ; des universaux de qualité ; des « sensa » fonctionnant comme qualités d’émotion ; les qualités de forme et d’intensité ; les caractères de croyance comme « aimé » ou la « joie » ; des objets d’espèce objective, comme les formes mathématiques ; des « patterns » et des « relations »24.
20Mais en les définissant par contraste avec les « entités actuelles », le risque n’est-il pas d’en faire un reste, un supplément à ce qui existe et auquel il conviendrait de donner une place dans l’expérience ? Ne seraient-ils pas tout simplement l’ensemble des choses que la notion d’« entité actuelle » ne peut expliquer ? C’est pour éviter une telle compréhension que Whitehead leur donne un véritable statut d’existence.
Les types fondamentaux d’entités sont les entités actuelles et les objets éternels ; les autres types d’entités expriment seulement la manière dont toutes les entités des deux types fondamentaux sont dans le monde actuel en communauté les unes avec les autres25.
21L’importance des objets éternels est ici exprimée sans ambiguïté ; ils sont mis sur le même plan que les entités actuelles avec lesquelles ils partagent cette caractéristique commune d’être les « types fondamentaux d’entités » ; ou encore : « les entités actuelles et les objets éternels se distinguent par leur caractère tout à fait dernier26. » Ce qu’il y a de surprenant dans cette nouvelle distinction est qu’elle semble de prime abord contredire tous les principes ontologiques que nous avions posés jusqu’à présent. En effet, nous affirmions, en suivant Whitehead, que seules existent les « entités actuelles » et qu’au-delà rien n’existe. Cette proposition est même au fondement du principe ontologique, principe de toute explication métaphysique de la nature. Comment Whitehead peut-il dès lors donner aux objets éternels un statut d’existence aussi fondamental que celui qu’il a attribué par ailleurs aux « entités actuelles » et affirmer qu’ils forment une réalité dernière ? N’avions-nous pas été amenés à une forme de monisme radical à partir duquel toute réalité était pensée comme formée de la même étoffe ? A présent, Whitehead semble poser deux sphères desquelles dériveraient toutes les autres formes d’existence, une nouvelle forme de dualisme ontologique. L’ontologie pouvait semble-t-il très bien se construire à partir des quatre propositions que nous avons énoncées précédemment et il n’est dès lors pas étonnant que des lecteurs tels que J. Dewey n’aient vu dans les « objets éternels » que l’introduction arbitraire d’entités métaphysiques inutiles.
22Nous sommes ici au centre du problème du « platonisme » de Whitehead. Car si effectivement les « objets éternels » ne sont qu’un ajout visant à exprimer des formes de réalité qui ne seraient pas liées directement aux « entités actuelles », alors au mieux il ne s’agirait que d’un platonisme local, uniquement pertinent pour certaines dimensions de l’expérience. Ainsi, nous aurions les êtres sensibles, en devenir, que sont les « entités actuelles », et puis, à côté, car il faut bien leur donner un statut, les entités mathématiques, les couleurs en soi, etc. Mais notre hypothèse nous oblige à une tout autre conception du platonisme de Whitehead. Soit effectivement les « objets éternels » ont une fonction au sein du principe ultime, c’est-à-dire de la créativité, et de l’ontologie de Whitehead, c’est-à-dire à l’intérieur des « entités actuelles », et alors il est pertinent de dire que le mouvement de sa pensée est platonicien, soit ce n’est pas le cas, les objets éternels concernent un autre espace de l’expérience, et alors il n’y a aucun sens à parler d’un véritable platonisme de Whitehead. On dira donc que l’importance de la revendication platonicienne de Whitehead est proportionnelle au niveau d’implication des « objets éternels » à l’intérieur des « entités actuelles ».
23Pour l’évaluer, imaginons ce que serait le système de Whitehead sans les objets éternels, prolongeons les conséquences de cette ontologie dont nous avons donné les prémisses dans les pages précédentes et explorons quelle vision de l’univers en dériverait. Nous n’aurions donc que des « entités actuelles », ces êtres singuliers dont l’existence est entièrement dépendante de leur préhension, de leur intégration de l’univers en totalité. A chaque moment, l’univers se contracterait en un point de perspective qui serait une nouvelle existence et viendrait s’ajouter aux perspectives antérieures et fournirait par là même le matériau disponible pour de nouvelles entités actuelles. Le processus irait à l’infini : chaque entité intégrerait les autres entités et serait elle-même un élément dans l’existence d’une autre. Cette vision de l’univers whiteheadien n’est pas fausse, et effectivement les entités actuelles ne sont que des êtres de capture et d’intégration formant des perspectives singulières sur tout ce qui existe dans l’univers, à la manière des monades leibniziennes. Mais il manque quelque chose à cette vision. D’où viendrait en effet la « nouveauté » ? Si effectivement les entités actuelles ne sont formées que de ce qui existe déjà, c’est-à-dire des autres entités actuelles, si elles n’existent que par leur héritage, comment pourrions-nous maintenir le principe ultime de la philosophie de Whitehead, à savoir la créativité, c’est-à-dire l’émergence d’une nouvelle entité actuelle ? On peut effectivement dire que si nous étions capables d’analyser dans tous ses détails une entité actuelle, nous aurions l’histoire complète de tout l’univers, des actes les plus insignifiants aux plus intenses, des plus reculés aux plus récents, mais il nous manquerait cet élément à la fois anecdotique et fondamental, à savoir : comment l’univers dans sa totalité est-il intégré dans une nouvelle perspective ? Les objets éternels ne veulent rien dire d’autre. Ils déterminent « comment » une entité actuelle hérite de l’univers. Ce ne sont ni des contenus, ni des formes, ni des essences, mais l’ensemble des « manières », des « modes » d’héritage, ce que Whitehead appelle aussi des déterminants. Si nous n’avions pas dans le système des « objets éternels », alors nous serions obligés d’affirmer que la manière dont les entités actuelles héritent de l’univers dérive d’autres entités actuelles qui la précèdent et nous serions incapables de dire d’où viendrait la nouveauté ; nous serions au mieux dans un univers mécaniste où non seulement les contenus mais les modes de relation dériveraient du passé.
24Ce qu’il y a, selon nous, de tout à fait singulier dans la position de Whitehead est que le platonisme y devient une condition fondamentale de la créativité. La lecture qu’en propose G. Deleuze a l’indéniable avantage sur les autres de reconnaître l’importance et la fonction des « objets éternels » au niveau même de la créativité : « leur éternité, écrit Deleuze, ne s’oppose pas à la créativité. Inséparables de processus d’actualisation ou de réalisation dans lesquels ils entrent, ils n’ont de permanence que dans les limites des flux qui les réalisent27. » Mais il faut, selon nous, aller plus loin et affirmer que non seulement ils ne s’opposent pas à la créativité, mais en forment les conditions. La lecture de Deleuze laisse la possibilité ouverte de considérer la différence ontologique entre « objets éternels » et « entités actuelles » comme un rapport de connexion locale entre deux réalités hétérogènes. Il y aurait une répartition entre les deux domaines qui de droit pourraient exister indépendamment l’un de l’autre, chacun pour son compte propre. Mais, au contraire, si nous acceptons que les « objets éternels » sont les conditions des modes de préhension des entités actuelles, alors nous ne pouvons imaginer une « entité actuelle » indépendante de l’existence d’un « objet éternel » qu’elle intègre. Puisque celui-ci définit comment elle hérite et étant donné que ce comment est son identité même, comment pourrait-on la concevoir indépendamment d’un objet éternel ?
25Mais si effectivement les objets éternels ne peuvent dériver des entités actuelles, ne risquons-nous pas, en inversant les raisons, de réduire toute l’importance ontologique des entités actuelles en situant à l’intérieur des objets éternels leur singularité ? Dans les termes plus classiques de la métaphysique : si le potentiel – objets éternels – ne peut être expliqué par l’actuel – entités actuelles –, ne sommes-nous pas inéluctablement amenés, par ce que Whitehead a mis en place, à expliquer l’actuel à partir du potentiel ? Le potentiel, dont Whitehead dit qu’il est éternel, sans genèse et sans transformation, ne deviendrait-il pas une forme, un principe d’individuation, dont dériverait l’actuel ? En tentant de sauver le principe ultime – la créativité – par l’introduction du potentiel, nous risquons bien de le condamner à un autre niveau. C’est à l’occasion, selon nous, de ce problème que Whitehead est amené à critiquer ce qu’il considère comme une forme dérivée du platonisme, à savoir la théorie de la participation et donc, dans ses termes, la réduction de l’actuel au potentiel. Il y voit la tentation, qui aurait traversé la philosophie grecque, de donner aux mathématiques une extension excédant ce qui peut légitimement en être attendu. Ainsi, écrit-il, « Platon, dans la première période de sa pensée, fut induit en erreur par la beauté des mathématiques, intelligibles selon une perfection immuable, et conçut un monde supérieur d’idées à jamais parfaites et à jamais reliées entre elles »28. Le modèle platonicien de la participation n’est pas faux en tant que tel et reste certainement un mode pertinent d’explication de certaines réalités, mais sa généralisation métaphysique, selon Whitehead, est abusive. C’est une critique que l’on retrouve souvent dans ses écrits : la généralisation de la pertinence d’une méthode qui est associée à un domaine particulier de l’expérience, comme l’est le modèle de la participation et plus généralement les modèles déductifs, ne peut être appliquée telle quelle à d’autres domaines. Dans tous les cas, l’exigence de la créativité comme production d’un nouvel être ne nous permet pas de suivre le modèle de la participation et oblige, au contraire, à repenser les relations entre l’actuel et le possible.
26C’est pourquoi Whitehead oppose à la participation un modèle qu’il appelle d’ingression :
Le terme « ingression » désigne le mode particulier selon lequel la potentialité d’un objet éternel se réalise en une entité actuelle particulière, contribuant au caractère défini de cette entité actuelle29.
27L’ingression est le processus par lequel un « objet éternel » s’actualise à l’intérieur d’une nouvelle entité actuelle. Nous ne pouvons penser au-delà du monde existant, déjà composé d’entités actuelles qui déterminent des champs de possibilités et donc l’incarnation de tel objet éternel plutôt que de tel autre. Par rapport à la participation, on peut dire que le modèle de l’ingression est une inversion, car ce qu’il met en évidence, c’est la dépendance des « objets éternels » au monde tel quel. Ce ne sont pas les objets éternels qui rendent compte du monde, ni qui en fournissent les raisons, mais au contraire le monde et les existants qui le constituent qui sollicitent des possibles. C’est comme si l’univers dans son avancée créatrice ne cessait de créer de nouvelles contraintes, qui sont les existences elles-mêmes, canalisant les possibles qui en hériteront sur un nouveau mode. Les entités actuelles ne seraient que des répétitions mécaniques si les objets éternels ne leur fournissaient pas des possibilités d’héritage, et les objets éternels n’auraient qu’une existence formelle s’ils n’étaient sollicités par le monde et ne cessaient de varier par leurs incarnations locales. C’est là qu’on trouve l’essentiel de l’exigence empiriste qui traverse la métaphysique de Whitehead : « les objets éternels […] ne nous disent rien sur leur ingression dans l’expérience. Pour le voir, il n’y a qu’une chose à faire : c’est de s’aventurer dans ce domaine de l’expérience30. »
Notes de bas de page
1 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, Paris, Gallimard, 1995, p. 98.
2 Ibid., p. 174.
3 Ibid., p. 98.
4 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 98.
5 Ibid., p. 39.
6 W. James, Essais d’empirisme radical, Paris, Agone, 2005, p. 58.
7 Il s’agit notamment de la critique que J. Dewey adresse à la philosophie de Whitehead. Voir à ce sujet J. Dewey, « Whitehead’s philosophy », Philosophical Review 46, 1937, p. 170-177.
8 Malgré de fortes divergences quant à leurs orientations et les raisons qui les ont amenés à s’intéresser à la philosophie de Whitehead, M. Merleau-Ponty et J. Wahl ont tous deux favorisés cette lecture de l’expérience perceptive de la nature. Voir M. Merleau-Ponty, La Nature : notes, Cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1995 ; J. Wahl, Les Philosophes pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Paris, Alcan, 1920 et Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie contemporaine, Paris, Vrin, 1932.
9 Cette position caractérise notamment la lecture que propose G. Deleuze dans le chapitre « qu’est-ce qu’un événement ? » consacré à la philosophie de Whitehead dans Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 103-112. Deleuze fait des objets éternels la quatrième composante du concept d’événement qui vient s’ajouter à celles d’extension, d’intensité et de préhension. Nous y reviendrons plus longuement.
10 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 51.
11 Ibid., p. 51.
12 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 72.
13 Ibid., p. 73.
14 Ibid., p. 45.
15 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 68-69.
16 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 389.
17 Ibid., p. 40.
18 Ibid., p. 69.
19 Voir à ce sujet, parmi de nombreuses autres études, I. Leclerc, Whitehead’s Metaphysics. An Introductory Exposition, London, Allen and Unwin, 1958 ; J. Wahl, « La philosophie spéculative de Whitehead I », Revue philosophique de la France et de l’Étranger 111, 1931, p. 341-378 ; A.H. Johnson, « Leibniz and Whitehead », Philosophy and Phenomenological Research 19, 1959, p. 285-305.
20 C.L. Morgan, Emergent Evolution, London, Williams and Norgate, 1927.
21 Voir à ce sujet Thomas d’Aquin, Dietrich de Freiberg, L’Être et l’Essence. Le Vocabulaire médiéval de l’ontologie, trad. et comm. A. de Libera et C. Michon, Paris, Seuil, 1996.
22 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 98.
23 Ibid., p. 105.
24 Pour une analyse plus détaillée de la classification des objets éternels chez Whitehead, voir W.A. Christian, An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, New Haven, Yale University Press, 1959.
25 A.N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, op. cit., p. 78.
26 Ibid., p. 74.
27 G. Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 106.
28 A.N. Whitehead, Aventures d’idées, Paris, Le Cerf, 1993, p. 351.
29 A.N. Whitehead, Procès et Réalité, op. cit., p. 75.
30 J. Wahl, Vers le concret, op. cit., 1932, p. 135.
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