Nietzsche et la théorie platonicienne des idées
p. 231-260
Texte intégral
Nietzsche lisait Platon d’une manière différente de la nôtre, et je suis convaincu qu’il le lisait correctement1.
1Être convaincu de la vérité générale de cette déclaration n’empêche pas de se demander si elle vaut pour la manière dont Nietzsche a compris la théorie platonicienne des Idées. La question se pose d’autant plus qu’il ne l’a abordée un peu longuement que dans un texte de jeunesse, l’Introduction à l’étude des dialogues de Platon, rédaction de cours donnés à l’université de Bâle2, dont on a dit qu’ils étaient l’œuvre d’un « enseignant consciencieux » mais certes pas du « philosophe iconoclaste » qu’il serait devenu3. C’est sans doute pourquoi les interprètes de Nietzsche leur ont prêté si peu d’attention4 : non seulement on n’y trouverait aucune volonté de « renverser le platonisme », mais même pas une interprétation un peu originale de la philosophie de Platon.
2La déception n’a cependant sans doute pas d’autre cause que la nature de l’attente et la décision de ne pas prendre au sérieux un choix affirmé pourtant dès l’introduction : « Dans les recherches de ce genre, il est courant de prendre en considération ou bien la philosophie, ou bien le philosophe ; nous voulons la dernière voie : pour le système, nous nous contenterons de l’utiliser5. » Nietzsche se propose de reconstituer la figure du philosophe Platon et non pas d’exposer et critiquer son système, d’où le titre de la seconde partie des cours, « La philosophie de Platon comme expression de l’homme Platon ». Même lorsqu’il abandonnera définitivement tout projet d’ouvrage relevant de l’histoire de la philosophie, Nietzsche restera fidèle à ce principe : chez lui, le nom d’un philosophe renvoie au philosophe. Quant à sa philosophie, elle est à prendre comme « une confession involontaire de son auteur », à interpréter comme un ensemble de symptômes. Il ne faut donc pas expliquer en quel sens et en raison de quel contexte et de quelles influences un philosophe dit ce qu’il dit, mais comprendre pourquoi il a pu le dire étant donné ce qu’il était. Il découle de ce choix initial que les Leçons sur Platon offrent un mélange assez fascinant de conformité à un genre, tel que pouvait l’entendre en ce temps un jeune et sérieux professeur de philologie, et d’une compréhension des textes parfois si aiguë qu’il est impossible d’ignorer la proximité qu’elle dénote. La pleine justification de la méthode et la substitution définitive d’une « psychologie des philosophes » à une approche plus classiquement « historique » des doctrines se trouvent exposées dans le premier chapitre de Par-delà bien et mal, « Des préjugés des philosophes »6, mais ce chapitre développe ce qui était déjà plus qu’esquissé dans les cours de Bâle.
3Nietzsche commence donc par déclarer que « l’homme est plus remarquable que ses livres » et que son but est de déchiffrer ce que le système exprime, consciemment ou inconsciemment, de la personnalité de son auteur. Celle de Platon est remarquable en ce qu’elle présente l’image d’une « nature philosophique » à la fois brûlante et glacée, également capable « de visions d’ensemble grandioses et fulgurantes et du travail dialectique du concept ». L’image sera reprise dans le second volume d’Humain trop humain :
L’âge de la vie auquel un philosophe a trouvé sa doctrine se reconnaît dans son œuvre […] c’est ainsi que la philosophie de Platon rappelle le milieu de la trentaine, époque où un courant froid et un courant chaud se rencontrent généralement avec impétuosité, soulevant de la poussière et de petits nuages ténus, mais faisant naître, lorsque le soleil donne, un arc-en-ciel enchanteur7.
4Aucun philosophe « ne plane au-dessus du temps et de l’heure », contrairement à ce qu’il imagine. Dans la philosophie de Platon reste inscrite, non pas l’époque entendue dans sa fugitive actualité, mais l’âge de la plus grande force, capable de tenir ensemble les deux pulsions les plus contraires que l’esprit puisse éprouver. « Platon est un hybride », en lui se combinent enthousiasme et scepticisme éphectique et s’intériorise l’opposition entre Socrate et Dionysos ; il invente et légifère pour l’avenir tout autant qu’il critique et détruit le présent. Le va-et-vient lassant du questionnement fait naître la poussière de l’ennui et ne soulève dans le ciel de la pensée que des problèmes aussi ténus et passagers que de petits nuages. Mais lorsque le soleil éclaire et redonne chaleur et vie au froid travail dialectique, ce n’est pas un flot de lumière monochrome qui se déverse, c’est un arc-en-ciel qui déploie l’inépuisable diversité de ses nuances. Cette alliance étonnante d’inspiration créatrice et de rigueur logique – le paradoxe pouvant se résumer en ceci : un enthousiasme pour la dialectique – conserve à la philosophie de Platon le charme qui fait que la jeunesse y puise, chaque fois à nouveau, le désir de philosopher.
I. Une théorie très étonnante
5Puisque la nature de l’homme est étonnante, sa pensée l’est forcément aussi :
L’image de cette nature débordante (übervollen) enflamme la pulsion (Trieb) de philosopher : elle éveille assurément le θαυμάζειν, le πάθοϛ proprement philosophique. La théorie des Idées est quelque chose de très étonnant, une préparation inestimable à l’idéalisme kantien. Tous les moyens y sont mis en œuvre, les mythes compris, pour enseigner l’opposition correcte (richtige) de la Chose-en-soi et du phénomène, par quoi commence toute philosophie vraiment profonde8 […]
6Platon a reconnu dans l’étonnement le πάθοϛ proprement philosophique9, mais ce ne sont pas ses discours, aussi paradoxaux soient-ils, qui possèdent le pouvoir de provoquer le θαυμάζειν, c’est l’image de sa nature, et Nietzsche passe aussitôt à la très étonnante théorie des Idées. Cela laisse supposer que, selon lui, c’est cette théorie qui présente l’image de la nature de Platon, nature « débordante » en ce qu’elle s’alimente à deux énergies puissantes et contraires. L’une détruit la croyance naïve à l’évidence sensible, l’autre la dépasse vers une réalité non sensible : la théorie des Idées « étonne » parce qu’elle procède à la fois d’un refus et d’un élan. Poser des Idées suppose à la fois une extrême force critique et un extrême pouvoir créateur. Un penseur dominé par une seule de ces deux pulsions s’interdirait nécessairement d’utiliser un certain registre de moyens ; ainsi, celui qui prend parti pour la critique et veut faire de la philosophie une science rigoureuse n’emploiera pas le mythe, et pas davantage les métaphores et les comparaisons. Platon, lui, met en œuvre les moyens les plus opposés parce que sa nature est capable de les maîtriser tous.
7La théorie des Idées prépare à un idéalisme qui sert de principe à toute philosophie vraiment profonde. Dans son Introduction aux études de philologie classique, Nietzsche attribue la même puissance d’éveil à l’idéalisme de Platon et de Kant, le premier servant de propédeutique au second : l’opposition entre l’Idée et la chose sensible prépare celle entre la Chose en soi et le phénomène. Pas de bonne philologie sans bon philologue et, pour en devenir un, « c’est l’association de Platon et de Kant qui lui sera le plus utile. Il lui faut d’abord être convaincu par l’idéalisme et corriger son interprétation naïve de la réalité10. » On pourrait croire réussir à se débarrasser aisément de cette surprenante apologie en la datant : dans ses textes de jeunesse Nietzsche suit encore Schopenhauer11, mais qui ne sait qu’une fois libéré de son influence il livrera un combat farouche contre l’idéalisme ?
8En vérité, peut-être pas contre tout idéalisme, car il n’y a pas plus pour Nietzsche d’« idéalisme-en-soi » que de chose-en-soi, et il est parfaitement capable de reconnaître dans une certaine sorte d’idéalisme un remède contre une certaine sorte de réalisme. Et lorsque, quelques années plus tard, Nietzsche affirme que le remède (l’idéalisme) est aussi naïf et encore plus nuisible que le mal qu’il combat avec succès (un réalisme irréfléchi), il s’en prend ironiquement à l’idéal, pas aux Idées : « A quoi bon des Idées, quand on a des idéaux ! Les bons sentiments suffisent12. » Qui plus est, la même appréciation positive de l’idéalisme platonicien se retrouve au § 14 de Par-delà bien et mal. La critique d’une physique qui s’appuie sur la foi dans les sens et passe pour une explication de la réalité (d’où son emprise sur « une époque au goût fondamentalement plébéien ») se poursuit ainsi :
Inversement : c’est justement dans la résistance opposée à l’évidence sensible que résidait l’ensorcellement du mode de pensée platonicien, qui était un mode de pensée noble […] « Là où l’homme n’a plus rien à voir et à saisir, il ne lui reste rien à chercher non plus » – c’est là sans conteste un autre impératif que celui de Platon, mais qui, pour une espèce rude et dure à la tâche de machinistes et de constructeurs de ponts futurs, qui n’auront à accomplir que du travail grossier, pourrait bien être précisément celui qui convient.
9« L’aspect surprenant à première lecture de la valorisation du platonisme », note Wotling, s’expliquerait par le besoin de comparer notre modernité à un mode de pensée capable d’en faire ressortir la grossièreté et baptisé « platonicien » pour l’occasion13. L’éloge du platonisme ne serait qu’un éloge de circonstance. Or il n’est pas question dans ce texte du platonisme comme doctrine mais d’un « mode de pensée » noble dont Platon est l’exemple par excellence, et qui se situe à l’exact opposé du sensualisme plébéien des « savants »14. Platon incarne la sorte d’idéalisme qui dénote noblesse et force – ce qu’il faut avoir de noblesse pour se lancer dans une aventure dont rien ne garantit le succès ni même la signification, et de force pour résister à l’évidence la plus immédiate. En outre, évoquer l’auteur du Timée à l’appui de l’affirmation que la physique n’est pas une explication du monde mais une interprétation (équivalent nietzschéen de « mythe vraisemblable »15) n’a rien que de légitime. Avec Platon s’ébranle une croyance naïve en la réalité – naïve en ce qu’elle ignore ou nie tout ce qui pourrait lui faire soupçonner que ce à quoi elle croit est construit et non pas donné – dont le postulat est qu’une connaissance n’en est une qu’à la condition d’en évacuer toute subjectivité et toute relativité. Bien que l’idéalisme de Platon soit aussi naïf que la croyance qu’il détruit, il est noble dans sa défiance envers de trop faciles évidences et la confiance qu’il accorde aux seules forces de la pensée.
10La première partie de l’Introduction comprend pour l’essentiel, après une vingtaine de pages passant en revue la « littérature secondaire récente » et une trentaine portant sur la vie et la généalogie de Platon, une série de résumés de Dialogues, de « tous les Dialogues sans exception », c’est-à-dire de tous ceux mentionnés dans le catalogue de Thrasylle. Bien que, suivant Schleiermacher mais se fondant surtout sur le témoignage de Diogène Laërce (III 38), Nietzsche tienne le Phèdre pour le premier Dialogue, il commence par la République, selon lui le cœur de la pensée platonicienne. Le résumé qu’il en donne est de loin le plus long de tous et il est entièrement centré sur la conception de la culture (paideia) et la place du philosophe dans la cité. L’Idée du bien est mentionnée en passant (p. 66) et la dialectique est passée sous silence ; quant aux trois grandes images centrales, rien n’est dit de la Ligne ni de l’analogie entre le soleil et le Bien (elle sera résumée dans la seconde partie, § 16, pour montrer que « dans le système achevé, l’Idée du bien demeure l’Idée suprême »), et presque rien de la Caverne, alors que Nietzsche s’attarde assez complaisamment sur le rôle accordé aux femmes. Quand il en arrive aux Lois, il affirme que la différence principale avec la République est que « le monde des Idées est absent ainsi que la place accordée au philosophe » (p. 84). Cette même absence lui sert de critère pour distinguer entre Dialogues exo- et ésotériques sur un même sujet : ainsi, les Lois sont à la République comme le Ménon est au Phédon et comme le Lysis, dialogue exotérique où « la théorie des Idées est tenue à distance » (die Ideenlehre ist ferngehalten), est au Phèdre et au Banquet (p. 110).
11Dans le classement figurant à la fin de la première partie (p. 139), les Dialogues sont répartis en deux périodes : « la première période, après la fondation de l’Académie : dominée par la République et les Dialogues qui s’y rattachent et les composantes essentielles des Lois en font aussi partie. » Les autres Dialogues de cette période polémiquent « contre toutes les tendances culturelles (Kulturrichtungen) » de l’époque. Donc, d’un côté, « la vision grandiose » d’une réflexion dont la question fondamentale est la compatibilité de l’État et du génie, autrement dit de la cité et du philosophe, et, de l’autre, sa contrepartie agonale, les attaques contre les artistes et les sophistes, le combat de Platon contre tous les aspects de cette vie et de cette culture grecque qu’il ne pouvait supporter. Dans ce premier groupe de Dialogues, le traitement de l’hypothèse des Idées est remarquablement succinct. Ce n’est plus le cas lorsqu’est abordé un second ensemble, « totalement différent », comprenant les Dialogues composés à un âge avancé : Parménide, Théétète, Sophiste, Politique, Philèbe, et caractérisé par un « remaniement essentiel de la théorie des Idées, de la dialectique, grand déclin de la force de mise en images […] ». A l’encontre de l’opinion de quelques érudits, et non des moindres, en particulier Ueberweg16 (p. 20), Nietzsche penche avec la prudence philologique d’usage pour l’authenticité de ces dialogues, à cette condition : « Si le Sophiste, le Parménide et le Politique sont platoniciens, alors ils appartiennent à la dernière période de sa vie17. »
12A l’époque de Nietzsche comme à la nôtre, la question de l’authenticité est inséparable des problèmes de chronologie. Elle constituait pour les philologues allemands l’essentiel de la « Question platonicienne », dont Nietzsche parle en ces termes à son ami Deussen qui projetait de faire une thèse sur l’authenticité de l’Euthydème : « La question platonicienne est pour l’instant d’une formidable complexité, elle forme une trame compliquée aux ramifications infinies, un organisme18. De pareilles questions ne se peuvent traiter qu’en grand ; à quoi bon grignoter un point extérieur19 […] » Cette dernière expression fait référence à des arguments semblables à ceux utilisés par exemple par Ueberweg pour rejeter l’authenticité du Parménide, et qui sont exposés par Nietzsche dans son résumé du Dialogue : la présence d’un Aristote dans un Dialogue où l’on trouve des arguments aristotéliciens contre la théorie des Idées, le fait que l’Étranger prétende tenir le récit de l’entretien qu’eurent jadis Socrate et Parménide non pas du demi-frère de Platon, Antiphon, mais du clazoménien Céphale, l’emploi du terme genos comme synonyme d’eidos, et ainsi de suite (p. 126-127). Ne pas « grignoter » mais « traiter le problème en grand » veut dire changer de méthode :
Les recherches sont arrivées maintenant au niveau le plus élevé […] il s’agit d’un discernement d’ordre psychologique, il faut reconstruire les démarches de l’âme et de l’esprit de Platon20.
13Faire de la « question platonicienne » un problème psychologique paraît à Nietzsche la seule manière de sortir de l’impasse propre à la philologie allemande de l’époque, et fournit en particulier le moyen de rompre avec la pratique effarante d’une athétèse ayant pour seul but d’exclure tout ce qui risquerait de contredire le système construit par l’interprète ou l’évolution qu’il retrace (la revue des « commentaires récents » s’achève sur Grote qui a le bon sens de se tenir à l’écart « de la nature négative des efforts allemands », p. 28-29). Le passage à un niveau psychologique constitue une solution véritablement philologique : « Pour chaque Dialogue platonicien », continue la lettre à Deussen, « il faut se poser la question de l’auteur et, lorsque le texte ne parle pas en faveur de Platon, aucun témoignage ne sert plus à rien, y compris ceux d’Aristote. Car avec ceux-là, le plus terrible est qu’ils ont pu y être ajoutés ultérieurement, par exemple lors de la rédaction d’Andronicus ». L’Introduction ajoute deux arguments : Aristote n’a pas tenu un registre complet des œuvres de Platon, et une bonne moitié des œuvres d’Aristote est perdue pour nous (p. 26).
14Dire que le seul critère d’authenticité est qu’un texte « parle en faveur de son auteur », en faveur de son âme et de son esprit, peut paraître scandaleusement peu scientifique, car quel autre accès que les textes pourrions-nous bien avoir à cet esprit et à cette âme ? Le cercle, pourtant, n’est qu’apparent : si on admet comme seuls motifs valables de rejet ce qu’on tient pour être des incohérences doctrinales ou lexicales, ou encore des imperfections dramatiques, on ouvre un champ de discussions infinies parce que rien n’est en fin de compte plus subjectif. S’appuyer sur les « démarches de l’esprit et de l’âme de Platon » constitue un critère bien plus fiable parce qu’il aboutit à une « philosophie de Platon » qui rend justice au philosophe Platon.
15Une décision d’authenticité n’est donc pas une affaire de vérité, mais une affaire de justice. En quoi, selon Nietzsche, les derniers Dialogues plaident-ils en faveur de leur auteur ?
II. Platon et son essai d’autocritique
16La réponse se trouve dans la conclusion du résumé du Parménide, où fait son apparition une notion que Nietzsche s’appropriera par la suite avec éclat21 :
C’est donc clairement une critique de Platon, mais une critique de sa façon et qui fut sûrement publiée sous son nom. Peut-être la reprise d’un combat dialectique (Kampfgespräch) entre Platon et l’un de ses meilleurs jeunes élèves, peut-être même entre Platon et Aristote, mis par écrit par une tierce personne22.
17Que le Parménide ait été écrit ou non par Platon n’a pas d’importance : l’essentiel est que les critiques qui y sont formulées sont les siennes, qu’il se les adresse à lui-même, bref que l’on a incontestablement affaire à une autocritique.
18Il y a peu de thèmes aussi notoirement socratico-platoniciens que celui du bénéfice consistant à être réfuté, quand cela signifie être délivré d’une erreur.
Car je cours un risque, moi, dans ce moment présent où il n’est plus question que d’elle [sc. de la mort] : celui de ne pas me comporter en philosophe mais, semblable en cela aux gens qui manquent de culture véritable, en homme qui aime à triompher.
19En conséquence :
Vous, si vous m’en croyez, ne vous occupez pas de Socrate, occupez-vous plutôt de la vérité. Si je vous semble dire quelque chose de vrai, donnez-moi votre accord ; sinon, opposez-moi toutes les raisons que vous voudrez, en prenant garde que, dans mon ardeur, je ne réussisse à m’abuser moi-même, et vous aussi par la même occasion ; et que, comme une abeille, je ne m’en aille en laissant en vous l’aiguillon23.
20Un fragment posthume du printemps 1880 récrit ce texte du Phédon :
Tant que les penseurs considéreront leurs connaissances comme leurs productions personnelles, tant que cette ridicule vanité paternelle se déchaînera en eux, la réfutation demeurera la couronne d’épines des philosophes – combien ont dû déjà la porter ! – alors que celui qui aime la vérité, c’est-à-dire qui déteste être trompé et qui aime l’indépendance (Unabhängigkeit), devrait s’écrier quand on le réfute : je viens d’échapper à un grave danger, je me serais presque pris à mon propre piège24.
21Le « grave danger » consistant à se tromper soi-même est sans nul doute l’écho du « risque » redouté par Socrate à sa dernière heure. Seul peut y échapper celui qui ne croit pas détenir la vérité, qui ne se dérobe pas aux critiques qu’on lui porte, qui désire subir le contrecoup de ce qu’il a pensé. Être reconnaissant envers qui vous réfute est donc aussi un thème nietzschéen, tout comme le ridicule de la « vanité paternelle » est un thème platonicien25 : en faire preuve à l’égard de connaissances dont on est l’auteur au point de ne pas en supporter la réfutation suffit pour tous deux à démontrer que ce n’étaient justement pas des connaissances mais des opinions et des convictions.
22Il n’est pas certain, cependant, que le désir qu’éprouve un penseur d’être réfuté puisse être satisfait par un autre que lui :
Grâce à une pratique continuelle et variée d’interrogations et de dialogues solitaires, j’ai moi-même prévu une bonne part de ces objections ; mais j’y ai, hélas, toujours par avance répondu : si bien que jusqu’ici j’ai dû seul porter tout le poids de mes « vérités ». On aura compris qu’il s’agit de vérités pénibles26.
23La « pratique continuelle et variée d’interrogations et de dialogues solitaires » ressemble fort à la manière dont Platon se représente ce que c’est que penser. Parce qu’il ne cesse de dialoguer avec lui-même, donc de se dédoubler, « le penseur n’a besoin de personne pour le réfuter : il s’en charge lui-même »27. Quelques années plus tard (en 1881), Nietzsche fera de l’autocritique un impératif :
Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi. – Ne jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection que l’on peut faire à ta pensée ! Fais-en le vœu ! Cela fait partie de la probité première de la pensée (Es gehört zur ersten Redlichkeit des Denkens)28.
24A supposer que la probité (Redlichkeit) soit une vertu, elle n’est pas une vertu morale mais une vertu de la pensée, « celle dont nous ne pouvons pas nous défaire, nous, esprits libres »29. Elle est liée à la véracité (Wahrhaftigkeit) et à cette forme de liberté qu’est l’indépendance : comment être libre à l’égard de soi-même si on se croit propriétaire des « vérités » qui se sont montrées à nous ? Ne pas s’attribuer la découverte de pensées que la pensée doit dépasser si elle veut pouvoir continuer à penser, être capable de s’en détacher, de se les rendre étrangères en les mettant au passé30, cela relève de la propreté : « Je ne pense pas que la probité envers soi-même (die Redlichkeit gegen sich) soit quelque chose de si absolument sublime et pur : mais à son égard, je me sens comme en face d’une exigence de propreté (bei einem Erforderniß der Reinlichkeit)31 ! » – de propreté, pas d’objectivité. Une critique peut prétendre être objective et impersonnelle, pas une autocritique : on peut voir en elle l’expression d’un échec et d’une défaite, mais, « très souvent tout au moins », elle est le signe que quelque chose a été surmonté, « une preuve qu’existent en nous des forces vivantes qui font pression et sont en train de percer une écorce »32. La critique reste fixée à son objet, l’autocritique est un mouvement d’auto-dépassement : celui qui met l’une de ses pensées au passé dépasse du même coup le besoin de la critiquer. Toute critique est théorique, elle a pour valeurs le vrai et le faux, l’exact et l’inexact ; l’autocritique ne connaît que le mort et le vif. Son but n’est pas de réfuter en argumentant mais de débarrasser le penseur de ses certitudes acquises, tout en découvrant dans ce qui désormais lui semble mort ce qui peut continuer à vivre et est porteur d’avenir.
25Le devenir des pensées fait apparaître les victoires comme des vérités puis comme des erreurs, donc des défaites : vrai et faux sont les prédicats que nous attribuons à ce qui était alors nécessaire, puis a cessé de l’être :
Quelque chose que tu as aimé autrefois comme une vérité ou une vraisemblance t’apparaît aujourd’hui comme une erreur ; tu le repousses loin de toi et t’imagines que ta raison a remporté en cela une victoire. Mais peut-être cette erreur te fut-elle alors, quand tu étais un autre – tu es toujours un autre – aussi nécessaire que tes « vérités » d’à présent33 […]
26Pour Platon comme pour Nietzsche la pensée est ponctuée de victoires et de défaites. Mais elles ne sont pas celles du philosophe, parce qu’être philosophe ne consiste pour aucun des deux à produire des connaissances ou à énoncer des vérités, mais à explorer, questionner, chercher34. Le rapport que le philosophe doit avoir avec la vérité est donc tout le contraire d’un rapport de production et de possession, il passe par la capacité de devenir « ennemi de soi-même ». Il semblait évident à un historien comme Schaarschmidt (dont Nietzsche avait suivi les cours sur Platon) que « Platon ne peut pas s’être contredit » parce qu’il ne peut pas s’être trompé. En vertu de ce dogme d’infaillibilité, tous les Dialogues comportant la réfutation d’une thèse platonicienne antérieure doivent être jugés inauthentiques. Nietzsche ne se contente pas d’estimer cette conclusion « erronée » (p. 28), il retourne la preuve d’inauthenticité en critère d’authenticité : tout grand philosophe, c’est-à-dire tout philosophe ayant de la grandeur, doit à un moment de sa vie de philosophe être capable de « mener chaque jour campagne contre soi-même » : « Je suis incapable de reconnaître une quelconque grandeur qui ne soit liée à la probité envers soi (Redlichkeit gegen sich)35. »
27Une exigence de probité, le refus d’être prisonnier de ses « vérités » passées, c’est cela et rien d’autre qui aurait conduit Platon à remanier sa théorie des Idées dans le Parménide et les Dialogues qui suivent – à la remanier et non pas à l’abandonner. Car tout en épousant la thèse de la rupture doctrinale Nietzsche reste scrupuleusement fidèle à la façon dont cette rupture est formulée dans le Parménide :
Récapitulation : l’examen s’oriente sur la μέθεξιϛ 1) [savoir] si l’idée entre tout entière ou en partie dans les objets particuliers ;
2) introduction du τρίτοϛ ἄνθρωποϛ contre l’existence objective des idées ; Socrate cherche à s’échapper, par la subjectivité de l’idée [conçue] comme un νόημα situé dans l’âme
Rejeté : l’idée [est] bien plutôt l’objet du νόημα, donc [est] νοούμενον.
Socrate explique à présent l’existence objective des idées, la μέθεξιϛ
consiste à en produire une copie (in der Nachbildung : εἰκασθῆναι)
Contre : le τρίτοϛ ἄνθρωποϛ à nouveau, pour montrer que la μέθεξιϛ ne peut consister en une ὁμοιότηϛ
Mais la plus grande ἀπορία est que toute relation de nature théorique entre les deux [sc. entre les Idées et les objets sensibles] cesse alors.
Résultat : connaissance des Idées incertaine
mais le refus de l’hypothèse des Idées ne peut pas non plus rassurer, car alors la dialectique est abolie.
Socrate l’a adoptée, sans s’être suffisamment entraîné à la dialectique. (p. 125)
28Les choses sensibles étant soumises au devenir et à la pluralité des perspectives, le Socrate du Phédon avait jugé nécessaire de diriger le désir de connaître vers des objets radicalement différents, les Idées, dotées d’un mode d’être et de propriétés contraires. Mais, face à « Parménide », Socrate voit se lever à l’encontre de son hypothèse une myriade d’apories. Son inexpérience de la dialectique fait qu’il ne réussit à préciser ni la nature de l’Idée – sa réalité objective pose autant de problèmes que sa réalité subjective –, ni la modalité de la participation : participer, est-ce prendre une partie de l’Idée, ou lui ressembler ?
29La « récapitulation » est fidèle sur tous ces points, mais Nietzsche semble indifférent aux difficultés soulevées par chaque objection. Son résumé vaut par la ligne qu’il dégage, la mise en évidence du but que poursuit l’ensemble de l’argumentation. Il y est d’abord souligné que l’hypothèse des Idées est une hypothèse résultant d’une décision et non pas un dogme ou une vérité démontrée, ensuite que le problème n’est pas de poser ou ne pas poser des Idées mais de leur accorder un mode d’existence dialectiquement saisissable. Le résultat des objections de Parménide est en effet que la connaissance des Idées apparaît aussi incertaine (zweifelhaft) que celle des choses sensibles et qu’il est impossible d’être rassuré (beruhigen) quel que soit le parti pris, puisque ne pas poser d’Idées signifierait « détruire entièrement la puissance dialectique », et ce serait « encore plus grave pour la philosophie »36. L’« incertitude » correspond chez Platon à l’état d’aporie de celui à qui on expose l’hypothèse des Idées (ἀπορεῖν τε τὸν ἀκούοντα, Parménide, 135a3), et l’« inquiétude » de celui qu’on tente de convaincre de leur existence traduit la désorientation décrite par Parménide : « il ne saura vers où tourner sa pensée » (οὐδὲ ὅποι τρέψει τὴν διάνοιαν ἕξει, 135b9), ni que faire de la philosophie, car « vers quoi se tourner » (πῇ τρέψη, 135c5) si on ignore s’il faut ou non poser des Idées. La thèse de Socrate est difficile à défendre parce qu’elle ne détruit la croyance première et naïve à la réalité sensible que pour la remplacer par une foi non moins naïve en des réalités en soi, et pourtant le Parménide ne conclut pas sur une réfutation définitive. Platon y réaffirme au contraire la nécessité de poser des Idées, à condition de les concevoir autrement.
30Ce que va faire le Sophiste. Après une brève explication de la différence entre le procédé d’induction socratique et la fonction du paradigme : Socrate cherche à extraire l’essence d’une multiplicité sensible alors que l’Étranger prend un paradigme « pour rendre sensible l’essence de la chose » (p. 135), toute la suite est consacrée « à l’importante discussion sur la théorie des Idées ». L’examen des cinq très grands genres ne semble pas en faire partie : le Même, l’Autre et le Non-être brillent par leur absence dans le résumé nietzschéen et on apprend seulement que, contrairement au philosophe, « le sophiste s’occupe de ce qui n’est pas ». Quant à l’Idée d’être, l’important est qu’elle
soit posée comme une Idée particulière face aux autres Idées : apparemment, toutes les autres n’existent désormais que par participation à celle-là. Les choses matérielles qui, d’après la théorie platonicienne antérieure, ne doivent leur existence qu’à la participation aux différentes Idées, la doivent à présent également à la participation de l’Idée d’être. Mais par là, par le fait que les choses et les Idées soient toutes deux subordonnées à l’Idée d’être, cesse l’ancienne opposition. (p. 135)
31Si choses sensibles et Idées participent à la même Idée d’être, elles ont la même quantité d’existence. Le dualisme des deux mondes est annulé au profit d’un unique fondement ontologique, et choses et Idées ne différent plus que par leurs propriétés. Le Sophiste tire ainsi la conséquence de la plus redoutable difficulté soulevée dans le Parménide (133e-134a) : si les Idées sont séparées, comment la pensée humaine pourrait-elle les saisir, et comment les choses sensibles pourraient-elles en tirer leur essence, leur nom et leurs propriétés ? La participation des Idées et des choses en devenir à une même Idée d’être exclut leur séparation et entraîne l’abandon du concept d’existence en soi. Le Philèbe – selon Nietzsche le dernier Dialogue – va dans la même direction dans la mesure où y est affirmée la relativité de l’un et du multiple :
Les Idées sont présentées comme étant au sein du sensible réparties et divisées dans les πολλά et même dans l’ἄπειρον, dans la mesure où elles sont représentées dans notre imagination par de nombreuses choses individuelles. Et même chaque chose individuelle est à la fois une et multiple, dans la mesure où elle est constituée de parties qui peuvent être prises chacune en elle-même. (p. 138)
32Il n’y a donc pas d’unité en soi, toute unité, qu’il s’agisse de celle d’une Idée ou d’une chose individuelle sensible, dépend de la perspective adoptée. C’est pourquoi le Philèbe « occupe une place extrêmement importante dans la théorie des Idées ». La démarche adoptée dans les derniers Dialogues ressemble assez, mutatis mutandis, à celle que, dans Ecce Homo, Nietzsche dit avoir été la sienne dans Humain trop Humain (§ 1) : « l’idéal n’est pas réfuté, – il gèle… » ; une erreur après l’autre est posée sur de la glace, « presque partout se congèle la “chose-en-soi”37 ». Il est possible de parler d’une sorte de répétition nietzschéenne de l’autocritique platonicienne parce que, dans les deux cas, chacun se débarrasse de ce qui est incompatible avec sa nature, et parce que, dans les deux cas, ce qui semble lui être le plus incompatible est la position d’un en-soi inconnaissable, tel que Platon l’avait reçu de son « père » Parménide et Nietzsche de son « éducateur » Schopenhauer. Pour Nietzsche, plus de Chose-en-soi : « C’est la guerre, mais la guerre sans poudre ni fumée, sans poses martiales, sans pathos ni membre démis – tout cela ne serait encore qu’“idéalisme”38. » Pour Platon, plus d’être ni d’unité en soi, et cette révolution s’accomplit elle aussi tranquillement, presque sans bruit. Ce Platon devenu ennemi des amis de ses Idées les détrompe, eux et les Fils de la Terre, en usant des armes du seul raisonnement :
Et il est certain que toutes les armes du raisonnement doivent être employées à batailler contre celui qui, de quelque façon et sur quelque sujet que ce soit, mettrait toute son énergie à abolir la connaissance, la pensée et l’intelligence39.
33Contre qui est dirigé le combat ? Lors de son examen de l’interprétation de Hermann (p. 19), Nietzsche lui reproche d’avoir adopté l’identification des Amis des Idées aux Mégariques proposée par Schleiermacher40 : « les influences de Mégare : une pure nuée : on ne sait presque rien de la philosophie mégarique41. » Il estime « vraisemblable que Platon pense ici aux adeptes de son ancienne opinion, qu’il a lui-même renversée dans le Parménide » (p. 136, cf. p. 46). Des membres de l’ancienne Académie auraient donc durci et poussé à l’extrême la doctrine des Idées et la terrible thèse combattue à ce moment du Sophiste résulterait d’une contamination éléatique42, d’où l’indignation exprimée par l’Étranger :
Eh quoi, par Zeus ? Nous laisserons-nous facilement persuader que mouvement, vie, âme et pensée ne sont vraiment pas présents dans ce qui est totalement / a totalité d’existence (τῷ παντελῶϛ ὄντι μὴ παρεῖναι), mais que, solennel et sacré, dépourvu d’intelligence, cela se tient en plan dans son immobilité (ἀκίνητον ἑστὸϛ εἶναι)43 ?
34Nietzsche ne se préoccupe pas de savoir quels adversaires ou quelles déviations théoriques internes à l’Académie sont visés, il insiste sur le fait que les critiques ne viennent pas de l’extérieur : le remaniement est pensé par lui comme un événement propre à la pensée de Platon, peut-être l’événement majeur. C’est un changement dans sa manière de penser l’être qui a conduit Platon à modifier sa théorie des Idées, mais cela ne signifie nullement l’abandon de tout réalisme ontologique. En s’appuyant sur Aristote, Nietzsche maintient contre la lecture néokantienne d’Hermann Cohen44 que les Idées platoniciennes ne sont jamais de simples concepts : elles étaient et demeurent les seuls êtres réellement étant. En quoi cependant diffèrent-elles des choses sensibles en devenir si elles n’en sont plus les Ursachen, les modèles et les causes premières ?
35La réponse de Nietzsche à cette question est « réaliste », mais ce réalisme ne qualifie pas l’existence mais la puissance des Idées. L’Étranger affirme en effet que « ce qui est n’est rien d’autre que puissance » (Sophiste, 247e) : toute différence entre les Idées comme entre les Idées et les choses sensibles est donc une différence de puissance. On peut lire dans un fragment de 1887 la version nietzschéenne de cette « définition provisoire » du Sophiste, affectée d’une modalité subjective (il s’agit de définir le « vraiment existant » comme ce qui « nous concerne ») : « L’“étant” est donc saisi par nous comme ce qui agit sur nous, ce qui se démontre par son action. – “Irréel”, “apparent” serait ce qui ne peut pas produire d’actions mais semble en produire45. » L’autocritique à laquelle se livre Platon dans le Parménide a bien réussi à déceler le germe de vie qui se développe dans le Sophiste : l’Idée en soi est morte, mais même quand elle était dotée d’une existence « en soi » elle possédait une puissance causale. C’est en cette puissance que réside désormais tout son être.
36Dans les derniers Dialogues, la causalité des Idées n’est plus paradigmatique : les Idées sont des forces, plus des modèles. En conséquence elles agissent et pâtissent et, dans cette mesure, elles sont mouvantes et mues :
Conception des Idées comme forces (Kräfte) mouvantes et mues, pourvues d’âme et d’esprit, donc vivantes et pensantes, situées au sein de l’agir et du pâtir (mitten in Thun und Leiden ausgestatteter) : contrairement à ces êtres habituellement [définis comme] immobiles, immuables et semblables seulement à eux-mêmes. (p. 135)
37Pour le mouvement dont les Idées seraient mues, l’Étranger du Sophiste le déduit de deux équations, que Nietzsche rappelle p. 28-29 : être connu = pâtir (s’il est vrai que « connaître, c’est faire quelque chose, il en résulte nécessairement en retour qu’être connu, ce soit pâtir »46), et pâtir = être mû. La principale question posée par ce passage (auquel Nietzsche consacre la presque totalité de son résumé du Sophiste) porte sur le sens de l’expression παντελῶϛ ὄν. Comment entendre ce à quoi l’Étranger proclame qu’il faut accorder mouvement, vie, âme et pensée ? à quoi se réfère-t-il quand il refuse que, solennel et sacré, cela se tienne en plan dans son immobilité ? Teichmüller venait de soutenir que l’expression désignait l’univers pris dans sa totalité, la totalité des existences sensibles et intelligibles47. Selon d’autres interprètes, Zeller en tête, l’expression n’aurait pas un sens omniextensif mais un sens intensif et spécifierait une manière d’être (ousia). Nietzsche, comme souvent à cette époque, suit Zeller : παντελῶϛ ὄν désigne ce qui est complètement, totalement étant (de même qu’en République V, 477a) et renvoie à l’Idée ou au monde des Idées puisque seules les Idées peuvent prétendre à un tel mode d’existence. Platon aurait donc fini par concevoir ses Idées comme des substances dynamiques, psychiques et spirituelles, et ce passage du Sophiste doit être lu comme « le manifeste d’un nouveau platonisme »48 opposant à un monde raide de concepts (Begriffwelt) propre aux εἰδῶν φίλοι (Begrifffreunden) le monde vivant (Ideenwelt) des véritables amis des Idées (Ideenfreunden). (p. 46)
38La principale raison de s’opposer à Teichmüller et de penser que la proclamation solennelle de l’Étranger a pour seuls objets les Idées, est que Platon, à la différence de Parménide, des Éléates et des Amis des Idées, n’a jamais nié l’existence du mouvement et ne l’a jamais refusé à l’ensemble de ce qui est – moins encore à l’univers tout entier. Si donc on veut voir dans les critiques du Parménide une attaque par Platon de sa théorie antérieure, ces critiques ne peuvent avoir pour cible que l’affirmation de l’immobilité des Idées. Il n’y a autocritique de la part de Platon qu’à condition de lui prêter une première thèse selon laquelle les Idées sont soustraites à tout mouvement et à tout changement. Dès lors qu’elles ne sont plus pensées comme séparées, c’est-à-dire séparées du devenir, les Idées peuvent être dites mouvantes et mues.
39Mais étaient-elles vraiment ces « êtres habituellement définis comme immobiles » ? Nietzsche n’est certes pas le seul à l’accepter sans discussion, mais Lutoslawski49, par exemple, utilisera la distinction des deux espèces de mouvement opérée dans le Parménide (138c) et le Théétète (181c) –, translation, c’est-à-dire tout mouvement dans l’espace, et altération, c’est-à-dire tout changement impliquant un devenir autre –, pour accorder aux Idées une sorte de κίνησιϛ minimale, de φορά « métaphorique ». Si en effet l’immuabilité, l’absence de changement (μεταβολή) et d’altération (ἀλλοίωσιϛ), caractérise invariablement la manière d’êtredes Idées50, on chercherait en vain un texte leur attribuant l’immobilité. Le jeune Nietzsche se range pour sa part à l’interprétation traditionnelle, mais estime qu’une difficulté subsiste. Pour échapper à la dernière objection de Parménide, il faut accorder aux Idées non seulement la puissance d’agir et de pâtir, donc le mouvement, mais également l’âme, la vie et la pensée :
Autrefois, il ne leur était pas non plus attribué d’âme, étant donné qu’elles n’entraient pas comme les âmes elles-mêmes en relation avec le monde sensible (sie nicht wie die Seelen selbst mit in die Verbindung mit der Sinnen-welt eingehen). (p. 135)
40La séparation (χωρισμόϛ) rend les Idées inconnaissables, mais en faire des entités inanimées rend impossible la participation car, bien que faisant partie des réalités invisibles, les âmes sont les seuls intermédiaires avec le monde sensible. Penser les Idées comme des forces implique donc qu’on leur attribue à elles aussi un pouvoir psychique. Alors que la participation était auparavant décrite comme une imitation de l’Idée par la chose, et même comme une aspiration de la chose à ressembler à l’Idée, c’est à présent l’Idée qui, en s’animant, prend en quelque sorte l’initiative et la participation doit être conçue comme une sorte d’action et de mainmise de l’Idée sur la chose51. Comme une Idée ne saurait s’imposer à n’importe quelles choses mais seulement à celles qui possèdent par nature la puissance de pâtir d’elle, on peut également lui reconnaître un certain discernement, une certaine phronèsis.
41Est ainsi prêtée à Platon la théorie dynamique et animiste qu’avaient soutenue des médioplatoniciens comme Philon d’Alexandrie et certains néoplatoniciens, et qui avait été reprise par Schopenhauer et des commentateurs aussi sérieux que Stallbaum, Ueberweg ou Zeller52. Ces derniers ont sans aucun doute joué un rôle dans l’adoption par Nietzsche de cette interprétation, mais dans un remarquable aphorisme d’Humain trop humain il attribue aux « pensées » ce que Platon aurait selon lui fini par accorder aux Idées, et il y reconnaît « la plus intime expérience du penseur » :
Rien n’est plus difficile à l’homme que de prendre une chose impersonnellement, je veux dire de voir en elle une chose et non pas une personne ; on peut même se demander s’il lui est possible, d’une manière générale, de suspendre ne serait-ce qu’un instant le mécanisme de sa pulsion (Trieb) de façonneur et inventeur de personnes. N’a-t-il pas, même avec les pensées (Gedanken), et quand ce serait les plus abstraites, le même commerce que si elles étaient des individus avec lesquels on doit lutter, auxquels on doit s’attacher, qu’il faut garder, soigner, nourrir53 ?
42Quand nous inventons, nous personnifions. Un penseur traite avec ses inventions comme avec des personnes et se trouve de ce fait contraint d’avoir avec elles un rapport d’égal à égal. Leur pluralité lui interdit de se prendre pour l’auteur de « sa pensée », leur indépendance le force à reconnaître que leur venue est imprévisible et que les pensées surviennent quand elles veulent, non quand il veut. Pourtant, même s’il s’agit des pensées les plus abstraites, nous voulons et tentons toujours d’avoir prise (anhaben) sur elles. Les moyens d’y arriver varient selon la façon dont elles se présentent ; il peut arriver
que nous redoutions nos propres pensées, nos concepts, nos mots, mais qu’aussi nous nous respections nous-mêmes en eux, leur attribuant involontairement la force (die Kraft) capable de nous instruire, nous mépriser, nous louer et nous blâmer (belohnen, verachten, loben und tadeln), qu’ainsi nous commercions avec eux comme autant de libres personnes intellectuelles (mit freien geistigen Personen), de puissances indépendantes (mit unabhängigen Mächten), d’égal à égal54 […]
43L’ensemble de l’aphorisme utilise le vocabulaire littéraire du portrait pour dépeindre un commerce qui, du coup, cesse d’être intellectuel et devient affectif, car le penseur pâtit en retour de la force qu’il attribue lui-même à ses pensées. Chacune a son caractère et appelle une procédure appropriée dont, grâce à un langage qui psychologise le logique, Nietzsche dénonce ce qu’elle contient de pulsionnel et d’illogique. Si une pensée adopte une attitude provocante et souveraine, nous prenons peur et rabattons sa prétention tyrannique à l’absolu en lui infligeant des modalités : un « peut-être », un « parfois », un « vraisemblablement ». Si une autre se montre au contraire « tolérante et humble et tombant pour ainsi dire dans les bras de la contradiction », nous craignons de la voir succomber à sa réfutation et lui portons secours en lui accordant force et plénitude, et même vérité et inconditionnalité (Unbedingtheit). Pour Nietzsche il s’agit encore là de moyens rhétoriques : dire d’une « vérité » qu’elle est « inconditionnelle » n’est nullement énoncer à son propos une vérité, c’est seulement un moyen d’accroître la force qu’on veut lui prêter. Le premier secours porté par Platon à son hypothèse des Idées a consisté à les renforcer en inventant un nouveau mode d’existence, l’en-soi.
44Une pensée qui n’est pas ainsi affectée par l’exercice plus ou moins bien- ou mal-veillant de notre souveraineté est une pensée qui règne et agit sur nous : nous nous soumettons à sa puissance tout en nous respectant nous-mêmes en elle. De quelles façons nos pensées exercent-elles sur nous leur puissance d’agir ? En nous jugeant : « louer » et « blâmer », « récompenser » et payer en retour, ou au contraire ignorer et « mépriser », sont autant de verdicts prononcés à notre égard par nos pensées. Une pensée nouvelle nous récompense si elle nous instruit, détruit un préjugé, une sottise, une conviction, et elle peut nous mépriser de l’avoir jusque-là ignorée. Telle est justement, on l’a vu, l’action de l’idéalisme platonicien : il nous rend moins naïfs.
45Il peut aussi arriver qu’un jour nous ne soyons plus certains de la valeur d’une pensée, que nous venions à en douter,
– alors, infatigables « faiseurs de rois » (kingmakers) que nous sommes dans l’histoire de l’esprit, nous la précipitons du trône et y élevons vivement son adversaire. Que l’on veuille bien peser cela et réfléchir encore un peu : personne à coup sûr ne parlera plus désormais d’une « pulsion de la connaissance en soi et pour soi »55 !
46Pouvoir détrôner une pensée fait paraître au grand jour que c’est nous qui donnons aux pensées leur force et en faisons des puissances, grâce à un mensonge, à une dissimulation de leur origine, à la fable d’une « immaculée conception ». Ce qui vaut pour les pensées et permet d’affirmer que la « pulsion vers une connaissance en-soi » est une contradiction dans les termes, puisque l’en-soi s’accompagne toujours d’un effacement de la pulsion, vaut a fortiori pour les Idées : « L’Idée platonicienne est la chose accompagnée de la négation de la pulsion, ou avec l’apparence de la négation de la pulsion » – la chose, c’est-à-dire l’essence56.
47C’est pourquoi « une réfutation ne réfute rien » si elle procède logiquement, comme prétendent le faire les arguments avancés par Parménide : ils n’ont aucun effet sur la pulsion qui est à l’origine. Seule une réfutation « historique » est une réfutation définitive. Dans l’aphorisme d’Aurore57 il est question des contre-preuves de l’existence de Dieu, mais cela peut s’appliquer aux arguments contre la théorie des Idées : ils laissent ouverte la possibilité de découvrir de meilleures preuves de leur existence, des preuves qu’on espère logiquement irréfutables. Parménide – le Parménide de Platon – avait d’ailleurs compris que ses objections n’engendreraient qu’incertitude. Celle-ci est destinée à subsister jusqu’à ce que soit posée la question de savoir comment « la foi en une telle existence a pu se former et prendre du poids et de l’importance »58, et où la nécessité s’impose de la rapporter aux pulsions dont elle découle – bref d’en établir la généalogie.
III. La genèse des idées
48« Nous qui sommes des infatigables faiseurs de rois dans l’histoire de l’esprit » sommes aussi fondateurs de royaume. L’aphorisme d’Opinions et sentences mêlées que je viens de citer parle « d’une fondation d’État des pensées » (Gedanken-Staatenbegründung), du « royaume de la pensée » (Reich des Denkens), et un autre aphorisme du Voyageur et son ombre explique comment se peuple ce royaume. Le temps vient, par exemple, où dans une société « on prête attention au désintéressement » ; lorsque cette qualité morale est « peinte au mur en très grandes lettres, lisibles pour toutes la communauté », on en fait une vertu. On reconnaît la métaphore de la République59 : la justice est plus lisible quand elle est inscrite « en plus grandes lettres sur une plus grande surface », et c’est donc d’abord dans la cité qu’il faut chercher à la définir. Chez Platon il s’agit de déchiffrer plus aisément la nature d’une vertu, pour Nietzsche il faut retracer le processus qui a conduit à en faire une vertu :
le poète lui prête mots et noms, la fait entrer dans la ronde d’entités semblables, lui donne un arbre généalogique, et finit, comme font les artistes, par adorer comme une divinité nouvelle l’objet créé par son imagination – il enseigne à l’adorer. Ainsi, l’amour et la gratitude de tous y travaillent comme à une statue, une vertu devient pour finir une collection de choses bonnes et vénérables, une sorte de temple et une personne divine à la fois. Elle se dresse désormais en vertu distincte, en être existant par soi, ce qu’elle n’était pas jusqu’alors, et exerce les droits et la puissance d’une surhumanité sanctifiée. – Dans la Grèce tardive, les cités étaient pleines de pareilles abstractions divin-humanisées (on voudra bien excuser ce terme singulier en vertu de la singularité de la notion) ; le peuple s’était à sa manière arrangé un « ciel des Idées » platonicien à même sa terre, et je ne crois pas que les habitants en fussent sentis moins vivants que n’importe quelle ancienne divinité homérique60.
49Avant d’être théorisée par Platon, l’Idée, comme la philosophie, naît à l’époque de la tragédie grecque. « Le peuple grec est doué pour l’Idée platonicienne », l’Idée platonicienne est « la conscience du peuple »61. Elle émane du même dualisme tragique que celui que Nietzsche voyait alors resurgir chez Schopenhauer – chez qui les Idées sont les multiples objectivations de la volonté une et originaire – et qu’il lisait dans le Philèbe : les Idées naissent du morcellement de l’Un originaire et de sa dispersion illimitée (Introduction, § 19). Les Grecs ne pouvaient « pas tolérer des individus sur la scène tragique » : les personnages de leurs tragédies ne sont pas des individus mais des masques de Dionysos, de la puissance artiste, créatrice et destructrice, de la vie. Platon aurait transposé théoriquement le fait que toutes les figures tragiques sont apolliniennes puisque ce sont des figures, mais qu’en elles toutes s’ouvre l’abîme dionysiaque de la vie, de la souffrance et de la mort62 :
La distinction platonicienne entre l’« Idée » et l’« idole » (la copie : Abbild), avec la différence de valeur qu’elle implique, est profondément enracinée dans l’âme hellénique. Du reste, tant qu’à utiliser la terminologie platonicienne, on pourrait, sur ces figures, tenir à peu près ce langage : Dionysos, le seul être qui soit véritablement réel, apparaît (erscheint) dans une pluralité de figures63 […].
50La terminologie est platonicienne, mais certes pas ce qu’elle exprime. Car Nietzsche procède ici à sa véritable inversion du platonisme : ce ne sont pas les Formes intelligibles, les Idées, qui sont les seuls êtres vraiment réels, mais ce dont elles sont les figures et les masques64. Les Idées de Platon sont des idoles, des manifestations du seul être véritablement réel, qui, sans limite et sans mesure, est refoulé et reste au fond : tout ce qui vient à la surface « semble simple, transparent et beau »65. L’âme hellénique enfante l’Olympe, elle invente des formes divines ; Platon divinise la Forme (εἶδοϛ) et en fait une Idée. La genèse platonicienne de l’Idée est donc à la fois le prolongement et le renversement de sa genèse grecque : « nous avons l’habitude de considérer l’idéomanie de Platon, son délire presque religieux des formes, comme étant à la fois un événement et un témoignage de l’âme hellénique66. » Avec Platon, l’Idée poursuit et achève sa « course solaire », mais la chaleur d’une idée est « le plus brûlante (produit ses plus grands effets) quand la foi dans l’idée est déjà à son déclin »67. En son sens tragique, l’eidos, la figure divine, est l’expression, la mise en forme apollinienne d’une pulsion à l’œuvre en toute création et toute destruction, y compris celle du Monde ; Platon transforme l’eidos en entité logique et fait de sa définition le but de la dialectique.
51Comment en est-il arrivé à identifier le suprême cercle divin et sa splendeur mythique avec le lieu intelligible ? L’autobiographie du Phédon (96a-102a), avec sa conséquence, les conseils à Cébès, pourrait sembler apporter la réponse. Mais, objecte Nietzsche, même si Platon fait de la conversion de Socrate à la philosophie un récit tout à fait vraisemblable, « en tout cas, ce n’est pas la sienne propre ». L’autobiographie est l’autobiographie de Socrate, que sa seconde navigation conduit à des logoi, des concepts abstraits, et non pas à des Idées. Pourtant, si ce n’est pas l’influence de Socrate, qu’est-ce donc qui a amené Platon à faire de l’Idée, réalité « divin-humanisée », un objet pour l’intelligence ?
52Son histoire. Nietzsche juge décisif l’ouvrage de Hermann68 parce que celui-ci oppose au développement « pseudo-historique » de Schleiermacher un développement « purement historique » (reinhistorische) – purement historique voulant dire « effectivement vécu », tenant à « la vie spirituelle individuelle de l’auteur ». La doctrine des Idées en est le témoignage le plus évident. La vie spirituelle de Platon est marquée par trois rencontres. Ce que dans le cas d’un penseur on appelle « évolution » est en effet le nom d’une auto-éducation qui le révèle à lui-même, d’une suite de métamorphoses advenant lors de ces événements à la fois extérieurs et intérieurs que sont les rencontres avec d’autres pensées (p. 57). Retracer la genèse de la théorie des Idées signifie reconstituer les étapes de la biographie intellectuelle de son auteur et selon Nietzsche le travail a déjà été fait, par Aristote puis par Diogène Laërce69.
53Chez le grand Héraclite, « l’accent est mis sur οὐδέν μένει » (§ 3), mais c’est plutôt Cratyle qui inspire à Platon la vision amère d’un monde toujours en contradiction avec lui-même et qui n’est qu’un chaos d’apparitions-disparitions (§ 4, cf. p. 43). Platon commence donc par désespérer de la possibilité du savoir, mais « il apprend par Socrate qu’il existe un savoir ». Non pas un savoir du sensible : l’epistèmè exige des êtres non visibles. Grâce à sa distinction entre opinion et savoir, Socrate libère Platon de toute vénération pour les apparences, apparences de beauté ou de grandeur mais surtout apparences de réalité et de valeur. Il lui transmet par là son peu d’estime (Missachtung, § 4), son dédain (Geringschätzung, § 5), son mépris (Verachtung) « envers la réalité effective, qui était avant tout un combat contre la réalité la plus immédiate, celle qui importune le penseur, contre la chair, le sang, la colère, la passion, la volupté, la haine » (§ 6). Socrate peut affirmer la différence de la science car il « a trouvé la méthode par laquelle il faut chercher les concepts. Cette méthode est la dialectique » (§ 9). Mais il n’a pas découvert, ou inventé, les objets que doit se donner la science si elle veut se soustraire à la variabilité et la relativité de l’opinion, seuls objets capables de donner sens à la question qu’il ne cesse de poser : « qu’est-ce que ? », donc à sa recherche de la définition. C’est Platon qui « met des Idées partout où un κοινὸϛ ὅροϛ [une définition commune] est possible » ; c’est lui qui donne à l’objet à définir le statut d’Idée70.
54Une longue citation d’Aristote71 permet d’appuyer la thèse selon laquelle la troisième influence est la plus essentielle : « Ce n’est qu’après une assimilation intime des éléments pythagoriciens que se forme la grande conception de la théorie des Idées » (§ 21). Nietzsche corrige seulement deux fois des sources qu’il suit par ailleurs docilement, et chaque fois pour rendre aux pythagoriciens ce qui leur revient : contrairement à ce qu’affirme Aristote, Platon ne retient pas leur théorie de l’imitation des nombres par les choses mais y substitue la théorie de la réminiscence ; et, contrairement à ce que prétend Diogène, l’orientation politique vient d’eux et non pas de Socrate. En outre, Platon engendre la multiplicité de ses Idées comme eux engendrent leurs nombres, à partir de l’un et d’un illimité (ἄπειρον) identifié à la dyade du Grand et du Petit, c’est-à-dire au quantitativement indéterminé (§ 18). C’est également leur théorie de l’immortalité de l’âme qui lui vient en aide pour rendre compte de la possibilité de connaître les Idées (§ 19), mais ce qui n’était « qu’une doctrine relevant du secret des mystères et des sectes » devient dans le Phédon « un enseignement susceptible d’examen philosophique et de preuve » (§ 34). Pour Nietzsche, seuls deux arguments présents dans la première partie du Phédon sont philosophiques : la réminiscence et « la parenté de l’âme avec les Idées en tant qu’elles sont invisibles, simples et impérissables ». L’immortalité de l’âme exige la « preuve ontologique » contenue dans le dernier argument, mais celui-ci n’est que la traduction logico-ontologique de l’argument de l’affinité : « une âme morte est une contradiction logique » parce que l’âme a une relation nécessaire avec une Idée spéciale, l’Idée de vie.
55La genèse historique de la théorie des Idées la représente donc comme la conséquence d’un triple héritage. Mais, racontée par Nietzsche, l’histoire ne montre pas, comme cela pourrait ressortir des exposés d’Aristote et de Diogène, un philosophe empruntant des doctrines dont il ferait la synthèse. Platon n’hérite pas de doctrines mais du sombre désespoir de Cratyle ; du mépris de Socrate pour les « apparences » et pour les hommes, avec sa contrepartie, la confiance dans la puissance dialectique ; enfin de l’appréhension religieuse du réel et du talent oligagogique des pythagoriciens. Ou, comme il est dit dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs (§ 2) : « dans sa personnalité se mêlent les traits caractéristiques de la distance et de la sérénité royales d’Héraclite, de la compassion mélancolique du législateur Pythagore, et de la dialectique de Socrate, le connaisseur d’âmes. » Il ne s’agit ni d’influences ni d’emprunts mais d’affects et de conflits entre affects qui, en « colorant » l’âme et la pensée du philosophe, colorent ce qu’il tient pour la « réalité effective ». La théorie des Idées est la pièce maîtresse d’une stratégie antinihiliste qu’exigeait la nature de Platon, et il n’arrive à la formuler qu’une fois dégagé du désespoir cratylien et du scepticisme socratique.
56Nietzsche reste schopenhauerien quand il voit dans l’hypothèse des Idées la solution platonicienne du problème de la possibilité de la connaissance tel qu’il sera formulé par Kant. En revanche, lorsqu’il pose cette question : « comment arrivons-nous, bien que nous vivions dans le monde empirique, à pouvoir savoir quelque chose des Idées ? » (§ 19), sa réponse est totalement opposée à celle de Schopenhauer. D’une part, la théorie des Idées « n’a pas une origine esthétique, Platon n’a pas été conduit à son hypothèse à partir de la considération du monde visible, il est parti « exclusivement de concepts non visibles comme ceux du juste, du beau, de l’égal, du bien » (§ 14) ; d’autre part « Platon ne sait rien d’une saisie intuitive des Idées, la voie du concept est toujours la dialectique » (§ 10). Or Schopenhauer critique le « labyrinthe tortueux », « la manière embarrassée et prolixe dont sont portées au jour les vérités logiques dans certains Dialogues »72, preuve qu’il méconnaît l’importance de la dialectique ; il ne veut rien savoir de la méfiance de Platon envers l’art ; enfin il passe sous silence la fonction pédagogique des mathématiques (§ 15).
57En interprétant comme il le fait, il ne commet pas seulement des erreurs, il fait preuve d’injustice envers Platon, or « il est essentiel de ne pas déformer totalement son portrait ». Platon n’est ni une nature spécifiquement artiste qui se serait tournée vers la philosophie et se serait inspirée des arts plastiques pour sa doctrine des Idées, ni un adepte de ce que Schelling appelle « l’intuition intellectuelle des choses ». C’est un dialecticien, un dialecticien étant « celui qui sait rendre compte de son savoir sous forme de questions et de réponses (donc pas de manière mystique) » (ibid.). Il faut défendre Platon contre une interprétation nébuleusement néoplatonicienne et l’image romantique, esthétisante et mystique qu’elle engendre. Pour le dire d’un mot, à la différence du Platon de Schopenhauer, le Platon de Nietzsche est un Platon rationnel. Dans Aurore (§ 550), Nietzsche joue Platon associé à Aristote contre Schopenhauer : tous deux ont situé le bonheur suprême dans la connaissance, l’activité d’un intellect bien exercé, pas dans l’intuition ou la vision mystique. La valeur reconnue au jeu aride et rigoureux des concepts, ce « don suprême de dieux, ce véritable feu de Prométhée »73, le fait que la dialectique soit reconnue comme l’une des forces dont le penseur a besoin (Aurore, § 43), tout cela relève assurément d’une hostilité au romantisme mais aussi d’une lecture « probe » des Dialogues, en particulier de la République et du Banquet. Lorsque Nietzsche affirme que Platon est dialecticien de part en part, il voit dans cette extraordinaire aptitude dialectique la sublimation d’une pulsion érotique : comprendre Platon, c’est percevoir la jouissance et la jubilation qui traversent tout propos et toute réplique74.
58Dialecticien de part en part, Platon est aussi éthique de part en part : c’est dans le domaine éthique que se trouve sa force dominante (§ 23) ; mais plus loin c’est la mission législatrice qui est le point central du vouloir platonicien (p. 54). On est tenté de demander à Nietzsche qu’il se décide : dialectique, éthique, politique, qu’est-ce qui caractérise le plus essentiellement l’homme Platon et son système ? Le fait qu’existe pour lui un lien indissolubke entre ces trois dimensions. Nietzsche ne se trompe pas sur la nature de l’éthique platonicienne : elle exige des Idées que le devenir n’altère ni ne relativise et elle repose entièrement sur leur connaissance, donc sur la dialectique. « Le fondement de la théorie des Idées est que seule l’Idée a véritablement un être et une essence » (§ 24). Platon ne divinise pas l’Idée par amour de la belle forme, mais parce que l’Idée est l’essence réelle, et en ce sens possède une fonction principalement éthique : chaque chose doit s’efforcer de correspondre à son essence, en cela consiste ce qu’on appelle sa vertu. L’éthique ne peut donc pas se passer des Idées, et la politique pas davantage : le bon politique doit diriger et légiférer sans tenir compte des opinions des hommes. Son unique moyen de s’en affranchir est de devenir meilleur dialecticien, car « toutes ses réformes reposent sur des connaissances dialectiques de cette sphère la plus élevée », la sphère des Idées (p. 55). Si éthique et politique dépendent de la connaissance des Idées, la différence entre savoir et croire est pour Platon le point de départ nécessaire, c’est elle qui est première. Le dualisme ontologique est la conséquence et non le fondement de cette différence épistémologique, comme l’affirme le passage du Timée sur lequel s’ouvre la seconde partie de l’Introduction75. Cette différence est première parce que Platon veut construire un monde que « l’homme véritablement bon », le philosophe, autrement dit lui-même, puisse reconnaître comme son monde. Affirmer la différence du savoir, c’est affirmer la différence du philosophe, or sans Idées, que faire de la philosophie ?
59« J’insiste, écrit Nietzsche, pour que l’on cesse enfin de confondre les ouvriers de la philosophie et les hommes de science en général avec les philosophes – pour que sur ce point précis, on donne avec rigueur “à chacun ce qui est à lui” et non pas trop aux uns et bien trop peu aux autres76. » Encore une question de justice : aux ouvriers philosophiques, tels que Kant ou Hegel, il incombe la tâche prodigieuse de se rendre maîtres de tout le passé, mais les philosophes véritables commandent et légifèrent, ils veulent imprimer à l’avenir une forme désirable. L’aphorisme 211 de Par-delà bien et mal s’achève sur une triple question : a-t-il existé, existe-t-il aujourd’hui, ne faut-il pas qu’il existe de tels philosophes ? Dans les deux fragments où figure déjà la distinction entre philosophes qui conservent et organisent les valeurs existantes, et philosophes législateurs, il apparaît qu’un tel philosophe a déjà existé : « le second type de penseur est dans une situation de danger extrême. Par ex. Platon77. » Le danger vient de ce que, pour un véritable philosophe, connaître signifie créer et créer légiférer : tout créateur de valeurs a forcément conscience de l’historicité, donc de la relativité et de la fragilité de ce qu’il crée. Pour le supporter, il faut un nouveau courage et une croyance à soi sans limite. Platon a eu le courage de présenter sa théorie des Idées comme une hypothèse, non comme un fait ou une révélation divine, et celui de renoncer à conférer une existence en-soi à ses Idées ; en revanche, il a réussi à se persuader que le bien qu’il voulait n’était pas le bien de Platon, mais le Bien en soi. De ce mensonge fait à lui-même ont découlé les « quelques nobles mensonges qui ont orienté pour des siècles toute la civilisation occidentale ». La théorie des Idées ne fait pas partie de ces nobles mensonges, elle en est le fondement, elle est selon Nietzsche l’image la plus ressemblante de ce qu’est une manière de pensée noble, celle qui croit à la noblesse de la pensée.
Notes de bas de page
1 L. Lampert, « Nietzsche and Plato », dans Nietzsche and Antiquity, His Reaction and Response to Classical Tradition, P. Bishop ed., Rochester, Camden House, 2004, p. 205-219 : « Nietzsche read Plato differently from the way we do, and I am persuaded he read him correctly » (p. 205).
2 Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge, dans Nietzsche, Werke Kritische Gesamtausgabe (= KGA), Abt. II, Bd. 4, hrsg. von F. Bornmann, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1995 (désormais cité Einleitung), p. 5-188. Le texte est rédigé à partir des cours donnés les semestres d’hiver 1871-1872 et 1873-1874 qui avaient pour titre Einfürhung in das Studium des platonischer Dialoge, ainsi que de ceux du semestre d’été 1876, Über Platons Leben und Lehre, et du semestre d’hiver 1878-1879, Einleitung in das Studium Platons. Ils sont publiés sous une forme abrégée (à peu près un quart du texte original : seules l’Introduction et la seconde partie sont données en entier) dans le t. XIX de l’édition Kröner, Philologica, Bd. III : Unveröffentliches zur antiken Religion und Philosophie, hrsg. von O. Crusius und W. Nestle, Leipzig, 1913, p. 235-305, et enfin intégralement chez W. de Gruyter, où les deux parties du cours sont datées de 1871-1872 et 1874-1875, contrairement à l’hypothèse de leur éditeur de l’édition Kröner, E. Holzer, qui pensait que la deuxième partie correspondait au cours de 1876. Les traductions française (Introduction à la lecture des dialogues de Platon, traduit de l’allemand et présenté par O. Berrichon-Sedeyn, Combas, L’Éclat, 1991, désormais cité Introduction) et italienne (Plato amicus sed. Introduzione ai dialoghi platonici, a cura di P. di Giovanni, Bulleti Bosinghieri, Torino, 1991) sont faites à partir de l’édition incomplète parue chez Kröner.
3 Th. Brobjer, « Nietzsche’s wrestling with Plato and Platonism », dans Nietzsche and Antiquity, op. cit., p. 241-259 : « but for the most part, it is Nietzsche, the conscientious teacher not the iconoclastic philosopher, who speaks in these lectures » (p. 244).
4 Comme le pense F. Ghedini, Il Platone di Nietzsche. Genesi e motivi di un simbolo controverso (1864-1879), Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1999, à ma connaissance le seul qui ait consacré une analyse un peu détaillée à ces Leçons. Voir en particulier « La questione platonica come problema psychologico », p. 103-106, et « Le lezioni basileesi su Platone », p. 225-290. Je lui suis grandement redevable de ce qui suit.
5 Introduction, trad. modifiée, p. 5. La même décision est répétée dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Œuvres Philosophiques Complètes (désormais cité OPC) I, 2 : Écrits Posthumes 1870-1873, trad. fr. M. Haar et M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1975, p. 209-210. Cf. la lettre à Lou Salomé du 16 septembre 1882 : « ABâle, j’enseignais en ce sens l’histoire de la philosophie, et aimais dire à mes étudiants : “Le système a été réfuté et il est mort, mais on ne peut réfuter la personne qui se tient derrière – la personne ne peut être tuée. Platon par ex.” » (KSB 6, 259). J’ai développé ce point dans « Nietzsche lecteur de Platon », Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles, A. Neschke-Hentschke éd., Louvain, Peeters, 1997, p. 295-313.
6 Voir le § 6 : toute grande philosophie s’« est révélée être l’autoconfession de son auteur » ; à l’inverse des savants, « chez le philosophe, il n’y a absolument rien d’impersonnel ; et sa morale tout particulièrement indique, en portant un témoignage décidé et décisif, qui il est ».
7 Humain trop humain, Un livre pour esprits libres, OPC III, 2, Paris, Gallimard, 1968 ; trad. fr. R. Rovini, « Opinions et sentences mêlées », § 271, p. 129.
8 Introduction, p. 6, Einleitung, p. 7-8. Quand le texte cité est omis dans la traduction française, le numéro des pages de l’édition allemande est mis entre parenthèses dans le texte.
9 Voir Théétète, 155d.
10 Introduction aux études de philologie classique, semestre d’été 1871, trad. fr. F. Dastur et M. Haar, Fougères, Encre marine, 1994, p. 104.
11 Sur « l’accord profond de Kant et de Platon », voir Le Monde comme volonté et comme représentation, III, § 31-32. Schopenhauer voit dans leur idéalisme « les grands et obscurs paradoxes des deux plus grands philosophes de l’Occident » (p. 221).
12 OPCXII, FPÉté 1886-printemps I887, 6[16], cf. 6[21].
13 Par-delà bien et mal, trad., introd. et notes de P. Wotling, Paris, GF-Flammarion, 2000, notes 102 et 106 p. 304.
14 Encore une affirmation surprenante si on se souvient du Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie » § 2 : « Les sens ne mentent pas. » Ils ne mentent pas quand ils enregistrent changements et mouvements, mais ils mentent quand ils nous présentent des choses et des qualités stables. Il faut substituer à une connaissance grossière qui pense à partir des données sensibles une connaissance qui soit l’affinement et le prolongement des sens (cf. M. Dixsaut, Nietzsche, Par-delà les antinomies, Chatou, La Transparence, 2006, p. 217-220 ; 2e éd., Paris, Vrin, 2012).
15 Timée, 29c-d.
16 Fr. Ueberweg, Untersuch über Zeitfolge und Echtheit Platonischer Schriften und über die Hauptmoment aus Plato’s Leben, Wien, 1861 ; Nietzsche mentionne comme autres partisans de l’inauthenticité Socher (p. 16), Schaarschmidt et Hayduck (p. 25).
17 Contrairement à Hermann qui les avait placés dans le groupe II : « Dialogues soumis aux influences mégariques », et à Zeller et Brandis pour lesquels ils datent de la troisième et avant-dernière période dite des « dialogues dialectiques », de sorte que pour ces auteurs le Parménide, le Sophiste et le Politique sont antérieurs au Phédon et à la République (voir Einleitung, p. 17). La méthode stylistique de Lewis Campbell (1867) est alors inconnue en Allemagne et ne commence à s’y répandre qu’avec la publication, en 1881, de l’article de Dittenberger dans Hermès.
18 Nietzsche résume ce qu’on entendait par « Question platonicienne » dans l’Introduction aux études de philologie classique (1871) : « Problèmes philologiques inhabituellement imposants. Quels textes sont authentiques et quels textes sont inauthentiques chez Platon ? Y a-t-il ou non un système omniprésent, un plan commun ? La question de la forme artistique. La signification de ses qualités d’écrivain en général. Puis déceler l’origine des “Idées”. Sa position par rapport aux systèmes plus anciens, à ses contemporains, en politique, dans les mœurs et en art » (op. cit., p. 128).
19 Lettre à Paul Deussen fin avril-début mai 1868, dans Nietzsche, Correspondance, I, juin 1850-avril 1869 ; trad. fr. H.A. Baatsch, J. Brégaux et M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1986, p. 557.
20 Ibid.
21 L’Avant-propos ajouté à la version de la Naissance de la tragédie parue en 1886 (la première édition datait de 1872 et fut réimprimée en 1874) a pour titre « Essai d’autocritique ».
22 Einleitung, p. 126, trad. fr. H. Fosset et Alexandre Hasnaoui comme toutes celles qui suivent. Je les remercie bien vivement pour leur traduction des résumés du Parménide, du Sophiste et du Philèbe, absents de la version parue aux Éditions de l’Éclat, et remercie tout aussi vivement Th. Auffret et F. Ottman d’avoir accepté de me communiquer leur traduction complète de la première partie.
23 Phédon, 91a-c. Socrate dit à peu près la même chose à Critias dans le Charmide (166c6-d2) : « Qu’est-ce que tu fais […] de t’imaginer que la principale raison pour laquelle je te réfute, ce n’est pas une autre que celle pour laquelle, moi, je retourne en tous sens ce que je dis moi-même, de crainte que, sans m’en apercevoir, je n’aille croire que je sais quelque chose alors que je ne sais rien. »
24 OPCIV, Fragments Posthumes d’Aurore, 1879-1880, trad. fr. J. Hervier, 3[124].
25 Voir par exemple Phèdre, 278d-279e.
26 OPC XI : FP automne 1884-automne 1885, 37[1] ; cf. OPC XII : FP automne 1885- automne 1887, 2[183].
27 Humain trop humain 2, op. cit., « Le voyageur et son ombre », § 249.
28 Aurore, § 370.
29 Par-delà bien et mal, § 227.
30 Cf. « Essai d’autocritique », § 2 : « je ne veux pas réprimer à quel point, passé seize années, il [le livre sur la naissance de la tragédie] me paraît aujourd’hui déplaisant, à quel point il m’est devenu étranger – étranger à un regard qui a vieilli, qui est cent fois plus difficile, mais qui n’est en aucun cas devenu plus froid […] » (trad. fr. Ph. Lacoue-Labarthe dans Nietzsche, Œuvres, t. I, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2000).
31 OPCIV, FP de l’automne 1880, 7[40], KSA 9, p. 325.
32 Le Gai Savoir, § 307.
33 Ibid.
34 Voir par exemple Aurore, § 501 : « Nous avons reconquis le courage d’errer, d’essayer, d’accepter provisoirement – tout cela n’a pas une telle importance ! Nous pouvons faire des expériences avec nous-mêmes. »
35 Aurore, § 370 ; OPCIV, FP d’automne 1880, 7[53], KSA 9, p. 328.
36 Einleitung, p. 125, cf. Parménide, 135c2-6.
37 Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », Humain trop humain § 1, trad., introd. et notes d’É. Blondel, Paris, GF-Flammarion, 1992.
38 Ibid.
39 Sophiste, 249c.
40 Schleiermacher, Platons Werke, II, 2, p. 93 ; il sera suivi entre autres par Zeller, op. cit., II, Abt. 1, p. 252 sq. Th. Gomperz (Griechische Denker : Geschichte der antiken Philosophie, 2 vols., Leipzig, 1893-1902) s’emploiera en revanche à démontrer le caractère non fondé de l’attribution : « tout ce que nous savons de la métaphysique positive des Mégariques, c’est qu’ils s’en tenaient à la doctrine éléatique de l’unité » (trad. fr. A. Raymond : Les Penseurs de la Grèce, 2e éd., Paris-Lausanne, Alcan-Payot, 1908-1910, vol. 2, p. 596).
41 Introduction, p. 16, Einleitung, p. 19. On en sait un peu plus depuis le travail de R. Muller (Les Mégariques, Fragments et témoignages, Paris, Vrin, 1985, voir p. 106 et 170-174) : dans leur volonté de préserver les Idées de toute contamination sensible, les Mégariques n’auraient pas craint d’affirmer qu’il existe une science en soi des êtres véritables, mais pas de science de chez nous. Il est donc probable qu’ils sont visés par la critique des Amis des Idées, même si Platon ne pensait pas à eux seuls (p. 172).
42 Voir par exemple Fr. Susemihl, Die genetische Entwicklung der platonischen Philosophie, Leipzig, 2 vol., 1855-1860, I, p. 301, qui parle de « la rigidité éléatique des Amis des Idées ».
43 Sophiste, 248d7-249a2.
44 Son étude « Die platonische Ideenlehre », que Nietzsche ne cite pas, était parue en 1866. Voir ci-dessus le texte de Denis Seron, p. 97-116.
45 OPCXII, FPAutomne 1885-automne 1887, 5 [19].
46 Sophiste, 248e6-249a1.
47 Il identifie παντελῶϛ ὄν et τὸ πᾶν et peut ainsi refuser mouvement, âme, vie et pensée aux Idées : leur dynamisme ne leur est pas propre mais vient de leur immanence au devenir d’une totalité vivante (Studien zur Geschichte der Begriffe, Berlin, 1874, p. 138 et Die platonische Frage, Gotha, 1876, p. 83).
48 Selon l’expression de L. Stefanini, Platone, vol. 2, Padova, Cedam, 1935, note 1 p. 185-186. Voir Zeller, op. cit., II, 1, p. 696-698.
49 W. Lutoslawski, The Origin and Growth of Plato’s Logic, London, 1897.
50 Ainsi, dans le Banquet, les Idées ne souffrent aucune sorte d’altération, qu’elle soit due au temps, à l’espace ou à la relativité des points de vue (211a-b). Dans le Phédon, l’essence ne peut accueillir aucun changement (μεταβολή) mais « reste semblablement même que soi sans accueillir à aucun moment, sur aucun point, en aucune façon, aucune altération (ἀλλοίωσιϛ) » (78d). Dans la République, l’idée est définie comme « ce qui est toujours identiquement dans les mêmes termes » (V, 479e, VI, 484b…). Dans la « version antérieure » de la théorie, les Idées sont donc des êtres immuables, mais elles ne sont jamais dites immobiles (ἀκίνητοϛ n’est jamais attribué par Platon à l’Idée). Voir A. Diès, Définition de l’être et nature des Idées dans le Sophiste de Platon, Paris, Vrin, 1909, chap. iii.
51 L’ennui est évidemment que c’est le même Phédon qui procure dans les deux cas les références les plus pertinentes ; l’Idée y est présentée comme objet du désir de la chose sensible (voir 74d9-10 : βούλεται μὲν τοῦτο ὅ νῦν ἐΥὼ ὀρῶ εἶναι οἶον ἄλλο τι τῶν ὄντων), et comme imposant sa mainmise sur les choses. Sur le vocabulaire dynamique du Phédon et du Parménide, voir mon article, « Une dimension platonicienne de la puissance : la puissance de pâtir », dans Dunamis, La Puissance chez Aristote, textes réunis par M. Crubellier et alii, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2008, p. 225-249. Comme A. Diès, op. cit., chap. ii, p. 21-35, je pense que la définition de l’être par la puissance « n’est pas nouvelle ».
52 La théorie est facile à récupérer « théologiquement » : Philon conçoit les Idées comme les pensées de Dieu, et dans le néoplatonisme leur puissance génératrice prévaut définitivement sur leur fonction paradigmatique. Dans Platone, Questione di storiografia philosophica, a cura di V. Mathieu, Brescia, 1975, p. 199-204, G. Reale distingue entre dynamisme aitiologique et dynamisme animiste.
53 Humain trop humain 2, op. cit., « Opinions et sentences mêlées », § 26.
54 Ibid.
55 Humain trop humain 2, op. cit., « Opinions et sentences mêlées », § 26.
56 OPCI, 1, FP 7 [28].
57 Aurore, § 95 : « La réfutation historique en tant que réfutation définitive. »
58 OPCV, FP de la fin 1880, 7[53], KSA 9, p. 328.
59 République, II, 368d-369a.
60 Humain trop humain 2, op. cit., « Le voyageur et son ombre », § 190.
61 OPCI, 2, 7[105] et 7[97].
62 Le dieu Dionysos lui-même n’est que le masque apollinien d’une puissance naturelle illimitée.
63 Naissance de la tragédie, § 10.
64 « Ma philosophie, platonisme inversé : plus on s’éloigne de l’étant vrai, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but » (OPC, I 1, FP fin 1870-avril 1871 = KSA 7, 7[156]. L’interprétation ontologique de ce fragment soutenue par Heidegger ignore totalement la perspective tragique qui était alors celle de Nietzsche.
65 OPCI, 2, FP 7[94].
66 Le Gai Savoir, op. cit., § 357.
67 Le Voyageur et son ombre, § 207.
68 Geschichte und System des Platonische Philosophie, Heidelberg, 1839. Nietzsche possédait son édition des Œuvres Complètes de Platon, qu’il avait abondamment soulignée et annotée.
69 Aristote, Métaphysique, A, 6, 987a29 sq. ; Diogène Laërce, Vies, III, 8 : « Platon a fait un mélange des doctrines d’Héraclite, de Pythagore et de Socrate : pour les sensibles, il suit Héraclite, pour les intelligibles, Pythagore, et il philosophait selon Socrate pour les théories politiques. »
70 Tout commentateur de Platon sursaute en lisant cette affirmation, à moins que, charitable, il suppose que voulant dire « Socrate », Nietzsche ait par inadvertance écrit « Platon ». Et pourtant… Et pourtant peut-être est-ce là un des points qui permettent de dire que Nietzsche lisait « correctement » Platon.
71 Métaphysique, A, 6, 987a31-b1 ; elle constitue l’ensemble du § 17 des leçons sur Platon : « Sur l’élément pythagoricien dans la théorie des idées. »
72 Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. fr. A. Burdeau, revue et corrigée par R. Roos, Paris, P.U.F., 1966, p. 327 et 85.
73 Philèbe, 16b, cité dans le § 15 de l’Introduction.
74 Aurore, V, § 544.
75 Le § 1 expose les « deux modes de connaissance » distingués en Timée 51d, et de ces modes passe aux « objets », Idées et choses matérielles. Schopenhauer avait mis en exergue au livre III du Monde, consacré principalement à l’Idée platonicienne, une autre phrase du Timée : « Quel est l’être éternel qui ne naît point, et quel est celui qui naît et qui meurt, mais qui n’existe jamais véritablement ? » (27d). Dualisme ontologique radical pour l’un, subordonné à un dualisme épistémologique pour l’autre.
76 Par-delà bien et mal, § 211.
77 OPC X, FP Printemps-automne 1884, 26[407], et OPC XI, FP Automne 1884- automne 1885, 38[13].
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005