L’idée platonicienne d’Eidos selon Husserl
p. 161-185
Texte intégral
1Qu’entendait Husserl par eidos tout court ? Qu’entendait-il par eidos au sens platonicien ?
2Poser rigoureusement ces questions exclut que nous cherchions à confronter la théorie platonicienne de l’Idée, « telle qu’elle a eu lieu » – et sous réserve que nous sachions donner un sens précis à l’avoir lieu d’une théorie – à l’interprétation positive éventuelle qu’en donnerait Husserl ; ou même à déterminer quelles ont pu être les médiations (celle de Lotze ou celle de Natorp, par exemple) ayant suscité l’intérêt de Husserl et qui l’auront guidé dans une certaine lecture de Platon.
3Une telle approche demeure bien évidemment légitime et nécessaire. A nous y engager, nous serions conduit à prendre appui sur les nombreuses rétrospections qui jalonnent l’évolution de la phénoménologie transcendantale. Il nous faudrait en particulier faire un sort à l’ébauche de Préface aux Recherches logiques de 1913, dans laquelle Husserl reconnaît que, outre le rôle déterminant de Leibniz, sa conversion à l’idée de mathesis universalis (donc, ajoute-t-il, à l’anti-psychologisme), et, par suite, au « “platonisme” qui est donné avec elle », il la doit « à l’étude de la Logique de Lotze » et à « son interprétation géniale de la théorie platonicienne des Idées »1. En nous reportant à celle-ci et à sa conception du « monde des Idées », nous constaterions que l’un des traits de cette « interprétation géniale » de l’Idée platonicienne réside précisément dans l’amortissement du « réalisme des Idées », moyennant une assimilation du concept de réalité (Wirklichkeit) impliqué dans ledit réalisme, au « concept très général d’être-affirmé (Bejahheit) ou de position (Position) »2. Néanmoins, poursuit Lotze, comme « le terme de position, couramment employé, de par son étymologie, introduit avec soi inévitablement le concept connexe, totalement inapproprié, d’action ou d’opération de position (Setzung), par l’accomplissement de laquelle cet “être-affirmé” devrait être désigné », il est préférable finalement « de recourir au terme de “réalité” (Wirklichkeit) »3. Dans une telle perspective, nous devrions encore faire droit à la discussion, dans la même préface, de l’interprétation de Natorp4.
4Mais, pour des raisons essentielles, sur lesquelles nous allons revenir et qui tiennent à l’essence même du questionnement en général et du questionnement phénoménologique en particulier, il est nécessaire de maintenir hors jeu la question qu’une histoire de la philosophie scientifique ne manquerait pas de poser sérieusement et légitimement : « Qu’entendait Platon par Idée ? »
5Nous sommes certes libres de nous poser une telle question, par ailleurs et en son temps. Mais pour légitime que ce soit, cela représenterait un obstacle rédhibitoire à l’articulation et à l’entente de la question qui doit en l’occurrence nous occuper. Celle-ci, telle que nous l’articulons ici, interroge en vérité tout autre chose, et selon des moments qui sont sommairement les suivants :
61. la manière même dont Husserl comprenait l’eidos, tel qu’il en reprend le terme chez Platon pour l’incorporer à la langue de la phénoménologie transcendantale ; disons, l’eidos tout court, tel qu’il intervient massivement dès les premiers paragraphes du premier livre des Idées ; celui qui, en tant que synonyme d’essence, se définit, par exemple au § 3, comme un « objet d’un nouveau type », comme le « donné de l’intuition eidétique »5 ;
72. le trait distinctif et, si l’on ose dire, spécifique de l’eidos platonicien en opposition aussi bien à l’eidos en son sens husserlien qu’à l’Idée (Idee) – Idée au sens kantien ; on peut se reporter pour cela à la mise au point terminologique ouvrant les Idées, qui, de façon à marquer la différence entre « l’important concept kantien d’Idées » et « le concept général d’essence (formelle ou matérielle) », justifie le recours au terme étranger d’eidos6.
8Mais à bien y regarder, ce que nous désignons ici comme l’eidos au sens platonicien comporte lui-même deux strates intimement ajustées l’une à l’autre, qui composent, au sens phénoménologique du terme, la « matière » (Materie) ou le « sens » (Sinn) de l’étrange question historique qui est ici la nôtre.
92a. L’une vise la manière précise dont cet élément repris de la tradition fonctionne, à titre de moment constitutif, dans la perspective d’une critique radicale de la raison pure qui aura constitué le projet ultime de la phénoménologie transcendantale. L’emprunt terminologique, disions-nous, s’accompagne d’une incorporation de la chose même. En ce sens, l’eidos platonicien est un moment de l’eidos husserlien. Ou, pour le dire en d’autres termes, l’emprunt s’accompagne d’un certain élargissement, qui désigne en retour l’eidos platonicien comme affecté d’une restriction, d’un défaut ou d’un manque.
102b. L’autre strate, celle du concept platonicien d’eidos selon Husserl, intervient dans la réflexion phénoménologique sur son histoire. La figure platonicienne de l’eidos y apparaît comme la première prise de conscience et, par suite, l’annonce et l’amorce de l’eidos, de l’Idée d’eidos dont la phénoménologie transcendantale tente précisément l’exposition. Le moment constitutif mentionné à l’instant se redouble d’un moment génétique et historique. La critique phénoménologique de la raison se parachève – idéalement – dans une histoire critique de la raison, une histoire, sans cesse reprise, sans cesse à reprendre, dont les fils conducteurs procèdent des Idées ou Idées-fins.
I. La mise à l’écart de la question « qu’entendait platon par idée ? »
11De manière à clarifier et motiver ces distinctions, commençons par justifier la mise à l’écart de la question historique positive. Tout d’abord, et c’est peut-être là un trait distinctif de la position de Husserl dans l’histoire de la philosophie, il était non seulement capable de faire pleinement droit à la question historique positive demandant ce qu’a réellement été la conception platonicienne de l’eidos, mais, mieux peut-être qu’aucun de ses prédécesseurs, il aura pris la pleine mesure de la différence entre l’approche de l’historien de la philosophie et celle du philosophe, et même de l’incompatibilité des exigences qui doivent idéalement présider aux recherches de l’un et de l’autre.
12La preuve en est tout simplement que, cette question, il l’a posée.
13Elle intervient – ce point est d’importance – à titre d’exemple, dans un passage de ses Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur7 qui nous propose une remarquable analytique de la question. On pourrait dès lors objecter que, dans ces conditions, parce qu’il s’agit d’un exemple de question, celle-ci n’est pas sérieusement et réellement posée, mais plutôt mentionnée ou, si l’on veut, citée. A quoi, nous devons répondre que cela prouve seulement que Husserl n’ignorait pas la possibilité d’une telle question, et que, en cohérence avec ce qui constitue sa vocation première, il l’aura neutralisée et insérée dans le contexte d’une analytique phénoménologique de la structure intentionnelle du questionner en général, et du questionner théorique en particulier. Or dans ce contexte, Husserl pousse l’analyse jusqu’à distinguer deux modes de position de la question théorique historique, qui, dans l’attitude historienne, sont le plus souvent confondus.
14Au moment d’exposer les éléments d’une théorie systématique de l’intentionnalité questionnante (dont on peut du reste trouver les prémisses dans la sixième Recherche Logique)8, Husserl nous met en effet en garde contre une confusion entre deux façons, également historiques, de poser la question qui, expressis verbis, s’articulerait ainsi : « qu’entendait Platon par Idée ? »
On ne doit pas ici se laisser induire en erreur par la confusion entre questions authentiques et questions apparentes. Des questions comme celles que le professeur pose à l’élève, l’examinateur au candidat, sont des questions apparentes ; en tous cas, leur sens (Materie) véritable n’est pas celui qu’on leur prête. La question authentique dans un examen ne demande pas, par exemple : qu’entendait Platon par Idée ?, mais : que savez-vous au sujet de ce que Platon entendait par Idée ? etc.9.
15Le sens est en l’occurrence le sens ou la signification « noématique » ; ou, dans les termes de la cinquième Recherche logique, qui (comme Husserl le rappelle dans les Idées directrices et comme nous allons le voir ci-dessous) ne distingue pas clairement le noétique et le noématique, la « matière » (Materie) d’acte par opposition à la « qualité » (Qualität) d’acte10. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ces distinctions.
Question théorique apparente et question théorique authentique
16La question historique, en tant que question de savoir, se laisserait donc articuler de deux façons différentes. Cette différence dans l’intentionnalité questionnante ne réside pas dans la forme linguistique, non plus que dans le « sens » (si par sens on entend ce qui fait l’objet de la question, et que Husserl nomme ici Materie), mais dans la modalité (Modalität) du questionner, ou plus précisément, dans ce qui de cette modalité s’incorpore au sens même de la question, faisant de celui-ci quelque chose d’autre et de plus que la simple visée d’un « objet », d’un quid, d’un Was. Pour ce faire, il faut inévitablement prendre en compte, selon ses modes de fonctionnement propres, le travail souterrain de la constitution du sens, ou, si l’on veut, les modes précis de participation de la subjectivité à l’élaboration du sens. C’est ainsi que, en l’occurrence, abstraction faite de la forme verbale qui peut être parfaitement identique de part et d’autre, la question du professeur ou de l’examinateur, dans la mesure même où elle l’implique en tant que sujet connaissant la réponse, ou du moins le présuppose comme sujet sachant, ne demande pas réellement ce qu’elle semble demander, ne se pose pas à proprement parler – « Là où je sais déjà, précise Husserl, je ne puis questionner » –, mais interroge en revanche le savoir (présumé, attendu, et éventuellement souhaité) de l’élève – dans l’hypothèse, bien sûr, d’un examinateur bienveillant et charitable.
17Abstraction faite de toute considération pragmatique ou psychologique, ces nécessités découlent de lois d’essence, lois fondées dans l’essence intentionnelle de ce qu’on pourrait nommer « question d’examen ». Les possibilités et impossibilités ainsi délimitées et décrites définissent les caractères constitutifs d’une essence intentionnelle, et non des événements empiriques et psychologiques. C’est en eux que se fonde à son tour la possibilité d’un questionnement rationnel. Certaines relations d’essences fixant les limites de ce qui est phénoménologiquement possible (ou compatible) en découlent.
Si je me suis décidé purement et simplement pour oui ou non, alors la chose en question pour moi n’est plus en question et, rationnellement, je ne peux plus questionner là où je me suis décidé ainsi […] Croire de façon certaine que A est exclut de demander si A est, tout comme cela exclut les autres modalités (Modalitäten) parallèles, par exemple, douter si A est, etc. Dans l’unité d’une conscience, la modalité peut certes se changer en doxa certaine, mais elle subit alors, précisément à cause de cela, une conversion de valeur11.
18La question authentique, à l’inverse, serait celle qui impliquerait le questionneur en tant que sujet ne sachant pas ce que Platon entendait par Idée et cherchant à le savoir.
19Cela appelle plusieurs remarques.
20Tout d’abord la différence entre question théorique apparente et question théorique véritable n’est nullement réductible à celle du discours solipsiste vs. discours interlocutoire. S’il est vrai que la question apparente semble impliquer une situation de communication, il peut fort bien en aller de même pour la question théorique authentique. A celle-ci peuvent se trouver entrelacées, fusionnées, ce que Husserl nomme, par analogie, une question-de-volonté (Willensfrage), ou bien encore une question-de-souhait (Wunschfrage), voire tout simplement encore une attente de réponse, si bien que la question formulée exprime alors plusieurs actes à la fois, par exemple une volonté (ou un souhait) de savoir, ainsi qu’une attente de réponse ; plus exactement encore, elle exprime la prise de conscience d’un tel désir, ou d’un tel souhait, ou d’une telle attente. C’est même « habituellement le cas », ajoute Husserl, « dans les questions adressées à d’autres personnes »12. Par exemple, celle de l’étudiant à son professeur. Néanmoins, ajoute Husserl, « ce sont justement des complications », dont, pour les besoins de l’analyse phénoménologique, nous devons, dans un premier temps, faire abstraction.
21Deuxième remarque. S’il est exact que la question théorique (la question de savoir, question « eidétique ») authentique simple (ou comme dit encore Husserl, une question à un membre, non-disjonctive), celle que l’on pose sincèrement, exclut que l’intention revête actuellement la modalité doxique de la certitude quant à la réponse, elle est tout à fait compatible en revanche avec une série, voire un continuum de modalités allant de l’« impression » (au sens modal, ou Anmutung) jusqu’à la certitude imparfaite, en passant par tous les degrés possibles de la probabilité, de la conjecture vague jusqu’à la forte présomption. Une fois comprises et admises ces modalités du questionnement, il importe de ne pas les confondre avec celles de la réponse. Les premières font partie du soubassement (Unterlage) et de la fondation (Fundierung) de la question théorique elle-même en tant que telle et cela indépendamment de toute réponse et des modalités de celle-ci : la réponse peut en effet être plus ou moins ferme, plus ou moins évidente, plus ou moins certaine. S’il est de « l’essence de la question de viser (zielen) une réponse » et qu’une telle « visée » trouve son but et son terme « précisément dans la réponse en acte », la « tendance intentionnelle caractéristique » que « nous devons isoler et désigner comme l’essence spécifique de la question »13 consiste quant à elle, côté noème, en une « modalisation d’être » et, côté noèse, en une « modalisation du croire ».
22Enfin, troisième remarque, dire que le questionner théorique se fonde sur cette modalisation de l’être et, corrélativement, sur la modalisation de la certitude qu’est le doute signifie d’une part que la question théorique simple n’est pas elle-même un doute et n’implique pas que le doute se trouve exprimé ni qu’il fasse l’objet d’une intention et d’une attention expresses (actuelles) ; cela signifie d’autre part que le doute antérieurement éprouvé, qui constitue, le cas échéant, la motivation rationnelle de la question, cesse d’exister « sous la forme qui était la sienne »14. Nous verrons plus loin, au moment d’aborder l’eidos tel que l’entend Husserl, en quoi consiste cette modification caractéristique, qui fait que l’acte fondateur cesse d’exister comme l’acte qu’il était.
Les raisons de la mise à l’écart de la question authentique
23Mais tournons-nous à présent vers les raisons de la mise à l’écart de la question historique : Qu’entendait Platon par Idée ? Cette mise à l’écart, loin d’exprimer une ignorance des exigences de l’histoire critique de la philosophie ou même un désintérêt vis-à-vis de l’eidos au sens platonicien, est au contraire la condition de son incorporation à la phénoménologie et par suite de la mutation de cette dernière en phénoménologie transcendantale, en idéalisme transcendantal, c’est-à-dire en critique de la raison. Bien plus, elle est la condition du prolongement de cette critique en une histoire de la raison en général, et une histoire de la philosophie, entendue comme histoire de la critique de la raison, une histoire sans drame, dans laquelle l’eidos platonicien figure comme un moment décisif. C’est en effet l’un des grands mérites de Husserl que de porter à un tel niveau d’explicitation et d’articulation ce qui constitue ordinairement l’une des opérations les plus secrètes, les plus personnelles, pour ne pas dire les plus honteuses, de tout philosophe ou apprenti philosophe, que celui-ci le fasse expressément ou non, volontairement ou non.
24Quelle opération ? Celle que stigmatisait naguère Gérard Granel, de l’« utilisation »15.
25Faute peut-être d’avoir suffisamment pris au sérieux l’exigence d’absence de présupposition (ou, positivement exprimé, celle d’auto-justification radicale) revendiquée par la phénoménologie transcendantale, on n’a pas assez prêté attention à l’insistance de la part de Husserl, depuis au moins l’époque de Idées, sur le problème de son rapport à l’histoire de la philosophie16. Ce qui se joue en celui-ci, ce n’est ni plus ni moins que l’une des implications de la réduction transcendantale elle-même.
26Parce qu’elle se veut une critique et une fondation radicales de l’Idée même de science, la phénoménologie transcendantale doit nécessairement s’engager dans une investigation des conditions de possibilité de la science en tant que telle sises dans la subjectivité constituante. Mais à la différence de l’investigation de style transcendantal classique, cette sub-jectivité transcendantale ne représente pas une totalité close sur elle-même, et l’histoire de la raison pure ne se clôt pas sur l’événement suturant de la critique de la raison pure ou de la théorie de la science, comme c’est le cas chez Kant. Il n’en reste pas moins que cette subjectivité constituante et la raison dont elle est porteuse restent, dans leur « opérativité » même, forcloses et, par suite, anonymes pour toute attitude positiviste lato sensu, par quoi il faut entendre l’attitude qui subordonne l’idéalité au fait, et corrélativement l’ensemble de l’activité synthétique de la conscience transcendantale à la « thèse » du monde, le posant comme déjà là, en tant que factum opaque et soustrait à tout questionnement.
27Mais selon quelles modalités une telle « question en retour » doit-elle s’effectuer, pour ne pas entamer la « pureté » de la description phénoménologique ?
28Sans pouvoir nous engager dans la longue et tortueuse méditation husserlienne sur la question, nous devons au moins en rappeler les trois jalons essentiels.
- Nécessité d’une question en retour historique phénoménologique, et donc d’une question en retour sur la philosophie platonicienne et l’Idée platonicienne de la philosophie (de la science, de la vérité, de la raison, etc.).
- Impossibilité de se fonder, pour cela, sur une investigation historique critique positive.
- Possibilité d’une question en retour fondée sur une histoire critique « neutre ».
291. La nécessité de la question en retour se fonde tout d’abord sur la revendication du titre de « philosophe » par le « phénoménologue ». Ce qui revient à dire que loin de suspendre tout rapport à l’histoire de la philosophie, la réduction transcendantale et l’exigence d’auto-justification (et donc de « penser par soi-même ») en ouvrent au contraire un qui est de tradition. Or l’héritage de mots signale ici un héritage d’idées. Revendiquer le titre de philosophie dans une amnésie plus ou moins complète de cette tradition, ce serait se condamner à la naïveté, et par suite, compromettre radicalement le projet même, l’ambition même de « penser par soi-même ». Cela risque à terme de faire apparaître ce projet comme impossible et cette prétention comme vaine ; de nourrir, ce faisant, le scepticisme qui reste éternellement le symptôme du défaut et du manque de philosophie17, et donc aussi de son besoin. Inversement, la prise de conscience de cette situation motive le philosophe impétrant à méditer davantage.
A une époque comme la nôtre, une époque d’incertitude sceptique, où le sens final de la philosophie est devenu totalement problématique, le philosophe se voit toujours sérieusement contraint de méditer sur celui-ci, sur le sens et la possibilité de l’ensemble de son projet. Et comment cela pourrait-il se faire autrement que par une question sur les origines historiques de ce projet qui nous a été transmis dans la continuité des siècles18 ?
30Or ce qui constitue le noyau d’un tel héritage est précisément l’exigence d’un questionnement radical. C’est pourquoi l’héritage prend ici d’emblée la forme d’une « question sur les origines historiques de ce projet », et plus précisément d’une remise « en question radicale de la possibilité même du but ».
312. Or un tel questionnement exclut que l’on se fonde sur une « histoire de la philosophie scientifique » selon l’ethos du « tel que cela a réellement eu lieu », c’est-à-dire selon l’ethos du « c’est cela que Platon a réellement entendu par Idée ». Pourquoi une telle exclusion ? Parce qu’elles prétendent établir cette vérité historique et inscrire « l’horizon [des] certitudes ontologiques possibles » dans celui d’une histoire mondiale d’emblée admise de façon inarticulée, les « opinions » que se forme ainsi le philosophe, même à titre privé, sur la base de telles « interprétations », compromettent le sérieux et la rigueur de son questionnement. Elles forment un noyau de savoirs présomptifs, de « vérités » présomptives qui, en tant que tels, affectent « la vérité du penser philosophique productif » aspirant à une apodicticité sans faille. La fondation du questionnement philosophique radical sur une vérité simplement supposée ruine d’entrée de jeu ce questionnement.
323. A cette fondation ruineuse, Husserl oppose une modalité de fondation qui n’est autre que celle de toute activité professionnelle (au sens large) par rapport à « sa tradition », à savoir une fondation ayant suspendu l’ethos historique positiviste, une fondation dans une « interprétation » libérée de la question de savoir si, du point de vue de l’histoire factuelle, elle est vraie ou non19. Cette exigence pour paradoxale qu’elle semble est pourtant la seule compatible avec la formation du projet, la seule à entrer en cohérence avec l’intention théorique directrice qui y préside. Bien plus, elle est la seule à pouvoir faire preuve d’une certaine efficacité pratique dans sa conduite. Or parmi les multiples exemples de « philosophes », Husserl choisit, cela ne pouvait mieux tomber, celui de Platon.
Je lis mon Platon, je me fabrique une philosophie unitaire et cohérente de « mon » Platon, et cette construction agit sur moi comme une force dans ma vie philosophante. Je ne m’inquiète pas le moins du monde d’une quelconque distinction philologique entre écrits authentiques et écrits inauthentiques, et encore moins de textes philologiquement corrects ; en un mot, je ne m’inquiète pas sérieusement de construire le véritable Platon de l’histoire. Je conserverai encore « mon » Platon quand bien même tous les textes lui seraient attribués à tort. C’est de cette manière que tout philosophe passé, mais aussi présent exerce son effet sur moi en tant que force déterminant ma vie philosophique, en tant que le philosophe de mon « invention » (« Dichtung »), donc indépendamment de la question de savoir jusqu’à quel point mon interprétation (Interpretation) est, du point de l’histoire factuelle, vraie ou non. Il en va des philosophes et des philosophies ainsi librement interprétés (erdichteter) tout comme des autres hommes et de leur existence culturelle, leur existence politique etc. qui se donnent comme des fruits de mon imagination (que des poètes me les procurent ou que je les puise dans mon propre fonds), qui exercent un pouvoir sur moi20.
II. L’eidos platonicien et l’idée platonicienne d’eidos selon husserl
33Cette structure de fondation que nous venons de rencontrer à deux reprises, dans l’analyse de la structure de la question théorique historique et dans celle de la question phénoménologique historique, concerne de très près notre double objet.
L’eidos platonicien selon Husserl
34L’eidos platonicien selon Husserl, qu’est-ce que c’est ? Pour le savoir, tournons-nous vers les Idées I et, tout en lisant au plus près les analyses que Husserl y propose, tentons d’articuler, pour nous-même, le Platon husserlien qui les fonde.
35Usant d’une même liberté vis-à-vis de la référence husserlienne à Platon que celle dont use Husserl vis-à-vis de Platon, nous pouvons procéder à de simples rapprochements, et nous soucier simplement de préciser le profil du Platon qui fonctionne dans la conception husserlienne de l’eidos, celui qui est susceptible d’éclairer et de justifier certains énoncés décisifs. C’est ainsi que, en résonance avec le Platon de la Lettre VII21, après avoir procédé à une analyse approfondie du sens noématique, la « phénoménologie de la raison »22 s’ouvre sur l’exposé d’une corrélation qui constitue l’axe principal de cette nouvelle critique de la raison logique et par suite de l’« essence de la connaissance ». Nous voulons parler de la corrélation entre « l’être véritable » (ou « réel ») et « l’être-attestable rationnellement »23. Cette corrélation qui définit l’essence de la connaissance doit à son tour être comprise, dans une ressaisie eidétique réflexive, comme une corrélation entre deux eidè : « l’eidos être véritable » et, « corrélativement, l’eidos être-donné adéquatement et pouvoir-être-posé comme évident ».
Il reste donc que l’eidos : être-véritable est, corrélativement, l’équivalent de l’eidos : être-donné-adéquatement et pouvant-être-posé-avec-évidence, – mais ce dernier peut être entendu soit comme un être donné fini soit comme un être-donné sous forme d’Idée (Idee)24.
36Le Platon de la Lettre VII – et peu importe pour notre propos que cette lettre soit authentique, ou même qu’elle ait été une référence connue de Husserl – supposait une corrélation semblable entre le « quelque chose » (τὸ τί) – que l’âme cherche à connaître – et le savoir de l’âme (εἰδέναι τῆϛ ψυχῆϛ, 343c1-2) ; plus précisément, une « parenté » (συΥΥενεία) et une « similitude » (ὁμοιότηϛ) entre l’intellect (ὁ νοῦϛ) et l’être (τὸ ὄν) (342d1 et 342e4), l’être qui est connu et est véritablement (ὅ Υνωστόν τε καὶ ἀληθῶϛ ἐστιν ὄν) (342b1). Il en excluait ainsi, comme une sorte de « gangue » affectée de l’élément contraire à la vérité (343a6) et, par suite, inadéquat à l’objet même du savoir : le nom, l’énoncé, la figure, et même l’opinion vraie (342c5). Tant que nous nous y maintenons, nous nous condamnons à deviner ce qui est à chaque fois en jeu, à n’entrevoir le « quelque chose » dont il est à chaque fois question que de façon indirecte et imparfaite, en tant que qualité (τὸ ποιόν τι) (342e4) de quelque chose qui reste en soi totalement indéterminé, un quelque chose qui n’est pas cette qualité et que cette qualité n’est pas. Aussi faut-il longtemps les frotter les unes aux autres (en nous) pour qu’ait chance de se produire l’étincelle de la vérité, c’est-à-dire la fulgurante assimilation du savoir de l’âme à ce qui est véritablement, ou encore, si l’on veut, l’arrachement de l’âme au va-et-vient incessant d’un élément à l’autre et la stabilisation de la recherche de savoir dans un « su » (un eidos) authentique, autant que les forces humaines en sont capables.
37Indépendamment de toute étymologie réelle ou supposée, sérieuse ou fantaisiste, l’eidos peut se donner à entendre, dans la langue de Platon, comme la forme substantivée du participe passé du verbe εἴδεναι25. L’eidos est, en ce sens, un équivalent strict du Υνωστόν ; et, comme ce dernier, il est ce qui, de ce qui est véritablement, est à chaque fois effectivement connaissable et connu au sens propre, donc connu de façon absolument évidente et certaine, bref apodictique. L’être platonicien n’est certes pas monolithique, mais la question historique reste ouverte de savoir si, avec l’intégration du non-être, on est en mesure de faire pleinement droit aux autres modalités d’être, y compris celles du possible, du vraisemblable ou du probable. L’élargissement qui nous occupe ici, et dont Husserl fait état, est intimement connecté à celui de la sphère logique pure, restreinte à l’époque des Prolègomènes aux seules sciences déductives (démonstratives)26.
38Or la corrélation dont nous parle Husserl intègre celle de Platon à titre de moment, ou, si l’on veut, celle-ci n’est qu’une composante de celle-là. Car, comme l’ajoute aussitôt Husserl, cette corrélation vaut non seulement pour la forme stricte du savoir (nommons là apodicticité), mais également « pour toutes les modalités doxiques d’être et, corrélativement, de position »27. Par suite, l’eidos platonicien ne constitue pas même le noyau de l’eidos husserlien, mais un moment de ce noyau correspondant à ce que Husserl nomme la « référence au quelque chose » (Beziehung auf Etwas) ou encore « relation à l’objet » (Beziehung auf den Gegenstand). Car cette « relation » ne peut subsister que dans l’élément phénoménologique du sens28, un élément qu’il faut – insiste Husserl, plus nettement que dans les Recherches logiques – analyser tant du côté noétique que noématique. Envisagé du côté du noème, ce sens constitue l’autre moment du noyau noématique et non sa chair ou son enveloppe. Si le quid que visait la science platonicienne représente certes le « moment suprêmement intime du noème »29, et même « le centre du noyau », il reste que ce quid reçoit sa détermination (sa « direction ») de ce sens. Sans lui, le Was reste un pur X vide, sans aucune détermination, pas même celle qui le pose comme étant véritablement.
39Mais en quoi ce sens noématique consiste-t-il précisément ? La réponse se trouve énoncée clairement au § 129, dans lequel Husserl résume l’acquis principal des Recherches logiques et annonce le nouveau pas qu’il s’apprête à franchir. Après avoir rappelé la proposition qui constitue le but de toute la discussion qui se poursuit au long de cette section et lui donne son titre, à savoir que tout noème a un sens et « par lui »« se rapporte à “son” objet »30, Husserl procède aux mises au point décisives suivantes :
A ce point de vue un premier pas, et à mon sens un pas nécessaire, a été tenté en soulignant de façon phénoménologique le rôle de la « matière » (Materie) et de la « qualité » (Qualität), grâce à l’idée « d’essence intentionnelle », distinguée de l’essence de la connaissance. Ces distinctions n’étaient opérées et désignées qu’en considérant uniquement les noèses : cette unilatéralité est aisément surmontée, si on tient compte des parallèles noématiques. Nous pouvons donc entendre les concepts en un sens noématique ; la « qualité » (qualité de jugement, qualité de souhait etc.) ne signifie pas autre chose que ce que nous avons traité plus haut comme caractère « de position », comme caractère « thétique » au sens le plus large du mot. […] Dès lors il est manifeste que la « matière » (Materie), qui est dans chaque cas le « quid » et qui reçoit de la « qualité » sa caractéristique positionnelle, correspond au « noyau noématique »31.
40Ce que les Recherches logiques nommaient encore « qualité d’acte » et que les Idées I désignent comme « caractères thétiques » ou « positionnels » correspondent très exactement, comme le répète Husserl, à l’élément modal du noyau noématique, élément que la logique traditionnelle et la logistique moderne contemporaine dans leur diversité renvoient unanimement dans la sphère de la subjectivité, de la représentation psychologique. Dans ce qu’on nomme le quomodo, le « comment », le im Wie de l’intention, il y a une part qui contribue à la détermination du quid, à la détermination de « son contenu » (§ 130), qui, sans cela, se réduit à un pur « X déterminable », mais absolument indéterminé (§ 131). Ce « sens » est l’objet dans le comment de ses déterminités (in Wie seiner Bestimmtheiten) ; il « est cet objet-dans-le-comment noématique »32. Les deux composantes constituent des « moments » interdépendants, si bien qu’on peut écrire la double implication, c’est-à-dire l’équivalence : Pas de « sens » sans un « quelque chose » et inversement pas de « quelque chose » sans « contenu déterminant », c’est-à-dire sans sens33.
41Mais il y a plus. Ce quelque chose, cet « X » porteur du sens se détermine à la faveur de l’activité synthétique de la conscience, c’est-à-dire à la faveur d’une « composition » des caractères thétiques, d’une composition modale qui se traduit par une condensation des multiples « X » en un « X synthétique ».
42Sans pouvoir m’arrêter à l’expliquer dans son détail, il me faut citer le texte qui conclut le § 131 :
C’est par le moyen de ce porteur de sens qui, en tant que X vide, appartient au sens, et de la possibilité de la liaison concordante en des unités de sens de degré quelconque (une possibilité fondée dans l’essence de chacun d’eux), que non seulement chaque sens a « son objet », mais que des sens différents se réfèrent au même objet, dans la mesure précisément où ils peuvent s’intégrer à des unités de sens, dans lesquelles les différents X déterminables des sens unifiés viennent coïncider entre eux et coïncider avec le X du sens total de chaque unité du sens considéré34.
43On peut illustrer cela par le processus logique où, de nominalisation en nominalisation, les modalités subjectives se trouvent incorporées au sens et où le sens ainsi élargi compose, détermine l’objet. Prenons par exemple la série suivante : il me semble que la porte est fermée ; la porte est probablement fermée ; la probabilité que la porte soit fermée est plus forte que la probabilité contraire ; la probabilité que la porte soit fermée est un exemple de modification noématique obtenue par nominalisation.
44Néanmoins, même reconstituée et amplifiée de cette façon, notre description du noyau noématique reste affectée d’une double insuffisance.
45A. D’une part, le noyau noématique (formé par l’X porteur de sens et les caractères thétiques) ainsi décrit n’est qu’une unité abstraite, relevant de l’ordre de la « signification » (Signifikation, Beziehung). Or l’activité synthétique (mono-thétique ou poly-thétique) de la conscience transforme le domaine du sens en domaine de la « proposition » au sens le plus large35. Pour le dire en d’autres termes, le noyau noématique n’est pas simplement un « quelque chose dans son comment », mais « un quelque chose » pris dans des fonctions thétiques et formant avec elles une unité « synthétique ». Il y a ainsi, outre les « propositions de jugement », des « propositions de plaisir », des « propositions de souhait », des « propositions de commandement », etc. – qui peuvent ou non être exprimées, adéquatement ou non, donc prises comme objets de propositions au sens étroit du terme, c’est-à-dire au sens d’énoncés logiques. Le « concept de proposition subit » ainsi, comme le souligne Husserl, « une extension extraordinaire et peut-être choquante ; il n’enfreint pourtant pas les bornes d’une unité d’essence remarquable. » D’où la mise en garde : « il ne faut jamais perdre de vue que les concepts de sens et de proposition ne contiennent aucune allusion à l’expression et à la signification conceptuelle ; en revanche, les propositions expressives et les significations propositionnelles en représentent un sous-groupe36. »
46Nous sommes ainsi en présence des éléments fondamentaux permettant de comprendre le sens de la re-fondation de la logique formelle à laquelle travaille sans relâche Husserl depuis l’époque des Prolégomènes. L’apophantique formelle ainsi que l’ontologie formelle trouvent dans cette dimension phénoménologique du sens et de la proposition lato sensu leur fondement, ainsi que les ressources de leur re-fondation. Car s’il est vrai, comme le déclare Husserl, qu’il n’incombe pas à la « phénoménologie elle-même » d’« élaborer systématiquement une telle théorie formelle », une telle « morphologie » (non plus qu’une axiologie formelle ou pratique formelle), que celle-ci ne peut s’effectuer que par voie axiomatique, il reste qu’une élucidation de l’a priori corrélationnel, dont le logicien – au nom d’une suspicion nécessairement arbitraire vis-à-vis de ce qu’il nomme de manière tout aussi nécessairement vague « intuition » – ne consent à voir que la croûte ou l’écume, est nécessaire pour surmonter certaines limitations implicites et tacites dans lesquelles l’axiomatisation s’enferre dès le départ37. C’est ainsi que la logique peine à intégrer l’ensemble des fonctions modales qu’elle admet tout au plus comme des modifications secondaires (voire superflues, que les quantificateurs suppléent aisément)38. Prenant le contre-pied de cette tendance dominante, Husserl, depuis 1909, affirme la nécessité d’intégrer à la « matière du jugement » et par suite à la « proposition » elle-même non seulement les modalités doxiques et les modalités de l’être, mais également les modalités du « devoir être » (déontiques ou pratiques). Par « positions, et en particulier [par] l’ensemble des positions synthétiques », il faut entendre non seulement les « modalités doxiques », les modalités de jugements (conjecture, question, probabilité, etc.), mais également les « thèses fondées, des sens et des propositions de la sphère affective et volitive »39.
47Or quant aux premières, Husserl écrit :
Mais les positions, et en particulier l’ensemble des positions synthétiques, peuvent aussi être des modalités doxiques. Nous conjecturons quelque chose et explicitons ce dont nous avions conscience sous le mode du « conjecturé » ; ou bien quelque chose se présente comme problématique et nous explicitons le problématique dans la conscience de question, etc. […] on voit alors s’élargir le concept de forme et l’idée d’une morphologie des propositions. La forme est désormais déterminée de façon multiple pour une part au moyen des formes proprement syntactiques, pour une part au moyen des modalités doxiques. Il reste toujours alors une thèse totale qui se rattache à la proposition totale et, incluse dans cette thèse totale, une thèse doxique. En même temps, par le moyen d’une explicitation et d’une opération de prédication qui changent la caractéristique modale en un prédicat, on peut transformer chacune de ces propositions, ainsi que l’expression conceptuelle qui lui est directement adaptée, en une proposition énonciative, en un jugement portant sur la modalité d’un contenu de telle ou telle forme (par exemple : « Il est certain, il est possible, probable que S soit p »)40.
48Et Husserl d’ajouter :
Ce qui est vrai des modalités du jugement l’est aussi des thèses fondées, des sens et propositions de la sphère affective et volitive […] On voit en même temps que la morphologie de toutes les propositions se reflète dans une morphologie convenablement élargie des propositions doxiques – à condition d’accueillir dans la matière du jugement, non seulement les modalités d’être, mais aussi celle du devoir-être (si l’on me permet cette tournure qui souligne l’analogie). Il n’est pas besoin de longues explications pour interpréter cette inclusion ; il suffira de l’illustrer par des exemples : au lieu de dire ; « puisse S être p », nous dirons : « il est souhaité, non souhaité, que S puisse être p » ; au lieu de dire « il faut que S soit p », nous dirons : « il est obligé que S soit p »41.
49B. Deuxième limitation. Une fois le « noyau » synthétique reconstitué de la sorte, la « proposition » en son sens purement intentionnel n’est encore, malgré tout, qu’« une sorte de forme abstraite », un noyau noématique incomplet et abstrait. Il existe, en effet, une autre dimension de « l’objet dans le comment », fondamentale du point de vue de la théorie de la connaissance, à savoir l’« objet dans le comment de ses modes de données »42, le « sens selon son mode de plénitude »43. Cette « dimension » du sens parachève le noème, le transforme en une « essence concrète ». Avec lui, nous entrons de plain-pied dans la phénoménologie de la connaissance, c’est-à-dire dans la phénoménologie de la constitution, qui a pour vecteur principal l’étude des synthèses de remplissement.
50Mais les traits précédents doivent être maintenus. D’abord, les concepts de sens et de proposition élargis dont nous avons parlé s’appliquent également aux intuitions44. Aussi faut-il procéder à une deuxième extension des concepts de sens et de proposition noématiques et promouvoir les concepts de « sens intuitif » et de « proposition intuitive » et, par suite, ceux de « proposition perceptive », « proposition de représentation », « proposition d’imagination », « de souvenir », etc.45
51Ensuite et surtout, cette dimension du sens remplissant ne nous fait nullement quitter la « sphère privilégiée de la positionalité »46 entendue en son sens le plus large. Bien au contraire, c’est en réinscrivant dans l’« empire de la positionalité » (im Reiche der Positionalität)47 la série téléologique idéale dont relèvent chaque type d’intuition et chaque acte d’intuition singulier, que l’on sera en état de réaliser cette logique de la vérité qu’aspire à être la logique formelle. Mais l’édification axiomatique d’une telle logique de la vérité requiert un préalable phénoménologique, une théorie de l’évidence au sens le plus large, ressaisissant dans leur enchaînement propre les différents modes de l’évidence (originaire ou non, pure ou impure, adéquate ou inadéquate, etc.) à la lumière des différences modales (assertorique vs. apodictique, par exemple)48.
52Dans ce contexte, l’intellection et l’eidos platoniciens apparaissent comme trop restreints. Ils correspondent au « sens ordinaire » d’une « intuition évidente apodictique ». Or l’incorporation du modal se traduit par un élargissement de l’évidence qui fait droit à une « évidence assertorique », mais surtout « l’une et l’autre appartiennent réellement à un unique genre éidétique ; plus généralement encore, la conscience rationnelle en général désigne un genre suprême de modalités thétiques dans lequel précisément se découpe l’espèce nettement délimitée du “voir” (dans son sens élargi à l’extrême) qui se rapporte aux données originaires »49.
53D’élargissement en élargissement, la corrélation platonicienne et le concept d’eidos qui la résume apparaissent comme l’expression rigide et restreinte d’une corrélation beaucoup plus vaste et mouvante, celle de la vérité et de l’être au sens le plus large. La corrélation platonicienne est une première présentation, une première approche d’une Idée-telos plus englobante et retirée à l’infini, d’une « Idée » au sens kantien qui couvre la totalité de la sphère positionnelle et des modes du « quelque chose » qui s’y fondent.
La donnée parfaite de la chose est prescrite en tant qu’« Idée » (au sens kantien) ; cette idée désigne un système, absolument déterminé en son type eidétique, qui règle le développement indéfini d’un apparaître continu, ou bien, servant de champ à ce développement, un continuum d’apparences déterminé a priori, possédant des dimensions différentes mais déterminées, et réglé par un ordre eidétique rigoureux50.
54L’apodicticité et l’anhypothéticité de l’intellection platonicienne ont pu ainsi se donner à entendre comme la marque du caractère « non modal » du savoir véritable et de ce qui est véritablement, et par suite du caractère indéclinable de l’eidos. Dans la perspective étroite de l’Idée platonicienne d’eidos, les modalités se trouvent reléguées dans sphère de la doxa. Dans la perspective large, dans la perspective de l’Idée (au sens kantien) de la connaissance rationnelle à laquelle travaille la phénoménologie, l’eidos platonicien ne représente en vérité que l’expression schématique de la doxa originaire, de la certitude51, entendue ici comme la forme « primitive » de la rationalité à laquelle toutes les modalités doxiques renvoient. En vertu de ce renvoi, ces modalités doxiques possèdent elles-mêmes leur rationalité propre. Il en va ainsi des conjectures, des probabilités, par exemple, qui peuvent elles aussi prétendre à l’évidence et la certitude. Nous pouvons mesurer ainsi la portée de la « profonde solidarité eidétique » entre « référence » et « sens » évoquée précédemment.
Pour s’en tenir à une simple indication, notons ceci : une conjecture peut en soi être caractérisée comme rationnelle. Si nous suivons la référence qu’elle comporte à la croyance originaire correspondante et si nous adoptons cette croyance originaire sous la forme d’une « supposition », « quelque chose parle en faveur de cette conjecture ». Ce n’est pas la croyance elle-même, la croyance pure et simple qui est caractérisée comme rationnelle, quoiqu’elle ait part à la raison. [Ici] surgissent des relations éidétiques entre les différentes qualités (Qualitäten) et leurs caractères rationnels distinctifs ; ces relations sont réciproques et finalement toutes les lignes ramènent à la croyance originaire et à sa « raison » ou « vérité originaires »52.
55A défaut de cette rationalité et de cette vérité primitive, une « modalité doxique » peut donc tout autant être pourvue d’évidence et donc rationnelle. Une « proposition de conjecture » ou de « vraisemblance » peut, elle aussi, être parfaitement rationnelle et évidente. Il peut y avoir une « évidence modale ». Une conjecture par exemple peut être évidente et elle est parfaitement équivalente à une « évidence doxique primitive ».
56Pour nous en tenir à l’exemple de la conjecture, l’évidence modale propre à une conjecture s’atteste dans le fait qu’elle est « manifestement équivalente et nécessairement connectée à une évidence proto-doxique moyennant une modification de sens »53. Alors que la « proposition de conjecture » s’exprimerait ainsi : « Il se peut que S soit p », l’équivalent proto-doxique s’énoncerait : « Le fait que S soit p, est plausible, probable ». Ou encore : « Quelque chose parle en faveur du fait que S est p » ; ou encore « Il y a quelque chose qui parle en faveur du fait que S est p est vrai ». Ces considérations sont particulièrement importantes dans la perspective d’une théorie critique de la raison dédiée à la rationalité à l’œuvre dans les sciences expérimentales54.
57Bien plus, on doit pouvoir également parler d’évidence affective et volitive pour l’ensemble des « propositions axiologiques et pratiques ».
L’Idée platonicienne d’eidos selon Husserl
58L’Idée platonicienne d’eidos désigne dans ces conditions une préfiguration de l’Idée téléologique suprême de la science elle-même. Son nom sert d’éponyme au surgissement, dans la « conscience de l’humanité », des « idées pures » de la science (de celles de connaissance authentique, de théorie et de sciences authentiques, de méthode authentique, etc., et de celle qui les résume toutes : l’Idée de philosophie authentique). Cette science unique universelle a pour corrélat « la totalité de tout ce qui est véritablement »55. En tant que penseur socratique, Platon a également entrevu l’idée d’une culture et par suite d’une pratique (et d’une politique) d’un type nouveau dans lesquelles la « science » est appelée à assumer la même fonction d’ἡΥεμονικόν dans l’humanité que le νοῦϛ vis-à-vis des autres parties de l’âme56, et il est à ce titre le « fondateur de la doctrine de la raison sociale »57. Néanmoins, ces Idées souffrent d’une lacune essentielle dont hérite l’ensemble de la tradition logique, et qui l’empêche, malgré ses prétentions, d’être une « logique de la vérité » (tant formelle que matérielle).
59A. Cette lacune principale, qu’Aristote tente vainement de combler, réside, par suite de l’exclusion de tout ce qui relève des modalités, dans la restriction de la vérité aux conditions de « conservation de la non-contradiction ».
Il s’ensuit que le concept de vérité et les concepts de possibilité, d’impossibilité, de nécessité ne relèvent pas à proprement parler de la discipline formelle qu’il s’agit ici de délimiter dans sa pureté, c’est-à-dire de la discipline des conditions essentielles de la non-contradiction absolue et de la pensée s’effectuant selon la loi de la pure conséquence […] Cependant savoir comment les jugements peuvent parvenir à l’adéquation matérielle, comment l’on peut décider de la vérité et de la fausseté, ce sont là des questions qui ne sont pas prises en considération ici58.
60L’affirmation est répétée plus loin de façon plus explicite encore. La logique formelle dont nous avons hérité « ne comprend absolument pas encore parmi ses éléments théoriques le concept de vérité et ses divers dérivés et modalités », par quoi il faut entendre des « concepts tels que possibilité, nécessité, probabilité, etc. avec leurs négations »59. Ce « défaut très significatif » qui a pour conséquence que « la logique historique est entachée d’une grande imperfection dans ses procédés méthodiques » constitue une « limitation inadmissible »60. Les griefs que Husserl adresse à la logique formelle historique, en y incluant son développement en mathesis universalis, se concentrent dans une critique du « sens objectif » (Gegenstandssinn) par rapport auquel les modalités n’interviennent, tout au plus, que comme des déterminations secondaires, comme des « qualités ».
61Les sens objectifs fonctionnent, dans les « propositions au sens où l’entend le logicien », « comme substrats de propriétés qui leur sont attribuées (absolument ou hypothétiquement, ou sous conditions, avec certitude, par supposition, probablement, etc.) ». C’est encore ce même « sens objectif » qui continue de prévaloir dans la « mathématique analytique (dans la théorie des ensembles, dans l’arithmétique, dans la théorie des variétés) ».
62De là découlent « certains défauts méthodologiques tout à fait radicaux dont avait à souffrir la manière même dont on traitait l’idée de vérité et d’être véritable, ainsi que les autres idées essentielles connexes de ces deux idées, leurs variantes modales »61, dont la relégation dans la sphère subjective considérée d’un point de vue psychologique et empirique de l’ensemble des « modes de données ».
63L’Idée platonicienne d’eidos désigne donc une première détermination du « connu », du « su » en tant que tel, celle qui le borne à son « sens objectif » à l’exclusion des modes subjectifs de donation tenus pour indifférents. Faute de prendre en compte ces « modes subjectifs » dans toute leur extension, la découverte de la « connaissance des Idées » se trouve restreinte à la « seule connaissance d’une vérité apodictique ». Si bien que le passage des modes subjectifs imparfaits à la saisie évidente, de l’opinion vague, lointaine à l’intellection ne pouvait apparaître chez Platon que comme un saut mortel d’une violence inouïe.
64Il reste donc à explorer « l’immense diversité de la vie concrète se déroulant dans l’homme de science au cours de son travail intellectuel », la diversité des « processus dans lesquels il vit sans les voir eux-mêmes »62.
65B.L’investigation logique critique doit ainsi s’étendre jusqu’aux modes subjectifs affectifs et pratiques qui sont à la fois parallèles aux modes subjectifs de l’activité de connaissance au sens strict et s’y trouve enchevêtrés.
Des éléments relevant du sentiment et de l’aspiration éventuellement de la volonté consciente de son but, se retrouvent dans la connaissance, et inversement des éléments cognitifs [se retrouvent] dans toutes les autres espèces d’actes et de raisons. Partout surgissent des problèmes parallèles, intimement enchevêtrés, des problèmes du même type que celui que nous avons appris à connaître pour la connaissance. La corrélation entre la vie de connaissance subjective et les unités de connaissance dont nous prenons conscience en elle a manifestement son parallèle dans la corrélation entre la vie affective-axiologique, la vie pratique et productrice et les unités de valeur et les unités finales dont nous prenons conscience dans cette vie63.
66Telle est la seconde limite de l’Idée platonicienne d’eidos. Fascinée, à juste titre, par le primat de la sphère doxique et, en elle, par celui de l’intuition eidétique stricto sensu, la dialectique platonicienne ne parvient pas à un traitement satisfaisant des modes subjectifs relevant de l’affectivité. Platon a certes, selon Husserl, révolutionné l’approche de la question pratique en général et politique en particulier en mettant au jour le rôle tout à la fois fondateur et normatif, constitutif et critique, de l’Idée, et, corrélativement, de la science authentique. Alors que Socrate, engagé sur le front du scepticisme éthique, n’a voulu être qu’un réformateur de la vie pratique64, Platon, installé sur le front du scepticisme théorique, est le « premier réformateur de la théorie de la science »65, et celui qui « transposa à la science le principe socratique de la justification radicale », celui qui a vu dans la question du savoir authentique (et de son « su ») la clé de voûte d’une révolution axiologique et pratique radicale, celui qui a aperçu le fondement idéal de toute normativité authentique de la vie affective et pratique, qui a vu que, pour toutes les sphères d’activité de la subjectivité, l’eidos joue vis-à-vis du fait « le rôle d’une norme absolument indépassable » (als absolut unübersteigliche Norm fungiert)66.
67Mais faute de voir la contribution que les modes subjectifs doxiques apportaient à la constitution du sens objectif, il n’a pas davantage su déterminer la contribution des modes subjectifs affectifs et pratiques à ce même sens objectif. Aussi l’extension logique qui devait attester de cette prise en compte au niveau le plus fondamental, sous la forme d’une axiologie formelle et d’une pratique formelle, est-elle restée un desideratum67 jusqu’à ce jour, de même que sont restés des desiderata les élucidations phénoménologiques sur les conditions de possibilité d’une constitution de ces extensions de sens objectifs, et donc d’une raison pratique et d’une raison axiologique. Et c’est cela qui condamnait la thèse sublime qui pose le bien comme le principe d’intelligibilité ultime et absolu à rester, comme ce fut la légende de l’anti-platonisme, absolument inintelligible.
Notes de bas de page
1 E. Husserl, « Esquisse d’une Préface aux Recherches logiques » (1913), dans Articles sur la logique, trad. fr. J. English, Paris, P.U.F., 1975, p. 378.
2 Ce développement se trouve au chapitre ii, Livre III, de la Logik de Lozte (1843), rééd. Hamburg, Meiner, 1989, p. 518 sq.
3 Ibid., p. 510.
4 E. Husserl, art. cit., p. 360 sq. Sur l’idéalisme de P. Natorp, voir sa Platos Ideenlehre. Eine Einführung in den Idealismus, Leipzig, Dürr, 1903. Mais c’est plutôt dans Die logischen Grundlagen der exakten Wissenschaften, Leipzig-Berlin, Teubner, 1910, que l’on trouve une interprétation convergente, sur ce point, avec celle de Lotze et de Husserl : « la modalité est l’expression précise et définitive de l’“idéalité” de l’objet pour la connaissance. Il est fort remarquable qu’en ce qui concerne les mathématiques, cette différence de la modalité n’ait pas cours. Certes les mathématiciens parlent de l’existence de leurs concepts (par exemple des irrationnels et des imaginaires), mais cette existence ne se distingue en rien de celle de la possibilité et de la nécessité. Ce qui est possible en tant que concept mathématique est par là même existant pour les mathématiques et par suite aussi nécessaire » (p. 84 ; je traduis).
5 E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Erstes Buch : Allgemeine Einfuhrung in die reine Phanomenologie, Halle-Saale, Niemeyer, 1913 ; « Husserliana » 3-1, éd. W. Biemel, Den Haag, Nijhoff, 1950 ; trad. fr. P. Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique. Premier livre : Introduction générale à la phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950. Désormais cité Idées pour la traduction française et Ideen pour l’original allemand dans la pagination des « Husserliana », 1950. Ici Idées, p. 21 ; Ideen, p. 14.
6 Idées, p. 9 ; Ideen, p. 8. Ce qui n’empêchera pas Husserl de parler ultérieurement dans les premières leçons de Philosophie première consacrées à la dialectique platonicienne, d’Idées (Ideen) platoniciennes – mais il s’agit bien évidemment en ce cas des Idées ou Idées-fins (Zweckideen) au sens kantien qui auront guidé Platon.
7 E. Husserl, Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, trad. fr. P. Ducat, P. Lang et C. Lobo, Paris, P.U.F., 2009 ; Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, 1908-1914, hrsg. von U. Melle, « Husserliana » 28, Dordrecht, Kluwer, 1988.
8 E. Husserl, Logische Untersuchungen. Untersuchungen zur Phanomenologie und Theorie der Erkenntnis, Halle-Saale, Niemeyer, 1901 ; 2e éd. 1921 pour la sixième Recherche. Trad. fr. H. Elie, A. L. Kelkel, R. Schérer, Recherches logiques, Recherche VI, Paris, P.U.F., 1963. Ici p. 251 sq., p. 218 de la version B (1921) du texte allemand. Voir mon essai sur « L’a priori affectif (I) », Alter 14, 2006, p. 35-68.
9 Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, op. cit., p. 209 ; Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, op. cit., p. 123.
10 Cf. les analyses que nous avons développées au § 32 d’une thèse soutenue en 1998, et publiée à Paris chez Kimé, en 2000, Le Phénoménologue et ses exemples.
11 Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, op. cit., p. 209 ; Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, op. cit., p. 123.
12 « Dans le cas habituel des interrogations adressées à d’autres personnes, nous trouvons, fusionnés en un, attente et souhait, si ce n’est carrément ordre » (Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, op. cit., p. 203 ; Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, op. cit., p. 118).
13 Ibid., p. 118.
14 Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, op. cit. p. 204 ; Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, op. cit., p. 118.
15 « Si l’histoire est oubli des origines, le discours de l’origine est, lui, incapable d’oublier son histoire. Comme cependant il la méprise (non pas même malgré, mais bien par et dans les hommages académiques rendus aux “prédécesseurs” de la phénoménologie), il s’efforce de se rendre indifférent au besoin d’un “début” qui n’affecterait pas essentiellement le “commencement”. Le geste (l’étrange, et peu sympathique, geste d’emprunt et de rejet, de rejet dans l’emprunt : bref, le geste d’“utilisation”) est constant chez Husserl, dans toutes les thématiques et à toutes les dates » (G. Granel, « L’inexprimé de la recherche », dans Écrits logiques et politiques, Paris, Galilée, 1990). Ce diagnostic est lui-même d’une extrême violence. Car la neutralisation de la question historique critique suspend eo ipso la référence à l’auteur lui-même. D’où il résulte que l’interprétation alors en jeu ne peut pas non plus lui porter atteinte. En outre, compte tenu de la nature du « noyau » phénoménologique, la phénoménologie aurait plutôt tendance à relever ce que les « prédécesseurs » laissent tomber, ce qu’ils méprisent et rejettent eux-mêmes comme une écorce sans consistance et sans valeur.
16 Nous pourrions derechef nous tourner vers l’« Esquisse de Préface aux Recherches logiques », art. cit., datant de cette époque. Mais c’est dans les textes périphériques à la conférence de Vienne, datant de 1935, que nous trouvons les exposés les plus explicites des motifs d’une telle neutralisation de la question historique, qui nous occupe ici.
17 Sur l’immortalité du scepticisme, voir E. Husserl, Philosophie première, 1. Histoire critique des idées, trad. fr. A.L. Kelkel, Paris, P.U.F., 1970, p. 80 ; Erste Philosophie, 1. Kritische Ideengeschichte, « Husserliana » 7, Den Haag, Nijhoff, 1956, p. 57.
18 Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Ergänzungsband. Texte aus dem Nachlass, 1934-1937, éd. Reinhold N. Smid, « Husserliana » 29, Dordrecht, Kluwer, 1993, p. 47 (je traduis).
19 Sur la réduction professionnelle, voir notre étude Le Phénomènénologue et ses exemples, op. cit., p. 69-80. Cette réflexion s’est approfondie depuis dans « Phénoménologie de la réduction et réduction éthique universelle », dans Lectures de la Krisis, C. Majolino, F. de Gandt (éd.), Paris, Vrin, 2008, p. 139 sq., ainsi que dans « De la phénoménologie considérée comme un métier », dans L’Œuvre et le phénomène, P. Kersberg, A. Mazzù, A. Schnell (éd.), Bruxelles, Ousia, 2009, en particulier p. 64 sq.
20 Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, op. cit., p. 49.
21 Platon, Lettres, trad. fr. J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1977.
22 Voir le chapitre ii, « Phénoménologie de la raison », de la Quatrième Section, « Raison et réalité », Idées, p. 458 ; Ideen I, p. 314.
23 « Par principe, au sein de la sphère logique, celle de l’énoncé, l’être-véritable ou -réel et l’être-rationnellement-attestable forment une corrélation » (« Prinzipiell stehen in der logischen Sphäre, in derjenigen des Aussage, “wahrhaft” – oder “wirklich-sein” und “vernünftig ausweisbar-sein” in Korrelation », ibid.).
24 Idées I, p. 481 (trad. modifiée) ; Ideen I, p. 351-352. Pour ceux qui éprouveraient quelque peine à saisir la possibilité et la nécessité d’un tel passage du plan de l’analyse noématique au plan d’analyse eidétique, et, par conséquent, de débusquer, dans le plus intime du sens noématique, un eidos ou une Idée, nous ne pouvons que renvoyer aux premiers paragraphes des Idées (§ 1 à 17), où les relations eidétiques générales se trouvent décrites par le menu, relations qui valent pour les « objectités » de la sphère phénoménologique elle-même que sont les intentionnalités. Ces difficultés peuvent se révéler insurmontables, dès lors que ces relations, au lieu d’être ressaisies intuitivement et réflexivement comme elles l’exigent, se trouvent formellement reconstruites au moyen d’une méréologie plus ou moins bricolée (à partir des indications de Husserl, dans le meilleur des cas), comme c’est désormais la tendance dominante dans certains cercles « métaphysiques ». Le comique de la situation théorique qui en résulte n’a d’égal que l’expéditif et le féroce de la « critique » d’une intuition eidétique dont il est entendu d’avance qu’elle ne peut être au plus et au mieux qu’une simple façon de parler.
25 Pour surprenante qu’elle puisse sembler, une telle acception constitue pourtant le noyau platonicien de l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. – Nous avons tenté une articulation plus ferme et plus explicite de cette thématique, dans sa relation à la critique de la raison logique et à l’auto-critique que Husserl fait de son partage initial (dans les Prolégomènes) entre sciences déductives (nomologiques) et sciences descriptives (ontologiques), dans deux conférences du Husserl Circle : « Modal composition of Husserlian eidos » (Paris, 2009) et « The Husserlian project of reform of formal logic and individualtion » (New York, 2010 ; les Proceedings en sont consultables sur http://www.husserlcircle.org/newyork2010.html). Une version française de celle-ci devrait paraître dans la Revue philosophique.
26 Voir sur ce point « Phénoménologie de l’individuation et critique de la raison logique », Annales de phénoménologie, 2008, en particulier p. 132-140. Il va sans dire que cette lecture à visée historique va à contre-courant des tentatives de réinscription de la phénoménologie husserlienne dans les limites d’une logique néo-frégéenne ; elle ne préjuge en rien au demeurant de la validité de cette dernière, non plus que de la viabilité du projet husserlien.
27 « […] und das für alle doxischen Seins- bzw. Setzungsmodalitäten », Idées I, p. 458 ; Ideen I, p. 333.
28 Idées I, p. 435 ; Ideen I, p. 315.
29 Idées I, p. 438 ; Ideen I, p. 318.
30 Idées I, p. 436 ; Ideen I, p. 316.
31 Idées I, p. 437 ; Ideen I, p. 317.
32 Idées I, p. 442-443 ; Ideen I, p. 321.
33 Idées I, p. 443-444 (trad. modifiée) ; Ideen I, p. 322.
34 Idées I, p. 443-444 (trad. modifiée) ; Ideen I, p. 322.
35 Sur l’étendue et les raisons d’un tel élargissement, voir notre mise au point « Pour introduire à une phénoménologie des syntaxes de conscience », Annales de phénoménologie, 2010, p. 117-163, en particulier p. 153 sq.
36 Idées I, p. 446 (trad. modifiée) ; Ideen I, p. 324.
37 Idées I, p. 451 ; Ideen I, p. 328. Sur les rapports de l’axiomatique et du phénoménologique : « Toutes les fois qu’on exhibe un concept logique fondamental par simple voie axiomatique, on fournit un titre d’études phénoménologique » (Idées I, p. 451 ; Ideen I, p. 309).
38 Il en va ainsi de toute la logique post-frégéenne et post-russellienne (voir par exemple A. Benmakhlouf, Frege, le nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002, en particulier p. 41 sq.). Bien que dans son entourage immédiat, les recherches en logiques modales comme celles de C.I. Lewis (A Survey of Symbolic Logic, New York, Dover, 1917), puis Lewis et Langford (Symbolic Logic, New York, Dover, 1932) aient pu susciter quelque intérêt (cf. O. Becker qui publie une étude décisive, Zur Logik der Modalitäten, dans le Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung en 1930, p. 498-548), Husserl ne semble pas y avoir prêté attention. C’est moins paradoxal qu’il ne peut sembler de prime abord, car dans le principe même, ces logiques « enrichissent » la logique du premier ordre d’opérateurs modaux, mais sont à mille lieux de soupçonner – ce qui semble être le programme de Husserl – que la construction modale soit susceptible de fournir sa « matière » à une sémantique logique entendue de manière non extensionnelle.
39 Idées I, p. 450 ; Ideen I, p. 328.
40 Idées I, p. 450 ; Ideen I, p. 327-328. Sur le trajet parcouru depuis les Prolégomènes jusqu’aux Idées, voir Logique formelle et logique transcendantale, trad. fr. S. Bachelard, Paris, P.U.F., 1957, p. 137, et mon commentaire dans « Phénoménologie de l’individuation et critique de la raison logique », Annales de phénoménologie, 2008, p. 115 sq.
41 Idées I, p. 450-451 ; Ideen I, p. 328.
42 Idées I, p. 444 ; Ideen I, p. 323.
43 Idées I, p. 445 ; Ideen I, p. 323.
44 Idées I, p. 446 ; Ideen I, p. 324.
45 Idées I, p. 447 ; Ideen I, p. 325.
46 Idées I, p. 444 ; Ideen I, p. 323.
47 Idées I, p. 483 ; Ideen I, p. 353.
48 Idées I, p. 464 ; Ideen I, p. 338.
49 Idées I, p. 464 ; Ideen I, p. 337.
50 Idées I, p. 480 ; Ideen I, p. 351.
51 Idées I, p. 469 ; Ideen I, p. 341-342.
52 Idées I, p. 469-470 ; Ideen I, p. 342.
53 Idées I, p. 470 ; Ideen I, p. 342.
54 Idées I, p. 482 ; Ideen I, p. 352-353. Comparer avec la formulation encore équivoque des Recherches logiques, t. I : Prolégomènes à la logique pure, Paris, P.U.F., 2002, p. 282 : « Toute théorie, dans les sciences expérimentales, est une théorie simplement supposée. L’explication qu’elle nous donne, elle ne la tire pas de lois fondamentales évidemment (einsichtig) certaines, mais seulement de lois évidemment probables. C’est ainsi que les théories elles-mêmes ne sont que d’une probabilité évidente, elles ne sont que des théories provisoires et non définitives. »
55 Philosophie première, op. cit., p. 17 ; Erste Philosophie, op. cit., p. 13.
56 Ibid., p. 20 ; ibid., p. 15.
57 Ibid., p. 21 ; ibid., p. 16.
58 Philosophie première, op. cit., p. 32 ; Erste Philosophie, op. cit., p. 21-22.
59 Ibid., p. 35, p. 36-37 ; ibid., p. 25, p. 26.
60 Ibid., p. 37 ; ibid., p. 26.
61 Philosophie première, op. cit., p. 42 ; Erste Philosophie, op. cit., p. 30.
62 Ibid., p. 57 ; ibid., p. 39-40.
63 Ibid., p. 67 ; ibid., p. 47.
64 Philosophie première, op. cit., p. 12, p. 15 ; Erste Philosophie, op. cit., p. 9 ; p. 11.
65 Ibid., p. 12 ; ibid., p. 10.
66 Idées I, p. 485 (trad. modifiée) ; Ideen I, p. 355.
67 Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, op. cit., p. 81 ; Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, op. cit., p. 11.
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