Le sens de l’idéalisme platonicien selon Lotze
p. 71-95
Texte intégral
La doctrine platonicienne des Idées fut la première tentative grandiose, infructueuse et ayant cependant exercé des effets durables, pour appréhender la nature des choses dans les concepts généraux de notre pensée1.
1Mon objectif est de clarifier certains aspects contemporains de l’interprétation de la théorie platonicienne des Idées qui a été proposée par Rudolf Hermann Lotze (1817-1881) dans sa grande Logik de 1874. L’examen de cette interprétation invite à se poser deux questions au moins. 1) Quelle est sa signification philosophique ? Et notamment : quel impact a-t-elle eu sur la philosophie contemporaine ? 2) Quels sont les arguments qui peuvent être avancés en faveur de son éventuelle justesse historique ? Plus précisément : dans quelle mesure ou à quelles conditions est-elle effectivement applicable à la théorie des Idées, telle que l’on peut la reconstruire à partir des textes grecs et des témoignages légués par la tradition ? Je focaliserai essentiellement mon attention sur le premier point et me contenterai, en ce qui concerne le deuxième, d’exposer la stratégie argumentative de Lotze.
2Résumée de façon succincte, l’idée qui guidera mes analyses est la suivante : l’interprétation lotzéenne de Platon concerne prioritairement le sens qu’il s’agit de donner au concept d’« idéalisme » dans l’expression d’« idéalisme platonicien ». Plus exactement, on verra qu’elle consiste à soutenir la thèse que l’idéalisme platonicien ne doit pas s’entendre en un sens métaphysique – c’est-à-dire au sens d’un dualisme entre un monde d’entités sensibles et un monde d’entités intelligibles – mais plutôt en un sens logique : le monde des Idées, selon Lotze, est la sphère des propositions vraies, dont on peut dire qu’elles « valent » (gelten). A la base de la lecture proposée par Lotze, on trouve donc essentiellement une certaine séparation du métaphysique et du logique, exprimée par l’opposition conceptuelle entre « être » (Sein) et « validité » (Geltung), dont on pourra se demander à quelles conditions ou à quel prix elle est compatible avec ce que l’on connaît par ailleurs de la théorie des Idées.
3Je commencerai par rappeler brièvement les répercussions de cette interprétation sur la philosophie allemande contemporaine, en suggérant que la théorie lotzéenne de la validité constitue le point de départ d’une réappropriation déterminée du platonisme sous la forme de ce que l’on appelle communément un « objectivisme logique » (I). Je tâcherai ensuite de préciser la fonction exacte de la théorie de la validité dans la Logik de Lotze, en montrant que cette théorie est censée apporter une réponse au problème philosophique du scepticisme en théorie de la connaissance (II). J’examinerai alors les arguments qui permettent à Lotze d’affirmer que l’idéalisme platonicien est la première figure historique de la théorie de la validité (III). Enfin, je mentionnerai brièvement quelques difficultés liées à l’interprétation lotzéenne (IV).
I. Platonisme et « objectivisme logique »
4On sait que la philosophie de Lotze a connu un rayonnement extraordinairement large, non seulement en Allemagne, mais aussi en France et dans les milieux anglo-saxons2. Dans son introduction au troisième livre de la Logik, Gottfried Gabriel – qui, comme Hans Sluga, défend l’idée selon laquelle Lotze aurait exercé une influence profonde et déterminante sur Gottlob Frege – suggère que cet ouvrage peut être considéré comme « le texte de départ de tous les courants philosophiques importants du xxe siècle »3. Or, la raison du succès de l’ouvrage – ce qui lui vaut aussi d’être souvent placé au-dessus des manuels de logique rédigés à la même époque par Christoph Sigwart et Wilhelm Wundt4 – réside en grande partie dans l’interprétation particulièrement originale qui y est donnée de la théorie platonicienne des Idées. En dehors de quelques allusions ponctuelles dans le reste de l’ouvrage, cette interprétation est présentée dans le troisième livre consacré à la connaissance et, plus exactement, au chapitre deux qui est précisément intitulé « Le monde des Idées » (Die Ideenwelt)5.
5Sans doute n’est-il pas faux de dire que, du strict point de vue des études platoniciennes, ce chapitre a véritablement ouvert la voie à une série d’interprétations modernes qui ont mis l’accent, de façons diverses, sur la dimension logique de la théorie de Platon. Arthur Liebert, dans sa monographie sur Le Problème de la validité, mentionne à titre indicatif les lectures « logiques » de Platon défendues par Hermann Cohen, Paul Natorp, Albert Görland, Nicolaï Hartmann, Karl Vorländer, Siegfried Marck et Wilhelm Windelband6. Cela dit, l’immense succès de l’interprétation lotzéenne s’explique certainement moins par sa justesse historique, qui peut bien sûr être mise en doute, que par la réappropriation positive qu’elle autorise d’un certain platonisme. Cette réappropriation, dans l’histoire de la philosophie contemporaine, semble avoir joué un rôle décisif à deux niveaux au moins : au niveau général d’une logique antipsychologiste (chez Husserl et chez Frege) et au niveau plus spécifique de la théorie de la connaissance néokantienne (dans l’école de Bade, rivale de l’école de Marbourg).
61. De manière générale d’abord, l’interprétation lotzéenne de l’idéalisme platonicien a constitué, depuis le tournant du xixe siècle, une référence discrète mais récurrente pour les partisans d’un antipsychologisme logique, dans la mesure où elle semble instaurer un objectivisme logique ou sémantique – on pourrait même dire un objectivisme propositionnel – que l’on a souvent associé (à tort ou à raison) à celui de Bolzano7 et qui ressurgit dans la théorie husserlienne de la « signification » (Bedeutung)8 comme dans la théorie frégéenne de la « pensée » (Gedanke)9. L’énoncé fondamental d’un tel objectivisme logique consiste à dire qu’une proposition logique n’est pas quelque chose de psychique, mais une certaine teneur de sens objective qui présente deux caractéristiques essentielles : d’une part, elle est parfaitement indépendante à l’égard de la réalité à laquelle elle peut se rapporter (si l’objet disparaît ou subit quelque modification que ce soit, la signification qui s’y rapportait n’est pas affectée ; elle reste « éternellement identique à elle-même ») ; d’autre part, elle est susceptible d’être appréhendée ou non au moyen d’actes de pensée, qui ont la forme d’actes judicatifs, dont elle est également indépendante (si personne ne les pense, les propositions ne cessent pas d’être vraies – ou fausses). Or, on va le voir, ce sont précisément ces deux caractéristiques – indépendance à l’égard des choses existantes et indépendance à l’égard des processus psychologiques – que Lotze retrouve ou pense retrouver dans la théorie platonicienne des Idées.
72. Ensuite, plus spécifiquement, l’interprétation lotzéenne de Platon a également servi de base à une certaine version de l’objectivisme sémantique qui s’est développée dans l’école néokantienne de Bade – aussi appelée école de Heibelberg ou du sud-ouest –, à savoir chez Wilhelm Windelband, Heinrich Rickert, Emil Lask et Bruno Bauch. Chez ces auteurs, la référence à l’interprétation lotzéenne de Platon est patente et particulièrement laudative. Selon Windelband, cette interprétation représente « la seule possibilité de défendre durablement le platonisme »10. De même, pour Bauch, Lotze « nous a ouvert le sens vrai de l’idéalisme platonicien dans toute sa profondeur »11 ; il est « le premier de notre époque à s’être approché particulièrement près du sens le plus profond du platonisme »12. Ce qui intéresse les néokantiens, là aussi, c’est l’instauration d’un objectivisme logique ou sémantique, à savoir l’idée selon laquelle « une proposition n’est pas vraie parce qu’elle apparaît comme vraie à un sujet, mais à l’inverse la validité logique d’une proposition est le fondement pour la justesse de son appréhension par le sujet (die logische Geltung eines Satzes ist der Grund für die Richtigkeit seiner Erfassung durch das Subjekt) »13. Simplement, l’instauration de cet objectivisme logique, chez les heidelbergiens, passe directement par la réélaboration du concept de « valoir » (Gelten) ou de « validité » (Geltung), qui se trouve alors associé au concept de « valeur » (Wert). Selon une telle lecture axiologique, la motivation logique de la théorie des Idées, i.e. la constatation de la fixité et de l’intemporalité des contenus de pensée, ne suffit pas à saisir le sens du platonisme, car il faut saisir l’axiologicité qui est en jeu dans l’affirmation selon laquelle les Idées sont en même temps les « modèles » des choses sensibles. Vu sous cet angle, l’objectivisme logique de Husserl, par exemple, semble a contrario rester à mi-chemin du sens véritable du platonisme. Lask est très clair sur ce point : « Si Platon s’était contenté de cet enthousiasme logique pour les “significations pures”, il n’aurait probablement pas été le divin Platon, mais l’auteur des Recherches logiques de Husserl »14. L’objectivisme logique inspiré de Lotze se teinte donc, dans l’école de Bade, d’une coloration axiologique qui est en revanche totalement étrangère à Husserl et à Frege, comme du reste au néokantisme de Marbourg.
8Ce bref coup d’œil sur la réception de l’interprétation lotzéenne suggère déjà qu’elle constitue un déclencheur ou un vecteur particulièrement significatif de la réappropriation positive, à l’époque contemporaine, d’une certaine forme de platonisme15. Il convient toutefois de ne pas accorder à ces filiations historiques plus de poids qu’elles n’en ont réellement. En particulier, l’usage que les observations précédentes invitent à faire des termes de « platonisme » et d’« objectivisme » doit être nuancé.
9D’abord, le fait que Lotze soit à l’origine de la réappropriation d’une certaine forme de platonisme ne signifie pas que les auteurs évoqués revendiquent le terme même de « platonisme » et le débarrassent de toute connotation négative. Pour certains, le platonisme ne désigne au contraire qu’un dévoiement métaphysique de l’objectivisme logique car, à suivre les partisans de l’interprétation lotzéenne, tout se passe comme si la découverte de la validité objective des propositions logiques avait été immédiatement recouverte par ce que la tradition a retenu sous le titre de « théorie des deux mondes ». C’est pourquoi Lask, par exemple, créditera Lotze – et non Platon – d’avoir jeté les bases d’une théorie de la validité et d’avoir ainsi remodelé le dualisme platonicien traditionnel en y introduisant un troisième terme ou un « troisième règne » (drittes Reich) : le règne des propositions qui « valent »16. L’opposition de la validité à l’être, souligne encore Rickert, est même tout à fait « non platonicienne », étant donné que ce qui caractérise Platon, c’est précisément d’avoir mélangé l’être et la validité17. L’attribution d’un objectivisme logique à Platon lui-même demeure donc chargée d’ambiguïté, puisque la lecture défendue par Lotze et ses successeurs consiste à postuler que Platon – ou, si ce n’est Platon lui-même, ses héritiers – aurait aussitôt, pour des raisons sur lesquelles il nous faudra revenir plus loin, occulté sa propre découverte.
10Ensuite, on peut également se demander si l’expression d’« objectivisme logique », forgée essentiellement à partir des conceptions antipsychologistes de Husserl et de Frege, est vraiment applicable à la conception de Lotze. Pour autant que l’on ait simplement en vue, par là, une certaine indépendance des propositions à l’égard des choses réelles et à l’égard des processus psychiques, comme on l’a suggéré, rien ne semble s’y opposer. Mais il reste que nulle part Lotze n’a présenté explicitement la sphère des propositions logiques comme une sphère « objective » d’un genre particulier, qui devrait à strictement parler être juxtaposée à la sphère des choses et à la sphère des processus psychiques18. Laissant de côté l’expression d’« objectivisme logique » en ce qui concerne Lotze lui-même, je parlerai donc simplement de « théorie » ou de « doctrine de la validité » – Geltungslehre –, et je tâcherai de clarifier sommairement le sens de cette doctrine. Or, ce qui importe avant tout, à cet égard, c’est la constatation suivante : si on la replace dans l’économie générale de la grande Logik, la doctrine de la validité revêt une fonction très particulière ; elle doit en effet apporter une solution à un problème philosophique déterminé, celui du scepticisme en théorie de la connaissance.
II. Tentative de dépassement du scepticisme au moyen de la théorie de la validité
11Comme l’indique son sous-titre (Vom Erkennen), le troisième livre de la Logik est consacré à la théorie de la connaissance. Que doit-on donc attendre, d’après Lotze, d’une théorie de la connaissance ? Sans aucun doute, il s’agit d’élucider les conditions sous lesquelles il nous est possible de connaître quelque chose. Dans les termes de Lotze, cela revient à demander quelles sont les sources de nos « certitudes » (Gewissheiten)19. Toute enquête réflexive de ce type, note-t-il, se heurte tôt ou tard à une position qui est celle du scepticisme. Correctement compris, le scepticisme ne consiste pas à révoquer en doute le fait qu’il y a en général une vérité ni le fait que la raison est compétente pour discriminer le vrai du faux, car il s’agit là de « présuppositions » qui ne peuvent être révoquées en doute de façon théorique sans tomber dans l’auto-contradiction du relativisme. Un tel scepticisme n’aurait tout simplement aucune signification pour la théorie de la connaissance, puisqu’il rendrait immédiatement cette théorie sans objet, donc inutile et superflue. Au contraire, si le scepticisme peut avoir une quelconque valeur en théorie de la connaissance, c’est parce qu’il remet en doute le recours à un « monde de choses » qui existent indépendamment de nous et auxquelles nous pourrions nous référer comme à une instance objective. L’argument, classique, est que toute référence de ce type passe nécessairement par des représentations du monde extérieur qui, elles, sont « en nous » (in uns)20. Dès lors, la totalité de nos représentations ou, comme dit Lotze, le « monde changeant des représentations en nous » constitue « le seul matériau » (das einzige Material)21, « la seule matière qui nous est donnée » (der einzige uns gegebene Stoff)22 ou « le seul donné immédiat (das einzige unmittelbar Gegebene) à partir duquel la connaissance peut commencer »23.
12Dans le premier chapitre consacré au scepticisme, Lotze réactive ainsi en réalité une position « critique » kantienne qui sera encore à la base du néokantisme de Bade et qui consiste à admettre ce que l’on peut appeler un principe d’immanence. D’après ce principe, le critère de la connaissance ne peut pas être cherché en dehors de celle-ci ; il est intra-gnoséologique. Concrètement, le principe d’immanence interdit donc de recourir à une quelconque « réalité transcendante » qui, extérieure à la sphère des représentations, pourrait servir de critère pour distinguer les connexions de représentations vraies des connexions de représentations fausses24. Illustrons cela d’un exemple. Lorsque je formule le jugement « cette table est brune », qui est doté à mes yeux d’un indice de certitude, et lorsque je m’interroge réflexivement sur les raisons qui m’autorisent à considérer ce jugement comme un jugement certain, je ne peux pas, si j’adopte un point de vue critique au sens de Kant, me contenter de répondre qu’il y a effectivement une table qui se trouve devant moi et que cette table est effectivement brune. Pourquoi ? Parce que le principe d’immanence stipule que l’on ne peut jamais se référer à la table elle-même comme à une chose « en soi », à laquelle on attribuerait une existence et des propriétés indépendamment de notre « pouvoir de connaître ». Au contraire, le travail critique consiste à remettre en question toutes les positions d’existence « transcendante » et à postuler, par méthode, que l’on a seulement accès à des représentations de la table, qui sont nos représentations. Naturellement, si l’on n’entend pas renoncer à la connaissance, il faut bien qu’il y ait un critère transcendant, indépendant de notre pouvoir de connaître. Mais le point essentiel est que la transcendance ne peut être cherchée, pour ainsi dire, que « dans l’immanence ». En termes lotzéens, on dira que les « points fixes originaires de la certitude » doivent être cherchés « à l’intérieur » (innerhalb) de notre « monde des représentations » (Vorstellungswelt)25. Encore une fois, par méthode, le théoricien de la connaissance ne se donne pour seul point de départ que l’ensemble des représentations « subjectives », immanentes à la conscience.
13Reléguant ainsi l’épineuse question de l’adaequatio rei et intellectus en dehors de la logique, Lotze considère que la vérité est d’abord affaire de relations entre contenus objectifs, de cohérence interne ou de « co-appartenance » (Zusammengehörigkeit). Toute la démarche mise en œuvre dans la Logik se résume ainsi à une idée simple : rendre compte de l’activité rationnelle de notre pensée consistant à « justifier » (rechtfertigen) les connexions de représentations qui se produisent de facto dans notre conscience en les rapportant, non pas à des réalités correspondantes dans le monde, mais à des connexions idéales entre les contenus de ces représentations, entre ce qui est représenté (mais indépendamment du fait qu’il est actuellement représenté ou non). Dans le langage de la logique traditionnelle, on peut dire que ces contenus sont élaborés par la pensée qui leur donne la forme de « concepts ». Ils présentent une particularité très remarquable, qui est de ne pas être affectés par le changement touchant les choses réelles.
14On atteint ici le nœud de l’argumentation développée dans le chapitre sur le monde des Idées : tandis que les choses changent de propriétés, par exemple de couleur ou de saveur, les concepts correspondants ne subissent eux-mêmes aucune modification. « Alors que le noir devient blanc et le doux acide », note Lotze, « ce n’est pourtant pas la noirceur elle-même qui se change en blanc ni la douceur qui devient acidité »26. Les concepts jouissent donc d’une certaine autonomie à l’égard des choses réelles, auxquelles ils peuvent être adjoints à titre de prédicats – le point essentiel étant que ces prédicats peuvent désigner des propriétés réelles mais ne se confondent jamais avec elles. Ce que Lotze fait donc valoir ici, c’est l’hétérogénéité des prédicats, qui ont un statut purement logique, et des propriétés, qui ont un statut ontologique (l’idée, en somme, est bien qu’il y aurait une erreur de sémantique à se demander si un prédicat existe, n’existe pas ou se modifie en un autre : l’existence et le changement ne concernent que les choses et leurs propriétés réelles ; ils sont pour ainsi dire dépourvus de sens dans la sphère des contenus logiques).
15La question est alors la suivante : si les contenus prédicatifs sont quelque chose d’objectif et d’autonome, comment distinguer leur objectivité de celle des choses réelles, que nous percevons par nos sens, et de celle de nos représentations, qui vont et viennent dans le flux de notre conscience ? Il est intéressant de noter que ce problème, pour Lotze, est tout à la fois un problème philosophique et, indissolublement, un problème linguistique : il ne s’agit pas seulement de penser l’objectivité des contenus logiques, mais aussi, dans le même temps, de l’exprimer au moyen d’un terme adéquat. Avant tout, il est nécessaire de faire abstraction des choses extérieures et des représentations psychiques en se demandant, comme le fait Lotze, ce qu’est un son (par exemple : la note do) ou une couleur (le rouge) lorsque personne ne les perçoit, donc lorsqu’on ne peut leur attribuer ni une existence spatio-temporelle dans le monde ni une existence temporelle dans le flux de la conscience. Dans ce cas, nous nous trouvons face à de pures déterminations conceptuelles qui, bien que dépourvues de toute instanciation ontologique, ne se réduisent pas à néant mais conservent leur autonomie logique. Afin de caractériser cette autonomie logique, Lotze introduit le fameux concept de « valoir » (Gelten), et propose de rassembler la validité des contenus logiques, l’être des choses, l’existence transitoire des représentations et la « consistance » (Bestehen) des relations sous le concept d’« effectivité » (Wirklicheit), entendue au sens le plus large d’une quelconque positivité. Je cite le passage, archi-célèbre :
Pour la dénomination allemande [nous verrons encore que, chez Lotze, la philosophie est intrinsèquement liée à une dimension linguistique, AD], le mot effectivité (Wirklichkeit) est ici utile. Car nous appelons « effective » une chose qui est, par opposition à une autre qui n’est pas ; « effectif » aussi un événement qui se produit ou qui s’est produit, par opposition à celui qui ne se produit pas ; « effective » une relation qui consiste (besteht) par opposition à celle qui ne consiste pas ; enfin, nous appelons « effectivement vraie » une proposition qui vaut (gilt) par opposition à celle dont la validité est encore en question. Cette formulation est compréhensible ; elle montre que, par « effectivité », nous pensons toujours une approbation, mais une approbation dont le sens se forme de façon très différente selon la forme qu’elle admet27.
16A toute proposition vraie correspond ainsi un contenu logique – ou, comme on pourrait dire aussi : un contenu propositionnel – qui possède son propre statut, son propre mode d’effectivité, à savoir la « validité ». Cela signifie, précise Lotze28, que ce contenu n’est ni une chose qui existe dans la réalité spatio-temporelle ni une représentation psychique passagère qui surviendrait dans le flux de la conscience avant de disparaître ; il n’est pas non plus un rapport entre des choses, car l’usage correct du concept de rapport est soumis à la condition que les choses rapportées l’une à l’autre existent toutes les deux réellement (le rapport est ontologiquement fondé dans les relata). Or, précisément, la validité du contenu propositionnel ne dépend pas de l’existence des choses ; qu’il existe ou non des choses dans le monde, et qu’il y ait ou non quelqu’un pour appréhender les contenus propositionnels vrais, ceux-ci n’en conservent pas moins leur propre effectivité, à savoir leur validité. Pour Lotze, cet état de faits se manifeste à nous par une expérience simple : lorsque nous formulons une proposition vraie et que nous prenons conscience de sa validité, nous avons en même temps la conviction que cette vérité ne dépend pas de nous, n’a pas été « créée de toute pièce », mais était déjà valide avant que nous ne l’appréhendions au moyen d’actes de pensée déterminés. Le contenu propositionnel ne vaut donc pas seulement aussi longtemps que nous le pensons, mais « il valait et il vaudra », écrit Lotze, « séparé de tout étant, aussi bien des choses que de nous », si bien que « même la vérité qui n’a jamais été représentée ne vaut pas moins que la petite partie d’elle qui rentre dans nos pensées »29.
17On reconnaît là les principes fondamentaux du prétendu « objectivisme logique » qui fournira ses armes à l’antipsychologisme. a) Le fait d’être représenté ou non de facto par un sujet connaissant est, pour un contenu logique, parfaitement contingent et, par conséquent, indifférent sur le plan logique. b) Le fait qu’il existe ou non, dans le monde, des objets dans lesquels s’instancient nos concepts est également indifférent sur le plan logique et n’affecte en rien la stabilité ou la permanence de notre sphère conceptuelle. Enfin, à ces deux principes, Lotze ajoute encore un troisième : c) il y a nécessairement une pluralité de contenus et ceux-ci ne sont pas isolables les uns des autres ; s’ils se distinguent les uns des autres, s’ils ne sont pas seulement identiques à eux-mêmes mais possèdent une teneur de signification déterminée, c’est parce qu’ils se tiennent dans des rapports éternellement valides les uns par rapport aux autres30. Pour reprendre l’exemple de Lotze : le contenu « blanc » ou « blancheur » entretient un certain rapport d’opposition à l’égard du contenu « noir » ou « noirceur », qui est différent du rapport entre « blanc » et « jaune » et qui est tout à fait incommensurable au rapport entre « blanc » et « acide », etc. Si l’on fait abstraction de leur délimitation vis-à-vis des choses et des représentations psychiques, les contenus pris en eux-mêmes possèdent donc deux caractéristiques fondamentales : l’identité à soi et la différence / ressemblance graduelle par rapport aux autres contenus. La théorie de la validité est ainsi inséparable, chez Lotze, d’une certaine conception « holiste » des contenus logiques.
18Si l’on admet ces principes, on voit du même coup qu’il peut y avoir une connaissance dont la vérité n’est pas affectée par le doute sceptique, car elle est « tout à fait indépendante de la question sceptique portant sur sa conformité à une essence des choses qui se situerait au-delà d’elle »31. Ce que le scepticisme en théorie de la connaissance permet de remettre en question, on l’a vu, c’est effectivement la légitimité de la référence à un monde de choses qui existent indépendamment de nous ou, comme dirait Kant, indépendamment de notre « pouvoir de connaître ». Or, l’idée de Lotze est claire : une fois admise la théorie de la validité, on peut se passer de la référence aux choses « réelles » sans pour autant devoir renoncer à la connaissance, car la « source de nos certitudes » ne réside pas dans la conformité de nos représentations (qui sont « en nous ») aux choses qui existent (« hors de nous »), mais bien dans le fait que nos représentations possèdent des « contenus » conceptuels ou propositionnels fixes, qui « valent », comme on dirait aujourd’hui, « en soi ». Bref, qu’il y ait ou non des choses et que l’on ait ou non des représentations de ces choses « dans » notre conscience, il y a le « règne » ou le « royaume des contenus » (Reich der Inhalte) qui constituent pour nous, dit Lotze, « un trésor placé en sûreté »32, c’est-à-dire une source de certitudes qui n’est pas atteinte par le doute sceptique touchant le monde extérieur. La théorie de la validité est donc bien censée constituer, dans la théorie de la connaissance de Lotze, la porte de sortie conduisant hors du scepticisme.
III. Le platonisme comme première figure historique de la théorie de la validité
19Dans les considérations précédentes, j’ai fait abstraction, à dessein, des thèses de Lotze sur la théorie platonicienne proprement dite, pour mettre en lumière les principaux traits de sa théorie de la validité. Il s’agit maintenant de savoir dans quelle mesure cette théorie peut être mise au compte du platonisme. Il est peu vraisemblable que l’instauration, chez Lotze, de la théorie de la validité, soit une conséquence directe de sa lecture de Platon. Dans cette mesure, comme le note Hermann Glockner, il serait probablement inexact de soutenir que « Lotze aurait découvert le problème de la validité à partir de Platon » : ce problème « se trouvait plutôt déjà dans l’“idéalisme téléologique” de Lotze », tel qu’il est exposé dans ses premiers écrits33. Il reste que la thèse philosophique exposée au chapitre deux du troisième livre de sa grande Logik – la validité objective des contenus de représentation – se double d’une thèse d’histoire de la philosophie : le platonisme ou, plus exactement, l’idéalisme platonicien, serait la première figure historique de la théorie de la vérité comprise comme validité. Le « grand fait philosophique de Platon » consisterait à avoir découvert – « avec étonnement et enthousiasme », ajoute Lotze – le fait qu’« il y a » (es gibt) des vérités générales indépendamment de l’existence des choses réelles34.
20Prendre cette thèse au sérieux, c’est admettre que les Idées platoniciennes présentent les mêmes traits caractéristiques essentiels que les contenus conceptuels décrits plus haut. C’est dire que le « royaume des Idées » n’est en fait rien d’autre que le « royaume des contenus », qui forme ce que Frege et Lask appelleront chacun – en un sens quelque peu différent – le « troisième règne » à côté du règne des choses et du règne des représentations. L’essentiel, à cet égard, n’est pas tant que les Idées désignent des caractères généraux, « communs à beaucoup de contenus particuliers »35, mais plutôt qu’elles soient elles-mêmes des « contenus qui signifient en soi quelque chose et que nous représentons »36. Elles semblent ainsi pouvoir endosser l’autonomie logique des contenus conceptuels tant à l’égard des choses qu’à l’égard de la pensée, cependant que l’articulation dialectique du monde des Idées semble refléter le holisme admis par Lotze. A ce titre, les Idées semblent donc bien devoir constituer le « premier objet vrai d’une connaissance sûre »37. Je cite ce qui est sans doute le second passage le plus célèbre du chapitre sur « le monde des Idées », dans lequel Lotze relie ainsi explicitement la théorie de la validité au platonisme :
Platon n’a rien voulu enseigner d’autre que ce que nous avons mentionné ci-dessus : la validité (Geltung) des vérités, abstraction faite de savoir si l’on constate, à même un quelconque objet du monde extérieur, qu’elles sont le genre de celui-ci ; la signification éternellement semblable à elle-même des Idées qui sont toujours ce qu’elles sont, qu’il y ait des choses qui, par leur participation à elles, les fassent apparaître dans ce monde extérieur, ou qu’il y ait des esprits qui, en les pensant, leur donnent l’effectivité d’un état d’âme qui survient38.
21Paradoxalement, Lotze appuie cette thèse sur une argumentation philologique, alors même qu’il est forcé d’admettre que Platon a attribué l’être (ὄν) aux Idées. Ce fait, selon lui, serait simplement dû aux limites de la langue grecque, dominée par un lexique exclusivement ontologique. On voit ressurgir ici, avec force, la dimension proprement linguistique des réflexions lotzéennes. Pour Lotze, en effet, « l’expression de pensées philosophiques dépend de la productivité de la langue donnée »39. C’est dire aussi que la reconnaissance de la validité repose explicitement sur une particularité de la langue allemande40. Et c’est encore à cette dimension linguistique que Heidegger fera référence dans sa dissertation doctorale, en affirmant – le passage, là encore, est archi-célèbre – que Lotze a trouvé « dans le trésor de notre langue allemande » le moyen d’exprimer le statut des propositions logiques : « A côté d’un “cela est” (“das ist”), il y a un “cela vaut” (“das gilt”) »41. Par ailleurs, Lotze insiste sur la signification non ontologique des autres prédicats attribués aux Idées. Celles-ci sont dites : 1) éternelles (ἀΐδια), qui n’apparaissent ni ne disparaissent, 2) séparées des choses (χωρίϛ τῶν ὄντων), 3) identiques à elles-mêmes, 4) situées en un lieu intelligible supra-céleste (νοητόϛ, ὑπερουράνιοϛ τόποϛ), 5) formant une unité (ἕναδεϛ, μονάδεϛ). Tous ces prédicats, soutient Lotze, doivent s’entendre en un sens non ontologique. Le prédicat d’éternité est certes un prédicat « temporel », dans la mesure où il situe les Idées dans un temps éternel, sans commencement ni fin, mais en tant que tel, il « nie la puissance du temps »42. L’omnitemporalité serait donc une manière d’exprimer la validité proprement intemporelle des propositions vraies, qui ne sont pas devenues vraies un jour et ne cesseront jamais d’être vraies. De même, le fait que les Idées soient séparées des choses ne signifierait pas seulement qu’il est possible d’appréhender leur εἶδοϛ en leur absence, de forger une image des choses que nous avons vues grâce à notre mémoire, mais cela signifierait aussi qu’elles sont séparées de l’esprit qui les pense. L’identité des Idées à elles-mêmes contribuerait également à exprimer leur validité, dans la mesure où elle les soustrait au relativisme de Protagoras et invite à les considérer comme « une réserve constante et inépuisable de prédicats »43, qui signifient toujours la même chose, aussi changeants que soient les sense data auxquels ils s’appliquent (il est impossible, dit Lotze, qu’un sujet individuel se représente quelque chose sans faire intervenir un ou plusieurs contenus partageables en droit par tout le monde). En outre, si l’on admet que tout ce qui existe au sens des choses réelles, pour les Grecs, existe dans l’espace, et si l’on admet aussi que les Idées sont situées dans un lieu « intelligible » et « supra-céleste », non-spatial, il n’y aurait là nulle hypostase, mais seulement à nouveau l’expression d’une séparation entre la validité des Idées et l’être des choses. Bref, l’utilisation de tous ces prédicats – pour ainsi dire « quasi-ontologiques » – reviendrait donc en réalité à expulser les Idées en dehors de la sphère de ce qui est. Elle indiquerait que les Grecs étaient sur la voie du concept de validité, auquel ils ne seraient pas parvenus pour la simple raison qu’il aurait « manqué » à la langue grecque une « expression unique » pour désigner ce concept44.
22Si la découverte de la validité est ainsi portée plus ou moins directement au crédit de Platon, il reste que l’idéalisme platonicien serait encore affecté d’une certaine imperfection. Ici apparaît l’ambivalence déjà relevée de la lecture lotzéenne. Lotze soutient en effet que l’exposition platonicienne de la théorie des Idées souffrirait d’une carence particulièrement dommageable, non seulement parce que la philosophie grecque ne serait pas parvenue à thématiser de façon pleinement satisfaisante la validité des vérités et aurait toujours considéré la vérité comme un « genre particulier de l’étant »45, mais aussi parce qu’elle serait focalisée sur les concepts et non sur les propositions. Or, pour Lotze, la validité n’est nullement une propriété des concepts isolés, mais uniquement une propriété des propositions, et même des propositions vraies. C’est pourquoi on est certainement fondé à comprendre le concept lotzéen de « contenu » (Inhalt) au sens de « contenu propositionnel », c’est-à-dire comme le prédicat possible d’une proposition – ce que l’on appellerait aujourd’hui, en langage frégéen, une « fonction propositionnelle ». Il y a donc, chez Lotze, une certaine préséance de la proposition sur le concept : c’est parce que les concepts rentrent dans la composition de jugements qui valent à leur sujet qu’ils sont dotés d’une signification46. En continuant à utiliser le vocabulaire de l’être et en accordant la préséance aux concepts sur les propositions, Platon, estime Lotze, n’a finalement réalisé qu’une infime partie du programme esquissé chez lui47.
IV. Quelques difficultés de l’interprétation lotzéenne
23On a vu que, selon l’interprétation résumée ci-dessus, le monde des Idées de Platon devrait être compris comme l’ensemble des contenus propositionnels qui « valent » indépendamment de l’existence des choses réelles et du flux de nos représentations subjectives. L’idéalisme platonicien, correctement compris et débarrassé du revêtement métaphysique imposé par la langue grecque, serait donc un idéalisme logique, c’est-à-dire une conception affirmant l’idéalité ou plutôt la validité des propositions logico-objectives et attribuant ainsi à ces propositions un statut objectif distinct de celui des choses. Maintenant, Lotze est tout à fait conscient des difficultés auxquelles doit faire face une telle interprétation. Eduard von Hartmann, par exemple, la qualifiera de « très contestable » (sehr anfechtbar)48. A cet égard, il faut d’abord remarquer que Lotze, dans la seconde partie du chapitre sur « Le monde des Idées » (§§ 319 sq.), s’est lui-même efforcé d’étayer son interprétation en écartant au moins deux objections.
241. La première objection prise en compte par Lotze est ce que j’appellerais l’objection historique. Elle est liée à la critique aristotélicienne de la théorie des Idées. Comment harmoniser, en effet, l’interprétation de l’idéalisme platonicien en termes de validité et le tableau résolument métaphysique de ce même idéalisme dressé par Aristote dans sa critique de la théorie des Idées ? On sait qu’Aristote, dans ses textes, dénonce la « théorie des deux mondes » en lui opposant plusieurs arguments bien connus, sur lesquels je ne reviendrai pas. Or, remarque Lotze, il est difficilement compréhensible qu’Aristote se soit opposé aussi frontalement à son maître. La solution la plus plausible, selon lui, est de dire qu’Aristote a dû défendre la véritable théorie platonicienne contre des malentendus apparus dans l’Académie, si bien que sa critique ne serait pas dirigée contre la théorie originale de son maître Platon, mais plutôt contre une interprétation métaphysique de cette théorie, qui en constituerait déjà une déformation :
La manière dont il [Aristote] conduit sa polémique contre la théorie des Idées en général – non contre certaines propositions avancées par Platon – ainsi que plusieurs détails de ses objections [cf. Métaphysique, M, 4-5, AD] nous autorisent à supposer que sa démarche se dirige en partie contre des malentendus qui s’étaient répandus très tôt dans l’Académie. Car ce n’est pas Platon lui-même qu’il a pu mettre en demeure de montrer où sont les Idées après que celui-ci ait dit sans détour qu’elles ne sont nulle part [cf. Parménide, 132b, AD] ; ce n’est pas contre lui qu’il a pu objecter que, en toute logique, il devrait aussi y avoir des Idées de productions artificielles, car les livres de la République contiennent au moins un exemple qui va en ce sens [cf. République, X, 596a-b, où sont évoquées l’Idée du lit et l’Idée de la table copiées par l’artisan, AD], et le début du Parménide démontre à quel point Platon n’a pas manqué de prêter attention à toute la difficulté indiquée ici.
252. La seconde objection est assez comparable à la constatation selon laquelle Platon a attribué l’être aux Idées : elle consiste à dire que Platon a également présenté les Idées comme des « puissances agissantes », donc semble les avoir dotées, au moins à certains égards, d’une efficace métaphysique. Lotze se réfère, ici encore, à un argument d’Aristote, selon lequel les Idées ne peuvent être à l’origine du mouvement, ce qui rend la théorie des Idées impuissante à expliquer le mouvement qui régit le monde physique. Il n’en va toutefois pas autrement, remarque-t-il, des lois établies par les sciences de la nature, qui ne créent pas la réalité mais possèdent simplement une validité régissant tous les phénomènes naturels. Un aspect très particulier de l’interprétation lotzéenne, à cet égard, tient en ceci que le problème de la « participation » des choses aux Idées est relégué en dehors de la logique et est considéré, du moins sous sa forme platonicienne, comme un problème métaphysique qui peut tout simplement être laissé de côté. La seule manière de lui conférer une signification pour l’enquête logique est de le comprendre au sens d’un « rapport » (Verhältniss) entre le sujet d’un énoncé et son prédicat. Mais précisément, en substituant à cette question le problème de la participation, Platon aurait simplement fourni « une réponse insuffisante à une question métaphysique concernant la construction du réel »49. Ce jugement très sévère explique que le problème de la participation ne soit finalement pas discuté dans le chapitre sur le monde des Idées. Il est d’ailleurs significatif que Lotze, au moment d’évoquer la corrélation entre la validité d’une proposition et l’être des entités correspondantes, emploie à plusieurs reprises le terme de Wunderbarkeit50. Le fait que la pensée puisse capturer la réalité dans des jugements valides est, aux yeux de Lotze, tout simplement inexplicable – du moins sans quitter le terrain de la logique –, si bien que la coordination de la validité des propositions et de l’être des choses ne peut être résolue en tentant de déduire la validité de l’être ou inversement. Les propositions valides ne doivent en aucun cas être envisagées comme un simple « reflet » de la réalité. Dans Mikrokosmos, Lotze souligne en ce sens que « le règne (Reich) des pensées et des concepts, avec toute la légalité de ses rapports internes, n’est pourtant pas une copie (Abbild) du règne de l’étant »51. Inversement, le monde des Idées n’a aucune efficace métaphysique et ne doit pas être considéré comme l’origine réelle du monde sensible, qui ne serait que la copie affaiblie d’une réalité primordiale. Bien plutôt, le monde des Idées n’est rien d’autre, écrit Lotze dans sa grande Metaphysik, qu’un « système d’abstractions ou d’images intellectuelles » (System von Abstraktionen oder Denkbildern) qui sont, en tant que telles, dépourvues de toute réalité et ne peuvent pas être opposées au « cours des choses » comme si elles constituaient en quelque façon leur « prius », leur origine métaphysique52. Aux yeux de Lotze, la distinction entre validité et être barre donc la route à toute hypostase des Idées qui les transformerait en une seconde réalité susceptible d’entretenir des liens de modèle à copie avec la réalité sensible.
26Quoi qu’il en soit, les deux objections anticipativement prises en compte par Lotze n’épuisent pas les difficultés de son interprétation. Je voudrais, pour finir, mentionner deux difficultés supplémentaires qui ont été relevées respectivement par Martin Heidegger et par Paul Natorp.
273. Comme on sait, Heidegger se réfère à plusieurs reprises à la théorie lotzéenne de la validité dans ses premiers écrits universitaires, mais alors que ces premières références sont largement laudatives, les allusions qui y sont faites dans les textes ultérieurs (à savoir dans les cours de Marbourg et dans Sein und Zeit) sont, quant à elles, nettement critiques : en s’attaquant à l’« idole verbale » (Wortgötze) que constituerait en fin de compte le Gelten, Heidegger entend dénoncer la sous-détermination du concept de validité chez Lotze53. Ce concept pourrait en effet désigner trois choses différentes : a) le mode d’être des propositions logiques, par exemple la validité de la proposition vraie « ce qui est blanc n’est pas noir », considérée comme proposition « en soi », c’est-à-dire indépendamment du fait qu’elle soit pensée ou non et qu’elle soit rapportée ou non à un objet du monde ou à un état-de-choses ; b) le fait qu’une proposition ou une fonction propositionnelle vaut de tel ou tel objet ; c) le fait qu’une proposition vaut pour tel ou tel sujet. Il semble donc bien y avoir, à cet égard, une profonde ambiguïté dans la théorie lotzéenne de la validité. Le fait que, dans la Logik de Lotze, le concept de Gelten soit subsumé sous le concept de Wirklichkeit, semble plaider en faveur de (a) : la validité est un mode d’effectivité – ce qui signifie simplement pour Lotze : l’une des formes que peut prendre l’approbation d’un quelconque contenu propositionnel. Or, si l’on interprète le concept de Wirklichkeit en un sens ontologique, on serait tenté de voir là une « nouvelle ontologie », une ontologie élargie, incluant – outre des entités spatio-temporelles – des entités psychologiques, des entités logiques et même des relations54. Mais par ailleurs, le fait que la validité, au début de la Metaphysik de 1879, soit exclue du champ d’investigation de la métaphysique, alors que les trois autres modes d’effectivité y sont explicitement inclus, plaide contre une telle idée. Du moins faut-il reconnaître qu’il y a apparemment un certain déséquilibre problématique entre les modes d’effectivité.
284. C’est précisément ce déséquilibre des modes d’effectivité qui, au moins en un certain sens, était déjà la cible de l’importante critique formulée par Paul Natorp dans son article de 1914, « Über Platos Ideenlehre ». A première vue, on pourrait s’étonner de ce que Natorp, qui défend lui-même une certaine interprétation logique de la théorie platonicienne, n’accueille pas favorablement l’interprétation lotzéenne55. Toutefois, cet étonnement se dissipe aussitôt que l’on s’aperçoit que Natorp associe la logicité des Idées, non à leur statut ontologique ou pseudo-ontologique particulier, mais au mouvement dialectique, au dialegesthai platonicien. De fait, le processualisme natorpien ne peut que s’accommoder difficilement d’une interprétation qui situe le centre de gravité de l’idéalisme platonicien dans la fixité ou la validité éternelle des Idées – ce qui pourrait du reste, comme le note Liebert, donner l’impression que la théorie de la validité ne serait rien d’autre qu’une nouvelle métaphysique56. Quoi qu’il en soit, l’objection de Natorp se résume comme suit. En distinguant quatre modes d’effectivité (être des choses, advenir des représentations, validité des propositions vraies, consistance des relations) et en demandant lequel de ces modes revient aux Idées platoniciennes, Lotze aurait effectué un présupposé fallacieux, il aurait présupposé à tort que l’« être » attribué aux Idées devrait forcément correspondre à un et un seul de ces quatre modes. Or, selon Natorp, il serait beaucoup plus conforme aux explications données par Platon lui-même d’assimiler l’être des Idées, non à un seul de ces modes, mais à ce que Lotze appelle l’« effectivité » ou l’« affirmativité », qui enveloppe toutes ces acceptions57. Ce qui est vrai, concède Natorp, c’est que, parmi les quatre acceptions distinguées par Lotze, c’est la validité des propositions vraies qui s’approche le plus de ce que Platon entend par l’être des Idées. Mais en les assimilant l’un à l’autre, on se rendrait coupable d’une confusion dommageable dans la mesure où l’être-tel (par exemple l’être-blanc) est attribué à ce qui est énoncé (lorsqu’on juge que « c’est ainsi », es ist so), alors que la validité est attribuée à l’énoncé lui-même : elle est ce que l’on appellerait, en langage moderne, un prédicat de second degré, c’est-à-dire non pas un prédicat de la chose, mais un prédicat de la proposition qui porte sur la chose. L’interprétation lotzéenne induirait donc une confusion de niveau entre l’affirmation qui a lieu dans une proposition (par exemple : l’affirmation que cette feuille est blanche ou l’affirmation de l’être-blanc de cette feuille) et l’affirmation de second degré qui porte sur la proposition elle-même (la proposition « cette feuille est blanche » est vraie/est valide). Rabattre l’être-blanc de la feuille sur la validité de la proposition, ce serait précisément confondre un prédicat de premier degré avec un prédicat de second degré58.
V. Conclusion
29Les analyses précédentes visaient prioritairement à clarifier la signification philosophique de l’interprétation lotzéenne de Platon et, plus secondairement, à examiner sa stratégie argumentative. Les indications dégagées ci-dessus se résument comme suit.
- Ce que la philosophie contemporaine a retenu positivement de l’interprétation lotzéenne, c’est l’idée que les propositions étudiées par la logique possèdent une certaine forme d’objectivité, qui doit être soigneusement distinguée de l’objectivité ontologique ou psychique. Comme je l’ai suggéré d’emblée, l’interprétation lotzéenne aboutit ainsi à établir une certaine séparation entre logique et métaphysique. L’un des problèmes qui se posent, du point de vue de l’histoire de la philosophie contemporaine, est alors de distinguer et de confronter les différentes sortes d’« objectivisme logique » qui ont vu le jour dans le sillage de Lotze. Ce travail de « discrimination positive » implique essentiellement (mais pas seulement) que l’on oppose les versions axiologiques de cet objectivisme logique – sc. celles défendues par Lask et Rickert – à celles qui sont dépourvues de dimension axiologique, comme celles défendues notamment par Husserl ou par Natorp. Par ailleurs, on a vu que la théorie de la validité de Lotze semble difficilement séparable d’un certain « propositionalisme » (ce qui vaut, ce sont les propositions, non les concepts isolés) lui-même couplé à une certaine conception « holistique » des significations (la signification des contenus propositionnels est déterminée par les rapports immuables qu’ils entretiennent les uns aux autres) – deux aspects dont on pourrait également interroger la postérité.
- Il est également apparu que, chez Lotze, la théorie de la validité instaurée à travers l’interprétation de l’idéalisme platonicien a une fonction philosophique bien particulière : elle doit fournir les moyens de dépasser le scepticisme en théorie de la connaissance. Comme je l’ai suggéré, cela revient à établir une sorte de « transcendance dans l’immanence » en montrant que, même une fois révoqué en doute tout accès adéquat au monde extérieur, les contenus propositionnels auxquels nous accédons à l’intérieur même de la sphère des représentations offrent un critère objectif – « transcendant » au sens de Rickert, i.e. indépendant de toutes les contingences psychologiques et ontologiques – à partir duquel peut s’exercer une connaissance certaine. On assiste donc là à la mise en place d’un projet fondationnel de style kantien dont le principe général s’énonce comme suit : pour rendre possible la connaissance du monde sensible, qui est communément reconnu comme changeant et relatif, il faut admettre un domaine non sensible, qui échappe au changement et qui offre un « point d’appui » à partir duquel la connaissance peut s’effectuer. Pour autant, ce domaine non sensible ne doit pas nécessairement être conçu comme un domaine d’entités suprasensibles (comme une seconde réalité). Le suprasensible n’est qu’un candidat parmi d’autres à la fonction de « point fixe » non sensible. Le domaine des significations logiques peut lui aussi assumer cette fonction, c’est pourquoi la logique serait appelée à assurer, en un sens (sur le terrain de la théorie de la connaissance), la relève de la métaphysique59. Corrélativement, Lotze est fondé à soutenir que la seule réalité, pour nous, est l’effectivité sensible. Les propositions logiques n’« existent », au sens le plus strict du terme, qu’aussi longtemps qu’il existe des choses, dans lesquelles elles sont « réalisées », ou des êtres qui s’y rapportent en pensée. S’ils jouissent d’une véritable autonomie logique, les contenus propositionnels sont donc, en revanche, ontologiquement dépendants : en aucun cas, la sphère logique des contenus propositionnels ne constitue un deuxième monde d’entités ou une deuxième réalité comparable à la réalité sensible ; leur seule consistance ontologique réside dans leur inscription – toujours contingente – à même le monde sensible, qui est la seule et unique réalité.
- Un autre aspect qui ressort des analyses précédentes, et qui est souvent négligé dans la littérature secondaire, est la dimension linguistique de l’interprétation lotzéenne : la philosophie est ici irréductiblement liée aux possibilités d’une langue donnée, en l’occurrence à la possibilité de distinguer le statut logique des Idées du statut ontologique des choses grâce aux termes allemands de Gelten et de Sein. On a vu la place non négligeable de cette dimension linguistique dans l’argumentation de Lotze.
- Enfin, en ce qui concerne la question de la pertinence historique de l’interprétation lotzéenne, on a vu que le prix à payer pour soutenir son bien-fondé est extrêmement élevé, puisque cela implique d’écarter deux arguments somme toute très puissants : l’argument philologique relatif à l’utilisation, par les Grecs, d’un lexique ontologique (qui devrait être mis au compte d’une insuffisance linguistique), et l’argument historique, relatif à la critique aristotélicienne de la théorie des Idées (qui devrait être comprise comme une défense de la « véritable » théorie des Idées).
Notes de bas de page
1 R.H. Lotze, Mikrokosmos. Ideen zur Naturgeschichte und Geschichte der Menschheit : Versuch einer Anthropologie, Bd. III, Leipzig, Meiner, 19236, p. 206.
2 Au début de sa monographie critique consacrée à Lotze, Henry Jones remarque ainsi qu’« il est douteux qu’aucun autre écrivain en philosophie ait autant occupé l’attention ces récentes années que Lotze », voir H. Jones, A Critical Account of the Philosophy of Lotze : The Doctrine of Thought, Glasgow, Maclehose, 1895, p. 2.
3 G. Gabriel, introduction à R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch. Vom Erkennen, Hamburg, Meiner, 1989, p. xii.
4 Voir la fameuse note de M. Heidegger, « Neuere Forschungen über Logik » (1912), dans Frühe Schriften, « Gesamtausgabe » 1, Frankfurt am Main, Klostermann, 1978 (cité GA 1), p. 23, selon laquelle c’est la Logik de Lotze et non celle de Sigwart ou de Wundt qui constitue « le livre fondamental de la logique moderne ».
5 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., chap. ii : « Die Ideenwelt », p. 505-523 ; trad. fr. A. Dewalque, « Le monde des Idées », Philosophie 91, 2006, p. 9-23.
6 Voir A. Liebert, Das Problem der Geltung, Berlin, Reuther und Reichard, 1914, p. 205 : « Diese Auslegung Platos durch Lotze hat bahnbrechend gewirkt ». La thèse du caractère logique ou « rationnel » des Idées a par ailleurs été défendue, l’année même de la parution de la Logik de Lotze (1874), par G. Teichmüller, voir Studien zur Geschichte der Begriffe, Hildesheim, 19662, p. 139, où les Idées sont assimilées à la « raison » (Vernunft). Comme je l’ai déjà indiqué dans la notice introductive à ma traduction du « monde des Idées », Teichmüller avait fait parvenir son étude à Lotze et n’a pris connaissance que bien plus tard de sa « belle et claire présentation » du monde des Idées. Voir R.H. Lotze, Briefe und Dokumente, hrsg. von R. Pester, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2003, p. 603 (lettre 496) et p. 613 (lettre 511). Lotze a explicitement reconnu cette proximité, voir R.H. Lotze, Kleine Schriften, Bd. III/1, Leipzig, Hirzel, 1891, p. 367.
7 Contre un tel rapprochement, il faut au moins noter que l’objectivisme sémantique de Bolzano ne se présente nullement sous les traits d’une interprétation de la théorie platonicienne des Idées et que toute idée de « platonisme » reste, là, sujette à caution.
8 Voir la remarque célèbre de Husserl selon laquelle c’est la logique de Lotze qui lui a fourni la « clé » pour comprendre la conception de Bolzano et forger le concept de « signification idéale », E. Husserl, Articles sur la logique, trad. fr. J. English, Paris, P.U.F., p. 216. Sur les rapports Lotze-Husserl, voir K. Hauser, « Lotze and Husserl », Archiv für Geschichte der Philosophie 85, 2003, p. 152-178 ; Fr. Dastur, « La logique de la “validité”. Husserl, Heidegger, Lotze », repris dans Id., La Phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2004, p. 15-29.
9 Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le célèbre article de Frege sur « La pensée » (« Der Gedanke »), habituellement considéré comme l’acte instaurateur définitif de l’objectivisme sémantique, est initialement paru en 1918 dans le deuxième numéro du premier volume des Beiträge zur Philosophie des Deutschen Idealismus (p. 58-77), qui s’ouvrait par l’article de Bruno Bauch consacré à « La logique de Lotze et sa signification dans l’idéalisme allemand » (« Lotzes Logik und ihre Bedeutung im deutsche Idealismus », p. 45-58).
10 W. Windelband, Lehrbuch der Geschichte der Philosophie, hrsg. von H. Heimsoeth, Tübingen, Mohr Siebeck, 1950, p. 100.
11 B. Bauch, « Lotzes Logik und ihre Bedeutung im deutschen Idealismus », art. cit., p. 54.
12 B. Bauch, « Die Diskussion eines modernen Problems in der antiken Philosophie », Logos 5, 1914-1915, p. 164.
13 Ibid.
14 E. Lask, lettre à Rickert du 14 novembre 1912, éditée partiellement dans « Platon », « Gesammelte Schriften » 3, hrsg. von E. Herrigel, Tübingen, Mohr Siebeck, 1924, p. 52.
15 Cette réappropriation du platonisme sous les traits d’un objectivisme logique ne doit évidemment pas être confondue avec la réappropriation antérieure de la tradition platonicienne qui a eu lieu dans ce que l’on appelle communément l’« idéalisme allemand » (notamment chez Fichte, Schelling et Hegel). Voir, sur ce dernier point, les contributions rassemblées dans Platonismus im Idealismus. Die platonische Tradition in der klassischen deutsche Philosophie, hrsg. von B.Mojsisch und O.F.Summerell, München-Leipzig, Saur, 2003.
16 E. Lask, Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre (1910), « Gesammelte Schriften » 2, Tübingen, Mohr Siebeck, 1923, p. 14 ; trad. fr. J.-F. Courtine, M. de Launay, D. Pradelle et P. Quesne, La Logique de la philosophie et la doctrine des catégories, Paris, Vrin, 2002, p. 41 : « Ce fut, tout récemment, la réussite décisive de Lotze que d’avoir découvert, à côté des modalités de l’étant et du supra-étant, le valoir [litt. “le valant”] comme un domaine tiers (das Geltende als ein drittes Reich), et ainsi – du moins implicitement – d’avoir rendue patente l’insuffisance de l’archaïque dualité, sensible/suprasensible, de toute l’ancienne théorie des deux mondes ». La même idée sera reprise par H. Glockner, « Lotzes Deutung der Platonischen Ideen », Pädagogische Hochschule 2, 1930, p. 11 : dans la Logik, Lotze accomplit un « tournant significatif et tout à fait original, qui le conduit au-delà du point de vue d’une “théorie des deux mondes” ».
17 H. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, Tübingen, 19295, Mohr Siebeck, p. 81 ; E. Lask, Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, op. cit., p. 13-14 (trad. fr. J.-F. Courtine, M. de Launay, D. Pradelle et P. Quesne, La Logique de la philosophie et la doctrine des catégories, op. cit., p. 40-41).
18 Il y a là, en effet, une difficulté qui a notamment retenu l’attention de Heidegger, voir infra, IV, point 3.
19 Cf. R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., introduction, p. 483 : la théorie de la connaissance ne porte pas sur la vérité, mais sur « les signes distinctifs (Kennzeichen) d’après lesquels nous la reconnaissons et la distinguons ».
20 Ibid., § 306, p. 493 : « Tout ce que nous savons du monde extérieur repose sur les représentations que nous en avons en nous. » Cette position gnoséologique, prise comme telle, n’implique encore nullement une quelconque décision en faveur d’un idéalisme ou d’un réalisme métaphysiques. Lotze ajoute en effet immédiatement : « Il est parfaitement indifférent, de prime abord, que nous niions la présence de ce monde de façon idéaliste pour ne prendre en considération à titre de réel que les représentations que nous avons de lui, ou bien que nous maintenions de façon réaliste l’être des choses en dehors de nous et que nous les laissions agir sur nous. »
21 Ibid., § 307, p. 495.
22 Ibid., § 309, p. 498.
23 Ibid., § 306, p. 493.
24 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 308, p. 497 : « Nous ne pouvons pas apprécier (beurtheilen) la totalité de notre monde de représentations quant à sa vérité en le comparant à une réalité qui, aussi longtemps qu’elle n’est pas connue, n’est pas présente (vorhanden) pour nous, mais qui, aussitôt qu’elle est représentée, tombe sous le même doute que celui qui vaut pour toutes les représentations en tant que telles. »
25 Ibid., § 312, p. 503-504.
26 Cf. R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 314, p. 507 (trad. fr., p. 11). Cette idée sera reprise par Rickert et par Lask, voir E. Lask, extrait d’une lettre à Rickert du 14 novembre 1912, dans « Platon », art. cit., p. 51 : « De la neige froide se transforme en eau chaude, mais le froid (Kaltheit) signifie le froid intemporel et est différent des [choses] froides (Kälte) éphémères qui se présentent ici et maintenant (le froid in specie de Husserl). » Comme on l’a suggéré, l’objectivisme logique des néokantiens prétend toutefois effectuer un pas de plus que Husserl en interprétant l’idéalité en un sens axiologique, cf. supra I, point 2.
27 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 316, p. 511-512 (trad. fr., p. 14). Je laisse ici pendante la question de savoir si cette quadripartition correspond ou non, en quelque manière, à celle qui est établie dans la théorie du concept développée dans le premier livre. Cf. Logik. Erstes Buch. Vom Denken, Hamburg, Meiner, 1989, § 33, p. 54, où Lotze présente la sphère des concepts, non comme une « pyramide » à un seul sommet (selon l’image communément admise), mais comme une « chaîne montagneuse » à quatre sommets : le concept de « quelque chose » (Etwas) correspondant à la forme substantive, le concept de « qualité » (Beschaffenheit) correspondant à la forme adjective, le concept de « devenir » (Werden) correspondant à la forme verbale, et le concept de « rapport » (Verhältniss) correspondant aux autres formes logico-syntaxiques. Je me contenterai de relever que le « coup d’œil » sur l’ensemble de ce « monde conceptuel » est, là aussi, historiquement attribué à Platon (ibid., § 34, p. 54).
28 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 316, p. 512 (trad. fr., p. 14-15) : « Une proposition, d’une part, n’est pas comme les choses, et d’autre part, ne se produit pas comme les événements ; que son contenu consiste comme une relation, on ne peut aussi le dire que si les choses entre lesquelles il énonce un rapport sont ; mais en soi, et abstraction faite de toutes les applications que ce contenu peut recevoir, son effectivité consiste en ce qu’il vaut et en ce que sa contrepartie ne vaut pas. »
29 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 318, p. 515 (trad. fr., p. 17).
30 Ibid., § 314, p. 507 (trad. fr., p. 11).
31 Cf. R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 315, p. 508 (trad. fr., p. 12).
32 Ibid., § 315, p. 509 (trad. fr., p. 12).
33 H. Glockner, art. cit., p. 12. On sait que l’origine des développements consacrés au « monde des Idées » ne doit pas être cherchée dans la petite Logik de 1843 (comme on pourrait s’y attendre), mais bien dans la troisième partie de la Metaphysik de 1841.
34 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 320, p. 520 (trad. fr., p. 21).
35 Ibid., § 314, p. 507 (trad. fr., p. 10).
36 Ibid., § 314, p. 507 (trad. fr., p. 11).
37 Cf. R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 315, p. 509 (trad. fr., p. 13). Cf. aussi, notamment, ibid., § 314, p. 508 (trad. fr., p. 11 : « Le premier objet digne et fixe d’une connaissance qui ne peut changer »).
38 Ibid., § 317, p. 513.
39 Ibid., § 317, p. 513.
40 Cf. notamment ibid., § 320, p. 519 (trad. fr., p. 20).
41 M. Heidegger, Die Lehre vom Urteil im Psychologismus (1913), GA 1, p. 170. Cf. aussi le passage similaire (mais moins souvent cité) de son Habilitationsschrift, Die Kategorienund Bedeutungslehre des Duns Scotus (1916), GA 1, p. 269, où Heidegger parle de l’« expression heureuse “valoir” » (glückliche Ausdruck « Gelten »).
42 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 318, p. 514 (trad. fr., p. 16).
43 Ibid., § 318, p. 515 (trad. fr., p. 17).
44 Ibid., § 318, p. 514 (trad. fr., p. 16).
45 R.H. Lotze, Mikrokosmos, op. cit., 19236, p. 208 : « Entre les vérités qui valent et les choses qui sont, la philosophie grecque a toujours fait de façon très insuffisante la distinction que notre langue [je souligne, AD] caractérise très clairement au moyen de ces deux expressions ; la vérité valante était toujours considérée par elle comme un genre particulier de l’étant (die geltende Wahrheit galt ihr immer für eine besondere Art des Seienden) ».
46 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 321, p. 521 (trad. fr., p. 22) : les concepts isolés « signifient quelque chose ; mais ils signifient quelque chose par le fait que des propositions valent d’eux ». Ce point, sur lequel je ne m’étendrai pas, a bien été mis en évidence dans les études lotzéennes. Voir par exemple R.Falckenberg, Hermann Lotze. Sein Verhältnis zu Kant und Hegel und zu den Problemen der Gegenwart (Conférence de la Kant-Gesellschaft, Halle, 19 avril 1913), Leipzig, Barth, 1913, p. 17 : « Les jugements valent, les concepts ont une signification » ; A. Liebert, op. cit., p. 206 ; et, plus récemment, R. Pester, Hermann Lotze. Wege seines Denkens und Forschens, Würzburg, Könighausen und Neumann, 1997, p. 302 : la « forme propositionnelle » (Satzform) est chez Lotze « le point central de la logique ».
47 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 321, p. 522 (trad. fr., p. 23).
48 E. von Hartmann, Lotze’s Philosophie, Leipzig, Friedrich, 1888, p. 15-16 : « De la doctrine platonicienne des Idées, Lotze donne l’interprétation très contestable selon laquelle Platon, avec celles-ci, aurait eu l’intention d’établir – cependant sous la forme inappropriée de concepts généraux – les vérités éternelles dont la validité est indépendante de tout être et de toute circonstance relative à son application. »
49 R.H. Lotze, Logik. Erstes Buch, op. cit., § 52, p. 73.
50 R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch, op. cit., § 320, p. 519 et p. 520. Commentant ces passages, Reinhard Pester suggère que la fascination de Lotze pour le caractère « merveilleux » de la validité des Idées remonte au début de sa formation, cf. Hermann Lotze, op. cit., p. 299 : « Ici se trouve ce qui a toujours fasciné Lotze depuis ses premières lectures de Platon en tant que lycéen. »
51 R.H. Lotze, Mikrokosmos, op. cit., p. 207-208.
52 R.H. Lotze, Metaphysik, Leipzig, Hirzel, 1879, p. 80-81 (je mentionne ici à titre indicatif l’ancienne trad. fr. d’A. Duval, Métaphysique, Paris, 1883, p. 81-82 : « Quelle que fût la valeur de l’observation que la réalité est telle, qu’il nous est possible, par la combinaison des Idées, de parvenir à connaître son cours, on devait cependant ne voir dans ce monde idéal qu’un système d’abstractions qui n’ont de réalité qu’en tant qu’elles sont considérées comme la propre manière d’être et d’agir des choses, mais qui ne doivent nullement être mises en opposition avec le cours des choses comme un original auquel celui-là se conformerait, en l’imitant d’une manière parfaite ou défectueuse. »)
53 Voir M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 199317, § 33, p. 156.
54 Cf. R. Pester, Hermann Lotze, op. cit., p. 300-301.
55 Cf. par exemple A. Liebert, op. cit., p. 205 n. : « Curieusement », Natorp « ne rend pas justice au mérite de Lotze, mis en relief dans le texte, concernant la conception de la logicité (Logizität) des Idées platoniciennes. »
56 A. Liebert, op. cit., p. 14 : « Les défenseurs de l’idéalisme critique ou méthodique [comme le confirme la note, c’est essentiellement Natorp qui est visé, AD] montrent effectivement, à l’égard de ce concept [de validité, AD], une certaine réticence et même une légère méfiance. Ce qui les y pousse, c’est peut-être la suspicion selon laquelle, avec ce concept, on devrait édifier une nouvelle métaphysique ou mettre en œuvre la renaissance d’une ancienne, probablement celle de Fichte. » Selon Liebert, une telle « transformation métaphysique » (Metaphysizierung) du concept de validité n’est toutefois pas obligatoire et peut très bien être évitée ; elle ne représente plutôt qu’« un stade dans le développement historique et systématique de ce concept, [stade] qui est foncièrement dépassé (prinzipiell überwunden) » (ibid.).
57 Voir P. Natorp, « Über Platos Ideenlehre » (Conférence tenue le 8 décembre 1913 à Berlin dans le cadre de la Kantgesellschaft), Berlin, Reuther und Reichard, 1914, p. 10-11 (trad. fr. A. Dewalque, « Sur la théorie platonicienne des Idées », Philosophie, 104, 2009, p. 12-13) : « Je trouve étonnant que l’on se soit toujours contenté de demander laquelle de ces différentes significations Platon a bien pu avoir en vue en parlant de l’“être” des Idées, mais que l’on n’ait jamais été amené à se demander s’il avait vraiment en vue l’une de ces significations et non plutôt le sens général de l’être et du non-être (Lotze dit : affirmation et négation), qui est présupposé par toute cette division, à savoir celui du pur et simple “c’est”/“ce n’est pas” qui se trouve dans chaque position que l’on effectue en pensée quel que soit son genre, que l’on interroge en général dans chaque question appartenant à la pensée, avec lequel on répond dans chaque réponse appartenant à la pensée. Et pourtant, Platon a lui-même indiqué dans des explications très simples que le sens qu’il avait en vue était celui-là – et uniquement celui-là –, comme ne le suggère pas seulement aussi l’usage institué de la langue grecque, mais comme cela s’impose presque de lui-même. »
58 Je cite le passage entier de P. Natorp, « Über Platos Ideenlehre », art. cit., p. 11 : « Certes, Lotze a pressenti avec justesse que, parmi les significations isolées de l’être qu’il a prises en considération, c’était celle de la validité des vérités qui devait convenir le mieux aux Idées de Platon. Plusieurs passages (en particulier dans le Parménide et le Sophiste) peuvent être directement invoqués à l’appui de cette thèse ; et il est vrai que, de manière générale, ὄν et ἀληθέϛ, οὐσία et ἀλήθεια, sont chez Platon – comme dans toute la langue philosophique des Grecs – extraordinairement proches. Cette signification occupe manifestement une place totalement à part du fait qu’elle ne concerne pas un genre de contenus énonciatifs distinct des autres, mais chaque genre d’énoncé. Cette généralité de la signification est requise : cela, Lotze l’a pressenti avec justesse. Néanmoins, il y a encore ici une différence qui ne doit pas être négligée. La vérité est attribuée à l’énoncé ; l’être, à ce qui est énoncé. Est vraie la proposition qui énonce : c’est ainsi, si c’est vraiment ainsi (voir entre autres Sophiste, 263b, Parménide, 161e). Cet “être” avec lequel on exprime originairement et immédiatement la sentence de la pensée, avec lequel on exprime ce qui est pensé en elle (ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστίν, d’après le Parménide), c’est cela que Platon avait en vue. A cet être correspond (lorsque c’est pertinent) la “vérité” de ce qui est exprimé ; mais l’“être” qui est justement exprimé dans la sentence “c’est ainsi” n’est pas pour autant identique à la vérité de cette sentence. L’énoncé “c’est” est un énoncé qui porte sur la chose (Sache), l’énoncé “c’est vrai” est un énoncé sur cet énoncé. »
59 Les modifications structurelles intervenues dans les écrits de Lotze entre, d’une part, ses premiers ouvrages de Metaphysik (1841) et de Logik (1843) et, d’autre part, le remaniement de ces ouvrages dans le System der Philosophie (1874-), reflètent à certains égards cet état de faits, puisque, on l’a dit, l’origine des développements consacrés au « monde des Idées » ne doit pas être cherchée dans la petite Logik de 1843 mais dans la troisième partie de la Metaphysik de 1841. Le fait même que la théorie de la connaissance se soit ainsi trouvée transférée, chez Lotze, du champ de la métaphysique au champ de la logique, correspond parfaitement à l’idée selon laquelle c’est le domaine des « contenus » de pensée « valides » qui constitue le véritable fondement de la connaissance.
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