Chapitre X. Naturalisme et aristotélisme : matière et quiddité
p. 295-321
Texte intégral
L’invention dialectique de la matière
a) La matière comme principe et comme cause
1L’analyse de la matière, engagée au début du dialogue III du De la causa, peut être rapportée au plan annoncé au début du dialogue II qui distinguait la forme comme « cause » et la matière comme « principe ». L’argument du dialogue III insiste sur cette définition et rappelle que, si la forme peut être considérée à la fois comme cause extrinsèque et comme principe, au sens où elle peut être considérée comme un élément du composé, elle a toutefois plutôt « valeur de cause » : « Dans le troisième dialogue (après avoir, dans le deuxième, traité de la forme, qui a valeur de cause plutôt que de principe), on procède à l’examen de la matière, dont on estime qu’elle a valeur de principe et d’élément plutôt que de cause »1. Cet examen de la matière vient donc compléter l’exposé du dialogue II consacré à la « cause ». Cette présentation reste à l’évidence trop formelle, dans la mesure où l’ensemble du dialogue II est consacré à identifier, du point de vue de la forme, la « cause » et le « principe » : la forme cause efficiente est également principe des choses naturelles. L’opposition entre la cause et le principe se trouve donc, en un sens, déplacée : elle permet de distinguer désormais deux genres de substance, qui correspondent à deux « puissances », l’une matérielle et passive, l’autre formelle et active. C’est ainsi que Teofilo, au moment où il engage la discussion du dialogue III, présente cette distinction comme « nécessaire » :
Nous trouvons qu’il est nécessaire de reconnaître dans la nature deux genres de substances : la forme et la matière ; car il est nécessaire qu’il y ait un acte absolument substantiel, dans lequel se trouve la puissance active de tout, et qu’il y ait aussi la puissance ou le substrat, dans lequel puisse se trouver une puissance passive du tout équivalente : dans le premier se trouve la puissance de faire, dans le second la puissance d’être fait2.
2C’est donc dans la mesure où elle change de signification que la distinction entre la cause et le principe peut être maintenue dans l’Argument du dialogue III. Au terme de la discussion du dialogue II, la forme ne se distingue plus du principe par son extériorité par rapport à l’effet, mais par son activité. Par conséquent, c’est en tant que « puissance passive » que la matière est principe.
3Ce déplacement est préparé par l’examen mené dans le deuxième dialogue. La définition de la matière s’y est trouvé modifiée : bien qu’« élément » ou « principe » du composé, elle doit également être pensée comme « cause », au même titre que la forme des réalités physiques composées. Dicsono, à la fin du dialogue II, au terme de son analyse du principe formel dont il fait une « espèce parfaite », en vient ainsi à faire du composé l’effet de deux « causes » qui se déterminent réciproquement :
De plus, cette forme est définie et déterminée par la matière, car, ayant en elle la faculté de constituer des êtres particuliers, d’espèces innombrables, elle en vient à se contracter pour constituer un individu ; et de son côté, la puissance de la matière indéterminée, laquelle peut recevoir n’importe quelle forme, en vient à se limiter à une seule espèce : si bien que l’une est la cause de la définition et de la détermination de l’autre3.
4Dicsono explicite ici l’idée d’une détermination par la matière de la forme universelle. Bien que déterminée quant à ses opérations par les dispositions accidentelles de la matière, cette forme est, considérée en elle-même, indivise et cause extrinsèque du composé. Dans la mesure où elle vient limiter ou déterminer la substance formelle, la matière est « cause » du composé, au sens où elle produit « extrinsèquement » un effet en « définissant » la forme qui reste irréductible à la matière. Ainsi, tout comme la forme, la matière est à la fois « cause » et « principe ».
b) L’analogie et les modi di filosofare
5On remarquera que, même s’il parle d’une matière qui « peut recevoir n’importe quelle forme », Dicsono n’envisage pas ici de définir une matière indépendante du composé et actualisée par la cause formelle. La matière, telle qu’il l’envisage dans cette fin du dialogue II, reste caractérisée par ses accidents dont dépend la contraction de la forme universelle. C’est la raison pour laquelle Dicsono parle également d’une « forme matérielle » qui, selon la définition de Teofilo, « n’a pas d’opération par elle-même » et dont le rôle se borne à « communiquer l’opération du tout aux parties »4. La matière reste envisagée comme partie du composé. Dicsono peut donc s’étonner, au début du troisème dialogue, quand Teofilo propose de définir la matière comme une « puissance passive » équivalente à la puissance active. Il concède que l’âme du monde, pour être dite « figuratrice », doit rencontrer un substrat qui reçoit la forme indivise et détermine la forme particulière : « Il est évident, pour quiconque raisonne bien, qu’il n’est pas possible que le premier puisse constamment faire le tout sans qu’il y ait constamment quelque chose qui puisse devenir le tout. Comment l’âme du monde (je veux dire : toute forme), qui est indivise, peut-elle être figuratrice sans ce substrat des dimensions, ou des qualités qu’est la matière ? »5 Comme on vient de le voir, il a lui-même posé cette définition du sujet matériel. La question qui, en revanche, reste en suspens, est celle de l’origine de la « préfiguration » de la matière qui, au dialogue II, constituait un préalable indispensable à la particularisation de la forme universelle. C’est la raison pour laquelle il pose immédiatement cette question : « Et la matière, comment peut-elle être figurée ? » Si la cause matérielle n’a pas seulement pour tâche d’individuer la forme, mais aussi et surtout de la spécifier, la définition de la matière comme puissance passive pose problème : elle ne rend pas compte des déterminations accidentelles, auxquelles Teofilo avait accepté de rapporter la multiplicité « innombrable » des espèces formelles. Dicsono propose alors une solution qui ne fait que prendre acte du résultat de l’examen du deuxième dialogue :
Et la matière, comment peut-elle être figurée ? Peut-être par elle-même ? Il semble que nous pouvons dire que la matière est figurée par elle-même, si nous voulons considérer comme matière, et appeler matière, le corps universel formé, de même que nous appellerons matière un animal avec toutes ses facultés, en le distinguant, non pas de la forme, mais seulement de l’efficient6.
6Le paradoxe de cette tentative de définition s’explique par les difficultés inhérentes à la thèse de l’unicité de la forme : pourquoi ne pas appeler « matière » le « corps universel formé », c’est-à-dire, globalement ou génériquement, l’ensemble de ce qui est « figuré » ? Si, en tant que principe du composé, la matière est également « cause » de la forme spécifique particulière, la véritable distinction, sur laquelle fonder la dénomination du principe matériel, n’est-elle pas plutôt celle qui existe entre l’« efficient », forme parfaite et incorporelle, et le corps composé ? Même si l’idée d’une matière se figurerant elle-même sera reprise dans la suite du De la causa, cette solution reste inacceptable au niveau de l’analyse qui est celui de ce début du troisième dialogue. La proposition de Dicsono ne résoud pas la question de l’hylémorphisme, mais se contente plutôt de figer la dialectique au stade de l’examen de la forme.
7Teofilo commence par justifier la définition de Dicsono en invoquant l’arbitraire des dénominations (« Personne ne peut vous empêcher de vous servir du terme de matière à votre guise, de même que pour bien des écoles, il recouvre également différentes significations »)7, mais il dénonce aussitôt les limites de cette liberté :
Mais cette façon de considérer, dont vous parlez, je sais qu’elle convient à un technicien ou à un médecin qui s’en tient à la pratique, par exemple à ce médecin qui divise le corps en mercure, sel et soufre ; cette thèse révèle moins un divin talent de médecin qu’elle ne pourrait révéler la grand sottise de qui voudrait s’intituler philosophe, car le but de la philosophie n’est pas seulement d’en arriver à la distinction des principes telle qu’on l’obtient physiquement par une dissociation due à la vertu du feu, mais encore d’en arriver à cette distinction des principes à laquelle ne peut parvenir aucun agent matériel, puisque l’âme, qui ne peut être séparée du soufre, du mercure et du sel, est leur principe formel8.
8On reconnaît la définition platonicienne de la dialectique comme activité de division, comparée par Ficin à l’action du feu qui sépare les parties du composé. L’image est pourtant utilisée pour marquer l’insuffisance de la résolution du chimiste qui ne saurait parvenir à la distinction des principes fondamentaux que recherche le philosophe. Dicsono accepte l’objection sans se froisser. Il poursuit en distinguant nettement la « voie » philosophique de la démarche « pratique » des « médecins » en des termes voisins de ceux que Bruno utilisera dans l’Acrotismus pour définir les deux branches de la « philosophie naturelle », la « métaphysique » et la « physique » :
Vous dites cela excellemment ; je suis très satisfait de ces considérations, car j’en vois d’aucuns si peu avisés qu’ils ne distinguent pas les causes de la nature prises absolument selon toute l’extension de leur être, et considérées par les philosophes, des causes prises selon une acceptions limitée et appropriée : la première acception, en effet est excessive et vaine pour les médecins, en tant que médecin, et la seconde est tronquée et amoindrie pour les philosophes, en tant que philosophes9.
9Dicsono justifie ainsi la multiplicité des points de vue possibles sur le réel, correspondant chacun à des étapes distinctes de la résolution, tout en distinguant l’orientation « pratique » propre à la médecine, citée ici en exemple, de l’orientation « théorique » de la philosophie qui doit envisager les causes et les principes « absolument ». La dialectique permet ainsi de rendre justice aux différentes « doctrines », relatives à la fin propre de chaque « discipline ».
10La même idée est reprise plus loin dans ce même dialogue, par Teofilo qui compare la diversité des écoles médicales, entre lesquelles il refuse de trancher, à la diversité des « philosophies ». La médecine magique et incantatoire, la médecine physique et la médecine alchimique méritent toutes d’être approuvées10. Ce n’est pas d’un point de vue théorique que l’on peut juger de leur valeur, mais seulement du point de vue de la pratique médicale11. De même, les différentes « espèces » du savoir (que Teofilo désigne ici sous le terme générique de « philosophie ») doivent être appréciées du point de vue de leur finalité spécifique, que cette finalité soit théorique (visant la perfection de l’intelligence, la connaissance de la vérité), technique, politique ou éthique : « Mais pour en revenir à notre propos, de toutes les espèces de philosophie, la meilleure est celle qui réalise de la façon la plus appropriée et la plus élevée la perfection de l’intellect humain, celle qui est le plus en accord avec la vérité de la nature qui, dans la mesure du possible, [fait de nous] les coopérateurs de la nature (…), soit que nous instituions des lois et réformions les mœurs, soit que nous pratiquions la médecine, soit encore que nous connaissions et vivions une vie plus heureuse et plus divine. Voilà donc comment il n’existe aucune espèce de philosophie, instituée par une pensée réglée, qui ne comporte en elle-même une qualité propre que ne comportent pas les autres »12. Distinctes par leur fin, ces espèces du savoir sont cependant ordonnées et hiérarchisées, dans la mesure où chacune de ces pratiques « présuppose » des « dispositions philosophiques » ou théoriques : « C’est aussi ce que je pense de la médecine, laquelle dérive de principes tels qu’ils présupposent des dispositions philosophiques qui ne soient pas imparfaites, tout comme le bon fonctionnement du pied ou de la main présuppose celui de l’œil »13. Bruno ne subordonne pas les différents savoirs à la « philosophie », mais seulement les différentes pratiques à l’institution d’une « pensée réglée », c’est-à-dire à une théorie non pas commune ou subordonnante, mais spécifique ou propre. La hiérarchie proposée ici se distingue donc profondément de la définition thomiste de l’ordre du savoir : Bruno n’établit, dans ce passage, ni une hiérarchie des fins, ni un ordre encyclopédique des différentes espèces de connaissance. Cependant ce relativisme théorique qui légitime la multiplicité des définitions possibles de la matière est limité par l’exigence, propre à la « métaphysique », de rapporter la multiplicité des points de vue « physiques » à la considération des « causes de la nature prises absolument selon toute l’extension de leur être ». Lorsque Bruno dit que « tout fondement est bon, s’il est justifié par l’édifice » et que « toute semence convient, si l’arbre et les fruits sont désirables »14, c’est essentiellement de l’ordre doctrinal régressif dont il parle, non de la dialectique du De la causa qui suit l’ordre de l’« invention ». L’horizon de ces « figurations discursives » reste toujours la métaphysique de l’être un et infini.
11Ainsi, l’erreur de Dicsono ne tient pas à la fausseté de sa définition, en elle-même tout à fait acceptable, elle tient plutôt au fait qu’il propose d’interrompre prématurément la dialectique « ascendante » du De la causa. On s’en rend compte lorsque, comme dans le cas de la forme, Teofilo commence par prendre appui sur l’art qui fournit un terme de comparaison pour définir la matière :
Tous ceux qui veulent distinguer la matière et la considérer en soi, sans la forme, recourent à la comparaison avec l’art. Ainsi font les pythagoriciens, les platoniciens les péripatéticiens. Voyez par exemple l’art du menuisier, qui a le bois pour substrat de toutes ses formes et de tous ses travaux ; de même le forgeron et le fer, le tailleur et le drap. Tous ces arts produisent, dans la matière qui leur est propre, diverses images, compositions et figures, dont aucune n’est propre à cette matière. De même la nature, à laquelle ressemble l’art, a besoin d’une matière pour ses opérations : car il n’est pas possible qu’un quelconque agent, s’il veut faire quelque chose, n’ait pas de quoi faire, ou, s’il veut opérer, n’ait rien sur quoi opérer. Il y a donc une espèce de substrat à partir duquel, avec lequel et dans lequel la nature effectue son opération, son travail, et qu’elle informe d’autant de formes que se présentent d’espèces diverses aux yeux de notre entendement15.
12Alors que Dicsono distinguait la cause de l’effet, l’incorporel du corporel, la forme efficiente de la totalité du « corps universel formé », Teofilo introduit ainsi un troisième terme : la matière comme principe ex quo, c’est-à-dire comme sujet passif sur lequel s’exerce l’activité de l’agent. On comprend donc mieux le reproche que Teofilo adressait à la définition de Dicsono : en prenant la matière comme formée, il se situait du point de vue « spécifique » des arts qui définissent le sujet naturel que du point de vue des opérations artisanales ou techniques qui leur sont propres. A cette matière « formée » de l’art, Teofilo oppose ainsi la matière absolument informe de la nature. Si les substrats des arts sont « multiples » en vertu des différents modes d’opérations qui les définissent, le sujet naturel est au contraire unique, puisque ce n’est pas par rapport aux formes spécifiques de l’art qu’il doit être pensé, mais par rapport à toute forme en général :
Ainsi les substrats de l’art sont-ils multiples, et le substrat de la nature unique : car les premiers, parce qu’ils sont diversement informés par la nature, sont différents et variés, tandis que le second, parce qu’il n’est nullement informé, est totalement indifférencié, attendu que toute différence ou diversité procède de la forme16.
13Avec la considération du sujet informe, on passe donc bien d’une considération « physique » de la matière, relative, spécifique et confuse, à une appréhension plus adéquate qui analyse l’espèce en distinguant le genre des différences qui le contractent. La voie de ce début du troisième dialogue correspond bien à la « résolution dialectique » définie par Ficin dans son commentaire du Philèbe, mais également à la définition de l’« invention », que propose Aristote dans le prologue de la Physique.
c) La « matière » chez Platon et chez Aristote : du Timée à la Physique
14En passant d’un modèle causal (dont rend compte la définition de Dicsono qui, dans la continuité du deuxième dialogue, articule la forme efficiente à son effet universel) à la considération de la matière en tant que telle, Bruno suit donc de très près la progression du Timée, où, après avoir examiné l’œuvre de l’intelligence démiurgique, Platon marque une pause et propose un retour en arrière destiné à l’examen de la « cause errante » : « Dès lors, si l’on veut dire comment [l’univers] a été réellement engendré dans ces conditions, il faut faire intervenir aussi l’espèce de la cause errante, et dire quelle sorte de mouvement elle suscite par nature. Ainsi donc, il nous faut revenir sur nos pas et, après avoir pris sur le même sujet un point de départ différent qui soit approprié, derechef, exactement comme nous l’avons fait pour nos propos antérieurs, repartir, pour ce que nous allons dire, depuis le début »17. Dans le Timée, ce nouveau départ doit prendre en considération, non plus deux termes, l’intellect et l’univers corporel, mais trois :
Or dans cet exposé, il faut, concernant l’univers, considérer que le point de départ doit être plus différencié que le précédent. En effet, nous avions alors distingué deux genres d’être ; or il nous faut maintenant en découvrir un autre, un troisième. Ces deux genres d’êtres suffisaient pour notre exposé antérieur : l’un, nous avons supposé que c’était l’espèce du modèle, espèce intelligible et demeurant toujours identique, et le second nous avions supposé que c’était la copie du modèle, sujette à la génération et visible. Nous n’avions pas encore distingué un troisième genre, parce que nous avions estimé que ces deux-là suffisaient. Mais maintenant notre argumentation nous force, semble-t-il, à entreprendre une description qui permette d’élucider une espèce difficile et obscure. Quelle propriété faut-il supposer qu’elle présente naturellement ? La propriété que voici essentiellement : de tout ce qui est soumis à la génération elle est le réceptacle, et pour employer une image, la nourrice18.
15La définition de Dicsono, prolongeant l’analyse du deuxième dialogue, ne faisait également intervenir que deux « genres d’êtres », la forme et le corps formé. Exactement de la même manière que Platon propose de compléter son examen de la génération de l’univers par l’introduction d’un « troisième genre », Teofilo corrige alors la définition de Dicsono pour rapporter maintenant les formes naturelles à leur sujet naturel. La progression de ce début du dialogue III est donc étroitement liée au développement du Timée consacré à la « cause errante » (48e- 52d). C’est ainsi que la discussion, engagée par Teofilo, se conclut avec l’adjonction de la matière, « réceptacle des formes », aux deux autres principes définis dans le deuxième dialogue :
Voici ce que soutient le Nolain : il y a un intellect qui donne l’être [à] chaque chose, et que les pythagoriciens et Timée appellent le “donneur des formes” ; il y a une âme ou un principe formel qui se devient chaque chose, informe chaque chose, et qu’ils appellent la “source des formes” ; il y a une matière dont est faite et à partir de laquelle est formée chaque chose, et que tous appellent le “réceptacle des formes”19.
16L’inférence qui permet de remonter, de la matière spécifique des arts, en direction du sujet générique des formes naturelles, est également, comme le souligne Teofilo lui-même, à mettre en rapport avec l’analyse aristotélicienne de la Physique. C’est en effet chez Aristote que l’on trouve définie très précisément l’analogie par laquelle Teofilo propose de définir la matière comme sujet des formes : « Quant à la nature qui est sujet, elle est connaissable par analogie : en effet, le rapport de l’airain à la statue, ou du bois au lit, ou en général de la matière et de l’informe à ce qui a forme, antérieurement à la réception et possession de la forme, tel est le rapport de la matière à la substance, à l’individu particulier, à l’être »20.
17Si elles peuvent être rapprochées, dans la mesure où la khora du Timée est manifestement à l’arrière-fond de la définition de la hulé aristotélicienne, ces deux expositions de la « matière » sont toutefois profondément différentes : alors que la « cause errante », dont parle Platon, est une réalité paradoxale, un sujet « fugitif » du devenir, défiant toute tentative de définition21, la matière de la Physique n’est pas un principe d’instabilité, mais plutôt un principe de permanence, un moyen terme entre les « contraires ». Chez Platon, la matière est un principe du devenir au sens où elle est l’opposé de la forme. Elle ne peut être pensée que comme une contrariété fondamentale qui se manifeste d’abord par la distance qui existe entre le modèle intelligible et sa copie et résiste, de ce fait, à toute tentative de dénomination. Chez Aristote, elle ne désigne pas le flux proprement dit, mais le sujet sur lequel le flux s’écoule. En ce sens, elle est antérieure à la contrariété. C’est pourquoi elle n’est pas l’opposé de la forme (qu’Aristote définit comme la « privation »), mais le « sujet » auquel adviennent les déterminations contraires. La fin du premier livre de la Physique marque donc une rupture : distinguant la matière de la privation, Aristote s’écarte de la définition platonicienne du réceptacle et entend proposer une solution élégante au problème du devenir. La matière, définie analogiquement comme sujet du devenir, est pourtant distincte du composé qui seul a le statut de « substance » proprement dite. En tant qu’elle est en puissance de la forme, elle n’est cependant pas un « non-être par soi », mais seulement relativement à la forme qu’elle doit recevoir : à ce titre elle peut être dite « en quelque manière substance ». Aristote peut donc atténuer le caractère paradoxal du « substrat » défini dans le Timée. La matière, « cause coefficiente qui subsiste sous la forme », « premier sujet pour chaque chose » et « élément immanent et non accidentel de sa génération » n’est laide et corrompue que dans la mesure où elle est considérée comme « privée » de la forme, mais, au sens où elle se distingue de la « privation », elle doit être définie comme « ingénérable et incorruptible »22.
18La voie aristotélicienne est bien celle que suit Teofilo lorsqu’il fait de la matière le substrat permanent du devenir et de la « transmutation » des formes :
De même donc que dans l’art, les formes variant à l’infini (si cela est possible), c’est toujours une même matière qui persiste sous elles – la forme de l’arbre, par exemple étant suivie de celle du tronc, puis de celle de la poutre, de la planche, du siège, de l’escabeau, de la caisse, du peigne et ainsi de suite, cependant que l’être du bois persiste toujours –, il n’en va pas autrement dans la nature, où, les formes changeant à l’infini et se succédant l’une l’autre, la matière reste toujours la même23.
19L’identité du sujet de l’art humain est analogue à l’identité du substrat naturel qui demeure également le « même » :
Ne voyez-vous pas par vous-même que ce qui était semence devient herbe, et que ce qui était herbe devient épi, ce qui était épi devient pain, ce qui était pain devient chyle, le chyle sang, le sang semence, la semence embryon, l’embryon homme, l’homme cadavre, le cadavre terre, la terre pierre ou autre chose, et ainsi de suite pour en arriver à revêtir toutes formes naturelles ?24
20Sous la plume de Bruno, la problématique platonicienne de la matière se trouve donc largement relayée par l’analyse d’Aristote, au point même que, lorsque Dicsono évoque l’argumentation platonicienne et cite « Timée le pythagoricien » qui « enseigne à retrouver, dans la métamorphose d’un élément en un autre, la matière qui est cachée », l’exposé prend immédiatement une tournure aristotélicienne, puisqu’il ne définit plus négativement la matière comme ce qui n’est ni « ceci » ni « cela », mais en fait « une troisième chose » qui subsiste sous les « contraires » :
C’est ainsi que Timée le pythagoricien enseigne à retrouver, dans la métamorphose d’un élément en un autre, la matière qui est cachée et que l’on ne peut connaître que par une certaine analogie. “Là où il y avait la forme de la terre”, dit-il, “apparaît ensuite la forme de l’eau”, et l’on ne peut pas dire alors qu’une forme y reçoive l’autre, car un contraire ni n’accepte pas et ne reçoit pas son contraire : ainsi le sec ne reçoit pas l’humide, ou, si l’on veut, la sécheresse ne reçoit pas l’humidité, car c’est une troisième chose qui chasse la sécheresse et introduit l’humidité, et cette troisième chose est le substrat de l’un et de l’autre des deux contraires, sans être elle-même contraire à aucun d’eux. Par conséquent, puisqu’on ne peut penser que la terre a été réduite à néant, on doit estimer que quelque chose qui se trouvait dans la terre a subsisté et se trouve dans l’eau et que, pour la même raison, cette chose subsistera et se trouvera dans l’air quand l’eau se sera métamorphosée en air (sous l’effet de la chaleur, qui la réduit en fumée ou en vapeur)25.
21Il n’est pas fait mention du « raisonnement batard qui ne s’appuie pas sur la sensation » puisque Bruno suit la définition d’Aristote : bien que « cachée », la matière peut être connue « par une certaine analogie » qui relève de la raison.
d) La connaissance de la matière : dialectique et aristotélisme
22La question du mode de connaissance de la matière est expressément mentionnée par Teofilo qui insiste sur la différence qui existe entre les deux modes de connaissance propres, l’un à la définition du substrat relatif des arts humains, l’autre à celle du sujet naturel. A Dicsono qui lui demande si le principe matériel est connaissable, au même titre que le substrat des arts, il répond par l’affirmative :
Tout à fait, mais avec des principes cognitifs différents : car de même que nous ne connaissons pas les couleurs et les sons avec le même sens, ce n’est pas avec le même œil que nous voyons le substrat des arts et le substrat de la nature26.
23Dans le Timée, Platon définissait trois genres de connaissance correspondant au trois ordres de réalité : si la forme intelligible est connue par l’intellection et sa copie par la sensation27, la connaissance de la matière apparaît tout à fait étrange :
Par ailleurs, il y a une troisième espèce, celle du genre qui est toujours, celui du “matériau” qui est éternel, qui n’admet pas la destruction, qui fournit un emplacement à tout ce qui naît, une réalité que l’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard qui ne s’appuie pas sur la sensation ; c’est à peine si on peut y croire28.
24Réservant l’intellection à la connaissance des formes séparées, Platon ne peut définir l’appréhension de la matière comme intellectuelle. La réalité informe doit être connue par la voie négative, au terme d’un « raisonnement » qui retranche toute détermination positive (elle n’est ni « ceci », ni « cela », ni « quelque chose »). La matière, qui n’est pas même une image, mais plutôt le « fantôme toujours fugitif de quelque chose d’autre », donne donc l’impression de « rêver les yeux ouverts »29. Le raisonnement qui la déduit reste « batard », au sens où le discours se heurte ici à la contrariété même de la matière qui paraît contredire le principe d’identité selon lequel « une chose ne peut être en même temps deux choses »30.
25Lorsque Teofilo distingue l’appréhension sensible des substrats des arts de celle de la matière naturelle, il fait, semble-t-il, allusion à la difficulté soulevée par Platon. Cependant l’ambiguïté est immédiatement levée puisque, comme le précise Gervasio, les « principes cognitifs différents » que mentionnent Teofilo sont les « yeux de la chair » et l’« œil de la raison », c’est-à-dire la connaissance sensible et la connaissance discursive. Le même Gervasio relance un peu plus loin la question et imagine s’adresser à un interlocuteur « obstiné » : « Mais que ferai-je quand il m’arrivera de m’entretenir de cette idée avec quelque obstiné, qui ne voudra pas croire qu’il n’y a qu’une seule matière sous toutes les formations de la nature, de même qu’il n’y en a qu’une sous toutes les formations de chaque art ? Car l’on ne peut nier que celle que l’on voit avec les yeux, mais on peut nier celle que l’on voit seulement avec la raison »31. La réponse de Teofilo montre bien que, contrairement à Platon, il ne juge pas digne d’intérêt la difficulté : « Envoyez-le promener, ou ne lui répondez pas »32. Puis, plus loin, il clôt la discussion en affirmant que « cette matière des choses naturelles ne peut être évidente que pour l’intellect »33.
26En définissant la matière, non plus comme contrariété, mais, de manière aristotélicienne, comme sujet des contraires, Bruno rejette donc purement et simplement la difficulté rencontrée par Platon. Il peut construire une analogie, récusée dans le Timée, en comparant les substrats des arts au sujet naturel : l’indétermination radicale de la matière n’invalide aucunement la conclusion du raisonnement. L’« intellect » à l’origine de la connaissance de la matière doit également être distinct de celui qui préside, chez Platon, à la connaissance des réalités séparées. Il est ici identifié à la « raison » dont les conclusions restent suspendues à l’examen des images sensibles, au phantasmata de la noétique aristotélicienne. C’est pourquoi on peut considérer la dialectique de ce début du troisième dialogue comme une parfaite illustration de la thèse du De anima, constamment reprise par Bruno, qui fait de l’intellection « une espèce d’imagination » ou encore une « réflexion sur les images », et non une connaissance portant sur un ordre spécial de réalité. Cette noétique est encore présente dans les Fureurs héroïques, où Bruno rapporte la définition du De anima et fait de la connaissance humaine une « spéculation de phantasmes » et ajoute que « nous ne connaissons pas les véritables effets, les véritables formes des choses ou la substance des choses, mais leurs ombres, vestiges et simulacres »34. La même idée est encore dans l’introduction du De compositione imaginum, où Bruno insiste encore sur le caractère spéculatif et discursif de l’intellection humaine et explique ainsi les formules aristotéliciennes : « Hoc est non in simplicitate quadam, statu et unitate, sed in compositione, collatione, terminorum pluritate, mediante discursu atque reflexionem comprehendit »35. C’est la raison pour laquelle la distinction entre le sensible et l’intelligible ne prend jamais pour Bruno modèle sur un partage ontologique entre deux ordres distincts d’objets, les uns matériels, les autres immatériels, mais se règle plutôt sur la distinction entre le sujet, « premier selon la nature », et ses attributs ou ses accidents, « premiers pour nous ». Bruno peut ainsi faire de la déduction du principe matériel, qui ouvre le troisième dialogue, une résolution ascendante par laquelle on procède d’une connaissance sensible de la multiplicité des réalités naturelles à la connaissance intellectuelle de leur principe. De même que l’invention de la forme consistait à rapporter la diversité des opérations à l’unité de l’essence « séparée », de même l’invention de la matière infère l’unité du sujet à partir de la multiplicité des formes ou des figures dont elle se revêt successivement.
27En affirmant la possibilité d’une connaissance rationnelle et intellectuelle de la matière, Aristote surmonte une difficulté majeure que rencontrait le Timée, où Platon faisait de la cause errante une limite fondamentale de la démarche dialectique. Bruno se fait l’écho de cette thèse aristotélicienne. La dialectique, telle qu’il la conçoit, ne porte plus exclusivement sur les essences intelligibles telles que Platon les définit, elle peut constituer une science de la nature puisqu’elle peut conduire à une connaissance intellectuelle de la matière qui ne relève plus d’un « raisonnement batard » et paradoxal. S’il y a, pour Bruno, une « métaphysique » de la nature, c’est bien grâce à Aristote qui propose, dans le prologue de sa Physique, une véritable réforme de la philosophie et de la dialectique. La faute d’Aristote est de s’être arrêté en chemin sur la voie de cette réforme du platonisme lorsque, distinguant la puissance et l’acte, il réintroduit l’« opposition » que la définition de la matière comme « sujet des contraires » permettait pourtant de concilier. C’est d’ailleurs sur ce point que s’achève le troisième dialogue, lorsque Teofilo propose de franchir une nouvelle étape et de rapporter à un principe unique les deux sujets que sont la matière et la forme. Cette inférence constitue le véritable défi du De la causa, aux prises non plus avec Platon, mais avec les interprétations théologiques de la « science de l’être ». Bruno, en ce sens, ne saurait être regardé comme antiaristotélicien, bien au contraire.
La critique aristotélicienne des « naturalistes » : la matière comme « puissance »
28Cette définition de la matière comme puissance reste cependant problématique, si on la confronte aux thèses du deuxième dialogue. L’unité de la forme conduisait, en effet, à rapporter « toute multiplication numérique » à la matière et à ses dispositions accidentelles. La forme, qui « est à elle-même son propre genre », n’est divisible ni selon l’espèce ni selon le nombre. Invariable en soi quant à l’essence, elle est pourtant multiple « en tant qu’elle est l’acte et la perfection de quelque sujet ». La multiplicité des opérations qu’elle exerce est fonction de la « diversité des matières »36. La matière est ainsi apparue comme le principe de la « contraction » de la forme : toute entière en toutes choses, bien qu’indivise, la forme ne manifeste des différences qu’en fonction des différences inhérentes au sujet matériel qui la reçoit. La thèse de l’unité du sujet matériel semble conduire à une conclusion analogue, mais inverse : si la matière est une, absolument indéterminée à la différence des substrats des arts qui sont, eux, spécifiquement déterminés, il faut en conclure, comme le fait Teofilo lui-même que « toute différence ou diversité procède de la forme »37. Dans l’un et l’autre cas, le multiple apparaît comme une détermination accidentelle d’un sujet unique, du sujet spirituel dans le deuxième dialogue, du sujet matériel dans le troisième dialogue. L’individuation relève ainsi successivement de chacun des deux principes.
29Dicsono le soulignait avec précision dans le deuxième dialogue, lorsqu’il définissait la double causalité (matérielle et formelle) dont procèdent les choses naturelles singulières :
De plus, cette forme est définie et déterminée par la matière, car, ayant en elle la faculté de constituer des êtres particuliers, d’espèces innombrables, elle en vient à se contracter pour constituer un individu ; et de son côté, la puissance de la matière indéterminée, laquelle peut recevoir n’importe quelle forme, en vient à se limiter à une seul espèce : si bien que l’une est la cause de la définition et de la détermination de l’autre38.
30Il poursuivait en présentant comme également recevable des doctrines pourtant contradictoires :
Donc, dans une certaine mesure, vous approuvez la conception d’Anaxagore, qui qualifie de "latentes" les formes particulières de la nature, vous approuvez en partie celle de Platon, qui les fait dériver des idées, en partie celle d’Empédocle, qui les fait provenir de l’intelligence, et, dans une certaine mesure, celle d’Aristote qui les fait pour ainsi dire sortir de la puissance de la matière ?39
31C’est évidemment chaque fois sous un certain rapport (in certo modo ou alquanto) que ces doctrines sont approuvées par Teofilo. Même si la doxographie de Bruno n’est pas très exacte, ce sont bien deux groupes de thèses que l’on peut dégager. L’idée de la double causalité des formes naturelles permet ainsi de concilier la doctrine de l’inductio formarum, qui rapporte les formes à un principe formel (les idées de Platon ou l’intelligence d’Empédocle), avec celle de l’eductio, qui rapporte les formes au principe matériel qui les tient « latentes » (Anaxagore) ou « en puissance » (Aristote). A ce niveau de l’analyse, la conciliation de Teofilo apparaît un peu formelle, dans la mesure où il penche naturellement en faveur d’une doctrine platonicienne qui fait procéder les formes de l’intelligence et ne donne droit de cité à la thèse de l’« éduction » qu’en invoquant l’immanence de l’esprit universel : « Oui, car comme nous avons dit que là où est la forme, d’une certaine manière il y a tout, là où est l’âme, l’esprit, la vie, il y a tout : le formateur, c’est l’intellect à travers les espèces idéales ; et les formes, s’il ne les suscite pas à partir de la matière, il ne va pas pour cependant les chercher au-dehors d’elle, car cet esprit emplit le tout »40. C’est seulement parce que l’esprit est intérieur, et non pas extérieur, à la nature, que l’on peut dire qu’il les fait sortir de la matière : en réalité, à proprement parler, Teofilo rejette l’hypothèse, puisqu’il dit expressément que l’intelligence « ne les suscite pas à partir de la matière ».
32C’est dans le dialogue III seulement que la thèse de l’« éduction » trouvera véritablement droit de cité. Sans d’ailleurs remettre en question l’existence du principe formel, Dicsono reconnaît la prépondérance du principe matériel :
Et vraiment il est nécessaire que, tout comme nous pouvons poser un principe matériel constant et éternel, que posions un principe formel équivalent. Nous voyons que toutes les formes naturelles se retirent de la matière, puis retournent dans la matière, de sorte que rien, sinon la matière, ne semble en réalité être constant, ferme, éternel et digne d’être considéré comme un principe ; sans compter que les formes n’ont pas d’être sans la matière, et que c’est en elle qu’elles sont engendrées et qu’elles se corrompent, et que c’est de son sein qu’elles sortent et dans son sein qu’elles se réfugient : aussi la matière, qui demeure toujours identique et féconde, doit-elle avoir le privilège principiel d’être reconnue comme le seul principe substantiel, et comme ce qui est et demeure toujours ; et toutes les formes dans leur ensemble ne doivent être comprises que comme les diverses dispositions de la matière, qui s’en vont et s’en viennent, ou qui se retirent et se renouvellent, si bien qu’aucune n’a valeur de principe41.
33L’idée qu’aucune des formes naturelles ne puisse avoir valeur de principe est établie dans le deuxième dialogue. Par contre, ce qui est nouveau, c’est ce « privilège » accordé à la matière qui devrait « être reconnue comme le seul principe substantiel, et comme ce qui est et demeure toujours ». Cette idée, émise par Dicsono, confirme le tournant « aristotélicien » opéré dans le troisième dialogue, où Bruno se détourne résolument de la thématique platonicienne du Timée et suit la voie ouverte par le premier livre de la Physique. Le simple fait de s’interroger sur la hiérarchie des principes et de prendre au sérieux la thèse de la prééminence de la matière signifie clairement que l’on a abandonné la conception platonicienne de la dialectique au profit d’une définition nouvelle de l’intelligible.
34En fait, cette remarque de Dicsono se comprend mieux si l’on se souvient que la question de la hiérarchie des principes est posée par Aristote lui-même, au début du deuxième livre de la Physique. Après avoir défini la « nature » comme « un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident »42, Aristote envisage deux hypothèses : « En un sens donc, on appelle ainsi nature la matière qui sert de sujet immédiat à chacune des choses qui ont en elles-mêmes un principe de mouvement et de changement. Mais en un autre sens, c’est le type et la forme, la forme définissable »43. Cette alternative est constamment présente chez Aristote, elle correspond toujours, en première analyse, à l’opposition entre les anciens physiciens ou « naturalistes » et la théorie platonicienne des Idées. Dans le premier livre de la Métaphysique, Aristote évoque ainsi la thèse des « premiers philosophes » qui « ne considéraient comme principes de toutes choses que les seuls principes matériels » : « Ce dont les êtres sont constitués, le point initial de leur génération et le terme final de leur corruption, alors que la substance persiste sous la diversité de ses déterminations : tel est le principe des êtres. Ils croient pouvoir en tirer cette conclusion qu’il n’y a ni génération ni destruction, étant donné que cette nature première subsiste toujours »44. Ces philosophes, pour Aristote, ont en partie raison, mais leur doctrine se heurte pourtant à une objection majeure, dans la mesure où ils restent incapables de rendre compte de la génération et de la corruption. Si, en effet, la nature matérielle est le substrat permanent, comment rendre compte de la génération qui est bien réelle, même si elle n’affecte pas, selon eux, cette nature :
Tous ces philosophes donnent donc à penser, semble-t-il, qu’il n’y a qu’une seule cause, celle qui est dite de nature matérielle. Mais à ce point de leur marche, la réalité elle-même leur traça la voie, et les obligea à une recherche plus approfondie. Qu’on suppose, tant qu’on voudra, en effet, que toute génération et toute corruption procèdent d’un unique principe ou de plusieurs, pourquoi cela arrive-t-il et quelle en est la cause ? Ce n’est assurément pas le substrat lui-même qui est lui-même l’auteur de ses propres changements45.
35Quand bien même ces philosophes auraient-ils raison de définir la matière comme l’unique sujet des choses naturelles, la considération du devenir devait les obliger à rechercher une autre cause, la cause « efficiente », qui doit permettre de rendre compte du changement. C’est la raison pour laquelle Aristote propose de définir la matière non seulement comme sujet, mais aussi comme « puissance », attribuant à la forme le rôle de principe actif ou de cause efficiente naturelle46.
36Cette critique aristotélicienne des anciens « physiciens » est à l’arrière-plan de tout le début du troisième dialogue. Lorsque Dicsono paraît pencher en direction de la thèse « naturaliste », considérant la permanence du substrat et le caractère transitoire des formes, sa position prend en compte l’objection d’Aristote, puisqu’il commence par affirmer la nécessité de l’existence du principe formel : si les « naturalistes » ont raison, c’est sous réserve de rappeler qu’« il est nécessaire que, tout comme nous pouvons poser un principe matériel constant et éternel, nous posions un principe formel équivalent ». Il ajoute cependant que l’idée d’un sujet substantiel des choses naturelles peut servir d’argument contre de la définition aristotélicienne de « l’essence (raggione) des formes naturelles ». Ces propos de Dicsono font écho à ceux de Teofilo qui ouvre la discussion du troisième dialogue en affirmant, lui aussi, la nécessité de définir « un acte absolument substantiel », contre les naturalistes pour qui « la matière seule est la substance des choses ». Même si la thèse « naturaliste » apparaît pourtant plus vraisemblable que celle d’Aristote, Teofilo remarquait qu’il restait nécessaire de définir une cause efficiente ou un principe actif :
Démocrite et les Epicuriens, donc, selon lesquels ce qui n’est pas corps n’est rien, soutiennent par conséquent que la matière seule est la substance des choses, et même qu’elle est de nature divine, comme l’a dit un Arabe nommé Avicébron : il le montre dans un livre intitulé Source de vie. Ils soutiennent, de concert avec les cyrénaïques, les cyniques et les stoïciens, que les formes ne sont rien d’autre que certaines dispositions accidentelles de la matière : longtemps j’ai moi-même été longtemps un chaud partisan de cette opinion, pour cette seule raison que ses fondements correspondent plus à la nature que ceux d’Aristote ; mais après mûre réflexion et eu égard à davantage d’éléments, nous trouvons qu’il est nécessaire de reconnaître dans la nature deux genres de substances : la forme et la matière ; car il est nécessaire qu’il y ait un acte absolument substantiel, dans lequel se trouve la puissance active de tout, et qu’il y ait aussi une puissance ou un substrat, dans lequel puisse se trouver une puissance passive de tout équivalente : dans le premier se trouve la puissance de faire, dans le second la puissance d’être fait47.
37Le rapport de Teofilo avec Aristote apparaît profondément ambigu : c’est d’abord contre Aristote qu’il présente la thèse naturaliste comme vraisemblable, mais c’est ensuite conformément à l’objection de la Métaphysique (A, 3) qu’il est conduit à poser « deux genres de substance » et à définir la matière comme « puissance ». La « mûre réflexion », qui le conduit à définir une puissance active, n’est autre, en effet, que la considération qu’« absolument rien n’opère sur soi-même » et qu’« il y a toujours quelque distinction entre un agent et ce qui est fait, ou ce sur quoi porte l’action et l’opération »48. C’est donc bien la double définition de la matière, comme « sujet » et comme « puissance », qui pose problème. Contre les physiciens « matérialistes », pour lesquels « ce qui n’est pas corps n’est rien », Teofilo rappelle que la matière est « en puissance » ; contre la définition aristotélicienne de « l’essence des formes naturelles », c’est-à-dire de la quiddité, il invoque la Physique, où la matière est caractérisée comme « sujet ».
La critique des formes scotistes : l’aporie de Métaphysique Z
38La critique de la définition aristotélicienne des formes naturelles est en réalité engagée dans le deuxième dialogue, lorsque Bruno a défini la forme efficiente comme une espèce parfaite, une en nombre. Cette définition conduisait à rapporter aux dispositions accidentelles de la matière la diversité apparentes des formes naturelles et à distinguer ainsi deux points de vue, celui de l’« essence », qui est une en espèce et en nombre, et celui des « opérations », qui procèdent de la multiplicité matérielle. Face à cette essence, le troisième dialogue pose un second sujet, la matière, à la fois un en nombre et diversement figuré par un agent unique. Faute d’avoir reconnu la nécessité d’un principe formel, les « naturalistes » tombent sous le coup de la critique d’Aristote. Ils ont pourtant raison de définir les réalités particulières comme des effets accidentels. Seules, en effet, les deux « espèces » de la nature, la forme et la matière, sont incorruptibles, permanentes et indivises, et ont droit au titre de substance.
39Teofilo conclut ainsi sa déduction de l’unité du principe matériel en évoquant la doctrine péripatéticienne de « formes substantielles » :
On peut en conclure (et ce, en dépit de nos adversaires) que rien ne s’annihile, ni ne perd l’être, sauf la forme accidentelle, extérieure et matérielle : c’est pourquoi, pas plus la matière que la forme substantielle de n’importe quelle chose naturelle, c’est-à-dire l’âme, n’est susceptible de se dissoudre et de s’annihiler, en perdant l’être totalement et complètement ; telles ne peuvent assurément pas être toutes les formes substantielles des péripatéticiens et de leurs semblables, qui ne consistent en rien d’autre qu’en un certain assemblage et un certain ordre d’accidents : et tout ce qu’ils sauront désigner en dehors de leur matière première n’est rien d’autre qu’accident, assemblage, disposition de qualités, principe de définition, quiddité49.
40Ce sont deux genres d’universel que Bruno oppose ici : l’universel « physique », qui correspond aux espèces propres de la nature, la matière première et la forme « substantielle » unique, et l’universel « logique », qui est désigné ici comme « principe de définition » et comme « quiddité ». Dans le deuxième dialogue, lorsqu’il distinguait la forme, considérée en elle-même, de la multiplicité des opérations qu’elle a dans les différentes réalités naturelles, Bruno avait rapporté les dénominations du « langage courant », qui distingue des degrés ou des espèces de formes (l’« élément », le « végétatif », le « sensitif » et l’« intellectif »)50, à la forme sui generis. La multiplicité des dénominations ou des définitions ne dénote aucune diversité réelle : tous les noms sont autant de points de vue possibles sur une réalité unique. Corrélativement, l’unité du genre est « physique » au sens où elle désigne l’unité substantielle de la forme et c’est la différence, qui permet de signifier non pas l’essence, mais l’opération, c’est-à-dire l’accident, qui est d’ordre logique. C’est la raison pour laquelle, dans le deuxième dialogue, Bruno, visant la définition qui fait de la matière le principe de la différence, dénonce la démarche d’Aristote « qui ne se lasse jamais de diviser logiquement ce qui est indivis en nature et en vérité »51. La critique d’Aristote, dans le troisième dialogue, prolonge donc celle du deuxième dialogue. La doctrine des « formes substantielles » procède d’une définition « logique », et non « physique », de la forme. Bruno n’a pas fini de répéter que la forme particulière, principe de définition, ne désigne pas une substance, mais seulement un accident.
41On remarquera que dans ces lignes, Bruno fait allusion presque explicitement à l’analyse au livre Z de la Métaphysique, où Aristote aborde la question de la « définition » de la substance. Teofilo a engagé la discussion sur la question de la matière en donnant raison à Aristote contre les « naturalistes » : il est nécessaire de poser une forme qui soit substance. La question est maintenant de donner un contenu à cette exigence rationnelle et se demander en quel sens la « forme » est substance et principe des choses naturelles.
42Dans le livre Z de la Métaphysique, Aristote commence par définir la substance comme « ce dont tout le reste s’affirme et qui n’est plus lui-même affirmé d’une autre chose »52. A première vue, cette définition paraît plaider en faveur des « physiciens » qui font de la matière une substance. La thèse est pourtant écartée par Aristote qui conclut :
Nous avons maintenant donné un exposé schématique de la nature de la substance, en montrant qu’elle est ce qui n’est pas prédicat d’un sujet, mais c’est d’elle, au contraire, que tout le reste est prédicat. Nous ne devons pas toutefois nous borner à la caractériser de cette façon, car ce n’est pas suffisant. Notre exposé lui-même est vague, et, de plus la matière devient alors une substance. Si elle n’est pas substance, en effet, on ne voit pas bien quelle autre chose le sera, car, si l’on supprime tous les attributs, il ne subsiste évidemment rien d’autre qu’elle53.
43Si la matière n’est pas une substance, c’est parce qu’elle n’est pas « séparable » et qu’elle ne constitue pas une réalité déterminée : « A considérer la question sous cet aspect, il résulte donc logiquement que la matière est substance. Pourtant cela est impossible, car la substance paraît bien surtout avoir le caractère d’être séparable et d’être une chose individuelle. D’après cela, la forme et le composé de la matière et de la forme sembleraient être substance bien plutôt que la matière »54. La matière ne répond pas en effet à ces critères de séparabilité et de détermination : il faut que la substance soit un quelque chose de déterminé (tò tóde ti ou, selon la traduction latine de Moerbeke, un « hoc aliquid »). Cet aveu d’insuffisance relance l’examen du livre Z et conduit à l’analyse de la « quiddité » (Z, 4) : « la quiddité de chaque être, c’est ce qu’il est dit être par soi »55.
44Pour Bruno, ce nouveau départ de la discussion conduit à une aporie. L’unité désignée par la « quiddité » ne saurait renvoyer qu’à une disposition accidentelle de la matière, c’est-à-dire à une simple « complexion ». Surtout, cette caractérisation de la substance comme sujet de toutes les déterminations « logiques » attribuées à la chose individuelle n’appartient en aucune façon au domaine de la « physique » : ainsi définie, la quiddité est bien une substance, mais au sens logique seulement, puisqu’elle n’est autre que le substrat logique des prédicats qui la définissent. Cette interprétation de Bruno donne donc un sens fort à la formule d’Aristote qui introduit l’examen de la quiddité en soulignant le caractère logique de ce nouveau départ : « Faisons d’abord au sujet de la quiddité quelques remarques d’ordre dialectique »56. La considération de la quiddité fait donc basculer l’analyse du livre Z dans le domaine de « ce qui se dit », abandonnant, pour Bruno, la matière à la « physique » qui traite de « ce qui est ». C’est la raison pour laquelle Teofilo se contente de relever la difficulté et l’« insuffisance » de l’analyse d’Aristote et critique plutôt les interprètes qui, comme Avicenne et surtout Duns Scot, ont édifié une ontologie de la forme, afin de « sauver » la quiddité aristotélicienne :
De là vient que, parmi eux, certains encapuchonnés, subtils métaphysiciens, voulant excuser plutôt qu’accuser les insuffisances de leur dieu Aristote, ont trouvé l’humanité, la bovinité, l’olivéité comme formes substantielles spécifiques, et cette humanité-ci – par exemple la socratéité –, cette bovinité-ci, cette chevalinité-ci comme substance singulière ; tout cela, ils l’ont fait pour nous donner à ces dernières une forme substantielle qui puisse mériter le nom de substance, de même que la matière a le nom de la substance et l’être de la substance57.
45La critique des moines « encapuchonnés » vise évidemment les scotistes et la doctrine de l’heccéité, c’est-à-dire de la forme individuelle, mais également la théorie avicenienne de l’essence. Teofilo souligne que les « encapuchonnés » ne se sont pas contentés de définir analogiquement la quiddité ou la forme substantielle, en lui donnant seulement le « nom de substance », comme, selon lui, Aristote s’est contenté de le faire. Ils ont voulu aller plus loin et conférer à la quiddité un statut ontologique qui lui donne droit au titre d’« être » substantiel. Tout en dénonçant l’« insuffisance » de l’analyse d’Aristote qui n’a pas résolu la difficulté de la définition de la substance et laissé intacte la thèse des « naturalistes », Teofilo réserve donc sa critique à la solution des interprètes scotistes qui revient, comme il le dira plus loin, à « poser un concept logique comme principe des choses naturelles »58.
46L’intérêt de la doctrine d’Avicenne59, à laquelle revient l’« invention » des « formes substantielles spécifiques », tient à ce qu’elle propose de définir la forme comme une essence ou une réalité antérieure à la multiplicité empirique et distincte de l’« intention », c’est-à-dire de l’universel au sens logique du terme. La forme spécifique (l’equinitas) n’est pas un concept, elle n’est ni une ni multiple et peut être dite « indifférente » à l’existence actuelle dans le composé, mais également à l’universalité qu’elle a dans l’intellect. Elle n’est donc pas une forme séparée au sens du platonisme, dans la mesure où elle n’est pas, selon l’exposé que fait Aristote de la doctrine de Platon (Métaphysique, Z, 13), à la fois numériquement une et présente en plusieurs individus qui en participent. La définition scotiste de la forme, en un sens, prolonge la doctrine avicennienne de l’essence, dans la mesure où la « nature commune » n’est ni un universel, ni un individu : son unité est ainsi dite « inférieure à l’unité numérique » tout en restant une unité « réelle » : « J’affirme encore que (…) il y a encore dans les choses, indépendamment de toute opération de l’intellect, une unité qui est inférieure à l’unité numérique, c’est-à-dire l’unité propre au singulier, et qui est néanmoins réelle ; cette "unité" est l’unité propre à une nature, un nature est, comme telle, neutre à l’égard de l’unité du singulier ; ce n’est donc pas à l’unité du singulier qu’elle doit l’unité qui est la sienne »60. Cette définition de la nature commune se distingue pourtant de la « forme » d’Avicenne dans la mesure où elle ne repose pas sur une différence entre l’essence et l’existence. Chez Scot, l’existence ne s’ajoute pas à l’essence, elle est un degré d’actualité propre de l’essence dans chaque particulier. C’est pourquoi la forme individuelle ou l’heccéité n’est pas différente de la forme spécifique, elle en est l’actualité ultime : « D’un côté la réalité individuelle est comparable à celle de l’espèce, parce qu’elle est, pour ainsi dire, un acte qui détermine la réalité de l’espèce, laquelle est, pour ainsi dire, possible ou potentielle. D’un autre côté, elle en diffère parce qu’elle ne résulte jamais de l’adjonction d’une forme, mais, à justement parler, de l’actualité ultime de la forme »61. On a donc bien, comme le dit Teofilo, une forme qui est spécifique ou commune sans être un universel. Elle est donc réelle et substantielle par son unité qui ne dépend pas de l’opération de l’intellect. La forme individuelle (« cette humanité-ci », « cette bovinité-ci ») désigne une « quiddité » dont la définition ne dépend pas de la matière. L’idée d’heccéité permet bien de poser une individuation par la forme, sans pour autant devoir faire de la forme une simple « différence » ou l’attribut d’un sujet. On peut ainsi résoudre, comme le souligne Teofilo, le paradoxe du chapitre 3 du livre Z de la Métaphysique.
47Cette solution est pourtant vigoureusement critiquée par Teofilo : loin de résoudre la difficulté, elle ne fait que la différer. Sans contester la « nécessité » de définir une forme substantielle, Teofilo se propose de mettre en évidence le caractère purement verbal de cette définition de la forme individuelle. Les déterminations par lesquelle les scotistes caractérisent la forme substantielle ne désignent, physiquement, que des accidents et rien, finalement, ne les distingue des « universaux » qui, selon Aristote, ne sauraient avoir le statut de substance. Teofilo imagine ainsi les scotistes aux prises avec un contradicteur :
Ils n’ont toutefois jamais tiré aucun profit de leur invention ; car si, méthodiquement, vous commencez par leur demander : “En quoi consiste l’être substantiel de Socrate ?”, ils répondront : “En la socratéité“ ; et si vous demandez ensuite : “Qu’entendez-vous par socratéité ?”, ils répondront : “La forme substantielle propre et la matière propre de Socrate”. Mais laissons de côté cette substance qu’est la matière, et dites-moi : “Qu’est-ce que la substance comme forme ?” Certains répondent-ils que c’est son âme ? Demandez : “Qu’est-ce que cette âme ?” S’ils disent qu’elle est l’entéléchie et la perfection d’un corps ayant la vie en puissance, considère que c’est là un accident. S’ils disent qu’elle est un principe de vie, de sensibilité, de végétation et d’intellect, considérez que, quoique ce principe soit bien une substance si on le considère fondamentalement ainsi que nous le faisons, toutefois eux ne le présentent que comme un accident ; car le fait d’être principe de ceci ou de cela n’exprime pas une nature (raggione) substantielle et absolue, mais une nature accidentelle et relative à ce qui est principié : de même, celui qui exprime mon être et ma substance, ce n’est pas celui qui énonce ce que je fais ou puis faire, mais bien celui qui exprime ce que je suis moi-même, en tant que moi-même et considéré absolument62.
48L’ensemble de cette argumentation reprend, en l’explicitant, la critique de la définition aristotélicienne de l’âme comme « entéléchie d’un corps ayant la vie en puissance » qui servait de fil directeur à la définition de l’espèce parfaite du dialogue II. Les scotistes ont raison de faire de la forme une substance, mais ils se trompent lorsqu’il s’agit de « désigner » la nature véritable de cette substance. Toutes les déterminations qu’ils avancent sont des « accidents » et ils n’ont en vue que le « principié », les « opérations » particulières et « relatives », non le principe lui-même ou encore la « nature substantielle et absolue ». Ils confondent ainsi le point de vue logique et phénoménologique des dénominations avec le point de vue ontologique de l’être ou de l’essence absolue qui rapporte les manifestations spécifiques et relatives à la substance dont elles procèdent. Ils commettent, en ce sens, une erreur tout à fait analogue à celle de Dicsono : ils envisagent une matière déterminée, sans remonter à la définition absolue ou métaphysique du principe matériel. La méthode de Bruno consiste donc à dénoncer le caractère abstrait et logique de la définition scotiste et avicennienne de l’essence formelle :
Vous voyez donc comment ils traitent cette forme substantielle qu’est l’âme : même s’ils l’ont éventuellement reconnue comme substance, jamais cependant ils ne l’ont désignée ni considérée comme substance. (…) Jamais ils ne vous désigneront autre chose que des accidents ; ceux-ci se situent parmi les principes d’individuation, et donnent la particularité, parce que la matière ne peut se contracter pour se particulariser que par l’action d’une certaine forme ; et parce que cette forme est principe constitutif d’une substance, ils soutiennent qu’elle est substantielle, mais ils ne pourront ensuite éviter de la présenter, dans sa nature, comme accidentelle (ma poi non potranno mostrare fisicamente, se non accidentale) ; et quand enfin ils auront fait tout ce qu’ils peuvent, ils auront bien une forme substantielle, mais logique, et non pas naturelle : et c’est ainsi, finalement, qu’on en vient à poser un concept logique comme un principe des choses naturelles63.
49La question fondamentale que Bruno pose aux scotistes est bien celle du mode de connaissance de la forme substantielle individuelle. C’est à cette question que doit répondre la « démonstration » de la forme substantielle qu’il exige des scotistes : sur quel type d’inférence repose la thèse de l’heccéité ? Pour Bruno, il est clair que la forme substantielle est toujours inférée de déterminations accidentelles. On est passé des opérations ou des facultés à la définition d’une forme individuelle, l’âme de Socrate. Le sujet formel est donc seulement posé, sans être démontré. En fait, l’heccéité ou la forme individuelle reste un « nom », un sujet purement logique ou grammatical de qualités qui ne désignent réellement que des « accidents ». C’est pour dénoncer le caractère verbal ou grammatical de cette forme que Bruno utilise l’expression un peu étrange qui en fait une « forme substantielle (…) logique ». La solution scotiste laisse donc intacte la difficulté présentée par Aristote dans la Métaphysique (Z, 3) : la forme particulière (individuelle ou spécifique) n’est donc dite substantielle que de manière impropre. Elle est une simple signe. La réfutation de Bruno consiste donc finalement à récuser la tentative de Duns Scot qui a voulu fonder ontologiquement la définition aristotélicienne de l’essence. La quiddité est seulement « logique », puisqu’elle n’est rien d’autre que le support des prédicats affirmés de l’individu déterminé : elle n’est en rien un principe « réel », mais constitue seulement l’unité « focale » des différents attributs affirmés du tò tóde ti.
50Bruno ne s’en tient pourtant pas là. En soulignant le caractère analogique et finalement profondément aporétique de la quiddité, il finit par présenter comme tout à fait problématique le statut même du tò tóde ti (l’individu déterminé ou le hoc aliquid). En tant que sujet logique, la quiddité est, en effet, définie par sa référence à l’individu déterminé dont elle est le principe de définition. Or, le principal enseignement de l’échec scotiste est de faire apparaître cette référence comme tout à fait mystérieuse. Même si l’on admet que la quiddité n’est qu’un signe, encore faut-il qu’elle signifie quelque chose. Or, l’impossibilité devant laquelle les scotistes sont mis de « démontrer physiquement » la substantialité de leur forme individuelle remet en question l’unité de l’individu « désigné » par la quiddité. Cette unité est seulement supposée par Aristote : elle ne fait que fonder l’ordre des significations, mais demeure, en tant que telle, inconnaissable. La tentative scotiste visait précisément à garantir cette référence de la quiddité au sujet individuel. Son échec oblige donc, selon Bruno, d’admettre que les individus ainsi désignés ne sauraient, pas plus que la forme scotiste, être physiquement démontrés autrement que comme des accidents, des complexions ou des contractions éphémères du sujet matériel. Loin d’être en mesure de servir de support à l’édifice logique des significations, l’individu déterminé, tout comme la quiddité, apparaît finalement comme un simple effet de langage. La critique de Bruno se situe donc aux antipodes de celle des nominalistes. Elle conduit précisément à écarter la possibilité de fonder l’usage du langage sur une quelconque « supposition personnelle » (suppositio personalis) : si les formes scotistes sont des « substances logiques », c’est que le tò tóde ti, qu’elles doivent permettre de définir, est un être de raison. Le réquisit de séparabilité, dont Aristote fait une condition de substantialité, fait effectivement de l’être individuel un être « abstrait », coupé de son principe de subsistance. C’est en ce sens qu’Aristote « bâtit des châteaux en l’air »64, comme on le lit dans le De l’infinito. La critique brunienne des universaux est peut-être avant tout une critique de la singularité abstraite. Telle est certainement la meilleure définition de son naturalisme65.
Abstraction et spéculation : la question de l’universel
51La connaissance abstractive, dont procède la définition des formes substantielles individuelles et spécifiques, reste donc pour Bruno une connaissance des accidents et ne donne lieu à aucune intellection proprement dite de l’essence. Lorsqu’il prétend abstraire la forme, l’intellect ne fait que séparer l’accident de son principe de subsistance et constitue ainsi un être de raison, imaginaire et fictif. Il s’agit littéralement d’une chimère, constituée d’accidents qu’aucun principe substantiel ne saurait unir. C’est ainsi que Teofilo définit expressément les « formes substantielles », lorsqu’il résume, dans le quatrième dialogue, l’argument de sa critique des moines scotistes :
En vérité, Aristote conclut bien pauvrement, lui qui déclare, avec tous les philosophes anciens, que les principes doivent être toujours permanents ; car si nous cherchons ensuite, dans sa doctrine, où peut bien se situer le siège perpétuel de cette forme naturelle qui flotte sur le dos de la matière, nous ne la trouverons ni dans les étoiles fixes (…), ni dans les signes idéaux (sigilli ideali), séparés de la matière – car s’ils ne sont pas des monstres, ils sont assurément pires que des monstres, je veux dire qu’ils sont des chimères et de vaines fantaisies66.
52Même si le contexte est un peu différent, la critique est identique. Considérées en elles-mêmes, les formes particulières ne sauraient avoir le statut de principe substantiel, elle sont des êtres de raison et des chimères qui ne signifient que des accidents. Si ces formes sont « pires que des monstres », c’est précisément au sens où forgées à partir d’accidents, elles sont privées de la substantialité qui revient encore aux êtres les plus difformes et monstrueux.
53La critique des formes substantielles a donc une dimension noétique importante : elle vise la connaissance abstractive par laquelle la « forme » est inférée de la connaissance sensible et imaginative des individus. Pour Bruno, le processus d’abstraction par lequel l’intellect engendre l’universel ne conduit pas à une connaissance intuitive proprement intelligible de la forme ou de l’essence. On ne passe pas d’un savoir ancré dans le sensible à un savoir qui relèverait de la causalité spécifique de l’intellect agent. C’est la raison pour laquelle la connaissance abstraite ne définit pas un nouvel objet, elle ne passe pas des accidents à une essence séparée, mais relève encore intégralement de l’imagination. Elle ne constitue qu’un « signe », c’est-à-dire un « universel » qui ne renvoie pas à un objet « intelligible », mais signifie ou « désigne » encore les accidents sensibles. C’est la raison pour laquelle, finalement, aussi bien les « essences » d’Avicenne que la « nature commune » des scotistes n’ouvrent sur aucun horizon métaphysique, mais doivent être présentés comme de simples « prédicables » qui ne sauraient avoir le statut de « sujet ». Il ne saurait donc être question de rapporter l’universel qui se trouve dans l’intellect à une essence qui resterait, en elle-même, indifférente à l’universalité. Si l’abstraction engendre une connaissance chimérique, ce n’est pas parce qu’elle constitue des « signes », mais parce que ces signes ne signifient pas autre chose que des accidents séparés de leur principe substantiel. Leur universalité ne fait pas progresser d’un pouce la connaissance de la nature. Tout au contraire, ces « inventions logiques » entretiennent l’illusion de l’origine idéale des déterminations accidentelles et relatives.
54L’argumentation de Bruno consiste donc à opposer à la démarche abstractive un autre mode d’inférence. Pour cela, il suit encore l’argument d’Aristote. L’objection d’Aristote à l’encontre de la substantialité de la matière tenait, on l’a vu, à son absence de détermination. Cette objection est levée pour ainsi dire négativement par Bruno dont l’analyse consiste à montrer que la référence de la quiddité, le tò tóde ti, n’est pas plus définissable ni connaissable que la matière elle-même. Ce que montrent les apories dans lesquelles tombe Aristote lorsqu’il cherche à articuler la quiddité avec une réalité physique, c’est finalement que seul un « substrat » peut servir de référence aux déterminations accidentelles. Le livre Z de la Métaphysique constitue donc une véritable régression de l’analyse aristotélicienne par rapport à la Physique. On peut même faire l’hypothèse qu’Aristote ne fait que reproduire, quoiqu’il s’en défende, l’essentiel de l’argumentation du Timée, où Platon rejetait la possibilité de connaître la matière, en la présentant comme irréductible à toute tentative de dénomination. Comme Platon dans le Timée, Aristote dit, en effet, de la matière qu’elle est sans quiddité, parce qu’elle ne se laisse pas désigner par les expressions « ceci » ou « cela », comme une chose déterminée susceptible de recevoir une appellation. Pour Bruno, cela signifie seulement que la matière est l’objet de connaissance rationnelle et non sensible. Il oppose donc une fin de non recevoir aux objections du livre Z : elle ne sont fondées pour l’essentiel sur le privilège exorbitant accordé à la connaissance sensible et au langage indiciaire. Le reproche vaut également pour le Timée.
55Tel est l’enjeu de la définition de la matière comme universel « physique », et non « logique ». La matière n’est plus la « cause » de l’individuation, le principe des différences ultimes, c’est-à-dire la limite que rencontre toute tentative de définition quidditative des réalités singulière. Elle devient le véritable substrat des formes et, par suite, le sujet de la prédication. La référence n’est plus le « ceci » déterminé (hoc aliquid ou tò tóde ti) dont les universaux sont prédiqués, mais le sujet « spécifique » qui reçoit les déterminations du singulier comme des accidents. Ce qui vaut ici pour la matière vaut évidemment également pour la « forme » définie dans le dialogue II : la multiplicité des états ou des contractions accidentelles de cette âme sert à dénommer une réalité unique et multiforme.
56A ce niveau de l’analyse, Bruno a défini deux « substances », la matière et la forme. Ces substances correspondent aux deux principes ou deux causes, la puissance active et la puissance passive, auxquelles sont rapportées les choses particulières. Cette situation apparaît assez paradoxale dans la mesure où elle définit une double immanence des choses naturelles qui appartiennent à deux sujets distincts et « participent » tout autant de la forme que de la matière. Cette « contradiction » explique que, selon Teofilo, la doctrine de l’« induction » des formes soit en un sens équivalente à celle de l’« éduction ». Si la dialectique du De la causa, dans le dialogue III, conduit à cette conclusion paradoxale, c’est que, corrélativement à l’inférence de la matière, les pages que l’on vient d’examiner sont clairement consacrées à la critique de la doctrine aristotélicienne de la substance et de la prédication. La thèse n’est donc que provisoire. Elle prépare la métaphysique de l’un du dialogue V. Ce qui tombe ici, c’est le cœur de la réfutation qu’Aristote adresse aux thèses monistes. Contre Parménide et Mélissus, Aristote était, en effet, amené à rapporter la multiplicité des sens de l’être à l’unité de la « chose », c’est-à-dire du sujet « physique » de l’attribution. C’est la raison pour laquelle la démarche qui, aussi bien dans la Physique que dans la Métaphysique Z, conduit à subordonner l’ordre conceptuel ou quidditatif au tò tóde ti, paraît devoir refermer la possibilité de constituer une science de l’être en tant qu’être. Face à ces questions, l’attitude de Bruno est claire : il donne en partie raison aux anciens « physiciens » et s’engage dans la voie refermée par Aristote qui refusait de considérer l’être comme un. La définition de la matière comme sujet physique des formes particulières constitue donc un premier pas en direction de la réabilitation de la thèse parménidienne. L’alternative d’Aristote était, en effet, la suivante : ou bien on rapporte l’unité de l’être à celle de la chose individuelle, et dans ce cas la diversité réelle des sujets naturels interdit toute réduction de la pluralité des sens de l’être, ou bien on donne à l’être une unité « spécifique », mais on tombe dans l’erreur des « physiciens ». Elle est formulée très clairement dans la Physique (I, 3), où il distingue deux genres d’unité, l’unité de l’individu et l’unité de l’espèce : « l’unité de l’être ne peut pas être unité spécifique, à moins que ce ne soit une unité spécifique de la matière. C’est d’une unité de ce dernier genre que veulent parler certains physiciens, mais non du premier ; car c’est par l’espèce que l’homme est différent du cheval et que les contraires s’opposent »67. Pour Bruno, cette alternative définit deux voies distinctes : la voie abstraite du logicien qui rapporte l’édifice des significations au sujet individuel, c’est celle qui ouvre sur la métaphysique scotiste aussi bien que nominaliste de l’univocité conceptuelle, et celle du physicien qui définit l’espèce comme un continuum naturel. C’est cette voie qu’il faut poursuivre pour redonner sens à la pensée de Parménide.
57Lorsqu’il soutient qu’une connaissance « rationnelle » de la matière est possible, Bruno maintient fermement la position aristotélicienne, contre la thèse platonicienne du Timée. Cette idée n’a, par elle même, rien d’original. C’est à cette condition qu’Aristote a pu inventer une analytique susceptible de penser le devenir et résoudre les difficultés propres à la doctrine platonicienne de la participation. L’invention platonicienne des formes idéales, tout entière suspendue aux paradoxes héraclitéens du devenir, visait à restaurer la possibilité d’un langage et d’un savoir en définissant un domaine d’objets soustraits au flux perpétuel. Participant de l’intelligible « d’une façon particulièrement déconcertante » (Timée, 51a) la « cause errante », raison première du flux perpétuel, n’est susceptible de recevoir aucune « dénomination ». Inintelligible parce que sans essence et opposée à toute détermination, la matière est encore pensée par Platon, dans le Philèbe, comme l’apeiron, l’infini, qui interdit la connaissance adéquate des réalités sensibles. La dialectique vise donc, pour Platon, à ressaisir le lien participatif et à remonter à l’essence idéale qui fonde nos dénominations communes. Si la science aristotélicienne de la nature est possible, c’est parce que la Physique commence par définir la matière, non comme privation de l’essence ou de la forme, mais comme le sujet des contraires : elle cesse d’être une limite inintelligible de la participation, pour être pensée comme le sujet permanent du devenir. Elle devient ainsi « essence (ousia) en quelque manière » (Physique, I, 9, 192a). Si Bruno fait du prologue de la Physique un exposé méthodologique définissant la dialectique, s’il reprend, dans ses commentaires, la terminologie platonicienne de Ficin, ce n’est assurément pas dans un esprit conciliateur. Ce n’est pas non plus pour se livrer à un savant exercice de style. C’est pour montrer l’originalité de la réforme aristotélicienne de la dialectique, qui devient un instrument d’invention au service, non plus d’une connaissance des « choses morales » ou d’une « théologie », mais d’une science de la nature. C’est cet Aristote-là que Bruno oppose aux interprètes scolastiques et dont il fait constamment l’éloge. L’Acrotismus est très clair : Aristote fixe, dans ce prologue, un programme philosophique, celui d’une science de la nature à la fois « physique » et « métaphysique ». Mais il s’est arrêté en chemin.
58La voie ouverte par la déduction de la matière comme sujet des formes est refermée par Aristote lui-même, dès sa critique des Eléates au début de la Physique. Et surtout dans sa définition de la quiddité au livre Z de la Métaphysique où il commence par écarter l’idée d’une matière substantielle (Z, 3). Les deux aspects sont liés. Aristote ouvre, dans ces passages, la voie à une résolution « logique » et « abstraite » des difficultés proprement « physiques » qui doit conduire à la doctrine médiévale des formes substantielles et principalement à ces deux thèses scotistes, étroitement liées dans l’analyse de Bruno : la thèse de l’heccéité et celle de l’univocité conceptuelle de l’être de la « métaphysique ». Le privilège accordé à la forme dans la définition des choses naturelles apparaît donc comme une inconséquence d’Aristote. Dans l’Acrotismus, Bruno le relève très explicitement et consacre l’article VIII à dénoncer l’orientation « logique » de la théorie aristotélicienne de la substance : « Naturae nomine dignius esse formam quam materiam, nusquam probare potuit Aristoteles »68. La « ratio » de cet article pose donc la question de savoir en quel sens les formes sont des « principes » et place Aristote devant une alternative : ou bien les « formes » sont des êtres de raison, et elle n’ont pas leur place dans une « physique », ou bien elles ont un statut de principe réel ou physique, mais, dans ce cas, elles doivent être assimilées aux idées platoniciennes ou aux nombres phythagoriciens, ce dont Aristote se défend pourtant. La conclusion de l’article renvoie alors aux thèses du dialogue III du De la causa :
Quod vere perseverat materia est, quia non minus particularis, quae est in me et in lapide, semper manet, quam universalis : quicquid autem forma appelatur Aristoteli, (nisi ad universales faciat recursum) habet novum esse et abesse, noviter inquam in superficie materiae apparet et evanescit. Quaenam igitur forma est principium, si ulla quae sit ante et supra particularia non est Peripateticis ? Quae est in particularibus, non est universalis et incorruptibilis, et quae est post particularia, intentionalis est et logica. Jactet igitur quantumlibet Aristoteles logicam materiae et formae distinctionem, quia nunquam ut realis philosophus, reale et physicum principium adducet formam, nisi vel factus Platonicus reccurat ad ideas, vel Pythagoricus ad numeros. Porro si haec sunt in natura ex vi mentis ordinatricis, vel ex natura materiae seipsam casu exagitantis, non est quod formam constituamus principium, sed vel efficientem et materiam, vel solam materiam, sub alicujus contrarietatis conditione et moderamine69.
59Les formes naturelles ne sont ni des causes ni des principes, elles sont les effets fluctuants des deux espèces naturelles, la forme efficiente et la matière, voire de la seule matière.
Notes de bas de page
1 Causa, p. 16.
2 Ibidem, p. 168.
3 Causa, p. 146.
4 Ibidem, p. 142.
5 Ibidem, p. 168.
6 Ibidem, p. 168-170.
7 Ibidem, p. 170.
8 Ibidem.
9 Ibidem, p. 170-172.
10 « Je ne réprouve pas celle qui procède magiquement, en appliquant des racines, en mettant des pierres autour du cou, ou en murmurant des incantations (…). J’approuve celle qui procède physiquement et suit les recettes pharmaceutiques, grâce auxquelles on fluidifie ou on fait écouler la bile, le sang, le flegme et la mélancolie. J’accepte cette autre méthode qui procède alchimiquement, qui extrait les quintessences et qui, dans tous ces composés, utilise le feu pour sublimer le mercure, précipiter le sel, faire flamber le souffre ou en extraire de l’huile » (ibidem, p. 194-6).
11 « Mais s’agissant de médecine, je ne veux pas déterminer entre tant de bonnes méthodes laquelle est la meilleure : car si l’épileptique auquel le physicien et l’alchimiste ont vainement consacré leur temps est guéri par le mage, il aura bien raison d’approuver plutôt ce dernier médecin que les deux autres ». De la même façon, chaque science naturelle doit être appréciée en fonction du but qu’elle se propose : « Tiens le même raisonnement pour les autres types de méthode : aucun ne sera moins bon que l’autre, si l’un comme l’autre parviennent à atteindre le but qu’ils se sont proposé » (ibidem, p. 196).
12 Ibidem, p. 196-198. La dernière phrase de cette citation peut être rapprochée de la célèbre formule de Pic : « Il y a dans chaque école quelque chose de remarquable qui ne lui est commun avec aucune autre » (Sur la dignité de l’homme, in Œuvres philosophiques, trad. O. Boulnois et G. Tognon, Paris, 1993, p. 47).
13 Ibidem, p. 198.
14 Ibidem, p. 202. L’ensemble du passage est le suivant : « Pour ce qui est, d’autre part, de la manière de philosopher, il ne sera pas moins avantageux d’expliquer les formes comme à partir de quelque chose de compliqué, que de les distinguer comme à partir d’un chaos, ou que de les distribuer comme depuis une source idéelle, ou que de les faire passer à l’acte comme à partir d’une possibilité, ou que de les tirer comme d’un sein, ou que de les mettre au jour comme hors d’un aveugle et ténébreux abîme : car tout fondements est bon, s’il est justifié par l’édifice ; toute semence convient, si l’arbre et les fruits sont désirables » (ibidem, p. 200-202). Le passage doit être rapproché de l’article VI de l’Acrotismus (p. 99-100) déjà évoqué au chapitre V.
15 Causa, p. 172-174.
16 Ibidem, p. 174.
17 Timée, 48a-b, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1992, p. 145 (nous soulignons).
18 Ibidem, 48e-49a, trad. cit., p. 146-147.
19 Causa, p. 188. Teofilo s’écarte légèrement de l’exposé du Timée qui ne mentionne que le « modèle » comme principe intelligible, mais ajoutant la matière au nombre des principes des choses naturelles, il opère bien un tournant analogue à celui de l’exposé platonicien.
20 Physique, I, 7, 191a, trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 46.
21 Cf. Timée, 49e, trad. cit., p. 148 : « Voilà quelque chose de fugitif et qui n’admet pas l’expression “ceci”, “cela”, “cet être” ou toute autre expression les désignant comme des réalités permanentes ».
22 Ibidem, trad. cit. p. 49-50.
23 Causa, p. 176.
24 Ibidem, p. 176-178.
25 Ibidem, p. 182-184. Le texte du Timée cité par Dicsono est le suivant : « Et d’abord, prenons ce que nous venons d’appeler "eau". Quand cet élément nous semble se condenser, nous le voyons devenir pierres et terre, mais quand inversement il s’évapore et se disperse, ce même élément devient souffle et air ; l’air enflammé devient feu, et en un sens inverse, lorsqu’il se concentre et s’éteind, le feu retrouve la forme de l’air ; et pour sa part l’air, quand il se trouve condensé et comprimé, devient nuage et brouillard, et, lorsque ces derniers sont encore plus comprimés, ils donnent l’eau qui tombe ; puis, de l’eau, il naît de nouveau de la terre et de pierres. C’est ainsi que, observons-nous, ils se donnent naissance les uns aux autres, en cercle » (49b-c, trad. cit., p. 147-148).
26 Ibidem, p. 176.
27 Timée, 52a, trad. cit., p. 152.
28 Ibidem, 51a-b, trad. cit., p. 152.
29 Ibidem, respectivement 52c et 52b (trad. cit., p. 153).
30 Ibidem, 52c, trad. cit., p. 153.
31 Causa, p. 178-180.
32 Ibidem.
33 Ibidem, p. 182.
34 Fureurs, p. 420.
35 De imaginum compositione, p. 91.
36 Cf. Causa, p. 144-146.
37 Causa, p. 174.
38 Ibidem, p. 146.
39 Ibidem.
40 Ibidem, p. 146-148.
41 Ibidem, p. 188-190.
42 Physique, II, 1, 192b, trad. cit., p. 59.
43 Ibidem, 193a, trad. cit., p. 61. Sur cette alternative, cf. également, Métaphysique, Z, 3-4, où la substance est envisagée successivement comme sujet et comme quiddité.
44 Métaphysique, A, 3, 983b, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1981, p. 27-28.
45 Ibidem, 984a, trad. cit., p. 33.
46 Ainsi, dans la discussion du livre Z de la Métaphysique (chapitres 3 et 4), Aristote commence par souligner qu’en tant que « sujet » de toutes les déterminations, la matière est ce qui répond le mieux à la définition de la « substance », mais en tant qu’elle est « informe », c’est-à-dire « en puissance », c’est plutôt à la forme, comme principe de la définition des choses naturelles, que doit revenir la priorité.
47 Causa, p. 168. Ce passage où Bruno confesse son « matérialisme » de jeunesse est une reprise littérale du début de l’Ennéade consacrée aux deux matières (II, 4, 1). Les Cyrénaïques, les Cyniques et les Stoïciens sont cités par le commentaire de Ficin qui n’évoque cependant ni les Epicuriens ni Avicebron.
48 Ibidem, p. 192.
49 Ibidem, p. 184.
50 Ibidem, p. 144.
51 Ibidem, p. 140.
52 Métaphysique, Z, 3,1028b, trad. cit., p. 352. Cf.Catégories, 2.
53 Ibidem, 1029a, trad. cit., p. 353-354.
54 Ibidem, trad. cit., p. 355.
55 Ibidem, Z, 4, 1029b, trad. cit., p. 358.
56 Ibidem, 1029b, trad. cit., p. 357. J. Tricot rend par « d’ordre dialectique » le grec logikos. Moebeke traduit : « Et primo dicamus quaedam de eo logice, quod est quod quid erat esse ».
57 Ibidem, p. 184.
58 Causa, p. 188.
59 Cf. A. de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Age, Paris, Seuil, 1996, p. 177-201.
60 Ordinatio II, dist. 3, partie 1, q. 1, § 30, trad. G. Sondag, in Duns Scot, Le principe d’individuation, Paris, Vrin, 1992, p. 98.
61 Ibidem, q. 6, trad. cit., p. 172.
62 Causa, p. 184-186.
63 Ibidem, p. 186-188.
64 De l’infinito, p. 116.
65 Très souvent, faute de saisir le sens de cette argumentation, on réserve aux nominalistes l’exclusivité de la critique des universaux. Les contresens qui en résultent sont considérables, en particulier lorsqu’on invoque un prétendu « nominalisme » de Montaigne. L’universalité que critiquent la majorité des auteurs de la Renaissance est précisément celle de la logique des modi significandi, dont les nominalistes, comme les scotistes, sont les représentants.
66 Causa, p. 262. Si le texte du quatrième dialogue ne mentionne plus l’espèce de la forme, mais seulement la matière, c’est que l’analyse qui précède est précisément consacrée à unifier la notion de sujet. L’expression « vaines fantaisies » renvoie également aux « idées fantastiques de Platon (fantastiche idee di Platone) » (ibidem, p. 260). Cf. aussi, au cinquième dialogue, l’opposition entre le philosophe de la nature et les logiciens : « C’est pourquoi, réfléchissant avec les philosophes de la nature (con gli filosofi naturali), laissant les logiciens à leurs fantaisies (lasciando i logici ne le lor fantasie), nous découvrons que tout ce qui fait différence et nombre est pur accident » (ibidem, p. 280).
67 Physique, I, 3, 186a, trad. cit., p. 33.
68 Acrotismus, p. 104.
69 Ibidem, p. 105.
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