Chapitre IX. L’unité de la forme et le continuum spirituel
p. 267-293
Texte intégral
L’unité du principe formel et la définition du vivant
1La fin du deuxième dialogue du De la causa est consacrée à discuter les implications de l’identité de la cause et du principe. La principale conséquence de l’identification de la « forme » à l’« âme » est l’idée d’une animation universelle. Elle n’a pas échappé à Dicsono qui demande à Teofilo :
Il me semble entendre quelque chose de très nouveau : soutenez-vous, par hasard, que non seulement la forme de l’univers mais aussi toutes les formes des choses naturelles, soient des âmes ?1
2Si l’âme du monde est à la fois la « cause » qui engendre les formes particulières et le « principe » qui « concourt intrinsèquement à la constitution de la chose et demeure dans l’effet »2, elle doit donc être considérée à la fois comme la forme universelle du tout et comme la forme particulière des réalités naturelles, c’est-à-dire des « parties » du tout. Le problème est ainsi déplacé : il ne s’agit plus de concilier le supérieur et l’inférieur au moyen d’une pensée de la procession, mais d’articuler le tout et la partie, l’unité de l’âme du monde et la multiplicité des âmes particulières. Si l’on dit, en effet, que l’âme du monde « anime » l’univers, il faut en conclure l’identité de toutes les formes qui en procèdent comme d’une « source » unique, mais également que toutes ces formes sont des « âmes ». S’ouvrent donc ici toutes les difficultés théoriques du « monopsychisme ».
3Face à la thèse de Teofilo, Dicsono se retranche derrière la doctrine aristotélicienne : il commence par identifier la fonction de l’âme du monde à celle du moteur aristotélicien qui met en mouvement les sphères célestes et les astres. Il accepte donc d’abord d’attribuer une âme aux parties « véritables » du monde, mais refuse l’idée que l’on puisse considérer comme animées les « parties de ces parties » : en d’autres termes, ne sont animés que certains corps, et non pas toutes choses. Il limite donc la thèse de l’animation aux « vivants principaux » (les sphères et les astres) et aux « choses animées » d’une vie végétative sensitive ou intellective3. Pour Dicsono, dont les raisonnements suivent implicitement la définition aristotélicienne de l’âme, ce qui est premier, c’est la distinction entre le « corps organique », c’est-à-dire le « corps naturel ayant la vie en puissance » et les corps inorganiques dont la forme ne saurait être définie comme une « âme ». Pour Teofilo, cette distinction n’est pas préalable à la définition de l’âme : s’il soutient « qu’il n’y a pas de chose qui n’ait une âme et qui n’ait un principe vital »4, c’est au sens où il propose d’appeler « âme » toute « forme » et « vie » l’acte qui résulte de la composition de matière et de forme. Teofilo s’engage alors dans une discussion critique de la définition trop étroite de l’âme qui empêche Dicsono de saisir le sens de la thèse de l’unité du principe formel. Il répond ainsi à Polihimnio qui tire de ses propos la conclusion, jugée absurde, que sa « toge » et son « pallium » sont animés :
Donc, je dis que la table n’est pas animée en tant que table, ni le vêtement en tant que vêtement, ni le cuir en tant que cuir, ni le verre en tant que verre, mais que, en tant que choses naturelles et composées, ils ont en eux le matière et la forme. Toute chose, si petite soit-elle, a en elle une part de cette substance spirituelle qui, si elle trouve le substrat approprié, se déploie pour être plante, ou pour être animal, et qui assume les membres de tel ou tel corps communément qualifié d’animé : car il y a de l’esprit dans toutes les choses, et il n’est pas de corpuscule, même minime, qui n’en contienne en soi une certaine part qui l’anime5.
4« Etre animé » signifie avoir une forme ou être une « chose naturelle et composée ». La thèse de l’animation universelle ne fait que traduire, dans un langage différent, l’hylémorphisme aristotélicien. La distinction entre les êtres « communément qualifiés d’animés » et les autres tient à la détermination du substrat, c’est-à-dire du corps, qui reçoit cette forme. Dans le cas de ces êtres « communément qualifiés d’animés », Teofilo ne s’écarte pas véritablement de la définition aristotélicienne en faisant de la qualité du corps naturel une condition de son animation. Il s’écarte cependant considérablement d’Aristote lorsqu’il refuse de distinguer l’âme ou la forme spécifique de ces « animaux » de la forme de toutes les autres choses naturelles. Alors qu’Aristote définissait la « vie » par certaines opérations (« Des corps naturels, certains ont la vie et les autres ne l’ont pas : et par “vie” nous entendons le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir par soi-même »)6, Teofilo définit au contraire la vie de manière générique : la « vie » ne désigne pas les opérations spécifiques de certains corps naturels, elle est la qualité propre à toutes les choses composées. La thèse défendue ici n’est donc pas « vitaliste » stricto sensu.
5A première vue, il s’agit moins d’une thèse que d’un changement de terminologie. Teofilo s’écarterait ainsi de l’usage courant du langage qui réserve le terme d’« animal » ou de « vivant » à certains êtres dont il reconnaît d’ailleurs la spécificité. En réalité, sa nouvelle définition a une portée théorique importante. Elle a un sens profondément critique dans la mesure où il dénonce la démarche aristotélicienne qui définit l’âme non du point de vue de la substance, mais du seul point de vue des opérations. La distinction aristotélicienne entre le vivant et l’inanimé est en réalité purement accidentelle :
J’admets que, si toutes les choses ont en elles une âme et possèdent la vie, c’est selon la substance, et non pas selon l’acte ou l’opération tels que peuvent les concevoir tous les péripatéticiens, ainsi que ceux qui donnent, de la vie et de l’âme, des définitions trop grossières7.
6La définition aristotélicienne de la vie se situe exclusivement du point de vue de l’opération ou de l’acte, non du point de vue proprement « physique » de la substance. Elle établit une distinction de nature entre des espèces différentes de forme, là où la différence n’est que contingente, puisqu’elle dépend avant tout de la disposition accidentelle de la matière qui sert à l’âme de substrat. Aux « signes » qui paraissent justifier la distinction entre le vivant et l’inanimé, Teofilo oppose donc d’autres signes qui doivent justifier la thèse de l’animation universelle. A la « grossièreté » des distinctions aristotéliciennes, il oppose ainsi des manifestations plus subtiles de « l’acte premier d’animalité et de vie ». Il évoque pour cela les propriétés occultes (pharmacologiques) de certaines pierres ou de plantes et de racines desséchées (et donc « mortes » au sens courant), c’est-à-dire de toutes les drogues qui « ont certaines vertus d’altérer l’esprit et d’engendrer de nouvelles affections ou de nouvelles passions dans l’âme, et pas seulement dans le corps ». Il va jusqu’à évoquer la pratique des « nécromanciens » qui « pensent pouvoir réaliser beaucoup de choses avec les os des morts et croient qu’ils conservent, sinon l’acte même de la vie, du moins quelque chose d’équivalent, qui peut être utilisé pour produire des effets extraordinaires »8. La « magie naturelle » et la conception large de la « vie » et des opérations « vitales » qu’elle vient illustrer ici, doit donc, selon Teofilo, plaider en faveur d’un nouvel hylémorphisme qui attribue à l’ensemble des réalités naturelles des opérations couramment réservées aux vivants : aux propriétés purement matérielles des corps viennent s’ajouter les propriétés « vitales » de ces psychotropes qui témoignent de l’omniprésence de cet « esprit ».
7Si Dicsono reculait devant les conclusions de Teofilo, c’est qu’il rapportait, suivant Aristote, la définition de l’âme et de l’être animé à certaines opérations spécifiques qui caractérisent la « vie » dans le De anima. Pour Teofilo, l’âme désigne la forme de toutes choses, et non seulement celle des corps organisés. On ne saurait, en effet, distinguer deux genres de formes en se fondant sur les seules qualités accidentelles du substrat matériel. Dans un second temps, il justifie sa dénomination paradoxale en distinguant la substance formelle des opérations spécifiques qu’elle peut rendre possible dans le sujet composé. L’exemple des propriétés occultes attribuées aux êtres considérés « communément » comme sans vie vient seulement élargir l’éventail des opérations qui relèvent du principe vital et illustrer l’idée selon laquelle aucune réalité naturelle ne saurait être sans forme. Dicsono peut maintenant accepter l’idée que l’action de l’âme du monde ne se limite pas aux « parties principales du monde », mais s’étend à toute chose. Teofilo résume ainsi son argumentation :
Donc si l’on retrouve dans toutes les choses l’esprit (spirito), l’âme, la vie, et si à des degrés déterminés cet esprit emplit toute la matière, il en résulte assurément qu’il est le véritable acte et la véritable forme de toutes choses. Donc l’âme du monde est le principe formel constitutif de l’univers et de ce qui y est contenu ; je dis que, si la vie se trouve dans toutes les choses, il en résulte que l’âme est la forme de toutes les choses : cette forme préside partout à la matière, et gouverne les composés, réalise la composition et la cohésion des parties9.
8Teofilo expose ici la thèse de cette seconde partie du dialogue : même si cet esprit n’emplit pas la matière de manière uniforme, même si certaines de ses fonctions peuvent être considérées comme indépendantes, son unité apparaît garantie par l’universalité de son action qui s’applique à « toute » la matière. C’est pourquoi les différences en vertu desquelles on peut distinguer différentes facultés de l’âme, entre les puissances intellectives et les puissances sensitives, entre les puissances végétatives et la simple forme naturelle, ne renvoient à aucune différence substantielle, mais à une unique réalité, qui a valeur à la fois principe, en tant que « forme de toutes les choses », et de cause, en tant qu’elle « préside », « gouverne » et « réalise ». Ainsi la hiérarchie néoplatonicienne des hypostases laisse place à un continuum formel, qui permet à Teofilo de conclure ce deuxième dialogue sur l’unité substantielle du principe spirituel :
Cette forme, je la conçois de telle manière qu’il n’y en a qu’une pour toutes les choses ; mais suivant la diversité de la matière, et suivant la capacité des principes matériels actifs et passifs, elle en vient à produire diverses figures et à réaliser diverses potentialités10.
L’animation universelle et l’abandon du modèle cosmique
9L’idée selon laquelle la « magie » n’est avant tout que la conséquence de l’hylémorphisme aristotélicien et de la doctrine des formes substantielles permet de situer la philosophie naturelle de la Renaissance dans le prolongement de la physique médiévale. C’est ce qu’ont bien relevé les auteurs du xviie siècle : la doctrine des formes substantielles est « animiste » ou païenne11. C’est la raison pour laquelle l’évocation des « nécromanciens » et des vertus occultes des pierres précieuses ne fait que reprendre un lieu commun médiéval. L’idée de rapporter certaines opérations naturelles à un « principe symbolique vital et animal » ne paraît en aucune façon spécifique à la magie de la Renaissance. Il en va de même de l’interprétation cosmologique de l’âme du monde proposée par Dicsono au début de la discussion sur l’animation universelle. Elle peut s’autoriser de la cosmologie médiévale des sphères et du premier moteur. Dicsono le relève en notant qu’« il n’est pas de philosophe ayant quelque réputation, même parmi les péripatéticiens, qui ne soutienne que le monde et ses sphères sont animés de quelque façon »12. Ce qui est peut-être « nouveau » et ce qui motive donc l’étonnement de Dicsono, c’est la thèse de l’unicité du principe formel à l’origine de l’information de « toute choses ». L’âme du monde n’est plus confinée à ses fonctions cosmiques, elle informe toutes les réalités naturelles. Ce qui se trouve remis en cause, c’est la diffusion hiérarchique des formes et l’ordre du monde qu’elle permettait de garantir. Ce n’est donc pas en elle-même l’animation universelle qui explique la résistance de Dicsono, mais l’idée que cette animation ne soit pas règlée par une organisation scalaire de la nature. Dicsono pense l’âme du monde sur le modèle de la définition aristotélicienne de l’âme : de même que l’âme est la forme d’un corps d’emblée organisé, de même l’âme du monde doit être considérée, selon lui, comme la forme d’un « tout » préalablement différencié et structuré en « parties ». Ainsi, l’âme universelle se diffuse graduellement pour informer chacun de ces corps premiers ou « parties primordiales de l’univers » que sont les astres et les planètes, pour descendre jusqu’aux autres êtres vivants « dont les uns ont l’âme végétative, les autres l’âme sensitive, et d’autres encore l’âme intellective »13.
10Si la thèse de Teofilo l’étonne, c’est qu’elle est tout autre : l’idée que l’âme est tout entière dans chaque partie ne signifie pas pour lui que la forme se diffuse du tout à la partie. L’information n’est pas subordonnée à l’organisation préalable du corps. L’animation du tout signifie en premier lieu celle de toutes les parties, quel que soit leur rapport à l’ordre total : l’âme du monde informe pour lui toute réalité naturelle, y compris la plus inorganique ou la plus élémentaire. L’idée d’un corpuscule animé (« il n’est pas de corpuscule, même minime, qui n’en contienne en soi une certaine part qui l’anime »)14 témoigne parfaitement bien du fait que la théorie de l’âme est ici affranchie de l’idée d’un ordre cosmique. Cette définition de l’animation universelle est donc bien « nouvelle » dans la mesure où elle n’est pas subordonnée à la thèse d’une « âme du monde » proprement dite, mais, tout au contraire, remet profondément en cause l’idée même de « monde » ou de cosmos. Ce n’est plus relativement à la place ou à la situation qu’elle occupe dans l’ordre total, c’est-à-dire en tant que « partie », qu’une chose naturelle reçoit sa forme spécifique, c’est au contraire immédiatement et au même titre que n’importe quelle autre réalité qu’elle est animée. La thèse de l’animation universelle n’est donc pas plus stoïcienne qu’elle n’est aristotélicienne, au sens où elle est ici radicalement affranchie de la notion d’ordre.
11On pourrait s’en étonner si l’on se souvient que Teofilo faisait, quelque pages plus haut, de l’univers un « grand vivant » et disait, paraphrasant le Timée :
Il me semble qu’ils retranchent quelque chose à la bonté divine et à l’excellence de ce grand vivant, simulacre du premier principe, ceux qui refusent de comprendre et d’affirmer que le monde et ses membres sont animés ; comme si Dieu était jaloux de son image (la sua imagine), comme si l’architecte n’aimait pas son œuvre personnelle, lui dont Platon dit qu’il apprécia son ouvrage pour la ressemblance (la sua similitudine) avec lui-même qu’il y contempla. Et assurément, que peut-il se présenter de plus beau que cet univers aux yeux de la divinité ? Et, étant donné qu’il est constitué de parties, à laquelle de ces parties faut-il attribuer plus d’importance qu’au principe formel ? Je laisse à une analyse meilleure et plus détaillée le soin d’examiner mille raison naturelles qui s’ajoutent à cette raison topique ou logique15.
12Dans le Timée, c’est évidemment le « tout » qui est premier et c’est l’âme intellective du monde lui-même qui le rend semblable à son premier principe. Teofilo définit ainsi tous les autres « vivants » par leur rapport au tout dont ils sont des « membres ». Cette description est donc tout à fait conforme au modèle cosmique. On remarquera que ces lignes renouent avec le modèle artisanal abandonné quelques pages plus haut : Teofilo articule le « premier principe », le Dieu « démiurge », cause efficiente, et le tout cosmique, dont le principe formel est défini comme « partie ». Lorsqu’il répond en évoquant la cosmologie des sphères célestes, Dicsono ne se trompe pas : suivant l’analogie organique, le principe formel, en tant qu’âme du monde, anime bien les « parties » du tout en tant que « membres » ou organes de ce vivant simulacre. C’est ici un principe téléologique qui règle l’animation universelle. On comprend ainsi l’étonnement de Dicsono, lorsque Teofilo expliquant comment la forme « en vient à s’introduire dans la matière de l’univers », abandonne le point de vue de la totalité :
Elle se joint à elle de manière à ce que la nature du corps, qui n’est pas belle en soi, en vienne dans la mesure où elle est capable de participer à la beauté, attendu qu’il n’est pas de beauté qui ne consiste en quelque espèce ou en quelque forme, et qu’il n’est aucune forme qui ne soit produite par l’âme16.
13Teofilo abandonne clairement la perspective téléologique : ce n’est pas la beauté du tout qui est mise en avant, mais celle de toute forme. Contrairement à l’exposé du Timée que Teofilo paraphrasait plus haut, ce n’est pas en vue de parfaire l’ordre et de le rendre plus beau que l’âme est introduite dans la matière17. Ce n’est ni à un tout ni à un ordre préconstitué que l’âme est attribuée, mais à « la nature du corps » en tant que telle. Par conséquent, la beauté dont parle Teofilo n’est pas celle de l’ordre du monde que l’âme viendrait parfaire : l’âme n’informe plus un tout, mais la « nature du corps qui n’est pas belle en soi ».
14L’idée que l’âme est source de beauté n’est évidemment pas contraire à la pensée platonicienne, mais la beauté reste en général définie par l’idée d’ordre et de totalité : si l’âme est source de beauté, c’est en tant qu’elle permet de réaliser l’harmonie des parties. Dans son commentaire du Banquet, Ficin définit ainsi la beauté comme « une grâce qui dans la plupart des cas naît avant tout de l’harmonieux équilibre de plusieurs éléments »18. L’âme du monde apporte la beauté à la matière dans la mesure où elle l’organise et lui donne la forme d’un monde. Au début du commentaire, Ficin décrit cette information non en termes de procession, mais de conversion. C’est l’appétit ou le désir, c’est-à-dire l’Amour qui conduit les réalités d’abord informes à la beauté :
Or, de même que l’intelligence à sa naissance et à l’état informe se tourne vers Dieu par amour et se trouve alors formée, ainsi l’âme du monde se tourne vers l’intelligence et vers Dieu dont elle est née et, alors qu’elle n’était qu’une chose informe et un chaos, elle devient monde grâce aux formes qu’elle reçoit de l’intelligence vers laquelle elle se tourne. Il en est de même de la matière de ce monde. Alors qu’au commencement elle n’était qu’un chaos affreux, privé de l’ornement des formes, un amour inné l’a portée immédiatement vers l’âme et l’a rendu docile à son influence. C’est ainsi que, cet amour les harmonisant, elle reçut de l’âme l’ornement de toutes les formes que l’on voit dans le monde et que de chaos elle est devenue monde19.
15La beauté est bien l’harmonie des formes qui distingue le monde du chaos originaire. C’est donc en tant qu’elle est cause de la forme du tout que l’âme du monde est cause de beauté. On peut dire que Teofilo est platonicien dans la mesure où il fait de l’âme la cause de la beauté, mais il cesse de l’être dès qu’il écarte la dimension cosmique de l’âme : si l’âme rend belle la matière, ce n’est pas parce qu’elle lui donne la forme d’un tout ordonné, c’est-à-dire d’un « monde ».
16La thèse de l’animation universelle du De la causa est originale, et elle apparaît bien surprenante à Dicsono, parce qu’elle fait l’économie de la médiation de l’ordre et de la hiérarchie cosmique. La spécificité de cette physique des formes tient au fait qu’elle a pour conséquence de remettre immédiatement en cause la hiérarchie traditionnelle des formes. Le modèle architectural, encore évoqué par Teofilo dans sa paraphrase du Timée, s’efface devant l’idée d’un continuum formel. A ce niveau du dialogue, l’information n’est plus dirigée par aucune cause formelle ou finale, c’est-à-dire par la considération téléologique du tout ou de l’ordre : la forme unique ne produit ses « figures » et ne manifeste ses virtualités qu’en suivant « la capacité des principes actifs et passifs de la matière ». Le modèle artisanal est donc purement et simplement révoqué : la physique des formes cesse de culminer dans une théorie de l’ordre, elle ouvre sur une pensée du continu et sur une vision de la nature en perpétuel devenir. C’est ce renversement de perspective qui est l’objet de ces pages du De la causa : on est passé d’une diffusion verticale de la forme, celle du « dator formarum » du début du dialogue, à l’idée d’un substrat spirituel polymorphe, d’un acte formel qui se diffuse graduellement à l’immanence de « la pensée, [de] l’esprit, [de] l’âme, [et de] la vie qui pénètre tout, qui est en tout »20. La dialectique de ce deuxième dialogue signe donc bien l’effondrement du modèle cosmique et artisanal du Timée.
L’unité de la forme et le mythe pythagoricien de la transmigration
17La fin du deuxième dialogue est consacrée à l’articulation des différentes opérations propres aux « âmes particulières » avec l’unité substantielle du principe formel. On a vu comment la thèse de l’animation universelle s’accompagnait d’une critique de la définition aristotélicienne de l’âme. En faisant de l’âme l’entéléchie première d’un corps ayant la vie en puissance, Aristote commet une double erreur : il distingue de manière abusive les corps organisés des autres et surtout il définit l’âme par ses opérations et non quant à sa « substance ». Ces deux erreurs, selon Teofilo, sont à l’origine de la définition étroite ou « grossière » qu’il donne de la « vie » et de l’« âme ». Pour Bruno, la diversité des opérations dépend des « dispositions de la matière », et non de la « substance » même de l’âme ou de la forme :
Je voudrais signaler que si, en parlant un langage courant, nous disons qu’il y a cinq degrés dans les formes, à savoir l’“élément”, le “mixte”, le “végétatif”, le “sensitif” et l’“intellectif”, nous ne l’entendons cependant pas dans le sens vulgaire ; car cette distinction est valable du point de vue des opérations qui se manifestent dans les sujets et qui en procèdent, mais non du point de vue de l’essence de l’être primordial et fondamental de cette seul forme ou vie spirituelle qui emplit le tout, mais de diverses façons21.
18La définition courante de la vie et de l’âme fait référence à des fonctions ou à des opérations tout à fait particulières. Or, les distinctions qu’établit le langage ordinaire n’ont qu’une signification « pragmatique ». Le tort d’Aristote est donc ici d’avoir fondé sa doctrine de l’âme sur cet usage commun de la langue. Dans l’ensemble du De anima, cette distinction des espèces de l’âme joue en effet un rôle fondamental. Elle conduit Aristote à insister fortement sur la question de l’unité de l’âme et du corps contre ses prédécesseurs qui ne se sont intéressés, selon lui, qu’à la définition générique et abstraite de l’âme :
Or ces philosophes s’efforcent seulement d’expliquer la nature de l’âme, mais, en ce qui concerne le corps qui la recevra, ils n’apportent aucune détermination supplémentaire : comme s’il était possible que, conformément aux mythes pythagoriciens, une âme quelconque pût revêtir un corps quelconque. [C’est absurde], car il semble bien que chaque corps possède une forme et une figure qui lui est propre, et c’est s’exprimer à peu près comme si on disait que l’art du charpentier peut descendre dans la flûte : il faut, en effet, que l’art se serve de ses outils, et l’âme de son corps22.
19Si pour Aristote n’importe quelle âme ne peut pas être reçue par n’importe quel corps, c’est bien qu’il définit l’âme par ses opérations ou ses facultés. Elle doit avoir, par conséquent, un corps déterminé, susceptible de lui procurer les instruments nécessaires à l’accomplissement de ses actes spécifiques. Pour Bruno, tout au contraire, l’âme ou la forme, unique pour tous les corps, ne saurait être définie par des opérations qui dépendent intégralement de la figure du corps. L’union de l’âme et du corps n’a pas à être pensée sur le modèle de l’adéquation d’un art et d’un outil : c’est le corps qui, par ses l’instruments, détermine l’ensemble des opérations possibles de l’âme. Autrement dit, l’outil détermine l’art. La thèse est matérialiste.
20Cette thèse du De la causa est développée dans le deuxième dialogue de la Cabale du cheval pégaséen, où Bruno aborde directement la question du statut de l’âme particulière, en faisant sienne la thèse pythagoricienne de la « métemsomatose » critiquée par Aristote. Ce deuxième dialogue de la Cabala met en scène un personnage mythique, Onorio, qui aurait été le témoin de la transmigration des âmes. Il illustre ainsi la thèse pythagoricienne en racontant comment, après avoir vécu sous la forme d’un âne, il a gagné le privilège de garder le souvenir de ses vies successives. Les premières pages du dialogue sont consacrées à ce récit au fondement duquel on retrouve la thèse de l’unité de la forme du De la causa :
Privé de ma prison corporelle, je devins un esprit errant, dépourvu de membres ; et j’en vins à considérer que, selon la substance spirituelle, je n’étais différent, ni en genre ni en espèce, des autres esprits qui transmigrent après la dissolution des autres animaux et des corps composés ; et je vis de quelle manière, non seulement dans le genre de la matière corporelle, la Parque supprime toute différence entre le corps d’un homme et celui d’un âne et entre le corps des animaux et celui des choses que l’on considère sans âme, mais aussi comment, dans le genre de la matière spirituelle, elle supprime toute différence entre l’âme asinienne et l’âme humaine, et entre l’âme qui constitue lesdits animaux et celle qui se trouve en toutes choses : de même que toutes les humeurs sont une seule humeur en substance, que toutes les parties de l’air sont un seul air en substance et que tous les esprits proviennent de l’Amphitrite d’un seul esprit et y retournent tous23.
21Ce témoignage d’Onorio recoupe évidemment les développements spéculatifs du De la causa : il expose la thèse de l’unité générique et substantielle de la matière et de la forme en décrivant la manière dont, après la dissolution du corps composé, les parties essentielles « retournent » au tout indifférencié dont elle « proviennent ». Comme dans le De la causa, la mort ne signifie pas un anéantissement, mais seulement une mutation, c’est-à-dire un changement « de site et d’état »24. Ce récit est immédiatement suivi d’une discussion plus théorique dans laquelle sont développées les questions philosophiques qui sous-tendent le mythe de la réincarnation.
22Sébasto, autre interlocuteur de la Cabala, demande ainsi à Onorio s’il tient pour vraie « l’opinion des pythagoriciens, des druides, des sadducéens et d’autres encore, au sujet de cette éternelle métemphysicose, c’est-à-dire de la transformation ou de la réincarnation de toutes les âmes »25. Pour Onorio, il ne fait pas de doute que les âmes ne meurent pas avec la dissolution du corps et qu’elle ne font que changer de « sujet ». Sébasto en déduit alors la position d’Onorio : « Tu soutiens donc avec constance que l’âme de l’homme n’est pas différente en substance que celle des bêtes et qu’elles ne diffèrent point, sinon par la figure (se non in figurazione) ? »26. Si, en effet, les âmes changent de corps et peuvent aussi bien prendre un corps humain qu’un corps de bête, cela signifie évidemment qu’il n’existe pas de différence substantielle entre l’âme humaine et l’âme des bêtes et surtout que les différences ne sont pas imputables à la nature de l’âme elle-même, mais plutôt au corps qui la reçoit, c’est-à-dire à la « figure » qui lui sert de sujet corporel. La thèse recoupe donc celle du De la causa. Onorio commence par adopter le point de vue de l’âme individuelle et compare l’âme humaine à celle des autres animaux. C’est dans un second temps seulement qu’il va rapporter l’identité substantielle des âmes à l’unité du principe formel et parler d’une « même substance spirituelle » commune à « tous les esprits »27.
23Onorio commence par poser une identité « spécifique » de toutes les âmes : l’âme de l’homme est « semblable par son essence générique et spécifique (medesima in essenza specifica e generica) à celle des mouches, des huîtres marines, des plantes et de tout ce qui est animé ou a une âme : comme il n’est pas de corps qui, avec plus ou moins de vivacité et de perfection n’ait communication d’esprit en lui-même (che non abbia o più o meno vivace e perfettamente communicazion di spirito in se stesso) »28. La fin de la citation renvoie évidemment à la thèse de l’animation universelle développée dans le deuxième dialogue du De la causa : sont animés non seulement les êtres que l’on désigne communément comme des « animaux », mais, en général, tous les corps. Autrement dit, l’âme humaine est spécifiquement identique non seulement à celle des animaux les plus rudimentaires (à celle des mouches, des huîtres et des plantes), mais également à celle de « toute chose ». Ce que vise ici Bruno, c’est l’idée selon laquelle les facultés de l’âme constitue des différences « génériques et spécifiques ». Les degrés de perfection ne sont donc pas des différences de nature, mais de simples différences individuelles. Ces degrés ne sont pas d’emblée inscrits dans l’âme, mais ils procèdent du composé. Onorio ajoute ainsi : « Or cet esprit (cotal spirito), par destin ou par providence, ordre ou fortune, vient à se joindre tantôt à une espèce de corps, tantôt à une autre ; et, en fonction de la diversité des complexions et des membres, il vient à acquérir différents degrés et perfections d’esprit et d’opérations (d’ingegno et d’operazioni) »29. Il n’y a donc pas d’adéquation préétablie entre l’âme et son corps ou, comme le dit Aristote, entre l’art et l’instrument. La substance spirituelle est « identique », selon la substance, qu’elle informe un corps humain ou un corps de mouche. Les différences relèvent entièrement du corps ; elles sont, du point de vue ontologique, parfaitement contingentes : qu’elles dépendent du « destin », de la « providence », de l’« ordre » ou de le « fortune », cela signifie bien que l’âme n’est pas prééterminée par sa nature propre à informer un corps plutôt qu’un autre. Le rôle de la « providence » ou du « destin » n’est, en effet, pas d’harmoniser deux séries, celle des corps et celle des âmes : si les âmes sont soumises à un destin ou à une providence, c’est tout au contraire qu’elles apparaissent indifférentes au sujet corporel qui les détermine à certaines opérations. C’est en ce sens que les différences de « perfection et d’opération » ne remettent pas en cause l’identité spécifique de l’âme.
24Pour rendre compte de cette variété qui n’est pas du ressort de l’âme elle-même, mais relève de la « complexion » corporelle, Onorio ne parle plus d’âme (anima) ni d’esprit (spirito) pour désigner la faculté de connaître et d’agir des sujets individuels, mais d’« ingegno » (équivalent italien de l’ingenium). Le terme, difficilement traduisible en français, surtout dans un tel contexte, renvoie traditionnellement aux particularités individuelles de l’esprit qui peuvent résulter des « dispositions » corporelles, du « tempéramment » ou des conditions matérielles de vie (nourriture, climat, environnement, éducation… etc.). Ce ne sont donc pas les facultés de l’âme qui déterminent les capacités pratiques, mais les conditions matérielles d’existence et les instruments corporels qui conditionnent les potentialités spirituelles de l’individu. La doctrine pythagoricienne débouche donc sur une philosophie « matérialiste » de l’« esprit ». Onorio vient ainsi illustrer par des exemples ce renversement du rapport entre la théorie et la pratique. Il compare d’abord l’homme et l’araignée :
De là résulte que cet esprit ou cette âme qui était dans l’araignée et y avait une certaine industrie, ces griffes et ces membres en tels nombres, qualité et forme, ce même esprit, une fois atteinte la génération humaine, acquiert une autre intelligence, d’autres instruments, aptitudes et actes30.
25Il poursuit en imaginant la double métamorphose du serpent qui se transforme en homme, et de l’homme qui se transforme en serpent : si le corps d’un serpent prenait la forme d’un corps humain, si sa tête se dégageait du tronc et si des bras et des jambes lui poussaient, il ne serait pas seulement « semblable » à un homme, il serait, absolument parlant un homme puisque rien ne le distinguerait plus d’un être humain. A l’inverse, si un homme prenait la forme d’un serpent, il cesserait d’être un homme31. La prééminence de l’homme sur les autres animaux ne tient donc ni à son âme ni à ses facultés intellectuelles, mais à la configuration particulière de son corps. Si les autres animaux sont inférieurs à l’homme, ce n’est donc pas faute d’intelligence, mais faute d’« instruments »32. L’exposé d’Onorio culmine lorsqu’il rapporte à la main humaine, « organe des organes » selon l’expression d’Aristote, l’ensemble des réalisations techniques, civiles, culturelles et intellectuelles qui font la supériorité de l’homme sur les bêtes :
Pour te persuader que c’est la vérité, considère les choses d’un peu plus près et imagine par toi-même ce qu’il arriverait si l’homme avait deux fois plus d’esprit, si l’intellect agent brillait en lui beaucoup plus clairement qu’il ne brille et si, de surcroît, ses mains se trouvaient transformées en deux pieds, tout le reste demeurant dans son intégrité ordinaire ; dis-moi où pourrait subsister impune la relation entre les hommes ? Comment pourraient-ils instituer et faire durer des liens familiaux et des unions semblables, sinon supérieurs, à ceux qui existent entre les chevaux, les cerfs ou les porcs sans être dévorés par une multitude d’autres espèces animales et livrés de cette manière à une ruine plus grande et plus certaine ? Et par conséquent où seraient les institutions de doctrine, les inventions de discipline, les congrégations de citoyens, les structures des édifices et tant d’autres choses qui sont les signes de la grandeur et de l’excellence humaines et qui font de l’homme le triomphateur véritablement invaincu des autres espèces ? Tout cela, à y regarder de près, ne renvoie pas tant, dans son principe, à ce que dicte l’esprit qu’à ce que dicte la main, organe des organes33.
26La main constitue donc le fondement effectif de la différence humaine. L’intention matérialiste de ces pages est évidente. Elle a été souvent relevée. Moins claires sont peut-être les remarques du De la causa que certains commentateurs vont jusqu’à opposer au matérialisme de la Cabala. Une lecture un peu attentive montre pourtant que Bruno va en fait beaucoup plus loin dans la discussion plus technique du De la causa, en faisant de la forme une « espèce parfaite sui generis ».
La forme, espèce parfaite sui generis
27Afin de mieux comprendre la portée de l’argument d’Onorio et de la thèse de l’identité générique et spécifique de l’âme, on peut se référer au deuxième dialogue du De la causa, où la même idée est développée de manière sans doute plus précise. Après avoir entendu Teofilo poser l’identité substantielle du principe formel, Dicsono en déduit que l’âme en tant que forme substantielle est une « espèce parfaite » :
De sorte que cette forme (…) constitue une forme substantielle, qu’elle constitue une espèce parfaite, qu’elle est à elle-même son propre genre et que, contrairement à la forme péripatéticienne, elle ne fait pas partie d’une espèce34.
28Comme bien souvent dans l’ensemble du De la causa, Dicsono vient préciser les propos de Teofilo en les traduisant dans le langage plus « technique » de la tradition philosophique. Il résume donc ainsi la thèse de son interlocuteur : la forme universelle se distingue de la « forme péripatéticienne » en ce qu’elle « constitue une espèce parfaite » qui « est à elle-même son propre genre », c’est-à-dire « ne fait pas partie d’une espèce ». Ce que veut dire Dicsono, c’est que les différences qui existent entre les opérations de cette forme universelle ne sont pas des différences spécifiques qui viendraient diviser le genre : l’âme est une spécifiquement et les opérations ne constituent pas des différences essentielles. C’est exactement la thèse d’Onorio. Si, à l’inverse, cette forme était une partie de l’espèce, cela signifierait que l’on devrait considérer, par exemple, l’âme végétative comme spécifiquement différente de l’âme intellective. Une spécifiquement, la forme est donc « la même » pour toutes choses. Autrement dit, comme le dit Onorio dans la Cabale, l’âme de l’homme est « identique » à celle de la mouche, de l’huître, des plantes et à celle de tout ce qui a une forme.
29Les réponses d’Onorio et de Teofilo laissent pourtant indéterminée la question de savoir quel sens donner à l’identité de cette forme. Indivisible spécifiquement, cette forme est-elle identique formellement seulement ou identique réellement et numériquement ? Dans un cas, on aurait affaire à une identité de définition compatible avec une multiplicité numérique. Dans l’autre, on refuse cette multiplicité numérique : c’est une âme unique en nombre qui anime tous les corps, si différents soient-ils.
30Dicsono, dans le De la causa, après avoir fait de la forme une « espèce parfaite », conclut expressément de l’identité formelle à l’identité numérique :
La distinction des formes dans la matière n’est pas fonction des dispositions accidentelles qui dépendent de la forme matérielle. D’où il suit que cette forme séparée ne peut être multipliée selon le nombre, puisque toute multiplication numérique dépend de la matière35.
31La remarque est tout à fait problématique. Les accidents matériels n’introduisent aucune distinction entre les formes, parce que la forme « parfaite » ne se laisse pas spécifier. Spécifiquement unique, cette forme reste identique à elle-même quel que soit le corps qu’elle informe. C’est bien la thèse qu’Onorio défend dans la Cabala. On pourrait alors s’attendre que Dicsono en conclut, comme Onorio, que cette forme, unique spécifiquement, se diversifie en fonction des sujets corporels qui la reçoivent. Or, il conclut au contraire que la forme n’est pas multipliée numériquement par la matière. Cette inférence est d’autant plus étonnante que la thèse de Dicsono paraît contredire non seulement la Cabala, mais aussi l’Argument du De la causa censé résumer ce passage :
Treizièmement, on démontre la définition véritable et définitive du principe formel : on démontre comment la forme est une espèce parfaite, qui se différencie dans la matière, en fonction des dispositions accidentelles qui dépendent de la forme matérielle, en tant qu’elle consiste en différents degrés et diverses dispositions des qualités actives et passives36.
32Evidemment la contradiction n’est qu’apparente. On ne comprendra la thèse de Dicsono qu’à condition de distinguer deux points de vue : celui de l’essence et celui des opérations. Lorsque Dicsono dit que les accidents de la matière n’introduisent aucune distinction entre des formes, cela n’a évidemment aucun sens du point de vue des opérations auquel se place Onorio dans la Cabala. Dicsono se place au contraire du point de vue de la substance ou de l’essence. Ce qu’il veut dire, c’est que l’entrée de la forme dans un corps ne doit pas être comprise comme une individuation de la forme. En d’autres termes, l’universalité du principe formel n’est pas celle d’une espèce qui viendrait s’individuer dans un sujet matériel. Il refuse donc ici de rapporter la thèse de l’unité de la forme à cette doctrine traditionnelle de l’individuation selon laquelle l’âme humaine, identique spécifiquement pour l’ensemble des hommes, est réellement multiple. Si tel était le cas, si la forme était individuée en chaque homme, l’identité « formelle » pourrait s’accommoder d’une série de différences « réelles » résultant de ces « dispositions accidentelles qui dépendent de la forme matérielle ». Pour Dicsono, au contraire, c’est « la même » forme, non seulement spécifiquement, mais surtout « réellement » et numériquement qui assume différentes opérations, différents actes de perfection dans les différents sujets matériels. De même que l’âme de Socrate doit être considérée comme une, malgré les différentes fonctions qu’elle assume en vertu de la diversité des organes, de même l’âme universelle assume en chaque partie du corps universel des fonctions très différentes, sans pour autant qu’on puisse la dire multipliée par les « dispositions accidentelles qui dépendent de la forme matérielle ».
33La contradiction entre ces mots de Dicsono et l’Argument du deuxième dialogue disparaît donc pour peu qu’on lise attentivement le texte. Si Bruno écrit, dans l’Argument, que la forme, qui est une « espèce parfaite », « se différencie dans la matière, en fonction des dispositions accidentelles qui dépendent de la forme matérielle », c’est sous réserve cette restriction fondamentale : ce n’est pas la forme elle-même qui est multipliée par l’individuation de l’espèce, c’est cette forme seulement « en tant qu’elle consiste en différents degrés et diverses dispositions des qualités actives et passives ». En d’autre termes, cette différenciation n’affecte pas la forme quant à son essence, mais seulement, encore une fois, quant à ses opérations. La thèse de Dicsono est donc bien la suivante : la diversité des différences fonctionnelles ne remet pas en cause l’unité substantielle ou essentielle du sujet spirituel.
34Dicsono poursuit alors, articulant nettement l’identité substantielle du principe formel et la multiplicité des fonctions qu’elle assume dans les différentes parties de l’univers :
De plus, elle est invariable en soi, mais d’autre part elle varie à cause des sujets et de la diversité des matières. Et une telle forme, si elle fait que dans le sujet la partie diffère du tout, n’est pas cependant elle-même différente dans la partie et dans le tout, bien que la définition qui lui convient ne soit pas la même, selon qu’elle est considérée comme substantielle par elle-même ou bien considérée en tant qu’elle est l’acte et la perfection de quelque sujet – et, dans ce cas, selon que le sujet a tel ou tel type de disposition37.
35L’âme ou la forme n’est pas un universel qui se prédique d’une pluralité d’individus réellement distincts. Son identité n’est pas logique. C’est, au contraire, la différence, dont on dit qu’elle est « prise de la forme », qui est prédiquée d’un sujet un et identique. Le reproche que Bruno adresse à Aristote apparaît maintenant plus clairement : il a confondu les deux points de vue sur l’âme que Dicsono distingue ici fortement, le point de vue de la substance et celui des facultés, et a été conduit à prendre comme point de départ de sa doctrine de l’âme une typologie fondée sur des dispositions accidentelles. La thèse de l’universalité « physique » de la forme ne va pourtant pas de soi et se heurte évidemment à toutes les objections traditionnellement avancées à l’encontre du « monopsychisme ».
L’unité de la forme et le thème de la participation : Bruno et Plotin
36Le monopsychisme de Bruno est sans ambiguïté, tant dans le De la causa que dans l’exposé moins précis de la Cabala. Les différences que l’on peut déceler d’un texte à l’autre marquent plutôt des différences de point de vue, sans que l’orientation générale ne varie fondamentalement38. Pour s’en convaincre, il suffit de lire un peu attentivement les textes noétiques de Bruno postérieurs aussi bien qu’antérieurs au De la causa : on verrait que du Sigillus sigillorum à la Lampas, la perspective reste la même. Ces textes loin de contredire le De la causa, n’en font finalement qu’expliciter les intentions. Bruno y affronte directement le thème platonicien de la participation, seulement effleuré dans le dialogue italien.
37La thèse de Teofilo est donc la suivante : la forme n’a pas seulement l’unité logique d’un genre, elle est une en substance. La multiplicité provient de la matière qui reçoit cette âme unique. On vient de voir que Dicsono refuse de définir logiquement l’unité de la forme universelle : la forme substantielle dont il parle n’est pas une espèce réellement multipliée selon les sujets. Il critique une doctrine d’inspiration « aristotélicienne » de la forme spécifique et de l’individuation. On peut toutefois s’interroger sur le sens de cette substantialité attribuée à l’âme universelle. En rapprochant le De la causa de la Cabala, on a pu suggérer que cette « substance », désignée par Onorio comme une « matière spirituelle », devait être interprétée comme un sujet immanent à la nature, dont les âmes particulières constituent de simples modifications accidentelles. D’un autre côté, suivant les indications de Dicsono, on peut penser que Bruno défende, au contraire, une définition « platonicienne » de la forme et de la participation : la forme qui est une « espèce parfaite » est une « substance » qui, en tant que « séparée », ne saurait être « multipliée selon le nombre ». C’est pourquoi, « invariable en soi », « elle varie à cause des sujets et de la diversité des matières »39. Dans ce cas, l’unité réelle de cette forme peut être conciliée avec la multiplicité numérique, également réelle, des âmes particulières qui existent dans la matière. Ce modèle participatif conduit donc, semble-t-il, à nuancer le caractère accidentel des formes particulières. Si l’on suit cette voie « platonicienne », on est également amené à dire que la dialectique du De la causa prend pour modèle la résolution ascendante permettant, selon Ficin, de remonter au principe un de toutes choses (« ad unum rerum omnibus ascendit principium »)40. Cette résolution consistait, comme on l’a vu, en une « division » par laquelle la nature d’une chose est distinguée de ses propriétés accidentelles et contingentes et se trouve ainsi « réduite » à l’unité d’une forme : « Sed nota divisionem in ascensu tendere ad rem simplicem, dividit enim naturam a contingentibus, quibus posthabilis, redigit multa in unius simplicis formae virtutem »41. Il est donc en un sens possible d’interpréter l’unité de la forme comme l’unité d’un principe idéal, dont participerait inégalement la multiplicité des sujets matériels. Dans ce cas, le modèle participatif viendrait fortement modifier l’idée d’une unité substantielle de l’âme. On aurait donc affaire à deux modèles concurrents également présents dans l’œuvre de Bruno : un modèle hiérarchique et un modèle moniste, entre lesquels l’interprète ne saurait choisir sans faire violence aux textes. Remarquons toutefois que ces deux modèles ou ces deux langages ont un point commun : ils viennent tous deux appuyer la critique de la doctrine aristotélicienne des formes « spécifiques ». Qu’elle soit celle d’une substance ou bien celle d’une essence idéale, l’unité de la forme n’est pas un « genre » logique divisé en espèce et en nombre. On a donc bien affaire à un « réalisme », mais de quelle nature est-il ?
38De nombreux textes de Bruno vont effectivement dans le sens d’une unité de participation. Dans le Sigillus sigillorum, antérieur au De la causa, Bruno articule ainsi l’unité de la forme « absolue » avec la diversité des formes « participées » :
Est una prima forma, per se et a se subsistens, simplex, impartibilis, essentiae, formationis et subsistentiae omnis principium, indiminuibiliter omnibus se communicans, in qua omnis forma, quae comunicatur, est aeterna et una ; ipsa enim est absoluta essendi forma et dans omnibus esse, unde et pater formarumque dator appellatur, ita ut non sit forma membrorum partiumque mundi vel universi totius, sed formae universi et partium ipsius absoluta forma. Estque forma infinita, quia est ita omne esse, (…). Haec forma quibusdam gradibus dans esse omnibus dicitur descendere, ad hanc formam materia per eosdem gradus dicitur ascendere, et a differentia et alietate et diversitate participationis huius materiae et huius formae in gradibus suis differentia, alietas et diversitas entium procedit. Haec forma universalis essendi est lux infinita, se habens ad omnium formas, sicut forma lucis essentialis ad lucis participativae, luminum et colorum formas. Per hanc diversimode participatam in diversis entibus secundum diversas figuras extenditur materia42.
39Les différentes formes procèdent de la forme universelle unique identifiée ici au dator formarum. Ce passage maintient le modèle scalaire qui fonde l’idée de procession. La diversité, comme dans le De la causa, relève de la capacité réceptrice de la matière. Suivant l’image plotinienne de la source, Bruno compare ainsi cette forme à une « lumière infinie » dont participent les différentes « formes » de clarté. Dans le paragraphe suivant, il interprète à partir de cette métaphore de la lumière la distinction traditionnelle entre la forme « métaphysique » (ante rem), la forme naturelle ou « physique » (in re) et la forme « rationnelle » (post rem), réservant à la « forme première » le statut distinct de « hyperusia » ou de « superessentia ». Cette interprétation de l’unité de la forme ordonne donc la multiplicité à l’unité d’un principe suréminent.
40La thèse développée dans ce passage du Sigillus apparaît donc assez différente de celle du deuxième dialogue du De la causa. La distinction sur laquelle il s’appuie ici pour distinguer la forme universelle de la multiplicité des formes particulières repose en effet sur la différence entre la forme comme « cause », distincte de ses effets, et la forme comme « principe », en tant qu’elle entre dans la composition des choses naturelles. Cette distinction est bien présente dans le De la causa, mais elle est dépassée lorsque, en abordant la définition du principe formel, Teofilo identifie les deux formes. Doit-on pour autant en conclure que Bruno a changé de perspective entre ces deux textes ? S’il en était ainsi, comment expliquer que la thèse du Sigillus soit encore présente dans de très nombreuses œuvres postérieures au De la causa, comme, par exemple, dans le De imaginum compositione qui prend pour point de départ la même division hiérarchique de l’être43 ? Plutôt que d’opposer les textes les uns aux autres, il serait sans doute plus prudent de tenter à chaque fois de comprendre à quel point de vue les rapporter, suivant une méthode suggérée par le De la causa. Faute de cette prudence, la représentation que l’on pourrait se faire de la pensée de Bruno ne saurait être que chaotique et contradictoire.
41Avant d’aller plus loin, on peut toutefois se demander si cette idée, commune au Sigillus et au De la causa, d’une forme unique diversement « participée » en fonction de la capacité de la matière est véritablement une idée platonicienne. On peut en douter. Elle est en effet évoquée par Plotin, qui en réfute avec vigueur les conséquences, contraires selon lui à l’enseignement de Platon. Dans l’Ennéade IV, 3 (la première de la série consacrée aux « Difficultés relatives à l’âme »), Plotin discute la thèse de ceux qui soutiennent « que nos âmes viennent de l’âme de l’univers »44. L’intérêt de cette réfutation tient à ce qu’elle développe les multiples implications de cette thèse et permet d’articuler les nombreux textes de Bruno que l’on a souvent tendance à opposer lorsque l’on ouvre ce délicat dossier du « panpsychisme ».
42Plotin commence par remarquer que la doctrine qui rapporte la multiplicité des âmes particulières à l’unité de l’âme du monde paraît s’autoriser de Platon lui-même :
De plus ils invoqueront l’autorité de Platon, qui exprime l’opinion suivante, dans le passage où il prouve que l’univers est animé : “Comme notre corps est une partie de l’univers, ainsi notre âme est une partie de l’âme de l’univers”. Platon, en outre, dit et montre avec évidence que nous suivons le mouvement circulaire de l’univers, que nous en recevons notre caractère et notre condition, et que, venus à la naissance à l’intérieur de l’univers, nous recevons notre âme de cet univers qui nous enveloppe ; de même que chaque partie de nous reçoit une part de notre âme, de même et par analogie nous-mêmes qui sommes des parties par rapport à l’univers, nous recevons, comme parties, une part de l’âme universelle. La phrase suivante de Platon : “L’âme totale pourvoit à la totalité des choses inanimées”, a la même signification ; il n’admet, après l’âme de l’univers, aucune autre âme étrangère, puisqu’elle prend en sa garde la totalité des choses inanimées45.
43On reconnaît ici la thèse défendue dans la Cabala de Bruno : en tant que parties du corps total de l’univers, les corps particuliers sont animés par une âme unique dont ils reçoivent une « partie ». Plotin commence par répondre en précisant en quel sens prendre ce terme de « partie ». Si on pose, comme le font ses adversaires, que les âmes individuelles sont « du même genre » que celle de l’univers, il faut en conclure qu’elles ne sont pas des parties. Il propose alors de nouer le débat autour d’une formule générale dont l’interprétation devra permettre de départager les différentes positions en présence :
Il serait donc plus juste de dire que la même âme est à la fois une âme unique et chacune des âmes ; mais, en admettant une seule âme, on la fait dépendre d’un autre principe, qui, ne se rapportant plus lui-même à tel ou tel être, ni au monde ni à autre chose, produit ce qu’il y a d’âme dans le monde et dans tout être animé ; et en effet il est correct de dire que l’âme en sa totalité n’est pas l’âme de quelque chose, puisqu’elle est une substance et que les âmes, qui sont l’âme de telle ou telle chose, le deviennent par accident46.
44Plotin écarte donc l’interprétation naïve qui fait de l’âme individuelle une partie de l’âme du monde, au même sens que le corps peut être une partie d’un autre corps plus vaste. Il établit un principe qui doit servir de base à la discussion qu’il engage avec ses adverssaires. Il est exposé en deux temps. L’âme totale est une « substance » dont participent les autres âmes qui en proviennent. Cette âme totale n’est par essence destinée à aucun corps déterminé : ni à l’univers matériel dans son ensemble (le « monde »), ni à aucun autre corps. C’est donc « par accident » que l’âme informe le corps. Ce principe, dans la mesure où s’applique aussi bien à l’âme « en sa totalité » qu’aux âmes « individuelles », est donc tout à fait général et apparaît convenir aussi bien à la position de Plotin qu’à celle de ses adversaires. Ce principe est repris par Bruno dans le De la causa, lorsque, faisant de l’âme une espèce parfaite, Dicsono refuse la définition aristotélicienne qui subordonne la définition de l’âme à celle du corps qui la reçoit. Il est également à l’arrière plan des développements de la Cabala, où Onorio présente l’union de l’âme avec son corps comme un événement contingent, dépendant de la fortune ou du destin, mais non de la nature spécifique de l’âme. Il est enfin déterminant dans le passage cité du Sigillus, puisque Bruno y définit la forme « absolue » comme indifférente aux corps qu’elle informe.
45La question qui se pose maintenant est celle de savoir comment articuler cette âme « totale » et les âmes individuelles. Précisant la position de ses adversaires, Plotin évoque la possibilité de concevoir les âmes individuelles comme des « parties » de l’âme du monde, au sens où, dans l’animal, l’âme qui est dans une partie du corps est une partie de l’âme totale47. Dans ce cas, « l’âme universelle est donc (…) une unité partout présente, bien qu’avec des fonctions différentes »48. A cette thèse, Plotin oppose l’idée suivante : la définition de l’individu suppose que les différentes fonctions sont coordonnées par un principe directeur, de même que les impressions sensibles sont reçues par un « centre » (un sens « commun »). Si les âmes particulières sont parties, on doit donc en conclure que seule l’âme universelle pense au sens propre. Il faut donc bien diviser cette âme totale. Le défi auquel ses adversaires sont alors confrontés est le suivant : s’ils acceptent de diviser l’âme « corps par corps », comment maintenir la thèse de l’unité de l’âme ? C’est alors que Plotin évoque l’idée de « participation » que défendent les tenant du « panpsychisme » qu’il combat :
On pourrait (…) poser l’unité comme existant en elle-même et ne tombant pas dans le corps ; puis de cette unité dérivent toutes les âmes, l’âme de l’univers comme les autres ; jusqu’à un certain point elles sont ensemble et ne font qu’une seule âme, parce qu’elles ne sont l’âme d’aucun être particulier ; suspendues à l’unité et communiquant entre elles par leur extrêmité supérieures, elles se projettent ici et là, comme une lumière qui arrive près de la terre, se distribue dans nos maisons, bien qu’elle ne soit pas fragmentée et qu’elle n’en soit pas moins une ; l’âme de l’univers est toujours dans la région supérieure, parce qu’il n’y a pas pour elle de descente vers le bas et de conversion vers les choses sensibles ; les nôtres au contraire n’y sont pas toujours parce qu’elles ont pour elles une portion limitée de la matière qui leur est attribuée dans ce monde et parce qu’elles surveillent un corps qui exige toute leur attention49.
46L’unité de l’âme est ici garantie par leur participation à un principe unique dans lequel elles communiquent toutes par leur partie supérieure. Sans être fragmentée, l’âme totale n’en est pas moins distribuée dans des corps différents, tout comme une lumière unique éclaire les différentes maisons. L’âme de l’univers est donc en un sens distincte de toutes les autres âmes, dans la mesure où elle ne descend pas dans le sensible. Elle est la source unique de toutes les âmes qui ont chacune la charge d’une portion limitée de la matière. L’âme totale est donc bien à la fois unique et divisée « corps par corps ». Ce modèle est bien celui qui est mis en avant par Bruno dans les textes que l’on a cité plus haut : qu’il s’agisse du De la causa, de la Cabale ou du Sigillus, c’est toujours à la matière et au corps que revient l’individuation de l’âme, même si l’unité de la forme est présentée de manière sensiblement différente selon les contextes. Cette doctrine est violemment critiquée par Plotin qui compare à des vers les âmes auxquelles sont attribuées des portions limitées du corps universel :
L’âme de l’univers, du moins dans sa partie inférieure ressemble à l’âme d’un grand arbre qui, sans fatigue et silencieusement, en gouverne la vie ; en nous, il y a d’abord une partie inférieure de l’âme qui est comme les vers qui naissent dans les branches pourries de l’arbre (telle est en effet l’image de l’être animé dans l’univers) ; il y a ensuite une autre âme conforme à la partie supérieure de l’âme universelle ; elle est comparable à un agriculteur qui, préoccupé des vers qui sont dans la plante, consacrerait ses soins à l’arbre ; c’est comme si l’on disait qu’un homme bien portant, vivant avec d’autres hommes bien portants, s’applique aux choses à faire et à connaître, tandis que, malade, il est adonné aux soins de son corps, occupé de lui et tout entier à lui50.
47Si la caractéristique du corps sain est de constituer un tout indivis et intégré, la division du corps du monde, animé par la partie inférieure de l’âme de l’univers, doit être pensée comme l’effet d’une maladie qui en menace l’unité. Les vers naissent effectivement des branches pourries, comme d’un cadavre en décomposition, par génération spontanée. Telle est la conséquence nécessaire de la thèse de l’individuation par la matière des âmes particulières : leur autonomie relative suppose que le corps du monde soit comparable non pas à un vivant parfait, mais à un corps malade, voire à un cadavre. La critique de Plotin est donc d’ordre téléologique : il refuse ce modèle d’individuation parce qu’il remet en question l’unité et la perfection du « tout ». Or c’est précisément contre cette cosmologie dont s’inspire Plotin que Bruno édifie sa théorie de la forme.
48Du point de vue de la conception de l’âme individuelle, la thèse de l’individuation par la matière a, pour Plotin, une conséquence plus grave encore, qui conduit à la négation de la survie individuelle des âmes et de la possibilité, pour l’âme particulière, d’exister hors du corps. L’hypothèse de l’unité de l’âme conduirait, en effet, à nier que Socrate continue d’exister quand son corps est détruit : « Ce serait admettre que Socrate existera, tant que l’âme de Socrate sera dans un corps ; mais il périra, lorsqu’elle arrivera à la région parfaite »51. Cette conséquence est inacceptable pour Plotin. Il soutient, en effet, que, étant donné que l’inférieur ne saurait déterminer le supérieur, de même les âmes ne sauraient recevoir de la matière leurs particularités ou leurs limites : « Les âmes sont donc chacune ce qu’elles sont, sans recevoir d’ailleurs leurs limites ; chacune a sa quantité, mais une quantité aussi grande qu’elle y prétend ; il ne lui arrive jamais de s’avancer en dehors de ses limites, mais elle pénètre partout dans les corps où sa nature est de pénétrer »52. Pour Plotin, l’individualité de l’âme particulière est donc première, absolument indépendante de la matière sensible.
49L’intérêt de ce développement de Plotin, que l’on vient de résumer dans ses grandes lignes, tient au fait qu’il permet de renouer le fil qui existe entre différents textes de Bruno, trop souvent présentés comme contradictoires. Le « matérialisme » de la Cabala et l’émanatisme du Sigillus, qui, à première vue, peuvent sembler aux antipodes l’un de l’autre, ne font que décliner cette thèse unique que condamne Plotin : la diversité des formes naturelles est à rapporter à la nature de la matière qui reçoit une forme une par elle-même. L’analyse de Plotin est très claire : cette thèse conduit, de quelque façon que l’on pense la procession et le modèle participatif, à nier l’individualité proprement spirituelle de l’âme particulière et à remettre en cause son immortalité personnelle. Le langage hiérarchique de la participation est donc profondément ambigu et on peut faire l’hypothèse que, loin d’osciller entre deux positions radicalement différentes, Bruno, bien conscient de cette ambiguïté, articule plutôt deux points de vue ou deux manières de présenter le rapport de l’un et du multiple.
50Bruno est manifestement un grand lecteur de Plotin. Il en refuse seulement la pensée hiérarchique. Dans un texte important de la Lampas, Bruno rapporte explicitement la thèse de Plotin en évoquant le raisonnement de certains « platoniciens » qui refusent de faire des âmes particulières des « parties » de l’âme du monde :
Ita universum hoc animal reducitur ad unum principium ideale, sicut et particularia animalia ; ab eadem enim idea intelligunt esse animam mundi et animam aliorum. Unde non credunt Platonici animam particularium animalium esse partem animae universi, utpote impartibilis53.
51De ce que l’âme de l’univers et celles des animaux particuliers ont un unique principe idéal, les « platoniciens » déduisent que les âmes particulières ne sont pas des « parties » de l’âme du monde, qui demeure en elle-même indivisible. Bruno ne cite que le début de la discussion de l’Ennéade IV, 3. La thèse de Plotin est pourtant, selon lui, sujette à caution puisqu’il ajoute aussitôt : « nobis vero in praesentiarum esto dubium, quamvis magis ad hanc quam ad illam partem inclinemus »54. Cette réserve ne porte pas sur le modèle participatif, mais plutôt sur la critique plotinienne de la thèse qui fait des âmes particulière des « parties » de l’âme du monde. Dans l’article suivant, il développe le modèle participatif dans un sens qui éclaire la signification de ce doute. La matière y est définie comme une cause de division en vertu de laquelle la forme unique se diffuse et produit une multiplicité d’« hypostases » numériquement distinctes :
Cum materia sit causa multitudinis et divisionis, forma vero unitatis, dicimus fulgorem divinitatis spiritum esse per se unum et facere unum (ab uno enim secundum quod unum non procedit nisi unum), tamen quia est, operatur in universo extento et materiali, quo quidem divisionem recipiente et in partium multiplicationem materiam distribuente accidit multitudo, ut ea anima quae in toto tota et in uno una videbatur, iam, in multa veluti fragmenta distracto corpore et in diveras hypostases numerales multiplicato, multae fiunt animae, sicut multa sunt subiecta, et totidem producuntur animalia, vel saltem nihilominus animata corpora, quamvis non ubique anima speciem viresque suas exerat, unde quaedam sine anima a quibusdam iudicantur55.
52L’unité de la forme désigne l’unité du « rayon de la divinité » (fulgor divinitatis) qui se diffuse à travers l’étendue matérielle. En raison de la diversité propre à la nature matérielle, ce processus aboutit à une multiplicité de formes et de substances (Bruno utilise le grec « hypostase ») distinctes. L’unité de la forme n’est pas remise en cause par cette fragmentation. Ce n’est pas la forme elle-même qui est divisée numériquement, puisque la diversité est causée par la seule « division » du réceptacle. Bruno s’écarte donc de Plotin dans la mesure où la multiplicité des âmes n’est pas première, mais résulte de la conjonction de la cause formelle et de la cause matérielle. Par elle même, la forme, absolument indivisible, ne saurait engendrer qu’un effet unique. C’est pourquoi, il peut opposer, à l’idée plotinienne d’une multiplicité immatérielle ou intelligible, cette autre thèse néoplatonicienne : de l’un ne procède que l’un (« ab uno enim secundum quod unum non procedit nisi unum »).
53Dans la suite de cet article, s’inspirant des deux images par lesquelles Plotin exposait la thèse de ses adversaires, celle de la lumière qui éclaire les maisons et celle de l’arbre malade, il compare la matière à un miroir brisé dont chaque partie reçoit intégralement, mais de manière chaque fois différente, la totalité de cet influx formel :
Quod ita ferme est, quemadmodum, si unus sit sol et unum continuum speculum, in toto illo unum solem licebit contemplari ; quod si accidat speculum illud perfringi et [in] innumerabiles portiones multiplicari, in omnibus portionibus totam repraesentari videbimus et integram solis effigiem, in quibusdam vero fragmentis vel propter exiguitatem vel propter infigurationis indispositionem aliquid confusum vel prope nihil de illa forma universali apparebit, cum tamen nihilominus insit, inexplicata tamen56.
54L’image du miroir brisé permet bien de rendre compte de l’unité de la participation et de la diversité des modes de réception. La lumière du soleil peut être, de cette manière, tout entière en toute chose. Bruno associe bien les deux images plotiniennes dans la mesure où la métaphore de la lumière est associée à l’idée d’une altération du sujet matériel développée avec la comparaison de l’univers à un arbre rongé par les vers57. Sur ce modèle, on peut donc parfaitement concilier l’identité de la forme à la diversité numérique des sujets corporels « animés ». Bruno poursuit donc : si, au contraire, les parties du réceptacle étaient réunies et ne formaient qu’un seul sujet, il n’y aurait plus une multiplicité d’âmes distinctes, mais au contraire une seule :
Itaque si quemadmodum uno perfracto speculo propter partium multiplicationem animalium animarum multiplicata sunt supposita, si accidat iterum partes omnes in unam massam coalescere, unum erit speculum, una forma, una anima, sicut si omnes fontes, flumina, lacus et maria in unum concurrant oceanum, unus erit Amphitrites58.
55On retrouve ici l’idée, développée dans la Cabala, du mélange des âmes dans l’« Amphitrite d’un seul esprit ». Pourtant, l’unité de la forme, dans le dialogue italien, est définie comme l’unité d’un sujet, alors que dans la Lampas, cette unité est celle d’un principe idéal. Dans la Cabala, Sebasto résumait ainsi la thèse d’Onorio : « Tu prétends donc que, de même qu’on peut former, à partir d’un morceau de cire ou d’une autre matière, des figures différentes et contraires, de même à partir de la même matière corporelle se font tous les corps et de la même substance spirituelle tous les esprits ? »59
56Si le modèle participatif amène Bruno à insister sur la diversité des âmes, ce n’est donc pas en vue de résorber le « monisme » spirituel que l’on trouve, par exemple, dans la Cabala. Dans tous les cas, Bruno fait procéder la multiplicité des âmes particulières de la condition du sujet matériel. En ce sens, on peut dire que le langage de la participation et celui de la substance sont équivalents, puisqu’ils ont le même effet théorique. On peut même aller plus loin et identifier ces deux modèles en prenant appui sur la méthode « dialectique » définie dans le De la causa : l’unité de l’essence formelle dont participe la pluralité infinie des formes particulières ne fait que traduire, dans le discours causal, ce que l’idée de « matière spirituelle » énonce en termes de principe. Si, en effet, au lieu d’insister sur la différence entre la forme idéale et ses effets, on développe la métaphore de la lumière présente dans le Sigillus comme dans la Lampas, on est conduit à faire porter l’accent sur la continuité de la procession : au lieu d’opposer la source de lumière aux images qu’elle rend visible en les éclairant, on doit conclure que c’est une même lumière qui, en se diffusant, assume différents états et se transforme en clarté, puis en couleur, jusqu’à s’évanouir dans l’obscurité. De même, la multiplicité des formes participées ne manifeste que des états ou des modifications acidentelles d’un unique sujet substantiel. La hiérarchie des êtres est seconde par rapport au medium qui rend possible la participation, c’est-à-dire par rapport au continu « métaphysique » et substantiel. Cette thèse, dont on a vu qu’elle était au fondement de la critique de l’équivocité platonicienne de l’être, est donc également à l’œuvre lorsque Bruno propose d’identifier la cause formelle efficiente à la forme principe. D’une manière très générale, on peut dire que toujours, chez Bruno, le langage de l’analogie est destiné à être résorbé dans l’univocité de l’unité « omniforme » de l’être. Tel est le sens de la thèse de l’unité de la « philosophie naturelle » qui fait de la distinction entre la physique et la métaphysique une distinction entre deux modes de connaissances. De manière tout à fait similaire, la hiérarchie des formes sur laquelle insiste le langage de la participation, n’a de sens que si l’on rapporte les différences à l’unité omniforme de l’être. C’est ce que montre extrêmement clairement ce texte du Sigillus qui articule, en quelques lignes, le point de vue « physique » de la différence au point de vue « métaphysique » de l’identité :
Unum ergo principium subiectum unam simplicem radicem et unum virtuale principium recognoscit. Hinc fiat proportionale iudicium de intellectu primo ad alios intellectus, de primo superiorique cognitionis gradu ad alios cognitionis gradus. Una lux illuminat omnia, una vita vivificat omnia certis gradibus a superioribus ad inferna descendens, et ab infernis ad suprema conscendens ; et sicut est in universo, ita est et in universi simulacris. Atque altius conscendentibus non solum conspicua erit una omnium vita, unum in omnibus lumen, una bonitas, et quod omnes sensus sunt unus sensus, omnes notitia sunt una notitia, sed et quod omnia tandem, utpote notitia, sensus, lumen, vita, sunt una essentia, una virtus et una operatio. Essentia, potentia, actio ; esse, posse et agere ; ens, potens et agens est unum : ita ut omnia sint unum, ut bene novit Parmenides unum omne et ens60.
57On comprend mieux l’importance de la thèse énoncée par Dicsono qui distingue deux points de vue possibles sur la forme universelle : le point de vue de la « substance » ou de l’« essence » et celui des « opérations » que la forme assume dans les différentes choses naturelles. C’est bien du point de vue des « opérations » que le Sigillus avance la possibilité d’une analogie des facultés intellectuelles, qui remonte à l’intellect premier et redescend en direction des formes primaires de contemplation. Du point de vue de la « substance », ces différentes formes de connaissance sont rapportées à l’unité d’essence du continu formel. L’unité de la forme n’est donc pas une unité logique, divisée par des différences qui permettraient de distinguer une multiplicité réelle de formes ou d’âmes. Cette unité est, au contraire, réelle et les différences ne désignent que des modalités accidentelles d’une substance unique. Ces deux points de vue correspondent donc bien à la distinction que Bruno établit, dans les commentaires de la Physique, entre la connaissance « physique » et la connaissance « métaphysique ». La dénomination commune, qui distingue les âmes par leurs opérations et établit une hiérarchie des formes, procède bien d’une appréhension « physique » du réel, en tant que composé, relatif et contracté ; elle doit être complétée ou prolongée par une appréhension « métaphysique » qui rapporte à l’unité ces différences accidentelles et définit la forme non plus comme contractée et en tant qu’elle entre dans le composé, mais « absolument ». Ce qui caractérise la connaissance physique, c’est donc son caractère nominal et générique : c’est la raison pour laquelle elle croit progresser en direction d’une appréhension plus adéquate de la réalité en distinguant et en spécifiant. Au contraire, la connaissance métaphysique n’est pas générique, mais « discrète », dans la mesure où les distinctions physiques sont pensées à partir d’une réalité indivisible. Dans un cas, l’unité logique permet de signifier une multiplicité réelle et première, dans l’autre, ce sont les différences qui signifient l’unité réelle du sujet. Ces deux formes d’unité permettent de distinguer deux formes d’universalité, l’une « logique » et abstraite, l’autre « physique » qui correspond au continu « métaphysique » qui est tout entier en toutes choses et dont le singulier est une « contraction » particulière. La thèse est parfaitement énoncée par cette formule de l’Ars memoriae : « non ut universale logicum, vel ad eius similitudinem licet apprehendere naturam : sed ut physicum, quod est unum in omnibus, tum ad singula contractum »61. On ne saurait mieux définir le « naturalisme ».
58Dans presque tous les textes où il aborde la question des opérations ou des facultés de l’âme, Bruno fait sienne la métaphore de la lumière qui permet de concilier l’unité substantielle de la forme et les différents degrés ou états particuliers qu’elle est susceptible d’assumer. La lumière une « en substance », aveuglante en sa source, devient, en se diffusant, image, couleur, ombre ou clarté, sans être réellement multipliée. C’est ainsi que le sujet unique peut recevoir différentes dénominations, sans que cette pluralité renvoie à des réalités différentes quant à la substance. Toujours dans le Sigillus, Bruno peut articuler le point de vue analogique de la participation, relatif aux opérations, à l’unité réelle du principe vital et cognitif :
Sicut enim nullus color est actu sine luce, licet alius magis, alius autem minus explicet se se, ita nihil sine intellectus participatione quoquo pacto cognoscit ; illam enim pro rerum diversitate et multitudine specierum in omnia quadam analogica progressione descendere dicimus, sensum vero ascendere, imaginationem quoque hinc, rationem autem inde descendere pariter et ascendere, ita ut eadem virtus et cognoscendi principium idem, a diversis functionem et mediorum differentiis, diversas recipiat nomenclaturas62.
59Dans la Summa terminorum, on retrouve le même raisonnement. L’intelligence y est définie comme une « force divine », présente dans toutes les choses63. Son unité n’est pas celle d’un genre logique, elle est réelle ou substantielle, mais peut être spécifiée en fonction des différentes manières d’être qu’elle assume dans le multiple. Ces « espèces » ne correspondent pas à des différences réelles, mais à des différences seulement connotatives, relatives au point de vue et aux modifications accidentelles d’un unique sujet. L’article « Nomen » consacré à l’intelligence montre ainsi comment, en vertu de son caractère « omniforme », le sujet formel peut recevoir différents « noms », sans que son unité soit pour autant remise en cause :
Nomen intelligentiae seu intellectus rebus omnibus infusi est unum, sicut et res ipsa est una significata. Subinde propter subiectorum diversorum atque potentiarum informabilium unica illa res atque lux abit in diversitas species atque genera, sicut unus solis fulgor in se ipso et in immediata communicatione a se ipso abit in diversas species colorum atque figurarum repraesentabilium, ubi diversis illuminabilibus applicatur atque coniungitur. Hic enim sensum diaphani, ibi opaci, ibi umbrosi, ibi albi, ibi rubri, ibi clari, ibi turbati coloris iuxta innumerabiles gradus atque modos speciem explicat. Ita et una lux intellectualis, qua omnia cognoscunt, sub uno, quo se omnibus infert modo, tandem in omnibus est pro singulorum capacitate atque modo, pro quibus diversa sortitur nomina, ut hic appelletur intellectus, hic ratio, hic imaginatio, hic visio, hic auditio et caetera ; et in nomine non est litigandum neque hearendum, sive dicamus unum intellectum in omnibus sive unam mentem sive unum sensum, cum Platone vel cum Empedocle vel cum Epicuro64.
60Tous ces noms, s’ils désignent des modes distincts de connaissance, signifient réellement une chose unique. Autrement dit, la terminologie noétique se trouve subordonnée à un monisme ontologique, au nom duquel les désignations différentes, propres aux différentes écoles philosophiques, sont convertibles les unes dans les autres65. Parfaite illustration du plurilinguisme dialectique de Bruno.
Notes de bas de page
1 Causa, p. 126.
2 Ibidem, p. 110.
3 Cf. ibidem, p. 128-130.
4 Ibidem, p. 130.
5 Ibidem, p. 132.
6 De l’âme, II, 1, 412a, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1988, p. 66.
7 Causa, p. 132-134.
8 Ibidem, p. 134.
9 Ibidem, p. 136.
10 Ibidem, p. 136-138.
11 Malebranche, en particulier, dans La recherche de la vérité, consacre un chapitre particulièrement intéressant à dénoncer le danger de paganisme inhérent, selon lui, à la doctrine aristotélicienne des formes : « Que si l’on vient ensuite à considérer attentivement l’idée que l’on a de cause ou de puissance d’agir, on ne peut douter que cette idée ne représente quelque chose de divin. Car l’idée d’une puissance souveraine est l’idée de la souveraine divinité, et l’idée d’une puissance subalterne est l’idée d’une divinité inférieure, mais d’une véritable divinité, au moins, selon la pensée des païens, supposé que ce soit l’idée d’une puissance ou d’une cause véritable. On admet donc quelque chose de divin dans tous les corps qui nous environnent, lorsqu’on admet des formes, des facultés, des qualités, des vertus, ou des êtres réels capables de produire certains effets par la force de leur nature ; et l’on entre ainsi insensiblement dans le sentiment des païens par le respect que l’on a pour leur philosophie. Il est vrai que la foi nous redresse, mais peut-être peut-on dire, qu’en cela si le cœur est chrétien, le fond de l’esprit est païen » (La recherche de la vérité, VI, II, 3, éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Gallimard, 1979, p. 643).
12 Causa, p. 126.
13 Ibidem, p. 128.
14 Ibidem, p. 132.
15 Ibidem, p. 124-126. La citation renvoie au Timée (29e). Bien évidemment, Bruno fait référence de manière implicite à la Genèse en parlant d’« image » et de « ressemblance ». Seulement, ces expressions ne renvoient pas à l’homme, mais à l’univers dans son ensemble.
16 Ibidem, p. 126.
17 Cf. Timée, 30a-b, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1992, p. 118-119.
18 Commentaire sur le Banquet de Platon, I, 4, trad. R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 142.
19 Ibidem, I, 3, trad. cit., p. 141.
20 Causa, p. 134-136.
21 Ibidem, p. 144.
22 De l’âme, I, 3, 407b, trad. cit., p. 39.
23 Cabala, p. 90.
24 « Changeant ainsi de site et d’état, cette forme ne peut pas s’anéantir, parce que la substance spirituelle ne subsiste pas moins que le substance matérielle » (Causa, p. 138). Et, plus loin, à propos de la peur de la mort, Teofilo s’exclame : « Contre une telle folie, la nature se récrie à voix haute en nous assurant que ni les corps ni l’âme ne doivente craindre la mort, parce que tant la matière que la forme sont des principes absolument constants » (ibidem, p. 138-140). Cette thèse est appuyée par une citation des Métamorphoses d’Ovide (XV, 153-159, 165) et une autre de l’Ecclésiaste (I, 9-10).
25 Ibidem, p. 92.
26 Ibidem.
27 Ibidem, p. 104.
28 Ibidem, p. 92-94.
29 Ibidem, p. 94.
30 Ibidem.
31 Ibidem, p. 94-96.
32 « Vous pouvez dès lors comprendre qu’il est possible que beaucoup d’animaux puissent avoir plus d’esprit (più ingegno) et un intellect bien plus éclairé que l’homme (…) ; mais c’est par pénurie d’instruments qu’il lui arrive d’être inférieur, alors que largement accordés ceux-ci lui assurent une grande supériorité » (ibidem, p. 96).
33 Ibidem, p. 96-98. Sur le thème de la main, cf. F. Papi, Antropologia e civiltà nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nuove Italia, 1968, chap. 3 et M. Ciliberto, La ruota del tempo. Interpretazione di Giordano Bruno, Rome, Editori Riuniti, 1987, p. 79-83. M. Ciliberto insiste sur la nouveauté de l’accent mis sur la main dans la Cabala. On voudrait montrer ici qu’en fait la thèse est bel et bien présente dans le De la causa qui propose une doctrine de l’âme et de l’animation universelle que la Cabala ne fait que développer et illustrer.
34 Causa, p. 144.
35 Ibidem.
36 Ibidem, p. 14. Dans sa note, G. Aquilecchia met en parallèle les deux passages et relève la difficulté en parlant de « contradiction », mais il n’apporte aucune explication (note 84, p. 354).
37 Ibidem, p. 146.
38 Nous ne suivons donc pas sur ce terrain les analyses de L. Spruit (Il problema della conoscenza in Giordano Bruno, Naples, Bibliopolis, 1988).
39 Causa, p. 144.
40 Commentaria Marsilii Ficini Florentini in Philebum Platonicis. De summo Bono, éd. M. Allen, Berkeley, UCP, 1975, p. 219.
41 Ibidem, p. 221.
42 Sigillus sigillorum, p. 202-203.
43 Le premier chapitre du De imaginum compositione, intitulé « De luce, radio et speculo » (p. 94), commence ainsi par poser un ordre de similitude entre trois « mondes » (métaphysique, physique et rationnel).
44 Ennéades, IV, 3, 1, trad. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 64.
45 Ibidem, trad. cit., p. 65. Les citations de Platon sont, respectivement, Philèbe 30a et Phèdre 246b, la définition de l’individu comme partie de l’univers est empruntée au Phèdre (246a-248e).
46 Ibidem, IV, 3, 2, trad. cit., p. 65.
47 « Les âmes sont-elles des parties de l’âme totale, au sens où, dans l’animal, l’âme qui est dans le doigt est une partie de l’âme qui est dans tout l’animal ? » (ibidem, IV, 3, 3, trad. cit., p. 67).
48 Ibidem, IV, 3, 3, trad. cit., p. 68.
49 Ibidem, IV, 3, 4, trad. cit., p. 69.
50 Ibidem.
51 Ibidem, IV, 3, 5, trad. cit., p. 70.
52 Ibidem, IV, 3, 8, trad. cit., p. 74.
53 Lampas, p. 58-59.
54 Ibidem
55 Ibidem, p. 59.
56 Ibidem, p. 59-60.
57 Il faut noter que l’idée d’une vie naissant par putréfaction peut aussi avoir, chez Plotin, une connotation positive, si elle exprime le foisonnement de la vie. Mais cette vie des êtres nés de la putréfaction reste un effet de l’âme du monde et reste distincte de la vie qui procède des l’âmes particulières et immatérielles (Ennéades, IV, 3, 8, trad. cit., p. 74). Les âmes des animaux nés de putréfaction ne sont cependant pas des âmes particulières à proprement parler, comme celle des hommes, elles relèvent seulement de l’âme du monde. La distinction de Plotin repose donc sur l’idée que seules les parties inférieures de l’âme individuelle « participent » de l’âme du monde. L’âme particulière, dans sa partie supérieure et intellective est irréductible à la production purement physique du vivant par l’âme universelle : de nature divine, identique dans son essence à l’âme du monde dont elle est « sœur », elle procède directement de l’âme intelligible et descend dans le sensible. C’est cette distinction que refuse donc Bruno. Le thème de la génération spontanée n’est pas absent de l’œuvre de Bruno qui, contrairement à Plotin, imagine sans peine une génération spontannée de l’homme, analogue à celle des vers ou des êtres rudimentaires. Il est ainsi accusé par Mocenigo, qui le dénonce à l’Inquisition, d’avoir professé que « come nascono gli animali brutti di corrupzione, cosí nascono anco gli uomini, quando doppo i diluvi ritornano a nasser » (V. Spampanato, Documenti della vita di Giordano Bruno, Florence, 1933, p. 59-60 ; mais aussi A. Mercati, Il sommario del processo di Giordano Bruno, Vatican, 1942, p. 99). Sur le thème de la génération spontanée, cf. F. Papi, Antropologia e civiltà nel pensiero di Giordano Bruno, op. cit., chap. 1, p. 3-14.
58 Lampas, p. 60.
59 Cabala, p. 102-104.
60 Sigillus, p. 179-180.
61 Op. Lat., II, 1, p. 60. Sur la notion d’universel « physique », voir les remarques de L. de Bernart, Immaginazione e scienza in Giordano Bruno. L’infinito nelle forme dell’esperienza, Pise, ETS, 1986, chapitre I, p. 11-62. Dans ce contexte, le terme « physique » ne doit évidemment pas être opposé au « métaphysique » (comme dans l’Acrotismus), puisque l’universel « physique » dont il s’agit correspond aux espèces parfaites et indivises propres à l’appréhension dite « métaphysique ».
62 Sigillus, p. 175.
63 « Intelligentia ergo divina quaedam vis, insita rebus omnibus cum actu cognitionis, quia omnia intelligunt, sentiunt et quomodocunque cognoscunt » (Summa terminorum, p. 103). Plus loin, Bruno définit ainsi l’omniprésence de la forme : « Intelligentiae ergo perfectio non est in uno, in altero vel in pluribus, sed in omnibus ; non etiam in omnibus suppositaliter, id est sub conditione materiali, sed sub formali conditione, quae perficit omnia, sicut lux in sua puritate plus est quam in sua participatione, qua contrahitur ad huius vel illus lucidi mensuras atque numeros, vera et excellens invenitur » (ibidem, p. 108).
64 Summa terminorum, p. 114. Un peu plus haut, Bruno rapportait également à un unique sujet les dénominations en apparence contraires de Platon et d’Epicure, proposant d’appeler « intellect » cette réalité unique que les atomistes désignent sous le nom de « sens » : « Cognoscitur ergo in omnibus et cognoscit in omnibus, neque urgendum est sub tituli virtute. Placuit enim Epicuro et Democrito et aliis pluribus, omnem cognitionem appellare sensum. Ita et nos sub titulo intelligentiae omnem in proposito cognitionis speciem includimus. Vis ergo unius lucis intelligibilis ita omnia diversis modis ad cognitionem et cognoscibilitatem informat, sicut una lux sensibilis omnia ad visibilitatem et omnes oculos ad visivitatem pro captu uniuscuiusque informat » (ibidem, p. 108). La même idée est également présente dans la Sigillus : « Epicurus enim cognitionem omnem appellat sensum, Democritus et Empedocles intellectum, Pythagorici mentem et spiritum altorem, ipsumque intelligunt esse in omnibus pro sua ratione. Et certe ex nostris principiis nos haec omnia in unum concurrere principium iudicamus » (p. 174).
65 C’est en prenant appui sur ces considérations qu’il faudrait ouvrir le dossier de la noétique de Bruno, en tentant de montrer comment cette « convertibilité » conduit à une évaluation tout à fait originale des théories de la connaissance et du statut de l’intellect. Il faudrait montrer comment, dans ses œuvres noétiques, Bruno prend position dans les débats qui opposent platonisme et aristotélisme, ainsi qu’au sein de la tradition aristotélicienne, entre les différentes définitions de l’intellect. Sur ce point encore, il nous semble que la pensée de Bruno soit d’une unité et d’une cohérence absolument remarquable, même si elle brouille, comme toujours, les cadres traditionnels de la doxographie.
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