Musique et humanisme
À propos d’Érasme et de Luther
p. 205-227
Texte intégral
1En se réappropriant l’héritage culturel de l’Antiquité classique, de la Bible et de la Patristique pour en faire jaillir des floraisons nouvelles, les hommes de la Renaissance, et notamment ceux que l’on a désignés plus tard sous le nom d’humanistes, lecteurs, traducteurs, et commentateurs de Pythagore1, de Platon2, d’Aristote3, des Psaumes de David, de saint Augustin4 ou de Boèce5, ont rencontré le fait musical dans leur retour aux sources. Les maîtres d’école, ceux qui s’appelaient dès le Quattrocento umanistae, par référence au vocabulaire des étudiants italiens de la Faculté des Arts, dispensaient, dans une continuité avec la ratio studiorum médiévale, l’enseignement de la musique dans sa structure théorique et mathématique, comme une sorte de couronnement du Quadrivium, puisqu’elle figure en dernière position, après l’enseignement de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie. Mais en même temps, loin des chaires universitaires traditionnelles et même des nouveaux collèges d’inspiration humaniste, la musique, sous sa forme vocale ou instrumentale, ou dans un accord harmonieux de la voix et des instruments6, musique sacrée ou musique profane, s’était répandue comme une immense vague sonore à travers toute l’Europe, à la cour des rois et des princes, et notamment dans leurs chapelles, à la cour du Vatican et à celles des prélats, dans les églises, sur la place publique, ou dans l’intimité des foyers. Plaisir épuré des sens ? plaisir de l’esprit ? moments de détente dans une vie laborieuse et grise, « chasse-souci » des puissants de ce monde ? exaltation sonore de la Parole sacrée, à grand renfort de cuivres, d’instruments à corde, ou de l’orgue, ce nouveauvenu ? mais aussi chansons à boire et à danser, et même « enfer musical », comme dans le Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Les fonctions et les usages de la musique sont multiples, mais ceux qui l’ont exaltée dans son essence même, et non dans ses dérives ou dans ses « accidents » négatifs et qui, praticiens ou non de cet art, se recommandaient du double héritage judéo-chrétien7 et gréco-latin, en affirmaient la connaturalité avec la puissance morale de l’homme : sans se fondre l’une dans l’autre, Mousikè et Aretè constituaient pour eux une sorte de binôme ou, pour m’exprimer en langage musical, formaient un véritable duo.
2En ayant choisi de me concentrer sur les deux grandes figures de la première moitié du xvi e siècle, celles d’Érasme et de Luther, figures que la singularité de leur destin et leur prise de position religieuse ont finalement rendues antithétiques, je voudrais montrer que la musique, en dépit du rôle infiniment plus important qu’elle a joué dans la vie, dans l’œuvre et dans les entreprises pédagogiques et ecclésiales du Réformateur allemand, a été, chez l’un comme chez l’autre, étroitement associée à leur conception de l’homme idéal. Ce qui ne m’empêchera pas, évidemment, de montrer tout ce qui sépare ces deux protagonistes également sur le plan musical. Disons, d’entrée de jeu, que les rapports de Luther à la musique sont beaucoup plus étroits et constants que ceux d’Érasme. Avant de le montrer sur exemples, un simple coup d’œil sur les deux articles « Érasme » et « Luther » de la récente réédition du New Grove Dictionary of Music and Musicians 8 suffirait quantitativement à le prouver : alors que l’auteur de l’article consacré à Érasme9 lui accorde une colonne (t. VIII, p. 280a-b) et que sa bibliographie se limite à 7 titres10, celui des deux articles sur Luther et la musique luthérienne à l’Église a consacré six grandes pages au premier, et plus de douze au second, tandis que sa double bibliographie ne comporte pas moins de 48 et 115 titres, dont un grand nombre s’intitulent, en des langues diverses, Luther et la musique11, la compréhension de la musique selon Luther, Luther et la musique d’église, etc.
3Dans un poème composé par Érasme à l’occasion de la mort du musicien Jean de Ockeghem12 mis en musique un peu plus tard par Johannes Lupi (qui ignorait le nom de son auteur, comme Érasme ne devait jamais connaître le motet composé par le musicien flamand)13, le dernier vers proclame : « Divina res est musica », la Musique est chose divine. Pensée profonde d’Érasme ? Simple topos 14 auquel il sacrifie, comme tout au long du poème latin, où il déplore (selon la mode des « déplorations » funèbres)15 la gloire passée de ce « Phénix sacré de l’art apollinien » à la voix d’or16 ? Les deux sans doute, mais peu importe.
4D’une manière beaucoup plus étendue, en de fréquentes circonstances, tout au long de sa vie, et avec une sincérité ou une authenticité que nous ne pouvons pas mettre en doute, Luther a exalté celle qu’il personnifie sous le nom de Fraw Musika 17, poème qui exprime à la fois sa conception religieuse de la musique et sa glorification de la Renaissance. Puisons au hasard dans l’immensité de l’œuvre luthérienne quelques jugements :
La Musique, c’est l’art divin, le beau don de Dieu ; elle chasse les tentations et les mauvaises pensées. Voyez comme David, par ses chants, calme les transports du roi Saül ! C’est un baume pour les cœurs troublés, elle apaise l’âme, elle la rafraîchit. Elle apporte partout la paix et la joie. La colère, l’impureté, l’orgueil, le vice disparaissent devant elle. Après la théologie, c’est la meilleure et la plus haute des sciences : aussi David et tous les saints ont-ils mis en musique leurs divines inspirations […]. Les enthousiastes méprisent cet art ; je les en blâme, car c’est un merveilleux bienfait de Dieu ; elle est une discipline dans la vie, elle adoucit les mœurs, elle rend les hommes meilleurs […].
5Ce texte18, qui lie d’une manière éclatante mousikè et aretè, en rejoint un autre19 qui souligne de la même façon la vertu thérapeutique de la musique, mais ici encore, de la musique entonnée à la gloire de Dieu :
Mon ami, quand la tristesse s’empare de vous et vous accable, dites-vous : Allons ! il faut chanter à mon Seigneur Jésus-Christ, car l’Écriture m’apprend qu’il aime le chant et les accords joyeux de la harpe. Saisissez votre instrument, jouez, chantez, comme faisaient David et Elisée, et les pensées mauvaises s’évanouiront […].
6On citera encore ces quelques lignes, tirées de l’un de ses innombrables « Propos de table »20, où l’on ne s’étonnera pas de le voir encore rattacher la musique à la grâce de Dieu, et de la placer très haut, dans l’échelle des connaissances humaines, tout en se référant, ici encore, au roi Saül et à la musique du harpiste et psalmiste David :
C’est un des meilleurs et des plus magnifiques dons de Dieu que la musique. Satan la déteste fort, car elle nous aide à chasser bien des tentations et des mauvaises pensées. Le diable ne peut supporter de l’entendre. C’est un des arts supérieurs. La musique rend le texte vivant. Elle chasse l’esprit de tristesse, à preuve l’histoire du roi Saül […]. Il faut que les rois, princes et potentats sauvegardent la musique. Il convient aux grands princes et souverains de veiller aux lois et aux arts libéraux. Ce ne sont pas les citoyens privés qui, malgré leur désir et leur goût pour elle, pourraient, isolés comme ils sont, la maintenir en honneur […]21.
7Luther recommande deux « exercices libéraux », à savoir la musique et la gymnastique (musica et palæstrica), véritables préservatifs contre les mauvais entraînements et la débauche, occasion pour lui de rendre hommage à la sagesse des anciens : « Optime institutum a veteribus, ut homines sese exercerent, ne luxui, crapulæ et lusui essent dediti », lisons-nous au n° 3470 de ses Tischreden. Et il continue : « Quorum hoc est animi et facit ad depellendas sollicitudines, illud corporis est ad membra agitanda saltationibus et lucta ; finalis autem causa est, ne scilicet in alios gestus potandi, libidinis, lusus incidamus, sicut iam proh dolor videmus in aulis et civitatibus ». Un pareil texte eût pu être sans difficulté contresigné par Érasme, encore qu’il eût fait quelque réserve, sinon pour le recours à la gymnastique, du moins pour la pratique des danses22.
8On achèvera ce bref florilège par l’un des textes les plus lumineux qu’il ait écrit sur la musique, précisément en 1538, dans cet essai, qu’il a intitulé Über Musik et qui sert de préface aux Harmoniae de passione Christi, et où l’on retrouve cette opposition radicale entre la pure musique et ces « chants d’amour » ou ces « chansons charnelles » (fleyschlichen gesenge) :
Je souhaite de tout cœur que chacun considère la divine musique comme un don de Dieu […]. Si tu considères la chose en elle-même, tu trouveras que la musique, dès le commencement du monde a été infusée à toutes les créatures. Il n’existe rien à sa mesure : ni un son, ni un mot […]. Même l’air est un mouvement sonore que l’on peut ouïr et sentir […]. Plus merveil- leuse est la musique chez les animaux, en particulier chez les oiseaux. Le roi David [encore lui !], ce grand maître musicien, ce saint psalmiste, exalte la merveilleuse science des oiseaux23 dans leur chant […]. Mais comparé à la voix humaine, tout a l’air d’être dépourvu de sens musical […]24.
9Sans que l’on puisse évidemment trouver chez Érasme un aussi grand nombre de textes glorifiant cette essence divine de la musique – elle est un don de Dieu, et elle s’élève vers Dieu en autant d’actions de grâces, par la médiation de voix humaines et d’instruments comme la harpe ou la lyre –, on l’écoutera pourtant dans son commentaire du chapitre III de l’Épître aux Colossiens, aux propos pratiquement interchangeables avec ceux de Luther, soulignant, ici aussi, les liens étroits, et même consubstantiels, qu’il établit entre la musique et les chants religieux sous leurs formes diverses :
Au chap. 3 de l’Épître aux Colossiens 25, l’apôtre Paul réunit trois chants de la même espèce, le psaume, l’hymne et le cantique. Le mot psaume (psalmos) a, pour les Grecs, la résonance de chant (cantio), et l’expression semble commune à tout ce qui convient à la gloire de Dieu ou de l’homme : c’est ainsi que certains psaumes sont attribués à David lui-même, qui les aurait composés à la gloire de Dieu. L’hymne semble désigner en propre la louange de la Divinité : « L’hymne te convient, Dieu de Sion ». D’où le fait que même des poètes païens appellent hymnes des poèmes (des chants)26 par lesquels ils exaltent leurs dieux, comme ceux qui portent le nom d’orphiques27 et d’homériques28, et qui ont survécu jusqu’à nos jours. Quant au cantique, qui est l’ôdè des Grecs, il semble être quelque chose de plus sublime que chacun des deux autres, car c’est assurément la louange que chantent à Dieu les Anges, ainsi que les âmes des personnes pieuses qui se sont déjà dépouillées de leur mortalité […]29.
10Comme on le voit, ces textes exaltent le caractère éminemment moral, sinon religieux, de la musique. On pourrait dire qu’il s’agit là d’une musique idéale, de la musique dans son essence. On aurait presque envie de la désigner comme l’Idée de la Musique, au sens platonicien de l’Idée ou eidos, en l’opposant à la musique empirique ou aux « phénomènes » musicaux, opposition qui, dans un registre métaphysique et religieux, prendra la double forme et le double nom de musique spirituelle et de musique charnelle30. Toutefois, cette musique idéale ou spirituelle n’est pas entièrement désincarnée, à la différence de l’Idée platonicienne, puisque ses accents sont tirés de la harpe du Roi David, de la lyre d’Apollon ou de celle d’Orphée, pour ne rien dire des sphères célestes et pythagoriciennes31, dont il serait vain de se demander si la musique engendrée par leurs mouvements est vocale ou instrumentale, à moins de l’assimiler à quelque chœur angélique. Mieux vaudrait d’ailleurs considérer cette musique idéale comme un genre musical (genre supérieur, si l’on veut) de préférence à l’essence même de la musique. C’est bien ce que fait Érasme lui-même, dans un autre passage de son commentaire du même chapitre de l’épître paulinienne :
Ce genre musical tout entier est appelé spirituel, parce que, dans son ensemble, cette louange (même s’il arrive qu’une de ses parties soit attribuée à un homme) se rapporte à la gloire de Dieu […]. Ceux qui attribuent la justice à leurs propres vertus ne chantent pas au Seigneur, mais (comme on dit), ils chantent intérieurement à eux-mêmes. De la même façon, ceux qui placent leur confiance et leur gloire en Moïse, en François, en Benoît, en Dominique ou en Augustin, ne chantent pas au Seigneur, mais à des hommes […]32.
11D’où sa condamnation de cette musique corporelle ou charnelle, humaine, trop humaine, et même subhumaine, dont il sera maintenant question.
12C’est en effet à cette musique, descendue du ciel sur la terre, pour paraphraser l’aphorisme socratique que vont se confronter l’humaniste hollandais et le Réformateur allemand ; et c’est dans cette pratique musicale des premières décennies du xvi e siècle que des divergences profondes se feront jour entre les deux hommes, sans qu’elles n’aient d’ailleurs jamais suscité de débat entre eux, à l’instar de leurs controverses philosophiques et théologiques, ou plutôt de leur opposition fondamentale au sujet du libre et du serf-arbitre, des rapports de la raison et de la foi, de la foi et des œuvres, de l’interprétation de l’Écriture, de la messe et de l’Eucharistie, ou de la structure de l’Église romaine. Cependant, dans la mesure où la pratique musicale intéresse la pédagogie et la ratio studii de même que les manifestations du culte religieux, il eût été hautement improbable que les conceptions érasmienne et luthérienne de la musique aient suivi des voies qui n’avaient pas vocation à se rejoindre – on l’a déjà vu – ou à s’affronter, comme on le verra.
13Et d’abord, avaient-ils, l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre, une pratique personnelle du chant et de la musique en général ? Autant qu’on puisse le savoir, Érasme ne chantait pas, et malgré les exercices vocaux ou instrumentaux de ses nombreux amis (chez les Amerbach, à Bâle, Bruno jouait excellemment du clavicorde ; à Bucklersbury ou à Chelsea, chez son cher Thomas More, il avait dû assister à des concerts de chambre)33 et en dépit d’une tradition contestable qui voudrait qu’il ait fait partie de la maîtrise de la cathédrale d’Utrecht sous la férule de Jacob Obrecht34, la voix aiguë qui lui est prêtée, ainsi que son ingenium, auraient dû le détourner de cette expérience risquée. Au contraire, nous savons que Luther, aux dires de ses amis, possédait une voix de ténor, belle et douce à la fois, et qu’il était un parfait exécutant sur la flûte et le luth. On sait encore, par ses Tischreden 35, qu’il se livrait à de nombreux jeux de luth à table et à des chants avec ses amis. Il travaillait à certains moments avec des musiciens connus36 et un grand nombre de chanteurs. À la différence des autres réformateurs, Luther a su développer une intelligence de la musique positive et théologique tout à fait remarquable.
14On ne s’étonnera donc pas si cette intelligence de la musique, à la différence d’un certain aveuglement d’Érasme – mieux vaudrait, en l’occurrence, parler d’une oreille insuffisamment exercée et embourbée de préjugés – ait donné d’heureux résultats sur le plan éducatif. C’est dans ce domaine où la différence entre les deux personnages leur fait tenir des propos tout à fait inconciliables. Mais les raisons doivent en être recherchées moins dans la nature même de la musique vocale ou instrumentale de leur époque37, que dans leurs visions contrastées de la formation intellectuelle et culturelle de la jeunesse et de leurs répercussions sociales.
15Écoutons Érasme. S’il reconnaît dans le De pueris instituendis 38 que « chez les petits enfants, se révèle certaine inclination particulière vers des disciplines déterminées, telles que la musique, l’arithmétique ou la cosmographie »39, il oublie tout à fait de mentionner cette discipline dans le curriculum scolaire qu’il a décrit dans son traité De ratione studii 40 à l’intention des maîtres d’école et à l’usage des élèves de treize à quatorze ans. Spécialiste passionné de l’art de la parole, source de toute connaissance et de toute vie sociale, Érasme est trop attaché à tout ce qui est textuel et conceptuel pour reconnaître à la musique, dans sa théorie et surtout dans ses manifestations pratiques, une importance majeure. Située pourtant à l’avant-dernière place du Quadrivium, elle ne le sollicite pas dans l’élaboration de son programme d’études. Et pourtant ! Excellent connaisseur de la métrique grecque et latine, auteur lui-même de près de cent cinquante poèmes latins (avec quelques rares incursions dans la poétique grecque) utilisant les formes métriques les plus variées, rompu à la prosodie des deux langues classiques, les problèmes de la quantité des voyelles, de l’intonation, de l’accentuation, des tons, du rythme, des pauses, de la durée des phonèmes n’ayant aucun secret pour lui, il pensait, à l’instar des autres humanistes, formés exclusivement à l’interprétation des textes en prose et en vers, que les règles de la musique devaient tout naturellement entrer en concordance avec celles du texte poétique, et qu’une harmonie devait s’instaurer (à moins que, par un privilège extraordinaire, un véritable don divin, elle ait toujours existé) entre les accents d’un texte, et ceux, forts ou faibles, de la musique qui l’accompagne. S’il était sensible à la musique monodique, c’est qu’il pensait qu’elle était seule capable d’accompagner, ou plutôt de renforcer le texte liturgique, sans affaiblir ou gêner son intelligibilité : toujours la prédominance du texte sur la musique ! Et pourtant ! Dans la « déploration » ou Nænia sur la mort d’Ockeghem, il accordait une place prééminente à Calliope, celle des neuf Muses patronnant la poésie épique (elle est traditionnellement la muse de l’éloquence, donc de la rhétorique), en tant que présidant aux destinées de la musique. Dans l’impossibilité d’adjoindre une dixième muse aux neuf traditionnelles, le poète-rhétoriqueur Guillaume Cretin commettait une maladresse, dans sa Deploration sur le trespas de feu Okergan 41 en comptant deux fois Calliope, lorsqu’il écrit : « Calliope et toutes les neuf muses […] ».
16Ainsi Érasme adopte-t-il volontiers cette double appartenance ou cette première place de la muse Calliope comme pour combler l’absence de la musique dans le curriculum scolaire, et tout en préférant aux oreilles organiques les « oreilles de l’esprit ». Ce qui n’est pourtant pas tout à fait satisfaisant d’un point de vue rationnel, car la poésie épique, l’éloquence et la rhétorique en général passent évidemment, soit par les graphèmes que perçoivent les yeux du corps, soit, plus essentiellement, par la parole (et éventuellement, la gestuelle) qui relie la bouche charnelle de l’orateur aux oreilles charnelles des auditeurs, selon l’image bien connue de l’« Hercule gaulois »42. Admirateur enthousiaste, et même disciple de Quintilien, il ne peut pas ignorer le chapitre 10 du Livre I de l’Institution oratoire que le rhéteur latin a consacré à la musique, persuadé que sa connaissance et plus généralement, celle des arts enseignés par les Muses, est utile à l’orateur. Il a également fort bien assimilé l’idée que la musique a deux sortes de nombres (numeros), le premier s’appliquant à la voix, et le second aux mouvements du corps. Il sait qu’il faut tenir compte du rythme, qui consiste dans la mesure, et de la mélodie, qui concerne le chant et les sons. Mais, lecteur des Lois 43 de Platon et du De institutione musica 44 de Boèce, il attache surtout une importance extrême aux effets psychologiques et moraux de la musique. D’où la méfiance que lui inspirent les productions vocales et musicales modernes, dont il veut préserver la jeunesse, en faisant opportunément le silence à leur sujet. Disons-le : pour Érasme, l’éducation musicale ne constitue pas autre chose qu’un chapitre de l’éducation morale et intellectuelle, qu’il préconise dans de si nombreux textes pédagogiques. Il admet toutefois l’intérêt de certaines connaissances techniques en la matière, et son long adage intitulé Double diapason 45 fait la preuve de ses propres compétences (fussent-elles purement théoriques et indirectement acquises) du phénomène musical. Mais, au lieu de dégager, comme Luther, ce que la musique humaine (que l’on pourrait aussi bien appeler humaniste) peut contenir de divin, Érasme maintient une dualité radicale entre les modes « physiques » ou « extérieurs » d’une musique humaine qui demeure charnelle en tout état de cause, et les modes « métaphysiques » ou « intérieurs » d’une musique divine qui ne s’entend que par les « oreilles de l’esprit ». Et pourtant, le chant des Psaumes – la référence suprême d’Érasme en matière de musique – ne passe-t-il pas d’abord par les oreilles du corps ? Se profile ici le problème fondamental et angoissant de l’union de l’âme et du corps ou de la situation métaphysique de l’homme ? Mais Érasme n’avait sans doute pas lui-même une tête suffisamment métaphysique, pour poser ce problème dans les termes philosophiques adéquats. Écoutons-le encore dans la longue préface46 à son édition des Commentaires sur les Psaumes d’Arnobe le Jeune, qu’il adresse de Bâle, le 1 er août 1522, à son compatriote et ancien collègue de Louvain, le pape Adrien VI. C’est là un texte où le duo Mousikè-Aretè apparaît dans toute son évidence, tout au moins aux yeux de son auteur :
Mais si la musique humaine possède une telle force pour transformer les passions de l’âme et du corps, combien devons-nous croire qu’est p lu s efficace47 cette musique céleste et divine pour purger nos âmes des maladies spirituelles et des idées pernicieuses de ce siècle ! C’est une terrible maladie que l’ambition, et la jalousie ou la haine sont les sentiments les plus vils. Or tel est le genre d’infections qui étreint la majorité des Chrétiens, et ceux-là mêmes qui devraient porter remède aux autres, n’en sont souvent pas affranchis. Les Païens avaient autrefois des mots et des paroles qui leur permettaient de soulager la douleur de l’âme, « et de chasser une grande partie du mal ». Et la musique du Christ n’aurait pas de mots et de paroles pour désenchanter nos âmes de l’amour des choses passagères et nous enchanter de l’amour des choses célestes ? Pythagore avait des modes pour rendre son équilibre à un jeune homme en proie aux fureurs de l’amour ; et le psalmiste chrétien n’aurait pas de modes pour rappeler à l’amour de la paix des princes qui créent entre eux un état de trouble permanent en se livrant les guerres les plus insensées ? Mais c’est nous-mêmes que nous devons guérir par cette musique avant de songer à guérir les autres de leurs maladies. Il n’est pas un seul passage de l’Écriture qui ne possède ses modes efficaces, pourvu que nous ne bouchions pas nos oreilles, comme des vipères sourdes, afin que ne pénètre pas en nos âmes la force de l’incantation48 divine. Mais à mon avis, aucun mode musical n’est plus efficace que ceux des Psaumes, où l’Esprit Divin (divinus ille Spiritus) a voulu que soient enfouies pour nous les plus secrètes délices de ses mystères, et il y a disposé certains modes des plus efficaces pour transformer nos sentiments d’une manière digne du Christ, pour peu que l’on trouve une personne capable d’émouvoir habilement les cordes de ce psaltérion […].
17Érasme, pédagogue et moraliste, ne vise donc, dans sa critique de la musique, que des formes et des usages spécifiques, il ne vise ni les goûts ni, à l’occasion, les performances techniques de ses amis musiciens. Pourvu que la voix ou le son des instruments choisis s’accordent avec le sens ou la pensée, Érasme est satisfait. Il se situerait sur la même ligne que le théologien, cardinal et chancelier de l’Université de Paris, Pierre d’Ailly, quand celui-ci confesse qu’il s’enthousiasme au « bruit des fontaines » au « chant des oiseaux » ; peut-être le Rotterdamois serait-il moins indulgent que le prélat quand ce dernier avouait qu’il prenait plaisir à la « délicatesse des chansonnettes amoureuses », encore que celles qui sont visées par Érasme, soient entièrement dépourvues de délicatesse ! En revanche, il ne pouvait que goûter le « chant de parfaite oraison »49, « moult mélodieux, car il est ébranlé plus par grâce que par nature » et où « il y a plein assent entre le cuer et la bouche, et concordance parfaite entre la voix et la pensée »50. Sans quitter le chancelier d’Ailly, on aimerait à croire que l’humaniste hollandais eût approuvé les mesures qu’il avait prises pour interdire aux écoliers du collège de Marmoutier de jouer « en les maisons »« cum cythara, vel choro, vel aliis instrumentis sonoris »51. Un autre « répondant » d’Érasme (mais il lui est postérieur), pédagogue et moraliste confirmé, serait Jacques Amyot, traducteur des Moralia de Plutarque (dont Érasme en a traduit lui-même en latin un certain nombre52), car on découvre chez lui une fidélité aux mêmes principes, largement exprimés dans le De Musica de saint Augustin. On peut lire en effet, dans la préface à sa traduction du traité de l’évêque d’Hippone qu’il joint aux écrits de Plutarque, que l’objet dont il s’occupe appartient « à la façon ancienne [de la musique], qui consistait en la convenance du chant avec le sens et la mesure de la lettre et la bonne grâce du geste »53.
18Le pédagogue et moraliste Érasme se détourne pour les mêmes raisons – ou plutôt, pour des raisons symétriquement opposées –, des chorales enfantines ou juvéniles qui essaimaient un peu partout dans les églises et les chapelles de son temps. Il estime d’abord que cette jeunesse perd son temps en pratiquant un art dont le principal défaut, à ses yeux, est que le mélange de ces voix – cette caractéristique majeure de l’« ars nova » connue sous le nom de polyphonie – aboutit à un brouhaha sonore, pour ne pas dire une cacophonie, qui rend parfaitement inintelligibles, car inaudibles, les paroles du texte liturgique, puisque cette chorale est destinée à accompagner, sinon à valoriser la lecture du missel. En outre, non seulement ces jeunes gens sont maintenus dans l’ignorance ou une connaissance médiocre des disciplines importantes du Trivium, mais leur entretien coûte cher et prive la communauté religieuse d’une somme d’argent qui serait beaucoup mieux utilisée pour des œuvres charitables, alors que tant de pauvres n’ont pas de quoi satisfaire leurs besoins élémentaires. Notons qu’Érasme adresse les mêmes reproches aux prodigues décorateurs d’églises ou aux trop somptueux tombeaux54, à la toute nouvelle et magnifique chartreuse de Pavie55, qui n’est fréquentée que par « quelques moines solitaires qui chantent dans une église » et qui a occasionné des dépenses qui auraient pu, ici encore, nourrir, vêtir et loger des centaines de malheureux.
19Écoutons donc le satirique Érasme s’en prendre à l’institution de ces chorales et, à partir de cette critique, exprimer ses vues de pédagogue, de moraliste et de censeur chrétien, sur le phénomène musical, dans toutes ses implications. Pour regrouper ses reproches, de nature fort diverse, je me contenterai d’évoquer un seul texte, tiré de sa Paraphrase de saint Paul, Première Épître aux Corinthiens, 1, 1456 :
[…] Aujourd’hui, dans plusieurs contrées, on psalmodie en esprit à longueur de journée, et ce sont des chants démesurés et interminables, cependant qu’on a du mal en six mois d’entendre un seul sermon salutaire exhortant à la piété véritable (c’est ce que Paul appelle « parler à l’intelligence »)57. Et cela, sans vouloir m’étendre sur cette espèce de musique qui s’est introduite dans le culte divin au point qu’il ne nous est même pas loisible de percevoir un seul son avec limpidité58. Quant aux chanteurs, ils n’ont pas loisir de suivre attentivement ce qu’ils chantent. Ce n’est qu’un tintement de voix qui frappe les oreilles59, le minuscule plaisir d’un chatouillement qui va bientôt mourir. Encore le pourrions-nous supporter, si dans leur ensemble, les prêtres et les moines ne fondaient pas sur de telles pratiques le degré suprême de la piété, opinion qui s’écarte considérablement de celle de Paul. Pourquoi l’Église hésite-t-elle à suivre une autorité d’un si grand poids ? Que dis-je ? Comment ose-t-elle être en désaccord avec elle ? Qu’entendons-nous dans presque tous les monastères, les collèges ou les églises, si ce n’est un grondement de voix60 ? Et pourtant, à l’époque de Paul, il n’y avait pas de chant d’Église, mais seulement l’expression de la parole. Ce n’est qu’à grand’ peine que le chant a été admis par ceux qui sont venus plus tard, mais de façon telle qu’il ne fût rien d’autre qu’un moyen d’expression clair et mélodieux (distincta modulataque pronuntiatio) dont nous avons conservé le modèle jusqu’à nos jours, quand nous faisons retentir l’Oraison Dominicale dans le canon de la messe […]61.
20L’un des plus grands reproches qu’Érasme adresse à l’introduction de la musique à l’intérieur des églises, c’est donc le brouillage des paroles qui résulte du concert des voix, et parfois du concert des voix et des instruments (en particulier l’introduction de l’orgue, pour lequel il n’a pas de terme assez violent62, mais aussi des cuivres, en raison de leurs connotations guerrières). Autrement dit, les fidèles assistent à une sorte de fête braillarde au lieu de se recueillir à l’audition des paroles de Dieu :
Qu’il y ait dans les églises des chants solennels, je veux bien, mais qu’ils aient aussi leur « modérateur ». Nous sommes poussés vers ces églises au milieu de nos occupations privées, et c’est un chœur public que nous promenons avec nous à la ronde, sur les navires, dans les chariots, dans les auberges […]. Au nom du Ciel, que pensent du Christ ces gens dont l’idée est qu’il prend plaisir à un tel braillement vocal (vocum strepitus) ? […] Non contents de cela, nous avons introduit dans les églises une espèce de musique artificielle et théâtrale, un braillement tumultueux de voix diversifiées (tumultuosum diversarum vocum garritum), comme les Grecs et les Romains63 n’en ont, si je ne me trompe, jamais entendu dans leurs théâtres. Tout n’est qu’un vacarme de clairons, de trompettes, de flûtes et de harpes, et avec elles encore rivalisent des voix humaines.
21De cette critique véhémente de la théâtralisation des cérémonies religieuses, Érasme passe sans transition au réquisitoire contre cette mode qui s’était répandue, d’utiliser parfois les airs de chansons profanes pour les accommoder à des paroles de plus haute inspiration :
On y entend, écrit-il avec dégoût, d’écœurantes chansons d’amour, bonnes pour des danses de putains et de saltimbanques. On accourt de partout à l’église, comme on irait au théâtre, pour la délectation des oreilles […]64.
22Et le pédagogue reprend sa critique de l’enrôlement des enfants dans des chœurs qui les détournent de l’étude et d’une éducation digne de ce nom :
Et c’est pour une pareille utilisation qu’on nourrit à grands frais des facteurs d’orgue ou des troupes d’enfants qui perdent tout leur temps à apprendre dans les moindres détails des glapissements de cette espèce (hujusmodi gannitibus), et pendant ce temps-là, ils n’acquièrent aucune connaissance valable65.
23Ce long texte résume, à lui tout seul, l’essentiel des conceptions d’Érasme, positives et négatives, à l’égard de la musique, du chant, des chanteurs, des voix et des instruments, de l’organisation sociale des chorales, du déroulement d’un service religieux, bref, des relations entre mousikè et aretè. On comprend qu’il éprouve un haut-le-cœur à l’évocation des instruments (les cuivres) qu’il associe à la guerre et aux combats meurtriers, et même à l’égard de sonorités et de rythmes qui excitent les passions, comme les rythmes extrêmement marqués de l’époque, qui sont pour lui source de pensées et d’actions immorales. Écoutons-le se plaindre à ce sujet dans une lettre à Nicolas Varius (ou Nicolas Wary, de Marville), le second directeur du Collegium Trilingue de Louvain, datée de Bâle, le 26 septembre 1526 :
Autrefois, les Corybantes, par le vacarme de leurs tambourins et de leurs flûtes, excitaient les humains à la rage. Ces sonorités ont en effet un pouvoir étonnant pour remuer les passions. Mais le son de nos tambours est encore plus horrible, quand ils retentissent tantôt sur des anapestes, tantôt sur des pyrrhiques66. Et nous, des chrétiens, nous nous en servons à la guerre, en guise de clairons, comme s’il ne suffisait pas de faire preuve de courage, mais qu’il fallût y mettre de la fureur ! À la guerre ? Que dis-je ? Nous nous en servons aux noces, aux jours de fêtes, dans les églises. Au son déchaîné qu’ils émettent, les jeunes filles s’élancent au milieu du public, la nouvelle mariée se met à danser, la fête est célébrée avec éclat, et la liesse atteint son comble lorsque, une journée durant, déambule à travers la ville une tonitruante farandole, pire que celle des Corybantes […].
24Si cette peinture sévère de « mœurs musicales » décriées par Érasme est très révélatrice de son caractère et de son humeur, de ses goûts et de ses « allergies », elle nous intéresse également comme un témoignage direct, légèrement satirique, de la vie quotidienne et des festivités allègres (kermesses villageoises, spectacles forains, carnaval, charivaris, noces, etc.) sans parler des « joyeuses Entrées » dans les bonnes villes de Bruges, de Bruxelles, de Louvain et d’ailleurs, notamment dans ces Provinces du Nord que le Rotterdamois avait connues dans sa jeunesse. On imagine volontiers, à cette lecture, des tableaux de Pieter Balten ou de Bruegel le Vieux, des gravures de Frans Floris, de Joos Lambrecht ou de G. Svanenbruck, des dessins de David Vinckboons, et de bien d’autres encore.
25Avec ce don d’exagération, assaisonné d’ironie, qui constitue l’une de ses « armes rhétoriques » les plus efficaces, il ajoute encore :
Pour moi, je ne pense pas qu’on se serve aux enfers d’un autre instrument pour célébrer les jours de fête, à supposer évidemment qu’il y en ait là-bas. Platon estime qu’il est de la plus haute importance de fixer le genre de musique dont la cité fera usage67. Qu’aurait-il dit en entendant une telle musique chez des Chrétiens ? Certains déjà ne se satisfont plus de cette variété de musique en usage dans les églises, qui est produite à la fois par le souffle (flatile) et par la vibration de cordes (pulsatile)68 qu’à la condition de couvrir de loin les sons de la trompette guerrière. Et l’on fait entendre ces sonorités sauvages à des vierges consacrées durant la célébration de l’office divin69. Ce n’est pas encore assez : le célébrant règle sa voix sur ce fracas de tonnerre, et nul autre officiant n’est davantage apprécié d’un certain nombre de princes allemands […]70.
26On aura noté cette dernière remarque : à la date (septembre 1526), la rupture entre Érasme et Luther est consommée depuis plusieurs années, et cette lettre est contemporaine de la Deutsche Messe dont l’humaniste hollandais avait peut-être déjà entendu parler. Ce n’est pas une attaque bien sévère des princes protestants, et rien ne prouve que le reproche que leur fait Érasme soit vraiment justifié, ainsi que nous le verrons. Mais c’est peut-être, par ce biais des instruments de musique et de la musique à l’église, une manière de prendre date dans la controverse qui ne pourra aller qu’en s’amplifiant entre le « philosophe du Christ » et le Réformateur allemand.
27Ouvrons donc maintenant le second volet du diptyque. J’ai déjà dit que les rapports de Luther et de la musique sont beaucoup plus importants que ceux d’Érasme, pour la raison principale qu’il a été le principal artisan de son introduction frontale et organique dans l’organisation des églises réformées, sans parler des affinités psychologiques et esthétiques qui liaient, dès son enfance, le jeune Martin au chant et à la musique. La question qui se pose est de savoir si les oppositions fondamentales, d’ordre philosophique, théologique, et même psychologique, qui marquèrent, à partir des années 1523-1525, les relations (ou plutôt l’absence de relations) entre les deux hommes, l’humaniste, « philosophe du Christ » et le Réformateur de la sola fide se retrouvent dans leurs attitudes à l’égard de la musique, et notamment de sa place dans les offices religieux. Or, l’examen attentif des textes et des ouvrages consacrés par Luther à la musique, d’assez nombreuses lettres échangées avec ses contemporains, et notamment des musiciens (comme son ami et collaborateur Walther71) montrent à l’évidence que leurs positions théoriques, comme un certain nombre de leurs réactions aux pratiques musicales de leur temps, étaient assez proches les unes des autres. On a déjà apprécié par les quelques citations proposées au début, que la musique était célébrée par Érasme et par Luther comme un art divin, couronnant, comme de juste, les enseignements du Quadrivium, expression majeure de l’harmonie du monde. Mais les oppositions tranchées que j’évoquais entre le défenseur du libre-arbitre et le partisan du serf-arbitre humain, ne permirent évidemment pas la moindre rencontre entre les deux hommes sur la question dont nous traitons ici.
28Même après sa rupture avec Rome, Luther n’a pas abandonné le latin, comme on le dit trop souvent, et une grande partie des textes religieux, mis en musique, comme les Psaumes de David, les hymnes qu’il composa ou dont il favorisa la composition, ont conservé leur latin originel. Même quand il eut remplacé la Formula Missæ et Communionis 72 de 1523 par la Deutsche Messe, en 152673, entièrement composée en allemand, il n’avait pas abandonné le latin pour autant, n’en faisant pas la langue exclusive et maudite de l’« Antichrist » romain ! Dans la Formula Missæ, la partie centrale de la Messe devait se dérouler en latin, mais ce n’est que progressivement qu’il consentira à employer la langue vulgaire à l’intention de la congregatio fidelium. Quoi qu’il en soit, latin ou allemand, il fallait que le peuple pût chanter pendant la messe quelque chose qui ressemblât aux Graduels, Sanctus et Agnus Dei de la liturgie catholique. Érasme n’avait-il pas recommandé dans sa Paraclesis 74 la traduction de la Bible en langues vernaculaires, pour la mettre à la portée de tous, du voyageur en proie à la fatigue de la route, au paysan à sa charrue ou à la servante d’auberge ? D’autre part, une grande partie des chants d’église que Luther a conservés ou renouvelés adoptent le plain-chant, cher à Érasme et aux tenants du chant grégorien. Et il se montre aussi soucieux que l’humaniste hollandais de l’adaptation parfaite des mots aux notes de musique, en rapport avec sa conception de la claritas Scripturæ : niant les prétendues énigmes indéchiffrables du texte sacré, il ne voulait pas que l’inadéquation des phonèmes aux notes, ou leur chevauchement malhabile, puissent rendre peu intelligible (car difficilement audible) la Parole de Dieu. L’attitude théorique de Luther en matière de langue liturgique est d’ailleurs simple, et elle n’a pas changé au cours de sa vie : l’essentiel du culte étant La Parole, et non une action, il faut que celle-ci ait les qualités indispensables, dont la première est évidemment de pouvoir être comprise des auditeurs. Le choix de l’allemand n’est donc pas systématique. Luther conservera le latin quand il pensera que la communauté chrétienne qui suit l’office religieux, est suffisamment rompue aux paroles canoniques et répétitives de la messe ; il utilisera l’allemand quand il voudra que le peuple chrétien rassemblé dans son église comprenne, avec ou sans musique, les paroles liturgiques. Mais il ne veut pas en faire une obligation dans les églises évangéliques : il pense en effet que ce qui compte – et les sermons en vernaculaire du prédicateur y contribuent largement –, c’est la conviction intime, celle que l’on porte dans son cœur ; et la parole latine sera la bienvenue, après les explications qui auront été données en allemand au peuple des fidèles.
29Beaucoup plus importante est l’organisation du culte où la musique fera une entrée triomphale dans la chorale des fidèles. C’est sans doute le point qui éloigne le plus Luther de la position d’Érasme, au sein d’une Église romaine qu’il voulait lui-même réformer, mais dans le sens d’une plus grande simplicité et en n’accordant à la musique qu’une place très limitée. C’est aussi par là que Calvin est plus proche d’Érasme que de Luther, car le réformateur de Genève est hostile à l’harmonisation. On peut lire en effet dans la préface de son Psautier de Genève75, où il se montre bien averti du pouvoir qu’a la musique d’« esmouvoir et enflamber le cœur des hommes », que les chœurs harmonisés rompent la simplicité, voire l’austérité du cérémonial religieux, en accord avec ses vues évangéliques, qui sont sur ce point celles d’Érasme, comme elles étaient celles de la Congrégation néerlandaise de Windesheim76, dont la spiritualité avait exercé une influence profonde sur la sensibilité du futur humaniste.
30Mais revenons à Luther, et plus particulièrement à ses deutschen geistlichen Lieder, dont une assez grande partie sont le fruit de sa composition, et les autres, inspirés par son exemple et ses vives recommandations. Sans m’étendre sur cette catégorie des travaux à la fois pédagogiques, liturgiques et artistiques de Martin Luther (car ils ont fait l’objet de multiples publications77), à la gloire de l’église « semper militans et triumphans », je voudrais montrer, à partir de la Formula Missæ et de la Deutsche Messe, le rôle de la musique dans l’ordonnance du culte78. Cette introduction de la musique dans le culte, et plus exactement, un répertoire de chants communautaires, donnait à l’hymnologie un caractère proprement structural, en accord avec les nouveaux dogmes, et manifestait de la participation active de l’assemblée des fidèles. La musique n’était plus ni un élément décoratif ni même un accompagnement du texte sacré, mais une partie de l’office ayant son caractère propre. Mais ce faisant, Luther affirmait qu’il ne faisait que reprendre l’exemple des prophètes et des Pères de l’Église, point qui, sans qu’il y fût pour rien, le rapprochait d’Érasme, dans son retour ad fontes. D’autre part, dans sa vaste entreprise de refonte du culte et de la liturgie, il avait surtout, comme le rappelle É. Weber, « emprunté, arrangé et adapté aux nouveaux contextes le fonds littéraire et musical existant »79.
J’ai l’intention, écrivait-il à son ami Georg Spalatin80, à l’exemple des Prophètes et des anciens Pères de l’Église, de créer des Psaumes allemands pour le peuple, c’est-à-dire des cantiques spirituels81, afin que la Parole de Dieu demeure parmi eux grâce au chant. C’est pourquoi nous cherchons de tous côtés des poètes ; et comme tu as le don de manier la langue allemande avec élégance et que tu es fort exercé en cette matière, je te prie de collaborer avec nous et d’essayer de transposer un psaume de telle façon qu’il puisse être chanté, conformément à l’exemple que je joins à cette lettre. Mais je désirerais que tu évites les expressions rares et celles qui appartiennent au langage des cours82 : si l’on veut se mettre à la portée du peuple, il faut que celui-ci chante des paroles aussi simples et aussi usuelles que possible, en même temps que pures et convenables 83 ; et il faut en outre que leur sens soit limpide, et aussi proche que possible, du psaume original. Il faut donc procéder en toute liberté et, le sens étant conservé, remplacer les mots du texte par d’autres mots appropriés à cet objet. La grâce ne m’a pas été accordée de faire cela comme je le voudrais.
31Ce texte, qui résume parfaitement les problèmes qui se posaient au Réformateur de Wittenberg au moment où il s’engageait dans sa grande entreprise hymnologique, peut être rapproché, sur des points essentiels, des conceptions d’Érasme. Sans doute Luther n’avait aucunement conscience de faire œuvre d’imitateur (il est d’ailleurs fort peu probable qu’en 1523, il ait connu les textes « musicaux » de celui qui allait devenir son adversaire irréconciliable), et c’est nous qui opérons ce rapprochement. Mais, nourris tous deux aux mêmes sources évangéliques et patristiques, observant, dans leur vie quotidienne et dans le monde qui les entourait, les mêmes usages populaires de la musique et des chansons « à boire et à danser », il était tout naturel que leurs réactions fussent assez semblables, dans leur volonté permanente de faire coïncider Mousikè et Aretè. Même l’entreprise « herculéenne » de partir à la recherche de textes allemands strophiques et rimés – ces geistliche Lieder que sont les chorals et les cantiques destinés au chant des fidèles84 –, et de trouver également des textes adaptés au rite et au déroulement liturgique des cultes, parfaitement étrangère aux intentions d’Érasme, qui n’a jamais songé à modifier durablement la liturgie85, ne s’inspire pas, finalement, d’un autre esprit. Ne lisons-nous pas, dans un autre passage du commentaire érasmien de l’Épître aux Corinthiens : « Psallamus spiritu, sed psallamus Christiane », Chantons des psaumes avec l’esprit, mais chantons-les en chrétiens ; chantons-les avec retenue (psallamus parce), mais chantons-les plutôt avec l’intelligence (psallamus mente).
32Si les mélodies varient dans l’Ordo Missae, les paroles, quant à elles, restent invariables, elles sont parfaitement audibles. La critique érasmienne de la polyphonie ne se justifie donc pas ici, car Érasme lui-même n’attaquait violemment la pluralité des voix que si elles brouillaient absolument le message religieux, en ne permettant plus l’audition, et donc l’intelligence des paroles. Luther, quant à lui, n’éprouvait aucune gêne à se recommander, parmi d’autres compositeurs, de Clément Janequin et de ses polyphonies, quitte à exprimer, comme Érasme, certaines réserves quant au contenu et la mise en œuvre de certaines de ses chansons libres ou gaillardes.
33De ces rapides analyses, quelles remarques pouvons-nous tirer pour définir ce que j’appellerais volontiers un humanisme musical ?
34Dans la mesure où la musique et le chant signifient l’harmonie, Érasme se sert souvent de formules ou d’expressions proverbiales tirées du vocabulaire de la technique des musiciens pour les appliquer à la vie morale, à cette aretè qui sert d’axe lumineux à ce colloque. C’est ainsi qu’il fait un sort à l’expression extra cantionem ou extra cantum (παρὰ τὸ μέλος) pour désigner toute sorte de discordance86, c’est-à-dire « quod ad rem non pertinet »87, alors que le « double diapason », ou « double intervalle complet »88 désigne, comme on l’a vu, une consonance musicale89 selon le Commentaire du Songe de Scipion 90 de l’un de ses auctores préférés, Macrobe. Ainsi le plus grand intervalle possible, par exemple entre un son aigu et un son grave, peut produire une harmonie ou une symphonie, qui est ratifiée par l’oreille dont l’agrément se communique à l’esprit. Mais cette consonance ou cette harmonie a, pour Érasme, un caractère éminemment moral, la musique étant perçue allégoriquement ou métaphoriquement comme son expression la plus universelle. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait si souvent recours à des proverbes – presque toujours des proverbes grecs – pour en rendre compte. C’est ainsi qu’en reproduisant et en commentant l’adage grec Aὐλητοῦ βίον ζῇς91 et son correspondant latin, Tibicinis vitam vivis, il critique surtout la volupté, la mollesse musicale, le laisser-aller moral (le flûtiste ou la flûtiste pouvait assumer déjà, chez les Grecs, ces connotations péjoratives). En fait, cette expression, comme une autre, qu’il aime aussi à employer, musice vivere, et qu’il serait malhabile de traduire par « vivre musicalement », doit être interprétée à partir des conceptions platoniciennes des Lois et des idées néo-platoniciennes, sur les modes musicaux et les mélodies ainsi que les rythmes qui correspondent à des attitudes de volupté et de mollesse. Quant à l’adage prétendument musical que j’aimerais encore évoquer, Cantilenam eandem canis 92, disons qu’il reste en dehors de toute prise de position éthique, puisqu’il signifie simplement qu’en « chantant la même chanson » ou en « serinant » les mêmes paroles, on ne fait qu’engendrer chez l’auditeur monotonie et ennui93.
35Une chose est certaine : si la musique n’est pas entrée en force dans la vie et dans les œuvres d’Érasme, l’humaniste, qui mettait le langage au cœur de ses préoccupations et de son univers mental, n’avait aucune phobie à son égard, bien au contraire94. Ce n’est qu’à son mauvais usage, à ses dérives gestuelles, braillardes, grossières ou obscènes (même en dehors de toute parole95), à ce qu’il appelle (comme nous l’avons déjà vu) « un braillement tumultueux de voix diversifiées »96. Mais, tout en appréciant à l’église la musique « dont se réjouit fort notre Roi David, je veux dire le Seigneur Jésus »97, il ajoute immédiatement après : « pourvu que nos professions orales soient confirmées par nos actions et notre vie ». Il veut en quelque sorte détacher la musique de tout contexte historico-religieux ou historico-social pour exprimer, en la sublimant et en la désincarnant en quelque sorte, une musique qui exprimerait métaphoriquement98 la perfection de l’homme dans son effort d’élévation. Certes, il apprécie en toute sincérité la musique élaborée par le Roi David sur le texte des psaumes, mais il en réduit la portée universelle et intemporelle en ajoutant99 : « Chez les Hébreux100, cette musique servait à l’accomplissement des cérémonies du culte, et il est clair que le Roi David s’y est particulièrement consacré101 […]. Quant à nous, il s’agit de consacrer notre effort à nous rendre supérieurs dans cette musique qui réjouit les oreilles de Dieu. Socrate102 a découvert que la philosophie était la musique suprême. Pour nous, comprenons que la musique la plus agréable à Dieu est l’absence de dissonance entre notre vie (dans toutes ses parties) et ses préceptes, la concordance entre nos discours et notre vie, […] la si douce harmonie de la concorde fraternelle ».
36Pour Luther, qui partage le point de vue éthico-religieux de l’humaniste chrétien (mais cette appellation, qui n’est jamais accordée au Réformateur allemand, ne pourrait-elle pas lui convenir, à lui aussi ?), la musique est, on l’a vu, un élément structural du culte religieux et de la messe « allemande ». Lorsqu’il évoque le prophète et psalmiste David, qu’il le situe explicitement ou implicitement dans son contexte historico-social, ses « psaumes de cantique » ne sont pas perçus seulement dans une perspective de relativité historique, et il ne les place pas à un rang inférieur aux chorals allemands qu’il compose ou fait composer pour le peuple des fidèles. Il se produit, en dépit des différences culturelles et contextuelles, comme une sorte de fusion entre la psalmodie hébraïque et les cantiques allemands. Cette intelligence de la musique religieuse du peuple de la Bible s’inscrit d’ailleurs dans les rapports les plus généraux qui relient la Réforme luthérienne et l’Ancien Testament, tandis qu’un esprit comme Érasme, pourtant beaucoup plus ouvert que les théologiens catholiques traditionnels de son temps, éprouvait toujours une certaine réticence à l’égard de la Loi mosaïque envisagée dans sa spécificité, et non pas seulement comme la préface du Nouveau Testament. Alors que celui-ci n’envisage la musique ou les chants collectifs qu’à l’image de ces troupes d’enfants de chœur qu’il caricature de sa plume satirique, que l’orgue et ses « hennissements sonores » sont bannis sans appel103, et que la trompette évoque surtout chez lui « la trompette guerrière qui sonne l’heure des combats », Luther exprime des jugements beaucoup plus nuancés, accordant aux voix humaines et aux instruments la place qui leur convient dans des situations spécifiques. Quand l’assemblée tout entière des fidèles chante dans le cadre d’un office religieux, c’est le contraire même des sonorités confuses et braillardes, mais un ensemble parfaitement réglé et harmonisé, et s’il s’agit de voix « diversifiées », le compositeur de la polyphonie n’a pas oublié la règle d’or de faire correspondre les sons musicaux aux phonèmes et aux vocables bien distincts du texte liturgique. D’autre part, dans sa recommandation du chant collectif, Luther pouvait voir en Platon un illustre modèle, car celui-ci en reconnaissait lui-même la valeur hautement éducative, en raison de la cohésion et de la discipline qu’il exigeait de la part des chanteurs. En définitive, et au risque de bouleverser certaines catégories historiographiques qui voudraient distinguer d’une manière tranchée l’Humanisme et la Réforme104, j’oserais avancer que, tout au moins dans sa conception de la musique et de ses rapports avec le texte littéraire ou religieux, et d’une musique, « servante de la théologie »105, le Réformateur Luther est plus humaniste que le « Prince des humanistes » et qu’il a incontestablement perçu avec plus d’acuité que son grand rival, et une prescience de l’avenir, le caractère quasi-révolutionnaire de la musica nova, à l’aube de la Renaissance en Occident.
37Un texte bien connu de Ronsard que l’on pourrait placer en exergue de toute analyse de l’humanisme musical, et qui me paraît susceptible de rapprocher nos deux héros, dans une entente aussi harmonieuse et consonante qu’il est possible, me tiendra lieu d’ultime conclusion. Il s’agit d’une Préface d’un Livre de Meslanges contenant six vingtz chansons des plus rares… adressée en 1572 au Roy Charles IX106 :
Car celuy, Sire, lequel oyant un doux accord d’instrumens ou la douceur de la voyx naturelle, ne s’en resjouit point, ne s’en esmeut point, & de teste en pieds n’en tressault point, comme doucement ravy, & si ne sçay comment dérobé hors de soy, c’est signe qu’il a l’ame tortue, vicieuse & dépravée, et duquel il se faut donner garde, comme de celuy qui n’est point heureusement né. Comment pourroit on accorder avec un homme qui de son naturel hayt les accords ? celuy n’est digne de voyr la douce lumiere du soleil, qui ne fait honneur à la Musique, comme petite partie de celle qui si armonieusement (comme dit Platon) agitte tout ce grand univers [… ]107.
Notes de bas de page
1 Voir notamment V. Capparelli, Il messaggio di Pitagora : il Pitagorismo nel tempo, Padova, CEDAM, 1944 ; fac. sim. Rome, Ed. Méditerranée, 1990 (2 vol.). Voir également D. P. Walker, « Musical Humanism of the 16th and early 17th Centuries », Music Review, 1941-1942, I, II et III, p. 1-13, 55-71, 220-227 et 288-308.
2 Voir quelques passages de la République (I, 376e, 424d ; II, 369b-c, 398e, etc.), mais surtout les Lois (I, 655, 658, 669a, 700a, 764c ; II, 798e, 801b, 812b). Pour une étude d’ensemble, voir E. Moutsopoulos, La musique dans l’œuvre de Platon, Paris, PUF, 1959.
3 Voir notamment les chapitres de sa Politique consacrés à l’éthique musicale. Mais on peut citer également une œuvre de sa jeunesse (qu’Érasme ne connaissait sans doute pas), le dialogue Eὔδημος ἤ περὶ Ψνχῆς où les influences pythagoriciennes et platoniciennes sont très sensibles.
4 Voir le De Musica libri sex, trad. fr. G. Finnaert et F. J. Thonnard (éds.), dans Œuvres de S. Augustin, Opuscules, vii, Dialogues philosophiques, iv, Paris, Desclée de Brouwer, 1947.
5 Voir notamment le De institutione musica. Cf. J. Edmiston, « Boethius and Pythagorean Music », Music Review, XXXV (1974), p. 179 sq. Voir aussi R. Bragard, « Boethiana : études sur le De institutione musica de Boèce », Hommages à Charles van den Borren, Mélanges, Anvers, 1945, p. 84-139.
6 Voir les Actes du Colloque international de Tours (CESR), organisé en juillet 1991 par J.-M. Vaccaro, Le concert des voix et des instruments à la Renaissance, Paris, Éditions CNRS, 1995 (Arts du spectacle).
7 En fait, les témoignages de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) sur la musique ne sont pas très nombreux, et elle n’est pas toujours considérée comme un don de Dieu.
8 S. Sadie et J. Tyrrell (éds.), 2001, art. « Luther », t. XV, p. 364b-369a (de R. A. Leavert et A. Bond), suivi de l’art. « Lutheran Church music », p. 369a-381a (R. A. Leavert).
9 A. Dunning. Tous les dictionnaires de musique, surtout les moins récents, ne consacrent pas d’article au prince des humanistes, l’ayant sans doute jugé, une fois pour toutes et a priori étranger à des préoccupations d’ordre musical.
10 À l’époque où j’écrivais mon livre sur Érasme et la Musique (Paris, Vrin, 1965), je n’avais trouvé sur ce sujet qu’un très court article de P. Damas, « Érasme et le chant grégorien », Revue du chant grégorien, XL e année (1936), n° 3, p. 72-76, donc limité à cet aspect de l’idiosyncrasie d’Érasme. L’année suivante (1966) paraissait dans un numéro de la revue new-yorkaise, The Musical Quarterly (t. III, n° 3, juillet, p. 332-349) un article de C. A. Miller, intitulé « Erasmus on Music » : il ne citait pas mon ouvrage ; j’aime à croire que celui-ci n’avait pas encore franchi l’Océan qui sépare l’Ancien et le Nouveau Monde. Depuis, quelques rares travaux ont été publiés, qui rencontrent frontalement ou latéralement Érasme et la musique. L’important travail de H. Fleinghaus, Die Musikanschäuung des Erasmus von Rotterdam, Regensburg, Bosse, 1984 (Kölner Beiträge zur Musikforschung, 135, thèse de l’Université de Cologne de 1983), qui reprend, complète et discute les rares travaux consacrés depuis 1965 à cette thématique, figure dans cette courte bibliographie de Dunning.
11 Par exemple, W. E. Busjin, « Luther on Music », Musical Quarterly, XXXII (1946), p. 80- 97 ; K. Anton, Luther und die Musik, Zwickau, Hermann, 1916 ; P. Nettl, Luther and Music, Philadelphie, Muhlenhers Press, 1948 ; T. Hoelty-Nickel, « Luther and Music », dans Luther and Culture, Martin Luther Lectures, IV, Decorah (IA), Luther College Press, 1960, p. 143-211 ; F. Weiniger, « Martin Luther und die Musik », dans Musica Sacra, CIII (1983), p. 184 sq. ; K. C. Sessions, « Luther in Music and Verse », dans Pietas et societas : New Trends in Reformation Social History. Essays in Memory of Harold J. Grimm, K. C. Sessions et P. N. Bebb (éds.), Kirksville (MO), Sixteenth Century Journal Publishers, 1985, p. 123-129, etc.
12 En 1495. Ioanni Okego musico summo epitaphium. Voir C. Reedijk, The Poems of Desiderius Erasmus, Leiden, Brill, 1956, n° 32, p. 223-224, et H. Vredeveld, Amsterdam, North-Holland, ASD I-7, 1995, n° 38, p. 158-159.
13 Et pour cause, puisque celui-ci a été publié seulement en 1547 à Anvers dans un recueil musical de Susato. Voir mon étude de 1965 : « Érasme, Ockeghem et Johannes Lupi », op. cit., p. 81- 93 et 121-125, et plus particulièrement p. 89.
14 Reconnaissons que l’éloge ou la sublimation de la musique constitue un thème littéraire et iconographique qui chemine à travers tout le XVI e siècle : elle est l’héroïne de multiples gravures, dont celle de Stradan (F-Pn, Cabinet des Estampes, Cc9, f. C3715) qui, sous le titre de Encomium Musices, a disposé dans l’axe du dessin Musica, représentée sous les traits d’une jeune femme (c’est la Frau Musika de Luther : voir plus loin) : elle ouvre largement un livre de musique (il s’agit d’une polyphonie vocale à 6 voix). Elle est assistée d’Harmonia à sa droite et de Mensura à sa gauche (gravure reproduite dans mon Érasme et la Musique, p. 88, pl. VII).
15 Voir, outre mon étude de ce poème mis en musique par Lupi, mes deux autres essais : « Un tombeau poétique et musical pour Jean de Ockeghem », Bulletin de l’Académie des Sciences, Arts, Belles-Lettres de Touraine. Mémoires 1997, Chambray-les-Tours, 1998, p. 45-61, et « À travers quelques déplorations pour un “tombeau” littéraire et musical de Jean de Ockeghem », dans « … La musique, de tous les passetemps le plus beau… », Paris, Klincksieck, 1998, p. 289-315. Voir en particulier la « déploration » du poète-rhétoriqueur Guillaume Cretin, une épitaphe en français de Jean Molinet (mise en musique par Josquin des Prez), une autre épitaphe du même Molinet, en latin, et un éloge d’Ockeghem et de son extraordinaire motet à 36 voix (sous la forme d’un « chant royal » du musicien franco-flamand) par un certain Nicole Le Vestu (ms. fr. de la BNF, sans nom d’auteur).
16 « Artis Apollineae / Sacer ille Phœnix » (v. 13-14), « Aurea vox Okegi » (v. 3, 16, 17).
17 C’est en 1538 qu’il a écrit ce « Lobgedicht » comme préface à un Gesangbuch, lui-même dédié à son ami Walther, auteur d’un Lob und Preis der löblichen Kunst Musica (1538) [facs., introd.et éd. de W. Gurlitt, Kassel, Bärenreiter, 1938]. Quelques vers de cette Fraw Musica en ont été reproduits dans Érasme et la musique, op. cit., p. 97, note 21.
18 Ce texte est cité par F. Kuhn dans Luther, sa vie, son œuvre (3 vol., Paris, Sandoz et Thuillier, 1883-1994), t. III, p. 240 (voir Luthers Werke, Weimar (éd.), Bd. 35 : Die Lieder Luthers…).
19 Cité par F. Kuhn, op. cit., p. 241.
20 Traduction L. Sauzin, Paris, Montaigne, 1932 (Section consacrée aux propos de Luther sur la musique), p. 470.
21 Et il poursuit en évoquant le landgrave Georges de Hesse et le duc Frédéric, le Grand Électeur de Saxe, qui entretenaient des chanteurs dans une maîtrise. « Maintenant, c’est au tour du duc de Bavière, du roi Ferdinand et de l’empereur Charles […] ». Et il les incite à prendre pour modèles « les pieux rois de la Bible ». Citons encore (n° 7075 des Tischreden) : « Pour l’homme attristé, la musique est le meilleur remède. Elle vous remet la joie au cœur, lui rend force et fraîcheur. Rappelez-vous ce personnage de Virgile : “Tu calamos inflare voces, ego dicere versus”. “Fais résonner tes légers chalumeaux, moi je chanterai tes paroles” ».
22 Le vocable saltator a toujours pour lui un sens péjoratif.
23 On songe à la subtile et admirable chanson connue sous le nom de Chant des Oiseaux de Clément Janequin.
24 Cet extrait du texte Sur la Musique que je cite en français est empruntée à la traduction (citée par C. Schneider dans son ouvrage Luther, poète et musicien, et les Enchiridien de 1524, Genève, éd. Henn, 1942) du pasteur Otto Strasser de Berne.
25 Voici le texte de S. Paul (Bible de Jérusalem, t. III, p. 3696 : « Chantez à Dieu de tout votre cœur avec reconnaissance, par des psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés ».
26 Le mot latin carmen désigne, comme on sait, à la fois un poème (généralement un poème lyrique) et un chant, ou encore le poème mis en musique.
27 Sur les chants orphiques, voir l’Encyclopédie de Pauly-Wissowa (Orphische Dichtung, Bd. XVIII-2, col. 1321-1417).
28 Sur les Hymnes homériques (à Apollon, à Hermès, à Aphrodite, à Déméter, au Soleil, etc.), voir l’édition Ophrys, trad. fr. R. Jacquin, texte grec mis au point par J. V. Vernhes, 1997.
29 Texte latin dans Erasmi Opera omnia, éd. Leiden (1703-1706) (= LB), t. V, 1100F-1101A.
30 Dénomination qui vient de la terminologie utilisée par les Pères de l’Église qui ont parlé de la musique : voir notamment Eusèbe de Césarée, Jean Chrysostome, Augustin. Érasme utilise le même vocable : musica carnalis, ou musica corporalis.
31 C. V. Palisca, Humanism in Italian Renaissance musical thought, New Haven, Yale University Press, 1985.
32 LBV, 1101B-D.
33 Sans parler de la musique qui avait pénétré dans les palais des rois, des évêques, des cardinaux, et jusqu’au Vatican. On sait, par exemple, que le grand pape humaniste, le Médicis Léon X, si favorable à Érasme, lequel lui avait dédié en 1516 son édition-traduction du Nouveau Testament, avait institué dans le palais du Vatican une chapelle privée, et que l’audition de madrigaux lui causait un plaisir extrême, pour lesquels il n’avait aucune envie de faire pénitence.
34 Cette tradition est pourtant confirmée par Beatus Rhenanus, l’ami fidèle d’Érasme et son exécuteur testamentaire, dans la préface qu’il adressait à l’empereur Charles Quint (Sélestat, 1 er juin 1540) en tête de l’édition frobénienne des Omnia opera de l’humaniste hollandais (reproduite dans P. S. Allen, Opus Epistolarum, t. I, ep. 56) : « […] Proximam sibi laudem vendicat Daventria, quae puellum adhuc ex aede sacra Traiectensi cantorculum deductum, ubi præcentiunculas obire solitus, phonascis etiam tenuissime vocis gratia pro more templorum cathedralium inservierat, instituendum suscepit […] » (l. 7-11). Beaucoup plus sujet à caution (à moins qu’il n’ait fait que reproduire le texte de Beatus Rhenanus) est le témoignage d’un chroniqueur hollandais du XVII e siècle, un certain Pieter Opmeer (Petrus Opmeerus) qui, dans son Opus chronographicum orbis universi… (Anvers, Jérôme Verdussen, 1611, in-f°), a l’incroyable prétention de constituer un dictionnaire universel de tous les hommes célèbres depuis la création du monde, et qui vient à parler d’Érasme (t. I, p. 426) de la façon suivante : « […] Jacob Obrecht, qui fut à Utrecht le maître de musique du jeune Érasme de Rotterdam, qui y servait comme enfant de chœur en raison de la ténuité de sa voix aiguë […] ».
35 Dans les nombreuses allusions qu’il fait à la musique.
36 Comme son ami Johannes Walther.
37 Sans tenir compte d’un certain décalage chronologique entre le temps d’Érasme (1466 ?- 1536) et celui de Luther (1483-1546).
38 Composé à l’usage des très jeunes enfants, des bambins de trois à quatre ans, ou de sept à huit ans (Bâle, Froben 1529). Édition des Opera omnia de Leiden (1703-1706) ; J.-C. Margolin, Genève, Droz, 1966 (THR LXXVII) ; éd. Amsterdam (du même), ASD I-2, 1971, p. 1-78.
39 « Iam apparet in ipsis interim infantibus peculiaris quædam ad certas disciplinas proclivitas, velut ad musicam aut arithmeticam aut cosmographiam […] » (LB I, 510b ; Genève, p. 445 ; ASD I-2, p. 67).
40 Strasbourg, éd. Matthias Schürer, 1514. Éd. crit. ASD I-2, p. 79-151.
41 Les Poésies de Guillaume Cretin, Paris, A. U. Coustellier, 1723, p. 38-51. Voir les Œuvres poétiques de Guillaume Cretin, K. Chesney (éd.), Paris, Firmin-Didot, 1932, p. 60-73.
42 Voir M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du XVI e siècle : De l’Hercule courtois à l’Hercule baroque, Genève, Droz, 1966, THR 79 : voir le chap. 9 sur l’Hercule gaulois, et toutes les illustrations de cette scène, tirées notamment des livres d’Emblèmes. L’origine du thème de cet enchaînement des foules à la bouche de l’orateur est un court récit de Lucien.
43 Voir p. 205, note 2.
44 Voir p. 205, note 5.
45 Δὶς δὶα πασῶν ou son équivalent latin Bis per omnia : Adage 1147 (LB II, 1057C et ASD). Voir l’article que je lui ai consacré en 1967 : « Érasme, commentateur de Boèce : L’adage Double diapason », Latomus, t. XXVI, fasc. A (janvier-mars 1967), p. 165-194.
46 P. S. Allen, op. cit., t. V, ep. 1304, l. 376-399.
47 Notons ce terme d’efficacité.
48 Notons encore ce syntagme (vis incantationis).
49 Suit toute une symbolique mystique et musicale, qui culmine avec le « ton de jubilation », expression – si l’on peut dire ! – de l’Ineffable.
50 Texte cité par A. Pirro, Histoire de la musique de la fin du xive siècle à la fin du xvie, Paris, Laurens, 1940.
51 Félibien, Histoire de la ville de Paris, 1725, III, p. 397 (règlement de 1390).
52 Sans compter la place énorme de Plutarque dans ses Adages, ses Apophthegmes, ses traités pédagogiques, notamment le De pueris instituendis (voir note 33) qui paraphrase parfois le περὶ παίδων ἀϒωϒῆς du Pseudo-Plutarque (qu’il considérait alors comme le vrai Plutarque).
53 Œuvres morales et meslées de Plutarque, 1575, p. 600.
54 Modus orandi Deum (Bâle, Froben, mars 1525), et son édition critique moderne (Bakhuizen Van den Brink (éd.), ASD V-1, 1977, p. 156, l. 200-221) : « Nous voyons à l’extérieur, comme à l’intérieur de certaines églises, des quantités d’écussons de nobles personnages, des épées, des casques, des lions, des dragons, des étendards arrachés à l’ennemi. Nous voyons des emplacements occupés par des monuments prétentieux de riches, un sol rendu inégal qui ne facilite pas la progression […] ».
55 Convivium religiosum (Bâle, Froben, 1522), L. E. Halkin et alii (éd.), ASD I-3, p. 257. C’est le pieux Eusèbe qui s’exprime ainsi : « On y voit une église tout entière bâtie en marbre blanc, au-dedans et au-dehors, de la base au sommet ; et presque tout ce qu’on voit à l’intérieur, par exemple les autels, les piliers, les tombeaux, est en marbre ».
56 Texe latin : LBVI, 731 C-F.
57 Saint Paul est amené à parler de la musique à propos du problème de l’intelligibilité de la parole dans la prédication (I Co, XIV).
58 D’où sa préférence pour la musique monodique et le chant grégorien, et sa critique de la polyphonie moderne (qui ne permet pas effectivement de percevoir un son isolément). Voir Érasme et la musique, op. cit.
59 « Tantum vocum tinnitus aures ferit ».
60 En latin vocum garritus. Cette critique doit s’inscrire dans l’esprit de la réforme générale de l’institution ecclésiale, des monastères, des mœurs religieuses que préconise Érasme. Toute sa critique s’inspire de ses méditations sur l’Église des premiers siècles, telle du moins qu’il l’imagine.
61 Trad. fr. J.-C. Margolin, citée dans Érasme et la Musique, op. cit., p. 50-51.
62 Le plus courant est celui de bombarde ou de canon ; et quand on connaît la répulsion qu’éprouvait Érasme à l’idée de la guerre et de son cortège de violences, on peut apprécier sa détestation de ce nouvel instrument.
63 Référence coutumière chez un humaniste.
64 Paraphrase de l’Épître aux Corinthiens, 1, 14 (LB VI, 731 B).
65 Ibid., 731C.
66 Les anapestes (deux brèves suivies d’une longue) désignent généralement un rythme de marche, les pyrriques (deux brèves) un rythme de danse guerrière.
67 Voir, ici encore, la République et surtout les Lois. Érasme est très attentif à la diversité des modes musicaux et à leur influence sur le comportement des individus et des collectivités. Voir en particulier l’opposition entre le mode ionien (qui favorise la langueur et la mollesse) et le mode dorien (qui excite des passions violentes, amoureuses ou guerrières).
68 L’une des nombreuses critiques érasmiennes des instruments à vent (flatile) qui déforment le visage et obligent le musicien à des contorsions « furieuses », mais c’est surtout l’intensité sonore obtenue avec ces instruments « de souffle » ainsi qu’avec les instruments à cordes pincées (pulsatile) – luths, harpes, cistres, mandores, guitares, psaltérions, etc. – qui soulève la réprobation d’Érasme. Le scandale réside surtout dans la transformation d’honnêtes et harmonieux instruments en « machines » tonitruantes, aux timbres criards et guerriers.
69 D’après P. S. Allen, qui commente ce passage, cette allusion aux religieuses dérangées dans leurs prières par la portée de ces sons instrumentaux, concernerait une musique qui leur parviendrait de la rue, et non à l’intérieur de l’église même où elles font leurs dévotions.
70 Lettre à Varius (J.-C. Margolin, Érasme et la musique, op. cit., p. 63).
71 Voir p. 208, note 1.
72 À l’envoi qu’il en fit le 4 décembre à Nik. Hausmann, il avait joint un court billet en latin (Luthers Werke, Briefwechsel, WAIII 199 / 4-5), où il déclarait : « mitto ad te, optime Nicolaë frater, formulam Missæ, quam præstare potuii, brevem et facilem libellum ». Le texte latin n’en fut pas moins traduit en allemand par Paul Speratus pour satisfaire à l’attente du peuple, car Luther souhaitait « ut vernacula missa habeatur, quod Christus faveat ».
73 Voir l’article d’É. Weber, « La nouvelle ordonnance du culte et l’hymnologie. Formula missae et communionis (1523) et Deutsche Messe (1526) », Luther et la Réforme, s.l.n.d. de J.-M. Valentin, Paris, Desjonquères, 2001, p. 385-404.
74 Ou Exhortation (publiée en tête de la première édition du Nouveau Testament en 1516). Voir la traduction de J. Chomarat, Érasme, Œuvres choisies, Paris, Librairie Générale Française, 1991, notamment p. 451.
75 Édition de 1543.
76 Voir Grotefend, Der Einfluss der Windesheimer Congregation…, Hanovre, 1873.
77 Les Lieder de Luther ont été publiés en 1923 dans la grande édition critique de Weimar (WA, Bd. 35, W. Lucke (éd.)). Voir aussi l’édition de G. Hahn, Die deuteschen geistlichen Lieder, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1967.
78 J’emprunte ces quelques idées à l’excellent article d’É. Weber, cité p. 220, note 3.
79 É. Weber, op. cit., p. 386.
80 Wittenberg, fin 1523. Lettres. Œuvres de Luther, VIII, Genève, Labor et Fides, 1959, p. 97-98.
81 À rapprocher de ce qu’Érasme, après saint Paul, appelait, lui aussi des cantilenæ spirituales, ou des chants (cantiones) et des actions de grâces (laudes). Mais la grande différence entre lui et Luther, c’est que l’humaniste hollandais s’en tenait généralement à une forme mystique et symbolique, et que, pour lui, le cantus n’était que l’expression modulée de la parole. Chants spirituels qui pouvaient d’ailleurs être purement intérieurs, non perceptibles à l’oreille charnelle.
82 Encore un point qui le rapprocherait d’Érasme, dans la méfiance extrême que lui inspirent les mœurs et le langage des cours. C’est d’ailleurs un topos familier aux humanistes.
83 Ici encore, un rapprochement avec Érasme s’impose, comme aussi avec les articles du futur Concile de Trente, quand les Pères décideront que les Évêques « banniront de leurs Églises toutes sortes de musique dans lesquelles soit l’orgue ou dans le simple chant, il se mêle quelque chose de lascif ou d’impur ». Voir le texte latin précis, cité par É. Weber dans son essai sur Le Concile de Trente et la musique. De la Réforme à la Contre-Réforme, Paris, H. Champion, 1982, p. 87 et 89 : « Ab ecclesiis vero musicas eas ubi sive organo, sive cantu lascivum aut impurum aliquid miscetur ». Voir aussi Érasme et la musique, op. cit., p. 56 et 57. La vieille querelle de la musique à l’Église n’a pas cessé au sein de l’Église catholique, même si les plus vives réactions se sont manifestées tout au début du XX e siècle, à la publication du Motu proprio de 1903, complété en 1912 par le Graduel et l’Antiphonaire du Vatican. L’époque avait d’ailleurs eu son censeur érasmien (et même « erasmiotatos ») en la personne de l’écrivain catholique J.-K. Huismans, qui criait au scandale de la profanation continuelle de la liturgie, comparant le « bousillage » des offices à « la cuisine frelatée des gargottes », où le malheureux « affamé d’absolu » cherche vainement une pureté, un respect, une propreté qui n’ont plus de place dans ce monde déshumanisé et déchristianisé !
84 Voir par exempleWittenberg GB (Waltersches Gesangbüchlein, Chorgesangbuch).
85 Intéressante pourtant est la messe qu’il a composée à la Vierge honorée à Lorette (Virginis matris apud Lauretum cultæ liturgia), Bâle, J. Froben, Novembre 1523, donc contemporaine de la Formula Missae). Voir H. Vredeveld, op. cit., p. 443-446 (n° 133, qui comprend l’Introït et la Séquence). Voir aussi C. H. Miller, « The Liturgical Context of Erasmus’s Hymns », Acta Conventus Neo-Latini Torontonensis, Binghampton, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, 1991, p. 485-488. Le texte d’Érasme est constitué par une étourdissante variété de mètres. Il est regrettable qu’à ma connaissance tout au moins, un compositeur n’ait pas songé à mettre en musique l’Introït ou la Séquence. Certains vers s’y prêteraient fort bien, comme ceux qui inaugurent la Sequentia : « Sume nablum, sume citharam, virginum decens chorus. / Virgo mater est canenda virginali carmine, / Vocemque referent accinentes angeli […] ».
86 Adage 1147 (LB II, 463C-D, ou ASD II-3, p. 162-164).
87 Ou encore : « parum modulate, parum concinne, parum apte ».
88 C’est le double octave, qui renferme douze tons.
89 L’une des cinq mentionnées par Macrobe, à côté du diatessaron, du diapentes, du diapason, et du diapason et diapentes.
90 Voir notamment le livre II : musicæ vis, 2.3, 7 sq. (cette puissance de la musique ne s’exerce pas seulement sur ceux qui sont « habitu cultiores », mais même sur les individus qui appartiennent à des « barbarae nationes », car « in hac vita, omnis anima musicis sonis capitur » ; voir aussi 2.1, 14 (sur les « nombres musicaux »), et 2. 4, 12 (sur les trois genres de mélodie musicale).
91 Adage n° 1234 (LB II, 494F, et ASD II-3, p. 456).
92 Adage n° 1476 (LB II, 574C et ASD II-3, p. 242-244).
93 On pourrait encore évoquer l’adage 1845 (LB II, 673C, ou ASD II-4, p. 242-243), ’Aπορία Ψάλτον βήξ, id est Hæsitantia cantoris tussis, qu’Érasme a rencontré dans le Lexique de Suidas : la « toux du chanteur » désigne en fait le subterfuge utilisé par les personnes qui veulent dissimuler une imperfection par une autre, beaucoup plus avouable (voir les notes de F. Heinimann et E. Kienzle, dans l’édition ASD II-4). Ici encore, la référence à la musique ou au chanteur est entièrement artificielle.
94 Je ne reprendrais plus à mon compte la formule que j’avais employée en 1965 à la fin de mon essai sur Érasme et la musique, quand j’opposais à l’humanisme musical de Ronsard ou de Shakespeare l’antihumanisme musical d’Érasme. J’avais déjà opéré cette « rétractation » dans plusieurs écrits postérieurs à cette date.
95 Il écrit finement, dans la préface de l’Institution du mariage chrétien (dédiée à Catherine d’Aragon et datée de 1525) et avec son expérience de la « vie » et ses observations aiguës, à propos de certaines chansons grivoises franco-flamandes : « Dans nos chansons modernes, même si les paroles se taisaient, on découvrirait pourtant, par la seule considération de la musique [j’ajouterais, en guise de précision : en percevant le rythme et les intonations] le caractère ordurier du thème ».
96 « Tumultuosum diversarum vocum garritum » (Comm. de l’Épître aux Corinthiens 1, 14).
97 Préface de son Concio in Psalmum « Quum invocarem » (Bâle, 1525) : LB V, 242D-243C.
98 Voir, par exemple, dans la longue lettre-préface qu’il adresse de Bâle le 1 er août 1522 au pape Alexandre VI, son ancien collègue de Louvain, en tête de son édition des Commentaires sur les Psaumes d’Arnobe le Jeune (P. S. Allen, op. cit., V, ep. 1304), ces lignes si caractéristiques de cet usage : « Le monde lui aussi a ses propres instruments, mais comme ils viennent d’en bas [l’adverbe latin inferne pourrait même se rendre par « infernal », et l’on songe, ici encore, à l’« Enfer musical » de Jérôme Bosch], il rendent un son déplaisant. Comment s’exprime en effet la lyre de la colère ? “Venge-toi, pille, chasse, tue !” Quel son fait entendre la corde de l’ambition (ambitionis nervus) : “Étends ton pouvoir, tiens pour négligeables et la foi jurée et la piété, chaque fois qu’il s’agit d’assurer sa domination !” Comment la corde de l’avarice (avaritiæ chorda) vibre-t-elle ? “Vois-tu, personne n’est heureux à moins de posséder le plus ; par des moyens licites ou non, amasse, rafle, conserve !” Et la corde de la luxure et de la volupté, quel son émet-elle ? “Vis agréablement ici-bas, tu ne sais pas ce qui doit t’advenir après cette vie !” De même, la plus funeste harmonie, ce sont les cordes de l’envie et de la haine qui la rendent ! Telle est assurément la musique du monde (mundi musica) qui, par le moyen de ces modes abominables nous sussure des désirs pestilentiels et, à la manière des Sirènes, nous enjôle par des cantilènes d’une douceur perverse jusqu’à consommer notre ruine. Énivrés et rendus furieux par ces modes, c’est ainsi que nous nous livrons à des combats, que nous provoquons des troubles, des intrigues, des rapines, des actes de vengeance, et que nous mordons et sommes mordus tour à tour ».
99 Dans cette même préface.
100 Tout ce passage doit se comprendre dans la perspective du Nouveau Testament. Le texte repose sur un balancement entre le moment historique du Roi David dans son cadre hébraïque et le caractère intemporel – ou plutôt indéfiniment présent et renouvelable – de l’action du Christ, « notre Roi David » (entendez : à nous, Chrétiens) dans le cadre de la Nouvelle Loi.
101 Voir les Livres de Samuel et les Livres des Rois.
102 Voir, par exemple, dans le Phédon, la théorie de l’âme-harmonie.
103 Luther lui-même n’était guère favorable à l’intrusion de l’orgue dans les offices religieux, mais ses propos sont moins cinglants que ceux d’Érasme.
104 Certains historiens des idées et des religions ont même parfois tendance à arrêter la période intitulée Humanisme au moment où Luther et le luthéranisme entrent en scène, autour des années 1522-1523. Cette périodisation est évidemment tout à fait contestable.
105 Voir le texte cité p. 208 et note 2. Voir aussi ces lignes, extraites d’une lettre adressée de Cobourg, le 4 octobre 1530, à Ludwig Senfl, l’un de ses collaborateurs musicaux : « […] Je ne crains pas d’affirmer qu’après la théologie il n’est aucun art qui puisse être égalé à la musique ; car seule, après la théologie, elle produit ce que la théologie, en dehors d’elle, est seule à produire : à savoir une âme tranquille et joyeuse ; et c’est évidemment à cause de cela que le diable, auteur des tristes soucis, des troubles et des inquiétudes, fuit en entendant la musique, comme il fuit à la voix de la théologie […]. Dès ma jeunesse, en effet, le cantus firmus m’a ravi et il me ravit maintenant bien plus encore depuis que je comprends les paroles » (Lettres. Œuvres de Luther. VIII, Genève, Labor et Fides, 1959, p. 132-143).
106 Voir ce texte, dans le Ronsard de la Bibliothèque de la Pléïade, t. II, p. 1171 [Pièces françaises en prose].
107 Cette préface, d’abord publiée en 1560 et adressée au roi François II (qui règnait alors), a été rééditée avec le recueil qu’elle présente en 1572, sous le règne de Charles IX (voir la note de la Pléïade, t. II, p. 1634-1635).
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