Lettres VII
p. 273-280
Texte intégral
Erwin Rohde à Nietzsche
1Kiel, le 27 février 73.
2Mon cher ami !
3Je te remercie de tout cœur pour ta dernière lettre ainsi que pour la précédente : moi aussi je voulais toujours écrire, surtout pour savoir des choses plus précises et rassurantes sur ton état, mais je l’ai toujours repoussé. C’est une chance que tu ailles mieux. Je crains que tu ne te préserves pas assez et que tu ne te distraies pas suffisamment, dans un sens plébéien, de tes pensées solitaires, lesquelles finissent par user l’homme isolé si on les laisse sans répit nous dominer et se tramer en nous. Ah, pourquoi diable le destin nous garde-t-il tous deux si éloignés l’un de l’autre ? quelle vie parfaite nous pourrions avoir ensemble et nous pourrions nous moquer des innombrables ennemis et des grincheux ! mais en fait c’est une existence plutôt misérable, en tout cas la mienne, que je continue de tisser, toujours aussi morne et pitoyable. – N’en parlons plus. Heureusement rien ne laisse à désirer à part quelques rhumes ; mais est-ce qu’il ne nous manque rien lorsqu’on doit, comme dans un sommeil hivernal, rester couché avec ses ailes repliées et comprimées ?!
4Je me réjouis beaucoup de tes prochains écrits, dont ceux sur les philosophes grecs doivent bientôt être imprimés si je te comprends bien. Envoie-moi prochainement de nouveau le livre des préfaces. Où en est-on avec la deuxième édition de La Naissance ? Pousse E.W. Fritzsch à mieux s’occuper de sa distribution : il a gardé une telle discrétion sur ma Sous-philologie qu’un libraire d’ici m’a interpellé récemment, tout étonné de l’existence de cet écrit dont il n’avait rien su jusqu’alors ! C’est un étonnant taquin ! Il ne m’envoie plus non plus son hebdomadaire depuis la nouvelle année, bien que je le lui aie demandé à plusieurs reprises : j’en ai vu plusieurs numéros chez Wagner à Hambourg, parmi lesquels aussi ton agression assez furieuse contre ce gandin de M. Dove1. J’espère que Fritzsch enverra bientôt tout le fourbi en bloc. Je n’ai pas envie d’y écrire quoi que ce soit pour le moment : je suis dans une période de dégoût de l’écriture, qui repose toujours sur la mauvaise humeur difficile à surmonter de celui qui vit seul, χαλεποῖσιν ἐνὶ ξείνοισιν 2. J’ai aussi appris pour la deuxième brochure de Wil.-Moll : ma curiosité fut assez grande pour que je la commande. Je ne répondrai (car cet écrit est naturellement dirigé contre moi) qu’en toute dernière extrémité : j’aimerais beaucoup pouvoir me débarrasser de cet homme en deux mots dans un journal littéraire ; mais il n’y a guère à se demander si ces messieurs, comme par exemple Zarncke, accepteront un tel insert : ils ne le feront certainement pas. En tous cas je ne me laisserai plus entraîner dans une bagarre de chiffonniers à rallonge ; mais il ne se passera sans doute rien. Du reste je n’ai pas encore lu la chose. Il y a eu chez Zarncke des choses stupides sur ton livre : manifestement de H. Zimmerman, l’auteur d’une esthétique monstrueusement ennuyeuse. Ici nous avons enfin un ordinarius en la personne de Wilmanns3, d’Innsbruck, un favori de Mommsen. L’affaire s’est passée de manière étonnante ; les vieilles grenouilles (Forchammer, etc.) ont repoussé ma candidature alors que j’avais été proposé par Usinger et Gutschmid (qui part pour Königsberg) ; bizarrement on ne voulait pas de Schöll, le valet de chambre, à Berlin. Ceci est une véritable lettre de rhume. Je n’ai pas beaucoup d’espoir, mais je ne suis pas véritablement de mauvaise humeur ; chaque jour je pense plutôt en mon cœur qu’au total on doit considérer qu’un destin est heureux lorsqu’il lui est accordé dans sa jeunesse, même s’il n’a aucun espoir pour l’avenir, de grandir présentement au calme dans ce que chacun de nous peut assimiler comme véritable culture. Ce sentiment de croissance calme et constante est presque la seule chose qui dans la froideur de cette vie me reste comme sentiment du bonheur. À côté de cela, je loue le destin de m’avoir accordé un ami aussi fidèle et aussi véritable que toi : et ainsi voulons-nous rester liés fidèlement l’un à l’autre.
5Ton vieil ami
6Ton
7E.R.
8À propos : où Gersdorff-Italinsky se trouve-t-il et qu’est-ce qu’il écrit ? Salue Romundt et Overbeck dont j’ai lu le programme avec beaucoup d’intérêt, comme je te l’ai déjà écrit une fois.
Erwin Rohde à Nietzsche
9Hambourg, 23 Mars 73
10Cher ami !
11Pourquoi est-ce que depuis longtemps je n’entends plus rien de toi ? Fais moi au moins savoir bientôt que tu n’es pas de nouveau malade et que tu as bon moral.
12Ensuite, réfléchis au plan merveilleux qui suit. Sur l’invitation renouvelée de Ribbeck, je lui rends visite à Heidelberg à partir de jeudi prochain, 27 Mars. Je ne sais pas combien de temps j’y resterai. En tous cas, m’étant tellement rapproché de toi, j’aimerais que cette occasion rare ne soit pas perdue pour venir te serrer la main. Mais il faut considérer deux choses à ce propos : 1. Ribbeck a parlé autrefois dans ses lettres de tournées que nous pourrions entreprendre ensemble, et qui pourraient aussi peut-être nous conduire à Bâle. Je ne peux pas dire qu’y venir justement avec lui soit ce que je préfère. 2. Mais, en fait, il serait beaucoup moins gênant de ne pas se rencontrer tous les deux à Bâle mais dans un autre endroit, par exemple à Stuttgart ou à Karlsruhe.
13Maintenant réfléchis bien : est-ce que d’ici le 6 Avril, date après laquelle je ne serai plus chez Ribbeck, tu ne pourrais pas venir à ma rencontre en quelque endroit (Romundt et Overbeck pourraient venir aussi peut-être !) ; ou bien, si cela ne va pas, dis-moi comment nous pourrions nous organiser. Si mon argent (ohe ! babae babae !) me permet de venir à Bâle, je ne pourrai pas tenter d’empêcher Ribbeck de venir, mais je viendrai avec lui en faisant ma meilleure mine : c’est pourquoi il ne faut pas dire un mot du fait que je préférerais venir seul. Je ne peux pas être plus précis : réfléchis, cher ami, à tout cela dans ton cœur délicat, et écris moi bientôt à Heidelberg, à l’adresse du professeur Ribbeck.
14De tout cœur
15Ton
16E. R
17Tu n’as sans doute pas vu le deuxième gribouillage de Wilamowitz : il n’en vaut pas non plus la peine. Ce ne sont que sophismes et invectives qui ne peuvent pas nous toucher. Puisse-t-il bientôt avoir la récompense de devenir professeur ! Je n’ai pas l’intention de le contredire. En revanche, j’ai envoyé le 8 Mars à Zarncke une très courte « explication » où je décline une nouvelle polémique : ce noble monsieur ne l’a pas acceptée dans son Z<entral>bl<att> ; il n’a pas non plus répondu ; quorum neutrum demiror4 mais ce fut un faux pas de ma part, et après coup je le regrette. Ne dis rien de cette vaine tentative. Au fond, toutes ces misérables chamailleries ne nous concernent pas et je suis décidé, si Z<arncke> n’accepte pas mon explication au bout du compte, de ne plus gaspiller un mot dans cette affaire.
Erwin Rohde à Nietzsche
18Heidelberg, mardi le < 1er Avril 1873>
19Très cher ami
20Deux mots en toute hâte en attendant de nous revoir bientôt. Je pense que nous nous verrons d’abord à Bayreuth : je ne pourrai rester ici jusqu’à samedi, qui sera pour toi le moment of starting, même si je le voulais : R<i>b<beck> doit partir vendredi à Karlsruhe : et ainsi je vais passer par Stuttgart et me rapprocherai lentement de B<ayreuth> où je pense arriver dimanche dans la journée :
21En attendant j’ai deux missions pour toi :
Envoie quand même un télégramme à Bayreuth pour savoir si nous arrivons au bon moment, et fais-le moi savoir tout de suite, toujours par télégramme, car je pense partir d’ici au plus tard après-demain dans l’après-midi.
Je dois te prier d’apporter aussi pour moi le peu d’argent que tu pourrais me prêter car, n’ayant pas compté sur de telles excursions, je n’en avais pas emporté suffisamment.
22Si je ne réponds pas à ton télégramme, alors en route pour Bayreuth ; ou bien, mieux encore :
23Si tu ne m’as pas télégraphié d’ici jeudi matin, je considère que nous sommes les bienvenus à Bayreuth et je m’y rends.
24Si tu as encore quelque ch<ose> d’autre à télégraphier, je te répondrai ce que je compte faire de la même manière.
25Addio en toute hâte
26Ton ami
27E.R.
Nietzsche à Carl von Gersdorff5
28<Bâle, 5 avril 1873>
29Très cher ami,
30les télégraphes ont à faire et volent, tantôt vers Heidelberg, tantôt vers Nuremberg, tantôt vers Bayreuth. Car imagine-toi que je pars demain pour huit jours, que je rencontre après-demain Rohde – et où ? Bien sûr à Bayreuth ! Je ne conçois pas encore moi-même combien tout cela s’est fait rapidement et brusquement. Il y a 8 jours personne de nous ne songeait à rien de tel. Me voici déjà tout ému et saisi en songeant que nous allons arriver à deux dans la gare de cette ville et que dès lors chaque pas deviendra souvenir. Je n’ai jamais connu, je crois, jours plus heureux. Il flottait quelque chose dans l’air que nulle part ailleurs je n’avais senti, quelque chose de tout à fait indicible mais très riche d’espoir. Que penserons-nous là-bas ensemble, toi-même, bien entendu, n’étant jamais absent ? Ma joie aujourd’hui est totalement insensée, car j’ai l’impression que tout redevient si beau qu’un dieu ne souhaiterait rien de mieux. Ma visite, je l’espère, réparera les mauvais effets de ma défection de Noël, et je te remercie de tout cœur pour tes simples et forts encouragements ; ils m’ont permis de voir plus clair et ils ont chassé les sottes « mouches volantes » qui me font parfois souffrir.
31En vérité, mon ami, tes lettres contiennent bien des choses qui me font toujours apprécier la chance que j’ai de posséder un ami comme toi ; et j’éprouve une joie toute particulière dès que je reconnais les traits puissants et libres de ton écriture ; ils me révèlent d’emblée dans quelles dispositions tu te trouves. Que, d’autre part, tu aies recopié mes conférences sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, c’est là une histoire toute particulière, qui mérite d’être chantée sur une mélodie propre, et qui est à jamais inoubliable. J’y ai beaucoup songé, et j’y songe encore chaque fois que cette histoire me revient à l’esprit. Ce qui est souvent le cas. Finalement je vais refaire la sixième conférence, à seule fin que tu aies en mains quelque chose que j’ai achevé.
32J’emporte avec moi à Bayreuth un manuscrit, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », pour en donner lecture. Mais l’ensemble est encore très loin de la forme qu’exige un livre, je deviens toujours plus sévère pour moi-même et il me faudra encore bien du temps pour que je me hasarde à une autre présentation (la quatrième sur ce thème). En outre j’ai été forcé par ce projet d’étudier les domaines les plus spéciaux, même la mathématique s’est montrée à l’horizon, sans pour autant m’effrayer, ensuite la mécanique, la chimie atomique, etc. Je me suis une fois de plus merveilleusement convaincu de ce que sont et de ce que furent les Grecs. De Thalès à Socrate la voie est quelque chose de prodigieux.
33Très jolie ta rencontre avec Wilamowitz, et ta manière de lui échapper, qui certes valait une libation ? Sais-tu que le bouffon a publié, sous le même titre, une deuxième brochure pleine d’injures et d’arguties et qui ne mérite pas une riposte ? Dirigé surtout contre Rohde, cet écrit débouche finalement sur des généralités, loin des « cerveaux dégénérés ». Il m’applique mot pour mot ce que dit David Strauss contre Schopenhauer ; pour lui je serais un Erostrate, un profanateur de temples, etc. Le morceau est daté de Rome. Dernièrement une feuille m’a défini comme « la transcription musicale du darwinisme et du matérialisme », l’unité originaire étant assimilée à la « cellule originaire de Darwin » ; je professerais le « développisme du protoplasme » ! Je trouve que les honorables adversaires commencent à perdre la boule. Récemment un certain Bonus Mayer6 a exprimé tout haut son opinion sur l’œuvre bayreuthienne de Wagner ; pour lui, même la « grossière fureur constructrice des Romains » n’a jamais rien osé de pareil. La haine, semble-t-il, se donne libre cours7.
34Je t’ai raconté que j’avais écrit un morceau de musique pour le mariage de Mlle Olga Herzen8. Elle et Monod m’ont envoyé des lettres à ce sujet, mais lui tout à fait du point de vue d’un Français et en termes politiques, ce qui m’a paru hors de propos dans une affaire si privée. Était-il donc nécessaire d’évoquer les tristes événements des dernières années ? D’emblée cette allusion me choque. Je plains beaucoup la pauvre Florentine et ne vois pas du tout comment je pourrais lui venir en aide. Elle m’avait invité pour Pâques, mais je n’ai pas de vacances continues. Je ne dispose que de 8 jours et, après une interruption pour des examens qui m’obligent à être ici, à nouveau de 8 à 12 jours, pas davantage. Impossible, par conséquent, d’aller à Florence.
35Au-dessous de moi, je veux dire au rez-de-chaussée de la maison, Overbeck, notre précieux ami, compagnon de nos pensées, travaille à un texte-brûlot intitulé La Christianité de notre théologie actuelle9. Notre maison finira par sentir le fagot.
36Comme professeur Romundt a beaucoup de chance : ses étudiants lui ont manifesté à maintes reprises la plus vive sympathie ; il est sur la bonne voie et j’ai l’impression que ce pourrait être notre cas à tous. Seul mon pauvre Rohde tourne comme un écureuil en cage dans sa solitude nordique. Il faut qu’à tout prix nous le sortions de là.
37Le jeune prof. Vischer-Heusler10 est arrivé à Rome ces jours-ci, je lui ai donné ton adresse.
38Présente mes respects à monsieur ton père. Quand Rau11 va-t-il donc à Rome ? Et quelle est son adresse ? (à Berlin pour l’instant). Une fois encore, ami que j’aime, grand merci pour tes deux lettres, j’aimerais être auprès de toi. Mais après-demain nos rôles sont inversés, car je serai chez les W, et je pense que tu aimerais y être aussi.
39Fidèlement
40ton Fried. Nietzsche
Notes de bas de page
1 Il s’agit de l’article de Nietzsche « Un mot de Nouvel An au rédacteur de l’hebdomadaire 1m neuen Reich », paru dans le Musikalische Wochenblatt, Leipzig, 17 janvier 1873, p. 38 (voir OPC. I, 2, p. 201-205), en réponse à un article d’Alfred Dove reprenant la thèse de l’aliéniste Th. Puschmann (dans Richard Wagner, une étude psychiatrique) selon laquelle Wagner – ainsi d’ailleurs que Zöllner, selon Dove – présenterait tous les symptômes de la mégalomanie !
2 « au milieu d’étrangers hostiles ».
3 Th. Mommsen (1817-1903), juriste, épigraphistee et historien, auteur d’une Histoire de Rome et de travaux sur le droit romain, il dirigea le Corpus inscriptionum latinarum et reçut le prix Nobel de littérature en 1902. A. Wilmanns, philologue, éditeur des fragments grammaticaux de Vairon (1864).
4 « ce dont je ne m’étonne ni dans un cas, ni dans l’autre ».
5 Nietzsche, op. cit., Lettre 301, p. 416-418 (©Éditions Gallimard).
6 S. Bona-Meyer (1829-1897), professeur de philosophie à Bonn. Nietzsche s’amuse à transformer son nom en Bonus (le bon)-Meyer.
7 Le 5 mai 1873, Nietzsche écrira à Rohde : « Ritschl a mis en pièces Wilamowitz, et m’a envoyé les pages en question du Rhein. Mus. Cela ne me regarde pas du tout ». Dans ces pages (« Erotemata Philologica 7 », Rheinisches Muséum 28, 1873, p. 350-351), Ritschl attaquait l’article de Wilamowitz paru dans Hermes (voir p. 59 note 2 et p. 285), lui donnait une sévère leçon de métrique et de grammaire et concluait : « Sume superbiam quaesitam meritis » (« la fierté que tu recherches, acquiers-la par tes mérites »). « Cela ne me regarde pas du tout » seront les derniers mots de Nietzsche sur cette Querelle.
8 Olga Herzen a épousé l’historien français Gabriel Monod en mars 1873.
9 L’ouvrage d’Overbeck, Über die Christlichkeit unserer heutigen Theologie, paraîtra à Leipzig en 1874.
10 W. Vischer-Heusler (1833-1886), professeur d’histoire, fils de W. Fischer -Bilfinger.
11 Léopold Rau, sculpteur, auteur de la vignette ornant le frontispice de la Naissance de la Tragédie.
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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1999
« L’art de bien lire »
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2012
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