Lettres II
p. 47-76
Texte intégral
Nietzsche à Erwin Rohde 1
1<Bâle, > 4 février 72.
2Ton compte rendu, mon cher ami, est un vrai chef-d’œuvre ; tout en le résumant et en le rajeunissant, il rend l’original de manière fidèle. Une fois de plus je me sens très profondément assuré de tes sentiments. En réalité je suis stupéfait (et avec moi Overbeck2, à qui j’ai lu ton texte) de constater de quelle façon belle et neuve, et dans quel style, tu t’es acquitté d’une tâche difficile, et je ne vois d’autre moyen de te remercier que de t’avouer en toute franchise que je ne vivrai pas une seconde fois une expérience comme celle de ce compte rendu. Je l’envoie aujourd’hui à Tribschen3 pour que nos amis partagent la joie que tu me procures4. Ne t’irrite point contre le Zarncke ; en entrant en relations avec l’auteur de telles lettres, oui, on se prostitue. Qu’il aille donc au diable ! Comble est la mesure de ses péchés, car l’ignominie d’avoir ajouté son grain de sel à ton compte rendu du livre de Ranke, voilà ce qu’il ne nous est pas permis de lui pardonner. Au demeurant il suit moins, pour ce qui est de mon livre, ses propres impulsions que celles de ses amis Curtius et Overbeck5, etc. Car dans ce milieu sévit contre moi une fureur indienne. Quelle insolence que de parler de « complaisance d’ami » à propos d’un compte rendu comme celui-là ! Un texte qu’aucun autre ne pourrait rédiger ! Moins que personne le sot herbartien Zimmermann (qui a « démoli » l’esthétique de Schopenhauer et qui est admirateur forcené de Hanslick !), ou encore ce bon Lehrs6, qui n’est pas « assez familiarisé »« avec la musique et avec l’Antiquité » pour être capable de rendre compte de mon livre. Désormais il nous faudra prendre l’habitude de faire l’expérience, à ce propos, des pires insanités. La façon dont naît un tel ouvrage, la peine qu’il faut se donner, le tourment qu’il faut subir pour ne pas se laisser contaminer par les autres conceptions qui, en pareil domaine, de toutes parts vous assaillent, l’audace dans le projet, l’honnêteté dans l’exécution, de tout cela personne certes ne se fait la moindre idée, et moins encore peut-être de l’énorme obligation dans laquelle je me suis trouvé à l’égard de Wagner, laquelle au fond de moi-même m’a souvent et gravement contristé – celle de garder, même là, mon indépendance, de prendre, pour ainsi dire, la position d’un étranger. Que j’y aie réussi au point d’émouvoir mes amis de Tribschen, même en ce qui concerne le plus difficile problème, celui de Tristan 7, eux-mêmes m’en sont témoins. Je puis te le dire, mon cher ami, – c’est de cela que justement je suis fier et heureux, et je suis convaincu que mon livre n’ira point à sa perte. – Ce sot de Zarncke croit qu’il s’agissait pour toi de me rendre service ! Comme si ce n’était pas plutôt aux autres qu’un tel compte rendu doit rendre service ! Mais laissons les morts ensevelir les morts !
3Je vais oser une nouvelle tentative, celle d’envoyer ton texte à l’Augsbourgeoise, encore que d’entrée de jeu je n’aie aucune confiance. – Pour ce qui est du Zentralbl. je sentais à coup sûr que cela ne donnerait rien, et j’ai poussé un cri de triomphe en recevant aujourd’hui ta lettre. Mais notre temps aussi viendra ! Et il nous faudra savoir en temps voulu que les compromis sont toujours voués à l’échec : lutte à coups de canon !
4Écris donc aux Wagner ; tu trouveras auprès d’eux le plus émouvant accueil. Car là-bas on t’aime, et quels que soient nos projets, tu y seras toujours partie prenante.
5En te remerciant de tout cœur,
6ton
7Friedrich Nietzsche.
8Tu as bien reçu, je pense, ma note sur Greifswald.
Erwin Rohde à Nietzsche
9Kiel, le 6 fév. 72.
10Mon cher ami
11Non, nous ne devrions visiblement pas entretenir de relations avec les ratiocineurs. Cela me fait ressentir tout le ridicule de la transaction avec Z. Je fais ma proposition ; il écrit qu’il veut « bien accepter » la recension, et moi, pour couronner cette folle recension, j’ai fait la bêtise d’envoyer expressément au diable monsieur Zamcke et toute sa confrérie. Or avec un instinct sûr, il sentira que c’est lui et ses semblables qui sont parmi les « savants » repoussés loin de ces mystères par un ἑκὰς βέϐηλος8 solennel ! Qu’il imprime cela lui-même ! Alors que j’écrivais la recension, je pensais me tenir dans des limites tout à fait acceptables : sinon il y a des choses sur lesquelles j’aurais insisté bien davantage, en particulier les espoirs donnés à la fin, et, ce qui m’a particulièrement touché, le complément de la vision du monde de Schopenhauer bâti sur sa doctrine de l’art ; et aussi la manière dont le monde du phénomène (non pas justement le monde de ces bons messieurs de la branche philosophique qui ne remarquent même pas où le bât blesse) trouve ici une véritable justification, à côté de la fuite bouddhiste de Schopenhauer vers la solitude : cette justification qui le complète, une voix en nous, impossible à étouffer, l’exige fortement, et, d’après ce que tu montres, seul l’art peut nous la donner. En effet, Schopenhauer tourne finalement le dos au plus difficile de tous les problèmes, celui de l’individuation, et il est certain que toutes les autres tentatives, par exemple une considération approfondie de la morale, n’expliquent rien ici, et il n’y a que l’art qui puisse le faire, l’art tragique tout particulièrement. Il est en effet beaucoup plus naturel et facile, pour une conscience philosophique qui s’est éveillée, de saisir l’Un qui structure, plutôt que la multiplicité de l’empire de la représentation. Mais quelle impiété ! Et si je m’étais résumé pour dire précisément en deux mots ce que j’ai rassemblé ici, quelle odor insanitatis. Si je trouve encore un trou d’où je puisse annoncer ta gloire, il y a certaines choses que je voudrais garder pour moi, et beaucoup d’autres que je voudrais modifier dans la recension – que comme un insensé je pensais avoir écrite pour le Zentralblatt en voulant subtilement m’adapter ! – et je soulignerai le grand mérite d’une telle cosmodicée, comme on pourrait l’appeler (tu me comprends). C’est pourquoi je n’envoie encore la recension à aucun journal pour le moment. J’ai répondu avec beaucoup de « style » à Zarncke : sans grossièreté, mais « très fraîchement ». Je reconnais moi-même que ce fut une erreur étonnante que de choisir son journal pour une telle exhibition. Ensuite je rejette énergiquement l’insinuation pernicieuse qu’il s’agirait d’un « service rendu par amitié » ; son propre jugement bien informé devrait lui faire savoir qu’un tel service n’aurait pas pris une telle forme, de la part d’une personne un tant soit peu capable de discernement, mais qu’elle aurait pris la forme d’un mélange plus malin de lumière et d’ombre, etc. Comme il est maladroit de la part de ce brave homme de m’envoyer un tel paquet de ses fatales vérités ! Mais bon, encore une fois : assez de ce fantôme ! p. 110. Que la recension t’ait plu, malgré ses concessions occasionnelles, me console : il me semble que nous nous rapprochons toujours davantage en grandissant, mon vieux ! Ce qui m’a prodigieusement touché, comme signe de pure confiance, ce sont les lettres de Tribschen qui me sont parvenues hier. Dans la lettre du maître je ressens profondément le son de cloche à la sonorité pleine venant du plus profond d’une nature puissante : c’est comme de l’airain qui résonne, fort et profond. Avoir fait ressentir de telles impressions à une telle nature – vraiment, cher ami, pouvais-tu espérer une plus haute récompense pour tes victoires ? Je compte aussi parmi les victoires d’avoir parlé sur la place publique des mouvements obscurs et muets des forces les plus profondes, avec des mots que le peuple puisse comprendre, à la lumière du soleil. Il y a aussi un imperceptible sentiment de pudeur dans la pensée : on lutte pour le surmonter, afin de communiquer ce qu’il y a de plus noble, avec l’ouverture sans retenue de l’amour. C’est une bénédiction pour toi que Wagner te rende un tel amour chargé de compréhension. – Un mot de Greifswald. Tu as de nouveau accumulé des charbons ardents sur ma tête : je t’en remercie de tout cœur, cher ami ! Mais cela n’a rien donné cette fois non plus. Ribbeck9 a été pressenti ; il a refusé aux 3/4, mais pas tout à fait, et s’il restait ici, il ne voudrait pas être privé de moi, d’autant que ma promotion a été proposée à l’unanimité par le conseil, cette fois sans opposition – Ohé !
12Ton fidèle
13E.R.
Nietzsche à Erwin Rohde 10
14<Bâle, mi-février 1872>
15En hâte, mon cher fidèle ami, je veux t’écrire encore quelques lignes. Rien à faire avec l’Augsbourgeoise, nous ne voulons pas nous commettre avec cette feuille qui a sur la conscience d’ignobles ragots concernant W<agner>. La Norddeutsche serait à notre disposition – mais cela ne te semble-t-il pas ridicule ? A moi en tout cas. Songe d’ailleurs que sur la tactique à adopter pour rendre compte de mon livre il y a désaccord entre nous, dans la mesure où, pour ma part, je voudrais écarter tout ce qui est métaphysique, tout ce qui est déductif ; car c’est cela justement qui, comme image dans un miroir concave, loin de donner envie de lire le livre, produit un effet contraire. Ne crois-tu pas toi-même qu’un lecteur de Zarncke, lisant ton compte rendu et, d’autre part, ignorant tout du livre, peut se sentir dispensé de lire celui-ci – alors que précisément le résultat souhaité doit être, à l’inverse, que nécessairement tous ceux qui s’occupent de l’Antiquité se fassent un devoir de le lire ? Nous ne voulons pas rendre aux braves philologues la tâche si facile que nous les fassions nous-mêmes déguerpir – il faut qu’ils se débrouillent eux-mêmes dans cette affaire. Au surplus il n’est aucunement indispensable qu’un livre de ce genre agisse de façon purement métaphysique et, dans une certaine mesure, « transmondaine » ; de quoi Jakob Burckhardt me fournit un témoignage vivant ; lui qui tient si vivement à rester loin de tout ce qui est philosophique, et avant tout de la philosophie de l’art, sans excepter, par conséquent, la mienne, tout ce que mon livre met en lumière quant à la connaissance de l’hellénité le fascine tellement qu’il y songe jour et nuit et que sur mille détails il me donne l’exemple du plus fécond usage de l’histoire ; en sorte que dans son cours d’été sur l’histoire de la civilisation grecque j’aurai beaucoup à apprendre, et d’autant plus que je sais combien lui est intime et familier le terrain sur lequel tout cela se développe. Lui et toi, vous constituez à vous deux le lecteur idéal ; alors que tu parles d’une « cosmodicée », il déclare de son côté que jusqu’à présent il n’avait pas entendu convenablement Athénée, etc. Mais étant donné qu’avant d’être pris au sérieux, un livre doit s’assurer d’abord, comme dit Burckhardt, une certaine « notoriété », la tactique à adopter pour un compte rendu est quelque chose qui mérite réflexion. Au demeurant W<a>g<ner> le trouve « excellent » ; Madame W. pense aussi qu’il est bon, beaucoup trop bon pour l’Augsbourgeoise ; cependant elle aurait aimé te voir insister plutôt sur l’entreprise que sur l’œuvre. Là-dessus non plus je ne suis pas tout à fait d’accord ; car faire entendre en quoi consiste l’entreprise n’est point si facile sans choquer au plus haut point le public des lecteurs ; et c’est à ses effets qu’on mesure une entreprise ; il se peut qu’ici ces effets soient très réduits, qu’il agisse d’un coup d’épée dans l’eau, – bref je ne tiens pas à ce qu’on parle de moi. Et si l’on veut estimer des « entreprises » il faut parler sur le mode de l’autorité.
16Ainsi, mon cher ami – tout cela soit dit en toute franchise, comme je le sens. Je te remercie de ta noble tentative et je ferai circuler ton texte par lettre parmi mes amis – mais ne croyons pas que pour l’instant nous obtenions quoi que ce soit avec de tels comptes rendus. La « notoriété » souhaitable, on l’obtiendra peut-être tout aussi bien par le scandale des condamnations et des diffamations – je te recommande de ne rien écrire en ma faveur, et c’est aussi ce que j’ai décidé d’obtenir tant de Wagner que de Burckhardt ; tous tant que nous sommes, nous attendrons, ne nous réjouissant ni ne nous irritant qu’en privé.
17Une lettre de Ritschl vient de me causer une grande surprise et, tout compte fait, une agréable surprise ; il a gardé pour moi toute son amicale gentillesse et il m’écrit sans colère, ce dont je lui sais hautement gré. Je t’envoie sa lettre en te priant cette fois encore – de ne pas oublier de me retourner à l’occasion ces documents. La lecture de cette lettre te renseignera aussi sur Dorpat.
18Ici tout mon travail intellectuel est consacré à l’avenir de nos établissements d’enseignement ; jour après jour tout s’« organise » et se « régénère », d’abord sans doute dans ma tête, mais avec la « tendance » pratique la plus déterminée. Je m’exprime aujourd’hui abominablement mal ; impute la misère de mon style à mon nez qui ne cesse de couler et au malaise général que me causent les κατάρροι accompagnés de βράγχος11. As-tu écrit à Tribschen ? Un mot enfin du 22 mai, c’est-à-dire de l’anniversaire de Wagner : pose des premières pierres, celle du théâtre de Bayreuth et celle aussi de la maison de Wagner, et ensuite exécution classique de la 9e Symphonie – ainsi donc tous à Kannewitz ! Effectivement nous nous retrouvons tous à Bayreuth la semaine de la Pentecôte. Pour toi, cher ami, c’est quasiment une nécessité d’y être, je l’entends le plus sérieusement du monde, et tu seras, j’espère, de mon avis. Dans cinquante ans nous considérerions comme impardonnable, comme insensé, d’avoir manqué ce rendez-vous – ainsi passons outre aux incommodités que nous savons – entre Bâle et Kiel Bayreuth servira de moyen terme. Je t’en conjure vraiment au nom de ce qui nous est le plus sacré, au nom de l’art- viens là-bas ! Il faut absolument que nous vivions ensemble cette expérience, tout comme celle des « festivals sur scène » de l’an prochain. Ecris-moi sans tarder, mon cher fidèle bon ami, et pense à moi comme à quelqu’un qui, muni d’un énorme porte-voix, te crie : Bayreuth !!
Erwin Rohde à Nietzsche
19Kiel, le 26 février 72.
20Mon cher ami.
21Cela fait longtemps que je t’aurais bien serré la main à nouveau-par écrit – mais j’étais encore dans une de ces périodes où tout en étant en parfaite santé, je me sens paralysé et gelé dans ma cervelle comme Ovide à Tomes : on ressent alors le fardeau et la lourdeur de l’existence comme une torture, et on ne mène plus que cette existence exotérique qui conduit des compagnies ennuyeuses des bistrots déserts à un esclavage philologique obtus. Passons ! Ah, mon cher ami, je pense mille fois à toi, et j’y pense avec le plus de cœur quand le soir je vais me promener dans le grand bois de hêtres qu’habitent dans la lumière mourante la solitude et les rêves consolants. Je te renvoie ci-joint tes trois lettres. Les deux premières m’ont donné un aperçu profond, comme aussi celle de Ritschl, mais qui est plus étrange. Il faut encore que je dise quelques mots sur la recension qui a échoué, car ils concernent aussi la conception même du livre. Je comprends très bien ce que tu apprécies tant dans la conception philologico-historique de Burckhardt. Ceux qui voient les choses superficiellement, comme Ritschl, peuvent en fait presque avoir cette pensée étonnante qu’on prêche ici l’abjuration monacale de « la raison et la science12 ». Contre cela, la valorisation scientifique du livre par quelqu’un qui a une vue pénétrante est très réconfortante. Peut-on, à l’encontre de l’affairement vulgaire en quoi consiste chez nous le « sérieux de la vie », donner une plus grande valeur que nous – je me compte avec toi- à une vie contemplative ? Mais est-ce qu’en même temps nous n’avons pas le droit de déplorer l’affadissement de l’affairement qui s’en tient à ce qu’il y a de plus manifeste dans la manifestation ? et d’aspirer à une civilisation dans laquelle la πρᾶξις13 serait davantage qu’un mouvement de moulin qui tourne à vide, et où la contemplation serait plus que la description de l’éternellement Un qui fait peau neuve à chaque instant comme un serpent ? Serions-nous donc assez fous pour vouloir extirper de ce temps, tel qu’il est, l’alexandrinisme ? Qu’y avait-il donc de plus noble à l’époque des Diadoques que les bons vieux Alexandrins ? Mais ne peut-on imaginer et appeler de ses vœux une civilisation dans laquelle les plus nobles vaudraient plus que les plus doctes ? C’est pourquoi je pense qu’une mise en valeur particulière de l’aspect philologico-historique du livre n’est pas vraiment indiquée. C’est bon pour des résignés, comme B<urckhardt>, mais non pour ceux qui voudraient s’approcher eux-mêmes du point de vue du livre. Il ne serait pas non plus juste de mettre en valeur l’« entreprise », aussi diplomatique que ce soit. D’abord, la volonté singulière ne peut pas faire grand-chose dans le mouvement formidable de la roue du monde, tant qu’elle ne représente pas une multiplicité de volontés. Mais si on admet que l’invitation conduit directement à l’action, alors, je le crains, le vieux Ritschl aurait raison ici : nous favoriserions un incroyable dilettantisme, ce dont nous garde le saint Goethe ! En effet, avec son côté incroyablement paradoxal pour le point de vue habituel des braves gens, le livre doit paraître beaucoup plus mystique qu’il ne l’est dans sa conception : et la manière dont Ritschl y a lu une sorte de théorie de la négation doit certainement convenir à certains. Mais en quoi ce livre exprime l’attente d’une réconciliation entre notre civilisation savante sécularisée et la plus profonde mystique, l’unification de l’ἕν et du πᾶν14 dans le mythe, le dépassement à la fois de la mystique et du rationalisme dans l’art, et comment il indique que tout ceci a eu lieu dans l’antiquité grecque ; en quoi il nourrit l’heureuse espérance que la nature la plus haute nous accordera dans l’âge mûr ce qui a été donné au berceau des bienheureux qu’elle chérissait, il faudrait dire tout cela d’une manière ou d’une autre. Ainsi il faudrait éviter autant la froide connaissance philologique que l’entreprise qui n’est pas encore accomplie, et qui pourrait également naître de malentendus : d’abord l’éveil du profond besoin d’une culture humaine complète, et l’élément impératif dans la connaissance de l’hellénité. Est-ce que l’Allemagne n’a pas déjà été aussi loin ? Mais qui ressent encore aujourd’hui la torture obscure de l’unité contradictoire de l’Un et des individus ? et quand il la ressent, l’Allemand rêveur a-t-il une autre voie que la fuite en arrière mystique au cœur de l’Un du père primitif ? Que ce ne soit pas là que conduit notre chemin, même R<itschl> ne s’en est pas rendu compte, lui dont la lettre est pleine des plus étonnants malentendus. Qu’entend-il par exemple par « individuation » ? Ça semble presque être quelque chose comme « temps présent » ! Pour réjouir le « cœur » je t’envoie en même temps la lettre du « lecteur moyen » Zarncke : il n’y a rien à en dire de plus, sinon combien cette banalité est vexante ! Que bien sûr je n’avais pas même évoqué le « cours de mes pensées », ni des tiennes, dans cette lettre, un tel « practicus »15 ne s’en rend pas compte.
22À propos : le 22 mai ! Comme ce jour tombe pendant les vacances de la Pentecôte, nous voulons nourrir l’espoir de belles fêtes de jubilé : je ne vois pas ce qui pourrait empêcher que je me l’« accorde », à part ce fichu argent : et je n’en ai que le minimum. Tu ne t’imagines pas comme un professeur gagne incroyablement peu. Il est vraiment temps que je devienne quelque chose ! « Mais je commence à philosopher », et c’est pourquoi je brise là en exprimant ma sincère et haute considération
23votre serviteur dévoué16
24e.r.
25Écris-moi Bientôt
Nietzsche à Erwin Rohde 17
26Bâle vendredi <15 mars 1872.>
27Enfin, très cher ami, voici de nouveau une lettre de moi. Ne sois pas surpris ; il m’a fallu, il me faut encore penser à bien trop de choses. Au milieu de mes charges, de mes doubles charges professionnelles, j’avais encore à préparer 6 conférences sur les établissements d’enseignement18. Ce sera mon deuxième ouvrage et tu l’auras en main, j’espère, au plus tard avant le milieu de l’année. Il est entièrement exhortatif et, si on le compare avec la « Naissance », il faut le qualifier de « populaire » ou « exotérique ». J’entends bien me procurer le plaisir de l’adresser, avec une puissante introduction, à la « Société de philologie » de Leipzig. Tu comprendras certainement, sous tous ses aspects, le sens de ce propos... Quant à l’effet produit ici, je suis extrêmement satisfait, j’ai les auditeurs des deux sexes les plus sérieux et les plus attentifs, ainsi que presque tous les meilleurs parmi les étudiants. Quand j’évoque mes espoirs et mes projets, tu es toujours présent à ma pensée, à tel point que dernièrement j’en ai ressenti quelque irritation et me suis dit : « Toujours Rohde, lui seul et personne d’autre ! Que le diable l’emporte ! » Mon cher et fidèle camarade, il nous faut maintenant chercher à combattre ensemble pour nous frayer un chemin. Puissé-je, une fois encore, avec mes pensées sur les établissements d’enseignement, obtenir cette sympathie et approbation inconditionnelles qui m’ont tant réconforté lors du baptême de mon premier-né ! Comme je suis triste de ne pouvoir te présenter toutes ces choses qu’une fois imprimées, alors qu’au fond il faudrait que de tout cela, mot après mot, nous nous entretenions oralement, que sur tout cela nous échangions nos pensées et vivions ensemble nos expériences ! Il viendra bien un jour où les choses seront autrement ; j’en suis convaincu.
28Quoi de nouveau maintenant pour moi ? Reçu de très bonnes lettres, et pour le moins surprenantes, sur mon livre, par ex. de Romundt19 ; certes fort métaphysique ; il travaille en ce moment à un mémoire – sur quoi ? bien entendu sur « la chose en soi », et il me le dédiera. Ensuite de Franz Liszt (tout à fait surprenante), de Hans von Bülow, du capitaine von Balingand, de Gustav Krug, du dr. Hagen de Berne20 ; en outre j’ai su beaucoup de choses par les amis de Tribschen, notamment que la renommée du livre s’étend maintenant de Moscou à Florence, que partout on l’accueille avec beaucoup de sérieux et d’enthousiasme. Bref il se constitue autour de lui une petite communauté – seuls nos braves philologues gardent le silence – inertes – apathiques – mum ! mum ! comme il est dit dans les traductions de Shakespeare21.
29Au demeurant je comprends bien ce que tu me dis à la fin de ta lettre, et c’est pourquoi je te demande une fois encore si tu as envie d’écrire un plus long article dans la Norddeutsche Allgem. (supplément dominical), ou d’envoyer une lettre au rédacteur en chef du Rheinisches Museum pour qu’elle y soit publiée. Ces deux possibilités me semblent mériter réflexion. Nous ne devons pas craindre de choquer les philologues et je m’efforce à présent de tout envoyer, autant que faire se peut, à la bonne adresse. Une autre idée serait d’expédier la lettre sur mon livre à la Société Wagner de Berlin, naturellement pour qu’elle soit publiée dans la Nordd. Allgem. Je pourrais aussi te suggérer d’annoncer une conférence pour la prochaine réunion annuelle des philologues. Tous ces projets sont à peu près aussi scandaleux les uns que les autres. Mais à quoi bon se montrer timide lorsqu’on a quelque chose de juste à dire ?
30Le mieux de tout serait d’ailleurs peut-être d’adresser sur le livre une lettre ouverte à Richard Wagner, d’environ 40 pages et joliment imprimée chez E.W. Fritzsch. Il faudrait que pour cela tu te présentes au double titre de philologue et de professeur ; ce pourrait être sous forme de petite dédicace pour le jour de l’inauguration solennelle de Bayreuth. Un témoignage rendu dans ces circonstances ne manquerait pas de publicité
31C’est là certainement l’idée la plus acceptable. Écris-moi donc un mot pour me dire ce que tu en penses. Et maintenant porte-toi bien, mon cher camarade de guerre et de paix
32Ton ami fidèle qui, à présent, prend les armes pour déjeuner
33FN.
Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff à Carl Ludwig Peter
34Markovitz, mars 1872
35Monsieur le Recteur22,
36Quinque dies tibi pollicitus me rure futurum sextilem totum mendax desideror23. J’aimerais qu’il me fût possible de m’excuser comme Horace, ou bien qu’il me fût seulement possible de n’avoir pas à m’accuser autrement que lui. Mais je n’étais pas obstiné au point que ma conscience ne se soit manifestée de temps en temps, toujours plus fort : pour me pousser au repentir, le pur hasard a voulu que la lettre de Madame le Recteur soit arrivée ici en même temps que moi. J’y étais jugé avec mansuétude, et je ne suis pas encore devenu diabolique au point que le reproche ne m’atteigne pas d’autant plus qu’il est exprimé de façon plus imperceptible. Que je n’aie pas dit tout de suite pater peccavi24, cela tient aux péripéties de mon hésitation, et aussi à l’histoire de ma vie de nature morte durant la période où je m’étais soustrait à votre regard – car vous croirez bien que ce n’est pas seulement par indolence irréfléchie que j’ai gardé le silence ; du reste je n’en attends ni excuse, ni pardon ; au temps de dire si, et quand, je pourrai me racheter de cette faute.
37De retour au travail, et désirant suivre ma route paisible, je me suis figuré pouvoir donner une preuve éloquente de mon activité. Face à la production autosuffisante fondée sur l’encensement mutuel qu’on voit vraiment pousser comme des champignons chez la plupart des jeunes philologues, je n’ai pas cru pouvoir supporter le semper ego auditor tantum 25. La possibilité d’écrire dans Hermes26, à laquelle je ne croyais pas, m’a été proposée comme une invitation ; c’était assez stupide, mais je voulais d’abord excuser ma calcification trichinée en faisant allusion à mes débuts littéraires. Mais heureusement je suis rapidement venu à bout de mon ambition. Face aux exploits éternels des héros de la science, la misère de l’infantile philologie moderne, telle qu’on la pratique à Leipzig, s’en tient à la tecta merces fidelis silentii27. Et pourtant, j’avais été préparé au dernier séjour par quelque chose qui au moins m’était familier. Facit indignatio versum28. Déjà la grande misère des derniers Acta societ. philol. de Ritschl, qui s’en prennent aux poètes grecs, m’a vraiment donné envie d’accorder aux garçons de ces messieurs qui s’en prennent aux poètes grecs (Ritschl étant d’ailleurs parmi eux, et ne valant vraiment pas mieux) une petite indication tirée du petit Krüger, et de la praefatio de Porson à Hécube29 ; et c’est seulement la considération du fait que je n’étais pas compétent dans d’autres domaines, que les autres avaient abordés, qui m’a retenu. L’incroyable insolence avec laquelle se mêlent ignorance et verbiage dans le livre de Nietzsche, la terrible publication qui, telle un phénix, avait été auparavant annoncée dans les cercles de ses « amis », a brisé tous mes scrupules. Maintenant, j’ai dû écrire de telle manière que les Göttinger Gelehrten Anzeigen n’ont pas accepté la critique que j’en ai fait, et au fond je leur donne raison, car il n’y a pas un homme sérieux qui puisse lire plus que la première page d’un tel bavardage. Mais que quelqu’un qui donne des preuves si puissantes de son arrogance, que seule surpasse son ignorance, ait une chaire, c’est vraiment trop fort. Si, contre toute attente, ma critique devait être imprimée, vous pourriez difficilement approuver mon ton ; mais vous l’approuveriez si vous lisiez ce livre lamentable. J’aurais sans doute été plus modéré, si on n’y trouvait pas des calomnies de fripon à l’encontre d’Otto Jahn30, et si je ne savais pas que F. Nietzsche exprimait encore en 1868 son « éternelle vénération » pour O.J. en termes excentriques31.
38Mais il y a encore une chose qui m’a incité à me taire ; toutefois je n’ai pas le droit, et je ne peux pas en parler ouvertement ; il est possible que cet été déjà je puisse, peut-être, devenir « attaché scientifique de légation » dans un poste qui va nouvellement être créé. En considérant le fait que mon ami Lüders a pris le poste de U. Köhler à Athènes, j’ai été tenté. Maintenant je ferais bien marche arrière, car le sentiment de ma liberté me serait cher. Il est certes inconfortable de se trouver comme je le suis dans une telle incertitude, même pour mon proche avenir. Bien sûr, l’avenir le plus proche est très clair et très désagréable : les six semaines de service militaire commencent le 1er avril. L’avenir lointain est plus agréable et plus sûr : il semble en fait qu’on estime déjà établi dans les milieux qui décident que j’aurai bientôt mon habilitation en philologie32. Naturellement, dès que j’aurai vu les postes classiques et que j’aurai rempli les trous en paléographie, je m’y mettrai à deux mains. Car je vais sans doute toujours retomber dans la philologie, prise au sens le plus restreint du mot. Si en plus j’ajoute que j’avais depuis Noël, et que je vais continuer d’avoir une activité qui n’est pas précisément intéressante, mais pas non plus inutile, de correction des épreuves pour le παρθένιον λόχευμα33 de mon ami Lüders, et si j’ajoute que j’ai vécu tout à fait solitaire et caché à Berlin, exactement comme je l’avais dépeint, mais à un bien plus haut degré encore, et que, sans aucun but précis, j’ai lu et presque désappris d’écrire, alors j’en aurai fini avec ma confession, mes aveux...
39Et maintenant je suis assis ici, me gavant en prévision du jeu militaire qui m’épouvante justement parce que c’est un jeu. Et il était assez nécessaire que je me gave : d’ailleurs cela va très bien. Heureusement, mes parents et les « Hugos », c’est-à-dire ma belle-sœur et Hildegart, qui n’oppose guère de résistance au déménagement, à cause de ses deux grands-pères et trois grands-mères (dont une arrière grand-mère), vont aussi bien que possible vu les circonstances. Georg, qui était ici à Noël, évidemment pour très peu de temps seulement, nous a fait bien plaisir. Il a vraiment changé à son avantage, mais non dans son apparence physique. Je suis loin d’être indulgent, et même plutôt exigeant, mais il a totalement dépassé mes espérances. Il ne se sent pas très bien à Metz, et il a beaucoup à faire – je suis assez méchant pour ne pas avoir pitié de lui.
40Si je ne vois personne d’autre que des portiers à Berlin, excepté Engel de temps en temps, cela tient à ma manière de vivre. Mais Corssen34 – vous savez sûrement qu’il a refusé une proposition pour être professeur à l’université de Bonn, qu’il a lancé l’impression de son livre sur les Étrusques, et qu’il va en Italie début avril. Étant devenu tout à fait étranger à ces études, je ne peux partager la méfiance qu’on éprouve de façon générale contre le domaine italique des Étrusques, sans pouvoir croire pour autant que les énigmes les plus essentielles de ce peuple – qui déforme tout – puissent être résolues de façon définitive par une explication de son origine et une lecture partielle des inscriptions. Étant donné vos dispositions, je n’ose pas vous poser la question, cela laisserait croire que j’attends une réponse de votre part. Mais j’en ai maintenant perdu le droit. Heureusement, je sais que chez vous à la maison cela va aussi bien que possible. Si dans mon prochain avenir quelque chose devait se décider, je n’omettrai pas de vous en informer. Je sais bien que, en dépit du fait que j’ai manqué à mes responsabilités, je n’ai pas perdu une sorte de droit de domicile dans votre maison, de même que d’un autre côté aucun de vous ne doute de ce que je reste inchangé dans ma fidélité et ma reconnaissance,
41votre Ulrich v. W.M.
42En souvenir de mes péchés de Graef, j’ajoute encore en post-scriptum la prière de transmettre individuellement mes salutations à tous.
Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff à Carl Ludwig Peter
43Berlin, 3 avril 72.
44Monsieur le Recteur,
45Si cela pouvait soustraire quelque chose à l’énormité de ma culpabilité, qu’aujourd’hui à mon premier jour de service, où vraiment j’ai accompli mon service, je vous envoie, entre sommeil et veille, mes vœux, dont je vous prie de ne pas évaluer le caractère cordial au manque total d’humour que doit nécessairement laisser percevoir la plume qui vient à l’instant d’être tourmentée par la rédaction de listes d’escouades et de relevés de numéros de fusils. Oui, si cela pouvait compter, mais justement, que sera tout papier que je pourrais écrire maintenant ! Beurk ! ça doit sentir la caserne ! Toutefois, j’ai bénéficié d’un trop grand crédit pour ne pas devoir vous faire parvenir, même en ces circonstances, l’ombre d’une lettre qui vous signale que mes pensées s’envolent encore de temps en temps jusqu’à vous, par-delà l’horizon du casque qui cerne mon front.
46Mais pour le reste, mon esclavage m’empêche de vous en dire plus. Ah ! ceci n’est hélas pas une simple phrase. Et c’est durant une telle période que je dois encore polir et réfréner mon invective contre Nietzsche que je vais faire paraître en brochure – ce genre de choses semble toujours devoir se passer en même temps.
47Je remarque bien que j’écris sans être constructif, et j’espère que je serai plus compréhensible quand je pourrai vous envoyer le cahier fielleux dont je vous parle. Alors mon avenir sera sans doute décidé. Comme le docteur Schöll35 est parti comme professeur à Greifswald, j’ai été ici plusieurs fois invité – mais naturellement pas de manière officieuse, à passer déjà maintenant mon habilitation ; cependant, je ne suis guère en mesure de terminer mon texte d’habilitation dans les temps, et je redoute aussi encore un peu la chaire, si bien que je peux certainement considérer que ceci n’arrivera pas. Cela doit seulement vous montrer que je reste le vôtre, même dans la métamorphose actuelle qui est si peu homogène à ce que je suis. En vous priant de saluer les vôtres, et en vous assurant de mon attachement constant et très reconnaissant, je vous adresse encore une fois tous mes vœux.
48Votre Ulrich v. W. M36.
Nietzsche à Friedrich Ritschl37
49Bâle 6 avril 1872
50Très vénéré monsieur le conseiller privé,
51j’envoie aujourd’hui à Leipzig quatre anciens élèves et auditeurs et j’aimerais les aider un peu à suivre le chemin qui les conduirait dans votre voisinage ; afin que plus tard, mûris sous votre férule et stimulés par vos encouragements, ils reviennent à Bâle comme de solides « anciens étudiants ». Car ce qui doit m’importer avant tout dans la chose est que notre initiation philologique ici ne concerne pas seulement des étudiants des premiers semestres ; un semestre d’été comme le prochain, pour lequel on peut prévoir peu d’étudiants, a plus de prix pour moi que maints semestres plus riches, dès lors que je sais que dans l’intervalle des Bâlois de qualité mûriront ailleurs – c’est-à-dire chez vous – et y gagneront plus de sagesse.
52Ayez donc égard, vénéré monsieur le conseiller privé, à ces quatre. Il y a là monsieur von der Mühl, dont le frère est à Leipzig votre privat-docent ; c’est un étudiant qui mérite confiance et qui a fait ses preuves ; à la fin il fut le senior de notre séminaire. Ensuite M. Achermann, anciennement théologien catholique à Lucerne, une tête qui pense et un caractère rigoureux ; puis M. Hotz, avide de s’instruire et qui promet beaucoup ; enfin M. Boos, qui aime les livres et l’histoire sous toutes ses formes, et qu’il faudra peut-être utiliser comme bibliothécaire. Puisse de la sorte vous être recommandée cette petite troupe !
53Au moment où je vous écris et où je songe à la date, je m’avise que le jour où je m’adresse à vous par lettre doit être précisément celui de votre anniversaire. Je suis tenté de voir dans cette coïncidence un bon présage pour nos Bâlois ; ainsi, sur leurs quatre pieds, ils pourront en chair et en os vous présenter mes vœux et rappeler à votre souvenir l’élève et le disciple qui, éloigné, se sent pourtant près de vous – lui qui ne viendra pas à Leipzig pour la Pentecôte et ne pourra sans doute vous saluer en personne avant l’automne.
54Pour la belle lettre détaillée que vous m’avez écrite sur mon livre je vous dois un grand merci, d’autant plus qu’au fond je l’ai provoquée par une déplaisante insistance. Mais je voulais absolument savoir comment vous réagiriez à mon livre. Je le sais maintenant et suis tranquillisé, non pourtant tout à fait. Mais je ne veux point en traiter par lettre. Plus tard vous verrez ce que je veux de façon plus évidente et plus claire quand paraîtra mon écrit « sur l’avenir de nos établissements d’enseignement ». En attendant j’exprime ma conviction qu’il faudra aux philologues plusieurs décennies avant de pouvoir entendre un livre si ésotérique et scientifique au plus haut sens. Au reste il va en paraître bientôt une seconde édition.
55Gardez un bon souvenir de moi et présentez à madame votre vénérable épouse les meilleurs compliments de votre
56dévoué
57Friedrich Nietzsche.
Erwin Rohde à Nietzsche
58Hambourg, le 10 avril 72.
59Tu te seras certainement impatienté mon cher ami, en attendant la réponse à ta dernière lettre (qui m’est du reste arrivée en retard, car j’étais déjà à Hambourg). J’avais considéré toutes les possibilités qui y sont proposées, et je me serais déjà décidé, si je n’avais pas vu que ce voyage pendant les vacances, avec toutes ses célébrations, et la nécessité de me préparer au collège et au séminaire – que je dois prendre en charge en partie – ne me laisserait pas de temps pour réaliser quelque plan que ce soit. Tous les chemins sont du reste problématiques – à part la recension toute simple, mais absolument sans effet, dans la N.A.Z. Il ne faut sans doute pas penser non plus à une intervention lors du coll<oque> des philol<ogues>. Je n’irai absolument pas à ce colloque qui se tient à Leipzig pendant les vacances, même si je ne vais pas à Bayreuth. Quant aux autres possibilités : lettre au Rhein. Museum, lettre à l’Association Wagner de Berlin, lettre ouverte à Wagner lui-même, elles exigent toutes, en ce qui me concerne, qu’on intervienne avec la force de l’autorité, sans quoi il sera très difficile de ne pas se rendre quelque peu ridicule. Mais comme je ne peux ni ne veux supporter ce silence désolant sur ton livre, j’ai finalement trouvé que la meilleure solution est celle qui t’a aussi paru être la meilleure : c’est la lettre à Wagner. Mais en tout état de cause – et c’est cela qui peut éventuellement être gênant – il faudrait que la lettre ne soit envoyée à Wagner que pour l’attention que cela va susciter, car en fait je n’ai aucun droit à le haranguer. Ainsi, envoyé à Wagner comme au patronus causae38, l’écrit devrait en fait s’adresser à messieurs les philologues, pour leur demander d’apprendre de ton livre que, s’ils arrêtent de se payer de mots, ils pourraient devenir les gardiens d’une éducation plus noble, et qu’il n’y a que chez les Grecs qu’ils pourraient trouver le modèle sur lequel se guider. Comment arranger la lettre à Wagner et tout le reste, on ne le saura sans doute qu’en en faisant l’essai. Mais pour pouvoir « plaisanter » avec Wagner, je lui ai finalement écrit directement, naturellement, sans rien dire encore d’une telle lettre ouverte – pour conserver la res integra 39 – et je ne lui ai parlé que de ma vénération en général. Après coup, avoir entrepris une telle lettre me donne un heartpang40. Quand on tâtonne en dehors de son domaine, on apparaît si vite comme un dilettante importun : c’est une espèce abominable. La lettre est partie avant-hier.
60Ainsi, cher ami, s’il ne me vient pas soudain une illumination meilleure, on en restera à cette lettre ouverte. Il faut que tu fasses preuve de quelque patience – pas trop. Je dois commenter Pindare, faire commenter Properce en séminaire, et enfin écrire un livre de philologie d’une plus grande ampleur. Maintenant, j’espère aussi qu’il va faire soleil ; avec ce ciel couvert, je ressemble à un corbeau de brume : κρώζω41. Je n’ai pas l’esprit libre, comme tu t’en rends compte sans doute. Ma carrière ne bouge pas d’un poil, on m’exploite à Kiel, et on fait de moi un rien du tout- à cause de ce fichu népotisme holsteinien : Olshausen + Forchhammer + Karsten et autre vermine42. Et ainsi je vis aux dépens de ma mère. Avec ces soucis, d’autres espoirs déçus s’envolent comme des chauve-souris ; quand donc cessera-t-on de vouloir être heureux ! – Basta, et je me redonnerai du courage avec le soleil d’été. Dis-moi – sans te venger de ma négligence épistolaire-ce que tu entends en privé sur l’effet de ton livre, et ce qu’on fait à Bâle (envoie-moi pour une fois une véritable lettre où tu racontes les choses) et dans le reste du monde, et aussi que tu es mon ami. Avec toute ma fidèle affection.
61Ton E.R.
62Dis-moi aussi ce que tu penses de la lettre ouverte ! il serait très bon que tu détailles un peu ton opinion sur le contenu.
Nietzsche à Erwin Rohde 43
63<Bâle, > jeudi <11 avril 1872, ou un peu plus tard>.
64Très cher ami, pour que la magie de l’espérance te donne un peu meilleure humeur, je t’expose d’abord, en réponse à ta lettre, la combinaison que je viens, il est vrai seulement en pensée, de mettre sur pied pour toi et ton métier, autrement dit ton gagne-pain. Je songe, en effet, à la manière dont tu pourrais, à la Saint-Michel, hériter tous les honneurs et les émoluments de mon professorat, en me succédant dans toutes mes fonctions. Car en ce qui me concerne moi-même, je vais regagner l’hiver prochain la patrie allemande, ce qui signifie qu’invité par les Sociétés Wagner des grandes villes je ferai des conférences sur les représentations solennelles des Nibelungen – il faut que chacun précisément accomplisse ce qui est son devoir et, en cas de conflit, ce qui est davantage son devoir. Mais si je m’éloigne ainsi un hiver de l’université, je profiterai sûrement alors du vide qui se créera de la sorte pour aller deux ans dans le Midi. Afin de réaliser cette entreprise, je me démettrai de mon poste de telle façon que tu sois mon successeur à tous égards ; mais si l’université, comme je le crois, me veut du bien, elle m’accordera, sauf, bien entendu, le traitement, le titre et la dignité de professeur ord<inaire>, sans préjudice et tout à fait indépendamment de la chaire qui te serait octroyée. As-tu envie de te faire à l’idée de cette combinaison ? – Comme je viens de te le dire, ne vois là qu’une esquisse sur laquelle nous nous entendrons. Pour ma part, avec les derniers restes de mon patrimoine, environ 2 000 thalers, je pense pouvoir vivre encore 2 ans 1/2 – et ce qui viendra ensuite. Dieu le sait, et pour l’instant je n’en ai cure. Quelle céleste jouissance que de ne point pérégriner vers le Midi à titre de boursier, les yeux tournés derrière soi vers quelque ministère impérial ! Mais il faut avant tout que je sache si, le cas échéant, tu es prêt. La décision devrait être prise fin mai.
65Tu m’as réjoui le cœur et fait grand plaisir en envoyant ta lettre à Wagner. Pour le meilleur et le plus noble de ce que nous voulons, nous autres, nous n’avons à présent que lui comme protecteur ; c’est donc à lui que revient de plein droit, en offrande sacrificielle, tout ce qui pousse sur notre propre terreau. S’il est quelque chose que je supporte mal, c’est précisément que tu sois loin ; il faudrait qu’ensemble nous ne cessions de nous édifier à son contact et d’avancer dans la connaissance de ses œuvres. Devant mon regard ébloui le cycle des Nibelungen émerge de plus en plus – comme une chose incroyablement gigantesque et parfaite, et sans égale. Mais l’approche de tels ouvrages est malaisée ; c’est pourquoi, lorsqu’on croit en avoir beaucoup senti et compris, on ne peut aussi qu’en parler – d’où mon projet pour l’hiver.
66En ce qui concerne ta lettre ouverte à W. je te souhaite joyeuse et heureuse réussite. Considère, je te prie, en quel temps tu témoignes en faveur de W. ; plus tard je pourrai quelque jour te montrer de façon évidente à quel point ce fut là un des moments les plus complexes et les plus stimulants, dans lesquels tout véritable signe de compréhension et de sympathie est un baume adoucissant.
67Ci-joint une série de lettres, de Romundt, de v. Baligand (camérier du r<oi> d<e> B<avière>), de Franz Liszt, de Gustav Krug, du prof. Hagen de Berne, de Schuré, de Florence, de la comtesse Krokow, de Mme Mathilde M<aier>44. Je pourrais encore citer une très aimable lettre de la femme du ministre von Schleinitz, de Berlin, une de Mme von Meysenbug45, de Florence, etc. Hans von Bülow, que jusqu’à présent je ne connaissais pas du tout, est venu me voir ici et m’a demandé l’autorisation de me dédier sa traduction de Leopardi (fruit de ses loisirs italiens). Il est si enthousiaste de mon livre qu’il en emporte un grand nombre d’exemplaires en voyage pour les distribuer autour de lui. Il y aura bientôt une deuxième édition. Cela dit il n’a encore paru sur lui aucun compte rendu, pas même une annonce pour les libraires – le succès ne dépasse pas le cadre familial. Dohm, rédacteur en chef du Kladderadatsch est, lui aussi, un « enthousiaste » et il lui consacrera un article – peut-être le premier, ce qui risque de paraître touchant et ridicule. – Seuls gardent le silence nos fous de philologues – la lettre de Ritschl manquait de franchise et, de surcroît, ne signifiait rien du tout.
68Windisch s’est fiancé, à Leipzig, avec la fille de Roscher46 – quelle belle ascendance !
69Gersdorff, comme toujours, est fidèle, actif et bon ; il entretient à présent avec Tribschen, de façon suivie, la plus fructueuse correspondance. – Au surplus, mon bon et cher ami, pour répondre à l’appel du destin, ne manquons point d’être à Bayreuth le 22 mai ! Et cet automne, si ma combinaison réussit, tu en seras le bénéficiaire ! Viens donc, mais écris-moi d’abord. Pour tout ce que tu entreprends reçois la bénédiction de ton ami qui t’aime et qui de tout son cœur se dévoue pour toi.
70Frd. Nietzsche
Erwin Rohde à Nietzsche
71<Kiel, mi-avril 1872.>
72Mon cher ami.
73Merci beaucoup pour ton aimable lettre, et ce soir, comme je suis très fatigué, je ne ferai qu’une réponse sommaire sur le noyau qui concerne les affaires. Ah oui : « gagne-pain »47 ! j’ai honte en fait de t’avoir importuné, ne serait-ce que par une allusion à de telles misères, toi qui te trouves justement sur le point de construire sans peur ta vie dans un grand style, comme l’Esprit te dit de le faire. Bien sûr, il faudrait pouvoir se couper de la vie ; mais bien sûr il faut, pour pouvoir mépriser les froncements de nez des philistins, un fonds d’esprit et de caractère que tu es capable d’opposer à ces larrons. Tu n’as sans doute pas manqué de réfléchir à ce que tu m’annonces si brusquement et qui me surprend passablement, en particulier s’il ne serait pas possible de conserver vacant ton poste à Bâle, malgré ton absence intermittente. En effet, on peut très bien penser que le reste de la confrérie académique te déclare la guerre après ton apostolat itinérant. Οὐ χρὴ γόνον λέοντος ἐν πόλει τρέφειν48 a toujours été le mot d’ordre de ces nobles personnes. Bien sûr je ne sais pas si, par amour pour l’inclination de ton génie, tu ne veux pas, avec un courage téméraire, te moquer de toute la majesté académique, ni quels plans à long terme tu as pour Bayreuth. Je voulais seulement dire ceci : il ne faut à aucun prix renoncer au poste de Bâle, si, sans que tes autres plans en soient affectés, on peut le conserver pour toi. Et je te prie instamment de ne pas omettre ici quelque chose qui est favorable à ton intérêt par une noblesse de cœur tout à fait déplacée. Les Bâlois seraient en tout cas totalement insensés de te laisser partir comme cela ; ils doivent certainement très bien savoir que tu ne peux être remplacé d’aucune manière. En supposant que tu as soupesé tout ceci la tête froide, et sans me causer le souci d’avoir le moindre égard pour mes idées de courtisan, la question se pose pour moi de la manière suivante : est-ce que ton départ, qui paraîtra quelque peu brusque au moins aux Bâlois, te semble facilité par le fait que tu peux tout de suite présenter quelqu’un dont tu peux garantir la bonne volonté, etc.? Dans ce cas naturellement j’accepterais absolument, si on veut de moi. Mais justement : si on me prend ! Mais par un fichu coup du sort je me trouve entre les deux chaises avec lesquelles le véritable « ambitieux » académique aime à faire son charmant petit jeu de bascule, mais qui pour ma part me fait éprouver une impression très désagréable. Un collègue qui revient juste de Berlin a appris en termes assez imprécis de la part d’Olshausen que ma nomination comme extraordinarius y est une affaire décidée. Évidemment, l’universa academia en a aussitôt eu vent. Si cette nomination arrivait avant l’éventuelle proposition de Bâle : que faire alors ? Se récuser serait ridicule, et d’un point de vue moral ce ne serait pas possible à l’égard de Ribbeck et des efforts qu’il a fait ; et troisièmement ce serait très imprudent, car il serait alors probable que l’un et l’autre me filent entre les doigts. Mais si la proposition de Bâle pouvait arriver avant cette nomination – et je suppose qu’on n’a pas une hâte furieuse de me promouvoir à Berlin – cela me demanderait évidemment toujours, au moins à l’égard de Ribbeck, une certaine résolution, mais au moins je peux promettre de façon décidée (si les conditions qu’on me propose ne sont pas tout à fait lamentables) que je quitterai les perspectives que j’ai ici, et que, en m’appuyant sur le côté « exploitable » de la réputation de Bâle, je n’irai pas à Berlin (ce que Ribbeck va certainement exiger), mais à Bâle. Tout ceci est purement hypothétique, puisque, même s’il était certain que tu veuilles quitter ton poste à Bâle, il n’est pas certain que Vischer m’acceptera vraiment. En voilà assez pour aujourd’hui ; de telles choses sont ennuyeuses et gênantes. Je ne te renvoie pas tes lettres avec cette lettre d’affaires, car je te les renverrai plus tard, lorsque je t’écrirai à propos de choses plus innocentes. Donne-moi bientôt de tes nouvelles, très cher ami, et sois assuré que mes dispositions restent inchangées.
74Ton E.R.
75Naturellement, je me garde bien de laisser entendre la moindre chose de tout cela ici, même comme quelque chose qui apparaîtrait dans un horizon lointain. Je serai dans une situation beaucoup plus facile à l’égard de Ribbeck, si je le surprends tout de suite avec un fait accompli.
Erwin Rohde à Nietzsche
76Kiel, 30 avril 1872, 11 h 10-Bâle, 12 h 40
77Professeur Nietzsche Bâle
78Salve friderice care amice professer te salutat 49.
Nietzsche à Erwin Rohde 50
79Bâle 30 avril 72
80Mon bon et cher ami, voilà un vrai télégramme de bonheur, qui répand de toutes parts lumière air chaleur et bien-être en Dieu et chez les hommes ! Songe que justement ces jours-ci je souhaitais de tout cœur un brusque tournant comme celui-là, car tout d’un coup j’avais peur que mon amitié te réussît mal et, malgré notre camaraderie, que tu pusses m’en vouloir. Je me disposais tout juste à t’écrire pour te prier instamment de ne rien entreprendre qui pût indiquer une trop grande familiarité avec moi et surtout avec Wagner ; car dès à présent, je le crains, l’affaire du Zentralblatt a pris, avec une certaine nuance comique, assez d’importance pour pouvoir irriter tel ou tel contre nous. À présent que, comme deux chevaliers brandissant leur écu, nous nous tenons droits au milieu de la confrérie universitaire tels de loyaux compagnons d’armes et que, pour une fois, la « nécessité vitale » ne se fait pas sentir, nous sommes en droit de montrer derechef plus d’audace pour faire peur aux gens, – en vertu du dicton : « Qu’est-ce qui fait plus peur qu’une flûte ? – Deux flûtes ! »
81En ce jour c’en est fini de Tribschen51. Comme sous de véritables ruines j’y ai encore vécu quelques journées ; de mélancoliques journées. Il fut beaucoup question de toi dans nos conversations et j’ai entendu parler aussi de ta « profonde, importante et émouvante lettre » ; aussitôt qu’il aura retrouvé un peu de paix, W. t’écrira. En attendant il me charge de te dire à quel point il te remercie, et il souhaite fort que tu acceptes son invitation à Bayreuth le 22 mai. On t’a compris et dans ce cercle tu es assuré à jamais de la plus cordiale sympathie. Ah ! quel immense flot de sympathie monte maintenant de ce centre ! Et comme unique est notre chance, nous qui ne sommes pas contraints de rester à l’extérieur !
82J’ajoute que le premier compte rendu de mon livre a paru, et de très bon aloi – mais où donc ? dans une revue italienne, la Rivista Europa 52 ! C’est beau et symbolique !
83En revanche on m’a déjà fait savoir qu’aux yeux de mes collègues les vrais spécialistes je passe à présent pour ridicule, ridicule et impossible ; en raison de quoi, par ex., au niveau de la correspondance je ne bénéficie plus de l’usuelle civilité. Ainsi l’Index du Rhein. Mus. vient de paraître – imagine-toi que ni Ritschl ni Klette ne m’ont adressé le moindre remerciement pour ce travail de chien que j’ai effectué gratis ! Déjà mon article sur Homère53 (bien que non publié) a provoqué cette appréciation : « Encore un pas de ce genre, et pour lui c’est la ruine. » À cette engeance dont l’effronterie croît chaque jour, il convient certes de montrer les dents, et de lui mettre gentiment le nez sur ce que ses yeux débiles ne peuvent voir. Pourtant mes 6 conférences ne seront pas imprimées tout de suite, mais seulement l’hiver prochain, complètement remaniées. – Ah, comme je suis heureux, mon ami, qu’à présent nous ayons pénétré à l’intérieur de la forteresse universitaire, les torches à la main ! – Ta dernière lettre a éveillé en moi un très vif sentiment de gratitude ; à quel point je me sentirais dans un immense isolement si à propos de chacun de mes projets et de mes espoirs je ne pouvais songer à toi, voilà ce que je ne saurais imaginer sans épouvante. Ton amour, dit Falstaff, vaut pour moi un million54. À Bayreuth nous parlerons ensemble de tout ce que je ne puis écrire aujourd’hui sans devenir trop prolixe. Un mot seulement encore ; il est probable que pour le prochain semestre je resterai à l’université, réservant la fuite bénie vers le Sud pour le temps où ma situation ici deviendra intolérable et répugnante, ce qui n’est pas encore le cas. Oui certes, depuis la nomination dont tu viens de bénéficier, mon humeur, à moi aussi, est devenue plus lumineuse et expansive qu’elle ne le fut depuis longtemps, et je me sens en quelque mesure auréolé par les rayons du gracieux Soleil impérialo-ministériel qui s’est levé aujourd’hui sur toi et sur ta maison. Ora pro nobis ! J’ajoute que l’éditeur des « Philosophische Monatshefte » m’a demandé une biographie de moi, en sorte que je me sens en quelque manière intronisé parmi les « professeurs de philosophie ». Tertio je crois entendre, de Strasbourg, la clameur de la foi et du patriotisme et le chant festif pereat diabolus atque irrisores 55 ! Un enthousiasme universitaire universel gonfle ce cœur avec lequel, m’adressant à lui, c’est-à-dire au tien, je n’oublie pas de demeurer,
84hautement estimé monsieur le professeur
85votre bien affectionné
86irrisor academicus56
Erwin Rohde à Nietzsche
87Kiel, le 6 mai 72.
88Et maintenant, cher ami, puisque tu me presses pour que je me dépêche de te répondre, il faut que raptim57 je prenne la plume et que je te réponde : oui, je viens à Bayreuth, puisque ma venue est si amicalement autorisée et attendue. Evidemment, ce vendredi 17, comme je suis lié au collège, je ne pourrai pas encore partir, et je ne pourrai partir au plus tôt que vendredi après-midi, de sorte que j’arriverai à Bayreuth dimanche. En effet, il est impossible d’aller plus loin quand on va de Hambourg à Leipzig le soir. Écris-moi donc, s’il te plaît, quand, c’est-à-dire quel jour, à quelle heure, auront lieu les répétitions, afin que je puisse arriver à temps pour les voir. Que cela tourne bien pour nous ! Je me réjouis particulièrement de te revoir dans quelques jours, même si, comme un ἄμουσος58 coincé, je vais, dans cette compagnie musicale, ressembler à un Chinois à Rome.
89Grand merci aussi raptim pour les vœux que tu m’adresses pour être devenu professeur ; il est très bon d’avoir enfin atteint une sorte de port. Du reste, je dois ce succès, non seulement à la bienveillance de mes collègues, mais aussi à l’amitié de Ribbeck, à qui je ne manquerai jamais d’être reconnaissant pour cela. Pour le reste, je t’avouerai tout à fait entre nous qu’il ne saurait se développer de véritable alliance entre lui et moi. Je le ressens souvent, et récemment je l’ai perçu bien clairement en lui prêtant ton livre à sa demande : car, compréhensif pour le reste, il cueillait çà et là, avec cette manière bien philologique, des choses singulières, et ne semblait rien saisir de l’ensemble59. Avoir à parler de tels sujets avec des natures si différentes éveille toujours en moi un sentiment des plus pénibles. Je préfère de loin me taire.
90En outre, même en ayant réussi à devenir professeur, il y a peu d’espoir que je puisse mettre du beurre dans les épinards : je gagne 600 thalers, sur quoi je ne pourrai sans doute pas placer grand chose pour en retirer des intérêts. En tout cas je peux être content, et je le suis, car ces 600 ne prennent qu’un séminaire privé et un public (par semestre) sur mon temps libre.
91Tu sembles avoir laissé tomber tes plans de docteur itinérant, et je suis en fait content pour toi que tu n’aies pas mis de côté sans autre examen la situation académique qui t’est assurée : elle est en toutes circonstances la situation la plus sûre pour pouvoir tout oser librement ; et de toutes les contraintes c’est sans aucun doute la plus noble.
92Hier j’ai reçu sous bande de la part de Gersdorff une proclamation de l’association des étudiants wagnériens ; pour te le dire, entre nous, c’est un écrit très étonnant, avec, mélangés les uns aux autres, des statuts, une esquisse peu claire de l’Anneau des Nibelungen, l’annonce de textes de Wagner (avec aussi : « Nietzsche. La naissance du drame à partir de la tragédie », sic !), mais aussi beaucoup d’enthousiasme et de bonne volonté.
93Adieu pour aujourd’hui, cher ami : en tout cas je t’écrirai de nouveau à propos de nos belles retrouvailles afin de te renvoyer tes lettres, ce que je ne peux faire maintenant, car il me manque une grande enveloppe.
94Cordialement, mais raptim, ut supra 60,
95ton E.R.
Erwin Rohde à Nietzsche
96<Kiel, mai 1872.>
97Cher ami.
98Alors bonne chance pour les beaux jours ! Je ne peux pas partir avant vendredi après-midi, et je dois passer la nuit à Hambourg, car il n’y a pas moyen de pousser jusqu’à Leipzig ; et parce que les trains sont encombrés je ne peux pas aller plus loin que Leipzig samedi ; j’ai calculé que j’arriverai à Bayreuth lundi matin à 9 heures 5 minutes.
99Je t’envoie les choses actuelles directement à Bayreuth, où cela te parviendra à temps.
100J’apprends avec regret ta maladie61 : les rosaires sont toujours suspects. Puisse le séjour dans l’élément que tu aimes te faire du bien ; je me réjouis « vraiment » qu’on se retrouve. Che Dionyso ci guardi !
101A rivvederci tosto e lieti !
102Divmo Ervino.
103En attendant, je te prie de me recommander à la Fantaisie : ti prego, di mandar gli miei rispetti alla fantasia62 ; c’est du pur parler de gitan.
Notes de bas de page
1 Nietzsche, op. cit., Lettre 198, p. 261-262 (©Éditions Gallimard).
2 Franz Overbeck (1837-1905) est titulaire à Bâle d’une chaire de théologie critique ; depuis leur nomination (en 1869), Nietzsche et lui partagent la même maison, l’un au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage (voir Ch. Andler, op. cit., p. 362-368).
3 Dans une lettre à sa mère (mi-juin 1869), Nietzsche décrivait ainsi Tribschen, résidence où vivaient alors Wagner et Cosima von Bülow : « La villa de Wagner, au bord du lac des Quatre-Cantons, au pied du Pilatus, dans la solitude enchanteresse de la montagne au bord du lac... »
4 Cosima Wagner écrira à Nietzsche le 9 février ; « Le maître trouve excellent le résumé de votre livre, je ne partage pas tout à fait son opinion ; (...) Il aurait bien mieux valu, ce me semble, attirer l’attention plutôt sur l’entreprise que sur l’œuvre... » Cosima poursuit en opposant les images « organiquement indispensables » de Nietzsche à celles de Rohde, « plaquées de l’extérieur ».
5 Il s’agit ici de J.A. Overbeck (1826-1895), archéologue, professeur à Leipzig. G. Curtius (1820-1885), linguiste, auteur de Studien zur griechischen und lateinischen Grammatik, était un adversaire de Ritschl.
6 R.A.T. Zimmermann, professeur de philosophie à Vienne ; E. Hanslick (1825-1904), musicologue, adversaire de Wagner, auteur de Vom Musikalisch-Schönen (Du beau en musique), Leipzig, 1865. K. Lehrs (1802-1878), successeur de Lachmann à Königsberg, spécialiste des poètes et grammairiens grecs.
7 Voir OPC, I, 1, p. 138-140.
8 « Loin d’ici, profane ! »
9 O. Ribbeck (1827-1898), alors professeur à Kiel et allié de Rohde, qui écrira F.W. Ritschl : Ein Beitrag zur Geschichte der Philologie (Leipzig, 1879).
10 Nietzsche, op. cit., Lettre 201, p. 266-268 (©Éditions Gallimard).
11 « Les rhumes accompagnés d’éternuement ».
12 Goethe, Faust I, v. 1851.
13 « l’action ».
14 « de l’un et du tout » ; ἓν καὶ πᾶν (« l’un et le tout » : titre d’un poème de Goethe, et « devise » de Schelling, Hölderlin, et du jeune Hegel.
15 « un être aussi pratique », par opposition à contemplatif.
16 La fin de la lettre parodie celle de la lettre de Zarncke évoquée par Nietzsche dans sa lettre du 4 févr. 1872, ici p. 47.
17 Nietzsche, op. cit., Lettre 202, p. 268-270 (©Éditions Gallimard).
18 L’ouvrage ne sera pas publié du vivant de Nietzsche.
19 Heinrich Romundt, condisciple de Nietzsche à Leipzig, lui dédiera son mémoire Die Menschliche Erkenntnis und das Wesen der Dinge. Nietzsche l’hébergera après sa nomination à Bâle (voir p. 153, et Andler, op. cit., I, p. 349-350).
20 H. von Bülow, chef d’orchestre, premier mari de Cosima dont elle divorça en juillet 1870 pour épouser Wagner en août. M. von Balingand, chambellan du roi de Bavière, président de la Société Wagner de Munich. G. Krug, camarade de Nietzsche à Pforta et Leipzig. Quant à Liszt, dans sa lettre du 29 février 1872, il écrivait à Nietzsche : « Je manque de la préparation et des connaissances nécessaires qui me permettraient d’apprécier votre livre. Les Grecs, tout comme le culte idolâtre que leur vouent les érudits, me restent tout à fait étrangers. Ce que je tiens pour le plus haut fait spirituel des Athéniens, c’est l’élévation d’un autel à un Dieu inconnu, autel sur lequel tout l’Olympe vint se briser aussitôt que Paul leur eut révélé ce Dieu inconnu. Ce n’est pas le Parnasse ni l’Hélicon que fréquente mon âme, elle s’attache au Thabor et au Golgotha. »
21 Le Roi Lear, acte I, scène 4, v. 213 (mum veut en fait dire « chut ! » en anglais).
22 C.L. Peter (1808-1893), Rector Portensis à Pforta, à qui Wilamowitz avait dédié en 1870 ses Observationes criticae in Comoediam Graecam selectae.
23 Horace, Ep. 1, 7, v. 1 -2 : « Je t’avais promis de ne rester qu’une semaine à la campagne, mais, traître à ma parole, je fais défection tout le mois d’août. »
24 Luc, 15. 18-21. « Mon père, j’ai péché », allusion à la parabole de l’enfant prodigue.
25 « Alors moi, je ne serai qu’auditeur, toujours ? », Juvénal, Satires, I, v. 1.
26 Les « Observationes » paraîtront dans Hermes 7, 1873, p. 140-158 (voir p. 278-279 et p. 283).
27 « au salaire discret qui récompense un silence fidèle », version « adaptée » du « est et fideli tuta silentio merces » d’Horace, Odes, III, 2. v. 25.
28 Juvénal, Satires I, v. 79 : « c’est l’indignation qui fait les vers ».
29 K.W. Krüger, Griechische Sprachlehre, 2 vol., 1871-1879 ; R. Porson, Euripides Hecuba..., Londres, 1808, p. III-LXIV.
30 Otto Jahn (1813-1869), archéologue et philologue, mais également auteur d’un Mozart en deux volumes (1856) et des Gesammelte Aufsätze über Musik (1867), fut l’adversaire de Ritschl à Bonn lors du Philologenkrieg qui divisa l’université, la ville, toute l’Europe des savants et remonta jusqu’au roi de Prusse. Il s’agissait au départ d’un différend à propos de la nomination de Sauppe.
31 Dans sa lettre à Rohde du 8 octobre 1868, Nietzsche précise qu’il admire Jahn comme philologue, mais qu’il juge ridicule l’article publié par ce dernier contre Wagner.
32 Wilamowitz passera son habilitation en août 1874, et sa thèse, dédiée à Theodor Mommsen, les Analecta Euripidea, paraîtra à Berlin en 1875.
33 « le pur enfant », c’est-à-dire Die dionysischen Künstler (Berlin, 1873) ; Otto Lüders, étudiant à Bonn et compagnon de service militaire, dédiera son ouvrage à Wilamowitz. Après avoir dirigé l’institut allemand d’Athènes, il deviendra précepteur de la famille royale de Grèce.
34 W. Corssen (1820-1875), spécialiste de linguistique latine, adversaire de Ritschl, a été le professeur de Nietzsche et de Wilamowitz à Pforta. Il n’ira pas en Italie et publiera Über die Sprache der Etrusker, 2 vol., à Leipzig en 1874-1875.
35 Rudolf Scholl (1844-1893), alors privat-docent à Berlin grâce à l’appui d’Otto Jahn, deviendra l’année suivante professeur extraordinaire à Greifswald. Il avait été un candidat malheureux au poste de Bâle, Ritschl, dont il avait été l’élève, lui ayant préféré Nietzsche.
36 Pour ces deux lettres de Wilamowitz, voir W.M. Calder III, « The Wilamowitz-Nietzsche struggle : New documents and a reappraisal », Nietzsche Studien 12, 1983, p. 214-250.
37 Nietzsche, op. cit., Lettre 206, p. 274-275 (©Éditions Gallimard).
38 « protecteur de la cause ».
39 « chose en l’état, non décidée ».
40 « coup au cœur » (en anglais).
41 « je croasse ».
42 J. Olshausen (1800-1882), orientaliste, professeur à Kiel puis à Königsberg et conseiller au Ministère de la Culture à Berlin ; H.T. Karsten et P.W. Forchammer (1803-1894) sont tous deux professeurs de philologie à Kiel.
43 Nietzsche, op. cit., Lettre 207, p. 276-278 (©Éditions Gallimard).
44 Edouard Schuré, écrivain français (1841-1929) né à Strasbourg qui défendit Wagner dans son ouvrage Le Drame musical. Mathilde Maier, amie intime de Wagner qui entretiendra avec Nietzsche une longue correspondance. Pour les autres noms mentionnés, voir p. 57 note 1.
45 Première mention de Malwida von Meysenbug (1816-1903), « terrible bas-bleu métaphysique et musical » selon Andler (op. cit., I, p. 476), wagnérienne convaincue, auteur des Mémoires d’une idéaliste (1869). Nietzsche ne fera sa connaissance qu’en mai.
46 Ernst Windisch, indianiste, camarade de Nietzsche à Leipzig, s’était fiancé à la fille de l’économiste W. Roscher (1817-1894).
47 Voir la lettre précédente de Nietzsche (11 avril 1872), p. 67.
48 « Il ne faut pas, dans une cité, élever le petit d’un lion », Aristophane, Les Grenouilles, v. 1431 a, parodie de l’Agamemnon d’Eschyle, v. 718-735 (les éditeurs modernes donnent σκύμνον, lionceau, pour γόνον).
49 « Salut Frédéric, mon cher ami, c’est un professeur qui te salue. » Rohde vient d’être promu professeur extraordinaire à Kiel.
50 Nietzsche, op. cit., Lettre 212, p. 283-285 (©Éditions Gallimard).
51 Richard et Cosima Wagner ont quitté Tribschen pour Bayreuth et la résidence de la Fantaisie.
52 sic. L’auteur de la recension écrivait : « Ces pages, à vrai dire, contiennent plus de puissance métaphysique que d’histoire, et nous craignons que Nietzsche ait trop concédé à l’illusion dans l’image qu’il se fait du culte dionysiaque et du culte apollinien, lesquels peuvent s’analyser en éléments beaucoup plus matériels que ne le suppose le savant professeur philosophe de Bâle ; mais ceci ne diminue pas (...) le prix de cet écrit, lequel à tous égards semble digne de retenir l’attention des savants par une certaine nouveauté dans les idées et dans leurs applications » (Rivista Europea d’avril 1872, 3° année, 2° vol.).
53 « Homère et la philologie classique ». A. Klette dirigeait le Rhein. Museum.
54 Shakespeare, Henry IV, Première partie, acte III, scène 3.
55 « Que périssent le diable et les moqueurs » (de la septième strophe de la chanson d’étudiants Gaudeamus igitur).
56 « le moqueur universitaire ».
57 « en hâte ».
58 « un inculte ».
59 Ribbeck, dans sa lettre du 29 avril 1872 à W. Dilthey, portait le jugement suivant : « Un dithyrambe de philosophie esthétique dans l’esprit de Schopenhauer-Wagner (...) mais pour l’essentiel (qui certes, au fond, n’est pas précisément très neuf), c’est pénétrant et intéressant de bout en bout. Nous pouvons très bien nous servir de cette espèce d’ingenium pour réveiller notre philologie encroûtée, d’autant que les études les plus solides en forment la base. »
60 « en hâte, comme précédemment ».
61 Nietzsche avait un « zona sur la nuque » (Lettre 220, éd. cit.).
62 « Que Dionysos te garde ! Au revoir, rapide et joyeux ! Le tout divin Erwin. (...) S’il te plaît, adresse tous mes respects à la fantaisie ». La Fantaisie : nouvelle résidence de Richard et Cosima Wagner.
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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