Mauvaise musique‚ mauvaises mœurs
p. 77-86
Texte intégral
1Dans son introduction aux Vies parallèles de Démétrios Poliorcète et d’Antoine imperator, Plutarque déclare qu’on est « spectateur et imitateur d’autant plus zélé des vies les meilleures, si l’on n’ignore pas non plus celles qui sont mauvaises et méritent d’être blâmées »1. En opposant ainsi Démétrios et Antoine, Plutarque se conforme, nous dit-il, à la pédagogie pratiquée par deux aulètes thébains célébrissimes, Isménias de Thèbes et Antigénidas : « Isménias de Thèbes montrant à ses élèves aussi bien des aulètes qui jouent bien que des aulètes qui jouent mal (ἐπιδειϰνύμενος τοῖς μαθηταῖς ϰαὶ τοὺς εὖ ϰαὶ τοὺς ϰαϰῶς αὐλοῦντας) avait coutume de dire : « C’est ainsi qu’il faut jouer de l’aulos » ou, à l’inverse, « C’est ainsi qu’il ne faut pas jouer de l’aulos » (« Oὕτως αὐλεῖν δεῖ » ϰαὶ πάλιν « Oὕτως αὐλεῖν οὐ δεῖ »). Quant à Antigénidas, poursuit Plutarque, il pensait aussi que les jeunes [aulètes] écoutent les bons avec plus de plaisir s’ils ont aussi quelque expérience des mauvais (ἥδιον ᾤετο τῶν ἀϒαθῶν ἀϰροᾶσθαι τοὺς νέονς αὐλητῶν‚ <ἤν τ>ινα ϰαὶ τῶν Φαύλων πεῖραν λαμβάνονσιν) ».
2Pourquoi Plutarque ne s’est-il pas contenté du seul exemple d’Isménias et pourquoi a-t-il cité l’adage d’Antigénidas, qui semble faire redondance ? C’est que, si l’un et l’autre abondent dans le même sens et confortent tous deux son propre projet d’édification morale du lecteur, c’est de deux manières et sur deux plans différents, comme l’indiquent les expressions employées par l’un et par l’autre. Isménias oppose τοὺς εὖ αὐλοῦντας et τοὺς ϰαϰῶς αὐλοῦντας, tandis qu’Antigénidas, lui, oppose les ἀϒαθοὶ αὐληταί aux Φαῦλοι αὐληταί. Le premier veut montrer à ses élèves des gens « qui jouent bien », qu’ils devront imiter, et des gens « qui jouent mal », qu’ils ne devront pas imiter. Il les désigne par le participe présent substantivé précisé par l’adverbe, comme pour circonscrire la portée du jugement au seul domaine de la technique de jeu : bien jouer, mal jouer, mauvaise technique, bonne technique. La formulation d’Antigénidas est plus large. En opposant les ἀϒαθοὶ αὐληταί aux Φαῦλοι αὐληταί, Antigénidas se place aussi sur un plan moral, en jouant sur tout le champ sémantique des adjectifs : phaulos se dit d’un instrumentiste médiocre, inégal, insuffisant, incapable de devenir agathos, mais le sens péjoratif du terme s’étend à l’individu lui-même, à son caractère et à son comportement. Les mauvais musiciens sont aussi de méchants hommes.
3Loin d’être seul en son genre2, le passage de Plutarque n’est qu’un des nombreux exemples parmi d’autres où des musiciens de métier, – chanteurs, aulètes, citharistes ou citharèdes – sont la cible de critiques ironiques ou satiriques, jusqu’au pamphlet. Je ne parlerai pas ici seulement des erreurs, des fausses notes et des accidents de parcours, que les lexicographes et les auteurs les mieux versés en musique décrivent avec assez de précision, susceptibles d’arriver un jour ou l’autre aux meilleurs, sans que leur réputation soit en rien ternie3. Je m’intéresserai aux jugements définitifs portés sur des musiciens professionnels réputés, depuis Aristophane jusqu’à l’époque impériale. C’est un curieux leitmotiv chez les auteurs, tous genres littéraires confondus, de s’en prendre nommément à un musicien professionnel de haut niveau et de le qualifier de kakos, de phaulos, de mochteros et même de ponèros, avec les superlatifs correspondants.
4On faisait un lien entre la qualité d’une musique et la vertu du musicien qui la produisait. Mais quel était ce lien, et comment se faisait-il ? Décrier un mauvais musicien, soit, cela se comprend, lorsqu’il s’agit de personnages dénués de talent, tel le proverbial « ’Aράβιος αὐλητής » auquel on donne une drachme pour qu’il se mette à jouer et quatre pour qu’il s’arrête4. Rien d’étonnant non plus lorsqu’il s’agit d’aulètes de condition sociale inférieure et déconsidérés, comme les trièraules ou les aulètes de funérailles : lorsque Démosthène veut jeter le discrédit sur Eschine, il commence par dire que sa mère avait pour amant Phormion le trièraule 5 ; quant à Antigénidas, aulète subtil, il disait que rien ne le faisait souffrir et ne tourmentait davantage son cœur et sa pensée comme d’entendre appliquer aux ceraulae tibicines, qui jouaient lors des funérailles, le noble terme d’aulète6.
5Si la critique est concevable pour les médiocres, comment la comprendre quand elle concerne des virtuoses reconnus, au sommet de leur carrière, et dont, pour certains, les prestations ont été couronnées dans les concours musicaux les plus difficiles ? N’y a-t-il pas là un phénomène littéraire étrange et paradoxal, auquel il convient de rechercher une explication ? Poussant la question à l’extrême, cherchons comment un musicien dont tout semble désigner l’excellence, peut néanmoins passer pour mauvais ?
6La première constante, c’est que les textes jouent systématiquement sur l’opposition terme à terme entre le bon et le mauvais musicien, comme le faisaient eux-mêmes les aulètes Isménias et Antigénidas chez Plutarque. Il ne s’agit pas de comparer l’un à l’autre (les adjectifs ne sont pas au comparatif), mais d’opposer : l’un ne va pas sans l’autre, ils sont les deux pôles antithétiques du microcosme musical. Entre les très bons et les très mauvais, les musiciens moyens n’intéressent pas. À l’exemple, il faut un contre-exemple, à un extrême répond un autre.
7À l’évidence, le leitmotiv du musicien absolument bon ou absolument mauvais s’inscrit dans un contexte idéologique particulier. Il est en effet l’une des expressions de cet esprit agonistique qui caractérise la vie musicale grecque puis romaine. Il ne s’agit pas d’être le meilleur, mais d’être meilleur que l’autre, ou en tout cas d’être jugé meilleur que l’autre ou de passer pour meilleur. Sur quels critères ? Sur ceux qui gouvernent la triple hiérarchisation de l’exercice professionnel de la musique : hiérarchie des disciplines musicales, hiérarchie des compétitions, et enfin, hiérarchie entre les interprètes eux-mêmes.
8La citharédie, la discipline la plus prestigieuse, est aussi la plus difficile à exercer, parce qu’elle exige une double compétence de chanteur et d’instrumentiste : on chante en s’accompagnant soi-même à la cithare. Un citharède mauvais chanteur et mauvais cithariste s’attirera des sifflets ; le public lui jettera des pierres qu’il ramassera en assez grand nombre pour pouvoir reconstruire sa maison7. Quant à celui dont la voix et le jeu instrumental seront trop inégaux, il sera l’objet de tous les sarcasmes, si excellent qu’il soit dans la partie où il réussit le mieux. Voilà qui explique déjà pour quelle raison l’on peut être considéré comme un phaulos kitharôdos sans pour autant être réellement un mauvais musicien. C’est sans doute à ces « mauvais citharèdes »-là que Stratonicos d’Athènes songeait lorsque après une victoire à Sicyone, il déposa un trophée votif à l’Asklèpéion où il fit inscrire : « Στρατόνιϰος ἀπὸ τῶν ϰαϰῶς ϰιθαριζόντων (prélevé sur les dépouilles de ceux qui jouent mal de la cithare) »8, sans doute parce qu’ils mettaient trop leur confiance dans leur seule voix.
9Le prestige de l’aulète dit « pythique » est égal ou à peine inférieur à celui des citharôdes. Le pythikos aulètès est lui aussi un soliste, jouant d’un instrument particulièrement compliqué. Il doit se montrer assez virtuose pour passer avec succès les épreuves qualificatives aux concours des Pythia. Il devait jouer de façon irréprochable (ligne mélodique, rythmes, tempi, expressivité) le nome pythique, qui cumulait toutes les difficultés techniques possibles. Seuls ceux qui atteignaient l’excellence pouvaient remporter la couronne. Les citharèdes et les aulètes solistes, qui formaient la caste supérieure des artistes professionnels, n’avaient que mépris pour les aulètes « avec chœur » et les citharistes, qu’ils tenaient pour leurs inférieurs. Cicéron cite (sous sa forme latine) un proverbe en usage chez les Technites dionysiaques grecs : « On est aulode quand on n’a pas pu devenir citharède (Ut aiunt in Graecis artificibus, eos auloedos esse qui citharoedos fieri non potuerint) »9.
10La seconde hiérarchie est celle qui distingue les concours musicaux entre eux. Au sommet, les trois grands concours panhelléniques, les Pythia, les Isthmia et les concours de Némée, où sur les quatre ans de la périodos s’affronte l’élite de niveau international, vedettes adulées autour desquelles, comme disait l’un d’entre eux en se rengorgeant, « les foules s’agglutinent comme les oiseaux autour d’une chouette »10. Au-dessous, les concours régionaux, occasionnels ou annuels, attirent les professionnels de bon niveau. Les petits concours locaux, eux, sont trop modestement rétribués pour attirer les virtuoses ; s’y retrouvent les musiciens débutants ou encore peu connus, soucieux de s’aguerrir, et ceux qui ne pourront jamais prétendre à mieux.
11La troisième hiérarchie, sans cesse remise en cause, est individuelle et fluctuante. C’est celle où luttent, toute leur carrière durant, les meilleurs artistes au sein d’une même catégorie. Compétition acharnée, impitoyable, entre les meilleurs, fort prisée des amateurs épris de futilités, et toujours prêts à se demander était le meilleur musicien. À la question : « Qui, de Pythôn ou de Caphisias, est le meilleur aulète ? », Pyrrhus aurait répondu : « Polysperdon est le meilleur stratège que je connaisse »11. C’est dans cette classe très relevée que nous cernons le mieux les critères qui déterminaient qu’un artiste de haut niveau pouvait malgré tout être tenu pour un mauvais musicien.
12À bien répertorier les témoignages écrits, il s’avère que le jugement dépréciatif vise les deux catégories les plus prestigieuses, c’est-à-dire les citharèdes, mais surtout, les aulètes. Lorsque, au début des Acharniens, Dicéopolis, seul au milieu de la Pnyx déserte, se remémore les bons et les mauvais moments des dernières années passées, il se rappelle le plaisir qu’il eut lorsque, « après Moschos, Dexithéos entra en scène pour chanter un air béotien » et comment, cette année même (nous sommes aux Lénéennes de 425), il pensa mourir d’angoisse quand Chairis s’apprêta à jouer le nome orthien12. Comme l’indiquent les scholiastes, il s’agit de trois musiciens fort connus du public athénien, et Aristophane n’a nul besoin de préciser à son public qui ils sont. Les deux premiers sont des citharèdes. Le scholiaste explique que ce Moschos d’Agrigente était un phaulos kitharôdos parce qu’il chantait πολλὰ ἀπνενστί, adverbe bien embarrassant, qu’on peut comprendre en deux sens opposés : ou bien Moschos chantait « sans respirer », ce qui nous porterait plutôt à saluer son endurance, ou bien il ne reprenait pas assez souvent ses respirations et finissait ses phrases mélodiques « à court de souffle », ce qui pouvait en effet provoquer un certain inconfort chez ses auditeurs. Dexithéos, au contraire, était un aristos kitharôdos. Un scholiaste dit qu’il avait remporté une victoire pythique, quoique musicien « froid ». Dicéopolis attend sa prestation avec d’autant plus de plaisir que son désagrément avait été plus grand.
13Quant à Chairis, c’était un aulète béotien détesté d’Aristophane13, qui s’en prend à lui à quatre reprises dans ses comédies14. Dans les Acharniens (vers 863- 866) le Thébain entre en scène escorté d’un essaim assourdissant de Xαιριδῆς βομβαύλοι, autrement dit d’émules ou d’élèves de Chairis, qui ont fait avec lui toute la route entre Thèbes et Athènes en soufflant à pleins poumons dans leurs auloi en os. Tels élèves, tel maître, et la perspective d’entendre Chairis jouer le nome orthien, qui était suraigu, avait de quoi faire trembler un Dicéopolis.
14Quoique issu de l’école thébaine d’aulétique, reconnue par tous les Grecs comme la meilleure, Chairis était, nous dit un scholiaste15, un aulètes amousos qui, ajoute-t-il comme pour ajouter à l’opprobre, jouait dans les sacrifices. Si l’amousia (l’ignorance ou grossièreté) des aulètes était devenue proverbiale,16 c’est que l’aulète se consacre par définition à la musique purement instrumentale, ce qui le prive d’élever sa pensée en s’imprégnant des paroles que l’on trouve dans les poèmes du grand répertoire. Quant à jouer dans les sacrifices, c’était l’une des fonctions habituelles de tout aulète, du plus réputé au plus modeste (Isménias ne faisait pas exception), mais à laquelle s’attachait à la longue un certain discrédit, que résume à soi seul le proverbe « mener une vie d’aulète ». Aὐλητοῦ βίον ζῇς se disait (expliquent les lexicographes), ἐπὶ τῶν ἐξ ἀλλοτρίων βιούντων (de ceux qui vivent aux dépens d’autrui), des parasites, parce que les aulètes de sacrifice étaient rétribués ou avaient droit à une part de la victime, cuir ou viande, selon les dispositions des règlements sacrés. L’office était lucratif et donc recherché, d’où la réputation de parasitisme des aulètes en général. Dans la Paix, si le Chœur hâte les préparatifs du sacrifice, c’est justement de peur que Chairis, venant à les apercevoir, n’accoure pour jouer de l’aulos sans en avoir été prié, dans l’espoir d’en tirer quelque profit17. De là l’idée que tous les aulètes étaient des gens cupides, âpres au gain, et envahissants.
15Ce lieu commun littéraire est l’expression d’un processus artistique et social qui s’amorce dès la fin du v e siècle avant notre ère. Dans les concours où s’affrontaient des chœurs d’hommes ou d’enfants (tragédies, comédies, dithyrambes), le rôle de l’aulète devient peu à peu prépondérant. Le chœur est au service de l’aulète, alors qu’auparavant, comme le souligne Plutarque, c’était l’aulète qui servait le chœur18 – un aulète de plus en plus virtuose, qui veut concentrer sur sa personne toute l’admiration du public. On sait les intrigues et les bassesses de certains chorèges athéniens pour s’assurer, grâce à un « bon » tirage au sort, le meilleur aulète possible, souvent un Thébain réputé. Dès le premier tiers du IV e siècle, au plus grand regret des intellectuels soucieux des traditions démocratiques, attachés à l’institution des chœurs de citoyens amateurs, les valeurs se sont renversées, et c’est maintenant l’instrumentiste et non plus le chœur qui est déterminant pour obtenir le prix. La terminologie agonistique change, elle aussi, et consacre cette transformation : l’aulète qui accompagnait le chœur de dithyrambes s’appellera désormais l’aulète avec chœur (αὐλητὴς μετὰ χοροῦ). Et, à la place de chœurs jadis formés de citoyens, luttant vertueusement pour que le prix aille à leur tribu, mais incapables de chanter des œuvres vocales de plus en plus difficiles, de plus en plus modulantes, s’imposeront des chœurs de chanteurs professionnels, choisis par l’aulète et payés par lui, qui l’accompagnent dans ses tournées comme dans les concours où il se présente. À l’époque hellénistique, c’est à l’aulète qu’est décerné le prix, le chœur n’est plus que son faire-valoir et son employé.
16Cette évolution décisive de la vie musicale perdurera au fil des siècles. La professionnalisation à outrance, le vedettariat, la tendance à exiger des rétributions astronomiques s’accentuent durant tout le iv e siècle et culminent avec le règne d’Alexandre le Grand. Appelés auprès d’eux par les souverains hellénistiques, aulètes et citharèdes de renom ne se rendent à l’invitation qu’une fois assurés d’en tirer, comme dit l’adage, la gloire et la fortune : on trouvera dans l’entourage de Philippe de Macédoine puis d’Alexandre, puis de ses généraux et des diadoques, quelques citharèdes célèbres, comme Timothée de Milet, Aristonicos, Stratonicos d’Athènes, mais essentiellement des aulètes, et presque tous des Thébains, comme Dorion, Timothée de Thèbes, Caphisias, Antigénidas, Isménias de Thèbes ou Pythôn. Aux yeux des Grecs, c’est de leur part plus qu’un passage à l’ennemi, c’est presque une haute trahison, puisque Alexandre avait fait raser Thèbes de fond en comble en 335, au son de l’aulos d’Isménias, prétendaient certains19. Les anecdotes sont innombrables, qui dépeignent ces virtuoses individualistes, arrivistes et cyniques, quémandant ici de riches récompenses, compagnons de beuverie d’un souverain débauché, ou encore, vils flatteurs des puissants. Certains mettent un comble à l’indignité en se faisant conférer des charges et des honneurs autrement réservés à des hommes de mérite et exerçant une influence politique indue.
17Tel est le contexte dans lequel apparaît l’idée nouvelle que, plus l’instrumentiste excelle dans son jeu, moins c’est un personnage recommandable. Une phrase que Plutarque prête au philosophe Antisthène (ce qui situe le propos avant 360) le dit à merveille. Entendant dire qu’Isménias était un excellent aulète, il rétorqua : « Oui, mais c’est un mauvais homme, sinon il ne serait pas aussi bon aulète » (ἀϰούσας ὅτι σπονδαῖος ἐστί αὐλητὴς ’Iσμηνίας, « ἀλλ’ ἄνθρωπος » ἔΦη, « μοχθηρός‧ οὐ ϒὰρ ἄν οὕτω σπονδαῖος ἦν αὐλητὴς »)20. Les variantes sont multiples. À la proposition, « qu’à force de mener une vie de fripouille, les aulètes sont des fripouilles » s’est substituée l’idée qu’on ne devient pas aulète si l’on n’est pas fripouille dans l’âme, ce qui conduit à dire que la valeur technique d’un aulète est en exacte proportion de son immoralité. Meilleur est l’aulète, pires sont ses mœurs, et (de proche en proche), les expressions kalos aulètes / kakos anthropos venant à se confondre, on obtient l’aphorisme : il faut être mauvais homme pour être bon aulète. De ce fait, un vertueux n’envisagera même pas de se faire aulète et, s’il le devenait, il deviendrait sans tarder mauvais homme.
18Idéologiquement et esthétiquement, on en arrive à un retournement total des jugements de valeur, et l’on pourra considérer qu’un aulète adulé des foules ne peut être qu’un mauvais aulète.
19Dans tous les cas – je crois utile d’y insister – il s’agit de virtuoses confirmés, tous capables, comme l’écrit Aristote dans ses Politiques 21, de ces « merveilleuses prouesses de virtuosité » qu’il admirait chez les musiciens de son temps qui prenaient part aux compétitions (τὰ θανμάσια ϰαὶ περιττὰ τῶν ἔρϒων ἃ νῦν ἐλήλνθεν εἰς τοὺς ἀϒῶνας). Puisque leur technique est sans défaut, qu’a-t-on donc à reprocher à ces phauloi aulètai ? C’est encore Aristote qui nous l’apprend, cette fois, dans la Poétique comme l’un de ses προβλήματα ἐϒϰύϰλια sauvegardé par Aulu-Gelle : c’est en raison de leur style de jeu qui se confond avec leur style de vie, car c’est tout un.
20Ces artistes quêtent perpétuellement l’admiration des foules, quels que soient les moyens pour l’obtenir – des foules qu’on ne saurait combler qu’en leur donnant toujours davantage de plaisir, foules ignorantes qui au lieu d’apprécier la beauté de l’art, ne se délectent plus que des « prouesses » techniques.
21Les auteurs grecs et latins prêtent à plusieurs musiciens distingués le même mot de consolation à un jeune élève plein de talent qui s’était vu mal accueilli par le public et privé de la couronne des vainqueurs. Le maître le réconforte en lui disant : « Joue pour moi et pour les Muses », mihi cane et Musis 22, ce qui veut dire qu’outre les Muses, seul un petit nombre d’authentiques serviteurs de l’Art saura apprécier la belle, la véritable musique. Et de fait, cette phrase émouvante est mise dans la bouche de musiciens raffinés, hostiles à l’inflation de la virtuosité, se refusant à toute complaisance qui, à contre-courant des modes (et de l’histoire), s’obstinèrent dans le style simple et noble d’antan : Antigénidas de Thèbes et Isménias, nos deux aulètes cités en commençant, sont de ceux-là. Certains, nous dit-on, portèrent leur militantisme vertueux jusqu’à renoncer à toute chance d’obtenir le titre le plus convoité de tous, celui de vainqueur pythique. C’est le sacrifice consenti en pleine connaissance de cause par l’aulète Téléphane de Mégare, qui se refusa à faire adapter à ses auloi de concours un mécanisme qui était indispensable pour jouer le nome pythique23.
22On voit bien comment les solistes ont pu faire de la virtuosité une priorité absolue, qui les obligeait à s’exercer continuellement, de longues heures durant. Un problèma aristotélicien (section XVIII, 6) décrit le choix qui s’offre à ceux qui se voueront à l’astronomie ou à l’art oratoire et à ceux qui désirent embrasser la carrière de thaumatopoios, de mime et/ou de σνριϰτής – l’auteur cite trois des spécialités artistiques les moins bien considérées. Une fois ce choix arrêté, dit-il, entre un métier sérieux (spoudaios) et un métier phaulos, on ne peut plus revenir en arrière, car (pour ce qui concerne les disciplines en question), on s’y donnera à fond, en consacrant la majeure partie de la journée au travail afin d’y exceller et devenir kratistos. Un autre problèma, intégralement recopié par Aulu-Gelle24, étend l’affirmation à l’ensemble des Technites dionysiaques. S’ils étaient de « méchants hommes », c’est qu’ils passaient le plus clair de leur temps à travailler leur technique : « Pourquoi les Technites dionysiaques sont-ils, pour la plupart, de mauvais hommes (ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ πονηροί εἰσιν) parce qu’ils n’ont point de part au raisonnement et à la philosophie, du fait qu’ils consacrent la plus grande partie de leur temps aux exercices techniques qui leur sont indispensables ».
23L’opposition « bon/mauvais musicien » prend alors toute sa complexité. Pour les tenants de la musique noble, plus l’instrumentiste est virtuose, moins bon musicien il sera, parce que son objectif est de plaire à la foule, ce qui n’a rien à voir ni avec l’art, ni avec la morale. Timothée de Thèbes mettait son disciple Harmonidès en garde contre cette dictature de l’ignorance et de la grossièreté : « Joue de l’aulos quelquefois dans les théâtres, mais ne tiens aucun compte de la foule »25. Dans un théâtre qui applaudit ou qui siffle un musicien, lui disait-il encore, cinq à sept spectateurs tout au plus seront aptes à te juger, pas davantage.
24La recherche de la virtuosité n’est pas seule incriminée. Dans le courant du iv e siècle, les citharèdes et les aulètes soucieux de se gagner la popularité renoncent à la sobriété de gestes qui était jadis de rigueur dans les récitals comme dans les concours. On se rappellera que la plate-forme de bois sur laquelle ils devaient se placer pour leurs prestations, le bèma, était de dimension délibérément exiguë afin de limiter leurs mouvements : un pas en avant, un pas de côté ou vers l’arrière, pas plus. L’esthétique de la sobriété chère à l’aulète Pronomos de Thèbes, qui bougeait à peine, et réussissait même à garder un visage gracieux tout en soufflant dans son aulos, tombe aux oubliettes. À l’époque hellénistique, pour en imposer à leurs admirateurs, les solistes se livrent à une gesticulation d’ailleurs inutile, que dénonce Aristote dans la Poétique 26, en comparant les mauvais acteurs aux phauloi aulètai qui « se contorsionnent, quand il leur faut imiter le lancer du disque et qui entraînent le coryphée lorsqu’ils jouent à l’aulos le <dithyrambe de Timothée de Milet> intitulé Scylla ». Trop de mimèsis tue la mimèsis, ou plutôt, ce n’est pas l’interprète qui doit suggérer les épisodes et générer les émotions, mais sa musique.
25Historiquement, le processus enclenché de façon quasi irréversible dès la fin du v e siècle avant notre ère, avec Timothée de Milet, et que ne cesseront de dénoncer Aristophane, Platon, Aristoxène de Tarente, et que les penseurs et les érudits comme Plutarque et Athénée continuent à déplorer, a définitivement triomphé. Au raffinement, à l’élégance, à l’économie des moyens s’est substitué l’excès. Au qualitatif, on a préféré le quantitatif (c’est ainsi qu’il faut comprendre le soufflet de Caphisias à son élève qui confondait jouer fort, mega aulein et jouer bien, eu aulein). Pour les esthètes, tout s’est renversé : on ne fait plus la musique que l’on croit belle, on livre en pâture à la foule celle qu’elle appréciera le plus. Et il faut choisir entre les deux, le compromis est impossible. Tel est le sens de la remarque prêtée aux aulètes : « Joue pour les Muses et pour moi ». Aux yeux du public, celui qui aura choisi les Muses passera à coup sûr pour un musicien ennuyeux et froid. Il n’aura ni les couronnes, ni la fortune, ni la notoriété, mais ce sera un homme de bien et un artiste authentique. L’empereur Julien rêvait en vain d’un musicien capable de donner au public une joie pure et sans mélange, en se conformant aux principes établis, qui se retirerait sous les applaudissements, l’âme ravie d’avoir pu prouver sa virtuosité sans avoir en rien fait de tort aux Muses, « μηδὲν ἀδιϰῶν τὰς Mούσας ».27
26Pour conclure, citons un aphorisme d’Athénée28, fervent défenseur de l’ancien style, plein de décorum et de distinction, et contempteur des abus et de la vulgarité de la nouvelle. Cet aphorisme illustre une courte anecdote, qui reporte le lecteur six siècles plus tôt. Un jour, l’aulète Asôpodôros de Phlionte attendait son tour dans la galerie souterraine d’accès, d’où il ne pouvait donc ni voir ni entendre ce qui se passait dans le théâtre. En entendant les acclamations qui saluaient un aulète, il s’écria que la prestation avait été forcément très mauvaise sinon l’aulète n’aurait pas reçu autant d’applaudissements »29. « Car jadis », conclut le savant convive, « plaire aux foules, c’était le signe immanquable de mauvais art (πάλαι μὲν τὸ παρὰ τοῖς ὄχλοις εὐδοϰιμεῖν σημεῖον ἦν ϰαϰοτεχνίας) ».
27La littérature grecque a fait de quelques grands aulètes thébains du iv e siècle les symboles d’une résistance têtue à l’irrésistible dégradation de la musique en général, résistance perçue d’ailleurs comme vouée à l’échec, qu’on ne pouvait au mieux que retarder (les Spartiates prétendaient qu’ils avaient sauvé trois fois la musique menacée de périr)30. On voit bien que dans la réalité, l’enjeu dépassait, et de loin, l’opposition entre bons et mauvais musiciens, les uns malhabiles, les autres dotés d’une technique irréprochable. La toile de fond est bien moins technique que stylistique, esthétique et morale, pour ne pas dire politique, puisqu’il s’agit d’opposer structurellement le petit nombre au grand nombre, l’élite vertueuse à la foule ignorante et grossière. Si les compositeurs novateurs et (plus encore) les aulètes ont été emblématiquement au centre de cette controverse, c’est que techniquement, l’aulos resta des siècles durant le seul instrument dont les progrès de facture ont à la fois suscité et accompagné la recherche de la virtuosité et de la puissance. La cithare et la voix humaine ne se prêtaient pas à des évolutions aussi spectaculaires, aussi théâtrocratiques. L’opposition de termes entre bon et mauvais aulète, entre bien jouer et mal jouer de l’aulos, est toujours plurivoque et à relativiser : ce qui est l’exemple à suivre pour les uns sera le type même du mal-faire pour les autres, parce que ce que l’on oppose n’est pas de l’ordre du savoir-faire et de la seule technique instrumentale, mais implique toujours une option stylistique elle-même indissociable d’un style de vie et de mœurs.
28À nos yeux, à nous qui sommes lecteurs de Platon, d’Aristote, d’Aristoxène, de Plutarque et d’Athénée, les Dorion, les Chairis et les Moschos, si virtuoses qu’ils aient été, resteront à jamais de mauvais musiciens, sots et vaniteux, dont l’esprit s’envole avec le souffle, comme disait un vieux proverbe31. En revanche, les Ismènias, les Antigénidas, et Timothée de Thèbes, dont les élèves passaient pour faire beaucoup de fausses notes, seront toujours les bons aulètes : les fausses notes n’ont jamais outragé les Muses.
Notes de bas de page
1 Démétrios, I, 6, 889b-c.
2 En revanche, dans le fameux passage du Protagoras (326e-327c) où Platon imagine une cité qui, pour subsister, serait contrainte à enseigner l’aulos à tous, les formulations aulein+adverbe et agathos/phaulos aulètès sont utilisées indifféremment. Le tout est de montrer que, même si les niveaux de compétence atteints varieront considérablement d’un individu à l’autre de la médiocrité à l’excellence, ceux à qui on aura enseigné l’aulèsis seront, tous sans exception, meilleurs que ceux qui l’ignorent totalement.
3 Deux exemples en sont donnés par Denys d’Halicarnasse, Composition stylistique, VI, 11, 7 et 8 : un cithariste agathos et de très grande réputation, hué par tout un public pour une corde mal accordée ; de même un aulète « qui utilisait son instrument avec un métier consommé (ϰατὰ τῆς ἄϰρας ἕξεως χρώμενος τοῖς ὀρϒάνοις) », hué par la foule pour une note ratée. Dans les deux cas, la faute n’enlève rien à la qualité de l’instrumentiste : il reste un aulète ou un cithariste excellent.
4 St. Byz. : ὁ ’Aράβιος αὐλητής‚ ὃς δραχμῆς μὲν ηὔλει‚ τεσσάρων δ’ἐπαύετο. /… / δραχμῆς μὲν αὐλεῖ τεσσάρων δὲ παύεται.
5 Sur la couronne, 129. Aulète de trière, Phormion était de condition servile.
6 Apulée, Florides, IV, 1-2.
7 Athénée, Banquet des Sophistes, VI, 245d (citant Machôn) rapporte l’anecdote au kakos kitharôdos Polyktôr.
8 Banquet des Sophistes, VIII, 351e-f, citant Callisthènes, Στρατονίϰον ἀπομνημονεύματα.
9 Cicéron, Pro Murena, 29.
10 Parole prêtée à un aulète fictif par Lucien dans son Harmonidès, 1 : « Où que tu ailles », dit, plein d’envie, Harmonidès à son maître Timothée, « tout le monde s’agglutine autour de toi ὥσπερ ἐπὶ τὴν ϒλαῦϰα τὰ ὄρνεα ».
11 Plutarque, Reg. imp. apopht., 20, 180 F et 184 E, et Vie de Pyrrhus, 8.
12 Vers 13-16.
13 Dans les Oiseaux, vers 857, joué onze ans plus tôt, le chœur formait pourtant le vœu que ce soit Chairis qui accompagne à l’aulos son chant. S’il s’agit du même, le jugement porté par Aristophane a changé du tout au tout.
14 Outre les deux mentions dans les Acharniens, Paix, 950 et Oiseaux, 851 sq.
15 Schol. au vers 866.
16 Lucien, De Astr., 2.
17 Vers 950-955.
18 De Musica, 30.
19 Pseudo-Callisthène, I, 27, 46 et 46a. Les rhéteurs faisaient du procès virtuel, intenté à Isménias après la mort d’Alexandre, un sujet d’exercice ; cf. Apsinos, Rhét. gr., L. Spengel (éd.), vol. 1, p. 341.
20 Plutarque, Vie de Périclès, I, 5, 152 F.
21 VIII, 6, 4, 1341 a 12-15.
22 Cicéron, Brutus, 187 (Antigénidas) : Mihi cane et Musis ; Dion Chrysostome, De Invidia (Orat. LXXVII), 19 « (ὁ Θηβαῖος αὐλητής) : αὑτῷ δὲ ϰαὶ Mούσαις αὐλεῖν ἔΦη » ; Empereur Julien, Misopogon, 1=338 (Isménias) : « ταῖς Mούσαις ᾄσω ϰαὶ ἐμαντῷ » ; Valère Maxime, III, chap. 7, 11, Externa 2 (Antigénidas) : Mihi cane et Musis.
23 Plutarque, De Musica, 21, 1138a. C’est ce même Téléphane qui sauva la chorégie de Démosthène (Meid., XXI, 17). Le citharède athénien Stratonicos disait que son jeu était « à vomir » (Banquet des Sophistes, VIII, 351e).
24 Nuits Attiques, XX, IV
25 Lucien, Harmonidès, 2.
26 Poétique, 26, 1461b 29-32.
27 Éloge d’Eusébie, 7.
28 XIV, 631f.
29 Tί τοῦτ’ εἶπειν‚ δῆλον ὅτι μέϒα ϰαϰὸν ϒέϒονεν‚ ὡς οὐϰ ἂν ἄλλως ἐν τοῖς πολλοῖς εὐδοϰιμήσαντος. Certains prêtent la remarque à Antigénidas.
30 Ʌαϰεδαιμόνιοί Φασιν τρὶς ἤδη σεσωϰέναι διαΦθειρομένην < τὴν μονσιϰήν > (Banquet des Sophistes, XIV, 628 b).
31 Banquet des Sophistes, VIII, 337f : « Il est un vieux proverbe qui dit “Dans un aulète, les dieux n’ont pas mis d’esprit, mais en même temps que son souffle, son esprit s’envole” (λόϒος ϒὰρ παλαιὸς ὠς ὅτι ἀνδρὶ μὲν αὐλητῆρι θεοὶ νόον οὐϰ ἐνέΦνσαν ἀλλ’ ἅμα τῷ Φνσῆν χὠ νόος ἐϰπέταται) ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mousikè et aretè
La musique et l’éthique de l’Antiquité à l’âge moderne
Florence Malhomme et Anne-Gabrielle Wersinger (dir.)
2007
Unité de l’être et dialectique
L’idée de philosophie naturelle chez Giordano Bruno
Tristan Dagron
1999
Aux sources de l’esprit cartésien
L’axe La Ramée-Descartes : De la Dialectique de 1555 aux Regulae
André Robinet
1996