Aristoxène et les critères du jugement musical
p. 63-75
Texte intégral
1Dans cette étude, il s’agit de poser deux questions portant sur l’activité familière d’écouter de la musique. Voici la première : lorsque nous écoutons un morceau de musique, tout ce qui parvient à nos oreilles à chaque instant pris isolément, est un son isolé. Ce son possède ses complexités sur lesquelles nous reviendrons, mais pris en lui-même, dans l’instant de son émission, ce n’est qu’un son isolé. Si nous pouvions seulement percevoir les sons de cette façon, – en isolant d’abord l’un, puis l’autre –, il est clair que nous ne pourrions les percevoir comme de la musique. Qu’y a-t-il donc d’autre qui entre en jeu pour nous faire percevoir chaque son comme l’élément d’une pièce musicale, et leur succession comme quelque chose qui produit un sens musical ? En posant cette question, je me concentrerai moins sur les propriétés des sons eux-mêmes que sur la participation de l’auditeur. Que faisons-nous lorsque nous interprétons une séquence sonore en tant que composition musicale ?
2La seconde question peut être formulée plus brièvement, mais il est sans doute plus difficile d’y répondre. Comment évaluons-nous un morceau de musique et quels sont les types de connaissances et de compétences dont nous avons besoin pour donner un fondement solide à nos jugements concernant les qualités ou les défauts d’un morceau de musique ?
3Aristoxène est généralement considéré comme le plus grand des auteurs grecs de textes musicaux et nous pouvons nous attendre à trouver des réponses intéressantes à nos questions. Mais dans les Elementa Harmonica, le reliquat de son œuvre le plus connu et le plus consistant qui ait survécu, il ne pose aucune de ces deux questions directement. Il ne s’agit pas d’une critique : lui-même affirme que la science harmonique ne traite que d’un ordre limité de sujets et ces questions n’y figurent pas. Néanmoins certaines parties des Elementa se révéleront pertinentes et j’y ferai référence de temps à autre. Cependant j’emprunterai l’essentiel de ma démonstration au De Musica traditionnellement mais faussement attribué à Plutarque, dont la somme résulte d’une compilation de traités d’auteurs plus anciens parmi lesquels figure Aristoxène1.
4 Partons de certaines observations du chapitre 34, dont l’intérêt est concentré sur la première des questions posées. Aristoxène commence par faire la récapitulation de thèses énoncées aussi dans les Elementa Harmonica, et en vient au fait que les étudiants de l’Harmonique consacrée à l’examen des structures sous-jacentes à la mélodie, doivent se familiariser avec tous les genres mélodiques et ne pas se concentrer exclusivement sur un seul d’entre eux, comme l’avaient fait ses prédécesseurs. Pourtant, poursuit-il, une compréhension approfondie des structures mélodiques ne suffit pas par soi-même à faire de quelqu’un un juge compétent en matière musicale. Un tel homme doit posséder deux autres types de maîtrise. Il doit avoir maîtrisé d’une part toutes les disciplines techniques qui relèvent de la musique, ce qui inclut l’Harmonique elle-même, le Rythme, la Métrique, l’étude instrumentale et ainsi de suite 1. D’autre part, et c’est décisif, il doit être capable, selon l’expression d’Aristoxène, de « suivre (παραϰολονθεῖν) le corps entier de la musique ainsi que le mélange et les combinaisons de ses parties » (1143e-f).
5Aristoxène s’emploie à identifier et à discuter le processus impliqué par ce « suivi ». Il était déjà implicitement admis, et cela deviendra encore plus clair, que quiconque « suit » la musique au sens d’Aristoxène ne peut pas se limiter à comprendre les disciplines techniques et théoriques pertinentes. Ce qu’il faut « suivre », c’est un morceau de musique particulier, et non pas de la musique ou une mélodie dans l’abstrait ; et « suivre » la musique, c’est ce à quoi est appelé un auditeur quand ses oreilles sont directement exposées à un morceau de musique qui se joue devant lui. Il faut considérer séparément les deux points principaux qu’Aristoxène met en évidence à ce propos. Le premier est que dans l’acte d’écouter un morceau de musique, et de former des jugements sur les parties de ce morceau, nous devons user de deux facultés assez différentes, la perception (αἴσθησις) et la pensée (διανοία), et celles-ci doivent « courir ensemble » (ὁμοδρομεῖν). Son discours montre clairement qu’il entend « ensemble » au sens temporel ; la dianoia doit s’appliquer aux phénomènes musicaux au moment même où ils sont entendus (1143f-1144a). L’idée semble être qu’au moment où, dans le développement de la séquence musicale, chaque son parvient à nos oreilles, il doit être traité d’une certaine manière par l’intellect. Mais il n’est pas dit de quel type de traitement il s’agit exactement.
6Deux passages des Elementa Harmonica permettent d’apporter un peu de lumière sur le sujet. Dans un de ces passages, Aristoxène explique que « tout comme les autres parties de la musique, la mélodie consiste en un devenir (ἐν ϒενέσει). Comprendre la musique dépend de deux choses, la perception et la mémoire ; parce qu’on doit percevoir ce qui vient à l’être et se souvenir de ce qui est devenu. Il n’y a pas d’autre moyen de suivre (παραϰολονθεῖν) les contenus musicaux » (F.H., 38. 30-39. 3). Ces remarques semblent sensées, en tant que telles. Il est évident que la perception, l’aisthésis, est impliquée dans la mesure où il est impossible d’apprécier une mélodie sans l’avoir entendue. Il est tout aussi évident que la mémoire a sa partie à jouer ; nous n’entendrons aucun son en tant que partie d’une mélodie sans retenir dans la mémoire des traces de ce qui a eu lieu. Mais il doit y avoir plus que cela encore. Notre interprétation du son en tant que partie d’une mélodie ne dépend pas simplement de la mémoire des sons précédents, mais de notre aptitude à saisir les liaisons entre eux, sur un mode particulier.
7Cette observation nous conduit à l’autre passage auquel j’ai fait référence. Ce passage se situe un peu plus tôt dans les Elementa Harmonica et il évoque avec davantage de précision les thèses du de Musica. Tout comme le passage que je viens de relever, il nous dit que l’étude de l’Harmonique dépend de deux choses ; mais ces deux choses ne sont plus désignées en tant que aisthésis et mnémè, perception et mémoire. Ces deux choses sont l’audition (ἀϰοή) et la pensée (dianoia) : « C’est que grâce à l’audition nous jugeons de la grandeur des intervalles et grâce à la pensée nous comprenons leurs fonctions (δννάμεις). En conséquence, il nous faut les entraîner toutes les deux si nous voulons juger de manière idoine » (F.H., 33. 4-10). En mettant en parallèle ces deux passages, nous sommes contraints de conclure que la dianoia et la mémoire sont très intimement liées l’une à l’autre. Je pense qu’Aristoxène veut dire que la dianoia est la faculté par laquelle nous saisissons la δύναμις, la fonction mélodique de ce que nous entendons et cette dianoia s’exerce à partir de la mémoire de ce qui a eu lieu auparavant. Nous pouvons en déduire que c’est à travers la reconnaissance de ces dunameis que nous captons les liaisons entre les sons particuliers que nous entendons et avons entendus, pour les percevoir comme formant une mélodie.
8Le concept aristoxénien de dunamis gît au cœur de ces idées, mais fait l’objet d’une démonstration trop complexe pour pouvoir donner lieu ici à un examen détaillé. Nous devrons nous contenter d’un exposé succinct. Très schématiquement, c’est l’aspect d’une note ou d’un intervalle qui lui donne son sens musical, son rôle de partie dans une structure mélodique, de façon à ce que nous l’éprouvions en tant qu’élément d’une mélodie et non comme une simple hauteur de son ou une distance entre des hauteurs. Le fait d’assigner une certaine dunamis à une note, c’est un peu comme la reconnaître, au sens moderne de la « tonique » ou de la « dominante » à la clef qui prévaut. C’est à condition d’être capable de telles reconnaissances que nous pouvons « suivre » une séquence de sons de manière à la percevoir en tant que mélodie. Aucun son ne possède une dunamis s’il est pris en lui-même au moment où nous l’entendons ; sa dunamis dépend du contexte musical, et notre reconnaissance de ce son, comme le dit Aristoxène, dépend de notre mémoire de ce qui est déjà « venu à être » mais qui n’est plus présentement auditionné.
9Il est important de réaliser aussi que, lorsque nous attribuons une dunamis à l’élément d’une mélodie, nous ne nous limitons pas à le situer dans le contexte du passé de la mélodie, mais nous anticipons implicitement aussi les développements futurs possibles de la mélodie. La fonction ou le rôle structurel d’une note ou d’un intervalle définit et détermine les voies que la séquence mélodique dans sa succession peut suivre de façon intelligible, comme l’expose l’argumentation minutieuse d’Aristoxène au livre 3 des Elementa Harmonica. Il s’ensuit que la reconnaissance de la dunamis d’un élément musical comporte des attentes concernant les parties de la mélodie qui ne sont pas encore nées ; la dianoia implique un mode d’entendement à la fois rétrospectif et prédictif. Bien sûr, dans le but de « suivre » une séquence sonore pour la saisir en tant que mélodie, il n’est pas besoin d’être un expert en matière musicale, en Harmonique par exemple, ni de comprendre le concept de dunamis, bien que toute expérience de ce type implique nécessairement au minimum une reconnaissance implicite des dunameis des éléments mélodiques. Aristoxène souligne seulement qu’une compréhension théorique du type qu’offre l’Harmonique, qui articule les structures dans les limites desquelles ces reconnaissances deviennent intelligibles, est essentielle à quiconque veut devenir un juge incontesté en musique.
10Le point crucial qui est souligné au chapitre 34 du de Musica, alors qu’il ne l’est pas dans les Elementa Harmonica, est que la dianoia doit opérer en simultanéité avec l’aisthésis. Il ne s’agit pas d’une réflexion sur ce qui a été entendu, une fois que l’on se trouve dans le silence qui suit l’audition, mais bien de l’audition de quelque chose que nous interprétons tout en l’entendant. La faculté qu’Aristoxène nomme la dianoia doit donc être continuellement et attentivement au travail tout au long de l’exécution, au fur et à mesure qu’en notre oreille s’enregistre chaque élément de la séquence musicale qui s’écoule dans le flux du présent avant de disparaître dans le passé. Il s’ensuit qu’Aristoxène n’use pas du terme dianoia au sens de raisonnement discursif, sens courant dans les textes philosophiques, dès lors que ce type de raisonnement s’effectue pendant un laps de temps souvent long ; ce doit être une activité interprétative qui modifie immédiatement nos expériences dans le moment où nous les éprouvons. La faculté par laquelle nous menons à bien ces interprétations nous est innée mais n’est pas une partie inaltérable de notre constitution intellectuelle ; elle peut être endommagée à la suite de négligence, ou au contraire, améliorée. Si nous devons être des auditeurs de musique avertis, il nous faut, par l’expérience et par les disciplines techniques, entraîner notre dianoia à reconnaître instantanément les rôles musicaux des phénomènes qui se présentent à notre perception, de façon à ce que la perception directe et l’interprétation du son opèrent ensemble.
11Le second des deux points majeurs établis par Aristoxène à cet endroit de la discussion dans le de Musica est abordé au chapitre 35. Quand nous écoutons de la musique, nous devons prendre garde à plusieurs autres facteurs qui s’ajoutent aux composantes de la mélodie : « Trois éléments au moins doivent toujours être présents à l’oreille : une note, une durée de temps, et une syllabe ou encore un son articulé. La séquence des notes nous fait reconnaître le mode d’accord ; la séquence des durées nous fait reconnaître le rythme et la séquence des sons articulés ou des syllabes nous fait reconnaître les paroles. Parce que ces éléments évoluent ensemble, nous devons amener la perception à les capter tous simultanément » (1144a-b). De telles remarques suggèrent bien la complexité de ce que nous faisons à chaque instant lors de l’audition d’un chant, et ce qui suit en précise les détails avec plus de minutie : « Il est clair aussi que, sauf si la perception peut séparer chacun des éléments mentionnés, il nous est impossible de suivre l’évolution individuelle de chacun et de saisir ce qui est fautif ou non en chacun d’eux ; et d’abord nous devons avoir l’intelligence de la continuité (σννεχεία). Il est essentiel que notre faculté critique s’engage dans la continuité, dans la mesure où l’excellence et son contraire ne naissent pas dans les notes, dans les durées ou dans les sons articulés ponctuels, mais dans leurs séquences continues, dès lors que, dans la pratique musicale, des mélanges variés naissent à partir d’éléments incomposés » (1144b-c).
12À la lumière de notre discussion précédente, cela signifie que l’écoute d’un critique musical doit avoir la capacité de distinguer au moins trois aspects dans chacun des sons qu’il perçoit, et de pouvoir isoler chacune de ces dimensions l’une des autres ; il doit être capable au moyen de la dianoia d’interpréter la signification de chaque élément dans les trois catégories, en le situant dans le contexte du procès continu du devenir auquel il appartient et aussi dans le contexte de la structure formelle à l’intérieur de laquelle il acquiert un sens musical ou linguistique ; et il doit faire tout cela en même temps et de manière répétée, tout le temps que dure la musique. Telle qu’Aristoxène la représente, la tâche semble excessivement compliquée et sans aucun doute est-ce bien le cas.
13La tâche du critique, pourtant, ne s’arrête pas là. La dernière phrase citée explique pourquoi une intelligence de la « continuité » est si importante, en affirmant que c’est de séquences continues d’éléments et non de sons particuliers et isolés qu’un morceau de musique acquiert ses bonnes ou mauvaises qualités (τὸ ἐῦ ϰαὶ τὸ ἐναντίως). Le critique musical ne se limite pas seulement à interpréter le sens et la structure de ce qu’il entend, mais se montre aussi capable de l’évaluer. En introduisant la notion d’évaluation, Aristoxène nous conduit à la phase suivante de sa réflexion et à la seconde de nos questions.
14Dans les textes que nous venons d’examiner, Aristoxène a insisté sur le fait que quiconque veut être un juge compétent en matière musicale doit avoir un entraînement complet dans toutes les disciplines techniques qui relèvent de cet art. Néanmoins, le chapitre 36 du de Musica s’ouvre sur la déclaration selon laquelle la compétence dans ces disciplines ne suffit pas à elle seule à armer quelqu’un pour la pratique du jugement musical (πρὸς τὴν ϰριτιϰὴν πραϒματείαν). On ne peut pas devenir une autorité en matière de critique musicale (τέλεον ϒενέσθαι μονσιϰόν τε ϰαὶ ϰριτιϰόν) sur sa seule compétence en harmonique, en rythmique, en arts d’exécution et ainsi de suite (1144c-d). Des affirmations voisines se présentent aussi à deux reprises dans les Elementa Harmonica, aux paragraphes introductifs de chacun des deux premiers livres (E.H., I. 22-2. 6, 31. 31-32. 9) ; dans le second, Aristoxène témoigne de son irritation face à l’impuissance de ses auditeurs à en reconnaître la vérité. L’un des multiples indices en faveur de la rédaction de l’extrait du de Musica après les Elementa Harmonica est qu’il s’emploie ici à rendre son propos irréfutable en munissant sa thèse d’une explication élaborée et de beaucoup de preuves. Son explication est fondée sur une distinction devenue familière depuis les écrits philosophiques de l’époque et surtout depuis l’Éthique d’Aristote : la distinction entre les choses τέλεια et les choses ἀτελῆ. Ce qui est teleion est « complet » au sens où c’est une « fin en soi », le but ultime d’un effort ; ce qui est atelès est « incomplet », n’est pas une fin en soi, mais seulement un adjuvant pour la réussite de l’objectif désiré. Aristoxène identifie deux sortes d’éléments musicaux en tant que teleia. Le premier est constitué par « chaque composition particulière, par exemple celle qui est chantée ou jouée à l’aulos ou à la cithare ». Le second correspond à toute exécution effective d’une composition, c’est-à-dire tout épisode complet de jeu sur les auloi (αὔλησις) ou de chant (ᾠδή) ou de n’importe quoi de ce type (1144d-e).
15Il n’est pas sans intérêt de constater qu’il considère aussi bien les compositions que les exécutions comme des « fin en soi ». On pourrait objecter que c’est une erreur. On pourrait être tenté soit de prendre la composition pour la « fin » et l’exécution simplement pour le moyen de la communiquer, soit de penser, au contraire, que l’exécution est le but alors que la composition ne serait qu’un des moyens dans lesquels puise l’exécutant et qui ne fait que contribuer au but final. Chacune de ces deux positions est intelligible et défendable. On ne voit pas clairement pourquoi Aristoxène les rejette implicitement toutes deux. On pourrait s’attendre à ce qu’il dise que c’est parce que les compositions aussi bien que les exécutions peuvent être jugées selon leur mérite propre et que les jugements sur les unes n’impliquent aucune référence aux autres. Pourtant ce n’est pas la position qu’il tient. Son discours indique que les compositions peuvent en réalité être jugées indépendamment de leur exécution, alors que les exécutions sont bonnes ou mauvaises partiellement en raison de leur succès ou de leur échec à interpréter la composition qu’elles tentent de réaliser.
16Cette attitude vis-à-vis du jugement sur l’exécution ressort clairement des propositions qui subsistent du chapitre 36. Quand nous écoutons le jeu d’un aulète, nous pouvons juger s’il est techniquement compétent ou non, – si par exemple, les notes des deux tuyaux sont « consonantes » l’une avec l’autre (σνμΦωνοῦσιν) ou bien si leur διάλεϰτος, leur « conversation » l’une avec l’autre est claire. Chacun de ces jugements n’atteint chaque fois que l’une des parties de l’art de l’exécution aulétique, mais, affirme Aristoxène, aucune n’est le telos ; elles sont les choses requises ἕνεϰα τοῦ τέλονς, en vue de la fin ou du but : « Parce que, en plus de ces choses et de toutes les autres de cette sorte, on jugera le caractère de l’exécution (ἦθος) ». Cela doit vouloir dire qu’alors que « ces choses et toutes les autres de cette sorte » sont seulement des moyens pour le telos, l’ensemble du telos lui-même est une exécution inspirée par un èthos de quelque type. Mais comment faisons-nous pour décider s’il s’agit du type correct ? Nous le faisons, répond Aristoxène, en jugeant « si l’exécutant a exprimé un èthos approprié (οἰϰεῖον) à la composition qui lui a été confiée, à laquelle il a choisi de s’attaquer et qu’il tente d’interpréter. Et les mêmes remarques s’appliquent aussi aux émotions (πάθη) qui sont indiquées dans les compositions à travers l’art du compositeur » (1144e). Une exécution possède l’èthos correct et exprime les émotions du type convenable à la condition qu’ils soient ceux qui appartiennent à la composition elle-même. Il s’ensuit que son excellence dépend de l’interprétation correcte de la composition, et l’on doit juger cette dernière en fonction de son succès ou de son échec, comme procédure par laquelle les èthè et les pathè indiqués dans la composition sont actualisés en sons.
17Dans cette mesure, l’exécution n’est pas alors considérée comme une fin en soi, et pourtant d’une certaine manière, elle l’est. Car, bien que l’excellence d’une exécution dépende de sa fidélité à la composition, Aristoxène ne suggère nulle part qu’elle dépend aussi des mérites de la composition elle-même. Il existe d’admirables exécutions de compositions musicales défectueuses. En ce sens donc, le but du compositeur et le but de l’exécutant diffèrent et sont indépendants l’un de l’autre, même lorsque, comme c’est souvent le cas dans l’usage grec, le compositeur et l’exécutant sont la même personne.
18Ces thèses sont complexes, mais le point le plus important est clairement explicité par Aristoxène. Grâce à notre intelligence des disciplines et maîtrises musicales, nous devenons seulement aptes à juger de la correction technique des éléments d’une exécution. Il ne s’agit de rien de plus que de moyens pour une fin plus significative, l’expression des èthè et pathè appropriés, et une science comme l’Harmonique n’a rien à nous dire au sujet de ces dimensions de l’exécution. Il en découle que les critiques auront besoin d’une autre forme de connaissance ou d’intelligence, bien au-delà de la seule compétence musicale, s’ils veulent que leurs jugements soient fiables et aient de l’autorité.
19Le même thème resurgit, quoique dans une perspective un peu différente, quand Aristoxène considère la tâche de juger des compositions elles-mêmes. Au chapitre 33 du de Musica 2, deux passages sont d’un intérêt particulier et nous les considérerons l’un après l’autre.
20Aristoxène commence par fournir des preuves à l’appui de la thèse selon laquelle les qualités et les défauts les plus importants d’une composition quelle qu’elle soit, sont ceux qui ne sont pas détectables au moyen seulement des savoirs techniques. L’Harmonique par exemple, est une science qui nous permet d’identifier et d’analyser bien des types d’éléments – les genres mélodiques, les intervalles, les échelles, les notes, les clefs, les modulations, etc. « Mais, poursuit-il, elle ne peut pas aller au-delà »3 ; et immédiatement il offre un exemple, afin de donner une idée plus précise du genre de « progression » qu’il a dans l’esprit. Ce que nous ne pouvons pas nous attendre à pouvoir distinguer à partir de la seule maîtrise de l’Harmonique, c’est par exemple, si le compositeur du dithyrambe Les Mysiens (Philoxène) a fait le choix « approprié » (oikeios) lorsqu’il a réglé l’ouverture du morceau sur le τόνος Hypodorien, la partie médiane sur l’Hypophrygien et le Phrygien, et la finale sur le Mixolydien et le Dorien. L’Harmonique ne nous donne aucune prise sur la qualité de l’« appropriation » (οἰϰειότης). Elle peut nous dire si une partie de la composition est en genre chromatique ou sur le tonos Phrygien, et elle peut identifier chacune de ses notes et chacun de ses intervalles ; mais une telle information ne suffit pas, dès lors qu’aucun de ces éléments ou de ces structures n’apporte automatiquement avec lui l’oikeiotès qui permet d’exprimer l’èthos d’une mélodie. Il s’agit de quelque chose qui ne relève pas des dimensions structurelles étudiées par l’Harmonique mais qui est introduit dans une composition par la manière dont le compositeur en use (1142f-1143a).
21Deux points de ce passage méritent d’être soulignés. Premièrement, ce passage marque une distinction tranchée entre les structures formelles qui se trouvent au fond d’une composition et la manière par laquelle elles sont utilisées dans la composition elle-même. Les experts des savoirs techniques, – de la rythmique non moins que de l’harmonique –, peuvent identifier la présence de ces structures et rendre pleinement compte des formes qu’elles prennent ; mais ils n’ont aucun moyen d’évaluer leur application à un morceau de musique particulier. En fait, les savoirs de cette sorte n’ont rien à dire des compositions particulières en tant que telles. Ce point de vue est confirmé par le fait qu’il y a au moins quatre passages d’Aristoxène dans le de Musica qui, d’évidence, sont tirés d’œuvres qui « vont au-delà » de l’Harmonique, qui font référence aux compositions individuelles et en discutent avec une quantité modérée de détails (1134f- 1135b, 1137b-e, 1142f, 1143b-c), tandis que les Elementa Harmonica sont dénués de telles références ou discussions.
22Deuxièmement, les jugements d’un critique musical tournent autour du concept crucial d’oikeiotès, l’appropriation, qui est lié à son tour au concept d’ethos. En l’espèce, c’est par le biais de notre reconnaissance de l’oikeiotès d’une composition et de ses parties que leur èthos est « révélé » (ἐπιΦαίνεται). Mais le jugement selon lequel une composition ou l’une de ses parties est oikeios est assurément incomplet en lui-même, dès lors que l’oikeiotès est un concept relationnel, et il faut compléter le jugement en identifiant ce à quoi la composition est ou non appropriée. Il semble que ce qu’Aristoxène veut dire c’est qu’elle est appropriée ou inappropriée à la « révélation » ou à l’expression d’un èthos spécifique. Tel est, à mon avis, le sens de sa remarque quelques lignes plus loin : « nous usons toujours du terme oikeiôs « de manière appropriée » en vue de quelque èthos (πρὸς ἦθος τι βλέποντες) (1143b).
23Dans la suite du chapitre, nous en apprenons un peu plus sur les moyens grâce auxquels une composition est rendue appropriée à l’expression d’un èthos. Aristoxène a insisté sur le fait que ces qualités ne naissent pas directement de l’une quelconque des structures formelles qu’un théoricien pourrait découvrir dans l’œuvre. Il nous dit maintenant qu’elles sont produites au moyen d’une « combinaison ou d’un mélange » spécifiques de ces ingrédients (σύνθεσίν τινα ἢ μῖξιν). Il y a mixis, semble-t-il, lorsque plusieurs éléments tels le rythme, le genre mélodique et le tonos sont employés simultanément, et il y a sunthesis lorsque les éléments sont associés de manière séquentielle au cours d’un passage musical. Ainsi, dans le νόμος d’Athéna composé par Olympus, l’èthos de l’ouverture est principalement causé par le mélange du genre enharmonique et du tonos Phrygien avec le rythme appelé le παίων ἐπιβατός. Mais pour rendre compte de son èthos, l’on doit prendre en compte davantage de facteurs. On doit noter l’effet de l’habile modulation rythmique d’un mètre péonique en mètre trochaïque ; et l’on doit considérer avant tout les séquences actuelles mélodiques et rythmiques créées par le compositeur à cet endroit précis du νόμος, les phrases mélodiques et rythmiques individuelles, qu’il faut bien entendu distinguer des structures formelles à partir desquelles ils sont créés (1143b). Toutes ces dimensions contribuent à la production de l’èthos du passage musical ; mais cet èthos n’est pas produit simplement par l’addition de l’èthos d’un élément formel à celui d’un autre dans la mesure où, pris individuellement, ils sont dépourvus d’èthos. Celui-ci naît seulement de leur « mélange et combinaison » et de l’actualisation des structures mélodiques et rythmiques dans des exemples particuliers de rythmes et de mélodies.
24Revenons brièvement sur la suite de ce paragraphe du de Musica qui laisse subsister une sérieuse difficulté que l’on peut tenter de résoudre en considérant les deux dernières phrases du chapitre. Voici la première : « Quiconque cherche à distinguer l’approprié de l’inapproprié doit saisir au moins deux choses, premièrement l’èthos en vue duquel la sunthesis est née, et deuxièmement les choses dont la sunthesis est faite ». Cela a bien sûr du sens, mais le problème est de savoir comment ces deux éléments, l’èthos de la sunthesis ainsi que les choses dont il est fait, peuvent être liés les uns aux autres. La combinaison des éléments qui constituent le tout possède un èthos ; mais si les choses dont il est fait sont des éléments comme le genre mélodique, la structure rythmique, etc. alors, comme on l’a vu, pris chacun individuellement, ils n’en ont pas. On se demande alors comment la connaissance de la nature de ces choses et l’habileté à les reconnaître dans la composition peuvent aider le ϰριτιϰός musical dans son effort pour juger de « ce qui est approprié et ce qui ne l’est pas ».
25Il apparaît clairement que ces ingrédients appropriés et inappropriés doivent être identiques à ces « choses dont la sunthesis est faite » ; le kritikos juge si oui ou non chacun de ces éléments est approprié à l’expression de l’èthos « en vue duquel la sunthesis est née ». Cette interprétation est confirmée par la phrase finale du chapitre : « ce que nous avons dit suffira à montrer que ni l’Harmonique, ni la rythmique, ni aucune des autres disciplines ne suffisent à procurer une reconnaissance parfaite de l’èthos ou à juger des autres choses », – la compétence dans ces disciplines n’est ni τοῦ ἤθονς ϒνωστιϰή ni τῶν ἄλλων ϰριτιϰή (1143d- e). Le terme important ici est kritikè. Aristoxène a employé cet adjectif, ainsi que les termes apparentés, plusieurs fois et toujours en relation avec des jugements qui ont pour objet l’« appropriation » et l’èthos. En conséquence, si le juge en matière musicale a besoin d’être τῶν ἄλλων ϰριτιϰός, alors que τῶν ἄλλων ne peut que renvoyer aux « choses à partir desquelles la sunthesis est née », chacune de ces choses doit avoir malgré tout un èthos ou être appropriée à un quelconque èthos. Mais on ne peut dire cela des genres, des clefs, des structures rythmiques ou de quoi que ce soit de formel. Quels sont alors les éléments de la sunthesis auxquels Aristoxène fait maintenant référence ?
26Nous pouvons trouver une réponse, ou du moins une partie de la réponse, dans un paragraphe antérieur. Aristoxène poursuit sa réflexion sur le Nomos d’Athéna en posant que, bien que les éléments dominants de la composition – le genre enharmonique, le tonos phrygien, etc. – ne changent pas en passant d’une section à l’autre, il y a cependant une grande différence entre l’èthos de l’ouverture et l’èthos de la section connue en tant qu’harmonia. Si tel est le cas, il est évident une fois de plus que nous ne pouvons pas discerner l’èthos et les ingrédients appropriés à son expression, uniquement en reconnaissant la présence de ces structures formelles. Il nous faut aussi être pourvus, dit Aristoxène, de la faculté de juger qu’il appelle τὸ ϰριτιϰόν (1143b-c). Mais la difficulté surgit alors de nouveau. Sur quels éléments, exactement, sommes-nous censés appliquer cette faculté critique ? Quelle est en fin de compte cette chose que nous trouverons appropriée ou inappropriée à l’ἦθος οὗ ἕνεϰα ἡ σύνθεσις ϒεϒένηται ?
27Une réponse peut être dégagée des dernières phrases du paragraphe, en dépit de leur difficulté d’interprétation. Dans la première, il semble qu’Aristoxène ait glissé momentanément du fait de parler du critique musical au fait de parler du compositeur ; mais cela est sans importance réelle : « Qui connaît le Dorien (τὸ Δωριστί), mais ne sait pas juger (ϰρίνειν) de l’appropriation de la manière dont il est utilisé (τὴν τῆς χρήσεως αὐτοῦ οἰϰειότητα) ne saura pas ce qu’il est en train de composer ; il ne préservera pas même l’èthos. Il n’est pas même certain, comme certains le croient, que la science de l’Harmonique soit capable de marquer la différence entre différentes compositions en Dorien » (1143c). Ce qu’un bon critique et un bon compositeur doivent être capables de juger alors, ce n’est pas si le Dorien en soi est approprié à l’èthos de la composition, mais l’appropriation de sa chrèsis, la façon dont il est utilisé pour former une mélodie particulière. C’est pourquoi un compositeur à qui manque le kritikon peut continuer à utiliser le Dorien mais échoue à « préserver l’èthos » ; dès lors qu’il ne « sait pas ce qu’il compose », au sens où il ne comprend pas les effets que suscite son utilisation des structures, il a des chances de glisser dans des usages qui sont inappropriés à l’èthos.
28Parallèlement, un compositeur qui comprend ce qu’il fait, comme Olympus dans le Nomos d’Athéna, sera capable de modifier l’èthos à loisir, même sans moduler d’un ensemble initial de modèles structurels à un autre. De même encore, un expert en Harmonique, s’il lui manque le kritikon, risque d’être incapable de préciser les différences entre une composition en Dorien et une autre. Car du point de vue de l’analyse des structures formelles, il n’y a pas de différences significatives. Ce en quoi elles se distinguent, c’est dans les èthè auxquels les compositeurs les ont rendues appropriées, en variant les façons de construire des mélodies à partir du même schème harmonique.
29En résumé, l’èthos d’une composition ne dépend pas directement de ses aspects formels, mais de la manière dont le compositeur les a actualisés dans des séquences mélodiques et rythmiques particulières, les a mélangés et combinés les uns aux autres ; et chaque élément dans la sunthesis – en tant qu’il est utilisé dans la sunthesis et non dans son mode purement structurel – peut être apprécié pour son appropriation. C’est-à-dire qu’un fin kritikos peut juger si cet élément coopère avec les autres de manière satisfaisante pour engendrer l’èthos du tout. Il ne s’ensuit pas automatiquement que les structures formelles qui sous-tendent une composition sont sans influence aucune sur l’èthos. Aucune ne possède un èthos de plein droit ; aucune n’est invariablement appropriée à l’expression d’un èthos particulier4. Chacune contribuera à l’expression d’èthè différents suivant qu’elle est utilisée de différentes façons et combinée avec d’autres éléments d’espèce différente. Mais il demeure vrai malgré tout que le Dorien, par exemple, se prête plus volontiers que le Phrygien à une chrèsis appropriée à un èthos sobre et sans détours, et qu’un compositeur peut plus facilement créer un èthos de lamentation à partir d’un contexte mélodique Mixolydien. Cela pourrait expliquer pourquoi des auteurs comme Platon et Aristote attribuaient des èthè spécifiques à chacune des échelles d’accord qu’ils appelaient harmoniai ; c’était une erreur, mais leur erreur était compréhensible.
30Il resterait beaucoup d’autres questions à poser sur la manière dont Aristoxène discute ces points, et l’on ne saurait répondre à toutes en s’en tenant aux témoignages qui ont survécu. Il est particulièrement décevant qu’il n’en dise pas plus sur la capacité qu’il appelle to kritikon. D’évidence, il ne s’agit pas d’une faculté purement intellectuelle ; elle implique une sensibilité aiguë à la valeur esthétique et éthique de tous les éléments musicaux, pris isolément et en combinaison, dont nous devons « suivre » les progressions à travers une composition, en usant de la combinaison de l’aisthésis et de la dianoia interprétative que nous avons considérée auparavant. On pourrait aussi s’interroger sur la nature des attributs que le kritikon garantit, à savoir les èthè, et des facteurs qui rendent les parties spécifiques d’une composition appropriées ou inappropriées à ces èthè.
31Je voudrais, pour finir, considérer brièvement un passage des Lois de Platon. L’Athénien suggère qu’un juge accompli en musique doit connaître trois choses. Il doit connaître premièrement l’identité du « modèle original » que, pour reprendre les mots de Platon, la composition « imite » ; deuxièmement, savoir si la composition imite correctement l’original, ὀρθῶς ; et troisièmement, si elle est, comme il dit, « bien faite » (Lois, 669b). Dans l’explication d’Aristoxène, le correspondant de l’« original » de Platon est l’èthos que la composition est destinée à exprimer ; et à la question de savoir si la composition l’imite correctement correspond la question de savoir si ses parties et leur sunthesis sont « appropriées » à l’expression de cet èthos. Mais qu’en est-il de la troisième question de Platon : est-elle « bien faite » ? D’évidence, il veut donner à entendre que cette question est substantiellement distincte de la question suivante : est-elle faite correctement ? Ce que cela signifie n’est pas immédiatement transparent, mais devient plus clair par la suite. Il s’avère que la question est entendue au sens esthétique et éthique le plus large. Ce que veut dire l’Athénien est : « est-ce que la composition possède les attributs de ce qui est admirable et bon ? »5.
32Nous pouvons être certains qu’Aristoxène considérait que ces questions sont légitimes et croyait qu’elles avaient des réponses objectivement correctes qu’un critique bien qualifié pouvait établir avec assurance. Son terme de prédilection pour désigner une approbation d’ensemble est ϰαλός, « noble » ou « excellent », et il énonçait des opinions fermes au sujet des genres de musique qui sont kalos et celles qui ne le sont pas. Par exemple, un fragment bien connu rapporté par Athénaeus (632a-b) déplore que la πάνδημος μονσιϰή à la mode a précipité la musique dans la ruine et plongé les théâtres dans la barbarie, (ἐϰβεβαρβάρωται). Une telle musique, même sans être incorrecte du point de vue des canons des disciplines techniques, est malgré tout de la « mauvaise » musique, Φαῦλος ou αἰσχρός. Ce type de jugements s’insinue au moins une fois dans les Elementa Harmonica sans rapport direct avec le sujet, lorsqu’Aristoxène déclare qu’une mélodie bâtie dans la forme ancienne du genre enharmonique n’est « pas la plus honteuse mais simplement la plus raffinée de toutes » (οὐχ ἡ Φανλοτάτη ϒε ἀλλὰ σχεδὸν ἡ ϰαλλίστη) (E.H., 23. 5-6). Le de Musica rapporte, au chapitre 31, une histoire qu’Aristoxène raconta à propos d’un musicien contemporain, Télésias de Thèbes, qui avait été instruit dans les styles anciens mais qui, plus tard, avait été ravi, (Aristoxène dit « abusé », ἐξαπατηθῆναι), par la musique moderne, complexe et théâtrale de Timothée et Philoxène ; et la rhétorique du passage est remplie d’approbation pour la première et de condamnation pour la seconde (1142b-c).
33Quel est alors le fondement de ces jugements et comment les justifier ? Une réponse à la première partie de cette question est suggérée dans le passage des Elementa Harmonica qui vient d’être mentionné. Il y est dit que les gens finiront par reconnaître l’excellence des anciens styles à condition d’en faire l’expérience de manière répétée et de s’y habituer totalement (σννειθισμένοι). Il n’est pas surprenant, poursuit Aristoxène, que « la plupart des gens d’aujourd’hui, οἱ πλεῖστοι τῶν νῦν, rejettent l’échelle d’intervalles utilisée dans ces styles, dès lors qu’ils sont « habitués » (σννήθεις) uniquement à la musique moderne dont les exécutants utilisent des intervalles différents de ceux des mélodies anciennes, dans leur volonté effrénée d’adoucir la musique, τὸ βούλεσθαι ϒλνϰαίνειν ἀεί (E.H., 23. 8-22). Cela semble indiquer que les types de musique que nous prisons et que nous jugeons bons ne sont autres que ceux dont nous avons pris l’habitude. Cette conclusion est peut-être décevante, mais elle est assez plausible et des suppositions de ce genre semblent être apparemment à la base des conseils en matière d’éducation qui figurent au livre 3 de la République de Platon par exemple. Mais cela ne fournit évidemment aucun fondement objectif pour défendre de manière raisonnée les préférences musicales d’une personne, ni aucun principe à partir duquel Aristoxène peut prétendre que ses appréciations sont correctes alors que celles des oi pleistoi tôn nûn sont erronées.
34Au début du chapitre 32 du de Musica, juste après l’histoire de Télésias, une phrase indique la source possible de ces justifications : « ainsi, si quelqu’un cherche à cultiver la musique avec noblesse et bon jugement, ϰαλῶς ϰαὶ ϰεϰριμένως, il doit imiter le style ancien ; et il doit compléter la musique par les autres études (μαθήματα) et adopter la philosophie comme sa tutrice ; parce que la philosophie a le pouvoir de juger de la juste mesure en musique (τὸ πρέπον μέτρον) et de déterminer ce qui est utile (τὸ χρήσιμον) » (1142c-d). Cela veut dire que c’est par la philosophie que nous sommes capables de comprendre quels « usages » (chrèseis) sont acceptables et lesquels ne le sont pas. La thèse paraît être que les principes qui donneront des fondements solides à des jugements évaluatifs concernant les compositions reposent en dehors des disciplines musicales elles-mêmes, dans les « autres mathemata » et en fin de compte, dans la philosophie. Peut-être en est-il ainsi, mais nous serions raisonnablement en droit de nous demander si ces idées ont leur source originelle chez Aristoxène. Elles ont une résonance qui fait soupçonner une influence platonicienne, comme si le compilateur plutarquien était en train de résumer les rapports entre l’éducation musicale dépourvue de raison, mise en place au livre III de la République, et les études mathématiques qui culminent dans la dialectique philosophique au livre VII.
35Il n’empêche que l’idée qu’elles viennent d’Aristoxène, comme tout le contenu des chapitres 31 à 36, ne devrait pas être écartée pour autant. Elle est étayée par le fait étrange qu’ils récapitulent avec assez de précision ce que nous savons de sa propre carrière6. Il reçut de son père, un musicien professionnel, une formation parfaite en musique. Il n’y a pas de doute que cette formation était de mode ancienne, fondée sur la propre formation de son père, ses expériences et goûts ; et cela l’aura pourvu alors qu’il était enfant d’une « habitude » des anciens styles, comparable à la ϰαλλίστη ἀϒωϒή reçue par Télésias. Il voyagea ensuite à Mantinée, que lui ou son père trouvèrent propice à la poursuite de son éducation, à cause de la renommée de ses institutions musicales et sa réputation pour avoir préservé les modèles musicaux et les traditions du passé. Après quelques années passées à Mantinée, il voyagea de nouveau, vraisemblablement à Athènes, afin d’étudier avec le Pythagoricien Xenophile. En compagnie des intellectuels pythagoriciens de la seconde moitié du iv e siècle, il aura certainement appris quelque chose des disciplines mathématiques qu’ils élaboraient, peu éloignées de celles dont il est question dans la République, ainsi que de leur façon particulière d’appréhender la philosophie. Néanmoins, pendant cette période de sa vie ou peu de temps après, il entra en contact avec Aristote et rejoignit son cercle philosophique ; il devint une figure saillante parmi les philosophes du Lycée et ses propres écrits sont, comme on le sait, débordants d’idées et d’attitudes aristotéliciennes. Sa carrière suit avec précision l’idéal préconisé dans ce passage du de Musica ; elle commence par un apprentissage solide dans les styles de musique ancienne, complété plus tard par les « autres mathemata » et finalement par la philosophie.
36En conséquence, s’agissant du jugement en matière musicale, il existe peut-être plus d’affinités entre les conceptions d’Aristoxène et celles de Platon que les spécialistes ont généralement voulu le croire. Un fond solide de techniques et de savoirs musicaux est indispensable, mais ce n’est qu’à travers la philosophie que nous pouvons avoir l’intelligence des valeurs que la musique doit tendre à exprimer et saisir les critères d’après lesquels elle doit être jugée.
Notes de bas de page
1 Il serait trop long de démontrer que le matériau puisé dans les chapitres 31 à 36 (1142b-1144e) est la paraphrase ou le résumé d’extraits de ses œuvres perdues, et je ne tenterai pas pareille démonstration. Toutefois, à part une phrase sur laquelle je reviendrai à la fin de mon exposé, je ne crois pas qu’on puisse sérieusement mettre cela en doute. 1. Par exemple, E.H., 32.5-8.
2 Dont la discussion paraît mal agencée ; le chapitre 33 aurait plus naturellement sa place après le chapitre 36, mais je ne m’étendrai pas ici sur cette difficulté
3 Une proposition semblable apparaît au début des E.H., I. 18-23.
4 Cf. 1136e-1137a.
5 Voir en particulier Lois, 670d-671a.
6 Presque tout ce que nous savons ou croyons savoir de sa vie est dérivé de l’entrée qui lui est consacrée dans la Souda.
Auteur
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Mousikè et aretè
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