Épilogue
Leo Strauss et la possibilité de la philosophie
p. 259-278
Texte intégral
1Dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie de Wittgenstein, la déclaration suivante se présente sans commentaire : « Pour pénétrer dans les profondeurs, on n’a pas besoin de voyager très loin ; en effet, vous n’avez pas besoin pour cela d’abandonner votre environnement immédiat et accoutumé1. » En lisant ce passage, j’ai été frappé par sa ressemblance avec une observation fréquemment répétée par Leo Strauss, suivant laquelle les profondeurs sont contenues dans la surface et seulement dans la surface. Par exemple, dans les Pensées sur Machiavel, Strauss dit : « Il n’y a pas de protection plus sûre contre la compréhension de quoi que ce soit que de considérer comme allant de soi, ou bien de mépriser, l’évidence et la surface. Le problème inhérent à la surface des choses, et à la surface des choses seulement, est le cœur des choses2. »
2La ressemblance entre ces deux déclarations est-elle elle-même superficielle ou profonde ? Je considère qu’elles nous mettent toutes deux en garde contre la tendance à remplacer le contexte immédiat de l’expérience par un artefact théorique. Mais ceci ne signifie pas que toutes deux sont opposées à la théorie dans le même sens ou au même degré. Pour Wittgenstein, la théorie est une construction conceptuelle erronée ou confuse : « “Ne cherchez rien derrière les phénomènes ; ils sont eux-mêmes la théorie” (Goethe)3. » Et encore : « Puisque tout s’étend devant notre vue, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est caché, par exemple, n’est d’aucun intérêt pour nous4 ». Wittgenstein désapprouve en premier lieu le recours que font les philosophes aux processus internes ou subjectifs, par opposition au caractère public du langage commun, et aux entités sémantiques telles que les significations, ou les formes platoniciennes, par opposition aux règles syntaxiques ou grammaticales du langage mentionné ci-dessus. Strauss, d’un autre côté, est opposé aux théories qui ne sont pas fondées sur notre expérience directe de l’ordre naturel des affaires humaines, un ordre qui n’est pas le produit de règles grammaticales mais qui les détermine.
3Wittgenstein s’exprime de manière inconséquente sur le point crucial du sens régulateur de la nature. Des assertions comme celle-ci sont en apparent accord avec Strauss : « Le comportement commun de l’humanité est le système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu5. » Dans le même sens, on nous dit que le langage correspond à la manière dont les choses sont effectivement, ou à ce que Wittgenste in appelle « les cas normaux »6, et donc au « langage ordinaire » (die gewöhnliche Sprache)7. Dans les Investigations philosophiques, il décrit son travail comme « des remarques sur l’histoire naturelle des êtres humains ; nous n’offrons pas une contribution de curiosités, cependant, mais d’observations dont personne n’a douté, mais qui sont passées inaperçues seulement parce qu’elles sont toujours devant nos yeux »8.
4Mais l’expression d’« histoire naturelle » est compatible avec une vision historiciste de la nature humaine. En outre, selon Wittgenstein, « l’essence est exprimée par la grammaire »9. Puisque les grammaires définissent des familles de jeux de langage ou constituent une « forme de vie »10, et que les formes de vie sont multiples aussi bien que diverses, ou, en d’autres termes, puisqu’il n’y a pas de forme de vie universelle, pas plus qu’il n’y a de forme universelle de proposition, il semble que la nature humaine, et donc ce qui est tenu pour l’usage ordinaire ou sain, soit fonction de l’histoire, c’est-à-dire du hasard. Wittgenstein dit que ses centres d’intérêt incluent la conformité des concepts aux « faits très généraux de la nature », mais ces derniers ne sont pas invoqués comme causes des premiers. On nous apprend au lieu de cela à imaginer différents faits de la nature produisant différents concepts ; le point principal ici n’est pas l’ordre naturel mais la contingence des concepts11.
5Ce point doit être souligné. Pour Wittgenstein, la « surface », ou l’environnement familier de la vie quotidienne, est définie conceptuellement par la pratique linguistique. Ce que nous appelons « le monde » ou la « réalité », et donc les faits de la nature mentionnés ci-dessus eux-mêmes, est fonction de la manière dont nous délimitons l’espace conceptuel, et donc l’espace discursif de l’expérience ordinaire12. Mais ceci ne signifie pas que l’expérience ordinaire nous soit disponible comme critère préalablement à l’acte de délimitation. L’accent mis par Wittgenstein sur le langage ordinaire est accompagné au mieux de façon seulement ambiguë d’un appel à la nature humaine, à la nature du discours ou du logos, sans parler d’un ordre naturel qui soit accessible à la contemplation. L’ambiguïté naît du fait que Wittgenstein exclut la possibilité de théoriser sur des questions de cette sorte. Il part du fait conventionnel ou historique de la communauté linguistique dont les membres parlent plus ou moins de la même manière13. C’est en tant que membre de la communauté linguistique que le philosophe ou le thérapeute du langage a accès aux idiomes de référence et aux règles d’usage linguistique, par lesquels il peut éliminer les erreurs naissant de l’usage impropre de ces idiomes et de ces règles14.
6Pour Wittgenstein, tel que je le comprends, la nature est elle-même une construction théorique, c’est-à-dire qu’il considère comme allant de soi le sens de la nature qui provient de la philosophie du xviiie siècle et de la nouvelle physique. Et ceci inclut le sens de l’expression d’« histoire naturelle », tel qu’elle est utilisée aux xviiie et xixe siècles. En rejetant la nature au sens de phusis, c’est-à-dire au sens d’un ordre extérieur à la convention linguistique humaine, Wittgenstein ne conserve que le nomos ou la coutume. Son analyse de l’usage « ordinaire » du langage est donc sans fin ; elle n’a ni début ni fin. Il n’y a pas de « théorie » de l’usage linguistique correct, que ce soit dans l’un ou l’autre des deux sens de « théorie ». Nous ne pouvons pour ainsi dire « percevoir intellectuellement » quelque chose au sujet de la nature ou de l’expérience humaine qui soit régulateur de la pratique discursive, pas plus que nous ne construisons un cadre conceptuel unique et compréhensif pour la mise en ordre de cette pratique. Le langage ordinaire est classificateur seulement dans un sens local ou historique.
7Néanmoins, je ne voudrais pas suggérer que Wittgenstein diffère complètement de l’enseignement socratique qui est défendu par Leo Strauss. Les dialogues platoniciens illustrent deux des propres thèses ou suppositions de Wittgenstein, dont la première est que le discours humain et, en particulier, le discours philosophique, n’a ni commencement ni fin. Nous sommes toujours in medias res. Deuxièmement, par conséquent, il n’y a pas de constructions discursives définitives ou complètes, ou de « théories » dans le sens désapprouvé par Wittgenstein. Mais pour Platon, contrairement à Wittgenstein, il y a un sommet et une base du discours philosophique, et ceci est représenté par les Idées d’un côté, et la doctrine de l’éros de l’autre. En des termes plus prosaïques, nous sommes unis par nos désirs, et ceux-ci à leur tour sont régulés par la nature des objets de notre désir. Ce que l’on peut appeler le discours ordinaire ou classificateur est donc défini pragmatiquement par l’intelligibilité du désir.
8Cette manière de formuler la position classique peut sembler anachronique. Mais il y a un parallèle conceptuel, et même une continuité, entre l’éros et les Idées d’un côté, et le désir et ses objets de l’autre. Il y a bien sûr aussi des différences cruciales. L’une de ces différences, particulièrement importante pour nous, est que les fondateurs de la modernité dépolitisent le désir et par là réduisent la différence entre thumos et epithumia à la notion homogène des « passions de l’âme », comme Descartes l’exprime. Pour Socrate et ses disciples (Leo Strauss inclus), la question de la satisfaction véritable du désir humain est nécessairement une question politique, pour la simple raison que nous dépendons les uns des autres pour cette satisfaction, mais c’est aussi une question qui nous amène au-dehors de la cité, ou plutôt au-dessus, aux différences naturelles de noblesse et de bassesse des désirs. En rendant physiologique cette dépendance, Descartes déplace l’accent de la communauté à l’ego isolé, c’est-à-dire de la politique à la psychologie. La noblesse et la bassesse ne disparaissent pas tout à fait, mais elles sont redéfinies comme « générosité » ou grandeur d’âme indépendante, c’est-à-dire égotisme. Le retour ultérieur à la prédominance de la société et de l’histoire, commencé au xviiie siècle et achevé au xixe, tout en étant en un sens une repolitisation du désir, conserve les fondements physiologiques de celui-ci ; c’est-à-dire qu’il conserve la conception scientifique moderne de la nature, qui est incapable de maintenir la distinction naturelle entre le noble et le vil.
9En bref, le déplacement du politique au physiologique, c’est-à-dire du public au privé, amorce l’interprétation matérialiste de l’esprit, de l’âme ou de la pensée. Plus précisément encore, le problème du rapport entre l’âme et le corps est remplacé par le problème du rapport entre la pensée et le corps, ce qui rend possible la redéfinition graduelle de la pensée comme faculté du discours analytique qui peut être reproduite par des machines. Et la transformation de la nature, de la politique à la physiologie, est la condition préalable nécessaire au développement de la science politique et de la sociologie, c’est-à-dire à l’étude quantitative ou descriptive du comportement humain extérieur. Wittgenstein, répétons-le, part de la conception scientifique moderne de la nature et, si je le comprends correctement, tente de remédier aux défauts de celle-ci par le biais de la religion plutôt que par le biais de la théorie philosophique. En d’autres termes, l’analyse classificatrice du langage se révèle être enracinée dans le silence plutôt que dans davantage de langage, puisque ce dernier ne peut être correctement utilisé que pour décrire ou exprimer des faits (incluant des expériences), et donc des valeurs relatives, mais non les valeurs absolues de l’éthique ou de la religion15. Pour anticiper sur un sujet ultérieur, la thérapie linguistique de Wittgenstein indique le triomphe de Jérusalem sur Athènes. Il est pour ainsi dire un Socrate sans Idées platoniciennes.
10Si le tableau général que j’ai présenté jusqu’ici est exact, la différence entre Wittgenstein et Strauss dans leur approche de la surface est maintenant évidente. Wittgenstein est très proche de Nietzsche sur le point crucial suivant. La nature en elle-même, c’est-à-dire telle qu’elle est effectivement définie par les philosophes de la science moderne, est dans le cas extrême un artefact discursif, et dans tous les cas sa valeur pour l’existence humaine provient de l’horizon linguistique particulier ou de la forme de vie de la communauté à laquelle les évaluateurs appartiennent. Il s’ensuit que la surface est une convention linguistique. Il n’y a aucune profondeur gisant sous la surface ; nous entrons donc dans la profondeur seulement dans l’acte par lequel nous nous immergeons à l’intérieur de la surface. Il y a une multiplicité de surfaces, mais aucune profondeur commune. La tentative pour pénétrer la surface mène ou bien au dysfonctionnement du langage, dont l’exemple par excellence est la construction de théories métaphysiques, ou bien au silence. Pour Strauss, au contraire, la surface est la manière dont la profondeur se rend accessible au discours. Mais c’est dire qu’il y a une profondeur. Je soutiendrai que Strauss est silencieux sur la nature de la profondeur, et donc qu’il ne se distancie pas de manière effective de Wittgenstein.
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11Palin ex’ arkhès, pour employer l’une des expressions socratiques favorites de Strauss. Leo Strauss a consacré sa vie à la défense de la philosophie dans la grande tradition du rationalisme socratique. Selon Strauss, la caractéristique centrale de cette tradition est l’affirmation de la connaissance de l’ignorance. La possibilité de la philosophie dépend de la cohérence de cette affirmation. La question est alors de savoir si Strauss nous fournit un argument satisfaisant, ou, disons plus modestement, une présentation plausible de cette cohérence.
12Nous nous trouvons initialement face à l’énigme de la rhétorique straussienne. On peut discerner un dualisme dominant dans ce qui apparaît à la surface de l’enseignement de Strauss. D’un côté, le style de Strauss nous rappelle, en particulier dans ses publications plus tardives, deux de ses favoris personnels, Xénophon et Farabi. Mais il y a une différence importante. L’enseignement exotérique des deux penseurs anciens était en apparente conformité avec les doctrines traditionnelles du temps et du lieu où ils vivaient. En semblant se faire l’avocat d’une réhabilitation de la tradition ancienne, Strauss a adopté l’attitude d’un homme en désaccord avec les vues prédominantes du temps et du lieu où il vivait. Il aimait beaucoup dire que l’on est en meilleure position pour comprendre Xénophon si l’on préfère les romans de Jane Austen à ceux de Dostoïevski16. Mais Strauss nous présente la curieuse figure d’une Jane Austen révolutionnaire. Sa critique très dure du nihilisme de la modernité tardive rappelle plus Dostoïevski que Jane Austen. Je crois que Strauss aurait répondu par l’affirmative à la question rhétorique de Nietzsche : « Le xixe siècle, en particulier dans son commencement, n’est-il pas simplement un xviiie siècle devenu plus fort et plus brutal, c’est-à-dire un siècle de décadence17 ? » Cependant, c’est un complet malentendu concernant les vues de Strauss que de l’associer au projet positif de Nietzsche18. Strauss était un porte-parole vigoureux et constant de la démocratie libérale, dont les sympathies politiques se portaient sur Abraham Lincoln et Winston Churchill, non sur Attila le Hun, en faveur duquel Nietzsche semble parfois parler.
13En somme : Strauss a considéré que sa tâche était de contribuer à la modification du libéralisme contemporain par les tendances conservatrices – ou, pour mieux dire, modérées – des penseurs politiques classiques, d’un côté, et des libéraux rationalistes des xviie et xviiie siècles de l’autre. Strauss ne pourrait être traité de réactionnaire que par les partisans les plus extrêmes de la gauche révolutionnaire, mais il partage une caractéristique importante avec les radicaux intelligents de la gauche : le mépris pour la version du libéralisme qui a été vidée de son contenu par le relativisme historique.
14Mais ceci était le projet politique de Strauss. Comme je le crois, et comme il en aurait été d’accord, le but politique le plus élevé du philosophe est la préservation de la philosophie19. Il suffit de dire que pour Strauss, c’était dans le meilleur intérêt des non-philosophes également. Pour ce qui nous occupe, le point principal est que cette intention philosophique complique la tâche rhétorique de Strauss. Par exemple, elle obscurcit parfois son propre libéralisme politique. Permettez-moi de dissiper, sinon de supprimer immédiatement cette obscurité. Dans son évaluation de l’interprétation par Hermann Cohen de la manière dont Spinoza a traité du judaïsme, Strauss écrit :
On peut dire que dans sa critique de Spinoza, Cohen commet l’erreur typique du conservateur, qui consiste à dissimuler le fait que la tradition continue et changeante qu’il chérit si grandement ne serait jamais venue à l’être par le biais du conservatisme, ni sans les discontinuités, révolutions, et sacrilèges commis au commencement de la tradition qui est chérie, et au moins silencieusement répétés durant son cours20.
15Strauss a fréquemment énoncé l’opinion selon laquelle la pensée devrait être audacieuse, et même folle, alors que l’action devrait être modérée21. À la différence de Nietzsche, pour ne pas mentionner Machiavel, Strauss ne prend pas ses repères sur la situation extrême. Il indique, et ce rarement, ce que Nietzsche proclame de façon répétée. Ceci a de l’importance pour comprendre le libéralisme straussien. De façon pareillement importante, Strauss fait preuve d’une certaine audace, sinon de folie, dans le discours – qui est un mode d’activité –, dans son exposition continuelle de ce que ses prédécesseurs ont dissimulé ou éclairé de manière seulement intermittente : la tradition de l’ ésotérisme.
16Si nous regardons de plus près, cependant, nous voyons que les révélations de Strauss étaient en proportion de l’insistance avec laquelle l’auteur qu’il interprétait requérait la discrétion. Strauss est tout à fait explicite dans le cas de penseurs tels que Machiavel, Spinoza, Hobbes et Locke, mais extrêmement obscur quand il examine les Anciens et particulièrement les philosophes ou les sages médiévaux. Ainsi que Strauss lui-même l’ a souvent signalé22, ce que l’ on peut dire publiquement au sujet des doctrines ésotériques est en partie fonction des circonstances historiques particulières. Ainsi, dans l’acte même de ce qui semble être une exposition de l’enseignement caché de Maimonide, Strauss dit que la position de l’interprète de Maimonide (à savoir, Strauss) est « dans une certaine mesure identique à celle de Maïmonide lui-même ». Il clarifie ceci de la manière suivante : « Puisque le Guide contient une interprétation ésotérique d’un enseignement ésotérique, une interprétation adéquate du Guide devrait donc prendre la forme d’une interprétation ésotérique d’une interprétation ésotérique d’un enseignement ésotérique ». Bien que Strauss ajoute que « cette suggestion peut sembler paradoxale et même ridicule » pour nous23, c’est, à mon opinion, la manière de procéder qu’il suit lui-même lorsqu’ il écrit au sujet de Maimonide, et pas seulement lorsqu’ il écrit au sujet de ce dernier.
17En somme, comme Strauss l’observe en ce qui concerne l’extrême prudence de Jehudah Halevi, « la ligne de démarcation entre la timidité et la responsabilité est tracée différemment à des époques différentes »24. Il y a une différence radicale entre notre époque et celle de Xénophon, Farabi ou Halevi, et même celle de Jane Austen. Dans un fragment du Nachlass de 1885-1886, Nietzsche explique qu’« il est aujourd’hui nécessaire de s’exprimer temporairement d’une manière grossière [grob] et d’agir grossièrement. Ce qui est fin et dissimulé n’est plus compris, pas même par ceux qui nous sont apparentés. Ce dont on ne parle pas fort et à propos de quoi on ne pousse pas de cris n’existe pas25... ». À ceci, on devrait ajouter que la « grossièreté » est un terme relatif ; la rhétorique grossière de Strauss est beaucoup plus proche de celle de Winston Churchill que de la rhétorique de Nietzsche.
18Strauss affirme souvent qu’un lecteur soigneux est aussi un écrivain soigneux26. L’écrivain soigneux devrait prêter une attention soutenue au rapport possible entre la franchise et la dissimulation. Nietzsche est encore une fois utile ici. Dans le Nachlass de 1882, il dit : « Parler beaucoup de soi-même est aussi une manière de se cacher27. » Je modifierais cet énoncé de la manière suivante : faire de nombreuses déclarations hétérodoxes est une manière de parler de soi-même, même si les déclarations sont partiellement dissimulées par des désaveux rhétoriques de ses propres dons et sont souvent formulées dans des énoncés hypothétiques ou des clauses ambiguës mentionnées en passant.
19En somme, Strauss combine ésotérisme classique et audace moderne, ou alterne entre l’un et l’autre. Il fait des allers et retours du flirt subtil avec Jane Austen à la relative franchise de Nietzsche, et puis enfin passe à une obscurité qui pourrait nous rappeler le dernier Henry James. Les derniers mots de Strauss sur Xénophon et sur les Lois de Platon me font au moins penser à la Source sacrée de James. Et voilà pourquoi sa défense de la démocratie libérale est souvent négligée.
20À mon avis, cependant, la principale raison de l’obscurité de Strauss est l’ambiguïté de sa présentation de la philosophie, et c’est vers ceci que je me tourne maintenant. Pour commencer, il vaut la peine de noter que Strauss, pour autant que je sache, n’a jamais fait référence à lui-même comme à un philosophe. Il insistait sur le fait que seul un très petit nombre d’êtres humains dans l’histoire attestée de l’espèce pourraient être considérés comme d’authentiques philosophes. Strauss n’a donné aucun décompte exact, comme l’a fait son ami Jacob Klein, selon lequel leur nombre était compris entre douze et quinze28. Je crois que Strauss était un peu plus généreux ; il observait à l’occasion qu’il y avait normalement un ou deux philosophes seulement à chaque génération. En ce qui le concerne, il a dit en privé à certains de ses étudiants qu’il considérait que ses propres œuvres étaient du niveau de celles de Lessing, qui a contribué à sa découverte de l’art de l’ésotérisme29.
21La question importante ici est de savoir comment le non-philosophe est capable de pénétrer la surface exotérique des profondeurs ésotériques du philosophe authentique. Dans ce cas crucial, la maxime selon laquelle les profondeurs sont accessibles à la surface semble être peu plausible. C’est Strauss lui-même qui signale ce caractère peu plausible. Le passage suivant au sujet de Heidegger doit être cité dans sa totalité :
Heidegger a produit très rapidement dans toute l’Europe continentale le même effet qu’ il a produit à la fin des années 20 et au début des années 30 en Allemagne. Il n’y a plus de position philosophique vivante, mis à part le néothomisme et le marxisme brut ou raffiné. Toutes les positions philosophiques libérales rationnelles ont perdu leur signification et leur pouvoir. On peut déplorer cela, mais je ne peux pas pour ma part me résoudre à me raccrocher à des positions philosophiques qui se sont révélées être inadéquates. Je crains que nous n’ayons un très grand effort à faire afin de trouver un fondement solide au libéralisme rationnel. Seul un grand penseur pourrait nous aider dans notre crise intellectuelle. Mais là est la grande difficulté : le seul grand penseur à notre époque est Heidegger.
La seule question qui ait de l’importance, bien sûr, est la question de savoir si l’enseignement de Heidegger est vrai ou non. Mais la question même est trompeuse parce qu’elle ne dit rien au sujet de la question de la compétence – de savoir qui est compétent pour juger. Peut-être seuls les grands penseurs sont-ils réellement compétents pour juger la pensée des grands penseurs. Heidegger a fait une distinction entre les philosophes et ceux pour qui la philosophie est identique à l’histoire de la philosophie. Il a fait une distinction, en d’autres termes, entre le penseur et le savant. Je sais que je suis seulement un savant30...
22Si nous devions prendre littéralement la modestie de Strauss, il semblerait s’ensuivre non seulement que la philosophie a disparu de la surface du globe, au moins temporairement, à la mort de Heidegger, mais aussi que ni Strauss ni nous ne pourrions comprendre les écrits de Heidegger. Qu’entendait précisément le sage de la Forêt Noire lorsqu’il disait : « Je n’ai jamais parlé qu’à seulement une ou deux personnes, dans mes trente à trente-cinq années d’enseignement, de ce qui m’importe réellement31 » ? Ou, pour poser essentiellement la même question, comment Strauss, ainsi qu’il le prétend, a-t-il trouvé un antidote aux doctrines de Heidegger dans les écrits exotériques de Platon, qui nous dit qu’il n’a jamais, pas même une ou deux fois, couché par écrit ses pensées les plus profondes32 ?
23La première ambiguïté dans la présentation de la philosophie par Strauss est donc la doctrine de l’ésotérisme, qui semble rendre la philosophie radicalement inaccessible à plus d’une ou deux personnes à chaque génération. Sur cette base, la connaissance de l’ignorance est trop ignorante pour pouvoir être tenue pour une connaissance. Nous devons au lieu de cela retourner à la maxime selon laquelle les profondeurs sont contenues dans la surface. Ce n’est bien sûr pas une preuve que la surface livrera un sens cohérent.
24Je commence par une citation de l’ouvrage le plus fameux de Strauss, Droit naturel et histoire :
L’argument historiciste peut être réduit à l’assertion que le droit naturel est impossible parce que la philosophie au sens plein du terme est impossible. La philosophie est possible seulement s’il y a un horizon absolu ou un horizon naturel en contraste avec l’horizon historiquement changeant ou les cavernes. En d’autres termes, la philosophie est possible seulement si l’homme, tout en étant incapable d’acquérir la sagesse ou la pleine compréhension du Tout, est capable de savoir qu’il ne sait pas, c’est-à-dire de saisir les alternatives fondamentales, qui sont, en principe, aussi anciennes que la pensée humaine33.
25C’est l’un des divers passages dans lesquels Strauss énonce l’hypothèse nécessaire à la réfutation de Heidegger. Si le temps le permettait, on pourrait montrer les ressemblances, aussi bien que les différences, entre la formulation de la possibilité de la philosophie par Strauss et la doctrine husserlienne de la Lebenswelt ou, également, l’appropriation de la philosophie pratique d’Aristote par Heidegger dans l’ontologie anthropologique de Sein und Zeit. Il doit suffire ici de déclarer que Strauss retourne à Aristote en rejetant le cadre kantien de ses deux grands maîtres, et ainsi il rejette aussi ce que je vais appeler la dimension positiviste de la phénoménologie, en étant pleinement conscient que c’est un usage discutable du terme. Ce que Strauss appelle ici « l’horizon naturel » est la dimension de la doxa, que Husserl identifie faussement avec la Lebenswelt.
26Ceux d’entre vous qui sont philologues objecteront peut-être que phusis et doxa sont distinctes et même opposées, mais cette objection néglige la maxime straussienne selon laquelle les profondeurs sont contenues dans la surface. Pour Strauss, c’est précisément à travers l’engagement dans la vie politique pré-théorique que ce qui est aussi ancien que la pensée humaine devient accessible. Ceci est bien sûr la différence fondamentale entre le retour aux Grecs de Strauss et celui de Heidegger. À cet endroit, je dois ajouter une dimension à l’investigation de la possibilité de la philosophie. D’une manière complexe, Strauss s’accorde avec Heidegger sur ce que la philosophie ne peut prendre place dans cette dürftige Zeit que les Dieux ont fui. Voyons comment ceci contribue à l’ambiguïté de la présentation de la philosophie par Strauss.
27L’un des principaux thèmes de l’œuvre de Strauss, du début jusqu’à la fin, est la querelle entre Jérusalem et Athènes. Il est d’un extrême intérêt qu’un grand nombre de ceux qui ont étudié soigneusement l’œuvre de Strauss soient arrivés à la conclusion qu’il était lui-même un Juif croyant. J’attire votre attention sur les propres remarques ambiguës de Strauss sur ce point. L’ambiguïté est une conséquence de deux séries de déclarations, claires en elles-mêmes, mais qui ont pour résultat net de se brouiller l’une l’autre, si ce n’est de se contredire tout à fait. D’un côté, Strauss note fréquemment que notre tradition occidentale consiste en deux réponses antagonistes et en fin de compte incompatibles à la question de savoir quelle est la seule chose nécessaire : la foi ou la philosophie34. La même remarque est faite à l’égard du cas du judaïsme en particulier : « Des Juifs de la compétence philosophique de Halevi et Maïmonide ont considéré comme allant de soi qu’être juif et être philosophe s’excluent mutuellement35. » Comme cette expression le fait comprendre, on peut être juif et posséder une compétence philosophique, mais ce n’est pas la même chose que d’être philosophe. Quelle est la nature de cette différence ? Le philosophe nie les miracles, ou rejette la création ex nihilo, et ainsi de suite. La distinction générale est que le philosophe rejette l’autorité de la Révélation et compte sur la raison humaine sans assistance pour la recherche de la vérité et du bonheur.
28D’un autre côté, Strauss dit avec une égale régularité que la philosophie n’est pas en position de réfuter la possibilité de la Révélation. On trouve un passage représentatif dans Droit naturel et histoire. Selon Strauss,
La philosophie doit admettre que la Révélation est possible. Mais admettre que la Révélation est possible signifie que la philosophie n’est peut-être pas la seule chose nécessaire, que la philosophie est peut-être quelque chose qui a infiniment peu d’importance. Admettre que la Révélation est possible signifie admettre que la vie philosophique n’est pas nécessairement, pas de façon évidente, la vie bonne. La philosophie, la vie consacrée à la quête de la connaissance évidente disponible à l’homme en tant qu’homme, reposerait elle-même sur une décision non évidente, arbitraire ou aveugle. Ceci confirmerait simplement la thèse de la foi, qu’il n’y a aucune possibilité de cohérence, de vie cohérente et parfaitement sincère, sans la croyance dans la Révélation. Le simple fait que la philosophie et la Révélation ne puissent se réfuter l’une l’autre constituerait la réfutation de la philosophie par la Révélation36.
29Ceci est un passage extrêmement important. Je ne connais aucun texte de Strauss, publié ou non publié, dans lequel celui-ci montre, ou même prétend, que la philosophie peut réfuter la Révélation. Le témoignage écrit a pour toute conséquence qu’une telle réfutation est impossible. Ceci étant, il doit s’ensuivre que la philosophie a été réfutée et, bien sûr, qu’elle était radicalement impossible. En même temps, c’est au moins l’un des deux ou trois thèmes principaux, dans l’œuvre de Strauss, que la philosophie, comprise comme la connaissance de l’ignorance, est illustrée de manière exemplaire par Socrate, qui, par conséquent, représente pour nous la possibilité de la philosophie. Personne ne pourrait non plus sérieusement nier que Strauss loue régulièrement la philosophie comme la plus haute forme de l’expérience humaine ou, pour élever une prétention plus modeste, que la philosophie est nécessaire afin que le droit naturel soit possible et, avec lui, le fondement d’une vie politique juste et rationnelle.
30Ce point doit être souligné. Sans considérer la force de l’argument, Strauss ne dévie jamais dans ses écrits de l’assertion de jeunesse, dans La Philosophie et la Loi, selon laquelle « il ne peut être question d’une réfutation des principes fondamentaux, compris “extérieurement”, de la tradition. En effet, tous ces principes reposent sur la prémisse irréfutable que Dieu est omnipotent et Sa volonté insondable »37. Dans un essai très tardif, Strauss écrit que « la réfutation authentique de l’orthodoxie » dépend de la cohérence de la preuve de l’intelligibilité du monde et de la vie sans l’hypothèse d’un Dieu mystérieux. Et ceci requiert à son tour le succès du projet cartésien de remplacer le « monde simplement donné [...] par le monde créé par l’homme théoriquement et pratiquement [...] »38.
31Dans ces textes, Strauss présente la querelle entre raison et Révélation comme une querelle entre la Bible et la philosophie moderne, et pas du tout entre Jérusalem et Athènes. Ainsi que je vais le montrer, il redéfinit ailleurs la version platonicienne, la version privilégiée de la position athénienne, de telle manière qu’il rend ténue, si ce n’est invisible, la différence entre celle-ci et la Révélation. Examinez le texte suivant de l’essai « Qu’est-ce que la philosophie politique ? ». Strauss affirme que la question de la nature de l’homme renvoie au problème de la nature en général, et donc de la cosmologie, et dit ensuite :
Quelle que puisse être la signification de la science moderne, elle ne peut affecter notre compréhension de ce qui est humain en l’homme. Comprendre l’homme à la lumière du Tout signifie, pour la science naturelle moderne, comprendre l’homme à la lumière de l’infra-humain. Mais à cette lumière, l’homme en tant qu’homme est totalement inintelligible. La philosophie politique classique voyait l’homme à une lumière différente. Elle fut créée par Socrate. Et Socrate était si éloigné d’être engagé dans une cosmologie particulière que sa connaissance était la connaissance de l’ignorance. La connaissance de l’ignorance n’est pas l’ignorance. Elle est la connaissance du caractère insaisissable de la vérité, du Tout. Socrate, donc, voyait l’homme à la lumière du caractère mystérieux du Tout39.
32La philosophie politique classique se défend alors contre les Modernes en adaptant des éléments du langage de la Révélation. Alors que la Révélation dit que l’intelligibilité du monde et de la vie humaine dépend de la croyance en un Dieu mystérieux, la thèse opposée, la thèse philosophique, dépend de « la lumière du caractère mystérieux du Tout ». Un passage du paragraphe final de la fameuse réplique de Strauss à Alexandre Kojève suggère fortement que ces thèses ne sont pas tout à fait les mêmes l’une que l’autre. Strauss observe que l’idée de la philosophie elle-même requiert une légitimation. Il met donc en contraste sa propre « hypothèse » au sujet de la philosophie avec celle qui est soutenue par Kojève : « Je suppose, donc, qu’il y a un ordre éternel et immuable à l’intérieur duquel l’histoire prend place, et qui n’est, en aucune manière, affecté par l’histoire40. »
33Comme Strauss lui-même nous le rappelle à l’égard de la discussion de la physique d’Aristote par Maimonide, on peut difficilement concilier la création ex nihilo avec la croyance en un ordre éternel et immuable. Néanmoins, celui-ci n’est qu’une supposition. En bref, la « connaissance de l’ignorance » est à la fois la caractéristique distinctive de la vie philosophique authentique et une caractéristique qui sépare Socrate du croyant, et elle est définie en termes d’hypothèses et de mystères qui atténuent, s’ils ne la dissolvent pas entièrement, la différence entre philosophie et Révélation. Autrement dit, la vie selon la connaissance de l’ignorance est soutenue et guidée par l’accessibilité, pré-théorique ou pour le sens commun, de la nature, alors que la vie selon la foi dans la Révélation est un rejet catégorique du sens commun et une négation tacite de la notion de nature régulatrice, qu’elle soit pré-théorique ou post-théorique. Strauss à la fois distingue et unit ces deux vies distinctes. La grande énigme de son œuvre est de savoir s’il agit ainsi de façon intentionnelle ou non intentionnelle. L’énigme est : que faire de déclarations dont la teneur est que « le Tout tel qu’il est connu en premier lieu est un objet du sens commun »41, ou que la découverte de la nature humaine est pour ainsi dire pré-cosmologique et pré-ontologique42 ?
34Dans son analyse publiée la plus étendue de la Politique d’Aristote, Strauss distingue Socrate et Platon, d’un côté, d’Aristote de l’autre. Pour les premiers, « alors que les racines du Tout sont cachées, le Tout consiste de façon manifeste en des parties hétérogènes ». Rien n’est dit ici au sujet de la connaissance de ces parties. Au lieu de cela, Strauss parle du tournant socratique vers le sens commun et les « opinions les plus élevées », qui sont les déclarations de la loi, en accord avec lesquelles
un homme pieux ne recherchera [...] pas les choses divines mais seulement les choses humaines. C’est la plus grande preuve de la piété de Socrate qu’il se soit limité à l’étude des choses humaines. Sa sagesse est connaissance de l’ignorance parce qu’elle est pieuse, et elle est pieuse parce qu’elle est connaissance de l’ignorance43.
35Ce passage brouille ainsi la distinction entre la vie philosophique et la vie religieuse sur le point décisif. En ce qui concerne Aristote, dans Droit naturel et histoire, Strauss fait dépendre la validité de la philosophie politique d’Aristote d’une solution du problème posé par la science moderne à une physique téléologique. Dans La Cité et l’homme, Strauss dit que « la cosmologie d’Aristote, à la différence de celle de Platon, est absolument séparable de la quête de l’ordre politique le meilleur »44. Nous sommes en droit d’inférer qu’Aristote n’est ni pieux ni défenseur de la connaissance de l’ignorance.
36Strauss prête très peu attention à la nature profonde de la science moderne, non parce qu’il nie son extraordinaire pouvoir, mais parce que le problème de la cosmologie n’est pertinent pour lui qu’en tant qu’il éclaire la nature de la vie humaine. La science moderne devient déficiente dans la mesure où elle obscurcit le Tout, qui est pour Strauss en premier lieu le Tout de l’expérience humaine, ou le Tout tel que l’homme en fait l’expérience. Strauss consacre vraiment un temps considérable à retracer l’influence de la science moderne sur l’histoire de la philosophie. Pour ce qui nous concerne, nous pouvons résumer cette influence comme l’une des réductions de l’humain à l’infra-humain. En rejetant le point de départ conforme au sens commun de la vie politique de tous les jours, la philosophie scientifique remplace le concret par des abstractions, et par là parvient à une version abstraite du concret45. En bref, la philosophie est pour Strauss en premier lieu politique, non scientifique, bien que la science joue évidemment un rôle essentiel à l’intérieur de l’économie de la vie politique. Le Tout est le Tout du sens commun, non celui de Newton, d’Einstein ou de la mécanique quantique. C’est le Tout de l’hétérogénéité noétique.
37La question se réduit donc à la question de la compréhension de la philosophie socratique par Strauss, ou, disons, s’y concentre. Et ceci nous amène à la doctrine des Idées. Pour employer l’expression que j’ai introduite il y a un moment, Strauss souscrit au point de départ socratique de l’« hétérogénéité noétique », c’est-à-dire à la reconnaissance de ce que le Tout est articulé en genres naturels distincts. Je cite la déclaration-clef suivante :
C’est seulement s’il y a hétérogénéité essentielle qu’il peut y avoir une différence essentielle entre les choses politiques et les choses qui ne sont pas politiques. La découverte de l’hétérogénéité noétique permet de laisser les choses être ce qu’elles sont et supprime la contrainte de réduire les différences essentielles à quelque chose de commun. La découverte de l’hétérogénéité noétique signifie la justification de ce que l’on pourrait appeler le sens commun. Socrate l’appelle un retour de la folie à la santé ou à la sobriété, ou, pour utiliser le terme grec, à la sophrôsunè, que je traduirais par modération. Socrate a découvert le fait paradoxal que, en un sens, la vérité la plus importante est la vérité la plus évidente, ou la vérité de la surface46.
38Dans ce passage très intéressant, Strauss expose explicitement la transition aisée de la façon d’aborder les choses humaines à partir du sens commun à la reconnaissance et à l’investigation des genres naturels. Il suggère de manière évidente que cette découverte socratique est le fondement de l’élaboration ultérieure de la doctrine ou de l’hypothèse des prétendues Idées platoniciennes. Mais il y a ici deux sérieuses difficultés. La première est que le principe de l’hétérogénéité noétique semble supprimer la différence entre Platon et Aristote ou, en d’autres termes, semble disjoindre la politique de la physique chez Platon aussi (ou du moins chez le Socrate platonicien). Cependant, Strauss se réfère ailleurs au fameux passage du Phèdre dans lequel Socrate dit que, afin de connaître la nature de l’âme, on doit comprendre la nature divine47.
39La seconde difficulté est peut-être encore plus importante. Alors que la découverte de l’hétérogénéité noétique est un signe de santé, de bon sens ou de modération, la doctrine des Idées est un produit de la folie philosophique ou de l’extrême audace. Comme Strauss le déclare lui-même en parlant de la République,
la doctrine que Socrate expose à ses interlocuteurs est très difficile à comprendre ; pour commencer, elle est tout à fait invraisemblable, pour ne pas dire qu’elle semble être fantastique... Personne n’a jamais réussi à donner une explication satisfaisante ou claire de cette doctrine des Idées. Il est cependant possible de définir assez précisément la difficulté centrale.
40Dans la suite, la difficulté semble résider en deux points, (1) la « séparation » de l’Idée des choses qui en participent, et (2) l’attribution d’Idées non seulement aux formes mathématiques et aux propriétés morales, mais aux choses de toute sorte, incluant des artefacts comme les lits48.
41Veuillez noter que nous nous sommes déplacés de la piété socratique au sens commun et à la modération socratique, puis à une hypothèse philosophique audacieuse et même fantastique. Strauss semble atténuer le caractère fantastique de l’hypothèse dans d’autres textes. Par exemple, dans un passage précédemment cité, Strauss discute la connaissance socratique de l’ignorance et son détachement de toute cosmologie particulière.
La connaissance de l’ignorance n’est pas l’ignorance. Elle est la connaissance du caractère insaisissable de la vérité, du Tout. Socrate, donc, voyait l’homme à la lumière du caractère mystérieux du Tout. Il soutenait par conséquent que nous sommes plus familiers de la situation de l’homme en tant qu’homme que des causes ultimes de cette situation. Nous pouvons aussi dire qu’il voyait l’homme à la lumière des Idées immuables, c’est-à-dire des problèmes fondamentaux et permanents. En effet, articuler la situation de l’homme signifie articuler l’ouverture de l’homme au Tout49.
42J’attire votre attention une fois de plus sur l’apparente fluctuation dans la compréhension par Strauss de la liaison entre la nature, et donc la physique, d’un côté, et la politique de l’autre. Si l’hétérogénéité noétique émerge du sens commun mais mène aux Idées, contourne-t-elle la nature ? C’est évidemment impossible. À tout le moins, il doit y avoir deux sens de « nature », l’un humain et l’autre cosmique. Mais ceci nous éloigne de Socrate, en direction de la philosophie moderne. Pour le dire autrement, la philosophie politique d’Aristote n’est plus embarrassée par sa physique cosmologique erronée. La querelle des Anciens et des Modernes peut être rouverte sur le front politique, sans considération pour les problèmes qui existent au niveau théorique plus profond et plus caché.
43La question est encore plus pressante, cependant, de savoir comment Socrate peut être conscient des problèmes fondamentaux et permanents, étant donné son ignorance de la nature, ou, disons, étant donné sa dépendance envers le sens commun. Il semble y avoir ici une distinction entre la reconnaissance, sobre et conforme au sens commun, des Idées ou de l’hétérogénéité noétique, et l’insaisissable et mystérieuse notion du Tout. Strauss déclare de façon récurrente que la philosophie est la conscience des problèmes fondamentaux. Mais il ne nous dit jamais comment nous pouvons découvrir ou comprendre le fondement. Permettez-moi de citer encore un texte important, tiré de sa réplique extrêmement intéressante à Kojève.
La philosophie en tant que telle n’est rien d’autre que la conscience authentique des problèmes, c’est-à-dire des problèmes généraux et fondamentaux. Il est impossible de réfléchir sur ces problèmes sans avoir tendance à pencher vers une solution, vers l’une ou l’autre des solutions typiques en très petit nombre. Cependant, aussi longtemps qu’il n’y a pas de sagesse mais seulement quête de la sagesse, l’évidence de toute solution est nécessairement plus faible que l’évidence des problèmes. Par conséquent, le philosophe cesse d’être philosophe au moment où la « certitude subjective » d’une solution devient plus forte que sa conscience du caractère problématique de cette solution. À ce moment, le sectaire est né. Le danger de succomber à l’attrait des solutions est essentiel à la philosophie qui, sans courir ce danger, dégénérerait en jeu avec les problèmes. Mais le philosophe ne succombe pas nécessairement à ce danger, comme cela est montré par Socrate, qui n’appartint jamais à une secte et n’en fonda jamais50.
44Une fois de plus, nous entr’apercevons un Socrate qui n’est ni un bâtisseur de système ou un cartésien, ni une alternative, inadéquate, à la Révélation. Ce que je veux montrer n’est pas que Strauss a tort, mais qu’il nous doit une explication de la manière dont la voie socratique entre Charybde et Scylla peut être maintenue sans naufrage. Et nous avons besoin de savoir si Socrate est ou n’est pas une alternative authentique à Moïse et Abraham.
45Pour résumer cette suite de réflexions, la philosophie académique, qu’elle soit empiriste, phénoménologique ou scientifique, est marquée par ce que Strauss appelle « le charme de la compétence »51, ou la construction d’ingénieux artefacts techniques appelés « théories ». Je pense que Strauss, comme Wittgenstein, a raison de mépriser la conception excessivement technique de la philosophie, et de nier que cette originalité de l’artefact ou l’habileté à construire des « systèmes » philosophiques soit en elle-même un signe de profondeur philosophique ou d’authentique originalité52. Mais la difficulté demeure. Si les Idées sont des problèmes, alors le fondement est problématique. Y a-t-il un sens à parler de problèmes problématiques ? Est-ce un autre exemple d’une interprétation ésotérique d’une interprétation ésotérique d’un enseignement ésotérique ?
46Je suis en train de soutenir en fait que l’exégèse straussienne n’est pas une voie satisfaisante pour entrer dans les profondeurs de Platon ou, plus généralement, de la philosophie socratique. Mais c’est parce qu’elle aspire à être une exploration de la surface. Autrement dit, elle est exotérique, non ésotérique. Heureusement ou malheureusement, non seulement les interprétations de Strauss s’arrêtent au seuil des profondeurs, mais la présentation qu’elles font de la surface est elle-même une sorte de déclaration faite depuis les profondeurs, pas du tout un Notschrei dans le sens romantique heideggerien, mais plutôt comme une expression d’urbanité attique, c’est-à-dire d’ironie platonicienne. En dernière analyse, la querelle entre Athènes et Jérusalem n’est pas résolue.
47Jusqu’ici, dans ma conférence, j’ai documenté chaque point avec des citations du corpus straussien. Dans ma conclusion, je mets les textes de côté et je donne libre cours à la spéculation ; que ce soit fou ou sensé, ce n’est pas à moi de le dire. Notre étude des textes de Strauss s’est terminée dans une impasse ou une aporie. La querelle entre Athènes et Jérusalem est formulée dans les termes d’une équivoque sur la nature de la philosophie, fluctuant entre Socrate et Descartes. La conception socratique de la philosophie est affaiblie dans la mesure où elle accepte au moins une partie de la prémisse fondamentale de Jérusalem. La philosophie demeure à l’intérieur du camp de la poésie ; la querelle entre les deux, si tant est qu’elle ait lieu, est mutuellement destructrice ou politique, plutôt que cosmique ou philosophique. Il y a une bonne raison d’inférer à partir des textes de Strauss que le véritable enseignement secret est l’impossibilité de la philosophie, une impossibilité qui doit être cachée à l’espèce humaine pour son propre salut. C’est-à-dire que la philosophie, comprise comme la quête du savoir universel, du remplacement des opinions par la connaissance, de la connaissance du Tout, est impossible. Nous nous retrouvons avec la connaissance de l’ignorance. Il n’est pas étonnant que la philosophie, telle que Strauss la conçoit, soit incapable de réfuter la Révélation. On pourrait presque être amené à entretenir l’hypothèse que la principale différence entre Strauss et Wittgenstein est exotérique. C’est-à-dire que Strauss croit que la philosophie est un noble mensonge, alors que Wittgenstein estime qu’elle n’est ni noble ni vile, mais nuisible. Dans cette interprétation, les deux penseurs étaient des psychiatres dont les thérapies, parfois similaires et plus souvent différentes, étaient orientées vers deux conceptions différentes de la santé spirituelle.
48Je laisse ceci comme une conjecture, ce qui ne signifie pas que j’entends suggérer que je sais qu’elle est vraie, mais que je ne suis pas désireux de révéler les doctrines secrètes de mon vieux maître. En honorant Strauss, nous devrions comprendre pleinement les extraordinaires bénéfices qui devraient provenir d’une présentation fructueuse de la nature ambiguë de la philosophie. D’un autre côté, nous n’honorons pas Strauss en refusant de tenter de clarifier cette ambiguïté, et c’est dire que nous devons accepter la pleine signification de sa maxime selon laquelle les profondeurs sont contenues dans la surface, et seulement dans la surface. C’est précisément pourquoi la surface est elle-même ambiguë. Et sa valeur réside non en elle-même mais dans son contenu ambigu.
Notes de bas de page
1 Remarks on the Philosophy of Psychology, Chicago et Londres, University of Chicago Press/Blackwell, 1980. vol. I. p. 71 (361). J’ai légèrement modifié la traduction de G.E.M. Anscombe.
2 Thoughts on Machiavelli, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1958, p. 13.
3 Remarks on the Philosophy of Psychology, op. cit., p. 157 (889). Cf. p. 117 (633) : de simples jeux de langage « sont les pôles d’une description, non la base d’une théorie ».
4 Philosophical Investigations, trad. G.E. Anscombe (Oxford, Blackwell, 1998), p. 50, §126.
5 Ibid., p. 82, § 206.
6 Ibid., p. 56, § 142.
7 Par exemple, ibid., p. 129, § 436.
8 Ibid., p. 125, §415.
9 Ibid., p. 116, §371, cf. § 373.
10 Ibid., p. 8, § 19 et passim.
11 Ibid., p. 230, 2e partie, § 12. À confronter à la doctrine husserlienne de la variation eidétique via l’imagination.
12 « La liaison entre “langage et réalité” est effectuée par des définitions de mots, et ceux-ci appartiennent à la grammaire, aussi ce langage demeure-t-il autosuffisant et autonome. » Philosophical Grammar, trad. A. Kenny, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1978, p. 97, §55.
13 « Ce qui doit être accepté, le donné, ce sont – ainsi pourrait-on dire – les formes de vie. » Philosophical Investigations, op. cit., p. 226,2e partie, §11.
14 « [...] Les problèmes philosophiques sont des malentendus qui doivent être levés par la clarification des règles selon lesquelles nous sommes enclins à utiliser les mots. » Philosophical Grammar, p. 68, § 32. L’allemand « nach denen wir die Worte gebrauchen wollen » fait ressortir la notion de coutume. En d’autres termes, les règles sont déterminées par la communauté linguistique à l’intérieur de laquelle il advient que nous nous trouvons, et non par un ordre naturel extra-linguistique.
15 « A lecture on ethics », dans Ludwig Wittgenstein : Philosophical Occasions, éd. Klagge et Nordmann, Indianapolis et Cambridge, Hackett, 1993, p. 37-44.
16 On Tyranny, New York, The Free Press, 1991, p. 185.
17 Götzen-Dämmerung, dans Kritische Studienausgabe, éd. Colli-Montinari, Berlin, Walter de Gruyter, 1980, vol. VI, p. 152.
18 Comme cela a été fait avec fureur par Shadia Drury, dans The Political Ideas of Leo Strauss, New York, St. Martin’s Press, 1988 ; et avec éloge par Laurence Lampert, dans Leo Strauss and Nietzsche, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1996.
19 Voir l’Introduction de Persecution and the Art of Writing, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1952, p. 8 et 18.
20 Ce passage apparaît dans la préface de l’édition anglaise du livre de Strauss, Spinoza ’s Critique of Religion, New York, Schoken Books, 1965, p. 27.
21 Voir l’essai éponyme de What is Political Philosophy ?, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1959, p. 32.
22 Par exemple, dans l’essai éponyme de Persecution and the Art of Writing, op. cit., p. 32 sq.
23 Mais non pour Joseph Ibn Caspi ; ibid., p. 56.
24 « The law of reason in the Kuzari », dans Persecution and the Art of Writing, op. cit., p. 110.
25 Nietzsche. Werke, Kritische Studienausgabe, éd. Colli-Montinari, t. XII, p. 41.
26 « How to study Spinoza’s Theologico-potitical Treatise », dans Persecution and the Art of Writing, op. cit., p. 144. Cf. « On a forgotten kind of writing » dans What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 230.
27 Werke, op. cit., t. X. p. 95.
28 Klein a fait cette déclaration en ma présence lors d’une conférence publique tenue il y a de nombreuses années à l’Université de l’État de Pennsylvanie. Il lisait un texte qui a été publié dans The Saint John’s Review, une publication du petit collège de formation aux arts libéraux où il enseignait, et auquel je n’ai pas accès.
29 Pour un exposé sur Lessing, voir, par exemple, « Exoteric teaching », dans The Rebirth of Classical Political Rationalism, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1989, p. 64.
30 « An introduction to Heideggerian existentialism », dans The Rebirth of Classical Political Rationalism, op. cit., p. 29.
31 « Zürcher Seminar », dans Seminare, Gesamtausgabe, Francfort-sur-le-Main. Klostermann, 1986, p. 426.
32 Epistulae, II, 314 b 7 sq ; VII, 341 b 5 sq.
33 Natural Right and History, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1953, p. 35.
34 « Thucydides : the meaning of political history », dans The Rebirth of Classical Political Rationalism, op. cit., p. 72.
35 Persecution and the Art of Writing, Introduction, op. cit., p. 19.
36 Natural Right and History, op. cit., p. 75.
37 Op. cit., p. 29.
38 Préface de Spinoza’s Critique of Religion, op. cit., p. 29.
39 Dans What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 38 sq.
40 « Restatement », dans On Tyranny, op. cit., p. 212.
41 « Social science and humanism », dans The Rebirth of Classical Political Rationalism, op. cit., p. 4 Introduction de The City and Man, Chicago, Rand McNally, 1964, p. 12.
42 Pour des formulations générales claires de cette composante de l’argument de Strauss, voir l’essai « On classical political philosophy », dans Rebirth, op. cit. (précédemment publié dans What is Political Philosophy ?).
43 « On Aristotle’s Politics », dans The City and Man, op. cit., p. 19-20.
44 Cf. Natural Right and History, op. cit., p. 7-8, et The City and Man, op. cit., p. 21.
45 Voir l’essai éponyme de What is Political Philosophy ?, p. 28, et « Political philosophy and history », ibid., p. 75 (où Strauss fait sa remarque en référence à la déclaration de Hegel sur la différence entre philosophie ancienne et philosophie moderne).
46 « The problem of Socrates », dans Rebirth, op. cit., p. 142.
47 Voir par exemple Natural Right and History, op. cit., p. 122.
48 « On Plato’s Republic », dans The City and Man, op. cit., p. 119-121. Dans le même passage, Strauss dit que les interlocuteurs auraient été aidés par leur expérience des dieux grecs dans leur tentative pour comprendre Socrate.
49 Tiré de l’essai éponyme de What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 38-39.
50 On Tyranny, op. cit., p. 196. Cf. « Progress or return ? », dans Rebirth, op. cit., p. 240.
51 « What is political philosophy ? », op. cit., p. 40.
52 « On a forgotten kind of writing », dans What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 230.
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