Leo Strauss et Nietzsche : la part du silence
p. 239-256
Texte intégral
1Entre Leo Strauss et Nietzsche se dessine une parenté problématique, qui jure violemment avec l’image simplifiée à laquelle l’un et l’autre de ces penseurs se trouvent souvent réduits. De l’iconoclaste vitupérateur de tous les dogmes au pieux restaurateur d’une Tradition oubliée, la relation ne semble pouvoir être que définitivement négative. Nietzsche – discrètement, mais constamment présent dans les textes straussiens – apparaît en effet comme l’une des figures centrales de cette zone d’ombre que Strauss appelle l’« historicisme radical », où la philosophie semble définitivement frappée de cécité. Mais c’est aussi à travers une comparaison avec Nietzsche que le travail d’exhumation straussien prend sa signification actuelle. Par sa conception exigeante de la philosophie politique, Strauss jette en retour sur la pensée nietzschéenne un éclairage fort, sous lequel elle acquiert une cohérence et une unité nouvelles.
2Leo Strauss s’est fait connaître par sa vigoureuse dénonciation du rationalisme moderne, auquel il oppose imperturbablement la raison non historienne et non empiriste de l’Antiquité et du Moyen Âge. Car c’est bien la consécration de l’histoire et des sciences expérimentales de la nature qui marque à ses yeux la rupture centrale, dans laquelle se perd ce qui constituait le fondement même de la philosophie antique : la possibilité pour l’homme de dire quelque chose de vrai sur le Tout. La philosophie avait alors pour vocation de dégager l’essence immuable de la gangue des apparences, de révéler la perfection vers laquelle tendent les êtres et hors de laquelle ils n’ont pas de réalité. L’historicisme avait fait table rase de cet idéalisme-là, en établissant, dans un premier temps, le caractère relatif des normes et des valeurs qui gouvernent les hommes, et donc l’impossibilité d’énoncer en ce domaine la moindre proposition universelle et définitive. « Savoir » ne pouvait plus consister qu’à mettre en lumière les conditions de temps et de lieu qui hypothèquent tout projet de connaissance, et qui seules permettent de comprendre les actions des hommes. Cet historicisme-là était encore naïf, pour autant qu’il reposait sur une flagrante contradiction interne. En affirmant que « toute vérité est historique », il prétendait dégager une vérité universelle, valable pour tous les lieux et tous les temps, et se contredisait donc lui-même. Il comportait une thèse métaphysique, qui se traduisait par l’introduction d’un « moment absolu »– d’un moment de l’histoire qui échappe à l’histoire, et d’où il est possible de porter un jugement sur la totalité de l’histoire. C’est ce qui, chez Hegel, s’appelle la « fin de l’Histoire »1. Nietzsche, aux yeux de Leo Strauss, est de ceux qui mettent en lumière cette contradiction et passent à un « historicisme radical ». Il n’y a désormais pas de lieu extérieur à l’histoire, d’où l’histoire pourrait être appréhendée dans sa totalité, encore moins dans son sens véritable. C’est là le fond du combat de Nietzsche contre les hégéliens, les jeunes-hégéliens en particulier2. Il s’agit donc de revendiquer pleinement sa finitude, de battre en brèche toute forme d’universalité, tout ce qui, dans l’ordre de la connaissance ou du langage, prétendrait dépasser l’homme particulier, tel qu’il est ici et maintenant, pour le faire accéder à un sens englobant. L’homme jeté là n’appartient même plus à une histoire, mais à une pure fatalité ou à un pur hasard.
3Paradoxalement, dans ce mouvement de radicalisation du rationalisme moderne, Strauss discerne une possibilité de ramener au jour le vrai sens de la Tradition. Il résume cette évolution dans une note de Philosophie et Loi :
Le fondement naturel que les Lumières visaient, mais qu’elles ont précisément eu pour effet de recouvrir, ne devient accessible que d’une seule façon : en ce que le combat des Lumières contre les « préjugés », combat qui a été prolongé avant tout par l’empirisme et la science historique moderne, est mené jusqu’au bout de façon conséquente, c’est-à-dire en ce que la critique de la tradition par les Lumières se radicalise, comme cela s’est produit sous l’impulsion de Nietzsche, pour devenir la critique des principes de la tradition (aussi bien grecque que biblique) et que, par là, une compréhension originelle de ces principes est rendue à nouveau possible3.
4Les Lumières imputaient les « préjugés » anciens à l’aveuglement de la raison, à un « état de minorité » de l’esprit humain, dont il pouvait sortir par l’éducation. Il fallait, par les sciences positives et la connaissance historique, dissiper les anciennes illusions et les postulats traditionnels, retrouver un contact immédiat, naturel et incontestable avec le monde ; mais l’historicisme radical, en présentant le rationalisme lui-même comme une interprétation du monde parmi d’autres, comme un nouvel idéalisme aussi peu « naturel » que le précédent, rétablit au moins la tradition dans la dignité d’une hypothèse portant sur la totalité du réel. Le projet des Lumières repose sur une « profession de foi » rationaliste, injustifiable par la seule raison positive, et l’universalité à laquelle elle prétend n’a en rien fait justice de l’universalité idéaliste ; l’historicisme radical ravive ainsi la querelle des Anciens et des Modernes, en y reconnaissant l’affrontement de deux formes d’idéalisme, aussi peu capables l’une que l’autre de rendre compte d’elles-mêmes par elles-mêmes.
5Mais si Nietzsche a su relativiser la victoire des Lumières, n’est-ce pas en sacrifiant l’essentiel, à savoir la possibilité même d’un discours de vérité ? Peut-être est-il resté à la croisée des chemins. Strauss, dans Droit naturel et histoire, semble en tout cas lui ménager une porte de sortie – qui n’est rien de moins que la voie royale de la philosophie. Ayant découvert dans la position théorique un principe de mort,
Nietzsche avait deux solutions : il pouvait soit insister sur le caractère strictement ésotérique de l’analyse théorique de la vie – c’est-à-dire restaurer la notion platonicienne de la « noble supercherie »–, soit refuser la possibilité de la théorie en tant que telle, et concevoir ainsi la pensée comme essentiellement asservie ou dépendante de la vie ou du destin. Les successeurs de Nietzsche, sinon Nietzsche lui-même, adoptèrent le second terme de l’alternative4.
6L’alternative, à bien y regarder, est double, et doublement énigmatique. Tout d’abord, quelle est l’« analyse théorique » dont parle ici Strauss ? C’est celle de l’historicisme qui découvre le caractère relatif de tous les systèmes de pensée, de l’absence d’horizon transhistorique et transculturel. C’est la position de l’historicisme radical, réagissant contre l’historicisme naïf qui cherchait encore la « loi » du développement historique. Strauss semble donc considérer que cette nouvelle position théorique peut échapper à son destin nihiliste si elle se trouve recouverte du voile de Fésotérisme, si le plus grand nombre peut continuer à croire en la valeur absolue de son système culturel. Nietzsche, en somme, aurait eu la possibilité de réitérer au-delà de l’historicisme du xixe siècle le geste fondateur de Platon, en renouant les fils disjoints de la métaphysique et de la politique.
7Ce n’est pas tout. Nietzsche, dans le contexte de la Seconde inactuelle (à laquelle Strauss fait ici allusion), ne parle pas tant du savoir théorique concernant la relativité des systèmes culturels, que de la passion positive de tout connaître et de tout contrôler, les petites choses comme les grandes, la nature et l’histoire dans leurs moindres recoins. Le déplacement opéré par Strauss ne doit cependant pas faire croire qu’il néglige cet aspect de la critique nietzschéenne contre l’anomie moderne. L’alternative, à ce point de vue, serait entre laisser carte blanche à la soif de connaissance indifférenciée, qui est un principe de mort, et inventer l’échelle de valeurs qui permettra la survie de l’humain. Si le salut est dans la « noble supercherie », cela signifie que le savoir scientifico-technique doit lui aussi être recouvert d’un voile ésotérique, dissimulé non pas par une décision autoritaire qui ne ferait qu’en augmenter la séduction aux yeux des masses, mais par un discours qui les en écarte à leur insu en leur proposant d’autres valeurs. À cet égard aussi, la digression de Strauss place donc clairement la pensée de Nietzsche sous le signe du politique, faisant dépendre le destin de l’humanité d’une régulation des rapports entre groupes sociaux caractérisés par un accès inégal au savoir ou, pour parler comme Strauss, à la sagesse.
I
8Nietzsche est certainement celui qui a le plus clairement montré que la lutte entre le rationalisme moderne et la tradition est d’abord la lutte entre deux idéaux englobants et incompatibles, qu’elle ne peut donc pas plus se ramener à un affranchissement nécessaire de la raison humaine, que s’accommoder d’un insipide partage des compétences entre « foi » et « savoir ». Depuis la Première considération inactuelle jusqu’aux dernières œuvres, Nietzsche décrit l’entreprise rationaliste comme un choix, l’expression d’un besoin, l’affirmation d’une volonté – qui, en prétendant à une légitimité absolue, exclusive et universelle, s’affirme aussi comme volonté de tromperie.
9Le projet scientifique est, en premier lieu, inspiré par la crainte. Face à un monde hostile, le désir de connaître est avant tout le désir de réduire l’inconnu au connu, de retrouver une règle familière derrière les phénomènes les plus inquiétants ; il repose sur le soulagement de reconnaître, derrière une apparence nouvelle, une réalité déjà sondée, circonscrite, sinon entièrement maîtrisée. L’instinct de connaissance est un instinct de sécurité5. Or, selon une physiologie souvent étudiée par Nietzsche, chaque instinct tend à s’imposer aux autres, puis, quand il parvient à triompher sans partage, s’engage dans un processus de dégénérescence qui le met en contradiction directe avec les fins qu’il devait servir. L’instinct de sécurité devient ainsi un pur instinct de vérité, qui s’applique à toute chose indistinctement, s’épuise à tout connaître, et, par là, manque son but de survie, n’est déjà plus un instinct. Dès ses premières œuvres, Nietzsche dénonce les dangers de l’instinct de vérité effréné, pour lequel tout vaut d’être connu. Il ne s’agit plus seulement de mesurer et de prévoir les périls, il ne s’agit pas seulement de discerner les causes pour en prévenir les effets sur soi, il s’agit pour l’homme d’instaurer un monde véridique, où rien n’excède a priori son pouvoir d’explication et de raisonnement, dans lequel tout – si minuscule, si lointain que ce soit – lui est une occasion d’affirmer sa faculté de connaître. Le jeune Nietzsche, déjà, attribue la négation du miracle à cette volonté de domestication absolue6. La crainte de l’inconnu pousse l’homme à réinventer entièrement l’univers – à recourir, pourrait-on presque dire, à un « pari » sur la connaissance, comparable au pari pas-calien sur Dieu. Mais à l’inverse de Pascal, qui, dans un sentiment d’urgence absolue, allait « droit aux conséquences », en supprimant toutes les raisons intermédiaires, l’homme scientifique table sur un temps infiniment disponible. Or le temps nous est bel et bien compté, et, en prenant le loisir de connaître indistinctement, nous nous exposons effectivement à une « perte infinie » – c’est là la tragédie inconsciente de l’homme de connaissance. Il table aussi sur un Sujet éternellement identique à lui-même, s’affirmant dans la succession des existences particulières. Or la continuité des horizons individuels, la permanence même du Moi, sont de pures fictions stabilisatrices. En réalité, ce qui vaut d’être connu pour l’un n’est d’aucun intérêt pour l’autre, et ce qu’aujourd’hui je cherche à connaître me laissera indifférent demain. Il n’est pas jusqu’aux actes de simple perception qui ne varient selon l’heure du jour, la disposition du moment, une lassitude passagère ou une paresse invétérée7. Le discours de vérité fait abstraction de ces variables – qui constituent pour Nietzsche les caractères les plus profonds de l’expérience –, et fait passer pour une « explication » définitive ce qui n’est qu’une « interprétation du monde »8 ; en prenant au sérieux les fictions herméneutiques qu’il introduit dans le réel, il s’efforce de masquer les jugements de valeur injustifiables sur lesquels il s’appuie, car le jugement de valeur se trouve par principe, et de manière au fond intenable, exclu de la méthode scientifique.
10Les sciences modernes de la nature ont définitivement assuré le triomphe d’un concept de vérité qui se veut à la fois naturel, universel et intemporel. Le vrai est ce qui est mesurable, calculable, prévisible, vérifiable, dans tous les lieux et à toutes les époques. À ce titre, il est accessible à tous de la même manière, par l’intermédiaire de facultés communes. Cette « égalité de tous devant la science » n’est pas elle-même, pour Nietzsche, un fait d’expérience, mais l’expression d’une volonté d’ordre politique.
Ces « lois de la nature » [...] sont des arrangements et des falsifications naïvement humanitaires par lesquelles vous allez généreusement au-devant des instincts démocratiques de l’âme moderne. « Égalité universelle devant la loi ; pour la nature il n’en va ni autrement ni mieux que pour nous » : voilà votre honnête arrière-pensée, qui camoufle une fois de plus l’aversion plébéienne de tout privilège et de toute aristocratie, ainsi qu’un athéisme rajeuni et plus subtil. « Ni Dieu, ni maître », tel est votre vœu, à vous aussi, et c’est pourquoi « Vive la loi naturelle »9.
11Le projet scientifique n’est donc pas seulement inspiré par la crainte, mais aussi par l’envie et par le désir d’un certain ordre. Il n’est pas le soubassement neutre et incontestable sur lequel pourraient s’édifier diverses « visions du monde », il est lui-même une telle vision du monde, il est la tentative de cette vision du monde pour s’ériger en seule réalité. Il doit donc rejeter loin de lui tout ce qui relève ouvertement de l’art suspect de l’ interprétation, c’ est-à-dire de la philosophie :
La déclaration d’indépendance de l’homme de science, son affranchissement de la philosophie, est une des conséquences les plus subtiles de la nature et du dévoiement démocratiques [...]. « Débarrassons-nous de tous les maîtres ! » crie ici aussi l’instinct populacier10.
12Cette zone de pure positivité où doit se réaliser l’accord de tous les esprits revendique abusivement le statut de vérité : elle traduit avant tout le désir d’un ordre uniforme qui se donne par la science une légitimation absolue, en se réservant le droit, au nom de la spécificité – scientifiquement démontrable – de l’humain, de s’écarter du modèle scientifique lorsqu’il risque de remettre cet ordre en question.
13La critique des Lumières, chez Nietzsche, n’est donc pas d’une nature essentiellement différente de sa critique de la religion. Elle s’attaque aux particularismes, aux facilités de pensée et de langage, aux fictions que l’homme a érigées en idoles et en horizons indépassables. Elle conteste tous les universels, ceux de la foi non moins que ceux de la science, comme autant de mystifications délibérées et intéressées, comme des « interprétations » inavouées qui prétendent interdire toute interprétation future. En cela, Nietzsche adopte clairement une attitude morale. Il est anti-rationaliste comme il est athée, par « probité », par souci de rétablir l’esprit dans son élément authentique, par haine de la mauvaise conscience. Mais la probité de Nietzsche consiste aussi à ne pas vouloir se rendre lui-même coupable de la faute qu’il dénonce, à ne pas instaurer, sous le couvert de la critique, un nouveau point de vue universel. Refusant d’établir un observatoire transcendant qui ne serait qu’un nouveau bastion de la forteresse métaphysique, il sait que sa critique doit se loger au cœur même de la chose critiquée. D’où la constante ambiguïté du discours nietzschéen, qui ne peut assumer la contradiction que dans l’élément de l’autocontradiction. Sa critique de la religion est religieuse11. Sa critique de la morale (la morale traditionnelle des « intentions ») est un autodépassement de la morale12. Sa critique de la science en appelle à une science supérieure, capable de briser l’uniformité des règles et de fonder la hiérarchie des valeurs13.
14Comme Nietzsche, Strauss commence par relativiser l’entreprise rationaliste en la rapportant à une passion purement humaine, qui est la peur et le désir de sécurité. Épicure, qui rejette la croyance aux dieux pour ne pas troubler le sage, apparaît ici comme l’ancêtre et l’inspirateur des rationalistes modernes14. Car c’est cette stratégie épicurienne de la quiétude d’âme qui sous-tend le projet de se rendre maître et possesseur de la nature : les dieux étant tenus à distance, il s’agit de dissiper aussi l’inquiétude du sage en mettant en évidence et, si possible, en contrôlant les causes matérielles des phénomènes. Mais cet idéal prudent fixe aussi les limites du savoir :
Il vaudrait mieux suivre les récits mythologiques sur les dieux que devenir esclaves de la fatalité des physiciens. La mythologie laisse l’espérance qu’en honorant les dieux on se les conciliera, tandis que la fatalité est inexorable15.
15Épicure, en cela, défend un idéal de liberté qui reste prémoderne. Il exclut de l’explication du monde tout miracle, toute intervention d’un Dieu tout-puissant – à commencer par le miracle des miracles, qui serait la création du monde à partir de rien –, cherchant à rétablir des chaînes causales que la raison humaine puisse saisir, d’un bout à l’autre, sans assistance extérieure ; mais l’autonomie de la raison reste subordonnée à une liberté pratique, essentiellement fondée sur la paix de l’âme. Il ne peut s’agir de tirer aveuglément toutes les conséquences de la science. À la différence d’Épicure, les penseurs des Lumières ne peuvent s’assurer de leur idéal qu’en posant l’homme dans un rapport de concurrence avec la divinité, qu’en accordant fondamentalement à l’homme l’intelligence – et, à terme, la maîtrise – des choses premières et dernières.
Car [les Lumières] ne voulaient pas se contenter de rejeter les affirmations de l’orthodoxie comme étant l’objet, non d’un savoir, mais d’une foi [...] Les affirmations selon lesquelles le monde est la création d’un Dieu tout-puissant, et donc que le miracle y est possible, ou selon lesquelles l’homme a besoin de la Révélation pour diriger sa vie, ne se laissent réfuter ni par l’expérience, ni au moyen du principe de contradiction ; car l’expérience ne parle pas contre le fait que le monde et l’ homme seraient dirigés par un Dieu insondable, pas plus que le concept d’un Dieu insondable ne contient de contradiction interne. Si l’on voulait réfuter l’orthodoxie, aucune autre voie ne s’offrait donc que chercher à montrer que le monde et la vie sont totalement compréhensibles sans l’hypothèse d’un Dieu insondable. Cela veut dire que la réfutation de l’orthodoxie dépendait de la réussite d’un système16.
16Mais par cette revendication d’un savoir total les Lumières transgressent essentiellement leurs propres principes, en se plaçant sur un plan qui par nature échappe à toute expérience, à toute vérification possibles : le savoir doit dès lors devenir, plus qu’une exigence de la raison, un impératif moral, dont l’observance requiert des qualités de courage et d’absolue honnêteté. La raison moderne ne peut s’ériger en un système pratico-théorique capable de faire pièce à la vision religieuse qu’en reprenant l’« ancien concept de vérité »17, l’idée d’une vérité porteuse d’obligation. L’athéisme tempéré d’Épicure s’élève ainsi à un athéisme « total », fondé sur une intransigeante exigence de probité, qui récuse toute intervention transcendante par conscience intellectuelle. Le geste n’est pas sans grandeur, mais reste vicié par une contradiction fondamentale.
Cet athéisme-là [...] est un descendant de la tradition qui se fonde dans la Bible : il accepte la thèse des Lumières [la négation de la transcendance], en raison d’une attitude d’esprit qui n’est devenue possible que grâce à la Bible. Bien qu’il refuse aussi, puisqu’il ne veut dissimuler par rien son incroyance, de se présenter comme une « synthèse » des Lumières et de l’orthodoxie, c’est pourtant justement lui qui constitue l’unification ultime, la plus radicale, la plus inattaquable, de ces positions opposées [...] Le dernier mot et la justification ultime des Lumières est l’athéisme par probité, qui dépasse radicalement l’orthodoxie en ce que [...] il la comprend radicalement18.
17La stratégie de Strauss repose donc en partie sur une critique immanente des Lumières, visant à mettre en évidence tout ce par quoi le rationalisme moderne contredit son propre projet : les « dogmes » rationalistes impossibles à fonder en raison – comme la croyance en un progrès historique nécessaire –, les jugements de valeur inavoués impliqués dans la méthode et la définition d’objet des sciences19, les survivances « bibliques » dans une entreprise qui prétend se légitimer par l’affranchissement à l’égard de toute transcendance. Mais cette critique immanente ne permet encore que de remettre les deux concurrents – l’orthodoxie et les Lumières – sur un pied d’égalité, en ramenant le second à une pure décision, aussi peu justifiable que le premier au plan strictement argumentatif. Aussi Strauss développe-t-il simultanément une critique externe des Lumières, fondée sur les conséquences politiques du rationalisme moderne. Ces conséquences, à ses yeux, se résument dans le phénomène totalitaire :
On dira qu’Aristote n’aurait pu concevoir un État mondial. Mais pourquoi cela ? L’État mondial suppose un développement technologique qu’Aristote n’aurait pu imaginer, lequel exige à son tour que la science ait pour but essentiel la « conquête de la nature », et que la technologie soit émancipée de tout contrôle moral ou politique. Aristote n’imaginait pas l’État mondial, parce qu’il était intimement persuadé que la science est essentiellement théorique, et que la technologie, affranchie de tout contrôle moral ou politique, conduit inévitablement au désastre : la fusion de la science et des arts avec le progrès illimité ou incontrôlé de la technologie a fait de la tyrannie universelle et perpétuelle une sérieuse possibilité20.
18Mais l’« affranchissement de la technologie », à quoi Strauss rattache aussi bien le nazisme que le développement de la bombe à hydrogène, apparaît déjà comme le fondement de tout régime démocratique. Pour que les gouvernants puissent être éduqués comme il convient, il faut en effet que le loisir jadis réservé à une petite classe de privilégiés soit accordé à tous, et donc qu’à l’économie de rareté ait succédé une économie d’abondance. C’est le développement technologique qui apporte cette abondance, et qui seul permet donc l’émergence d’une classe dirigeante recrutée dans l’ensemble de la population. Le danger totalitaire est dès lors consubstantiel au régime démocratique21.
19L’expérience du xxe siècle permet à Strauss de qualifier comme « tyrannie » concrète ce que Nietzsche appelait le « nihilisme ». Le positivisme scientifique a aujourd’hui trouvé son expression politique dans l’idée totalitaire d’un ordre sans limitation, sans « en-dehors ». Or une telle évolution se trouvait exclue par la conception antique d’une raison située, pour laquelle l’ordre naturel formait le cadre et le modèle de tout ordre humain.
Du point de vue d’Aristote [...], le choix entre la conception mécanique et la conception téléologique de l’univers [qui implique une conception téléologique de l’homme] dépend de la manière dont est résolu le problème des cieux, des corps célestes et de leur mouvement22.
20De même, la valeur d’un type de connaissance et de son exploitation technologique dépend d’une décision rationnelle quant à la vie bonne, au meilleur gouvernement et à l’ordre de l’univers. Il ne s’agit donc en aucun cas de soumettre la raison à contrôle hétérogène, mais de l’ouvrir à une compréhension globale respectueuse, à l’intérieur de chaque domaine particulier, d’une hiérarchie des savoirs. Cette intelligence du Tout23 est alors politique à un double titre : parce qu’elle fait une part centrale à la réflexion sur la bonne organisation de la cité humaine, mais aussi parce qu’elle vise à structurer différents modes et différents degrés du savoir conformément à l’ordre naturel. Les représentants de la « tradition » antique auxquels se réfère Strauss (aussi bien les Grecs – Socrate, Platon, Aristote – que leurs héritiers musulmans et juifs du Moyen Âge : Averroès, Farabi, Maimonide) ont toujours lié la définition de la Cité idéale à une réflexion sur les rapports entre l’autorité et la raison, entre la raison fondatrice de l’ordre politique et l’exercice de la raison dans le cadre de la cité. Strauss, qui a trouvé en Nietzsche un allié si puissant dans la déconstruction du rationalisme moderne, a-t-il aussi pu reconnaître en lui un continuateur de cette forme de pensée politique héritée de l’Antiquité ?
II
21Strauss définit d’abord la philosophie politique comme la recherche d’une connaissance véritable concernant la vie en société et le meilleur gouvernement. En tant que telle, elle requiert d’une part la connaissance positive des faits politiques passés et présents – c’est-à-dire la « science » politique au sens moderne du terme –, et d’autre part la capacité à juger la valeur, la désirabilité des faits ainsi collectés. Il lui faut un critère qu’elle puisse appliquer aux faits politiques. Ce critère n’est pas immédiatement et universellement présent à la conscience des hommes, mais il doit être universellement valable, il doit être fondé sur la nature humaine comme telle. Autrement, il ne serait pas l’objet d’une connaissance philosophique. Un critère philosophique du meilleur ordre possible ne pourra être purement formel – il ne pourra consister dans la simple définition d’un type de régime, monarchique, tyrannique ou démocratique – puisque chacun de ces modèles peut être investi par les contenus les plus différents, selon que le monarque, le tyran, le peuple ou ses représentants sont sensés ou déraisonnables, justes ou iniques. Il ne pourra pas davantage être partiel, puisqu’il offrirait alors un modèle incomplet, qui laisserait une marge d’interprétation par laquelle pourrait s’introduire un renversement fondamental des valeurs et des priorités. Un tel critère ne peut être fourni que par la description complète du régime politique idéal. C’est le but que se donne la philosophie politique classique – par excellence dans La République de Platon –, en usant d’un mode de connaissance qui a été totalement éclipsé par le modèle positiviste moderne, et que nous pourrions appeler la « connaissance par l’idéal ». L’idéal n’est pas une chimère née de la combinaison de différents régimes existants ; elle n’est pas non plus une construction du désir, oublieuse des servitudes du réel. L’idéal relève selon Strauss de la transcendance. En effet,
la transcendance n’est pas l’apanage de la religion révélée. En un sens très important, elle était impliquée dans le sens originel de la philosophie politique, qui se voulait recherche de l’ordre politique naturel, ou du meilleur ordre politique. Le meilleur régime, tel que Platon et Aristote l’entendaient, est – et se veut- en majeure partie différent de ce qui existe ici et maintenant, autrement dit : il est au-delà de tous les ordres actuels.
Mais le meilleur régime, comme les Classiques le comprenaient, n’est pas seulement extrêmement désirable ; il se veut aussi réalisable ou possible, c’est-à-dire possible sur terre. Il est à la fois désirable et possible, parce qu’il est conforme à la nature. Et parce qu’il est conforme à la nature, sa réalisation ne nécessite aucun changement miraculeux ou non miraculeux dans la nature humaine ; il ne nécessite pas l’abolition ou l’extirpation du mal ou de l’imperfection essentiels à l’homme et à la vie humaine ; il est par conséquent possible. Et puisqu’il est conforme aux exigences de l’excellence ou de la perfection de la nature humaine, il est extrêmement désirable. Mais si le meilleur régime est possible, sa réalisation n’est en rien nécessaire. Sa réalisation est extrêmement difficile, donc improbable, voire extrêmement improbable. [...] Sa réalisation dépend du hasard24.
22La transcendance ainsi comprise a perdu, en même temps que son support substantiel, toute force agissante. Elle est une transcendance construite dans l’élément du discours, qui n’a pas en elle-même le pouvoir de s’imposer au réel25. Le hasard – ou la contingence ou l’imperfection du réel, c’est-à-dire la matière même de la politique – apparaît ainsi comme la limite de la raison, ce sur quoi la raison n’a pas prise. Le problème politique est le problème de l’actualisation du discours rationnel. La figure idéale sur laquelle se découpe cette sagesse imparfaite est celle de la Loi divine, qui allie la sagesse à la puissance. La Loi s’inscrit dans l’ordre du discours, mais son origine divine – ou le postulat de son origine divine – se traduit par un certain nombre de caractères, par lesquels elle excède l’ordre du discours : elle est infiniment détaillée, contient toutes les vérités nécessaires à la vie, telles que seule une parfaite imagination peut les concevoir ; elle expose un nombre infini de vérités, que l’intelligence humaine arrive certes à saisir individuellement, mais qu’elle ne peut en aucun cas embrasser simultanément ; elle contient un certain nombre de vérités générales, indécidables par la raison non assistée, en particulier sur la question du caractère créé ou éternel du monde26 ; elle s’adresse à tous et à chacun, quel que soit le degré de développement de ses facultés de discernement. Elle se présente enfin comme un discours sans commencement, ou dont le commencement se confond avec le commencement du monde – et se distingue en cela de tous les discours humains, qui exposent un certain nombre de vérités particulières à des destinataires choisis, dans l’intention de les mener de tel à tel point27. C’est par là, et seulement par là, que la sagesse prend force de loi, et c’est de là qu’elle tient le pouvoir de fonder une communauté dans laquelle le discours de vérité peut ensuite se déployer dans un rapport humain, si sélectif soit-il. Seule l’autorité de la Loi, en particulier, peut garantir un champ d’action au philosophe, dans la liberté concrète ouverte entre sa détermination communautaire et sa dépendance à l’égard d’un absolu qui le transcende.
23Dans la Loi, la sagesse s’allie à la puissance pour s’imposer même aux esprits privés de discernement. Mais la Révélation, justement, ne se décrète pas : elle est, du point de vue de la philosophie, un de ces hasards sur lesquels la raison n’a pas prise. La sagesse humaine, elle, ne peut s’imposer que par la contrainte ou par la ruse. Le grand Classique est ici Platon, qui a compris que le philosophe parvenu à la contemplation immédiate de la vérité n’aurait aucun motif de « redescendre dans la caverne », de retourner vers les hommes pour les gouverner et les mener à leur tour vers la justice. L’avènement du philosophe-roi suppose donc, bien plus qu’un simple concours de circonstances, une instance supérieure qui fasse obligation au sage d’endosser le pouvoir politique. Or cette instance n’est déterminée dans le discours socratique qu’à travers l’acte de fondation :
Il nous incombera donc, à nous fondateurs, d’obliger les meilleurs naturels à se tourner vers cette science que nous avons reconnue comme la plus sublime. Mais [...] gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui [...] de rester là-haut, de refuser de descendre à nouveau parmi les prisonniers et de partager avec eux travaux et honneurs28.
24La Loi fondamentale, par-delà les dispositions particulières du bon gouvernement, a donc pour fonction de lier le philosophe, de s’opposer à son désir et à la perfection de son bonheur. Vis-à-vis des « prisonniers », en revanche, la Loi use plus de ruse que de contrainte. Elle recourt au « mensonge » pour s’imposer aux gouvernés. Les chefs sont autorisés par Socrate à mentir pour le bien de la cité, et les chefs eux-mêmes peuvent être à leur tour trompés par les fondateurs au moyen de quelque « noble mensonge »29. Il s’agit de faire croire aux citoyens de la Cité idéale qu’ils ne naissent point de parents humains, mais du sol même de leur patrie, de sorte qu’ils sont tous réellement frères et sœurs, c’est-à-dire égaux. Or, de même que le sol est traversé par différentes veines, de même les natures humaines sont d’un alliage plus ou moins noble. Elles sont ainsi destinées « par nature » à différentes fonctions et différentes dignités. Cette origine, fondatrice du lien hiérarchisé entre les membres de la cité, est une fiction que seule, selon Platon, l’accoutumance et la tradition peuvent faire accepter aux individus. Les fondateurs de la Cité idéale remédient donc à l’absence de Révélation par le mythe. Dans les deux cas, il s’agit de montrer l’incapacité de la raison à se donner son propre commencement et à reconstruire le réel à partir de ses seuls principes. Les citoyens sont abusés, le philosophe-roi n’accède à ce statut que sous la contrainte, et les « fondateurs » eux-mêmes ne sont tels que dans la situation fictive créée par le dialogue.
25Cet aveu d’impuissance de la raison devant le problème de l’organisation communautaire trouve son expression la plus frappante dans ce qu’on a appelé la « sociologie » straussienne du philosophe. L’opposition absolue et définitive entre le philosophe et le non-philosophe apparaît ici comme la structure fondamentale de la société. À l’intérieur de sa caste, le philosophe est naturellement lié à ses pairs, dont il partage les intérêts et parmi lesquels il va chercher des interlocuteurs capables d’éprouver son savoir. Mais il est aussi tributaire des non-philosophes, dans la mesure où il ne peut se consacrer à ses méditations que si d’autres subviennent à ses besoins matériels. Il ne peut donc y avoir de philosophie que dans une société où règne la division du travail30. Qu’est-ce que le philosophe donne en échange ? La seule monnaie d’échange dont il dispose, c’est son enseignement, un enseignement nécessairement « infidèle », puisqu’il s’adresse à la partie de la population qui n’est pas capable d’accéder à la sagesse. Un tel échange est doublement insatisfaisant. Pour le philosophe lui-même, à qui l’humanité commune apparaît toujours comme un fardeau et une entrave :
Les philosophes en tant que philosophes ne s’accordent pas avec leur famille. Leur intérêt égoïste, leur intérêt de classe consiste à ce qu’on les laisse tranquilles, qu’on leur donne le droit de vivre la vie des bienheureux sur la terre en se consacrant aux seuls sujets d’importance31.
26L’échange est également insatisfaisant pour les non-philosophes – gouvernants et gouvernés –, qui soupçonnent toujours le philosophe de cacher son jeu. Le philosophe vit ainsi au milieu de l’envie et de la méfiance. C’est cette situation que Strauss appelle la « persécution ». Elle fait apparaître la fonction politique du philosophe sous un jour nouveau : il ne s’agit plus seulement pour lui de connaître par la raison la nature du régime idéal, mais aussi de sauvegarder sur deux fronts les conditions permettant l’exercice de la philosophie. Plus exactement : la description du régime idéal, dans la situation de persécution qui est celle du philosophe, est toujours aussi une stratégie visant à préserver les conditions d’exercice de la philosophie.
27Cette situation du philosophe étranger à la cité est un motif récurrent dans l’œuvre et la vie de Nietzsche. L’auteur de Zarathoustra sait que celui qui s’efforce de dissiper les opinions communes a toujours le plus grand nombre contre lui ; il sait que celui qui démontre la fragilité des discours de légitimation s’attire nécessairement les foudres du pouvoir. Le philosophe suscite d’autant plus l’animosité de ses concitoyens qu’il n’a aucune vérité substantielle à mettre à la place des anciennes idoles, aucun message à délivrer. Il mime le geste des fondateurs de religion, mais n’érige pas de nouvelles tables et n’instaure pas une communion nouvelle. C’est la raison pour laquelle Nietzsche se donnera le personnage de Zarathoustra comme prophète du renversement de toutes les valeurs, comme le messie parodique qui seul convient aux consciences désenchantées de notre époque historienne. Et l’acte fondateur typiquement moderne est la mise à mort de Dieu – acte problématique devant lequel l’homme recule, qu’il n’assume pas dans l’institution d’une communauté nouvelle32. Dans cet espace vide, c’est l’incommunicabilité qui devient l’indice du vrai – et le consensus l’indice du faux. De là les tentatives de Nietzsche pour réduire le langage commun à la convention et à la tautologie. De là sa critique des sciences exactes comme institutions démocratiques. De là, nécessairement, son refus de tout ordre fondé sur l’entente mutuelle33. Le philosophe nietzschéen, dit Strauss, apparaît ainsi comme un « créateur solitaire qui s’impose à lui-même une loi nouvelle, et qui se soumet à toutes ses rigueurs ». Il ne peut que jeter l’anathème sur tout ordre communautaire qui, d’une manière ou d’une autre, tendrait à affaiblir les exigences de cette loi strictement individuelle. La seule perspective politique est la réunion de ces hautes solitudes dans une « aristocratie planétaire », dont le pouvoir sera fondé sur l’assujettissement impitoyable des masses. Aussi le jugement de Strauss – qui fut lui-même chassé de son pays par l’avènement d’une telle caste de « maîtres », et trouva refuge dans une démocratie imparfaite-est-il sans appel :
Après avoir endossé cette grande responsabilité politique, [Nietzsche] n’a pu montrer à ses lecteurs le chemin de la responsabilité politique. Il ne leur laissa le choix qu’entre une indifférence irresponsable envers la politique et des options politiques irresponsables. Il prépara ainsi un régime qui, tant qu’il dura, fit à nouveau paraître la démocratie discréditée comme un âge d’or34.
28De fait, Nietzsche n’a jamais pu concevoir la communauté que comme un agrégat de singularités, de volontés souveraines qui ne prennent en compte le reste du monde que dans la mesure où il leur semble possible de lui imposer leur loi. « Les forts, les puissants, veulent former, et ne rien avoir d’étranger autour d’eux35 ! » C’est ainsi qu’alternent chez lui la tentation érémitique, le pathos de la conspiration, les espérances communautaires (mais les communautés, chez lui, sont toujours abritées derrrière de hauts murs) et les rêves de domination universelle. Il s’agit dans tous les cas de métaphores du solipsisme. Il serait absurde – « contre nature », dirait Nietzsche – de supposer qu’une loi puisse faire violence à l’affect dominant du philosophe, en le contraignant à mettre sa sagesse au service de la communauté.
29Pour Nietzsche comme pour Strauss, il existe une « nature » philosophique, marquée par son retranchement essentiel d’avec l’humanité commune. Le philosophe, comme tel, est persécuté par la multitude. À partir de ce diagnostic, ils ont tous deux conçu la nécessité d’une « politique philosophique », destinée à défendre les intérêts spécifiques du philosophe. Cette défense ne peut être de l’ordre de l’argumentation directe, de la persuasion, puisque la sagesse n’a pas prise sur le réel. Aucun philosophe n’a jamais réussi à réformer le monde. Le discours de vérité est par lui-même impuissant à produire des énoncés qui aient force de loi, c’est-à-dire qui aient le pouvoir de contraindre la volonté36. La défense de la philosophie renvoie donc à un acte fondateur qui transcende l’ordre du discours. Nietzsche introduit ici la volonté de puissance, comme affirmation strictement individuelle, tandis que Strauss recourt à l’instance de la Loi, qui englobe la sagesse et son Autre dans une totalité structurée. C’est la raison pour laquelle il peut y avoir, aux yeux de Strauss, des degrés de vérité, des ordres de connaissance, une hiérarchie des êtres. C’est aussi la raison pour laquelle la situation du philosophe n’est pas tragique : « Pour les Classiques, le conflit entre la philosophie et la cité est aussi peu tragique que la mort de Socrate »37.
30L’indice le plus clair d’une « politique » nietzschéenne serait, dans la perspective de Strauss, l’existence d’un « art d’écrire » chez Nietzsche. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre cette enquête. Il est en revanche évident que l’on trouve chez Nietzsche une théorie de l’écriture qui rappelle par bien des côtés l’herméneutique straussienne.
31Le discours philosophique, privé de point d’appui ontologique et de support communautaire, se trouve investi chez Nietzsche d’une mission précise : saper les illusions métaphysiques sans susciter de nouveaux universels. Cela signifie un effort permanent contre le langage lui-même, dans sa tendance profonde au nivellement et à l’universalisation. La communication et la compréhension effacent la distinction du haut et du bas, du noble et de l’ignoble. L’écriture philosophique sera donc un art de l’esquive et de la feinte, qui ne signifiera que pour mieux dissimuler ce qui est à dire. « Tout penseur profond craint plus d’être compris que d’être mal compris38. » Une telle écriture trouve dans la métaphore, par opposition au concept, son instrument privilégié. La métaphore, en effet, n’identifie pas, elle ne fige pas l’interprétation en dogme, elle tue la fonction autoritaire du langage. La métaphore permet surtout de ne pas tout dire, elle est « un langage de signes et de symboles qui permet de taire beaucoup de choses »39. Comme les pauses qui ponctuent la succession des aphorismes, la métaphore introduit le silence au cœur de l’écriture philosophique.
32Cette pratique devait rendre Nietzsche particulièrement sensible à tout ce qui, dans les textes du passé, relève d’une stratégie de l’écriture, et en quoi il peut par conséquent soupçonner une intention (anti-) métaphysique. C’est une vertu qu’il reconnaît aux époques d’oppression idéologique ou politique :
Pendant le Moyen Âge, les hommes sont devenus plus spirituels ; les moyens en furent le calcul selon deux mesures, la subtilité de la conscience, l’exégèse de l’écriture. Cette façon d’aiguiser l’esprit sous la pression d’une hiérarchie et d’une théologie faisait défaut à l’Antiquité40.
33L’interdiction de tout dire oblige l’écrivain à travestir son propos, à distinguer différents niveaux de vérité, à ménager dans son texte des niches et des paravents. L’ésotérisme apparaît ainsi comme une perspective essentielle du discours nietzschéen ; il est en tout cas l’un des noms possibles de cette écriture qui cherche par différents moyens à intégrer le silence comme un antidote à la maladie métaphysique du langage.
34Ce triangle formé par l’écriture, la politique et la métaphysique se trouvera explicitement thématisé par Strauss. L’« art d’écrire », en effet, est bien plus qu’une technique permettant au penseur indépendant de tromper la vigilance des censeurs. Nous avons vu que la « persécution » caractérise la situation du philosophe dans la cité, dans tous les lieux et à toutes les époques. De même, l’oppression politique ne fait que redoubler une situation métaphysique.
C’est sur l’insuffisance de l’homme à connaître Dieu qu’est fondée la façon de communiquer qui caractérise la métaphysique, à savoir la communication ésotérique41.
35La raison humaine ne parvient que graduellement et imparfaitement à l’intelligence du Tout, et elle ne parvient à l’exprimer qu’indirectement. La fonction spécifique de l’écriture philosophique est de mettre en scène cette limitation, en marquant dans le discours la place vide qui est l’origine de tout discours – le silence de la raison face à son inassimilable commencement. C’est à cela que tendent en dernière instance les techniques de dissimulation mises en œuvre par le philosophe face à un pouvoir tyrannique. Si Nietzsche, en suivant une voie finalement toute proche, n’a pas su éviter l’« irresponsabilité politique », c’est qu’il a cru que l’acte fondateur de la philosophie pouvait être indéfiniment répété, qu’il était à la portée d’une volonté humaine affranchie de toute autre loi que la sienne. Pour Strauss, le premier et le dernier mot de la sagesse, tant philosophique que politique, reste au contraire que « l’homme n’est pas un commencement »42.
Notes de bas de page
1 Voir L. Strauss, Natural Right and History (NRH), Chicago, The University of Chicago Press, 1953, p. 29 (Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. de Dampierre, Paris, Plon, 1954 ; rééd. Paris, Champs-Flammarion, 1986, p. 38).
2 Dans la Première considération inactuelle, Nietzsche reproche ainsi à David Friedrich Strauss de se raccrocher, malgré ses prétentions scientifiques, à une vision téléologique de l’homme. Par là, il dénonce déjà le « dualisme fondamental, typiquement moderne, d’une science non téléologique de la nature et d’une science téléologique de l’homme » (NRH, p. 8 [trad. p. 20]). À cet égard, il n’est peut-être pas sans intérêt de relever dans les premières lignes de NRH une citation presque littérale de la Première inactuelle : « Ce ne serait pas la première fois qu’une nation, vaincue sur-le-champ de bataille et pratiquement anéantie en tant qu’entité politique, aurait privé ses conquérants du fruit le plus sublime de la victoire en leur imposant le joug de sa propre pensée ».
3 Philosophie und Gesetz (PhG), Berlin, Schocken Verlag, 1935, p. 14 (« Philosophie et Loi », dans Maïmonide, textes rassemblés et traduits par R. Brague, Paris, PUF, 1988, p. 27).
4 NRH, p. 26. La traduction de M. Nathan et d’É. de Dampierre force très légèrement la dernière phrase, qui devient : « Si Nietzsche lui-même ne se prononça pas, ses successeurs du moins adoptèrent le second terme de l’alternative » (p. 36). Le texte anglais dit : « If not Nietzsche himself, at any rate his successors adopted the second alternative ».
5 Aurore (A), § 26 : Gai Savoir (GS), § 355.
6 Dans le contexte polémique de la Première inactuelle, cela donne : « Les Allemands, notoirement si “cultivés”, s’entendent à ne s’occuper de sciences de la nature qu’en transfuges de la théologie, et ne dressent l’oreille que là où le “miracle” leur semble vigoureusement discrédité » (fragment 19 [201] de 1872-73, dans Œuvres philosophiques complètes [OPC] II/1, Paris, Gallimard, 1990, p. 232).
7 Voir par exemple A, §539, Par-delà bien et mal [PBM], §192.
8 PBM, § 14.
9 PBM, § 22.
10 PBM, § 204.
11 Voir PBM, § 55, où le refus de Dieu est présenté comme le troisième degré de la cruauté religieuse, après les sacrifices humains et l’abnégation. Strauss lui-même souligne que l’athéisme nietzschéen se distingue par le fait que Nietzsche savait que la « mort de Dieu » est un « coucher de soleil ». Le mode d’énonciation « apocalyptique » de cette idée est en effet, dans toute l’œuvre de maturité et tout particulièrement dans Zarathoustra, éminemment religieux. Voir R. Brague, « Leo Strauss et Maïmonide », dans S. Pines et Y. Yovel (éd.), Maimonides and Philosophy, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1986, p. 250 sq.
12 Voir PBM, § 32 (même mouvement en trois temps : période pré-morale, morale traditionnelle, sur-morale).
13 Voir la remarque finale de la première dissertation de La Généalogie de la morale [GM] : « Toutes les tables du bien et du mal [...] réclament la critique des sciences médicales. [...] Toutes les sciences ont à préparer la tâche future du philosophe, au sens où le philosophe devra résoudre le problème de la valeur, déterminer la hiérarchie des valeurs ».
14 PhG, p. 25 sq. (trad. p. 28 sq.).
15 Lettre à Ménécée, cité par Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, X (trad. R. Genaille, Paris, Garnier, 1965).
16 PhG, p. 21 (trad. p. 24).
17 PhG, p. 23 (trad.p. 27).
18 PhG, p. 27 sq. (trad. p. 30 sq.)
19 Voir la critique adressée à Max Weber dès le deuxième chapitre de NRH (« La distinction entre faits et valeurs »).
20 NRH, p. 23 (trad.p. 33).
21 Voir « What is political philosophy ? », dans What is Political Philosophy ?, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1959, p. 37 (« Qu’est-ce que la philosophie politique ? », dans Qu’est-ce que la philosophie politique ?, trad. O. Sedeyn, PUF, 1992, p. 41 sq.).
22 NRH, p. 8 (trad. p. 19).
23 Intelligence première, pour Strauss, et non synthèse a posteriori.
24 NRH, p. 15 et 139 (trad. p. 26 et 130 sq.). Cf. On Tyranny (T), p. 24, note 5 (De la Tyrannie, trad. H. Kern, A. Enegrèn, M. de Launay, Paris, Gallimard, 1997, p. 375 sq., note 5).
25 Voir par exemple NRH, p. 144.
26 Voir PhG, p. 57 sq. (trad. p. 63 sq.).
27 Voir L. Strauss, « Théologie et philosophie : leur influence réciproque », dans Le Temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1981, p. 202. Par cette conviction que l’homme ne pense véritablement que dans un champ qui n’a pas été ouvert par lui, Strauss s’inscrit en opposition frontale à l’effort moderne (Descartes, Hobbes) pour « tenir les deux bouts de la corde » et récuser toute vérité que l’homme ne puisse produire de son propre fonds.
28 La République, VII, 520 a.
29 Ibid., III, 389 b et 414 b, sg.
30 Voir T., p. 213 (trad. p. 232).
31 NRH, p. 143 (trad. p. 134).
32 GS. § 125.
33 Dans GS, l’un de ses livres les plus « équilibrés », Nietzsche admet la nécessité du « consensus » pour la vie, et revendique pour lui-même un statut de « dangereuse exception » – un statut qui n’est défendable qu’à condition que l’exception « ne veuille jamais devenir la règle » (§ 76).
34 What is Political Philosophy, op. cit., p. 54 sq. (trad. p. 58).
35 Werke, éd. K. Schlechta, t. III, p. 419.
36 Voir par exemple A, § 535 : « La vérité a besoin de la puissance ».
37 T., p. 221 (trad. p. 241).
38 PBM, § 290.
39 PBM, § 196.
40 Fragment de l’été (?) 1875, dans OPC, II/2, p. 344.
41 PhG, p. 82 (trad., p. 95).
42 L. Strauss, « Théologie et philosophie : leur influence réciproque », art. cit., p. 202.
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Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
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La connaissance de soi
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