Strauss lecteur de Machiavel
p. 183-196
Texte intégral
1Ma communication sera limitée dans son objet et dans son propos : il s’agira de revenir sur l’approche que Leo Strauss propose de l’œuvre de Machiavel, ou, plus exactement, du Prince et des Discours sur la Première Décade de Tite Live, dans les Pensées sur Machiavel de 1958. N’étant pas spécialiste de Strauss, je chercherai moins à apporter un éclairage sur sa pensée et sur son interprétation de Machiavel, qu’à m’interroger sur ce que la lecture de Strauss peut apporter à quiconque s’intéresse à la pensée machiavélienne ; je m’interrogerai donc sur la pertinence et les limites de son herméneutique, sur quelques points de cet ouvrage très complexe que sont les Pensées sur Machiavel1.
2La question de la place de Leo Strauss dans l’histoire des commentaires sur Machiavel ne va pas de soi, et cela, du fait de Leo Strauss lui-même. En effet, dans l’introduction des Pensées sur Machiavel, il prend systématiquement le contre-pied de ceux qu’il appelle « les spécialistes d’aujourd’hui » (the up-to-date scholars), pour leur substituer « l’opinion courante sur Machiavel [...], en dépit de son insuffisance, nettement supérieure aux points de vue sophistiques qui prévalent de nos jours »2. Cette « opinion courante » consiste à « faire de Machiavel un apôtre du mal »3, et Strauss ajoute :
S’il est vrai que seul un esprit malfaisant peut énoncer sans honte des maximes qui invitent à se conduire, en public et en privé, comme un gangster, alors il nous faut admettre que Machiavel est un esprit malfaisant (an evil man)4.
3Ainsi, Leo Strauss propose de remonter, selon l’expression de Harvey C. Mansfield, du machiavélisme à Machiavel5.
4En reprenant à son compte le « verdict » de « l’opinion naïve et traditionnelle » qui fait de Machiavel rien de moins qu’un « démon », Strauss se donne accès à ce qu’ il définit comme « un point de vue prémodeme »6 situé en amont de Machiavel – point de vue, selon lui, seul à même de faire apparaître la capacité de Machiavel à introduire en politique « de nouvelles manières et des ordonnances nouvelles » (l’expression employée par Machiavel est : « nuovi modi e nuovi ordini »). En fait, cela correspond à un vrai problème : dans Le Prince comme dans les Discours, il est difficile d’identifier ces « nuovi modi e nuovi ordini », car il s’agit bien des institutions civiles et militaires, mais la référence à l’Antiquité et à son imitation rend problématique la notion même de nouveauté.
5Dès lors, Strauss s’applique à montrer que Machiavel est « contraint de masquer la véritable ampleur de sa découverte »7. À l’appui de cette hypothèse de lecture, il produit un passage des Discours qu’il reproduit plusieurs fois, lui conférant ainsi un statut emblématique8. Dans ce passage, Machiavel écrit :
Combien il est dangereux de prendre la tête d’une entreprise nouvelle qui intéresse beaucoup de monde et combien il est difficile de la diriger, de la conduire, et, une fois menée à son terme, de la maintenir, ce serait une matière trop longue et trop élevée pour que je la traite ici ; la réservant donc à un lieu plus adapté, je parlerai seulement9...
6Strauss s’appuie donc sur ce passage pour accréditer l’hypothèse de lecture suivante : « contraint de masquer la véritable ampleur de sa découverte », Machiavel doit mettre en place une stratégie d’écriture qui doit être débusquée par une stratégie de lecture mise en place par son interprète.
7Strauss oppose le « point de vue prémoderne » ainsi défini et la stratégie qu’il semble devoir dicter, au point de vue rétrospectif et littéralement contaminé par la pensée de Machiavel qui est selon lui celui des « spécialistes » :
S’ils évaluent mal la position de Machiavel vis à vis de la religion – et ceci vaut pour celle qu’il adopte vis à vis de la moralité – c’est parce qu’ils sont ses disciples. Ils semblent faire preuve d’ouverture d’esprit quand ils étudient la pensée de Machiavel, mais en fait, ils acceptent sans discussion ses principes. Ils n’en voient pas le caractère pernicieux parce qu’ils sont les héritiers de la tradition machiavélienne. Parce qu’ils ont été, avec les maîtres oubliés de leurs maîtres, pervertis par Machiavel.
8Or « on ne peut pénétrer l’essence de la pensée de Machiavel sans se libérer de son influence »10.
9Seule l’adoption d’un point de vue extérieur, un saut hors de l’histoire contaminée par le machiavélisme, peut permettre la mise à distance nécessaire pour appréhender la nouveauté de Machiavel. En effet, le point de vue des « spécialistes » se caractérise, selon Strauss, par l’impuissance à définir le véritable apport de Machiavel, corrélative de la vision d’un Machiavel patriote et penseur scientifique.
10À cette situation pour le moins délicate de Strauss vis-à-vis de la critique, répond, s’il faut en croire Harvey C. Mansfield, un silence relativement généralisé de cette dernière, en réponse au propre silence de Strauss sur les commentateurs11. Même si le Machiavel de Strauss a eu droit à quelques lectures critiques, dont celle de Claude Lefort12, il reste très peu cité. Est-ce à dire qu’il n’aborde aucun des thèmes débattus par la critique ? C’est loin d’être le cas, et H.C. Mansfield énumère une liste de thèmes et de questions communes à Strauss et aux « spécialistes » : « Si Machiavel était philosophe, le rapport entre Le Prince et les Discours 13, la signification de la virtú, le problème du chapitre xxvi du Prince, les rapports de Machiavel avec Laurent de Médicis14, la question du désir de Machiavel d’obtenir un office » (dont l’enjeu est de savoir si Le Prince est seulement un écrit de circonstance), « la place de Tacite15 et de Polybe dans la pensée de Machiavel »16.
11Cependant, Strauss n’aborde ces thèmes et ne traite ces questions qu’en fonction de l’hypothèse de lecture évoquée, à savoir, la mise en œuvre d’une méthode de lecture, inséparable d’une méthode d’écriture présumée de Machiavel. Il est donc impossible de considérer ces thèmes indépendamment de sa méthode. Je centrerai donc mon attention sur celle-ci, en présentant très brièvement le mouvement général – ou plus exactement le plus immédiatement saisissable – des Pensées sur Machiavel. Je me concentrerai ensuite sur un point : la reprise par Strauss d’un problème classique de l’historiographie machiavélienne, celui du rapport entre Le Prince et les Discours. Je conclurai par un examen critique de certains procédés d’interprétation mis en œuvre par Strauss.
I
12Les Pensées sur Machiavel sont un texte complexe, dans lequel Strauss manie l’art d’écrire dont il fait la théorie, pour la plus grande perplexité du lecteur non initié. C’est en tout cas certainement un texte paradoxal, s’il faut ainsi définir la vertu littéralement répulsive de l’introduction.
13Il est inutile de revenir sur la diabolisation de Machiavel et de ses commentateurs et sur le moralisme affiché par Strauss notamment à l’égard de l’incroyance contemporaine. Strauss formule clairement son objectif : ni une approche historique17, ni même la compréhension de l’américanisme, par opposition au machiavélisme de la vieille Europe, comme on pouvait le craindre dans un premier temps18, mais un objectif clairement philosophique : « Notre travail critique sur Machiavel n’a peut-être en dernière analyse pas d’autre propos : contribuer à la redécouverte de problèmes permanents19. » L’ouvrage, rédigé à partir d’une série de conférences, se divise ensuite en quatre chapitres, centrés respectivement sur « l’enseignement » et sur « le dessein » de Machiavel.
14Comme le remarque à juste titre Claude Lefort, Leo Strauss « réduit » l’œuvre de Machiavel, à son tour réduite au Prince et aux Discours, à un enseignement20. On ajoutera que Strauss s’autorise pour cela de l’interprétation d’un célèbre passage de l’épître dédicatoire des Discours, dans laquelle Machiavel dit avoir « exprimé tout ce que je sais et tout ce que j’ai appris par une longue pratique et une lecture continuelle des choses du monde »21.
151) Par « les choses du monde », Strauss entend « tout », d’où il déduit que Machiavel, dans les Discours, mais aussi dans Le Prince, traite « de toutes choses »22. Tout en accréditant la dimension philosophique (parce que totalisante) du discours de Machiavel, cette interprétation va permettre à Strauss d’accorder aux silences de Machiavel une signification positive, à mes yeux indue. J’en donne un exemple :
Dans aucun des deux livres il [sc. Machiavel] n’aborde la distinction entre ce monde et l’autre, entre cette vie et l’autre ; s’il parle abondamment de Dieu et des dieux, il ne dit rien du diable ; il parle fréquemment du ciel et une fois du paradis, mais jamais de l’enfer ; enfin et surtout, pas un mot sur l’âme23.
16Ce que Strauss interprète de la façon suivante : « Son silence indique que ces questions n’ont pas de pertinence dans le domaine politique ». C’est un propos auquel on ne peut que souscrire. Mais Strauss va plus loin :
Plus encore, puisque chacun de ces deux livres contient tout ce qu’il sait, il veut également montrer ainsi que ces questions sont simplement sans importance, et ce, contrairement à l’opinion admise. Son silence est hautement significatif24...
17Cette interprétation serait valable si Machiavel prétendait parler de tout. Or ni Le Prince ni les Discours ne sauraient être mis sur le même plan que les Conclusions de Jean Pic de la Mirandole, ou, dans une moindre mesure, le Panepistemon d’Ange Politien – pour prendre des exemples d’auteurs précédant Machiavel. Et même si l’enseignement de Machiavel se bornait à formuler des principes éternels de conduite politique, comme le pense Strauss en partie pour Le Prince, cela ne suffirait pas pour conférer à ses silences le statut d’exclusions.
182) Or ce statut est conféré aux énoncés comme aux silences de Machiavel par une intention ou un « dessein » que Strauss lui attribue, au nom du caractère pédagogique des deux ouvrages considérés : si tout est intentionnel, tout doit être interprété. La figure de Machiavel est donc bien celle de l’omniscient, en pleine maîtrise d’un savoir qui confère à ses écrits le caractère de textes sacrés25 ; ce rapport pour ainsi dire oraculaire est généralisé par Strauss à tout enseignement (Tite Live-Machiavel, Tacite-Machiavel, Machiavel-nous). Ceci nous permet de préciser que l’intention de Strauss sera au moins autant d’étudier « sous quelle forme » Machiavel « présente » son enseignement que « la substance de son enseignement lui-même »26.
19D’autre part, l’attention de Strauss pour le machiavélisme comme trace d’un « dessein fondamental » de Machiavel nous renvoie à un art de lire oublié qui l’oppose à l’« historicisme » des commentateurs. Dans « La persécution et l’art d’écrire », Strauss écrit :
La recherche historique moderne, qui apparut à une époque où la persécution était plus un vague souvenir qu’une expérience contraignante, a neutralisé ou même anéanti une tendance antérieure à lire entre les lignes des grands auteurs, ou à attacher plus de poids à leur dessein fondamental qu’aux opinions qu’ils répétaient le plus souvent27.
20C’est donc bien à l’exercice de la lecture entre les lignes que Strauss se livre, lorsqu’il s’emploie à définir « le dessein » de Machiavel et son « enseignement ». Les quatre chapitres qui constituent l’ouvrage correspondent à cette visée : le premier, intitulé : « La double dimension de l’enseignement de Machiavel », étudie Le Prince et les Discours en miroir, pour ainsi dire, en éclairant un ouvrage par l’autre. Or cette lecture selon un double éclairage, ou un double point de vue (celui du Prince et des Discours) reste « superficielle » et « inauthentique », selon Strauss ; plus exactement, dit-il, elle demande à être redoublée – c’est du moins dans ce sens que je comprends la conclusion du chapitre I : en dernière analyse, les deux perspectives renvoient à une duplicité de « propos » qui fonctionne dans chacun des livres et correspond à la différence entre les « jeunes » et les « vieux » lecteurs28.
21Établir la distinction entre jeunes et vieux lecteurs, à l’intérieur de chacun des deux ouvrages, est donc l’objectif déclaré de Strauss dans les deux chapitres suivants, consacrés respectivement au « Dessein de Machiavel : Le Prince » et au « Dessein de Machiavel : les Discours ». Dans le cadre du présent travail, je m’en tiendrai à l’examen de cet objectif déclaré, sans aborder le dernier chapitre intitulé « L’enseignement de Machiavel », qui reprend, sous une forme thématique, les enjeux philosophiques de l’« art d’écrire » de Machiavel.
22Je me contenterai donc de m’interroger sur la reprise par Strauss d’un problème classique de l’historiographie machiavélienne : celui du rapport entre Le Prince et les Discours qui lui sert de point de départ, dans le premier chapitre des Pensées sur Machiavel. Je me demanderai de quelle manière Strauss reformule la question de ce que sa lecture est susceptible ou non d’apporter sur ce point.
II
23Le premier chapitre intitulé : « La double dimension de l’enseignement machiavélien » prend pour point de départ le problème du rapport entre Le Prince et les Discours. Mais la perspective propre à Strauss consistant, comme on l’a vu, à s’interroger sur la dimension pédagogique de ces textes, elle le conduit à traiter de ce problème d’un point de vue particulier : aux questions sur la chronologie de la rédaction du Prince et des Discours qui était depuis longtemps au centre de la réflexion de la critique à l’époque où il prononce et où il publie son texte29, Leo Strauss préfère une lecture interne, focalisée sur les destinataires respectifs de cet enseignement délivré par Le Prince et par les Discours ; autrement dit, les destinataires des épîtres dédicatoires : Laurent de Médicis pour Le Prince (« Le Prince est » donc, dit Strauss, « la version de l’enseignement de Machiavel qui s’adresse aux princes régnants »30) ; Zanobi Buondelmonti et Cosimo Rucellai pour les Discours (ce sont les interlocuteurs de Machiavel dans les Orti Oricellari et donc, comme il le dit dans l’épître dédicatoire, non des princes, mais « ceux qui mériteraient de l’être », encore désignés par lui comme « ceux qui savent »31).
24La distinction des ouvrages en fonction de leurs destinataires est vraiment opératoire : elle rend compte du « laconisme » de Machiavel dans Le Prince : omissions volontaires de certains événements politiques, de certains exemples qui viendraient immédiatement à l’esprit, peut-être dues à une attitude courtisane à l’égard des Médicis ; omission ou dissimulation de certains rapprochements – notamment dans le cas, signalé et analysé par Leo Strauss, des principautés électives, le rapprochement entre le Pape et le sultan, reporté par Machiavel au chapitre xix32). La distinction opérée par Strauss rend compte aussi du caractère scandaleux du Prince, dans l’ignorance de certaines distinctions, comme celles entre le roi et le tyran, qui peut être attribuée aussi bien au souci courtisan de ne pas blesser le prince qu’à la franchise de celui qui parle à un gouvernant des arcana imperii33.
25Cette lecture s’accorde avec le caractère conventionnel déclaré de cet ouvrage, qui s’inscrit, comme l’ont montré les spécialistes, au moins pour une partie dans le genre traditionnel des « Miroirs des princes »– même si c’est pour le subvenir34 – mais aussi, ajoute Strauss, dans le genre des traités scolastiques (pour les premiers chapitres) et des poèmes patriotiques (le chapitre xxvi). La distinction des ouvrages en fonction de leurs destinataires accrédite enfin le caractère plus développé, moins allusif des Discours, le fait que leur caractère novateur soit déclaré par Machiavel dès l’avant-propos du premier livre.
26Mais ce n’est là pour Strauss qu’une « conclusion provisoire ». Car selon lui, « les Discours ne peuvent pas faire totalement l’économie d’une certaine réserve »35 – notamment parce que, ouvrage des républicains, ils sont aussi l’ouvrage des conspirateurs36. Ainsi, pour Strauss, « sous un certain angle, Le Prince serait plus direct que les Discours »37.
27Ce renversement, qui fait du Prince et des Discours des textes complexes, clairs sur un point ou obscurs sur un autre selon l’identité du destinataire, est fondé par Strauss : 1) sur la théorie d’un art de lire formulé, selon lui, par Machiavel lui-même, et qui est censé rendre compte de son art d’écrire ; 2) sur la prise en considération d’autres interlocuteurs qui viennent doubler les dédicataires : il s’agit des « jeunes » lecteurs, dont la présence était signalée par Strauss à la fin du chapitre I.
28Ce sont ces interlocuteurs cachés que j’examinerai en premier. « Les directives impitoyables qui jalonnent Le Prince », écrit Strauss, « s’adressent moins aux princes qui n’en ont guère besoin, qu’aux “jeunes gens” désireux de comprendre la nature des choses politiques »38. Ce sont « les véritables destinataires du Prince » que l’on reconnaît au chapitre xxv (sur la Fortune qui ne se soumet qu’au tempérament fougueux de la jeunesse) et au chapitre xii et suivants (où les « bonnes lois » sont subordonnées aux « bonnes armes »),
29La distinction entre le prince et les jeunes recouvre celle entre l’homme d’action et « ceux dont l’intérêt est essentiellement théorique »... « À cette dernière sorte de lecteurs du Prince », poursuit Strauss, « correspondent les jeunes » des Discours39, pour leur part explicitement nommés par Machiavel à la fin de l’avant-propos du livre II des Discours.
30L’action de Machiavel sur ces jeunes destinataires d’autrefois et de maintenant est ainsi formulée par Leo Strauss :
La dissimulation qu’il pratique est un instrument subtil de corruption ou de séduction. Il fascine son lecteur en le confrontant à des énigmes ; celui-ci, sous le charme du problème à résoudre, fait fi d’exigences plus hautes, si ce n’est de toute exigence. En dissimulant ses blasphèmes, Machiavel échappe aux sanctions mais pas à la culpabilité40.
31Or, ici, Strauss ne parle pas du Prince, mais d’un passage selon lui blasphématoire commun au Prince et aux Discours41. On peut alors se demander si Le Prince et les Discours ne représentent pas la forme pervertie du livre exotérique tel que Leo Strauss le définit dans « La persécution et l’art d’écrire »– au caractère édifiant près :
Un livre exotérique contient [...] deux enseignements : un enseignement populaire au caractère édifiant, au premier plan ; et un enseignement philosophique sur les sujets les plus importants, indiqué seulement entre les lignes [...]. Ceux à qui de tels livres sont véritablement adressés ne sont cependant ni la majorité des non-philosophes, ni le philosophe parfait en tant que tel, mais les jeunes gens susceptibles de devenir philosophes42.
32Cette caricature de la philosophie (à laquelle Strauss consacre le chapitre iv des Pensées sur Machiavel) a pour effet de refouler au second plan la question de départ : celle du rapport entre Le Prince et les Discours, ainsi que la réponse d’abord apportée par Strauss en référence au contexte historique, et de la dissoudre dans une autre question : la production de ces nouveaux destinataires renvoie à l’art évoqué précédemment de lire entre les lignes.
33Cependant, l’hypothèse de jeunes interlocuteurs cachés résiste mal à la confrontation directe avec le texte de Machiavel : s’ils ne sont pas désignés en tant que tels dans Le Prince et font l’objet d’une hypothèse de la part de Strauss, en revanche, dans les Discours, l’adresse aux jeunes gens n’est absolument pas dissimulée ni indirecte. Machiavel écrit :
Et si vraiment la vertu qui régnait alors et le vice qui règne aujourd’hui n’étaient pas plus clairs que le soleil, j’en parlerais avec plus de réserve. Mais la chose étant si manifeste que chacun la voit, je tiendrai à dire manifestement ce que je comprendrai de ces temps-là et des nôtres, afin que les esprits des jeunes qui liront mes écrits puissent fuir ces temps-ci et se préparer à imiter ceux-là, lorsque la fortune leur en donnera l’occasion43.
34En quoi a-t-on encore à faire à des interlocuteurs cachés ?
35D’autre part, Leo Strauss croit trouver, au chapitre x du livre II des Discours, dont il remarque qu’il se trouve presque au centre de l’ouvrage, une clé de lecture de Machiavel, dans la manière dont celui-ci lit Tite Live : si Machiavel juge que « l’argent n’est pas le nerf de la guerre », c’est que Tite Live, énumérant ce qui est nécessaire à la guerre, ne mentionne pas l’argent. Machiavel interprète ce silence comme significatif. Strauss en prend acte :
Machiavel applique donc tacitement la règle suivante : lorsqu’un sage garde le silence sur un fait que tous s’accordent à considérer comme essentiel au débat, il veut nous faire savoir que ce fait est accessoire. Le silence d’un sage est toujours pertinent. Ce n’est jamais une omission.
36En réalité, le texte anglais est moins catégorique que la traduction ; Strauss écrit : « It cannot be explained by forgetfulness44. » Mais il généralise le principe, en faisant de celui-ci une règle de lecture applicable à la « pratique » machiavélienne dans son ensemble45.
37Or l’interprétation de ce passage est d’autant plus décisive qu’elle autorise Strauss à interpréter en termes de mensonge machiavélien – et en l’occurrence, machiavélique – une série d’« erreurs grossières » commises selon lui par Machiavel et qui vont de la contradiction pure et simple au traitement d’un même sujet sous différentes formes et à la variation subreptice sur d’anciennes thèses, comme, en 1950, Leslie J. Walker, l’éditeur scrupuleux en langue anglaise des Discours de Machiavel, avait fait une liste des « erreurs de Machiavel », au sens d’erreurs matérielles46.
38Tout cela appelle l’examen critique de certains procédés d’interprétation, dont nous ne tracerons ici qu’une esquisse.
III
39Indéniablement, Strauss connaît très bien les deux textes de Machiavel ; et pourtant, sa lecture produit sur eux une déformation, ressentie par le lecteur de Machiavel comme l’imposition d’une grille de lecture extérieure dont il ne donne pas les clés.
40D’une part, Strauss attribue à l’écriture machiavélienne une stratégie de la dissimulation dont Machiavel lui-même fait la théorie au chapitre XVIII du Prince, selon une démarche qui tend à confondre l’auteur avec le sujet traité. Il applique notamment à l’écriture de Machiavel un procédé utilisé à certaines époques à Rome et décrit par Machiavel lui-même dans les Discours (I, X) pour contourner les entraves à la liberté d’expression : ne pouvant blâmer César, on blâme Catilina et l’on fait l’éloge de Brutus. Strauss poursuit :
À peine a-t-il mis à jour ce procédé que Machiavel le reprend à son compte en louant les vertus de la religion romaine, ennemie de la religion de la Bible : encenser la religion païenne sous le règne de la religion chrétienne revient à l’éloge qu’aurait pu faire sous la Rome impériale un républicain du meurtrier de César. Car on peut étendre à toute situation ce qui vaut pour l’empire romain : il y a toujours eu un pouvoir dominant dont le triomphe éblouissait la plupart des écrivains, pouvoir qui limitait la liberté du petit nombre de ceux qui n’ avaient pas le goût du martyre47.
41Mais dans ce cas, comment expliquer que dans l’avant-propos au livre I et au deuxième chapitre du livre II de ces mêmes Discours, Machiavel oppose cette fois ouvertement la religion chrétienne à la religion païenne comme la cause de l’affaiblissement et de l’oisiveté (ozio) des hommes qui leur a fait perdre précisément l’amour de la liberté et la virtú antique ? La même remarque vaut pour les attaques de Machiavel contre la religion, souvent très violentes et très directes48, et non seulement contre la cour papale, attitude typique du milieu de la chancellerie auquel il appartenait49.
42D’autre part, Strauss cite certains textes dont la présence est capitale pour son argumentation, en dehors de tout contexte. C’est notamment le cas d’une lettre dans laquelle Machiavel se définit lui-même comme menteur, invoquée par Strauss comme témoignage de « l’immoralité » de Machiavel. Il s’agit du passage suivant :
Il y a beau temps que je ne dis jamais ce que je crois et que je ne crois jamais ce que je dis, et s’il m’échappe parfois quelque brin de vérité, je l’enfouis dans tant de mensonges qu’il est difficile de la retrouver50.
43Or ce passage, tiré d’une lettre à Francesco Guicciardini (lettre du 17 mai 1521), extrêmement drôle, voire burlesque (« quand votre lettre m’est parvenue, écrit Machiavel, j’étais sur le trône...51 »), en décalage patent avec sa reprise par Strauss, est difficile à prendre au pied de la lettre ; la déclaration de Machiavel est au moins ironique. Or Strauss se réclame de ce passage pour interpréter en termes de « mensonge » les « erreurs grossières » dont il a déjà été question.
44Strauss semble enfin céder à la surinterprétation lorsqu’il stigmatise Machiavel comme « conseiller des tyrans », désignant par là la capacité de celui-ci de passer d’un point de vue à l’autre en se mettant à la place des différents protagonistes, et donc aussi, des ennemis (c’est notamment le cas pour le chapitre sur les conspirations. Discours, III, VI ; mais aussi pour l’interprétation du chapitre iii du Prince, où Machiavel analyse la politique du roi de France, Louis X1152). C’est vouloir ignorer que la fonction de Machiavel à la chancellerie était de rédiger des rapports d’ambassade et qu’une caractéristique du genre était justement d’apprendre à se placer du point de vue de l’ennemi, aussi bien que de celui des Florentins. Les rapports d’ambassade ainsi que la correspondance de Machiavel avec Vettori qui sont la matrice du Prince, attestent que ce procédé est un instrument fondamental de l’analyse politique pour Machiavel.
45En effet, Strauss refuse d’envisager que Machiavel se livre à des analyses politiques ; analyses dépassionnées, souvent cyniques, si typiques de ses premières grandes légations ; typiques aussi de sa correspondance avec Francesco Vettori dont il reprend des pans entiers dans Le Prince53. Relève généralement de ce parti pris de Strauss son refus de la forme dialogique, si présente dans les Discours, mais aussi dans Le Prince, que Strauss se fait une règle de réduire à des digressions dont il faut interroger le sens caché :
Nous appelons digression au sens strict les passages désignés comme tels par Machiavel ; mais nous traiterons également comme une digression tout ce qui se présente comme une réponse à une question ou une objection éventuelle du lecteur54.
46C’est le cas du chapitre iv, dont le titre se présente sous la forme d’une question (« Pourquoi le royaume de Darius, qu’ Alexandre avait conquis, ne se révolta pas, après la mort d’Alexandre, contre ses successeurs ? ») ; c’est également le cas de la disputatio traditionnelle pour savoir s’il vaut mieux être craint ou haï. Le même sort est réservé à la réponse à une objection que Machiavel se formule à lui-même sur le démenti que semble porter à sa théorie l’histoire des empereurs romains, au chapitre xix.
47Malgré les « réductions » pratiquées par Strauss sur les textes de Machiavel (réduction à l’enseignement, réduction à la catégorie des textes exotériques devant être lus entre les lignes), sa lecture apporte, on l’a vu, un éclairage original sur Machiavel. La connaissance approfondie qu’a Strauss de Machiavel lui donne, en effet, l’occasion de soulever des problèmes ; de se situer par le choix des passages qu’il met en avant, au cœur des difficultés du texte de Machiavel. Cette capacité est due, en partie, au point de vue adopté : celui du machiavélisme de Machiavel, qui, lorsqu’il n’est pas érigé en règle de lecture absolue, donne des résultats convaincants. Elle vient aussi de la capacité à poser au texte de Machiavel des questions inattendues. C’est notamment le cas du calcul auquel se livre Strauss sur la numérotation des chapitres des ouvrages de Machiavel, qui lui permet d’établir des parallèles inattendus (similitude entre le nombre de chapitres des Discours et des livres de Tite Live ; vingt six chapitres dans Le Prince et le chapitre xxvi des Discours, les textes-clés sur le silence, aux chapitres x des livres I et II des Discours, etc.). Mais Strauss dit lui-même qu’« il serait aberrant d’appliquer mécaniquement ce principe »55, car il s’agit d’un « jeu » de la part de Machiavel... La difficulté vient alors de ce que Strauss ne formule pas, dans l’ouvrage, les règles de lecture qui dictent ses interprétations.
Notes de bas de page
1 L. Strauss, Thoughts on Machiavelli, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1958 (Pensées sur Machiavel, trad. M.-P. Edmond et T. Stern, Paris, Payot, 1982). Nous indiquons la référence à l’édition française et, entre parenthèses, à l’édition anglaise.
2 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 44 (p. 12-13).
3 Ibid., p. 41 (p. 9).
4 Ibid., p. 41-42 (p. 9).
5 « Strauss, then, accepts the distinction between Machiavellism and Machiavelli, but believes it necessary to begin with Machiavellism in order to ascend from it ». Harvey C. Mansfield, Machiavelli’s Virtue, The University of Chicago Press, Chicago/Londres, 1996, p. 225.
6 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 44 (p. 12).
7 Ibid., p. 264 (p. 242-243).
8 Ibid., p. 50 (p. 19). 58 (p. 28), 63 (p. 34).
9 « Quanto sia cosa pericolosa farsi capo d’una cosa nuova che appartenga a molti, e quanto sia difficile a trattarla ed a condurla, e, condotta, a mantenerla, sarebbe troppo lunga e troppa alla materia a discorrerla : pero, riserbandola a luogo più conveniente, parlero solo... » Niccoló Machiavelli, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, III, 35, dans Tutte le opere, a cura di Mario Martelli, Milano, Sansoni, 1993,p. 243.
10 Ibid., p. 44 (p. 12).
11 Voir Harvey C. Mansfield. Machiavelli’s Virtue, op. cit., « Strauss’s Machiavelli », p. 219-230.
12 Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972 (rééd. 1986), « La restauration et la perversion de l’enseignement classique ou la naissance de la pensée politique moderne – Leo Strauss », p. 259-395.
13 C’est l’objet du chap. i des Pensées sur Machiavel.
14 Ibid., p. 100-101 (p. 74-75).
15 Et de Tite Live, ibid., p. 143. sq. (p. 121 sq.).
16 H.C. Mansfïeld, Machiavelli’s Virtue, op. cit., p. 225.
17 L. Strauss, Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 44 (p. 12).
18 Ibid., p. 45 (p. 13-14).
19 Ibid., p. 46 (p. 14).
20 C. Lefort, Le Travail de l’œuvre, op. cit, p. 274-275.
21 « Perché in quello io ho espresso quanta io so e quanta io ho imparato per una lunga pratica e continua lezione delle cose del mondo ». Discorsi, op. cit, p. 75 ; L. Strauss, Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 48-49 (p. 17).
22 L. Strauss admet que « la connaissance des actions des grands hommes qu’a apprise [à Machiavel] une longue expérience des choses modernes et une lecture continue des anciennes » (Il Principe, dans N. Machiavelli, Tutte le opere, op. cit., p. 257) a un champ plus restreint, du fait de son inscription dans le temps, alors que les « choses du monde » désignent ce qui est invariable, comme, dans la même épître dédicatoire, la nature des princes et la nature des peuples : Le Prince a donc lui aussi pour objet tout le savoir de Machiavel, qui est un savoir totalisant.
23 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 61 (p. 31).
24 Ibid.
25 Ibid., p. 59-60 (p. 29-30) ; Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre, op. cit., p. 274.
26 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 71 (p. 43), non énoncé par L. Strauss comme un principe général, mais à propos d’une double référence de Machiavel à la politique de Florence à l’égard de Pistoia.
27 La Persécution et l’art d’écrire (trad. de Persecution ant the Art of Writing, 1952), Paris, Presses Pocket, 1989, p. 65.
28 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 81 (p. 53).
29 Voir Federico Chabod, « Sulla composizione de ll Principe di Niccolò Machiavelli » (1927). dans id., Scritti su Machiavelli, Torino, Einaudi, 1963 ; 1993, p. 137-193 ; Felix Gilbert, « The composition and structure of Machiavelli’s Discourses », The Journal of the History of Ideas, XIV, 1,1953, p. 136-156.
30 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 52 (p. 21).
31 N. Machiavelli, Discorsi, op. cit., p. 75.
32 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 61-62 (p. 32).
33 Ibid., p. 58 (p. 28).
34 F. Gilbert, « The humanist concept of the Prince and The Prince of Machiavelli », The Journal of Modern History, XI, 4, p. 449-483.
35 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 57 (27).
36 Zanobi Buondelmonti, l’un des deux dédicataires des Discours, fut impliqué dans une conjuration anti-médicéenne, en 1522, avec d’autres participants des réunions des Orti oricellari. Voir également Discorsi, III, vi, sur les conjurations.
37 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 58 (p. 28).
38 Ibid., p. 106 (p. 81).
39 Ibid., p. 103 (p. 77).
40 Ibid., p. 78 (p. 50).
41 Il s’agit du chap. xxvi du Prince et du chap. xxvi du livre I des Discours sur le tyran David, auquel Machiavel applique une formule réservée à Dieu, faisant ainsi de Dieu indirectement un tyran, p. 77 (p. 49). La parenté entre les deux passages est indiquée, pour Strauss, par leur numérotation commune.
42 La Persécution et l’art d’écrire, op. cit., p. 69.
43 Machiavel, Discorsi, II, Proemio, op. cit., p. 146.
44 Je dois cette importante précision à Terence Marshall.
45 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 60 (p. 30).
46 « Machiavelli’s mistakes », dans The Discourses of Niccolò Machiavelli, éd. Leslie J. Walker, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1950, vol. II, p. 311 -312.
47 Ibid., p. 62 (p. 33).
48 Voir, par exemple, Discorsi, I, xii, op. cit., p. 95-96.
49 Voir Federico Chabod, « Il segretario fiorentino », (1953), dans id., Scritti su Machiavelli, op. cit.. p. 265 sq.
50 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 65 (p. 36) ; voir N. Machiavelli, Tutte le opere, op. cit., lettre 261 du 17 mai à F. Guicciardini, p. 1204.
51 Ibid., p. 1203.
52 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 92 (p. 65).
53 Ce sont là des aspects exposés par Federico Chabod dans un texte de 1953, mais qu’il étudie dès les années 20.
54 Pensées sur Machiavel, op. cit., p. 74 (p. 46).
55 Ibid., p. 80 (p. 53).
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