De l’art d’écrire au sens commun
p. 147-164
Texte intégral
1Leo Strauss ne prétend pas avoir inventé, ni même découvert l’art d’écrire1. Pour justifier un examen de cette question qui la détache dans une certaine mesure des analyses de Strauss, il suffit de le prendre au mot : les ressources que mobilise l’art d’écrire, selon Strauss, proviennent tout particulièrement d’une source non directement philosophique, la tradition antique de l’art oratoire. Je propose précisément une interprétation rhétorique de l’art d’écrire2. Cela revient à le considérer comme un style d’allocution, une manière de s’adresser à un auditoire. Sa formulation spinoziste, ad captum vulgi loqui, parler en se conformant à la capacité du commun, n’installe-t-elle pas l’art d’écrire comme un style d’allocution ? Je donnerai une description sommaire de ce style d’allocution à partir de deux grands modèles rhétoriques : celui de Cicéron et de Quintilien ; celui de Chaïm Perelman.
2Cette interprétation conduit à privilégier une conception des rapports entre philosophie et opinion qui n’est pas celle que Strauss affiche le plus souvent. Le point de vue rhétorique conduit à traiter l’opinion comme la notion commune à un auditoire. De ce fait, il assigne une fonction déterminée à l’opinion et détermine un certain rapport entre l’allocution et cette notion commune. Quand l’allocution est philosophique, cela change beaucoup de choses sans doute, mais cela ne change pas tout. L’interprétation rhétorique de l’art d’écrire des philosophes conduit à une certaine promotion du sens commun, qui n’est pas exactement conforme aux conclusions usuelles de Strauss sur le rapport entre philosophie et opinion.
3On a pu noter que l’hypothèse de l’art d’écrire ne prétend pas être une méthode générale de lecture des textes philosophiques, parce que l’art d’écrire ne peut être réalisé et évalué que de manière locale. Ainsi, l’art d’écrire de Spinoza n’est pas le même que celui de Machiavel, qui n’est pas non plus le même que celui de Maimonide. Pour déterminer quel est l’art d’écrire dans telle œuvre de tel auteur, il faut déterminer comment cet auteur conçoit et pratique la lecture, dans la mesure où les auteurs classiques écrivent comme ils lisent. On pourrait développer ce type de considérations pour éviter à Leo Strauss un certain nombre de critiques : comme il n’a pas prétendu formaliser une herméneutique générale de l’écriture philosophique, mais seulement pratiquer, à l’occasion de tel ou tel auteur, la lecture que cet auteur-ci, et nul autre, exigeait, il n’y aurait donc pas de sens à reprocher à Strauss d’avoir inventé une méthode de suspicion universelle et par principe.
4Malheureusement, les choses ne sont pas si simples. L’idée d’une pluralité des arts d’écrire permet à Strauss d’éviter certaines objections, mais elle ne l’empêche pas d’inscrire ces arts d’écrire dans un cadre unique et bien général : celui des relations entre la philosophie et l’ opinion.
5Quelle conception des rapports entre philosophie et opinion est engagée par l’art d’écrire ? La première compréhension de cette question générale est la suivante : comment Strauss conçoit-il les rapports entre philosophie et opinion, quand il soutient l’existence d’un art d’écrire des philosophes ? Pour dire les choses grossièrement, cette conception de Strauss revient à opposer la radicalité de la conversion philosophique aux pieux mensonges dont la philosophie doit user pour se protéger, lorsqu’elle s’expose publiquement. La conception des rapports entre philosophie et opinion est alors bien exprimée par la reprise straussienne de l’allégorie de la caverne : l’art d’écrire est utilisé quand le philosophe retourne dans la caverne. Mais on pourrait prendre Strauss au mot lorsqu’il affirme la singularité de chaque art d’écrire. Ainsi, l’art d’écrire de Spinoza suppose une conception des relations entre philosophie et opinion qui correspond sans doute très mal au modèle de la caverne. Bien plus, on a pu défendre la thèse d’une gradation du savoir, dans Spinoza, telle qu’on ne saurait assimiler un discours adapté à la capacité d’un public au simple usage des pieux mensonges.
6Chantal Jaquet a nuancé l’interprétation straussienne de la communication ad captum vulgi :
Se conformer à la capacité de la foule, ce n’est donc pas lui voiler la vérité, c’est au contraire la lui dévoiler dans la mesure du possible. La prudence est plus une pédagogie du vrai que du secret [...]. Ainsi, quand le sage se met à la portée de l’insensé, l’insensé se met à la portée du sage3.
7L’art d’écrire de Spinoza doit être compris comme un recours à l’expérience, non l’expérience vague, pleine d’erreur, mais l’expérience comme auxiliaire de l’entendement, déterminée par l’entendement.
La clé de lecture des textes spinozistes ne repose pas sur l’opposition entre un sens ésotérique, confus et caché, d’une part, un sens exotérique, clair et apparent, d’autre part, mais sur la distinction entre des enseignements qui relèvent tantôt de l’expérience, tantôt de la raison sans pour autant se contredire4.
8Si l’on se reporte à un auteur auquel Strauss n’applique pas l’hypothèse de l’art d’écrire, mais qui le pratique et le théorise à sa manière, je veux dire George Berkeley, on doit noter qu’il va jusqu’à placer la capacité du sens, la normativité et la raison dans le common sense lui-même, au point de proposer un renversement complet des relations entre philosophie et opinion : les préjugés en un sens négatif, pour Berkeley, ce sont les notions introduites par les philosophes ; quant aux préjugés communs, ils sont des prénotions justes, ils sont les semences de savoir que renferme le langage ordinaire. Cette inversion n’empêche pas Berkeley de reprendre et d’appliquer la devise « penser comme les érudits, parler comme le vulgaire »5. Il y a donc une première difficulté : à supposer qu’on comprenne la question, que j’ai formulée de manière ambiguë, comme signifiant : quelle conception des rapports entre philosophie et opinion est attachée par l’auteur à l’art d’écrire ?, l’auteur en question est évidemment Leo Strauss, mais sa conception des rapports entre philosophie et opinion fait nécessairement violence aux conceptions que soutenaient certains auteurs qui ont pratiqué l’art d’écrire dans l’histoire de la philosophie. Je ne développerai cependant pas ce type d’objection, parce que je crois que Strauss n’a pas tort de maintenir que l’art d’écrire engage une conception relativement déterminée des relations entre philosophie et opinion. Cette unité de la conception qui est engagée par l’art d’écrire n’empêche pas des variations d’un auteur à l’autre, ni la distinction des époques dans sa pratique.
9C’est pourquoi je propose une autre perspective. Acceptons que la singularité de chaque art d’écrire n’empêche pas que soit présupposée par l’art d’écrire une certaine conception des rapports entre philosophie et opinion. La question initiale, quelle est cette conception ?, peut être formulée d’une deuxième manière. Si on accepte la définition rhétorique de l’art d’écrire, comme adaptation de l’allocution aux attentes communes d’un auditoire, qui est ici un lectorat, la question devient : quelle conception des rapports entre philosophie et opinion est présupposée par la pratique même de l’art d’écrire ? Nous savons que la pragmatique de la communication, chez Karl Otto Apel et chez Habermas, ou le renouveau contemporain de la rhétorique, avec Chaïm Perelman, ont insisté sur la manière dont l’allocution elle-même entraîne nécessairement un certain nombre de présupposés. Si on considère l’art d’écrire comme un style d’allocution philosophique, peut-être même le style classique de l’allocution philosophique, il est possible de dégager ses présupposés pragmatiques.
10Mais auparavant il convient de situer l’hypothèse de l’art d’écrire et le problème qui en est le fondement, celui du rapport entre philosophie et opinion, dans le cadre d’une thèse plus générale, que je viens d’annoncer, selon laquelle l’art d’écrire doit être compris du point de vue d’une rhétorique de la philosophie. On peut dire, sous réserve de certaines précautions, que la notion d’art d’écrire assigne à l’ensemble d’un texte philosophique un mode de communication que la rhétorique des Anciens plaçait dans l’exorde ou introduction (principium) d’une plaidoirie. Comme l’écrit Quintilien : « L’introduction n’a pas d’autre but que de préparer l’auditeur à être mieux disposé à notre égard dans les autres parties6. » L’effet de l’exorde est triple : s’attirer la bienveillance ou sympathie de l’auditoire (benevolentia), son attention (attentio), sa disposition à l’instruction (docilitas). Mais Quintilien rappelle que certains distinguent deux sortes d’exorde : le principium proprement dit, et l’insinuatio7. Quand l’apparence de la cause qu’on défend n’est pas assez honorable, on doit s’insinuer subrepticement dans l’esprit du juge. La question de l’exorde n’est donc pas seulement celle de l’incipit du discours, mais celle de la façon dont l’ensemble du discours peut être agencé, en fonction d’un auditoire, pour communiquer quelque chose indirectement. Il faut se reporter au traité De l’invention de Cicéron. Quand la cause que défend l’orateur présente une apparence défavorable, ou quand l’auditoire apparaît mal disposé, il convient de l’amadouer en lui proposant par substitution des objets susceptibles d’entraîner sa sympathie8. Tel est le procédé de l’insinuation : l’orateur dissimule son intention, procède de manière non découverte, obscure. Cicéron formule ainsi la différence entre l’exorde simple et l’insinuation :
Le simple début est un développement qui, de façon visible et immédiate, rend l’auditeur bienveillant, le dispose à écouter ou capte son attention. L’exorde indirect (insinuatio) s’insinue dans l’esprit de l’auditeur, sans qu’ il s’en rende compte, d’une façon un peu secrète et détournée9.
11L’insinuation est bien une captatio benevolentiae, mais clandestine et diffuse. À la différence de l’exorde simple, et précisément parce qu’elle n’est pas visible, immédiate et directe, elle n’a pas pour seul but d’obtenir la sympathie, en s’appuyant sur les opinions et préventions supposées de l’auditoire ; elle vise également à protéger l’orateur de l’hostilité de l’auditoire et à communiquer quelque chose du propos qu’il s’agit de faire entendre ; enfin, l’insinuation n’est évidemment pas une partie inaugurale du discours, mais une modalité d’exposition du discours dans son ensemble. Les raffinements de l’éloquence judiciaire nous fournissent un prototype pour l’art d’écrire des philosophes. Leo Strauss le suggérait dans « La persécution et l’art d’écrire », quand il notait à propos de la nouveauté de sa propre entreprise :
On peut [...] affirmer que presque le seul travail [je souligne] susceptible de guider l’explorateur de ce champ est enseveli dans les écrits des rhéteurs de l’Antiquité10.
12La situation d’allocution devant un public, dont la rhétorique a fait depuis son origine son premier objet, connaît des contraintes qui sont modifiées quand l’allocution est philosophique. Pour un exposé simple de ces contraintes de l’allocution, quand elle est philosophique, on peut se reporter à la présentation exemplaire qu’en donne Chaïm Perelman dans L’Empire rhétorique :
Alors que le spécialiste, s’adressant à une société savante, et le prêtre, prêchant dans son Église, savent sur quelles thèses ils peuvent fonder leur exposé, le philosophe se trouve dans une situation infiniment plus difficile. Car son discours s’adressant, en principe, à tout le monde, à l’auditoire universel, composé de tous ceux qui sont disposés à l’entendre, et qui sont capables de suivre son argumentation, il ne dispose pas, comme le savant ou le prêtre, d’un ensemble de thèses philosophiques admises par tous les membres de son auditoire. C’est la raison pour laquelle il sera en quête des faits, des vérités et des valeurs universelles qui, même si les thèses invoquées n’ont pas fait l’objet de l’adhésion explicite de tous les membres de l’auditoire universel – chose impossible à obtenir – sont néanmoins censées s’imposer à tout être de raison suffisamment éclairé. C’est à leur propos que le philosophe fera appel au sens commun ou à l’opinion commune, à l’intuition ou à l’évidence, en présumant que chaque membre de l’auditoire universel fait partie de cette communauté à laquelle l’orateur fait allusion, qu’il a les mêmes intuitions et partage les mêmes évidences11.
13Pour Perelman, l’originalité de la philosophie, parmi tous les modes d’allocution, tient au fait qu’elle s’adresse à cet auditoire universel, à ce que Kant appelait la communauté des lecteurs. La philosophie est alors un discours convaincant, et non un discours persuasif, puisque ses prémisses et ses arguments sont « universalisables, c’est-à-dire acceptables, en principe, par tous les membres de l’auditoire universel »12. À l’opposé, le discours adressé à quelques-uns, sans que ces quelques-uns soient une incarnation de l’auditoire universel, est un discours de simple persuasion : il n’utilise pas des arguments universalisables, mais des arguments adaptés aux attentes très particulières de l’auditoire particulier. Avec cette présentation de l’allocution philosophique par Perelman, nous sommes apparemment très éloignés de la question straussienne de l’art d’écrire, et beaucoup plus proches de la pragmatique de la communication développée par Apel et Habermas. Ce qui définit en effet cette communauté idéale qu’est l’auditoire universel, c’est la capacité de s’entendre, et de s’entendre au moins sur les normes de l’entente et de l’argumentation. L’allocution philosophique comporte avec elle la présomption d’un sens commun. L’hypothèse de l’art d’écrire peut être considérée comme une variation, une modification de cette allocution philosophique. Pour Strauss, la philosophie ici et maintenant s’adresse toujours de fait à un auditoire particulier, ou plutôt vise plusieurs auditoires particuliers selon des registres hiérarchisés : l’auditoire particulier qui est l’incarnation de l’auditoire universel, c’est-à-dire les philosophes ; l’auditoire particulier constitué par les sympathisants de la philosophie, les « progressants » ou même les débutants, pris dans les préjugés, mais susceptibles d’entendre et d’apprendre quelque chose de ce qui leur est dit, même si c’est de manière inadéquate ; l’auditoire particulier de ceux qui lisent mais qui sont encore davantage pris dans les préjugés, ne peuvent rien entendre et même menacent l’existence de l’exercice philosophique. La philosophie a recours à l’art d’écrire quand elle ne s’expose pas directement devant l’auditoire particulier qui incarne l’auditoire universel, mais doit tenir un discours à un public qui n’est pas vraiment gagné à sa cause ou même lui est hostile. La philosophie a donc recours à l’art d’écrire quand elle ne s’expose pas dans l’enseignement ésotérique, le cercle des amis philosophes, et parce qu’elle ne peut pas non plus s’adresser directement à « tout le monde ». L’art d’écrire, c’est l’ésotérisme dans l’exotérisme, l’aménagement d’un discours qui comporte plusieurs niveaux de lecture. Si l’on reprend les distinctions de Perelman, l’art d’écrire du philosophe a recours au discours persuasif, à l’égard d’un auditoire particulier, afin au pire de s’en protéger, au mieux d’engager le futur bon lecteur sur la voie du discours convaincant.
14La présentation de l’allocution philosophique par Perelman permet de situer la pratique de l’art d’écrire comme un usage philosophique d’un style d’allocution profondément non-philosophique au sens de Perelman. Si nous revenons sur la description de Perelman, nous découvrons cependant une difficulté propre à l’allocution philosophique qui permet de mieux comprendre pourquoi elle peut et même doit avoir recours à une stratégie apparemment très éloignée de son idéal. Il suffit de noter que si des arguments universalisables sont une chose, des opinions communes en sont une autre. S’adressant à un auditoire virtuellement universel, le philosophe, selon Perelman, fait appel non à des thèses qui feraient l’objet de la part de chaque membre de l’auditoire d’une adhésion explicite, mais à des notions dont il présume seulement qu’elles sont communes. Il y a une différence, on le sait, entre invoquer des opinions et des valeurs, même si elles sont les plus générales, et proposer la réitération d’un argument. L’allocution philosophique a beau viser un auditoire universel, dans la mesure où elle doit s’appuyer sur un sens commun dont elle ne peut que présumer l’existence, elle n’échappe pas aux contraintes rhétoriques de toute adresse. Bref, l’allocution philosophique, même quand elle s’adresse à « tout le monde », est une façon de parler en se conformant à la capacité du sens commun. De ce point de vue, la pratique de l’art d’écrire nous apparaît comme ce à quoi tend nécessairement l’allocution philosophique. La principale différence entre les conceptions de Strauss et de Perelman, sur le statut de l’allocution philosophique, tient au fait que, pour Strauss, c’est surtout lorsque cette allocution prétend ou paraît s’adresser à « tout le monde » qu’elle s’adapte à certaines opinions, présentées comme les plus communes. La différence entre les deux conceptions est entre une méfiance (Strauss) et une confiance (Perelman) à l’égard du sens commun. Mais, qu’on soit méfiant ou confiant à l’égard du sens commun, toujours l’allocution suppose des notions communes sur lesquelles elle s’appuie.
15Ce lien intime entre l’allocution et les notions communes permet de situer l’hypothèse de l’art d’écrire comme un raffinement dans la tradition de la rhétorique de la philosophie. Le concept de notion commune, dès son origine stoïcienne, est inséparable de la situation rhétorique : Épictète invoquait les prolepses ou prénotions quand il s’agissait de gagner à sa cause tel ou tel auditoire. Les anticipations communes des notions que seule la philosophie comprend adéquatement sont le moyen pour la philosophie de se faire entendre d’un auditoire qui ne lui est pas véritablement gagné. Quand on lit les Entretiens d’Épictète, il convient toujours de rattacher la question technique de la prolepse à la situation même de la diatribe ; la compréhension de la notion commune ne peut être que pragmatique. Un discours qui s’adapte aux prolepses n’est donc pas simplement mensonger ou artificieux, au sens où il pourrait être tenu sans aucune complaisance à l’égard de ces prolepses. Car un discours qui vise à se faire entendre de cet auditoire-ci ne peut lui être tenu sans s’appuyer sur ses prénotions13.
16La conception des relations entre philosophie et opinion qui est engagée par la pratique de l’art d’écrire n’est pas exactement celle que défend Leo Strauss. L’art d’écrire n’est pas une pure politique de la philosophie, un usage des pieux mensonges, mais une dissimulation partielle dont il doit exister des indices explicites. Cette dissimulation partielle n’est pas contingente, mais induite par le fait même qu’on expose quelque chose à quelqu’un. La dissimulation est toujours à la mesure de la non-dissimulation, au sens où l’art d’écrire ne peut cacher que ce qui ne peut pas être directement entendu, ce qui suppose que l’art d’écrire fasse entendre néanmoins quelque chose à son auditoire – faute de quoi le philosophe qui pratique l’art d’écrire ferait simplement mieux de se taire. Le souci de se faire entendre d’un auditoire particulier – que cet auditoire soit constitué actuellement ou qu’il consiste en un public à la fois virtuel et d’un genre déterminé – conduit à déterminer ce qui peut et ne peut pas lui être dit, ce qu’il peut ou non entendre directement, et à un degré supérieur ce qu’il peut ou non entendre indirectement. L’allocution philosophique est donc nécessairement animée du souci des prénotions de l’auditoire, tente de transformer les obstacles des prénotions en moyens d’une entente.
17La pratique de l’art d’écrire implique une certaine continuité ou gradation entre la philosophie et l’opinion. Cette continuité a conduit les stoïciens à user abondamment de la notion technique de la prolepse, comme anticipation commune, dans le langage ordinaire, de ce que seule la philosophie comprend vraiment, alors même qu’ils soutenaient par ailleurs qu’on était soit sage, soit insensé. Il est vrai que le stoïcisme impérial a introduit le stade intermédiaire du proficiens, de celui qui est en progrès vers la philosophie. Mais il est précisément remarquable que, du point de vue de Strauss, l’art d’écrire soit particulièrement justifié lorsque l’allocution philosophique entend se ménager la sympathie de ceux qui ne sont ni sages, ni complètement insensés, c’est-à-dire ceux qui sont en progrès :
Ceux à qui de tels livres sont véritablement adressés ne sont ni la majorité des non-philosophes, ni le philosophe parfait en tant que tel, mais les jeunes gens susceptibles de devenir philosophes : les philosophes en herbe doivent être conduits pas à pas, des opinions populaires pratiquement et politiquement indispensables, à la vérité purement et simplement théorique, en étant guidés par certains traits curieusement énigmatiques de la présentation de l’enseignement populaire [...]14.
18Comment peut-on maintenir à la fois une opposition radicale entre la sagesse du philosophe et la folie de l’opinion et une continuité, par le biais des prénotions ou notions communes, ou encore par le moyen d’une catégorie nouvelle, celle du progressant, entre l’opinion et la philosophie ? Cette apparente incohérence disparaît dès que l’on découvre sa justification : la continuité relative de l’opinion à la philosophie est nécessitée par le projet même d’une éducation philosophique. Affirmer que l’éducation philosophique n’est qu’une rupture ou conversion, c’est nier la possibilité même d’une telle éducation, et lui substituer l’équivalent énigmatique de l’initiation la plus brutale ou d’une présélection naturelle. Peut-on reconsidérer l’art d’écrire comme une pédagogie de la philosophie ?
19C’est en tout cas ce que suggère la conclusion de l’étude sur « La persécution et l’art d’écrire ». Après avoir rappelé que l’art d’écrire est étroitement lié à une société non libérale, Strauss se demande si l’art d’écrire est utile dans nos sociétés libérales aujourd’hui. En empruntant au propos d’Alcibiade dans le Banquet la comparaison de la laideur extérieure de Socrate et de sa beauté intérieure avec les sculptures qui contiennent de la même façon une image de la divinité, Strauss suggère que les œuvres du passé se présentent à nous d’une manière analogue : elles renferment des trésors que seul un long travail peut découvrir. Ce long travail est bien l’art de lire que nécessite l’art d’écrire à l’œuvre dans les textes du passé : « Ce travail toujours difficile mais toujours agréable est, je pense, ce qu’avaient à l’esprit les philosophes lorsqu’ils soulignaient l’importance qu’ils accordaient à l’éducation »15. On peut comprendre d’abord que l’art d’écrire est encore présent dans une société libérale sous la forme de son pendant naturel, l’art de lire. Mais comme il s’agit de l’art de lire les œuvres du passé, on ne peut pas considérer que cette pratique de l’art de lire ressuscite réellement l’art d’écrire. Il faut comprendre le texte autrement. Strauss nous dit que l’art de lire est la même chose que l’éducation philosophique. Mais à quel problème répond l’éducation philosophique ? Les philosophes du passé
sentaient que l’éducation est la seule réponse à la question éternellement présente, à la question politique par excellence, celle de savoir comment concilier un ordre qui ne soit pas oppression avec une liberté qui ne soit pas licence16.
20C’est cette question qui se pose encore aujourd’hui, même dans une société libérale. L’art de lire, compris comme une éducation, est la réponse à la question politique par excellence. Il est manifeste que Strauss suggère ici que son propre travail philosophique mobilise l’art d’écrire.
21L’attitude la plus fréquente de Strauss est de nier fermement toute continuité ou différence de degré entre l’opinion et la philosophie. Dans son petit texte « Sur un art d’écrire oublié », qui répond aux objections qui ont été faites à « La persécution et l’art d’écrire », Strauss rapporte l’art d’écrire à l’opposition entre la philosophie et l’opinion :
L’opinion est l’élément de la société ; la philosophie ou la science est par conséquent la tentative de détruire l’élément dans lequel vit la société, et ainsi, elle met en péril la société. Par suite, la philosophie ou la science doit rester le domaine réservé d’une petite minorité, et les philosophes ou les savants doivent respecter les opinions sur lesquelles la société repose. Respecter les opinions est tout autre chose que les accepter pour vraies17.
22Telle est la conception qui conduit certains philosophes à adopter l’art d’écrire. Est-ce à dire que ce texte soit écrit au style indirect libre, et qu’il s’agisse ici seulement d’un point de vue engagé par une certaine conception de l’art d’écrire ? Cette manière de poser le problème contraint Leo Strauss à affirmer que si l’art d’écrire est un moyen de révéler la vérité, c’est seulement à l’adresse du petit nombre. D’où la division de l’enseignement ésotérique et de l’enseignement exotérique. Mais Strauss sait fort bien que les analyses de « La persécution et l’art d’écrire », en particulier son interprétation du mode d’écriture du Traité théologico-politique, supposent qu’il n’y ait pas à proprement parler deux enseignements spécifiquement et numériquement distincts, mais deux niveaux d’enseignement spécifiquement distincts dans un seul et même texte. L’enseignement ésotérique n’est pas donné en un lieu et un temps séparés aux seuls amis, mais est cet enseignement qui est communiqué aux « lecteurs très soigneux et bien entraînés et après une lecture attentive », tandis que l’enseignement exotérique n’est qu’une couche superficielle du même texte, « aisément accessible à n’importe quel lecteur »18. Cette explication tend à remplacer le petit groupe des philosophes achevés par le petit nombre des lecteurs perspicaces, ce qui n’est manifestement pas la même chose.
23Le petit nombre ne peut pas être interprété comme une sodalité fermée et déjà déterminée, faute de quoi le recours à l’écriture serait superflu. Un enseignement direct, oral, suffirait. Comme Strauss le rappelait dans « La persécution et l’art d’écrire », « il y a plus de deux mille ans qu’on peut en toute sécurité dire la vérité que l’on connaît à des relations bienveillantes et dignes de foi, ou plus précisément, à des amis raisonnables »19. Le petit nombre auquel s’adresse l’art d’écrire n’est pas le petit nombre des amis raisonnables, mais est déjà une communauté virtuelle de lecteurs perspicaces.
Cette littérature s’adresse, non pas à tous les lecteurs, mais seulement au lecteur intelligent et digne de foi. Elle a tous les avantages de la communication privée sans avoir son plus grand désavantage – n’atteindre que les relations de l’écrivain. Elle a tous les avantages de la communication publique sans avoir son plus grand désavantage – la peine capitale pour son auteur20.
24Cette forme intermédiaire entre le public et le privé est caractéristique de la communication écrite quand elle donne lieu à une vraie lecture. L’écriture est essentiellement publique, mais la lecture reste essentiellement privée : c’est en cela que l’art d’écrire cumule les avantages de la communication publique et de la communication privée.
25Si l’on durcit l’opposition entre le petit nombre et le grand nombre, l’art d’écrire devient absurde : le petit nombre n’en a pas besoin, il suffit qu’on lui dise les choses directement ; le grand nombre ne saurait le comprendre, il suffit qu’on lui raconte des fables. L’hypothèse de l’art d’écrire n’a de sens qu’à plusieurs conditions : 1. Que la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique ne donne pas lieu à des enseignements totalement disjoints, mais plutôt à des différences d’approfondissement de la lecture d’un même texte. 2. Corrélativement, que le texte en question s’adresse aux lecteurs en général, en ménageant plusieurs types de lecture, mais sans exclure qu’un lecteur puisse progresser d’un type à l’autre. 3. Par conséquent, que le dispositif d’écrire soit justifié par la visée d’une catégorie médiane et mobile de lecture, celle par laquelle le lecteur s’éduque. Strauss confirme dans « Sur un art d’écrire oublié » cette dernière condition. Ce qui justifie l’art d’écrire, c’est la visée d’un certain type parmi le vulgaire. Dans le cas de l’écriture spinoziste, il s’agit des croyants libéraux :
L’ensemble de son entreprise consiste en ce que l’on pourrait appeler une attaque ouverte de la théologie orthodoxe biblique sous toutes ses formes. Il a pu avoir l’audace d’effectuer cette attaque parce qu’il pouvait compter, dans certaines limites, sur la sympathie des croyants libéraux ou, plus précisément, la sympathie de ceux qui considéraient l’enseignement moral, à la différence de l’ enseignement concernant le dogme et le rituel, comme l’enseignement principal de la Révélation divine telle qu’elle est donnée dans la Bible. [...] Il dissimula son désaccord partiel, mais décisif, avec les croyants libéraux de diverses nuances, mais non son désaccord avec les théologiens orthodoxes21.
26Les préjugés auxquels le discours spinoziste est adapté sont ceux des sympathisants, qui ne sont ni complètement éloignés de la connaissance philosophique ni exactement du même ordre qu’elle. Le public de l’art d’écrire, ce n’est pas le censeur, ni évidemment le paysan qui ne lit pas, mais la catégorie mobile des croyants libéraux et des sympathisants. C’est bien un public à qui Spinoza a quelque chose à dire et dont il peut se faire entendre dans une certaine mesure. Il n’a rien à dire au censeur, qui peut entendre cependant certaines choses – et surtout le danger qu’elles constituent pour lui –, mais de manière malveillante, ce qui est aussi une certaine façon de ne pas les entendre ; il n’a rien à dire à qui ne peut pas l’entendre du tout. Cette délimitation de la cible de l’art d’écrire donne du poids à l’hypothèse de la prolepse, et même d’une promotion minimale du sens commun.
27Les prolepses sont-elles une ruse inventée par la philosophie pour aménager ses relations avec l’opinion ? Mais la philosophie dit bien que les prolepses sont des semences de savoir. C’est ici qu’apparaît l’ambiguïté de la théorie straussienne de l’art d’écrire : elle tend à présenter les notions communes comme ce à quoi la philosophie doit se conformer extérieurement afin de se protéger ; elle peine à avouer que les prolepses sont des semences de savoir, elle suggère qu’il pourrait même y avoir une ruse de la philosophie dans cette présentation conciliante des opinions comme anticipation de la philosophie. Mais c’est alors toute une métaphysique (par exemple celle des stoïciens, ou celle de Spinoza) qui ment quand elle affirme l’existence des semences de savoir. De plus, toute la question de l’éducation devient dès lors énigmatique.
28Pourtant Strauss affirme à l’occasion une continuité dans les relations entre la philosophie et l’opinion, ou attribue à des philosophes qui ont pratiqué l’art d’écrire une certaine conception de cette continuité. Nous en trouvons un exemple qui n’est pas tout à fait satisfaisant dans l’Introduction à La Persécution et l’art d’écrire 22. Le Platon de Farabi
a évité le conflit avec le vulgaire, et ainsi le sort de Socrate. Par conséquent, la quête révolutionnaire de l’autre cité a cessé d’être nécessaire : Platon la remplaça par une manière d’agir plus conservatrice, à savoir le remplacement graduel des opinions reçues par la vérité ou par une approximation de la vérité.
29Ici, la gradualité est tactique ; elle est un prudent conformisme vis-à-vis des opinions reçues. Dans « Qu’est-ce que la philosophie politique ? », Strauss insiste sur le fait que la philosophie est précédée par l’opinion :
La philosophie est nécessairement précédée par des opinions concernant le Tout. Elle consiste par conséquent à tenter de remplacer les opinions concernant le Tout par des connaissances concernant le Tout23.
30Dans la suite du même texte, Strauss propose une véritable continuité entre la philosophie et l’opinion, et non pas simplement un conformisme tactique de la philosophie à l’égard de l’opinion. Le nom de cette vraie continuité, c’est la dialectique : « Un traitement dialectique commence nécessairement par la connaissance préscientifique qu’il prend très au sérieux ». C’est la connaissance du sens commun :
Il existe des choses qui ne peuvent être vues telles qu’elles sont que si elles sont vues dans la perspective du citoyen, en tant qu’elle se distingue de la perspective de l’ observateur scientifique24.
31Mais nous devons être très prudents dans l’emploi de ce passage de Qu ’est-ce que la philosophie politique ? Il s’agit pour Strauss d’affirmer la gradualité entre le sens commun et la philosophie politique, ou plus précisément la réponse à la question qu ’est-ce que la philosophie politique ? La connaissance du politique ne peut se couper du point de vue du citoyen. Il ne s’agit pas, dans le contexte, d’affirmer la gradualité entre le sens commun et la philosophie en tant que telle, c’est-à-dire la connaissance du Tout. Strauss entend simplement opposer ce qu’est la philosophie politique aux prétentions objectivantes et hautaines de la science politique, que caractérise un certain mépris pour le point de vue du citoyen. Si nous nous reportons à la question d’une éventuelle progressivité entre l’opinion et la philosophie comme connaissance du Tout, nous trouvons cependant d’autres textes où Strauss analyse une véritable continuité, en laquelle nous reconnaissons encore la dialectique :
Pour découvrir la nature d’une chose, Socrate s’intéressait d’abord aux opinions. Car toute opinion s’appuie sur une prise de conscience, sur une intuition de quelque chose avec l’œil de l’âme. Socrate estimait que mépriser les opinions sur la nature des choses, c’était renoncer à l’accès le plus sûr vers la réalité, faire fi des vestiges de vérité les plus importants qui soient à notre portée. Il sous-entendait que « la mise en doute universelle » de toutes les opinions nous conduirait non pas au cœur de la vérité mais dans le vide. Philosopher, c’est donc parvenir du monde de l’opinion à celui de la connaissance ou de la vérité, en s’aidant des opinions. C’est à cette démarche que songeait Socrate au premier chef, lorsqu’ il appelait la philosophie une dialectique25.
32L’art d’écrire comme pédagogie de la philosophie suppose à la fois la rupture entre opinion et philosophie et une certaine anticipation de la philosophie par l’opinion. L’allocution philosophique fait crédit à l’opinion commune, ou du moins à l’opinion commune raffinée et éclairée. Si l’opinion est totalement insensée, alors l’art d’écrire lui conte seulement des fables, et en pure perte. La philosophie ment-elle lorsqu’elle attribue une certaine vérité à l’opinion ? Oui, au sens où l’opinion droite n’est pas une véritable connaissance. Mais est-ce à dire que la philosophie retire toute vérité à l’opinion ? Non, parce qu’alors elle n’aurait plus rien à lui dire, et ne devrait lui parler que pour se protéger d’une menace sociale, ou pour toucher à travers le livre d’autres philosophes éloignés. Mais la fonction de l’art d’écrire n’est pas de seule protection ; elle est aussi d’éducation, à l’égard d’un lecteur potentiel et inconnu. Par l’art d’écrire la philosophie ne cherche pas à promouvoir seulement « un ordre qui ne soit pas oppression », mais aussi « une liberté qui ne soit pas licence », elle cherche à concilier cet ordre et cette liberté, elle conjugue sa propre protection avec l’exigence de l’éducation.
33Au fond les diverses formes de l’art d’écrire, qui accentuent ou atténuent l’opposition entre la philosophie et l’opinion, varient selon qu’elles visent à promouvoir plutôt la protection ou plutôt l’éducation. Et c’est bien la façon dont on envisage l’éducation qui détermine les formes et le degré de protection qu’on choisit.
L’attitude que l’on adopte envers la liberté de discussion publique dépend de manière décisive de ce que l’on pense de l’éducation populaire et de ses limites. En général, les philosophes prémodernes étaient moins audacieux sur ce point que les philosophes modernes26.
34Ainsi certains philosophes qui croyaient au xviiie siècle à la promotion de la liberté de parole par l’éducation populaire : moins de protection, parce que moins de persécution, plus d’éducation, donc plus de crédit fait à l’opinion, et l’intention d’éclairer même ceux qui n’étaient pas des philosophes potentiels – d’éclairer « tout le monde », et non pas seulement la communauté mobile et virtuelle des lecteurs perspicaces –, et l’idée d’une certaine continuité entre la philosophie et l’opinion. Les philosophes des Lumières
se plaisaient à envisager une époque où une liberté de parole pratiquement totale serait possible grâce aux progrès de l’éducation populaire, ou – en exagérant les choses pour les rendre plus claires – une époque où le fait d’entendre une vérité quelle qu’elle soit ne ferait de mal à personne. Ils n’ont donc caché leurs opinions que juste assez pour se protéger aussi bien que possible de la persécution27.
35À l’inverse, les philosophes qui accentuent la rupture entre philosophie et opinion confient à l’art d’écrire presque exclusivement une tâche de protection. « Ils pensaient que l’abîme qui sépare les “sages” du “vulgaire” était un fait fondamental de la nature humaine que nul progrès de l’éducation populaire ne pourrait modifier28. » Et quant à Strauss lui-même, plus de protection, ou plus d’éducation ? Dans son discours sur l’art d’écrire, il tend à radicaliser l’opposition entre philosophie et opinion, ce qui laisserait entendre qu’il donne la prééminence à la tâche de protection ; mais sa pratique de l’art d’écrire atteste la primauté de la visée éducative. Simplement, la conception straussienne de l’éducation se réclame de l’idéal antique de la paideia, et une telle préférence, qui peut justifier un rejet de l’éducation populaire moderne, ne peut être exposée sans précaution, donc sans protection. Il reste que l’interprétation de la défense straussienne d’une « éducation royale », manifestement contre l’éducation de masse, est délicate. En développant les apparences du plus solide élitisme, Strauss a réussi à s’attirer la sympathie des lecteurs conservateurs, comme Spinoza avait réussi à s’attirer la sympathie des croyants libéraux. Mais les lecteurs conservateurs sont-ils plus philosophes que les croyants libéraux ? On peut en douter, s’il est vrai que ce que l’art d’écrire suppose en guise d’élite, ce n’est pas la communauté close des amis raisonnables, plutôt la communauté ouverte des lecteurs obstinés.
36L’art d’écrire véritable n’est pas une pure technique de protection de la philosophie contre une menace sociale ; il comporte toujours un mixte de protection et d’éducation, et c’est la conception de l’éducation qui détermine la forme et le degré de la protection. La théorie contemporaine de la discussion sacrifie entièrement la protection, parce qu’elle ignore tout de la nécessité d’une réserve dans la communication, même dans une situation de libre parole. L’idée d’un art d’écrire permet de rappeler cette théorie contemporaine à ses limites29. Mais l’idée d’un art d’écrire perdrait beaucoup à être caricaturée, à camper face à l’idéal communicationnel le refuge hautain, la clôture de la philosophie face à l’opinion, le seul culte d’une protection. Ce qui permet de contester les excès des théories contemporaines de la discussion : ce n’est pas l’art d’écrire comme technique de protection, qui construirait la forteresse qui, censée protégée la philosophie contre l’opinion, lui ferait perdre jusqu’au sens de ce qu’elle a à dire-et elle doit bien le dire à quelqu’un. C’est le principe essentiel de la mixité de l’art d’écrire, selon lequel la protection et l’éducation sont indissociables, qui peut être retourné contre l’idéal de la communication : il n’est pas jusqu’au projet d’une éducation populaire qui ne doive remplir les conditions d’une protection minimale.
37Dans Interpretation and Social Criticism30, Michael Walzer examine l’activité de critique sociale et en présente une interprétation qui revient à intensifier la conception des relations entre philosophie et opinion commune qui, selon Strauss, est caractéristique des philosophes modernes. Walzer décrit deux sortes de stratégies critiques, la « critique distanciée » et la « critique de l’intérieur ». La critique distanciée, c’est la stratégie des bolcheviques qui, éduqués à l’ouest, sont revenus faire la révolution à l’est : « Ils ont contemplé le soleil, mais sont néanmoins retournés dans la caverne31. » C’est la façon platonicienne dont Walzer commente une formule des Cahiers de prison de Gramsci : « Ayant ainsi accompli leur apprentissage intellectuel, ils retournent dans leur pays et contraignent le peuple à un réveil forcé, sautant des stades historiques dans le processus ». Les bolcheviques ont pratiqué une critique distanciée (« ils proposaient désormais à la Russie, écrit Walzer, une doctrine vraie qui n’avait pas de racines russes »), qui comporte un appui vigoureux, mais purement instrumental, sur « les débats et les circonstances propres à la Russie ». Cette critique trop distanciée, selon Walzer, est un coup de force. La véritable critique, nous dit-il, est celle des rivaux des bolcheviques, les « sociaux-révolutionnaires ». Dans la description qu’en donne Walzer, on sent d’abord la nostalgie du communautarien pour les villages de la Russie d’antan :
Les sociaux-révolutionnaires travaillèrent dur pour retrouver les valeurs communales du village russe et pour construire ainsi un argument contre le nouveau capitalisme rural. Ils racontaient une histoire à propos du mir32. Je soupçonne cette histoire, comme de nombreuses histoires de la sorte, d’avoir été largement fantaisiste. Les valeurs en étaient toutefois réelles, reconnues et acceptées par de nombreux Russes, même si elles n’étaient pas – même si elles n’avaient jamais été – incorporées socialement. Ainsi les sociaux-révolutionnaires développèrent une critique des relations sociales dans la campagne russe qui était d’une certaine manière (je ne voudrais pas exagérer) riche, fine et nuancée, et qui était accessible aux gens qui vivaient ces relations sociales. Les bolcheviques au contraire furent soit incompréhensibles, soit trompeurs, passant erratiquement de la théorie marxiste à une politique opportuniste33.
38Walzer dit de cette critique qu’elle est immanente ; elle est tout simplement l’insinuatio des rhéteurs antiques. À Indifférence de la critique distanciée, qui donne lieu à la manipulation et à la coercition, la critique qu’on peut dire insinuante s’efforce d’être sociable et compréhensible. Elle fait un véritable crédit aux prénotions communes, même si c’est pour les transformer, tandis que la critique distanciée ne s’y conforme à l’occasion que pour les instrumentaliser, quand elle ne leur fait pas purement et simplement violence. La critique insinuante n’est pas « déconnectée des formes de compréhension locales ». Elle n’est pas un pieux mensonge, mais elle persiste à raconter des fables. Elle procède « en construisant à partir des morales existantes et en racontant des histoires sur une société plus juste que la nôtre, mais jamais complètement différente »34. Nous retrouvons dans cette forme de la critique sociale, qui a la faveur de Michael Walzer, le détail de tous les traits de l’art d’écrire, du moins selon l’interprétation rhétorique qui a été proposée. L’opinion est cette raison commune que la critique travaille et sur laquelle elle s’appuie, quitte à la détourner ou même la retourner. Quant à la « critique distanciée » du bolchevique « platonicien », elle correspond à une interprétation straussienne orthodoxe de l’art d’écrire ; elle ne donne de choix à la philosophie, dans son rapport avec l’opinion, qu’entre l’évitement et l’affrontement.
Notes de bas de page
1 Sur la signification de la notion d’art d’écrire et son rôle dans l’économie de l’œuvre de L. Strauss, voir l’ouvrage de S. Rosen, Hermeneutics as Politics, Oxford, Oxford UP, 1987.
2 Kathy Eden, dans Hermeneutics and the Rhetorical Tradition. Chapters in the Ancient Legacy and Its Humanist Reception (New Haven et Londres, Yale UP, 1997), a analysé le modèle rhétorique de la lecture depuis l’interpretatio scripti de la rhétorique romaine jusqu’à l’herméneutique de la Réforme. Bien qu’il ne mentionne pas l’œuvre de L. Strauss, le travail de K. Eden est particulièrement précieux pour mettre en perspective les analyses straussiennes de l’art d’écrire.
3 Spinoza ou la prudence, Paris, Quintette, 1997, p. 10.
4 Ibid., p. 11.
5 La devise est attribuée aux libertins par Berkeley dans l’Alciphron, 1,12, mais elle était adoptée par lui dans les Principles, § 51 : « We ought to think with the learned, and speak with the vulgar. »
6 Institution oratoire, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975-1980,7 vol., IV, 1, § 5,p. 19.
7 Ibid., IV, 1, § 42, p. 28-29.
8 De l’invention, trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994,1,17, p. 79-80.
9 Ibid., I, 15, p. 76.
10 La Persécution et l’art d’écrire (1952), chap., trad. O. Seyden, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 57.
11 L’Empire rhétorique, Paris, Vrin, 1977,p. 30.
12 Ibid., p. 31.
13 Sur ce point, voir notre « Spinoza : la question théologico-politique et la rhétorique de la philosophie », dans Figures du théologico-politique, éd. É. Cattin, L. Jaffro et A. Petit, Paris, Vrin. 1999,p. 91-115.
14 La Persécution et l’art d’écrire, chap. ii, op. cit., p. 69.
15 Ibid., p. 10.
16 Ibid.
17 Qu’est-ce que la philosophie politique ? (1959), trad. O. Seyden, Paris, PUF, 1992, p. 213.
18 Ibid., p. 214.
19 La Persécution et l’ art d’écrire, chap. ii, op. cit., p. 57.
20 Ibid., p. 58.
21 Qu ’ est-ce que la philosophie politique ?, op. cit., p. 217.
22 Op. cit., p. 46.
23 Qu ’est-ce que la philosophie politique ?, op. cit., p. 16.
24 Ibid., p. 30.
25 Droit naturel et histoire (1953), trad. M. Nathan et É. de Dampierre, Paris, Champs-Flammarion, 1986, p. 118.
26 La Persécution et l’art d’écrire, chap. ii, op. cit., p. 67.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Je me permets de renvoyer à Éthique de la communication et art d’écrire. Shaftesbury et les Lumières anglaises, Paris, PUF, 1998, p. 7-22.
30 Interpretation and Social Criticism, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1987 (Critique et sens commun, trad. J. Roman, Paris, La Découverte, 1990).
31 Ibid., p. 78.
32 Il s’agit de la communauté villageoise des terres. Dans la tradition déclinante du mir, les S.R. voyaient l’amorce du socialisme.
33 Ibid., p. 79-80.
34 Ibid., p. 82.
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
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2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
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La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
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1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
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2005