Leo Strauss et les médiévaux
p. 121-130
Texte intégral
1J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de traiter de la dimension « médiévale » de la pensée de Strauss1. Je me bornerai ici à quelques additions, notamment en m’appuyant sur des textes inédits jusqu’à une date récente, septembre 1997, celle de la publication du second tome de l’admirable édition par Heinrich Meier des Gesammelte Schriften de Strauss2. Cette édition contient cent pages inédites datant du tournant des années 20-30. Certaines de ces pages sont du plus haut intérêt.
2En effet, Strauss a une pensée d’une continuité telle qu’il lui arrive de publier par écrit des idées présentées oralement trente ans auparavant. Son ami Shlomo Pinès le fait remarquer quelque part3. Nous avions déjà de cette continuité un exemple célèbre dans un long passage allemand de la préface de Philosophie und Gesetz, rédigée en 1935, et que Strauss traduit en anglais dans la préface de la traduction de son livre sur Spinoza, parue en 19654. Nous en avons désormais un exemple de plus dans les pages sur Socrate datant de 19315 : brèves, mais denses, elles contiennent en germe tous les développements postérieurs, alors que les conférences The Problem of Socrates ont été prononcées en 1958 seulement.
3Quant au problème qui nous occupe, je me concentrerai sur cette période allemande. Il me faudra donc laisser de côté des textes aussi fondamentaux que « Farabi’s Plato » (1945) ou que « The literary character of the Guide of the Perplexed » (1941). La période allemande de Strauss a pour notre propos un intérêt stratégique majeur : elle est comme le créneau qui sépare la découverte de l’écriture ésotérique de son application par Strauss lui-même. Cette application, on le sait, fut menée d’une façon de plus en plus systématique, et elle rend l’interprétation de Strauss de plus en plus délicate au fur et à mesure qu’on avance dans le temps.
Strauss lecteur des Médiévaux
4La thèse que je reprends ici, après l’avoir soutenue ailleurs, est celle du rôle central joué dans la vie et dans l’œuvre de Strauss par l’étude des Médiévaux.
5Cette thèse doit être défendue contre une habitude contraire : en effet, Strauss est lu le plus souvent comme un commentateur des philosophes modernes, comme par exemple Hobbes, ou encore Spinoza et Machiavel. À la rigueur, on le lit comme un commentateur des Anciens. Il est peu pris en vue à partir des Médiévaux. La raison est toute simple, et c’est que, d’une manière générale, notre façon de faire de l’histoire de la philosophie n’est pas impartiale envers les périodes de l’histoire : alors qu’il nous semble aller de soi qu’il faut lire Hobbes, etc., nous sommes peu accoutumés à lire les Médiévaux et à les lire comme des philosophes. C’est tout spécialement le cas là où il s’agit des Médiévaux musulmans ou juifs, écrivant en arabe ou en hébreu.
6Or Strauss a étudié ces penseurs pendant la période formatrice de sa pensée. Certes, il a commencé dès le début l’étude des Modernes, avec une thèse sur Jacobi. Elle fut préparée sous la direction de Cassirer, qui venait de publier le 3 e tome de son Erkenntnisproblem (1920), et soutenue en décembre 1921 – Strauss a à peine 22 ans. Vient ensuite le livre sur Spinoza, écrit entre 1925 et 1928, et publié seulement en 1930. Mais Strauss n’a jamais cessé, parallèlement, d’étudier les Médiévaux. Il le fait tout d’abord comme arrière-plan de Spinoza, dans le cadre d’une recherche systématique des sources du Traité théologico-politique. Il étudie ensuite Gersonide pour des raisons d’abord alimentaires, car il a reçu une bourse pour ce faire6. En revanche, le premier texte publié sur un ancien est « The spirit of Sparta or the taste of Xenophon », qui date de novembre 1939. Le dernier sur un Médiéval, la « Note on Maimonides’ Book of Knowledge » date de 1967, six ans avant la mort de Strauss en 1973 ; j’ignore de quand datent les deux petites pièces sur le Traité de logique et sur la Lettre sur l’astrologie.
Les sources médiévales de l’art d’écrire
7Par ailleurs, j’ai une seconde thèse : Strauss a atteint ce qu’il a de plus profond et de plus personnel à partir de la lecture des Médiévaux, et de ces Médiévaux-là. C’est peut-être le cas de sa pensée, c’est spécialement le cas de son enseignement, à savoir son art de lire et d’écrire.
8Cette seconde thèse approfondit la première. La première constatait un fait : les Médiévaux ont été l’objet de la réflexion de Strauss ; la seconde affirme que les Médiévaux ont joué un rôle clé dans l’herméneutique de Strauss, même là où il s’agit de comprendre d’autres qu’eux, c’est-à-dire, bien entendu, puisqu’il n’y a que trois possibilités, des Anciens ou des Modernes.
9Là aussi, les apparences vont nettement à l’encontre de cette idée. Certes, le livre sur Machiavel (1958) cite de temps en temps Averroès et Farabi. De même, le livre sur Aristophane (1966) se termine par une référence à Razi ; et celui sur les Lois de Platon (1971, parution posthume en 1975) commence par une épigraphe tirée d’Avicenne. De même, The City and Man (1964) cite deux fois Averroès. Cela ne suffit pourtant pas pour rendre plausible une influence prépondérante. Et que dire du Hobbes, publié en 1936 ? Celui-ci ne cite pas une seule fois un Médiéval appartenant à cette tradition. Le seul Médiéval qui y figure est Thomas d’Aquin, mentionné une seule fois, p. 53, sans référence précise.
10Sed contra, donc, nous lisons cette phrase énigmatique dans une lettre à Gershom Scholem : « En attendant, je publie une introduction au Moreh sous le titre : “La science politique de Hobbes en son développement”7 ». Nous nous frottons les yeux : le livre sur Hobbes serait dans le fond une introduction au Guide des égarés ! Même si l’on fait la part du badinage, voire de la galéjade qui sont de mise dans une correspondance privée entre des amis, cette phrase est intéressante.
11J’ai essayé ailleurs de montrer que la compréhension que Strauss a de Socrate et de Platon est influencée de façon décisive par trois penseurs médiévaux : Razi, Farabi et Avicenne. Je ne referai pas cette démonstration ici. J’ ajoute cependant que nous pouvons désormais dater plus précisément la découverte du passage d’Avicenne, Division des sciences intellectuelles, où celui-ci dit que l’œuvre clé pour la théorie de la prophétie est les Lois de Platon. Cette découverte, effectuée vers 1929-1930 à la Staatsbibliothek de Berlin, semble avoir eu, de l’aveu de Strauss lui-même, une importance décisive8. Or le passage est cité dans un texte terminé en mai 19319.
12Je me bornerai à l’idée directrice du présent colloque, à savoir l’art d’écrire, plus précisément l’idée d’écriture ésotérique. Celle-ci apparaît à plusieurs reprises, avant de recevoir un puissant développement dans Persécution and the Art of Writing (1952), lequel est centré sur un long essai consacré à Maimonide (1941). L’idée est supposée connue dans les essais sur Maimonide de la seconde moitié des années 30, comme « Quelques remarques sur la science politique de Maïmonide et de Farabi » (1936) ou « Der Ort der Vorsehungslehre nach der Ansicht Maimunis » (1937)10. La plus ancienne apparition que j’aie pu trouver figure dans un texte récemment publié, à savoir l’exposé sur Cohen et Maimonide, qui a été prononcé le 4 mai 193111. Cet exposé contient la première esquisse de l’essai sur la prophétologie de Maïmonide, achevé en juillet 1931 et qui orchestre puissamment l’idée12. Je soutiens donc : Strauss est arrivé à l’idée d’un ésotérisme des philosophes à partir de la lecture de Maïmonide.
13Certes, il arrive à Strauss d’invoquer des auteurs plus modernes. La préface de Persecution... en invoque plusieurs. C’est tout particulièrement le cas de Lessing13. Strauss a écrit un essai « Exoteric Teaching », qui est centré sur ce penseur allemand. Il date de décembre 1939, même s’il ne fut publié que de façon posthume14. Strauss caressait l’idée d’écrire un livre sur Lessing, dont il a écrit au moins la préface15. Par ailleurs, Strauss fréquentait cet auteur depuis longtemps, au moins depuis qu’il avait commencé à éditer les œuvres de Mendelssohn. Cependant, il y a un écart de plusieurs années entre l’apparition de l’idée d’ésotérisme et le texte sur Lessing ; j’ai donc tendance à voir dans la référence à Lessing la confirmation par une autorité d’une intuition déjà acquise par ailleurs.
Le contexte intellectuel : Nietzsche et Heidegger
14Il faut se demander pourquoi Strauss a eu besoin de la clé herméneutique que représente l’écriture ésotérique. Pour ce faire, essayons de reconstituer l’arrière-plan intellectuel de celui-ci à la fin des années 20. Celui-ci me semble marqué par Nietzsche et par Heidegger.
a) Nietzsche
15J’ai émis ailleurs l’hypothèse d’une influence décisive de Nietzsche sur Strauss16. Il y a là une version faible de la thèse, devenue bruyante et, chez certains, accusatrice, d’une allégeance de Strauss au nietzschéisme. Je prétends quant à moi que Strauss partage bien avec Nietzsche le diagnostic sur le monde moderne, mais qu’il n’est pas nécessairement d’accord avec lui quant au traitement à appliquer. En tout cas, je vois dans les textes récemment publiés de quoi confirmer cette intuition.
16Strauss, quoi qu’il en soit de son adhésion ou non à une quelconque forme de nietzschéisme, reconnaît à plusieurs reprises l’influence de Nietzsche. J’ai déjà cité ailleurs une lettre écrite à Karl Löwith pour le remercier de l’envoi de son livre sur l’éternel retour chez Nietzsche. Strauss y déclare avoir été un nietzschéen à tous crins : « Tout ce que je puis dire, c’est que, entre ma vingt-deuxième et ma trentième année, Nietzsche m’a dominé et ensorcelé à ce point que, de ce que je comprenais de lui – et, comme je viens de le voir grâce à votre livre, ce n’est là qu’une partie de sa doctrine – je croyais tout sur parole17. » Dans la même lettre, il se désigne lui-même comme « le vieux nietzschéen que je fus ». Le passé (« le nietzschéen que je fus ») est certes important. Mais il faut se demander, si Nietzsche a été quitté, dans quelle direction il l’ a été : est-ce pour revenir sur les conquêtes de celui-ci ? ou est-ce pour les radicaliser encore ?
17Les textes de jeunesse confirment en tout cas le rôle crucial joué par Nietzsche dans la remise en question de la tradition occidentale. Nietzsche s’est efforcé de descendre vers des profondeurs pré- « chrétiennes » de l’esprit juif comme de l’esprit hellénico-européen. Il a abattu (eingerissen) les piliers de notre tradition, les prophètes et Platon18. Nietzsche a en particulier le mérite d’avoir montré que les adversaires de ces deux piliers de l’Occident, à savoir respectivement les rois et les sophistes, avaient peut-être raison. On connaît les deux conflits « éternels » par lesquels Strauss aime à résumer sa pensée : Athènes et Jérusalem, la philosophie et la poésie. Peut-être faudrait-il en ajouter deux autres : celui, plus traditionnel, entre le philosophe et le sophiste, et un plus oublié entre le prophète et le roi. Le jeune Strauss semble s’être tout spécialement intéressé au problème de la royauté en Israël19.
18Selon Strauss Nietzsche, en réveillant ces deux derniers conflits, a accompli (Vollendung) les Lumières. Enfin, nous lisons cette phrase capitale : « En tout cas, Nietzsche nous a mis à même de comprendre à nouveau la question socratique, de la reconnaître comme notre question ». Cette question est « quelle vie faut-il mener ? (pôs biôteon) »20. On notera que Strauss ne dit pas : « d’y apporter une réponse ».
b) Heidegger
19Quant à Heidegger, Strauss ne le nomme pas une seule fois dans les œuvres des années 20 et 30 recueillies dans les deux premiers tomes de l’édition complète. Il y fait pourtant une allusion transparente, et le désigne comme « un philosophe, au sens plein de ce mot ». Et surtout, il écrit dans une version encore inédite du livre sur Hobbes : « C’est seulement l’idée de la “destruction de la traduction” selon Heidegger qui a rendu possible la recherche effectuée dans le présent paragraphe et dans ceux qui le précèdent21. ». Strauss écrit dans la préface à la traduction anglaise du livre sur Spinoza – texte dans lequel il est d’ailleurs question de Heidegger – qu’il croyait, au moment où il a composé son livre, qu’« un retour à la philosophie pré-moderne était impossible »22. Ce qui suggère que ce retour lui semble désormais possible.
20Strauss écrit ailleurs, dans un hommage à son condisciple Jacob Klein, que Heidegger lui a montré que l’on pouvait comprendre les philosophes anciens : « La véritable importance de Heidegger est que, en déracinant la tradition philosophique, au lieu de simplement la rejeter, il a rendu possible pour la première fois après bien des siècles – on hésite à dire combien – de voir les racines de la tradition et, peut-être, de savoir ce que tant de gens se contentent de croire : que ces racines sont les seules racines naturelles et saines. [...] Klein fut le premier à comprendre la possibilité que Heidegger avait ouverte sans en avoir l’intention : celle d’un authentique retour à la philosophie classique, à la philosophie d’Aristote et de Platon, un retour effectué les yeux ouverts et en toute clarté quant aux infinies difficultés qu’il implique23. » Si l’on rapproche ces deux derniers textes, il s’ensuit une conséquence inattendue, à savoir que Strauss aurait, sur ce point du moins, évolué vers plus de fidélité à Heidegger...
21De ces deux auteurs, Strauss a donc retenu deux idées, celle d’une nécessité et celle d’une possibilité. À Nietzsche, il doit la nécessité d’une interrogation « destructrice » du passé de la philosophie ; à Heidegger, il doit la possibilité d’un retour.
Pourquoi l’histoire ?
22On comprend alors pourquoi la philosophie doit prendre la figure, peut-être le masque, de l’histoire. Que le philosophe doive se déguiser en historien de la philosophie, c’est ce qu’explique Strauss à propos de Farabi, dans un texte postérieur à la période sur laquelle je me concentre. Il y est question de « transmettre la connaissance la plus précieuse, non pas dans des œuvres “systématiques”, mais sous l’apparence d’un récit historique (in the guise of a historical account) »24. Mais pourquoi ce déguisement ?
23Strauss utilise une image très suggestive, en reprenant la célèbre allégorie platonicienne de la caverne. Sous cette première caverne, naturelle, aurait été creusée une seconde caverne, historique. L’idée, sans la formule, apparaît pour la première fois le 21 décembre 193025. La formule est en toutes lettres dans la recension d’un livre de Julius Ebbinghaus, publiée en décembre 1931, puis dans un texte du 6 février 1932, dans une lettre inédite à Krüger du 17 novembre de la même année, dans l’introduction de Philosophie und Gesetz, rédigée en février 1935, et dans un manuscrit inédit de la seconde moitié des années 3026. L’idée est enfin – sans la formule – dans « How to study Spinoza’s Theologico-Political Treatise », publié en 194827. Un texte nomme « la caverne de la Modernité »28. C’est pourquoi il faut opérer une étude critique de la tradition ; sa nécessité est affirmée en 1929 dans une satire dirigée contre Karl Mannheim29.
24Or l’idée d’une complication historique de la situation naturelle de l’homme vient d’un Médiéval, en l’occurrence de Maimonide. Celui-ci complète une citation d’Alexandre d’Aphrodise sur les trois causes d’ignorance par une quatrième, l’habitude :
Alexandre d’Aphrodise dit que les causes de désaccord au sujet de certaines choses sont trois : 1) le désir de dominer et celui de vaincre, qui empêchent l’homme de percevoir la vérité telle qu’elle est ; 2) la subtilité de la chose perceptible en elle-même, sa profondeur et la difficulté de la percevoir ; 3) l’ignorance de celui qui perçoit, et son incapacité de saisir même ce qu’ il est possible de saisir. Voilà ce que dit Alexandre.
De nos temps (fi azminatinā), il y a une quatrième cause qu’il n’a pas mentionnée parce qu’elle n’existait pas chez eux : c’est l’habitude et l’éducation, car il est dans la nature de l’homme d’aimer ce qui lui est familier et d’y être attiré. Ainsi tu vois les bédouins (ahl’ al-bādiyya), malpropres (šu ’t) comme ils sont, privés de jouissances et se nourrissant misérablement, éprouver une répugnance pour les villes, être insensibles aux plaisirs qu’elles offrent, et préférer la situation mauvaise à laquelle il sont habitués à une situation meilleure à laquelle ils ne sont pas habitués : de sorte qu’ils n’ont pas de plaisir à habiter les palais (al-qusūr), ni à se vêtir de soie, ni à se procurer les délices du bain, des huiles et des parfums. Il arrive de même que l’homme aime les opinions qui lui sont familières et dans lesquelles il a été élevé, qu’il les prend sous sa protection, et qu’il s’effraie de ce qui est hors d’elles. Et par la même cause l’homme ferme les yeux à la perception des vérités et penche vers ses habitudes, comme cela arrive au vulgaire dans la question de la corporéité et dans beaucoup de choses métaphysiques, ainsi que nous l’exposerons ; tout cela à cause de l’habitude et parce qu’on a été élevé avec des paroles, objet constant du respect et de la foi, dont le sens littéral indiquerait la corporéité et des choses imaginaires sans aucune vérité, mais qui ont été dites par voie d’allégorie et d’énigme, et cela pour des raisons dont je parlerai30.
25Chez Strauss, la citation apparaît dans le même passage que l’idée de seconde caverne. Un autre texte reprend le même passage de Maïmonide, mais sans en désigner l’auteur autrement que par la formule, d’ailleurs surprenante, « un célèbre scolastique »31.
Pourquoi l’écriture ésotérique ?
26Ma seconde question sera : pourquoi cette étude et le retour aux Anciens à opérer doivent-ils s’effectuer à travers le prisme de l’écriture ésotérique ? Les textes regroupés dans Persécution and the Art of Writing insistent, comme le titre en donne l’impression, sur l’aspect social de cette technique : il s’agit d’éviter la persécution exercée par les institutions chargées du respect des opinions orthodoxes. Mais pourquoi ce style d’écriture est-il pratiqué par Strauss lui-même ? Celui-ci vit à une époque où ces institutions n’ont plus de pouvoir temporel, et – en tout cas à partir de son exil dans les démocraties anglo-saxonnes – à un endroit dans lequel il ne risque rien. Quelle raison, indépendante de l’époque et du contexte social, fait que les vérités qui seraient ramenées au jour, ou au moins, ramenées de l’obscurité totale de la seconde caverne vers la pénombre de la première, resteraient dangereuses ?
27Une explication possible est que n’importe qui n’est pas capable d’accepter n’importe quelle vérité. Cette idée à résonance nietzschéenne – une fois de plus – entraîne un élitisme radical : il existe une élite naturelle de philosophes capables de contempler la vérité. Entre celle-ci et le vulgaire qui doit se contenter de la morale, il y a un abîme au-dessus duquel on ne peut jeter aucun pont.
28Or c’est là encore une idée médiévale. Chez le Strauss du début des années 30, l’idée d’élitisme apparaît en même temps que celle d’ésotérisme, et dans le contexte d’une discussion de Maimonide. Dans le style télégraphique des notes pour la conférence sur Cohen et Maimonide, nous lisons : « Distinction entre les Sages et la masse fondamentale : ésotérisme32. » Cette distinction est appuyée par une référence au Guide, I, 54 et à Éthique à Nicomaque, X, 7. Je suppose qu’il s’agit de rapprocher l’idée d’imitation de Dieu : « l’extrême de la perfection de l’homme est l’imitation de Dieu (gāyat fadìlat ’il-insān tašabbuh bi-hi ta ’āla) », d’une part, et d’autre part le conseil qui nous enjoint de « faire l’immortel » (athanatizein)33. L’idée selon laquelle, alors que les vertus éthiques profitent à autrui, les vertus dianoétiques et leur couronnement dans la contemplation profitent au solitaire, est explicite chez Maïmonide34.
29L’écriture ésotérique permet de s’adresser à un seul quand bien même ce serait dans une œuvre écrite et qui, de ce fait, ne peut pas ne pas tomber entre les mains de tout le monde.
Notes de bas de page
1 Voir « Leo Strauss et Maimonide », S. Pinès et Y. Yovel (éd.), Maimonides and Philosophy, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1986, p. 246-268 ; « Athènes, Jérusalem, La Mecque. L’interprétation “musulmane” de la philosophie grecque chez Leo Strauss », trad. par B. Vergely d’un original anglais inédit. Revue de Métaphysique et de Morale, 1989. p. 309-336 ; version anglaise augmentée : « Athens, Jerusalem, Mecca. Leo Strauss’ “Muslim” understanding of Greek philosophy », Poetics Today. Hellenism and Hebraism Reconsidered : The Poetics of Cultural Influence and Exchange II, 19-2,1998, p. 235-259.
2 L. Strauss, Gesammelte Schriften, Herausgegeben von Henrich Meier, t. 2 : Philosophie und Gesetz – Frühe Schriften, Stuttgart, Metzler, 1997, XXXIV-635 p. Je cite : « Cohen und Maimuni » (CM) « Die geistige Lage der Gegenwart » (GLG) ; « Religiöse Lage der Gegenwart » (RLG). Les paginations sans référence renvoient à ce volume.
3 « Sur Leo Strauss » [hébreu), Molad, 1976, p. 455 a.
4 Philosophie und Gesetz, p. 25-26 ; Liberalism Ancient and Modem, p. 255-256.
5 CM, p. 411-413.
6 P. XIII, XVIII.
7 Lettre à Scholem du 2 octobre 1935. p. XXIII, note 25.
8 « A giving of accounts », The College, 22-1, avril 1970, p. 3 b.
9 Respectivement p. XVIII et CM, p. 424.
10 Respectivement p. 137, p. 179, note 3, et p. 186.
11 CM, p. 420.
12 PhG, p. 89.
13 Cf. Meier, Denkbewegung..., p. 15, note 4.
14 L. Strauss, The Rebirth of Classical Political Rationalism, éd. T. Pangle, The University of Chicago Press, 1989, p. 63-71.
15 P. 607-608.
16 Cf. mon « Leo Strauss et Maïmonide », op. cit., p. 259 sq.
17 S. Klein, H. & W. Meier (éd.), « Correspondence Karl Löwith and Leo Strauss », The Independent Journal of Philosophy, 5/6,1988, p. 183 a.
18 Respectivement Das Heilige, p. 308, et RLG, p. 389.
19 Voir « Zur Auseinandersetzung mit der europäischen Wissenschaft » (1924), p. 346 ; « Biblische Geschichte und Wissenschaft » (1925), p. 361.
20 Respectivement p. 446-447, GLG, p. 461 et RLG, p. 388. La formule vient de Platon. Gorgiar, 492 d 5.
21 Respectivement RLG, p. 383, et ms. inédit, cité par H. Meier, Die Denkbewegung von Leo Strauss. Die Geschichte der Philosophie und die Intention des Philosophen, Stuttgart, Metzler, 1996, p. 29, note 10.
22 Liberalism Ancient and Modern, New York et Londres. Basic Books, 1968, respectivement p. 227,233-237 et p. 257.
23 « An unspoken prologue to a public lecture at Saint John’s ». Interpretation, 7, 1978, p. 1-3,cit. p. 2.
24 « Farabi’s Plato », Louis Ginzberg Jubilee Volume on the Occasion of his 70th Birthday, New York, The American Academy for Jewish Research, 1945, p. 377.
25 RLG. p. 385-389.
26 Respectivement p. 439, GLG, p. 456. p. 14, note 2. Les inédits sont cités dans Meier, Denkbewegung..., p. 21,22, note 2,25, note 7.
27 PAW, p. 155.
28 GLG, p. 462. Le mot Modernität n’est pas très fréquent dans l’allemand de Strauss. Autre occurrence dans « Ecclesia militans » (1925), p. 352.
29 Der Konspektivismus, p. 372.
30 Maïmonide, Guide des égarés, I, 31, p. 44, 29-45, éd. Joe], p. 16 ; trad. Munk, p. 107- 109. J’ai eu l’occasion de dire quelques mots de ce texte dans « Eorum praeclara ingenia. Conscience de la nouveauté et prétention à la continuité chez Farabi et Maïmonide », D. Mallet (éd.), Études de Philosophie Arabe, Actes du Colloque, Bordeaux, 17-19 juin 1994, Bulletin d’Études Orientales, XLVIII, 1996,p. 87-102.
31 Respectivement RLG, p. 386, et GLG, p. 455-456.
32 CM, p. 420.
33 Respectivement Maïmonide, Guide, I, 54 ; éd. Joel, p. 87 ; trad. Munk, p. 224 ; et Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7,1177b 33.
34 Maïmonide, Guide, III, 54 ; éd. Joel, p. 469 ; trad. Munk, p. 462.
Auteur
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Thémistius
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