Leo Strauss et la modernité juive. Présence et retour
p. 59-80
Texte intégral
1La plupart des ouvrages de Leo Strauss se présentent comme des recueils contenant souvent, sans que leur titre ne l’annonce expressément, un ou deux textes plus ou moins centrés, parfois obliquement si l’on ose dire, autour du « judaïsme ». Pour autant qu’on entende ce dernier comme la transmission continue d’une pensée et d’une foi, on peut convenir qu’il détient dans la réflexion straussienne une importance axiale, bien qu’en discontinuité, comme une ligne toujours tenue, insistante et légère à la fois. Et cela à un double titre, ou selon une double transversalité. D’un côté le judaïsme, le judaïsme classique, empressons-nous de le préciser, fait, pour sa part propre, le contenu de la tradition dans son opposition polaire à la modernité, et, d’un autre côté, il inscrit dans la tradition elle-même une opposition interne, et multiséculaire, à la philosophie. Jérusalem (ou Bagdad ou Cordoue) fait concurrence à Athènes, mais du dedans de la tradition. On serait ainsi confronté à « deux expériences du passé », à deux « sagesses », qu’il nous faut « comprendre » au lieu de les « expliquer »1 ou de croire les expliquer. Les deux traditions sont donc dans un « désaccord qui présuppose un certain accord »2. Contre les Modernes, et après les Modernes bien sûr, en querelle fondamentale avec eux, les deux courants, également anciens, sont et l’un et l’autre « mémoires de mémoires » dit Strauss en reprenant un mot de Machiavel3. Ils sont également et l’un et l’autre mis en crise par la critique moderne d’abord et par la critique moderne de la modernité ensuite – radicalité à double détente qui finit par disqualifier toute philosophie qui entendrait assumer sa déliaison d’avec la science et toute morale qui croirait pouvoir s’affranchir de la croyance4. Et l’un et l’autre, puisqu’ils ne passent pas, contribuent à poser à notre modernité la question d’un « retour » en amont d’elle-même, vers ce que la pensée ou la philosophie peut avoir de « classique ». Ce classicisme, on le sait, se concentre et se révèle au plus juste selon Strauss dans la philosophie politique, première chez les Classiques, oxymorique chez les Modernes. Ses contenus peuvent en effet se comprendre à partir du contraste majeur qu’ils dessinent avec la modernité politique et avec la philosophie politique moderne et contemporaine. Ceci peut sembler paradoxal puisqu’il s’agit de comprendre les Classiques, soit de les comprendre comme eux-mêmes se sont compris. Il n’y a pourtant là nulle inconséquence : c’est à partir de la crise du monde moderne que s’aperçoit et, peut-être, se regagnera l’horizon oublié. C’est en raison de la « crise actuelle de l’Occident », peut-on lire dans La Cité et l’homme, que le penseur contemporain se voit contraint de se tourner vers les Grecs pour interroger leur pensée, cette pensée qui sut mettre en pleine lumière, dès son éveil, les thèmes les plus cruciaux de la philosophie politique (la loi, la légitimité, la démocratie, la vertu, la justice, le rapport de la nature et de la convention, le droit et la force). Tout autant que le fit, sans qu’on le retienne toujours, la pensée prophétique venue de Jérusalem,
cette cité [où] on a pris plus sérieusement que partout ailleurs le thème de la philosophie politique, « la cité de la droiture, la cité fidèle »5.
2Socrate et les prophètes, comme dit Strauss en corrigeant Hermann Cohen6, nous ont donc donné une leçon sur les principes qui demeure « un acquis pour tous les temps ». La crise de la modernité occidentale, depuis le hors-temps de cet acquis, peut aisément être saisie dans ses signes et ses effets temporels : perte de confiance, essoufflement des valeurs distinguées des faits, impossible adhésion de la société à des valeurs désormais indistinctes, énergie propulsive dorénavant épuisée de la démocratie en tant que meilleur régime. Elle peut l’être aussi bien dans ses origines historiques et intellectuelles qui, précisément, ressortissent de la philosophie politique en sa mise en crise « moderne », cette « mauvaise passe dans laquelle elle s’est fourvoyée »7 – il faudrait dire cette série de mauvaises passes, les fameuses trois vagues. Ces origines sont connues : l’individualisme, voire le subjectivisme, emportés par la « crise du droit naturel moderne », l’historicisme qui en est l’aboutissement, le positivisme de la « science politique », bref le(s) nihilisme(s) qui dénie (nt) tout sens à la question du sens (du bien et du mal, du juste et du faux, du juste et de l’injuste). Ce nihilisme des Modernes traduit la crise. Mais la crise lui est en même temps parfaitement imputable. D’où la thèse straussienne qui peut paraître exorbitante puisqu’elle pense le déclin comme l’effet politique d’une crise théorique : (1) la crise politique (de l’Occident, de la démocratie, des valeurs libérales) est une crise de la modernité ; (2) la crise de la modernité est essentiellement une crise de la philosophie politique moderne, elle en est induite ; (3) ce processus relève d’une sécularisation où un principe parvient à son accomplissement.
3Telle est la topique, grossièrement esquissée, où se déploient les procédures analytiques conditionnelles et expérimentales de Strauss. D’autres s’interrogeront sur les stimulants paradoxes qu’elle supporte à son niveau propre. Je voudrais en examiner la réfraction dans le judaïsme, faire prendre en quelque sorte par le judaïsme le relais et la charge des questions générales soulevées par la pensée straussienne afin de les mettre à l’épreuve. Il n’y a là ni arbitraire ni sollicitation forcée. Le pli du judaïsme structure le champ et la distinction entre Anciens et Modernes et, par ailleurs, le « problème juif », selon Strauss lui-même, illustre symptômalement la « crise » parce qu’il serait « le symbole le plus manifeste du problème humain pour autant qu’il est un problème social ou politique »8.
4Un premier constat s’impose de soi. Le judaïsme, comme pensée et/ou philosophie9 autant que comme pratique communautaire, éthique pratique, voire politique de la Loi, est lui aussi traversé par la coupure de la tradition et de la modernité, du classicisme et du modernisme. Ce point mérite qu’on s’y arrête car il redouble la question straussienne en la posant sur un terrain qui en amplifie l’intensité. La césure, notons-le pour commencer, est transhistorique. Depuis quelque vingt siècles, des Anciens et des Modernes se querellent dans l’histoire du judaïsme, les Palestiniens micropolitiques et les Alexandrins cosmopolitiques du temps de Philon par exemple. La distinction détient donc un caractère quasi-épistémologique et itératif. Strauss ne l’ignore évidemment pas, mais son propos consiste à en relever les termes et les contenus et à les redistribuer à partir de la fracture historique et politique de l’émancipation, à partir de la « sortie du ghetto », selon le titre d’un ouvrage célèbre de Jacob Katz. L’émancipation, l’accès à l’égalité juridique et civique, libère, elle affranchit de façon incontestable. Mais elle emporte aussi une désidentification, selon un processus historique relativement long et désormais bien connu. Cette crise du judaïsme émancipé, c’est-à-dire réduit au même de l’assimilation, Leo Strauss, « jeune Juif né et élevé en Allemagne qui se trouvait aux prises avec le problème théologico-politique »10, en fut le contemporain actif. Il a suivi les enseignements de Hermann Cohen, le héros intellectuel de sa jeunesse. Il a travaillé avec Julius Guttmann à l’Institut de recherche de l’Académie pour la Science du Judaïsme de Berlin où il a mené les recherches consignées dans La Critique de la religion chez Spinoza. Il a enseigné au Freies Jüdisches Lehrhaus de Francfort fondé par Rosenzweig, à qui est dédiée ladite Critique, et il l’a fait d’ailleurs dans les formes pédagogiques inédites prescrites par ce dernier dans des textes qui associent anti-idéalisme radical et invention de cadres et de méthodes inédits de transmission. Ces trois noms, surtout ceux de Cohen et Rosenzweig, disent à eux seuls l’intensité de la confrontation straussienne avec la philosophie juive et la Wissenschaft des Judentums, restituée dans la préface de 1965 à l’édition américaine de la Critique. Je voudrais essayer de reconstruire la critique straussienne, articulée dès 1935, des penseurs judéo-allemands mentionnés, Rosenzweig surtout, puis ensuite, proposer quelques éléments de réflexion critique sur cette critique.
5À partir de la césure émancipatrice, le judaïsme, explique Strauss, s’est progressivement éloigné de la tradition. Ce mouvement aurait en gros consisté à mettre à distance, ou à limiter, ou à réévaluer le contenu même de la Révélation. Pour la tradition, essentiellement maïmonidienne ici, ce contenu est rationnel, ce qui ne signifie pas que tout soit rationnel dans la Révélation. La découverte de cette rationalité plus ou moins étendue de la Révélation fait suite à la reconnaissance de son autorité, laquelle commande l’activité philosophique, pour les Médiévaux en tout cas. On pourra disputer autant qu’on voudra de la rationalité de tel ou tel commandement et du statut, réel ou « virtuel », de cette rationalité, cette disputation elle-même, soit le travail philosophique proprement argumenté, est prévenue par l’affirmation inconditionnelle de l’antériorité de la Loi révélée et de la nécessité de s’y soumettre. C’est à partir de là que Strauss peut montrer que philosopher, pour les Médiévaux, consiste à fonder la philosophie dans sa fondation à partir de la Loi. Une autorité positive, qui est elle-même instance de vérité, préconditionne la recherche de la vérité, ce qui ne revient pas, ou pas nécessairement, à sa limitation prescriptive, comme l’explique par exemple Averroès au § 18 du Discours décisif. La positivité de la Loi révélée s’affirme ou se traduit dans l’observance des commandements qui en est la manifestation extérieure. Ce caractère d’extériorité qualifie en profondeur la tradition, comme le montre bien Leo Strauss. Par exemple, la croyance en Dieu, pour être véritablement croyance en sa réalité objective et absolue, doit croire en l’extériorité de la création du monde. La croyance, au sens de la tradition, croit en un Dieu qu’elle « découvre », si l’on veut, à partir du « cosmos » dont l’homme est une partie naturelle ou créée, prééminente certes, mais tout aussi naturelle et créée que tous les autres êtres naturels et créés. Or c’est cette extériorité de la « loi cérémonielle », comme on dit en Allemagne depuis Mendelssohn, que la modernité juive va tâcher de résorber ou de contourner. Elle ne pourra bientôt plus soutenir la radicalité de cette extériorité des objets de la croyance, au point d’en pleurer. On connaît l’anecdote rapportée par Strauss à Rosenzweig. Un vieux Juif pieux, après l’avoir longuement écouté exposer son judaïsme comme religion de la raison, demanda à Hermann Cohen : et le boré olam, le créateur du monde, dans tout ça ? Cohen ne sut quoi répondre et fondit en larmes. Ces larmes de la modernité juive, ou d’une certaine modernité juive, sont rapportées par Strauss à leur signification symptômale. Il les lit comme un aveu d’impuissance autant que comme un désir de retour. Impuissance philosophique si tant est que contrairement au rire de Socrate les larmes sont bien peu philosophiques11. Nostalgie de la tradition oubliée et de ce qu’elle avait, ou qu’elle pourrait avoir encore, de vivant.
6L’« abandon de l’objectivité »12 des objets de la croyance est donc le trait de modernité caractéristique de la pensée juive moderne (qui pourrait aussi bien qualifier les penseurs ou les théologiens chrétiens, Karl Barth ou Friedrich Gogarten par exemple). L’intenabilité d’une position d’extériorité radicale a emporté la progressive « intériorisation » de la croyance13, telle qu’elle se dispose à partir des conflits internes aux Lumières entre radicaux et modérés, de Lessing à Schleiermacher. Les intériorisations des postulats de la tradition seraient en quelque façon des formations de compromis destinées à se protéger de la littéralité trop voyante des prescriptions dogmatiques relatives à la création, aux miracles, à l’immortalité de l’âme ou à la résurrection des corps. Désormais, les « pièces justificatives » de la Révélation devront être intérieures14 et non plus appuyées sur l’authenticité attestée par la continuité d’une transmission, de témoin en témoin du témoignage et en témoin du témoin..., depuis le Sinaï. La modernité juive ne fait que se tenir « en équilibre sur les prémisses fondamentales de la philosophie moderne en général »15, en reprenant l’un des traits principaux qu’en relève « Progrès ou retour ? »16, « l’anthropocentrisme », soit la position originaire du sujet comme effet philosophique hautement paradoxal de la révolution copemicienne, de même qu’est paradoxal la fondation du désenchantement de la politique, par le souci moderne de la survie, de la conservation et de la sécurité, sur la fiction d’un individu autosuffisant. Nulle « blessure narcissique » ici selon Leo Strauss, malgré les apparences. La philosophie moderne s’est faite elle-même conscience de soi de la science nouvelle, suturant par avance la plaie qui risquait de lui être infligée. L’intériorisation désobjectivante des croyances traditionnelles serait, dans le judaïsme, le signe précis de cette subjectivisation anthropocentrée de la Révélation.
7Or, pour peu qu’on sache répéter et représenter le conflit des Lumières et de l’orthodoxie, explique Strauss, pour peu qu’on s’en réapproprie consciencieusement les termes, il s’avérera que les affirmations de la tradition n’ont pas été réfutées en leur « extériorité » par leurs critiques éclairés, trop peu attentifs à séparer méthodologiquement et épistémologiquement les objets de savoir des objets de croyance. Ni l’expérience ni l’usage du principe de contradiction ne le permettent. Les libres penseurs qui estiment que la science moderne ou la critique biblique ont invalidé la Révélation ne font qu’appeler ou rappeler les questions qu’ils croient résoudre tout en nourrissant involontairement les recrudescences sectaires ou fondamentalistes. Les présupposés ultimes de l’orthodoxie religieuse demeurent donc pleinement consistants aussi longtemps que l’impossibilité ou l’irréalité des miracles, par exemple, n’auront pas été démontrées. Le conflit ne sera donc jamais une « affaire classée »17. C’est un conflit interminable et sa répétition même constituerait l’enjeu le plus décisif de toute pensée « sérieuse »18.
8Si l’extériorité de la création et de la Révélation demeure irréfutée, et démonstrativement irréfutable, si la répétabilité sans fin de son conflit avec la modernité qui la tourne en dérision faute de l’avoir réfutée19 rend possible la perspective d’un retour à ses postulats, comment comprendre la position de ceux qui, dans le judaïsme, ont entendu faire retour à la tradition, ces grands contemporains de Leo Strauss, et qui pourtant furent « absolument modernes » ?
9N’ayant pas mesuré la radicalité du non-dépassement intégral du conflit des Anciens et des Modernes, ils auraient cru pouvoir faire retour, et même mieux faire retour, en passant par l’intériorisation, c’est-à-dire, aussi, par l’évitement de la confrontation authentique avec la tradition, ce qui aurait de malencontreux effets non seulement philosophiques, mais aussi religieux.
10Strauss critique par exemple avec force la « corrélation » cohénienne comme une forme éminente d’idéalisation intériorisée. Pour Cohen en effet, après la révolution kantienne, la question de Dieu ne peut plus se poser en soi, comme réalité absolue, dans son « extériorité » traditionnelle, mais à partir du moi comme sujet libre conscient. Elle ne se laissera donc penser que dans des corrélations entre Dieu et l’homme en particulier, et, par cette médiation, entre Dieu et la nature20. La Révélation n’est donc pas dévoilement d’un mystère mais relation à une transcendance, médiatisée par une loi éthique. Dieu se révèle moins dans le monde qu’il ne se révèle à l’homme chargé d’accomplir dans l’histoire une loi morale, ayant été créé comme être de raison. Il s’agira donc, et c’est le sens de ce que Cohen appelle « religion de la raison », de dégager le contenu rationnel immanent à la religion, soit aux sources textuelles du judaïsme considéré comme la première et la plus universalisable des manifestations du monothéisme. Selon Strauss, cette « religion de la raison » ne laisserait aucune place à l’obéissance aux commandements, destituée. Ou alors il s’agirait d’une obéissance « autonome » guère plus acceptable qu’un « cercle carré » : car au nom de l’autonomie et d’une éthique rationnelle et scientifique, Cohen resterait à son corps défendant sur la réserve par rapport à la tradition à laquelle il entend à sa façon faire retour. Il lui a donc fallu idéaliser les sources scripturaires, spiritualiser la création et la Révélation, corréler Dieu et l’homme en un rapport de co-activité que la tradition (comme le vieux Juif pieux qui le fit pleurer) ne peut évidemment même pas soupçonner21. En fait, la modernité de Cohen serait patente dans un texte que lit et critique Strauss, « L’idéal social chez Platon et les prophètes ». Elle s’exprime dans cette croyance selon laquelle la synthèse moderne (des classicismes juif et grec) serait supérieure aux éléments prémodernes qu’elle recompose22. La supériorité de la « culture » (soit, pour Cohen, la science et l’érudition profane plus la morale autonome fondatrice d’une politique démocratique et socialiste plus l’art) sur ses deux sources primitives ferait le fond de l’idéologie moderne. Elle serait même poussée à son comble dans le judaïsme moderne, en Allemagne plus qu’ailleurs, car plus encore que d’autres courants philosophiques ou que d’autres religions positives, en raison de sa position diasporique, il lui faut synthétiser, concilier, amalgamer, être ainsi encore plus moderne et plus culturel que la culture moderne en général – ce que les pangermanistes et les antisémites allemands ont d’ailleurs toujours perçu de cette façon : les Juifs comme promoteurs et passeurs d’une modernité cosmopolitique dévastatrice.
11À cette critique de Cohen, Strauss associe la critique, peut-être un peu plus ambivalente, on verra pourquoi, de Rosenzweig :
Franz Rosenzweig [...] est allé sur le chemin de Cohen plus loin que Cohen lui-même (et) n’a laissé aucun doute sur l’impossibilité qu’il y avait pour lui de faire sienne la foi traditionnelle en l’immortalité ou la conception de la Loi [...]23.
12On ne peut guère ici s’attarder sur la relation Cohen/Rosenzweig et la critique, souvent forte et précise du premier par le second24, nonobstant la reconnaissance d’une dette théorique ineffaçable – critique dont Strauss, qui la connaissait, s’approche au demeurant par certains aspects. Il associe les deux penseurs parce qu’il y voit deux figurations d’un semblable retour manqué à la tradition. Manqué car incapable de radicalité, incapable de prendre les choses à la racine même de la tradition, ce retour ne serait en fin de compte qu’une reprise non pas de la tradition (il ne plongerait pas assez profond, il ne rétrograderait pas assez pour cela), mais de ce qu’il faudrait appeler une certaine tradition de la modernité, assise sur le verdict ou le pseudo-verdict de la victoire irréversible des Lumières sur l’orthodoxie. S’agissant de Rosenzweig, le signe le plus sûr en serait la grande confrontation philosophique avec Hegel qui a emporté toute sa carrière de penseur, toute la « nouvelle pensée » déployée dans L’Étoile de la Rédemption. Au lieu d’affronter directement la tradition elle-même, voire son « dépassement » par les Lumières, Rosenzweig se serait contenté de s’inscrire dans le sillage du dépassement (hégélien) de ce dépassement, tout en en critiquant les présuppositions idéalistes. On aurait là un premier « raté » qui lui-même se déduirait de la légèreté désinvolte dont témoignerait la lecture rosenzweigienne des Grecs. Strauss se réfère ici à quelques lignes de « La nouvelle pensée » où les dialogues platoniciens sont déclarés ennuyeux25 parce qu’ils ne feraient que dissimuler la forme essentiellement monologale de la pensée sous une pseudo-multiplicité dramatique de paroles faussement échangées. L’ennui naîtrait de ce que la pensée (« pensante ») sait d’avance ce qu’elle pense alors que la parole (ou plutôt la « pensée parlante ») s’aventure et se risque dans sa propre exposition. Cette distinction attesterait du coup la force du souci rosenzweigien de la différence entre expérience et tradition, entre ce qui peut être connu par expérience, ou plus exactement « expériencé », et ce qui est reçu et appris par tradition. Ceci est évidemment la façon straussienne de dire un aspect très important de la pensée de Rosenzweig. Son analytique élémentale indique bien en effet une tension entre ce qui est expériencé et ce qui est pensé26. Dieu-Monde-Homme, les « éléments » désignés par ce seul mot triple, sont une ou trois réalités préréflexives, comme la texture de multiplicité, la trame de l’être-là, que rencontre en différentes strates l’expérience. C’est sous ce considérant de bonne intelligibilité qu’il faut lire ce petit passage de « La nouvelle pensée » : « Nous savons [...] ce que Dieu, ce que l’Homme, ce que le Monde “est”, chacun pris pour soi27. » Je retiens cette phrase délibérément provocatrice et stimulante parce que Strauss entend lui faire un sort dans sa Préface de 1965 à La Critique de la religion chez Spinoza28, omettant très significativement les guillemets rosenzweigiens qui entourent le « est » et qui font évidemment le sens très précis de l’énoncé – sans qu’il soit possible de dire s’il y a là une lecture inattentive de sa part ( !) ou si son interprétation est intéressée ou strictement exotérique. Sous ces trois chefs, le dépassement, l’expérience et le savoir d’un être, tous « grecs », le verdict straussien tombe, qui statue sur l’authenticité du retour : « Le retour de Rosenzweig ne fut pas inconditionnel », car il « ne crut jamais que son retour [...] pourrait être un retour [...] sous la forme où la foi s’était exprimée et comprise elle-même dans le passé »29. Je voudrais revenir sur ces points, réévaluer ainsi la critique straussienne et proposer ainsi quelques éléments pour une reconstruction du dialogue philosophique de Strauss et Rosenzweig sur le judaïsme moderne.
13Le « dépassement » d’abord. Il est tout à fait inadéquat, et franchement peu sérieux, de vouloir retenir la pensée de Rosenzweig dans les rêts de sa filiation hégélienne. Il y a dans L’Étoile de la Rédemption et quelques autres textes postérieurs une critique de la dialectique idéaliste d’une grande profondeur. Dans des pages très denses, son auteur oppose logique dialectique et pensée créaturielle. Pour lui, la synthèse dialectique constitue le principe générateur d’une pensée s’autoproduisant sans cesse. Si chaque opposé contient l’autre, c’est qu’il ne peut être pensé sans l’autre et qu’il ne peut contenir de vérité, pris à part, puisque la vérité ne pourra se soutenir plénièrement que de l’unité synthétique totale des petites vérités mutilées de chaque moment saisi dans l’unilatéralité de la réflexion du Tout sur soi, pour parler comme Hegel. La synthèse crée, croit créer, sa positivité ou son effectivité à partir d’un donné ininterrogé quant à sa donation. Le jeu constructif, « la construction des éléments », ne fait en revanche que re-créer après-coup le jeu de l’être. La dialectique idéaliste est dans un faux mouvement. L’illusion conceptuelle produit le leurre d’un déplacement effectif, alors qu’elle demeure dans le « surplace », selon le mot de Schelling, dans le mouvement du même au même. La topique élémentale, en désignant la fixité des points qu’elle décrit comme fixes, est l’indice d’elle-même et de son autre. Seule l’expérience en effet (Er-fahrung et Erlebnis) met en mouvement les éléments. Ce mouvement précède même les points fixes dont la pensée ne peut que reconstituer les contenus, prévenue qu’elle est par plus ancien qu’elle. Rien ne saurait donc être « dépassé ». La catégorie rosenzweigienne fondamentale de paganisme30 constitue un vigoureux déni de toute temporalité du dépassement, de la suppression qui conserve-supprime. Elle rappelle au sens de l’éternité qui traverse toute la pensée rosenzweigienne, aussi résolument anti-historiciste que celle de Strauss. On pourrait très utilement comparer les contenus et les fonctions de la tradition straussienne et du paganisme rosenzweigien. Création sans Révélation, le paganisme caractérise dans L’Étoile une immémoriale Antiquité : un prémonde, un passé qui me prévient, que je trouve toujours déjà avant moi, mais un passé « perpétuel », perpétuellement présent, immerwährend – qu’on pourrait traduire, en jouant sur l’allemand, « toujours-pendant », en suspens dans un présent qui dure. Sourdement, muettement, le paganisme est toujours présent. Il n’est d’aucune façon un moment dans l’histoire de l’Esprit, une « vieille pensée qu’il s’agit de dépasser » dans une « nouvelle »31, mais « la vérité sous sa forme élémentaire », « il a une réalité permanente »32. Exactement comme la pensée, dont les concepts tendent forcément à adopter la forme du passé : « Fondement, cause, origine, présupposé, a priori : à chaque fois le monde est projeté dans le passé pour devenir connaissable33. » L’équation rosenzweigienne pensée-passé – création=paganisme comme permanence de l’ élémentaire ruine radicalement la possibilité qu’ usage soit fait de manière quelconque, même triviale, du concept d’Aufhebung. Il n’y a de création (passée) que révélée par le présent de l’être-créé. Cette catégorie de création désigne donc un commencement, et aussi un commencement du savoir, qui manifeste le statut créé, déjà-là, du monde. Mais dire qu’il n’y a que de la création révélée, ne fait nullement de la Révélation le « dépassement » de la création34. Les mouvements création-Révélation-rédemption sont des corrélations, des mobilisations expériencielles n’obéissant à aucune espèce de dialectique, mais s’inscrivant dans des temporalités différentielles non-coïncidentes et contemporaines à la fois. Chez Rosenzweig, le retour à la foi des Anciens est sans doute conditionné par ce modèle, mais il n’en est nullement bloqué ou empêché pour cause de « dépassement », comme l’avance Strauss.
14Ce qui certainement le commande, c’est l’expérience dont le statut est structurellement central dans l’Étoile, puisqu’il se confond avec celui de la Révélation et d’un présent, instantané cette fois et non plus perpétuel. Peut-on y voir avec Leo Strauss, une forme particulièrement moderne, existentielle, de l’intériorisation, voire de l’inversion ou du renversement moderne des Classiques ? Pour Rosenzweig, il est vrai, l’expérience, c’est l’effectif, le seul effectif (Wirklichkeit). Le temps, le « besoin d’un autre », le langage (termes entre lesquels la nouvelle pensée établit une quasi-équivalence) en sont les principales articulations35. Mais l’expérience est encore un terme trop général et vague. Elle advient à chaque fois sur un mode spécifique de sa temporalité. Dans la temporalité d’un connaître, d’abord, soit dans un rapport qui fixe, détermine, établit ce qui est passé. Dans la temporalité de l’événement ensuite, de ce qui est en train d’advenir au présent, que je vis et dont j’ai à répondre. Dans la temporalité plus communautaire enfin, portée et tissée par la prière, par un nous collectif se constituant dans une anticipation de ce qui est à venir. C’est depuis cette centralité proprement irradiante de l’expérience vécue que la procédure constructive de L’Étoile est intelligible. Les « éléments » désignent à la fois les réels élémentaires et éclatés produits par l’accès expérienciel au réel et à l’Un, et, en même temps, les principes univoques et exclusifs de la totalité du réel érigés par les philosophes et les théologiens de l’Ionie à Iéna. Ceci confère d’ailleurs à la théocosmo-anthropologie rosenzweigienne une fonction descriptive assez voisine de celle de l’onto-théologie heideggerienne. Leo Strauss s’en souvient probablement lorsqu’il évoque « l’anthropocentrisme »36 comme caractère distinctif de la modernité, de la même façon que le théocentrisme caractériserait la période médiévale et le cosmocentrisme l’Antiquité grecque, ce que dit à la lettre Rosenzweig lorsqu’il explique le fonctionnement des unitotalités37. Or cette coupe ou cette segmentation historiale ne se peut selon lui que dans le mouvement de détotalisation du grand récit de la métaphysique occidentale qui marque ce qu’il appelle « la révolution post-hégélienne » de la philosophie38. Ce serait donc le point de vue d’une certaine modernité « post-hégélienne » qui autoriserait la critique de cette même modernité et la visée d’un retour. Ce point de vue, cette position, constitutifs de la pensée expériencielle, feraient la « modernité » rosenzweigienne. C’est cela que Strauss cerne comme dépassement d’un dépassement, soit comme faux ou mauvais retour. Pour lui, le risque serait là patent d’une « historicisation de la Torah »39. Il écrit :
Quand on parle de l’expérience juive, on doit partir de ce qui est premier, de ce qui fait autorité pour la conscience juive et non de ce qui constitue la condition de possibilité de l’expérience juive40.
15On doit donc partir de la Torah, laquelle précède le peuple juif et même le constitue et non, fâcheuse inversion, du peuple juif lui-même ou du judaïsme comme vie et expérience. Il faut avouer qu’il y a là, dans l’idée et la pratique du retour ainsi proposée, quelque chose qui laisse perplexe. Le retour, selon les termes de ce débat reconstitué avec Rosenzweig, est explicitement rapporté au contenu de la techouvah (repentir, reconversion, réfection de soi, retour). Comment partir de ce à quoi, dans la situation moderne du judaïsme, où sionisme et assimilation se disputent le poste de commandement, il s’agit précisément de retourner, la Torah, et qui est perdu ? Rosenzweig avait une conscience très aiguë de la question. C’est évidemment lui que vise Leo Strauss dans les quelques lignes citées plus haut. Dans un texte intitulé Neues Lernen41, il explique qu’il s’agit d’inventer « un apprendre qui renverserait la direction »,
non plus un apprendre qui partirait de la Torah pour entrer dans la vie, mais à l’inverse, un apprendre qui partirait de la vie, qui partirait d’un monde qui ne sait rien ni ne veut rien savoir de la Loi, pour faire retour à la Torah42.
16Le diagnostic de crise extrême de la modernité juive est porté par les deux penseurs. Mais Leo Strauss affirme et appelle, toujours avec une très grande vigueur, une restauration de principe du primat de la Loi, ce qu’il nomme d’une étrange formule
une régression violente qui mènerait de la pensée la plus nouvelle [celle de Rosenzweig entre autres] à la pensée ancienne43.
17Comme passage à rebours d’une forme de la philosophie à une autre, du moderne à l’ancien, de Nietzsche à Platon, ce retour est peut-être envisageable, encore qu’on ne puisse en sous-estimer la considérable difficulté puisqu’il s’agit de passer d’un temps de la philosophie à un autre et donc de faire pleinement valoir l’éternité du concept. Comme techouvah, il implique qu’une autre éternité que celle du concept se substitue à la temporalité du « progrès »44. L’expérience (puisqu’il s’agit d’une éternité « expériencée » dans la rédemption comme entr’appartenance de l’homme et du monde) y jouera alors le rôle d’un puissant levier. Quelle expérience peut commander au retour ? Pour Rosenzweig, l’expérience de la mort sur les champs de bataille de 1914-1918 puis de la crise de la modernité, du monde sans la Loi, du judaïsme comme « vie », l’expérience aussi bien d’une régression violente comme rupture avec la modernité instituée (l’Université, l’écriture de livres, la philosophie académique), l’expérience enfin que seule la transmission, soit l’invention de formes nouvelles d’enseignement, permettra de retrouver la tradition, qu’en elle et par elle seule, la tradition pourra être réinvestie dans sa présence vivante. La différence avec Leo Strauss semble ici patente. La perplexité s’accroît cependant lorsqu’on considère certains textes où celui-ci admet explicitement que la « rejudaïsation » passe nécessairement par une expérience, plus ou moins consentie. Par exemple : « Certains de nos contemporains croient que cette techouvah est totalement impossible parce qu’ils croient que la foi juive » a été réfutée et qu’ils acceptent le verdict des Lumières. Ces Juifs contemporains (songeons évidemment ici aux Allemands des années 20) n’ignorent pas que leur problème serait résolu par ce retour, mais ils se refusent à « sacrifier l’intellect » pour un « besoin vital »45. Et même lorsqu’ils acceptent de quelque façon ce retour, ils « le font sur le mode autoréflexif », si bien que « leur attitude est historique plutôt que traditionnelle »46. Franz Rosenzweig fait ici parfaite figure de contre-exemple. II « sacrifie » la carrière universitaire, prenant acte de sa transformation d’« historien académique » qu’il était, destiné à l’enseignement supérieur, en « philosophe inacadémique »47, conscient que le temps du Büchermachen est révolu, qu’il convient désormais d’aller au-delà du livre puisque tout livre ne vaut de toute façon que par son hors-livre48. Il consacre les quelques années qui vont de la publication de l’ Étoile à sa mort prématurée à enseigner et à traduire, soit à transmettre et, par cette transmission, à restaurer les formes et les contenus de la tradition dans cet Institut francfortois qu’il créa49 et où, on l’a dit, Leo Strauss enseigna selon les procédures pédagogiques du « change » enseignant/enseigné qu’il mit au point50. Le « besoin vital » évoqué dans « Progrès ou retour ? » est expressivement attesté, dans sa force d’arrachement à « l’intellect », par les quelques biographèmes rosenzweigiens qu’on vient de mentionner. Comment mieux les ramasser, après tout, que sous l’expression straussienne elle-même, « la vie marquée par l’idée de retour », contre-distinguée de « la vie marquée par l’idée de progrès »51 ? Avant de revenir sur cette ambivalence straussienne, examinons pour finir le troisième point critique relevé.
18Franz Rosenzweig aurait affirmé, avec une impardonnable désinvolture, que nous savons tous ce qu’est Dieu, le Monde et l’Homme, témoignant ainsi d’« une compréhension suffisante de la philosophie grecque »52, entendons d’une flagrante insuffisance philosophique. Dans la phrase incriminée, on s’en souvient, Rosenzweig met le verbe « ist » entre guillemets, ce qui rend fautive la lecture straussienne. Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, il faut renvoyer à la formule plus générale qu’on peut lire trois ou quatre pages plus loin dans « La nouvelle pensée » : « Das Wirkliche “ist” nicht53 ». Ce que Rosenzweig a ici en vue, c’est le questionnement de la métaphysique à propos de l’essence. Pour dire très vite, et grossièrement, les choses : en se demandant ce qu’est vraiment l’objet x, la métaphysique idéaliste, par « réduction » ou par « fondation » dans un ciel intelligible ou dans un arrière-monde, y répondrait toujours en concluant que x est autre-que-x et, d’un même mouvement, que tout est cet autre-que-x auquel x doit être rapporté comme à son être ou à son essence. La « nouvelle pensée » en tant qu’elle est une « philosophie expériençante »54 , affirme et confirme au contraire qu’en l’homme, il n’y a rien que de l’humain, en Dieu du divin et dans le monde du mondain (ou que de l’humain, il n’y en a qu’en l’homme, du divin qu’en Dieu et du mondain que dans le monde). Et, du coup (mais c’est d’un improbable coup de force qu’il s’agit), c’en serait fini de la philosophie : Finis philosophiae55 ! Cette conclusion est autorisée par le bris de la totalité pratiqué dans tout le premier livre de L’Étoile et que nous ne pouvons ici exposer. En ce sens, le « savoir » que nous avons ou croyons avoir de Dieu-Monde-Homme quant à leur être essentiel et total ne rencontre jamais leur effectivité puisque, pas plus que Dieu-Monde-Homme, l’effectif n’est. Dire que nous savons ce qu’ils sont, c’est dire que ce « savoir » de leur essence manque leur effectivité. Or Rosenzweig « refuse d’obtempérer »56 à cette modalité métaphysique où la question de l’être est toujours posée dans l’horizon du Tout : « Que l’on ne veuille pas le moins du monde dire : “tout est...”, voilà ce qu’elle [la métaphysique de la subjectivité] ne peut se mettre dans la tête57 ! » La réduction-fondation en unitotalité se constitue à partir d’une représentation de « l’étantité de l’étant » articulée autour du Tout et de l’Un. Du Tout parce qu’elle vise l’étant dans sa plus grande universalité, soit dans sa totalité. De l’Un parce que la totalité de l’étant sera ordonné par l’Étant le plus haut. Les vocables heideggerien et rosenzweigien sont ici volontairement mêlés car, dans les passages de référence de sa Préface de 1965, Leo Strauss associe les deux penseurs sous une même rubrique, la « nouvelle pensée », label qui n’appartient pourtant en propre qu’à Rosenzweig.
19La différence entre la modernité rosenzweigienne et le classicisme épistémologique de Strauss est patente, alors que le contraste semblait résulter d’un malentendu ésotérique/exotérique sur la question du dépassement et affecté d’une très profonde ambiguïté sur celle du retour.
20Le problème de l’être est en effet ultimement traité par Rosenzweig comme problème de la vérité dans le temps, de la temporalisation du vrai, on en a dit très vite un mot. Ceci renvoie par ailleurs à la question du type de rapport existant entre l’effectivité (et non plus l’être) et la vérité. Une formule forte et précise l’énonce dans L’Étoile :
La vérité ne prouve pas la réalité, mais la réalité maintient la vérité ; l’essence du monde est ce maintien (et non la preuve) de la vérité58.
21Le rapport qu’indique cette proposition ne peut pleinement s’entendre en français, sans pour autant que le mérite des traducteurs puisse être pris en défaut. Il est en effet réglé tout entier par le déplacement de la Bewährung (la preuve) à la Bewahrung (le maintien ou la garde). Pour résumer en la simplifiant à l’extrême la thèse rosenzweigienne, on dira que la vérité ne saurait s’administrer dans une preuve qui ne serait que sauvegarde logique du vrai de la vérité ; elle se maintient, elle est portée par sa maintenance dans le vrai (« Bewahrung » autant que « Bewährung » disent également une relation au vrai, comme l’indique leur commune racine « wahr »). Elle est assurée par la réalité effective. Sans effectivité, sans monde pourrait-on dire aussi, pas de vérité, pas de preuve de la vérité. D’un point de vue straussien, qu’on pourrait sans doute discuter, on a là à faire à une relativisation de la vérité. En tout état de cause, si, pour Strauss, la dérive historiciste et relativiste conduit au triomphe des sciences sociales et à l’oubli du politique comme ordre normé par des fins, c’est que cette dérive se produit concomitamment à la dégradation progressive de la vérité en valeur, cette « seconde caverne » où la modernité nous a fait tomber59 et à laquelle nous avons quelque chance d’échapper en réinventant le geste ancien de la sortie, sous la figure, précisément, du retour. Il y a donc une hétérogénéité certaine des questionnements straussien et rosenzweigien sur l’être et sur la vérité. Irréductible, elle relève moins cependant de l’antagonisme que de la disparité. Le jeu rosenzweigien de la Bewahrung et de la Bewährung travaille sur ou dans le vrai et échappe à la subjectivité des choix et donc au nihilisme de la relativité des valeurs. Les riches développements de la fin de L’Étoile sur la facticité de la vérité montrent, dans une analyse sémantique de l’impossible proposition « Il n’y a pas de vérité », que « le caractère indéniable de la vérité » comme fait est forcément prévenu par « une confiance ultime dans la vérité » : la vérité serait ainsi toujours à elle-même son propre présupposé60. Comme vérité intégrale du tout-un, elle ne peut donc jamais être donnée mais, pour cette raison même, elle est toujours partagée61. Ces analyses demanderaient à être rapprochées, sans nullement forcer leur interprétation, du propos straussien sur la « contradiction interne » ou l’« absurdité » de l’historicisme lorsqu’il est nécessairement conduit à s’exempter de son propre verdict62 – à condition de ne pas perdre de vue que le nerf des deux arguments n’est ni le même ni soumis à la même finalité.
22Après l’examen de trois sphères de confrontation où Leo Strauss a pu rencontrer « une pensée juive moderne », comme Levinas qualifia la philosophie de Rosenzweig, une certaine perplexité demeure. On conclura sur quelques hypothèses, plutôt interrogatives, relatives à ce qui, dans le dialogue des deux pensées, se maintient dans l’indétermination, notamment sur la question du retour.
23Leo Strauss le pense comme un retour aux Grecs et aux Juifs tout à la fois. C’est ce qui, chez lui, est intrigant et stimulant. Cela lui permet de maintenir la distinction tranchée entre Anciens et Modernes, et de la faire fructueusement travailler. Mais il ne peut la penser tout uniment, sous une seule et même modalité, puisque le judaïsme et la philosophie sont des orientations et des vocations exclusives. La techouvah est une chose, la réappropriation de la pensée grecque ancienne dans le champ de la modernité une autre. Toutes deux sont expressément données comme souhaitables, et à peu près impossibles. La première plus encore que la seconde, académiquement difficile mais après tout ouverte sur des pratiques productives d’insertion de l’ésotérisme dans l’exotérisme. Il faut relever ici un écart, et tâcher de comprendre approximativement sa signification à partir des quelques éléments pris en compte sous le contraste, à certains égards idéaltypique, Strauss/Rosenzweig. On pourrait dire que la position de Strauss se caractérise par un héroïsme de la pensée mais qui ne se peut jusqu’au bout et dont la visée plus ou moins proleptique consisterait en un rappel insistant à ne jamais en finir avec la pensée de la tradition, celle des Classiques grecs et médiévaux, celle du judaïsme. C’est là que l’écart devient signifiant. Retourner aux Grecs et aux Médiévaux suppose, en tant qu’affirmation du primat des Classiques sur les Modernes, une décision philosophique, une prise de position audacieuse dans le champ moderne. Faire de la philosophie, et notamment de la philosophie politique, autrement, c’est adopter une position solitaire dans la confrérie des philosophes, mais la singularité, à condition d’être aussi fine, originale et intelligente que chez Leo Strauss, y vaut malgré tout pour elle-même : c’est beau comme de l’antique. Une prémodernité ainsi revendiquée finit par apparaître de quelque façon postmoderne. Autrement dit, Leo Strauss, pour reprendre ses propres termes, ne « sacrifie » pas « l’intellect » en réclamant une « régression violente » vers la pensée politique gréco-médiévale. Il « répète » le conflit et appelle à sa répétition généralisée. Requête atypique, hors-normes, au point qu’elle le fait « moderne ». Car si le propre de la philosophie moderne, c’est « de comprendre le typique à partir de l’extrême »63, il y a évidemment quelque chose de très moderne dans l’extrémité straussienne. Mais cette question concerne avant tout la stratégie d’écriture et de communication de Strauss et la détermination d’un lectorat idéal ou universel pour son œuvre écrite64. C’est plutôt l’écart entre « sacrifice de l’intellect » et « besoin vital » qui requiert un commentaire pour notre propos. S’il accomplit sa metanoia philosophique et surtout s’il vise à produire des effets de type conversif du dedans de la modernité, Leo Strauss ne fait évidemment pas sa techouvah. Le portrait qu’il dresse de ces Juifs qui la font sans tout à fait la faire paraît en bonne part un autoportrait. Il l’explique lui-même, cette techouvah pour être conséquente, passe par une rupture (un « sacrifice ») très radicale avec la philosophie. Or il demeure, lui, expressément philosophe et n’entend pas, ou ne peut pas, procéder à une quelconque auto-immolation. Le possible héroïsme philosophique du retour procède de quelque façon de l’impossible techouvah, d’autant plus qu’il implique de façon plutôt singulière les prophètes avec les philosophes anciens. Dans cette disposition générale, le conflit des Anciens et des Modernes détient en fait65 le même caractère interminable, insoluble et vital que le conflit de Jérusalem et d’Athènes.
24On peut ainsi très bien comprendre pourquoi et comment Spinoza est la figure cruciale de la pensée straussienne. Il est le plus juif des Grecs, ou l’inverse, et le plus médiéval des Modernes. C’est à partir de la philosophie de Spinoza que se distribuent diversement les monnayages de la double opposition constitutive de la modernité européenne. Faire retour à l’orthodoxie juive ne se pourra donc qu’à la condition que l’on démontre que Spinoza s’est trompé sur toute la ligne66, ce que tente Hermann Cohen en s’y cassant les dents67, ou bien en changeant de façon très radicale de terrain. Spinoza, Juda Halevi et Maïmonide représentent structurellement trois pôles, trois ingrédients, trois positions du judaïsme entre lesquelles la pensée straussienne navigue et s’organise. Le sionisme et l’assimilation originaires indiquent le choix du même dans ses deux grandes formes historiques différenciées, et, à ce titre, « le judaïsme moderne », nécessairement, est « une synthèse entre le judaïsme rabbinique et Spinoza »68. La techouvah dessine un tracé qui, de Juda Halevi, va en droite ligne jusqu’à Rosenzweig. La philosophie juive enfin dont les cimes entraccordent leur rationalité foncière, de Maimonide69 jusqu’à Hermann Cohen et au-delà. Le champ ainsi esquissé permet de mieux comprendre la position de Strauss face à Rosenzweig, son ambivalence aussi telle qu’elle peut s’exprimer dans le contraste entre la dédicace de la Critique et les thèses philosophiques rosenzweigiennes passées au crible de l’analyse, et, à partir de là toute la pensée straussienne du judaïsme.
25Rosenzweig fut bel et bien l’homme du retour, celui qui sacrifia pour le besoin vital, qui renonça à l’Université pour faire techouvah. Héroïsme rosenzweigien qu’à coup sûr Leo Strauss estimait et admirait. C’est à ses yeux la plus juive des positions juives possibles et son propre sionisme70 en est probablement une forme substitutive (il est bien loin d’être le seul dans ce cas). Pourquoi alors, se demandera-t-on, critiquer avec tant de vigueur les thèses de Rosenzweig, sur les trois points relevés par exemple ? Parce qu’il serait encore trop « philosophe-juif-modeme ». Le Rosenzweig qui sacrifie, n’écrit plus de livres, enseigne et traduit, est le destinataire de la dédicace. L’auteur de « La nouvelle pensée » est en revanche la cible de Strauss. Ce dernier, en le cassant en deux, fige le mouvement autocritique et les discontinuités qui marquent le cheminement rosenzweigien du livre au hors-livre, de la vie à la Loi et, en fin de compte, de Meinecke à la Torah, de la modernité hégélienne de l’Histoire et de l’État à la tradition retrouvée jusque dans sa composante théologico-politique.
26Peut-être Leo Strauss reste-t-il par trop tributaire de l’alternative, d’origine spinozienne, entre la négation juive (le fameux « mépris ») de la philosophie et la négation philosophique du judaïsme. Aussi est-il souvent réticent devant les résultats de cette forme mixte et difficile à circonscrire qu’est la philosophie juive, encore que, contrairement à d’autres penseurs juifs contemporains, son anti-historicisme en légitime théoriquement et épistémologiquement le statut. On le voit bien lorsqu’il oppose, en une lecture strictement « littérale » des deux textes, le Guide des égarés, livre juif non-philosophique, à L’Étoile de la Rédemption, système non-juif de philosophie. On retrouve encore dans sa critique de Guttmann71 l’effet stimulant du même présupposé interne à son art de lire. À bien y regarder, le très intéressant paradoxe que Strauss déconstruit avec la dernière minutie peut valoir d’être tenu jusqu’à ses conséquences les plus rigoureuses. Les Médiévaux, explique Guttmann, à l’aune de leur aristotélisme ou de leur anti-aristotélisme, auraient été à la fois plus grecs, donc plus philosophes que les Modernes, tout en restant beaucoup plus enracinés dans la tradition. D’un point de vue juif, il y aurait donc une « supériorité » ou une « certaine supériorité » des Modernes sur les Anciens. On ne peut ici retracer le détail de la controverse. En tout état de cause, Guttmann, lui aussi critique bien que fort admiratif à l’égard de Rosenzweig, permet une organisation différente des deux axes Juifs/Grecs et Anciens/Modernes qui n’en distribuerait pas les termes aussi exclusivement que chez Strauss. Dans certaines de ses composantes, la modernité juive autoriserait peut-être, sous divers requisits philosophiques, une techouvah, une reconstruction extra-philosophique, expériencielle, de la tradition, un regain de la croyance pieuse et fidèle qui échapperait à l’alternative de l’extériorité et de l’intériorisation. Mais il faut s’en tenir à ce « peut-être ». L’aventure du Freies Jüdisches Lehrhaus, dont il faudrait longuement parler pour elle-même, fut sans doute l’expérience d’un retour rendu possible par le primat de la transmission sur l’écriture, de la parole, enseignante notamment, sur le monologue du livre ou de la recherche solitaire, soit par l’invention ou la réinvention de formes anciennes suscitées par la critique moderne et extra-moderne de la modernité. Pourtant quelque chose de ce retour fut bel et bien manqué et Franz Rosenzweig, vers la fin, sembla s’y résigner. Le questionnement demeure entièrement ouvert, et avec lui les irritantes contrariétés qu’il porte. Leo Strauss le nourrit de très belle façon, à condition qu’on s’efforce de lui appliquer cette « herméneutique de la réticence » dont parlait, à son propos, Momigliano.
Notes de bas de page
1 « Jérusalem et Athènes. Réflexions préliminaires », Études de philosophie politique platonicienne, Paris, Belin, 1992, p. 209 et p. 212.
2 « Progrès ou retour ? », La Renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1993, p. 325.
3 Ibid., p. 215 (Machiavel parle dans les Discorsi de « mémoires d’histoires anciennes »).
4 Ibid., p. 318-319.
5 C’est sur ce très surprenant hommage en référence à Isaïe, I, 26,2 (qui à la « droiture » et à la « fidélité » ajoute la « paix ») que s’ouvre, dès ses premières lignes, Qu ’est-ce que la philosophie politique ?, Paris, PUF, 1992, p. 15.
6 Études de philosophie politique platonicienne, op. cit., p. 240.
7 Droit naturel et histoire, Paris, Champs-Flammarion, 1986, p. 42.
8 « Préface à la traduction anglaise de La Critique de la religion chez Spinoza » (1965), Le Libéralisme antique et moderne, Paris, PUF, 1990, p. 331-332 (texte repris dans Le Testament de Spinoza, Paris, Cerf, 1991). Cette thèse s’articule doublement chez Strauss. D’une part elle se réapproprie un paradigme assez constant de la pensée juive elle-même (« qu’est-ce qu’un Juif ? » renvoyant à « qu’est-ce qu’un homme ? » selon une position d’indéterminabilité). D’autre part, dans les analyses du sionisme et de l’assimilation, elle fait de la question juive une sorte de révélateur des limites du libéralisme, de sa distinction entre la sphère privée (différence du judaïsme) et la sphère publique (indifférence du citoyen), ainsi que de l’échec du communisme (antisémitisme comme sous-classe de l’exploitation de l’homme par l’homme).
9 Je laisse entièrement de côté cette question que Strauss ne se pose pas explicitement. Une comparaison avec les positions de Julius Guttmann ou de Shlomo Pinès ferait cependant apparaître chez lui les linéaments épars d’une histoire de la philosophie juive, la communication transculturelle intrajuive l’emportant toujours dans ses textes sur la détermination socio-historique.
10 Selon ses propres termes dans Le Libéralisme antique et moderne, op. cit.
11 La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 280.
12 Ibid., p. 343.
13 L’expression est récurrente. Voir, notamment, l’Introduction à « La philosophie et la Loi », Maïmonide, Paris, PUF, 1988, p. 14 sq.
14 Préface de 1965, in Le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 334.
15 La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 291 (L. Strauss l’affirme à propos de « la philosophie juive moderne de Moïse Mendelssohn à Franz Rosenzweig »).
16 Ibid., p. 322.
17 Maïmonide, op. cit., p. 20.
18 Le conflit de Jérusalem et d’Athènes distribue les termes du conflit des Anciens et des Modernes qui les réinvente. L’enjeu tournant ultimement autour de la « vie bonne », ce double tracé serait également sans fin, souterrain, quasi-intemporel : « Ce conflit non résolu est le secret de la vitalité de la civilisation occidentale » (« Progrès ou retour ? », La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 352).
19 « L’importance qu’a la dérision pour la critique de la religion par les Lumières est une preuve indirecte du caractère irréfutable de l’orthodoxie. C’est pourquoi l’orthodoxie peut survivre aux attaques des Lumières [...] » (Maïmonide, p. 22).
20 Voir, par exemple, La Religion dans les limites de la philosophie, Paris, Cerf, 1991, p. 64.
21 Études de philosophie politique platonicienne, op. cit., p. 339-340.
22 Ibid., p. 239. Or « les deux composantes », Platon et les prophètes, sont « plus solides » que leur synthèse, « la culture moderne ».
23 Maïmonide, op. cit., p. 19.
24 Selon Rosenzweig. la découverte de la « corrélation » a permis à Cohen de transgresser les limites de son propre idéalisme dès lors qu’était par là affirmée l’irréductibilité de la facticité sous la philosophie. « La violence en lui de cet événement » (L’Étoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982, trad. A. Derczanski et J.L. Schlegel, p. 32) n’aurait pas échappé au philosophe de Marbourg. L’auteur de L’Étoile souligne donc ce que pouvait avoir d’implosif la « corrélation » (du jugement et de la catégorie par exemple) en ce qu’elle rendait sa fluidité à la fixité d’un rapport. Pour lui cependant, le méta-idéalisme cohénien demeure trop attaché à la « tradition » de la division de la philosophie en physique/logique/éthique, alors que son propre trinôme méthodologique méta (-physique, -logique, -éthique) a pour office de « rompre avec cet usage » et d’inventer un « autre principe de systématicité » (Gesammelte Schriften, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, vol. 3, p. 141).
25 Le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 337. Le passage en question de Rosenzweig se trouve in « Das neue Denken » (Gesammelte Schriften, vol. 3, p. 151). « La nouvelle pensée » a été traduit en français par M. de Launay dans la livraison des Cahiers de la nuit surveillée consacrée à Rosenzweig, Lagrasse, Verdier, 1982.
26 Ce qui est très différent de la tension entre l’expérience et la tradition que Rosenzweig n’a cessé de penser dans ses dernières années de vie et qu’il réfléchit comme conflictualité de la « vie » et de la « Torah ».
27 « Das neue Denken », art. cit., p. 145.
28 Le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 337.
29 Ibid., p. 343 et p. 281 de la traduction dans Le Testament de Spinoza, op. cit.
30 Si fondamentale qu’elle devait donner son titre au premier livre de L’Étoile, le plus (anti-) philosophique des trois, censé constituer une « philosophie du paganisme », expression par ailleurs aussi redondante aux yeux de Rosenzweig que : dialectique idéaliste.
31 Le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 337. L. Strauss incrimine à la fois Rosenzweig et Heidegger, le second ayant fait preuve d’une « compréhension plus profonde de ce qu’impliquait la découverte de la nécessité [...] de remplacer la philosophie traditionnelle qui reposait sur des fondements grecs par une pensée nouvelle » (ibid.). S’agissant aussi bien du « retour aux Grecs » de Heidegger que du statut de la « pensée nouvelle » de Rosenzweig, on peut contester que le « dépassement » ou le « remplacement » en soient le motif ou le ressort théorique.
32 Kleinere Schriften, p. 381.
33 L’Étoile de la Rédemption, op.cit., p. 159.
34 Ce que présupposerait « l’intégration hégélienne de la Révélation dans le Tout » contestée tout particulièrement par Kierkegaard (ibid., p. 16).
35 Gesammelte Schriften, vol. 3, p. 151 sq.
36 « Progrès ou retour ? », La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 322.
37 Soit la position d’un théorème selon lequel « tout “est” un et un seul » : tout est Homme, ou Dieu, ou Monde. Ou encore : l’Être est Tout (Parménide), Tout est plein de Dieux (Thalès), (le) Tout est (le) Vrai (Hegel), etc. C’est la copule autour de quoi pivote le théorème que Rosenzweig vadestituer en raison de sa non- ou pseudo-effectivité (voir infra).
38 L’Étoile de la Rédemption, op. cit., p. 26.
39 Préface de 1965, in Le Testament de Spinoza, op. cit., p. 282.
40 Ibid., p. 281.
41 Gesammelte Schriften, vol. 3, p. 505-513. Ce titre dit tout. Le retour passe par un apprendre, une étude au sens ancien de la tradition, mais forcément par un apprendre nouveau : si cet apprendre était demeuré ce qu’il fut depuis les commencements, la question du retour perdrait toute pertinence. Il faut par ailleurs remarquer que « l’ancien » pour Rosenzweig, c’est le judaïsme assimilé institutionnel et vénérable et que le « nouveau », c’est l’ensemble des forces vivantes capables de retourner à la tradition. Dans une lettre à son collaborateur Rudolf Hallo, il recommande d’utiliser la question du nom de l’Institut qu’il venait de fonder comme un schibboleth pour distinguer les « anciens » (attachés à l’appellation très allemande de Volkshochschule) des « nouveaux » (qui disaient Lehrhaus, calque de l’antique et traditionnel Beth Ha-Midrach).
42 Ibid., p. 501.
43 Maïmonide, op. cit., p. 46.
44 Voir « Progrès ou retour ? », La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 317.
45 Préface de 1965, in Le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 333.
46 La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 311-312.
47 Voir la très belle lettre en forme de confession qu’il envoie en août 1920 à son vieux maître Meinecke (Gesammelte Schriften, vol. 1, II, p. 680-681), dans laquelle il explique que la connaissance ne peut plus être à elle-même sa propre fin (Selbstzweck), mais doit se faire service (Dienst). Heidegger a recours à ce même mot de Dienst (« un servir qui n’a pas de résultat ») pour qualifier « la pensée attentive à la vérité de l’être » (« Qu’est-ce que la métaphysique ? », Questions I, Paris, Gallimard, Tel, p. 83).
48 Gesammelte Schriften, vol. 3, p. 491.
49 Je me permets de renvoyer sur ces points à « Franz Rosenzweig et le Freies Jüdisches Lehrhaus de Francfort », à paraître dans la revue Pardés.
50 Rosenzweig le rappelle dans une lettre du 9 octobre 1926 (Gesammelte Schriften, vol. I, II, p. 1107).
51 La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 306.
52 Ibid., p. 337. L. Strauss ajoute que Heidegger n’aurait certainement jamais écrit pareille chose. Les guillemets de Rosenzweig indiquent pour le moins qu’il y va pourtant dans cet énoncé de la question de l’être, même s’il est parfaitement vrai que « l’épreuve » de laquelle l’ontothéologie et l’unitotalité s’excluent est celle de l’« Être » pour l’un et celle de la Révélation ou de l’« expérience » pour l’autre (ce qui emporte, on s’en doute, bien des différences). Peut-être convient-il de distinguer deux configurations successives chez Heidegger. La première, chronologiquement, laisse place à un commencement prémétaphysique et privilégie donc les Présocratiques et le « matin grec ». La seconde est beaucoup plus proche de l’esquisse rosenzweigienne. Heidegger parle alors de « l’histoire de la métaphysique d’Anaximandre à Nietzsche ». Le moment prémétaphysique est annulé, ce qui bien évidemment ne dispense nullement du retour. Mais ce dernier vise désormais une origine plus matinale encore que le matin grec, auquel on accèderait cependant à partir des Grecs. Le dépassement de la métaphysique ouvrait dans le premier cas de figure à une histoire qui reviendrait sur l’oubli de l’être. Dans le second, la pensée pourrait s’éveiller à son histoire propre en faisant retour à l’être qui la soutient par-delà ce qui est grec. Un cheminement voisin conduit Rosenzweig à estimer que le retour ne saurait être un retour aux Grecs (ce serait reparcourir une voie qui a inexorablement mené à la crise), mais un changement de terrain. La techouvah réorienterait ainsi dans la modernité, sans déni de soi (assimilation) ni entêtement en soi (sionisme). Les Grecs sont « abandonnés », les Juifs « retrouvés », philosophiquement, à partir d’une crise de la modernité philosophique, et aussi de soi comme philosophe s’agissant de Rosenzweig.
53 Gesammelte Schriften, vol. 3, p. 148.
54 Ibid..p. 143.
55 Ibid., p. 144.
56 L’Étoile de la Rédemption, op. cit., p. 30.
57 Gesammelte Schriften, vol. 3, p. 143.
58 L’Étoile de la Rédemption, op. cit., p. 25.
59 Maïmonide, op. cit., p. 17. Cf. Droit naturel et histoire, Paris, Champs-Flammarion, 1984, p. 24.
60 L’Étoile de la Rédemption, op. cit., p. 456-457.
61 Ainsi le judaïsme figure-t-il la reconcentration du Tout dans l’un (des rayons de l’étoile dans son point central) et le christianisme l’expansion de l’un dans le Tout (le rayonnement du point), chacun ayant part à la vérité selon des modalités opposées.
62 Droit naturel et histoire, op. cit., p. 21 sq., p. 35, par exemple.
63 Maïmonide, op. cit., p. 16. « Le choc est devenu la norme » disait semblablement W. Benjamin à propos de la « modernité » baudelairienne (Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1982, p. 159).
64 Je renvoie sur ce point à la contribution de L. Jaffro dans le présent recueil.
65 Strauss le laisse parfois clairement entendre ; voir La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 321, où il est dit de la modernité qu’elle ne désigne pas le moment d’une chronologie et, de la même façon, de la résistance à la modernité qu’elle qualifie une constante.
66 Le Testament de Spinoza, op. cit., p. 284.
67 Ibid., p. 285 sq. et également Études de philosophie politique platonicienne, op. cit., p. 237 sq.
68 Le Testament de Spinoza, op. cit., p. 305. On sait que le Traité théologico-politique annonce inauguralement et germinativement « sionisme » et « émancipation ».
69 S’il n’en relève pas expressément selon Strauss, c’est, en fait, seulement au sens « moderne » où la philosophie s’autocomprend.
70 Dans une lettre du 6 décembre 1924, Rosenzweig porte un jugement sévèrement mitigé sur le sionisme du jeune Strauss : « En janvier, Leo Strauss doit intervenir au Lehrhaus à propos de la “théorie du sionisme politique”. Je le laisse faire bien volontiers parce que le vrai sionisme bien bête n’a jamais encore eu la parole au Lehrhaus, seulement l’hérétique. Et lui, au moins, le représente sous les dehors de l’esprit... » (Gesammelte Schriften, vol. 1, II, p. 1007).
71 Maïmonide, op. cit, p. 34-77.
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