La philosophie politique comme philosophie première
p. 41-57
Texte intégral
Nous nous détournons tous deux, en apparence, de l’Être pour nous tourner vers la tyrannie, parce que nous avons vu que ceux qui manquaient de courage pour braver les conséquences de la tyrannie, qui par conséquent et humiliter serviebant et superbe dominabantur, étaient en même temps contraints de fuir les conséquences de l’Être, précisément parce qu’ils ne faisaient rien d’autre que parler de l’Être1.
1Au principe de l’effort de Strauss, on découvrira la volonté de répondre à une certaine sorte d’oubli – la tentative, au moins, de comprendre comment ce qui a été oublié est tombé dans l’oubli. (Il n’est pas sûr qu’il soit possible de revenir sur cet oubli, au sens du moins où il s’agirait de revenir à ce qui a sombré dans l’oubli, comme s’il n’avait pas été oublié). Il arrive à Strauss de désigner ce qui est tombé dans l’oubli, et cet oubli lui-même, comme « oubli des choses les plus fondamentales », ou encore « oubli de la seule chose utile »2. Si « le plus fondamental » a été oublié, la tâche est en effet, non pas peut-être – non pas directement, si l’oubli a une signification autre que contingente, ou si la contingence de l’oubli a une signification essentielle – de surmonter ou d’abolir cet oubli, mais de rendre de quelque façon présent l’ancien qui a été oublié – dont le moderne est l’oubli même – et les moments décisifs de son oubli3. Il s’agira, dans ces conditions, et non sans paradoxe, de faire l’histoire de cet oubli (la tâche se complique si l’on considère que l’histoire, dans le sens où nous l’entendons, appartient entièrement au mouvement de cet oubli).
2Partant de là, ce que j’ai appelé le « principe » qui gouvernerait l’entreprise straussienne ne manquera pas d’évoquer, au moins de loin, un autre commencement : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli4. » Rien n’exclut que la ressemblance ne soit ici particulièrement trompeuse, et qu’il ne s’agisse pas du tout, en fin de compte, de l’oubli au même sens. On remarquera seulement que les deux oublis, le straussien et le heideggerien, obligent également à une sorte de réactivation ou de répétition de l’oublié, « la philosophie politique classique » dans un cas, c’est-à-dire, comme on le vérifiera, la philosophie politique tout court 5, la gigantomachie peri tès ousias, ou la question de l’être, dans l’autre. Réactivation qui passe elle-même par une tâche de déblaiement, de Destruktion, appliquée à l’histoire de la philosophie politique moderne ou à l’histoire de l’ontologie depuis son commencement grec – la tradition, d’un seul mouvement, barrant l’accès à ce qu’elle transmet6.
3Dans notre tentative de parallèle, Strauss immédiatement paraît nous arrêter :
Ce n’est pas un oubli qui nous pousse à nous tourner avec un intérêt passionné, avec une volonté illimitée d’apprendre, vers la pensée politique de l’Antiquité classique7.
4Non pas un oubli – plutôt « la crise de notre temps ». Mais Strauss veut dire ici que le regard en arrière, le « retour » au sens de la réappropriation des questions et des principes de la philosophie politique classique, n’est pas destiné à corriger l’injustice du temps, mais à répondre à une préoccupation qui ne se comprend plus elle-même. Or la remontée à la question de l’être à travers la destruction ou déconstruction de l’histoire de l’ontologie, la traversée de cet « oubli », avait aussi, en 1927, le sens d’une « clarification » comme « tâche fondamentale » de l’ontologie8 en vue de comprendre une crise, elle-même ontologique, qui ne pouvait se comprendre elle-même, et imposait la répétition de la Seinsfrage dans son sens de question.
5Si pourtant la crise est tout autrement comprise par Strauss et par Heidegger (et ceci bien qu’elle vienne en question dans les deux pensées, à la suite de Nietzsche, comme « nihilisme »), si diffère par conséquent aussi ce à quoi il s’agit de remonter pour seulement le comprendre et nous comprendre à partir de lui, c’est que d’une part « le plus fondamental » n’est pas, dans l’un et l’autre cas, le même, ni sans doute, d’autre part, n’est considéré au même titre comme « fondamental »– la seconde différence pouvant d ’ ailleurs contribuer à réduire la première.
6La question qui émerge de ces commencements parallèles est une question de préséance : il s’agira de nous réapproprier, à l’intérieur de la pensée straussienne, la difficulté aristotélicienne de la science architectonique. Difficulté dont on sait qu’elle met en présence la sophia et la politique dans leur égale prétention – qui n’est pas nécessairement rivalité – à la « seigneurie » ou à la « souveraineté maîtresse » parmi les sciences. Aux termes de la Métaphysique (A, 2,982 a 16-17 et b 4-5), sera dite architectonique (arkhikôtatè ton epistèmôn : « celle qui a le plus haut commandement parmi les sciences ») la science, « supérieure à toute science subordonnée » (mallon arkhikè tès hypèretousès), « qui connaît en vue de quelle fin chaque chose doit être faite (prakteon hekaston), fin qui est le bien de chaque chose, et, d’une manière générale, le meilleur (to ariston) dans l’ensemble de la nature ». Or, si « le bien et le “ce en vue de quoi” ne font qu’un parmi les causes », « la science qui spécule sur les premiers principes et les premières causes (tôn prôton arkhôn kai aitiôn... theôrètikèn) », autrement dit sur « ce qui est par excellence connaissable », par conséquent « la science par excellence », qui connaît et sait en vue de connaître et savoir, c’est-à-dire la sophia, sera identifiée comme la science architectonique (cf. aussi B, 2, 996 b 10). L’Éthique à Nicomaque, de son côté, en commençant par poser la question de l’agathon et de l’ariston, et rencontrant la diversité des « activités », « arts » et « sciences », distingue aussi les « architectoniques » de celles qui se tiennent « sous elles » (hyp’auta) selon la hiérarchie de leurs fins (I, 1094 a 14-15). La question de la science architectonique reviendra par conséquent à celle de la fin que « nous souhaitons pour elle-même [di ’auto] », donc à celle de l’ariston. Or de quelle epistèmè ou dynamis celui-ci relève-t-il ? De la science « maîtresse par excellence » (kuriôtatè) et « architectonique au plus haut degré » (malista arkhitektonikè) : « Or la politique est manifestement une telle science » (toiautè d’hè politikè phainetai) (1094b27-28). En quel sens au juste ? On remarquera avant tout que la question posée par Aristote au seuil de l’Éthique porte sur un telos qui serait au nombre des prakta (1094b 17- 18)9, autrement dit que la préoccupation est ici tournée pros ton bion, « en vue de la vie » ou du « genre de vie » (1094 a 22). En second lieu, Aristote s’explique sur cette souveraineté architectonique « manifeste » de la politique en précisant qu’elle aura en propre de « prendre des dispositions » (diatassei) : d’une part elle déterminera « quelles sciences sont requises dans les cités », d’autre part « quelles sciences chacun doit apprendre et jusqu’à quel degré ». Au moment d’énoncer quelques-unes des dunameis qui se tiennent « sous elle », Aristote ne mentionne que des sciences pratiques : la science du stratège, l’économique, la rhétorique. Son caractère architectonique est reconduit au caractère englobant (periekhoi) de son telos, l’anthrôpinon agathon, par rapport aux fins des autres sciences, et à son orientation « législatrice » ou nomothétique – une législation dont l’objet est « ce qu’il faut faire » (ti dei prattein) et « de quelles choses il faut se tenir éloigné ». La politique – non pas exactement la philosophie politique, mais la politique qui « prend des dispositions » : cependant la philosophie politique sera bien elle-même tis politikè – est législatrice du prattein. Or Aristote vient juste de dire : « dans la mesure où elle fait usage des autres sciences pratiques » (khrômenès de tautès tais loipais praktikais tôn epistèmôn) (1094b4). Bywater préfère supprimer praktikais, qui pourtant paraît s’accorder, d’un côté avec la détermination du telos de la politique comme telos prakton ou anthrôpinon agathon (même si le bien de la cité est dit aussi « plus divin » que celui d’un seul, 1094 b 10), d’un autre côté avec l’objet de la législation politique, le prattein.
7Ce prologue aristotélicien contribuera peut-être à éclaircir le sens de la difficulté que je voudrais construire dans Strauss : en quel sens la philosophie politique est-elle philosophie première, ou architectonique, ou maîtresse ? En quel sens d’autres sciences, et quelles sciences, se tiendraient éventuellement sous elle ? Ou, ce qui est une autre façon de poser la même question, en quel sens la fin dont il est question en elle est-elle un ariston ? Pour accomplir ce programme, il s’agira en premier lieu de déterminer les « questions fondamentales » dont traite la philosophie politique, c’est-à-dire le telos qui est en question par excellence en elle. Il s’agira en deuxième lieu de proposer, à partir des indications straussiennes, une interprétation de la philosophie première comme première philosophie, c’est-à-dire de comprendre la nécessité de la philosophie politique en vue de la possibilité de la philosophie. En troisième lieu, si les « choses les plus fondamentales » sont tombées dans l’oubli, qu’en est-il de l’utilité présente et de la possibilité même de la philosophie politique, par conséquent aussi de la possibilité de la philosophie qui se tient, en un sens encore à déterminer, sous elle ? La philosophie politique aujourd’hui apparaîtra dès lors comme une sorte d’histoire de la philosophie politique – tis politikè, selon le mot, par là détourné, d’Aristote, ou une philosophie politique nécessairement oblique – qui prend sur elle la tâche de la déconstruction du nihilisme dans la figure radicale de l’historicisme (celui-ci s’accomplissant en Heidegger, « l’historiciste le plus radical »10), ou, comme il arrive aussi à Strauss de l’écrire, de la répétition du conflit des Lumières et de l’orthodoxie.
I
8La philosophie politique traite de « questions simples et premières »11. La première d’entre ces « questions premières » est celle du meilleur régime12. La question directrice de la philosophie politique tourne par conséquent autour d’un ariston, c’est-à-dire d’une fin, qu’il s’agit à travers elle de connaître, ou dont il s’agit de rendre raison en son optimalité même – en sa dignité à être choisie de préférence à toute autre. Mais par conséquent aussi la philosophie politique se propose, en tant qu’elle est indissolublement liée à la connaissance du meilleur régime, la « connaissance de la vie bonne »– la connexion, selon Strauss, est déjà platonicienne : « La quête du meilleur régime n’est que la forme politique de la quête de la vie bonne », c’est-à-dire requiert la position de la question « comment vivre ? »13. La philosophie politique, se préoccupant d’un ariston, cherche un préférable – les choses politiques prétendent « à l’obéissance, à l’allégeance des hommes »14-, c’est-à-dire qu’elle vise à faire le départ entre le meilleur et le pire. Il n’y aura aucune neutralité possible pour la philosophie politique, puisqu’elle est tout entière concentrée autour de la connaissance d’un ariston : les choses politiques ne sont ou ne deviennent politiques qu’au sens et à partir du moment où elles prétendent au meilleur, décident du meilleur.
9À ce titre cependant la philosophie politique paraît bien n’être qu’une partie de la philosophie comme « recherche de la connaissance du Tout »15. Et en effet : « La philosophie est plus ancienne que la philosophie politique16 ». Au moment de répondre à la question : « Qu’est-ce que la philosophie ? », Strauss retrouve la sophia aristotélicienne en convenant que la philosophie est « recherche des principes »– ce qu’il traduit immédiatement par « recherche des origines de toute chose, recherche des choses premières »17 – qui a d’abord voulu dire : recherche sur la physis (dont il est par là présupposé qu’elle est cachée), et n’aura pu commencer qu’avec la dissociation, absolument inaugurale, du bien et de l’ancestral, c’est-à-dire la contestation de l’autorité18. La philosophie est recherche sur les choses premières d’une part – la philosophie politique porte sur des questions premières d’autre part. Relevons que les « questions premières » de la philosophie politique doivent bien en dernière instance mobiliser aussi la connaissance de ces « choses premières » dont traite la philosophie, autrement dit il devra bien s’agir aussi dans la philosophie politique, à un moment ou à un autre, de choses étemelles et nécessaires19 – comme la distinction du juste et de l’injuste –, faute de quoi celle-ci tomberait hors de la philosophie. La philosophie politique traitera bien de principes ou de choses premières, mais d’une part ces principes ne sont pas nécessairement les premiers d’entre les principes, les choses premières de la politique ne sont pas nécessairement les premières d’entre les choses premières dont la philosophie est la recherche, d’autre part – et surtout – ces choses premières qui viennent en question dans la philosophie politique ne surviennent peut-être pas au commencement de la philosophie politique : pas comme ses « questions premières ». On remarquera en tout état de cause que la philosophie politique n’aura pas été « première » au sens de l’ancienneté, puisque la philosophie n’a pas commencé par être politique. On notera en second lieu qu’elle n’est pas non plus classiquement « première » au sens de l’ordre de l’exposition, puisque tout au contraire, pour toute une tradition, elle vient à la fin20. Mais tout ceci ne dit rien encore de la préséance dans l’intention et la tentative straussiennes.
10En quel sens au juste les questions de la philosophie politique sont-elles « simples et premières » ? La simplicité est aussi ce par quoi il convient de commencer, la question simple est aussi la première question. La simplicité est d’abord le propre du naturel : la philosophie politique – classique, c’est-à-dire la philosophie politique elle-même – est naturelle en ce sens qu’elle considère la nature plutôt que la tradition ou la convention21. Mais à s’en tenir là, toutes les questions de la philosophie, comme recherche sur la nature, seraient « simples et premières » ! Et en un sens elles le sont effectivement. Mais il y a, à la simplicité des questions politiques, un second sens – qui est en même temps un autre sens du « naturel ». Les questions du philosophe politique sont « simples » au sens où elles sont d’abord les questions mêmes du citoyen éclairé ou du gentilhomme. Que le regard philosophique porte plus loin n’empêche pas qu’il soit tendu dans la même direction que celui du citoyen éclairé : celle des « choses mêmes ». Elles sont « premières » au sens où elles émanent de « la compréhension de sens commun des choses politiques » : premières, par conséquent, dans la philosophie politique classique par rapport à une science politique moderne coupée du sens commun, entendu comme compréhension pré-scientifique des choses politiques22. Pour autant, en tant que philosophique, la pensée du politique ne se laisse pas entièrement reconduire à ce dont elle se tient d’emblée si proche, la vie politique ou l’action politique en tant que celles-ci impliquent de toute nécessité une opinion sur les choses politiques. Mais l’opinion sur les choses politiques – c’est à cette condition qu’elle pourra être dite « éclairée »– est déjà en elle-même « orientée » vers la connaissance de la vie bonne et de la meilleure politeia. Il faut dire, sur un mode peut-être spinoziste, que tout n’est pas entièrement faux dans cette doxa sur les choses politiques – particulièrement les questions et leur orientation. À ce titre, la philosophie politique est la partie de la philosophie qui se tient au plus près « de la vie non-philosophique, de la vie humaine »23. Cependant celle-ci, dans les jugements auxquels, en tant que politique, elle est contrainte, est contradictoire : la vie politique est l’arène de prétentions opposées sur l’ariston. Dès lors la philosophie politique, qui commence par poser exactement les mêmes questions que par exemple les assemblées, est l’arbitre de ces prétentions, autrement dit prétend elle-même connaître l’ariston24. Le philosophe politique n’a pas seulement en commun avec le citoyen éclairé le souci de l’ariston, mais encore ses premières questions (qui ne sont donc en rien spécifiquement philosophiques : cependant le philosophe en viendra aussi à poser des questions « ultimes » qui ne sont jamais posées dans la vie politique) et la méthode de la controverse. Davantage : son effort pour mettre fin aux controverses – ou les « liquider », comme auraient dit les Classiques – n’est rien d’autre que l’accomplissement de l’œuvre propre du bon citoyen : il est donc, en tant que philosophe politique, un aristos entre les citoyens25. Relevons que la proximité de la philosophie politique avec la vie politique présuppose des citoyens éclairés ou des gentlemen : c’est-à-dire des citoyens qui vivent et conversent dans le souci de l’ariston plus que de la victoire – qui savent que celle-ci voudrait dire aussi la guerre civile – et qui, ne pouvant pas ne pas juger, gardent cependant ouverte la discussion sur le préférable26.
11À partir de là, on entrevoit un autre sens des questions de la philosophie politique en tant que questions premières selon Strauss : dans la mesure où la philosophie politique est foncièrement tournée pros ton biôn, ses questions sont premières selon une certaine hiérarchie humaine, ou naturelle à l’homme, des questions. Il y a pour l’homme des questions capitales, et des questions secondes seulement. Mais que veut dire ici exactement « capital » et « second »– de quelle hiérarchie s’agit-il ? Il s’agit-là des questions les plus utiles : qu’il est le plus utile de poser et auxquelles il est le plus utile de répondre – « la seule chose utile », portait le texte sur Thucydide. Mais si elles sont les plus utiles questions, c’est en vertu de la hauteur même, de la souveraineté de la fin autour de laquelle elles tournent, le bien humain par excellence. Si la philosophie politique est philosophie première, c’est, en un premier sens, dans la mesure même où la question de la vie bonne est première pour l’homme (il n’y a pas de différence, quant à la portée de la question, pour le gentleman et le philosophe), et où cette question même oblige à poser celle du meilleur régime qui rendra possible – ou du moins protègera – la vie bonne, par conséquent la question du meilleur régime en vue de l’excellence humaine. La philosophie politique reste première en ce sens même si la vie politique n’est pas le meilleur genre de vie, et que la vie mixte ou la vie théorétique l’emporte en fin de compte sur elle pour l’excellence humaine. Les questions de la philosophie politique sont premières au sens où sont premières les « questions de vie ou de mort »27 – en tant que questions humaines par excellence : elles sont les plus urgentes questions, même si elles ne devaient pas, conduisant en effet à des « questions ultimes », trouver les premières leur réponse – même si elles devaient être, tout compte fait, les questions les plus difficiles, et ne pas trouver leur réponse, en tant que questions, sur le plan politique (ni dans la vie politique, ni dans la philosophie politique). La difficulté ici pourrait bien présenter deux versants, et recouvrir, d’une part, l’impossibilité, qui rend tout humanisme fragile, de comprendre l’humain à partir de lui seul, la nécessité de considérer ce qui est en dessous ou au-dessus de lui28 : si la félicité de l’homme est dans une autre vie, ou bien si le « chef premier » de la cité parfaite doit être prophète, la philosophie politique devra bien aussi traiter des « choses divines »29. D’autre part et principalement, cette impossibilité pour la philosophie politique à ne pas être en même temps métaphysique pourrait en quelque façon jeter la politique hors d’elle-même, jusqu’à la découverte qui attend le philosophe politique, quand
il en vient à comprendre que le but ultime de la vie politique ne peut être atteint par la vie politique mais seulement par une vie consacrée à la contemplation, à la philosophie30.
II
12La philosophie politique est donc « première » au sens où elle pose les questions les plus utiles à la vie humaine, et, exactement en tant que philosophie politique classique par rapport à la philosophie politique moderne, « simple et première » au sens où ses questions commencent par être les mêmes que celles que se pose « naturellement » le gentleman : « comment vivre ? »– « comment vivre ensemble ? ». Ces traits nous découvrent une préséance elle-même double : 1. Préséance de la philosophie politique par rapport aux autres parties de la philosophie, non pas fondée sur l’ancienneté, non pas dans l’ordre de l’exposition, non pas enfin en dignité, comme si les « choses politiques » étaient plus hautes que les autres, mais dans le seul plan de l’ utilité humaine. 2. Préséance de la philosophie politique classique sur la philosophie politique moderne – laquelle à vrai dire se confond avec la dissolution de toute philosophie politique. Les deux sens sont liés, la seconde préséance reposant entièrement sur la première : c’est le gentleman qui se pose les questions les plus utiles, qui étaient les premières questions de la philosophie politique classique. Les questions simples sont aussi les plus utiles.
13Mais l’« utilité » est plus subtile qu’il n’y paraît, si la philosophie politique introduit aussi la nécessité de questions ultimes qui ne sont plus les questions du gentleman, et si l’excellence humaine en question dans la philosophie politique – c’est-à-dire : déjà dans la politique elle-même – ne saurait être reconduite au genre de vie politique, mais plutôt au théorétique. Dans ces conditions la philosophie politique est la plus utile en vue de la philosophie elle-même, et « première » en ce sens qu’elle est la première philosophie, non pas exactement au sens où il conviendrait de commencer par elle en philosophie, mais parce que c’est elle qui fonde la possibilité politique de la philosophie – qui la déborde absolument –, autrement dit d’un genre de vie non politique. Par conséquent, c’est depuis la non-philosophie qu’il conviendrait de commencer par elle – avant toute résolution philosophique. Elle déploie cette fondation, justification ou défense de la philosophie, ou bien directement en tant que politique philosophique, ou bien indirectement en tant que philosophie politique de la philosophie. Dans cette dernière configuration, la philosophie politique apparaît comme un sas entre la vie et le public non-philosophiques et la vie philosophique privée, c’est-à-dire réservée aux amis – qui le restera au moins aussi longtemps qu’une politique philosophique n’est pas effectivement mise en œuvre. On comprendra que dans l’espace intermédiaire et raréfié de ce sas – espace de la mise en danger, c’est-à-dire aussi de la protection, espace de la prudence et de la sagacité – apparaisse la nécessité d’un art d’écrire : jusqu’où le gentleman est-il un gentleman ? Et après tout il serait peut-être préférable, en de certains temps où il se fait rare, de ne pas trop compter sur lui.
14Plus d’une fois Strauss est revenu sur cette condition classique de la philosophie politique. La philosophie politique est alors moins délimitée par ce dont elle traite – les « choses politiques »– que par la façon qui est la sienne de philosopher. C’est un certain philosopher qui est politique, au sens où il part des questions communes et entre par là en communication avec la non-philosophie. La philosophie politique – c’est là ce que Strauss appelle son « sens profond »– est « philosophie populaire » ou « introduction politique à la philosophie », « la tentative pour conduire les citoyens compétents ou plutôt leurs fils compétents de la vie politique à la vie philosophique »31. Cette visée à la fois éducative et défensive est la raison directe de la langue commune de la philosophie politique et de son style dialectique d’argumentation, en même temps que des artifices dont elle use. Car cette compréhension commune des choses politiques n’est pour la philosophie politique qu’un commencement, qui a tout d’une captatio : la philosophie politique, en tant que discipline pratique, est destinée à s’effacer devant ce à quoi elle introduit et prépare : la visée, plus haute que l’action, de « comprendre les choses telles qu’elles sont »32 – c’est-à-dire la philosophie comme genre de vie théorétique. La philosophie politique est la seule introduction à la métaphysique.
15On s’aperçoit, dans ces conditions, que l’art d’écrire, faute d’une politique philosophique effective, n’a rien de contingent : aux portes de la philosophie il la protège, il est le sas lui-même, la philosophie en tant que politique, en tant qu’elle parle de manière politique, c’est-à-dire, traduit Strauss, « grossièrement » (ce qui veut dire en même temps : subtilement) – en tant qu’« enseignement exotérique »33. Les dehors sous lesquels la philosophie existe ou survit dans le plus grand danger deviennent le lieu où se décide la possibilité de la philosophie comme affaire essentiellement privée ou amicale. Ce plus grand danger peut bien être de la nature de la persécution. Resterait à savoir si « un danger » n’est pas. absolument, « inséparable de la philosophie »34 – en sorte que l’hétérodoxie serait essentielle à celle-ci : on se demandera si, dans un temps de détresse, à l’époque du nihilisme, la philosophie, en son principe d’hétérodoxie, est encore seulement possible autrement que sur un mode désormais entièrement privé (et si même elle est possible sur ce mode), c’est-à-dire si elle est encore possible en tant que politique, où il s’agit de juger et de partir des « distinctions » tenues pour établies dans la vie politique. Si en effet le sérieux du jugement s’est effondré (la « volonté de vérité » en tant que « croyance » et « besoin de vérité », selon l’analyse nietzschéenne), la philosophie sans doute n’aura plus à se défendre, mais cette sûreté « moderne » lui aura coûté le prix fort : elle aura perdu toute communauté possible avec la vie non-philosophique, toutes ses façons « politiques ». Le nihilisme veut dire aussi l’impossibilité de l’hétérodoxie. C’est à partir de là que le sens ultime de l’effort straussien commence à devenir une question.
16En tout état de cause, la nécessité de l’art d’écrire – c’est-à-dire d’« écrire entre les lignes » : un art tel qu’un Nietzsche en sera encore l’un des maîtres modernes – est dans son principe, à partir de notre interprétation, sélective et « aristocratique » (nous risquons le mot, avec la réserve qu’il ne s’agit pas du kratos en elle), reposant sur un dédoublement – au moins – de ce que Kant appelait « l’ensemble du public qui lit »35, et présupposant d’autre part, dans une certaine mesure, l’identification socratique de la vertu et de la connaissance36. Ce principe de sélection des aristoi n’est cependant pas entièrement incompatible avec le souci de la paideia qui traverse la philosophie politique comme introduction à la philosophie ou première philosophie. Car la philosophie politique partira bien des questions premières du citoyen « éclairé » : toute la difficulté est de savoir jusqu’où celui-ci sera capable d’aller dans la compréhension de l’enseignement ésotérique, c’est-à-dire, comme nous pouvons l’identifier, des « questions ultimes » qu’il ne pose pas en tant que citoyen, qui requièrent de lui la destruction de la doxa, ou, dans le meilleur des cas, son epokhè : la « tentative » de toute philosophie politique n’aboutira que si le gentleman se retourne vers la théôria qui seule comprend les choses telles qu’elles sont. Il s’agit à la fois de sélectionner et d’éduquer les amis inconnus, les « fils compétents ». Mais tous ceux qui savent lire ne sont pas des gentlemen – il est par conséquent nécessaire de s’adresser à eux de façon à la fois naturelle et oblique. L’enseignement exotérique portera, dans ces conditions, le sceau d’une ambiguïté vertigineuse : destiné, d’une façon déjà en elle-même équivoque, à faire passer les jeunes gens à l’enseignement ésotérique (particulièrement à conduire à la théôria), à partir des questions premières jusqu’aux questions ultimes – et, en même temps, à protéger le genre de vie théorétique en son hétérodoxie37. Le sas ne fait pas seulement passer, il bloque aussi l’accès : exactement, il le réserve. Une question cependant apparaît. L’art d’écrire parviendra-t-il à ses fins contradictoires, indissolublement d’éducation et de protection, si d’une façon ou d’une autre n’est pas présupposé un « naturel philosophe », le sens qu’il conviendrait de donner à celui-ci dans la pensée de Strauss restant ici complètement indécidé ? Quoi qu’il en soit, l’impératif de la prudence requiert conjointement la subtilité de celui qui écrit et la sagacité de celui qui lit, et il ne paraît pas que la première puisse entièrement tenir lieu de la seconde : dans une certaine mesure au moins (toute la mesure requise par la protection), elle la présuppose au contraire.
17Le « sens profond » de la philosophie politique comme première philosophie revient par conséquent à la profondeur même de la surface. C’est l’existence en surface de la philosophie qui est fondamentalement en question dans la philosophie politique. Que les questions et distinctions « simples et premières », au premier chef le partage du juste et de l’injuste, soient tombées dans l’oubli – d’un oubli qui s’accomplit dans la philosophie politique elle-même ! –, et c’est la philosophie politique tout entière qui aura sombré. Perdant ce qui l’attachait à la vie non-philosophique – perdant dans le même naufrage ce qui la menaçait – la philosophie sera pourtant déjà tombée dans le plus grand des dangers.
III
18Le moment est venu de nous efforcer de « comprendre adéquatement » le sens de l’effort straussien dans la philosophie politique – adéquatement, c’est-à-dire tel qu’il le comprenait lui-même38. La difficulté principale – où se fera la décision – concerne le foyer du nihilisme en tant qu’historicisme – l’entente de l’histoire. Lors même en effet qu’il se livre à une sorte d’histoire, Strauss ne méconnaît pas que l’extinction de la philosophie politique prend aujourd’hui la voie d’une transformation de la philosophie politique en histoire de la philosophie politique39. Autrement dit, même si elle tolère ou appelle une cognitio ex datis, la philosophie politique reste – lorsqu’elle est elle-même – cognitio ex principiis. En sorte que l’historicisme adresse à la philosophie politique la question « la plus urgente »40 : la question de sa possibilité aujourd’hui. On entrevoit dès lors que la question première de la philosophie politique pourrait bien désormais revêtir l’allure réflexive ou critique d’un questionnement sur elle-même, intégralement mené à partir du conflit qui l’oppose à celui qui est déjà son écrasant vainqueur, l’historicisme et son aboutissement nihiliste41. À son tour ce questionnement ne saurait lui-même prendre d’autre chemin que celui d’une histoire qui serait entièrement la répétition de ce conflit. La philosophie politique n’est plus possible qu’en tant qu’histoire – non pas directement de la philosophie politique, car cette histoire est au contraire en son principe la destruction de la philosophie politique, son impossibilité – mais du conflit qui opposa les présuppositions de la philosophie politique aux présuppositions de l’historicisme. Le retour, décidément, ne peut pas être simple : il est impossible autrement que sur le mode de la subtilité tactique. La philosophie politique n’est désormais possible qu’en tant qu’histoire de la querelle des Anciens et des Modernes. Histoire oblique, qui contient, dans la répétition de cet affrontement, le principe d’une subversion de l’ historicisme, d’une résistance ou d’une guérilla de la philosophie politique sous l’empire de l’historicisme. Il y aura donc, à l’époque du nihilisme, une sorte de clandestinité de la philosophie politique s’avançant sub contraria specie, sous les espèces renversées d’une histoire qui continue de différer « fondamentalement » d’avec elle. Il ne serait pas vraiment surprenant, dans ces conditions d’exténuation de son principe, que la philosophie politique ainsi entendue fût contrainte de réinventer les ruses de l’art d’écrire. L’écriture énigmatique de Strauss répondrait à cette nécessité d’inquiéter Lhistoricisme sur son propre territoire, c’est-à-dire de répéter, sous les traits maquillés de l’historique, les « questions simples et premières ». Strauss se placerait exactement au site architectonique qui était celui du philosophe politique classique, dans une position appelant la même stratégie, la même prudence et la même sagacité, à des fins désormais d’éducation plutôt que de protection – à moins que le danger ne soit d’une autre nature : au point de rebroussement, celui de l’émergence du philosophique depuis le non-philosophique, c’est-à-dire, aujourd’hui, l’historique. À ceci près, qui est d’importance, qu’il s’agit désormais d’accéder aux questions premières elle-mêmes, que le philosophe politique classique avait en commun avec le gentleman, et qui sont aujourd’hui enfouies, entièrement recouvertes. La question de la vie théorétique serait plus éloignée qu’elle ne l’a jamais été : notre question, la question première sur le plan de l’urgence c’est-à-dire de l’utilité présente, est celle de l’assise philosophique-politique, de la philosophie dans ses façons politiques à partir de laquelle seulement il deviendrait à nouveau possible d’introduire la question de la vie théorétique. En ce sens la philosophie de Leo Strauss serait bien, plus exactement sans doute que toute autre, tis politikè, « une sorte de politique ». Il n’est pas possible de parler de l’Être si l’on n’a pas affronté la question de la tyrannie, non pas en tant que question historique, mais avec la distinction du juste et de l’injuste – c’est-à-dire en répétant la question à partir de cette distinction : comme question classique. Mais parler de la tyrannie ne revient qu’« en apparence » à se détourner de l’Être-le chemin détourné de cette « apparence » restant le seul chemin pour accéder à l’Être. Dans le temps de ce détour apparemment historique et en vérité classique, c’est-à-dire non historiciste, à travers lequel il s’agit pour nous d’accéder à nouveau aux distinctions tombées dans l’oubli, et par elles à la philosophie elle-même, dans le temps, ainsi, du nihilisme, la vertu « première » serait peut-être la vertu la plus proche, tout ensemble, de la justice et de la sophia, celle dont Thucydide avait fait une vertu morale42, la modération.
19Le destin de l’effort de Strauss – qui n’est rien d’autre que l’effort ultime en vue de la philosophie – reste entièrement non décidé. La question devient pour nous ce qu’elle était peut-être déjà pour lui : Strauss trouvera-t-il des amis ?
Notes de bas de page
1 « Mise au point », en réponse à Alexandre Kojève, trad. H. Kern et A. Enegrèn, De la Tyrannie, Paris, Gallimard, 1997 [cité désormais TYR], p. 249-250.
2 « Thucydide : la signification de l’histoire politique », conférence formant le chap. 6 de La Renaissance du rationalisme politique classique, trad. P. Guglielmina, Paris, Gallimard, 1993 [cité désormais RR], p. 165.
3 D’une part le retour, comme « reprise pure et simple », n’est pas possible (voir La Cité et l’ homme, Introduction, trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses Pocket, 1987 [cité désormais CH], p. 8), d’autre part, en tant que retour « conditionnel ou expérimental », il est « nécessaire » (ibid., p. 19) : il s’agit d’une tentative de retour aux « principes » de la philosophie politique classique en vue d’une « application sage [...] de ces principes à nos tâches » : mais dans cette application nous sommes seuls.
4 Sein und Zeit, § 1, Tübingen, Niemeyer, 1984 [cité désormais SZ], p. 2.
5 Voir Introduction de CH : les présuppositions de la philosophie politique moderne renferment déjà le principe de son effondrement, c’est-à-dire le déclin de toute fin universelle en idéologie particulière. Cf. « Qu’est-ce que la philosophie politique ? » (chap. i du volume de 1959 qui porte le même titre, trad. O. Sedeyn. Paris, PUF, 1992 [cité désormais PHP], p. 22- 23) : « Nous exagérons à peine lorsque nous disons qu’aujourd’hui la philosophie politique n’existe plus, sinon comme quelque chose qu’on enterre, c’est-à-dire comme sujet de recherches historiques, ou encore comme thème à protestations timides et sans convictions ».
6 SZ § 6, p. 21 (verdecken, précisément). Que Strauss comprenne exactement de la même façon la tradition se laisse induire à partir du privilège qu’il accorde à la philosophie politique classique lorsqu’il la juge « naturelle » et « non traditionnelle ». Voir PHP, chap. i, p. 32-33 : « À toutes les époques ultérieures, l’étude des choses politiques par les philosophes a dû passer par une tradition de philosophie politique qui a été comme un écran entre le philosophe et les choses politiques, que le philosophe considéré suive ou rejette cette tradition. Il s’ensuit que les philosophes classiques voient les choses politiques avec une fraîcheur et une netteté qui n’ont jamais été égalées. Ils regardent les choses politiques du point de vue du citoyen éclairé ou de l’homme politique ». Nous reviendrons sur cette dernière clause, fondatrice de la possibilité même d’une philosophie politique. Qu’il soit possible de comprendre le travail de Strauss comme une sorte de Wiederholung en vue d’une certaine Erinnerumg, et que cette opération puisse elle-même être entendue comme déconstruction ou, plus exactement encore, Entdeckung, un texte remarquable de PHP (chap. ii, « La philosophie politique et l’histoire », p. 77) paraît bien l’autoriser : « C’est précisément cette contemporanéité de la pensée philosophique avec sa base qui n’existe plus dans la philosophie moderne, et dont l’absence explique la transformation ultime de la philosophie moderne en une philosophie intrinsèquement historique ». On aura considéré que les fondements étaient une fois pour toutes fermement établis, et que l’on pouvait construire sur eux sans revenir à eux : « De cette manière, les fondements sont entièrement recouverts. La seule preuve nécessaire pour garantir leur solidité semble être fournie par le fait que la structure persiste et évolue. Dans la mesure où, cependant, la philosophie n’exige pas seulement une solidité ainsi entendue, mais la lucidité et la vérité, une espèce spéciale d’enquête devient nécessaire, dont le but est d’entretenir le souvenir, et le problème, des fondements que le progrès dissimule. Cette enquête philosophique est l’histoire de la philosophie ou de la science ».
7 Ouverture de l’Introduction de CH, p. 7.
8 SZ § 3, p. 11 (Klärung), sur « la préséance Vorrang ontologique de la question de l’être ».
9 « Une fin parmi les fins praticables »– et non « une fin de nos activités » (ti telos tôn praktôn est différent de ta telè tôn praxeôn, 1094 a 17).
10 « Ce fut le mépris de ces traits permanents [de l’humanité, comme la distinction entre le noble et le vil] qui autorisa en 1933 l’historiciste le plus radical à se soumettre, ou plutôt à faire bon accueil, comme à un décret du destin, au verdict de la partie la moins sage et la moins modérée de sa nation, alors qu’elle se trouvait dans l’humeur la moins sage et la moins modérée, et en même temps à parler de sagesse et de modération. Le plus grand événement de l’année 1933 semblerait plutôt avoir prouvé, si une telle preuve était nécessaire, que l’homme ne peut pas abandonner la question de la bonne société, et qu’il ne peut pas se délivrer de la responsabilité d’y répondre en faisant appel à l’Histoire ou à tout autre pouvoir que celui de sa propre raison » (PHP, chap. I, p. 32).
11 PHP, chap. i, p. 32.
12 PHP, chap. i, p. 39.
13 RR, II, 6, « Thucydide : la signification de l’histoire politique », p. 160.
14 PHP, chap. i, p. 17. C’est la renonciation à cette prétention essentielle, avec la distinction entre faits et valeurs, qui caractérise le nihilisme et l’historicisme modernes, aboutissant à la dénaturation des choses politiques et à l’impossibilité de la philosophie politique. Cf. Droit naturel et histoire, chap. i et II. Autrement dit la philosophie politique requiert le jugement, dont la modernité historiciste conteste la possibilité.
15 PHP, chap. i, p. 16. Le lien entre le meilleur régime et la vie bonne apparaît également lorsque l’objet de la recherche est présenté par Strauss comme « la perspective d’un ordre politique le plus conforme aux exigences de l’excellence humaine » (« De la philosophie politique classique », in RR, II, 4, p. 115) : Variston est bien anthropinon agathon, et la philosophie politique, recherche sur les choses humaines. Toutefois, cela même ne voudrait pas immédiatement dire que « le meilleur humainement » et « le meilleur politiquement » sont nécessairement identiques, mais seulement que « le meilleur politiquement » ne peut pas se laisser déterminer sans la considération de ce qui est « meilleur humainement ». En tout état de cause, à la question « Comment vivre ? », les Modernes auront substitué celle-ci, qui fut d’abord machiavelienne : « Comment les hommes vivent-ils ? ».
16 Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É.de Dampierre, Paris, Champs-Flammarion, 1986 [cité désormais DNH], chap. iii, p. 84.
17 DNH, chap. iii, p. 84.
18 DNH, chap. iii, p. 86 : « Le problème des choses premières et celui de la bonne manière ne peut pas être posé, il ne peut pas y avoir de philosophie, on ne peut pas découvrir la nature, tant que l’autorité en tant que telle n’est pas contestée ou tant que n’importe qui est cru sur parole ». Cf. la fin de la « Mise au point » sur le Hiéron : « La philosophie au sens strict et classique est la recherche de l’ordre éternel ou de la cause ou des causes éternelles de toutes choses » (TYR, IV, p. 249). La conséquence est tirée plus loin : « Sur les bases des hypothèses classiques, la philosophie exige un détachement radical à l’égard des intérêts humains : l’homme ne doit pas se sentir absolument chez lui sur la terre, il doit être citoyen du Tout ».
19 Comme Strauss les détermine plus loin, DNH, p. 90. Reste à savoir si la philosophie politique ne traitera pas aussi de choses non éternelles et non nécessaires : difficulté aristotélicienne de l’akribeia propre à chaque logos selon la matière dont il traite (précisément la politique, c’est-à-dire les choses « belles et justes », comportent « beaucoup de divergences et d’errances [pollèn diaphoran kai planèn] », « si bien qu’elles semblent être seulement par convention et non par nature » : Éthique à Nicomaque, 1094b 11-16), mais déjà platonicienne : y a-t-il une idée de la Cité ? – ce qui, aux dires d’Aristote, présupposerait que la Cité fût une chose naturelle (voir CH, II, « Sur la République de Platon », p. 121. Strauss cite Métaphysique, 991b6-7 et 1070a 18-21).
20 Ainsi la politique est-elle pour les Médiévaux « à la dernière place dans l’édifice des sciences ». Comme fondation de la Loi à partir de la philosophie, « elle constitue la fin et la conclusion, ou, si l’on veut, le couronnement qui scelle la métaphysique » (« La Querelle des Anciens et des Modernes », in Maïmonide, trad. R. Brague, Paris, PUF, Épiméthée, 1988 [cité désormais MAI], p. 67). Mais le premier dans l’ordre de la préséance n’est pas nécessairement premier dans l’ordre de la présentation : il faudrait dire en quel sens il y a « scellement » de la métaphysique par la politique.
21 PHP, p. 32-33.
22 CH, Introduction, p. 20.
23 PHP, p. 16 et 32-33. Cf. « De la philosophie politique classique », RR, II, 4, p. 103 sq : « La philosophie politique classique tentait d’atteindre son but en acceptant les distinctions fondamentales faites dans la vie politique, telles qu’elles étaient exactement signifiées et ordonnées dans la vie politique – en les pensant à fond, en les comprenant aussi parfaitement que possible ».
24 RR, II, 4, p. 105. Cet arbitrage philosophique est l’un des sens du caractère architectonique de la philosophie politique : « Tout législateur est en premier lieu concerné par la communauté particulière pour laquelle il légifère mais il est contraint de soulever des questions qui valent pour toute législation. Ces questions les plus fondamentales et les plus universelles sont naturellement destinées à devenir l’objet de la connaissance politique la plus « architectonique », véritablement « architectonique », cette science politique visée par le philosophe politique. Cette science politique est la connaissance qui permettrait à un homme de former des législateurs. Le philosophe politique qui parvient à cette connaissance est le maître des législateurs » (RR, II, 4, « De la philosophie politique classique ». p. 108).
25 RR, II, 4, p. 106. « Cette conception du rôle du philosophe politique – le fait qu’il ne puisse être un partisan “radical” préférant la victoire dans la guerre civile à l’arbitrage – est aussi d’origine politique : c’est le devoir d’un bon citoyen que de faire cesser la dispute et de créer, par persuasion, l’entente parmi les citoyens. Le philosophe politique apparaît en premier lieu comme un bon citoyen pouvant remplir ce rôle de bon citoyen de la meilleure manière et au plus haut niveau possible ».
26 « Éclairés », ils le sont encore en vertu d’un « goût » pour les distinctions morales (entre « courage et lâcheté, justice et injustice, bienveillance humaine et égoïsme, douceur et cruauté, civilité et grossièreté ») qu’ils « tiennent pour établies » (RR, II, 4, « De la philosophie politique classique », p. 113-114). Au gentleman est essentielle la vertu de modération telle que la comprend Strauss, comme vertu même du dialogue.
27 RR, II, 6, « Thucydide : la signification de l’histoire politique », p. 165.
28 RR, I, 1, « Science sociale et humanisme », p. 54-55.
29 MAI, 2, « Quelques remarques sur la science politique de Maïmonide et de Farabi », p. 156 : les grands livres politiques de Farabi « sont en même temps des traités métaphysiques ».
30 RR, II, 4, « De la philosophie politique classique », p. 115.
31 RR, II, 4, « De la philosophie politique classique », p. 118.
32 RR, II, 4, p. 119.
33 La Persécution et l’art d’écrire, Introduction, trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses Pocket, 1989 [cité désormais PER], p. 47.
34 PER, Introduction, p. 51.
35 Réponse à la question : Qu ’est-ce que tes Lumières ?, AK VIII, 37 ; trad. H. Wismann, OPHt. II, Paris, Gallimard, 1985.p. 211.
36 PER, chap. ii, p. 59.
37 L’idéal d’un genre de vie théorétique est selon Strauss essentiellement lié à la nécessité de garder la vérité secrète. Ainsi dans les Lumières médiévales : « Le caractère ésotérique des “Lumières religieuses au Moyen Âge” se fonde sur la domination de l’idéal de la vie théorétique, de la même façon que le caractère exotérique des Lumières modernes se fonde sur la conviction que le primat revient à la raison pratique, conviction qui était déjà dominante longtemps avant que Kant ne la formule, ne la fonde et ne la radicalise » (MAI, « La Loi fondée sur la philosophie », p. 105). Le pratique, en effet, comme Kant aussi l’aura fortement marqué, est celui de la moralité commune, non un genre de vie proprement philosophique. Avec Lessing encore, aux yeux de Strauss, la nécessité de l’art d’écrire et de la « dissimulation de certaines vérités fondamentales » repose sur « l’imperfection de la vie politique en tant que telle », son infériorité par rapport à la vie contemplative et le conflit entre « les exigences du niveau le plus bas » et « les exigences du niveau le plus haut » (RR, II, 5, « L’enseignement exotérique », p. 122). – Pour Maïmonide, à cet égard peut-être le plus radical, l’art d’écrire est au fond toujours art d’écrire sur les choses métaphysiques : c’est la métaphysique qui exige un mode d’exposition oblique, « obscur et concis », en vertu de « la nécessité de la chose même » : « L’objet de la métaphysique n’est pas accessible au regard en tous temps et sans interruption comme les objets des autres sciences, qui peuvent par suite être exposés de façon méthodique et transparente ; tantôt il se montre, tantôt il se soustrait au regard. [...] C’est sur l’insuffisance de l’homme à connaître Dieu qu’est fondée la façon de communiquer qui caractérise la métaphysique, à savoir la communication ésotérique » (MAI, p. 95). La métaphysique ne donnera pas lieu à une exposition systématique ou « d’un seul tenant », mais sera constamment mêlée à d’autres objets.
38 Selon son fameux principe d’interprétation : « Une interprétation adéquate est une interprétation telle qu’elle comprend la pensée d’un philosophe exactement comme il la comprenait lui-même » (PHP, chap. ii, « La philosophie politique et l’histoire », p. 68).
39 CH, Introduction, p. 15. Alors que « la philosophie politique n’est pas une discipline historique » et que « les questions philosophiques concernant la nature des choses politiques et de l’ordre politique le meilleur, ou de l’ordre politique juste, diffèrent fondamentalement des questions historiques, qui portent toujours sur des êtres individuels » (PHP, « La philosophie politique et l’histoire », p. 59). À l’inverse, l’historicisme est « l’affirmation selon laquelle la distinction fondamentale entre les questions philosophiques et les questions historiques ne peut pas en dernière analyse être maintenue » (ibid., p. 60). Historiciste sera aussi toute recherche tournée vers le présent ou l’avenir en tant que tels (l’historicisme pouvant être « futuriste »).
40 PHP, p. 60.
41 DNH, chap. i, « Le droit naturel en face de l’histoire », p. 29.
42 « Thucydide : la signification de l’histoire politique », in RR, p. 146-147 et 150-151.
Auteur
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Thémistius
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