La persécution et l’art d’écrire
p. 21-38
Texte intégral
Que le vice se soit souvent avéré un émancipateur de l’esprit est l’un des faits les plus humiliants, mais, en même temps, l’un des plus indiscutables de l’histoire,
W.E.H. Leckya
I
1Dans un nombre considérable de pays qui, pendant environ une centaine d’années, ont joui d’une liberté de discussion publique pratiquement complète, cette liberté est maintenant supprimée et remplacée par une contrainte de coordonner le discours avec les vues que le gouvernement croit utiles ou soutient tout à fait sérieusement. Il peut valoir la peine d’examiner brièvement l’effet de cette contrainte, ou de cette persécution, sur les pensées aussi bien que sur les actions1.
2Une large partie des gens, probablement la grande majorité de la jeune génération2, admet comme vraies les vues appuyées par le gouvernement, si ce n’est immédiatement, du moins après un certain temps. Comment ont-ils été convaincus ? Et où le facteur temps intervient-il ? Ils n’ont pas été convaincus par la contrainte, car la contrainte ne produit pas la conviction. Elle ouvre seulement la voie à la conviction en réduisant au silence la contradiction. Ce qu’on appelle la liberté de pensée, dans un grand nombre de cas, revient à – et même, en pratique, consiste en – la capacité de choisir entre deux vues différentes, ou plus, présentées par la petite minorité de gens qui sont [489] des orateurs ou des écrivains3. Si ce choix est empêché, la seule espèce d’indépendance intellectuelle dont beaucoup de gens sont capables est détruite, et c’est la seule liberté de pensée qui ait une importance politique. La persécution est, par conséquent, la condition indispensable à l’efficacité la plus haute de ce que l’on peut appeler la logica equina [« logique de cheval »]. Selon Parménide tiré par des chevaux, ou selon les Houyhnhnms de Gulliver, on ne peut dire, ou l’on ne peut raisonnablement dire, « la chose qui n’est pas » : c’est-à-dire, les mensonges sont inconcevables. Cette logique n’est pas particulière aux chevaux ou aux philosophes tirés par des chevaux, mais détermine également, bien que d’une manière quelque peu modifiée, la pensée de beaucoup d’êtres humains ordinaires. Ils admettraient comme quelque chose qui va de soi qu’un homme peut mentir et ment en effet. Mais ils ajouteraient que les mensonges ont la vie courte et ne résistent pas au test de la répétition – sans parler de celui de la répétition constante – et que, par conséquent, une déclaration qui est constamment répétée et n’est jamais contredite doit être vraie. Un autre type d’argumentation soutient qu’une déclaration faite par une personne ordinaire peut être un mensonge, mais que la vérité d’une déclaration faite par un homme responsable et respecté, et, par conséquent, en particulier, par un homme d’une position à haute responsabilité, ou d’une position élevée, est moralement certaine. Ces deux enthymèmes mènent à la conclusion qu’une déclaration qui est constamment répétée par le chef du gouvernement et n’est jamais contredite est une vérité à la seconde puissance au moinsb.
3Ceci implique que, dans les pays concernés, tous ceux dont la pensée ne suit pas les règles de la logica equina, en d’autres termes, tous ceux qui sont capables de pensée vraiment indépendante, ne peuvent être amenés à admettre les vues appuyées par le gouvernement. Ces gens peuvent être appelés, en l’absence d’un meilleur terme, la minorité intelligente, pour les distinguer de groupes tels que l’intelligentsia. La persécution, donc, ne peut empêcher la pensée indépendante. Elle ne peut même pas empêcher l’expression de la pensée indépendante. En effet, il est aussi vrai aujourd’hui qu’il y a plus de deux mille ans que c’est une entreprise sans danger de dire la vérité qu’on sait à des connaissances bienveillantes et dignes de confiance ou, plus précisément, à des amis raisonnables4. [490] La persécution ne peut même pas empêcher l’expression publique de la vérité hétérodoxe, car un homme à la pensée indépendante peut exprimer ses vues en public et demeurer indemne, pourvu qu’il agisse avec circonspection. Il peut même les exprimer par écrit sans courir aucun danger, pourvu qu’il soit capable d’écrire entre les lignes.
4L’expression « écrire entre les lignes » indique le sujet de cet article. En effet, l’influence de la persécution sur la littérature consiste précisément en ce qu’elle contraint tous les écrivains qui soutiennent des vues hétérodoxes à développer une technique d’écriture particulière, la technique que nous avons en tête lorsque nous parlons d’écrire entre les lignes. Cette expression est manifestement métaphorique. Toute tentative pour exprimer sa signification dans un langage non métaphorique conduirait à la découverte d’une terra incognita, d’un champ dont les dimensions mêmes sont encore inexplorées, et qui offre un large rayon d’action à des investigations hautement fascinantes et même importantes. On peut dire, sans crainte d’être présentement convaincu d’exagération grave, que ce qui est presque le seul travail préparatoire pour guider l’explorateur dans ce champ est enfoui dans les écrits des rhéteurs de l’Antiquité.
5Pour retourner à notre présent sujet, examinons un simple exemple qui, j’ai des raisons de le penser, n’est pas aussi éloigné de la réalité qu’il pourrait le sembler tout d’abord. Nous pouvons aisément imaginer qu’un historien vivant dans un pays totalitaire, un membre généralement respecté et insoupçonné du seul parti qui existe, pourrait être conduit par ses investigations à douter de la justesse de l’interprétation, appuyée par le gouvernement, de l’histoire de la religion. Personne ne l’empêcherait de publier une attaque passionnée de ce qu’il pourrait appeler la manière de voir libérale. Il aurait bien sûr à exposer la manière de voir libérale avant de l’attaquer ; il pourrait faire cette exposition d’une manière calme, non spectaculaire et quelque peu ennuyeuse, qui ne semblerait que naturelle ; il utiliserait de nombreux termes techniques, ferait de nombreuses citations et attacherait une importance indue à des détails insignifiants : il semblerait oublier la guerre sainte de l’humanité dans les querelles mesquines des pédants. C’est seulement lorsqu’il aurait atteint le cœur de l’argumentation qu’il écrirait trois ou quatre phrases dans ce style sec et vigoureux qui est apte à retenir l’attention des jeunes gens qui aiment [491] penser. Ce passage central présenterait la cause des adversaires d’une manière plus claire, plus irrésistible et plus implacable qu’elle ne l’avait jamais été à l’apogée même du libéralisme, car il abandonnerait silencieusement toutes les excroissances insensées du credo libéral auxquelles on avait permis de se développer durant l’époque où le libéralisme avait réussi et, par conséquent, s’approchait de la léthargie. Son jeune lecteur raisonnable jetterait un œil pour la première fois sur le fruit défendu. L’attaque, le cœur de l’ouvrage, consisterait en des développements virulents des énoncés les plus virulents du livre sacré ou des livres sacrés du parti au pouvoir. Le jeune homme intelligent qui, étant jeune, avait jusqu’alors été quelque peu attiré par ces énoncés immodérés, serait maintenant tout simplement dégoûté d’eux et même, après avoir goûté au fruit défendu, ennuyé par eux. Lisant le livre une deuxième fois, puis une troisième, il décèlerait, dans la disposition même des citations des livres qui font autorité, des additions significatives à ces quelques déclarations sèches, <qui surviennent>c au centre de la plutôt brève première partie.
6La persécution, donc, donne naissance à une technique particulière d’écriture, et par là à un type particulier de littérature, dans laquelle la vérité au sujet des choses cruciales est présentée exclusivement entre les lignes. Cette littérature ne s’adresse pas à tous les lecteurs, mais seulement aux lecteurs dignes de confiance et intelligents. Elle a tous les avantages de la communication privée sans en avoir l’inconvénient le plus grand – celui d’atteindre seulement les relations personnellesd. Elle a tous les avantages de la communication publique sans en avoir l’inconvénient le plus grand – la peine capitale pour son auteur. Mais comment un homme peut-il accomplir le miracle de parler dans une publication à une minorité, tout en restant silencieux pour la majorité de ses lecteurs ? L’expérience et le raisonnement montrent que ce qui semble être un miracle est parfaitement naturel. Le fait qui rend cette littérature possible peut être exprimé par l’axiome : les hommes irréfléchis sont des lecteurs inattentifs, et seuls les hommes réfléchis sont des lecteurs attentifs. Par conséquent, un auteur qui souhaite s’adresser seulement aux hommes réfléchis ne doit écrire que de telle façon que seul un lecteur très attentif puisse déceler le sens de son livre. Mais, pourra-t-on objecter, il peut y avoir des hommes astucieux, des lecteurs attentifs, [492] qui ne soient pas dignes de confiance et qui, après avoir percé à jour l’auteur, le dénonceraient aux autorités. En fait, cette littérature serait impossible si la maxime socratique selon laquelle la vertu est connaissance, et, par conséquent, les hommes réfléchis en tant que tels sont dignes de confiance et non cruels, était entièrement fausse.
7Un autre axiome, mais un axiome qui n’a de sens que tant que la persécution demeure à l’intérieur des limites de la procédure légale, est qu’un écrivain attentif d’une intelligence normale est plus intelligent que le censeur le plus intelligent, en tant que tel. En effet, la charge de la preuve repose sur le censeur. C’est lui, ou le ministère public, qui doit prouver que l’auteur soutient ou a exprimé des vues hétérodoxes. Afin de le faire, il doit montrer que certains défauts littéraires de l’ouvrage ne sont pas dus au hasard, mais que l’auteur a usé délibérément d’une expression ambiguë donnée, ou qu’il a mal construit une certaine phrase à dessein. C’est-à-dire que le censeur doit prouver non seulement que l’auteur est intelligent et bon écrivain en général, car un homme qui commet intentionnellement une bévue en écrivant doit posséder l’art d’écrire5, mais, par-dessus tout, qu’il était au niveau habituel de ses capacités intellectuelles lorsqu’il a écrit les mots compromettants. Mais comment cela peut-il être prouvé, si même Homère sommeille quelquefois ?
II
8La répression de la pensée indépendante a eu lieu assez fréquemment dans le passé. Il est raisonnable de supposer que les époques antérieures ont produit proportionnellement autant d’hommes capables de pensée indépendante que nous en trouvons aujourd’hui, et qu’au moins quelques-uns de ces hommes combinaient l’intelligence avec la prudencee. Par conséquent, on peut très bien se demander si certains des plus grands écrivains du passé n’ont pas adapté leur technique littéraire aux exigences de la persécution, en présentant leurs vues sur toutes les questions alors cruciales exclusivement entre les lignes.
9Certaines habitudes produites par un progrès relativement récent dans la recherche historique, ou liées à celui-ci, nous empêchent d’examiner cette possibilité, et encore plus d’examiner les questions qui s’y rattachent une fois qu’elle a été suggérée. [493] Ce progrès a été dû, à première vue, à l’acceptation générale et à l’application occasionnelle des principes suivants. Chaque période du passé, fut-il exigé, doit être comprise par elle-même, et ne doit pas être jugée par des critères qui lui sont étrangers. Chaque auteur doit, autant que possible, être interprété par lui-même : aucun terme de quelque importance ne doit être utilisé dans l’interprétationf d ’ un auteur, qui ne puisse être traduit littéralement dans sa langue, et qui n’ait été utilisé par lui ou qui n’ait été d’un usage assez commun en son temps. Les seules présentations des vues d’un auteur qui puissent être admises comme vraies sont celles qui sont confirmées, en dernière analyse, par ses propres déclarations explicites. Le dernier de ces principes est décisif : il semble exclure a priori de la sphère du savoir humain celles des vues des anciens écrivains qui sont indiquées exclusivement entre les lignes. En effet, si un auteur ne se lasse pas d’affirmer explicitement, à chaque page de son livre, que a est b, mais qu’il indique entre les lignes que a n’est pas b, l’historien moderne exigera encore une preuve explicite montrant que l’auteur croyait que a n’est pas b. Il n’est pas possible qu’une telle preuve survienne, et l’historien moderne fait triompher son argumentation : il peut écarter toute lecture entre les lignes comme une conjecture arbitraire, ou, s’il est paresseux, il l’admettra comme connaissance intuitive.
10L’application de ces principes a eu d’importantes conséquences. Jusqu’à une époque dont des hommes qui vivent encore conservent la mémoire, beaucoup de gens, gardant à l’esprit les déclarations fameuses de Bodin, Hobbes, Burke, Condorcet et d’autres, croyaient qu’il y a une différence, dans les conceptions fondamentales, entre la pensée politique moderne et la pensée politique du Moyen Âge et de l’Antiquité. La présente génération de savants a appris de l’un des plus fameux historiens de notre temps qu’« au moins depuis les légistes du iie siècle jusqu’aux théoriciens de la Révolution française, l’histoire de la pensée politique est continue, changeante dans sa forme, modifiée dans son contenu, mais toujours la même dans ses conceptions fondamentales »6. Jusqu’au milieu du xixe siècle, [494] Averroès passait pour avoir été hostile à toute religion. Après l’attaque victorieuse de Renan contre ce que l’on appelle maintenant une légende médiévale, les savants actuels considèrent généralement Averroès comme un musulmang fidèle, et même comme un croyant7. Les écrivains antérieurs avaient cru que « la suppression de la pensée religieuse et magique » était caractéristique de l’attitude des médecins grecs. Un écrivain plus récent affirme que « les médecins hippocratiques... embrassaient, en tant qu’hommes de science, un dogme surnaturel »8. Lessing, qui fut l’un des plus profonds humanistes de tous les temps, combinant d’une façon extrêmement rare l’érudition, le goût et la philosophie, et qui était convaincu qu’il y a des vérités qui ne devraient pas ou ne peuvent pas être énoncées, croyait que « toush les anciens philosophes » avaient distingué leur enseignement exotérique de leur enseignement ésotérique. Après que le grand théologien Schleiermacher a affirmé, avec une argumentation exceptionnellement habile, qu’il n’y a qu’un seul enseignement platonicien, la question de l’ésotérisme des anciens philosophes s’est réduite, en pratique, à la signification des « discours exotériques » d’Aristote ; et, à cet égard, l’un des plus grands humanistes d’aujourd’huii affirme que l’attribution d’un enseignement secret à Aristote est « à l’évidence une invention tardive trouvant son origine dans l’esprit du néopythagorisme »9. Selon Gibbon, Eusèbe « avoue indirectement qu’il a rapporté tout ce qui pourrait contribuer à la gloire de la religion, et qu’il a supprimé tout ce qui pourrait tendre à sa disgrâce »j. Selon un historien actuel, « le jugement de Gibbon, selon lequel l’Histoire ecclésiastique est d’une injustice criante, est [495] lui-même un verdict emprunt de préjugés »10. Jusqu’à la fin du xixe siècle, beaucoup de philosophes et de théologiens croyaient que Hobbes était athée. À présent, beaucoup d’historiens rejettent, tacitement ou explicitement, cette manière de voir : un penseur contemporain, tout en sentant que Hobbes n’était pas exactement un homme pieux, a discerné dans les écrits de celui-ci les grandes lignes d’une philosophie néokantienne de la religion11. Montesquieu lui-même, de même que certains de ses contemporains, croyait que De l’Esprit des lois avait un bon, et même un merveilleux plan ; Laboulaye croyait encore que l’obscurité apparente de son plan, de même que ses autres défauts littéraires apparents, étaient dus à la censure ou à la persécution. L’un des historiens actuels les plus éminents de la pensée politique, cependant, affirme qu’« il n’y a pas, en vérité, beaucoup d’enchaînement dans le contenu, et [que] la quantité de développements hors de propos est extraordinaire », et qu’« on ne peut dire que L’Esprit des lois de Montesquieu ait quelque ordre que ce soit12 ».
11Ce choix d’exemples, qui n’est pas totalement arbitraire, montre [496] que la différence caractéristique entre les anciennes vues et les vues plus récentes n’est pas entièrement due au progrès de l’exactitude historique, mais aussi à un changement plus fondamental du climat intellectuel. Durant ces dernières décennies, la tradition rationaliste, qui était le dénominateur commun des anciennes vues, et qui était encore assez influente dans le positivisme du xixe siècle, a été ou bien toujours plus transformée, ou bien entièrement rejetée par un nombre de gens toujours croissant. Savoir si ce changement doit être considéré comme un progrès ou comme un déclin, et dans quelle mesure, c’est une question à laquelle seul le philosophe peut répondre.
12Un devoir plus modeste s’impose à l’historien. Il exigera seulement, et à juste titre, qu’en dépit de tous les changements qui se sont produits ou qui se produiront dans le climat intellectuel, la tradition de l’exactitude historique soit perpétuée. En conséquence, il n’acceptera pas un critère arbitraire de l’exactitude qui exclurait a priori du savoir humain les faits humains les plus importants du passé, mais il adaptera à la nature de son sujet les règles de la certitude qui guident ses recherches. Il suivra donc des règles telles que celles-ci : lire entre les lignes est strictement défendu dans tous les cas où ce serait moins exact que de ne pas le faire. Seule une lecture entre les lignes qui part d’un examen exact des déclarations explicites de l’auteur est légitime. Le contexte dans lequel une déclaration survient, et le caractère littéraire de l’ensemble de l’ouvrage, de même que son plan, doivent être parfaitement compris avant qu’une interprétation de la déclaration puisse raisonnablement prétendre être convenable, ou même correcte. On n’est pas autorisé à supprimer un passage, ni à en émonder le texte, avant que l’on ait pleinement examiné toutes les possibilités raisonnables de comprendre ce passage tel qu’il se présente – deuxk de ces possibilités étant que ce passage peut être ironique, ou que l’éditeur ou le copiste responsable d’une altération de l’original était intelligent et savait ce qu’il faisait. Si un maître dans l’art d’écrire commet des bévues qui feraient honte à un lycéen intelligent, il est raisonnable de supposer qu’elles sont intentionnelles, particulièrement si l’auteur discute, même incidemment, la possibilité de commettre des bévues intentionnelles en écrivant. Les vues [497] de l’auteur d’une pièce de théâtre ou d’un dialogue ne doivent pas être identifiées sans preuve préalable avec les vues exprimées par un ou plusieurs de ses personnages, ou avec celles sur lesquelles s’accordent tous ses personnages ou ses personnages sympathiquesl. L’opinion réelle d’un auteur n’est pas nécessairement identique à celle qu’il exprime dans le plus grand nombre de passages. En bref, l’exactitude ne doit pas être confondue avec le refus, ou l’incapacité, de voir la forêt derrière les arbres. L’historien vraiment exact accepte le fait qu’il y a une différence entre l’emporter dans une discussion, ou prouver à pratiquement tout le monde qu’il a raison, et comprendre la pensée des grands écrivains du passé.
13On doit donc considérer comme possible que lire entre les lignes ne conduise pas à un complet accord parmi tous les savants. Si c’est une objection contre la lecture entre les lignes en tant que telle, il y a la contre-objection que les méthodes généralement utilisées à présent n’ont conduit ni à un accord universel, ni même à un large accord en ce qui concerne des points très importants. Les savants du siècle dernier avaient tendance à résoudre les problèmes littéraires en ayant recours à la genèse de l’œuvre de l’auteur, ou même de sa pensée. Les contradictions ou les divergences à l’intérieur d’un livre, ou entre deux livres du même auteur, étaient censées prouver que sa pensée avait changé. Si les contradictions dépassaient une certaine limite, on décidait parfois sans aucune preuve externe que l’un des ouvrages devait être apocryphe. Cette manière de procéder est tombée dernièrement en un certain discrédit, et à présent de nombreux savants ont tendance à être plus conservateurs à propos de la tradition littéraire et moins impressionnés par une preuve purement interne. Le conflit entre les traditionalistes et les tenants de la critique des sources est, cependant, loin d’être réglé. Les traditionalistes pourraient montrer, dans des cas importants, que les tenants de la critique n’ont pas du tout prouvé leurs hypothèses ; mais même si toutes les réponses avancées par les tenants de la critique des sources devaient, en dernière analyse, se révéler fausses, les questions qui ont détourné ceux-ci de la tradition et les ont poussés à essayer une nouvelle approche manifestent souvent une conscience de difficultés qui ne troublent pas le sommeil du traditionaliste typique. Une réponse convenable aux plus sérieuses de ces questions requiert [498] une réflexion méthodique sur la technique littéraire des grands écrivains des époques antérieures, à cause du caractère particulier des problèmes littéraires en jeu – obscurité du plan, contradictions à l’intérieur d’un ouvrage ou entre deux ouvrages, ou plus, du même auteur, omission de chaînons importants de l’argumentation, et ainsi de suite. Une telle méditationm transcende nécessairement les limites de l’esthétique moderne, et même de la poétique traditionnelle, et, je crois, contraindra tôt ou tard les exégètes à tenir compte du phénomène de la persécution. Pour mentionner quelque chose qui n’est à peine plus qu’un autre aspect du même fait, nous observons parfois un conflit entre une interprétation doxographique, traditionnelle et superficielle, des grands écrivains du passé, et une interprétation monographique, plus intelligente et plus profonde. Elles sont pareillement exactes, dans la mesure où elles sont toutes deux corroborées par des déclarations explicites de l’auteur concerné. Seul un petit nombre de gens à présent, cependant, prennent en considération la possibilité que l’interprétation traditionnelle puisse refléter l’enseignement exotérique de l’auteur, alors que l’interprétation monographique s’arrête à mi-chemin entre l’enseignement exotérique et l’enseignement ésotérique de F auteur.
14La recherche historique moderne, qui apparut en un temps où la persécution était l’objet d’un faible souvenir plutôt que d’une expérience forte, a combattu ou même détruit une tendance antérieure à lire entre les lignes des grands écrivains, <ou>à attacher plus de poids à leur dessein fondamental qu’aux vues qu’ils répétaient le plus souvent. Toute tentative pour restaurer l’approche antérieure en cet âge d’historicisme est confrontée au problème des critères pour distinguer la lecture entre les lignes qui est légitime de celle qui est illégitime. S’il est vrai qu’il y a une corrélation nécessaire entre la persécution et le fait d’écrire entre les lignes, alors il y a un critère négatif nécessaire : le livre en question doit avoir été composé dans une époque de persécution, c’est-à-dire en un temps où une certaine orthodoxie, politique ou autre, était imposée par la loi ou la coutume. Le critère positif est celui-ci : si un écrivain capable, qui a l’esprit clair et une connaissance parfaite de la manière de voir orthodoxe et de toutes ses ramifications, contredit subrepticement et, pour ainsi dire, en [499] passant l’une des présuppositions ou conséquences nécessaires de celle-ci qu’il reconnaît explicitement et maintient partout ailleurs, nous pouvons raisonnablement soupçonner qu’il était opposé au système orthodoxe en tant que tel et... nous devons étudier à nouveau l’ensemble de son livre depuis le début, avec un soin beaucoup plus grand et beaucoup moins de naïveté que jamais auparavant. Dans certains cas, nous possédons même un témoignage explicite, prouvant que l’auteur a indiqué ses vues sur les sujets les plus importants seulement entre les lignes. De telles déclarations, cependant, ne surviennent habituellement pas dans la préface ou en un autre endroit très en évidence. Certaines d’entre elles ne peuvent même pas être remarquées, encore moins comprises, tant que nous nous bornons à la manière de voir la persécution et à l’attitude envers la liberté de parole et la franchise qui se sont répandues durant les trois cents dernières années.
III
15Le terme de persécution recouvre une variété de phénomènes, allant du type le plus cruel, tel que l’illustre l’Inquisition espagnole, au plus bénin, qui est l’ostracisme social. Entre ces deux extrêmes se trouvent les types qui ont le plus d’importance du point de vue de l’histoire littéraire ou intellectuelle. On trouve des exemples de ceux-ci dans l’Athènes des ve et ive siècles avant J.-C., dans certains pays musulmansn du haut Moyen Âge, dans la Hollande et l’Angleterre du xviiie siècle, et dans la France et l’Allemagne du xviiie siècle – toutes périodes relativement libérales. Mais un coup d’œil sur les biographies d’Anaxagore, Protagoras, Socrate, Platon, Xénophon, Aristote, Avicenne, Averroès, Maïmonide, Grotius, Descartes, Hobbes, Spinoza, Locke, Bayle, Wolff, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Lessing et Kant13, et même, dans certains cas, un coup d’œil sur les pages de titre de leurs livres, suffit pour voir qu’ ils ont été témoins ou ont souffert, durant au moins une partie de leur vie, d’un genre de persécution qui était plus tangible que [500] l’ostracisme social. Nous ne devrions pas non plus négliger le fait, insuffisamment souligné par toutes les autorités, que la persécution religieuse et la persécution de la libre recherche ne sont pas identiques. Il y a eu des époques et des pays dans lesquels tous les genres de cultes, ou du moins une grande variété de genres, étaient permis, mais pas la libre recherche14.
16L’attitudeo que les gens adoptent envers la liberté de discussion publique dépend de façon décisive de leur attitude envers la possibilité, ou les limites, de l’éducation populaire, c’est-à-dire la communication de la vérité découverte par la philosophie ou la science aux gens qui ne sont ni philosophes ni hommes de sciencep. D’une manière générale, les philosophes prémodernes étaient plus timorés à cet égard que les philosophes modernes. Après le milieu du xviiie siècle environ, un nombre toujours croissant de philosophes hétérodoxes qui avaient souffert de la persécution publièrent leurs livres non seulement pour s’exprimerq, mais aussi parce qu’ils désiraient contribuer à l’abolition de la persécution en tant que telle. Ils croyaient que la répression de la libre recherche et de la publication des résultats de cette recherche était accidentelle – une conséquence de la construction défectueuse du corps politique –, et que le royaume des ténèbres complètes pouvait être remplacé par la république de la lumière universelle. Ils espéraient en une époque où, par suite du progrès de l’éducation populaire, une liberté de parole pratiquement complète serait possible, ou – pour exagérer à des fins de clarification – en une époque où personne ne subirait plus aucun mal d’entendre quelque vérité que ce soit15. Ils dissimulaient leurs vues seulement assez pour se protéger aussi bien que possible de la persécution ; se seraient-ils montrés plus subtils que cela, ils auraient été à l’encontre de leur but, qui était d’éclairer un nombre croissant de gens qui n’étaient pas des philosophes <en puissance>. Il est, par conséquent, relativement plus facile de lire entre les lignes de leurs [501] livres16. L’attitude d’un type antérieur d’écrivain était fondamentalement différente. Ils croyaient que le gouffre qui sépare « le sage » du « vulgaire » était un élément de base de la nature humaine que ne pouvait influencer aucun progrès de l’éducation populaire : la philosophie, ou la science, était essentiellement un privilège du « petit nombre ». Ils étaient convaincus que la philosophie en tant que telle était suspecte à la majorité des hommes, et haïe par eux17. Même s’ils n’avaient rien eu à craindre d’aucun secteur politique particulier, ceux qui partaient de cette supposition auraient été conduits à la conclusion que la communication publique de la vérité philosophique ou scientifique était impossible ou indésirable, non seulement pour le temps présent, mais aussi pour tous les temps. Ils doivent cacher leurs opinions à tous, excepté aux philosophes, que ce soit en se bornant à l’instruction orale d’un petit groupe de disciples soigneusement choisis, ou en écrivant sur le sujet le plus important au moyen d’une « brève indication »18.
17[502] Les écrits sont naturellement accessibles à tous ceux qui savent lire. Par conséquent, un philosophe qui choisirait la seconde voie pourrait exposer seulement les opinions qui conviennent à la majorité non philosophique : tous ses écrits devraient être, à strictement parler, exotériques. Ces opinions ne s’accorderaient pas à tous égards avec la vérité. Étant un philosophe, c’est-à-dire, haïssant « le mensonge dans l’âme » plus que toute autre choser, il ne s’abuserait pas sur le fait que de telles opinions sont simplement des « contes vraisemblables », ou des « nobles mensonges », ou des « opinions probables », et il laisserait ses lecteurs philosophes dégager la vérité de la présentation poétique ou dialectique de celle-ci. Mais il irait à l’encontre de son but s’il indiquait clairement laquelle de ses déclarations exprime un noble mensonge, et laquelle exprime la vérité, encore plus noble. Pour les lecteurs philosophes, il ferait presque plus qu’il n’est nécessaire en attirant leur attention sur le fait qu’il n’a pas élevé d’objection contre le fait de raconter des mensonges qui soient nobles, ou des contes qui ressemblent simplement à la vérité. Au moins du point de vue de l’historien de la littérature, il n’y a pas, entre le philosophe prémoderne typique (qui est difficile à distinguer du poète prémoderne) et le philosophe moderne typique, de différence plus digne d’attention que danss leurs attitudes envers les « nobles (ou justes) mensonges », les « pieuses tromperies », le « ductus obliquus » [la « voie détournée »]19 ou l’« économie de la vérité ». Tout lecteur moderne respectueux des convenances est forcément choqué par la simple suggestion qu’un grand homme pourrait avoir délibérément trompé la grande majorité de ses lecteurs20. Et cependant, comme un théologien libéral l’a remarqué un jour, ces imitateurs [503] d’Ulysse plein de ressources étaient peut-être simplement plus sincères que nous lorsqu’ils appelaient « mentir noblement » ce que nous appellerions « prendre en considération ses responsabilités sociales ».
18Un livre exotérique contient donc deux enseignements : un enseignement populaire à caractère édifiant, qui est au premier plan, et un enseignement philosophique concernant le sujet le plus important, qui est indiqué seulement entre les lignes21. Il ne s’agit pas de nier que certains grands écrivains pourraient avoir énoncé certaines vérités importantes tout à fait ouvertement, en usant, comme porte-parole, de quelque personnage de mauvaise réputation : ils montreraient ainsi combien ils désapprouvaient l’expression des vérités en question. Il y aurait donc une bonne raison à ce que nous trouvions, dans la plus grande littérature du passé, autant d’intéressants démons, fous, mendiants, sophistes, ivrognes, épicuriens et bouffons. Ceux à qui de tels livres sont véritablement adressés ne sont, cependant, ni la majorité non philosophique ni le parfait philosophe en tant que tel, mais les jeunes gens qui pourraient devenir philosophes : les philosophes en puissance doivent être conduits, étape par étape, [504] des vues populaires, qui sont indispensables à toutes fins pratiques et politiques, à la vérité, qui est purement et simplement théorique, guidés par certains traits ostentatoirement énigmatiques de la présentation de l’enseignement populaire – obscurité du plan, contradictions, pseudonymes, répétitions inexactes de déclarations antérieures, expressions étranges, etc. De tels traits ne troublent pas le sommeil de ceux qui ne peuvent pas voir la forêt derrière les arbres, mais agissent comme des pierres d’achoppement stimulantes pour ceux qui le peuvent. Tous les livres de ce genre doivent leur existence à l’amour du philosophe mature pour les jeunes chiens22 de sa race, dont il veut être aimé en retour : tous les livres exotériques sont des « discours écrits causés par l’amour ».
19La littérature exotérique présuppose qu’il y a des vérités fondamentales qui ne peuvent être énoncées en public par aucun homme respectueux des convenances, parce qu’elles feraient du mal à beaucoup de gens qui, ayant été blessés, seraient naturellement enclins à blesser en retour celui qui énonce les vérités déplaisantes. Elle présuppose, en d’autres termes, que la liberté de recherche, et de publication de tous les résultats de la recherche, n’est pas garantie comme un droit fondamental. Cette littérature est donc essentiellement liée à une société qui n’est pas libérale. Par conséquent, on peut très bien soulever la question de savoir de quelle utilité elle pourrait être dans une société véritablement libérale. La réponse est simple. Dans le Banquet de Platon, Alcibiade – ce fils au franc-parler d’Athènes au franc-parler- compare Socrate et ses discours à certaines sculptures qui sont très laides d’aspect, mais qui renferment de nombreuses belles images de choses divines. Les ouvrages des grands écrivains du passé sont très beaux, même de l’extérieur. Et cependant, leur beauté visible est pure laideur, comparée à la beauté de ces trésors cachés qui se dévoilent seulement après un travail très long, jamais facile, toujours plaisant. Ce travail toujours difficile mais toujours plaisant est, je crois, ce que les philosophes avaient à l’esprit lorsqu’ils recommandaient l’éducation. L’éducation, ils le sentaient, est la seule réponse à la question toujours pressante, à lat question politique <par excellenceu> de savoir comment concilier un ordre qui ne soit pas oppression avec une liberté qui ne soit pas licence.
Notes de bas de page
1 Scribere est agere [ « écrire, c’est agir »]. Voir William Blackstone, Commentaries [on the Laws of England], livre IV, chap. VI [ « Of High Treason »] [dans la 12e éd., Londres, 1795, la formule citée se trouve p. 80]. Comparer Machiavel, Discorsi, III, 6 (I Classici del Giglio, p. 424-426 [trad. Ch. Bec, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1996, probablement p. 385]) et Descartes, Discours de la méthode, VI, au début.
2 « Socrate : Sais-tu par quels moyens ils peuvent être persuadés d’accepter cette histoire ? Glaucon : Par aucun moyen, pour autant qu’ils sont eux-mêmes concernés, mais je sais comment cela peut être fait pour ce qui regarde leurs fils et leurs descendants, et les gens d’une époque postérieure d’une manière générale. Socrare ; [...] Je comprends plus ou moins ce que tu veux dire » (Platon, République, 415 c 6-d 5). [Nous traduisons littéralement le texte anglais donné par Strauss.]
3 « Raison n’est que choix » est la thèse centrale de l’Areopagitica de Milton [éd. bilingue de O. Lutaud, Paris, Aubier, 1956, p. 162 et 163 : « when Godgave [man] reason, he gave him freedom for choice, for reason is but choosing »/ « quand Dieu donna [à l’homme] la raison, il lui donna la liberté du choix : car raison n’est que choix »].
4 Platon, République, 450 d 3-e 1.
5 Xénophon, Mémorables, IV, 2, 20. [ « (Socrate)-Et, à ton jugement, lequel connaît le mieux ses lettres, de celui qui écrit mal à dessein ou de celui qui le fait involontairement ? (Euthydèmos) – Pour moi, c’est celui qui le fait à dessein ; car il pourra aussi le faire correctement, quand il voudra. (Socrate) – Ne peut-on pas dire en conséquence que celui qui écrit mal à dessein est lettré et que celui qui écrit mal volontairement est illettré ? » Trad. Chambry, Paris, Garnier, 1935, p. 440].
6 A.J. Carlyle, A History of Mediaeval Political Theory in the West, vol. I (2 e éd., Londres, 1927), p. 2.
7 Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme (3e éd., Paris, 1866), p. 292 sq. [rééd. Paris, Maisonneuve et Larose, 1997, p. 209 sq. ; p. 213, on lit Informule : « la légende de l’Averroès incrédule »]. Léon Gauthier, La Théorie d’Ibn Rochd (Averroès) sur les rapports de la religion et de la philosophie (Paris, 1909 [réimpr. Paris, Vrin, 1983]), p. 126 sq. et p. 177 sq. Comparer avec, du même auteur, « Scolastique musulmane et scolastique chrétienne », Revue d’histoire de la philosophie, vol. II (1928), p. 221 sq. et p. 333 sq.
8 Ludwig Edelstein, « Greek medicine in its relation to religion and magic », Bulletin of the Institute of the History of Medicine, vol, V (1937), p. 201 et 211.
9 Lessing, Ernst und Falk, 2e dialogue [éd. bilingue de P. Grappin, Ernst et Falk, Paris, Aubier, 1946, p. 50-53 : « Falk : [...] du erkennst ja schon Wahrheiten, die man besser verschweigt. Ernst : Aber doch sagen könnte. Falk : Der Weise kann nicht sagen, was er besser verschweigt » / « Falk : [...] tu reconnais que certaines vérités ne sont pas bonnes à dire. Ernst : Mais que, pourtant, on pourrait les dire. Falk : Le sage ne peut pas dire ce qu’il vaut mieux taire »] ; et Leibniz von den ewigen Strafen, Werke (édition Petersen et v. Olshausen), vol. XXI, p. 147 [Werke, Bd. 7, éd. H. Gödel. Münich, 1976, probablement p. 180 : « [Leibniz] tat damit nichts mehr und nichts weniger, als was alle alten Philosophen in ihrem exoterischen Vortrage zu tun pflegten » (« [Leibniz] ne faisait en cela rien de plus ni rien de moins que ce que tous les anciens philosophes avaient l’habitude de faire dans leurs exposés exotériques »), Friedrich Schleiermacher, Platons Werke (Berlin, 1804), vol. I, 1, p. 12-20 [id., Über die Philosophie Platons, éd. P.M. Steiner, Hambourg, 1996, p. 34-42]. Werner Jaeger, Aristotle (Oxford, 1934, p. 33 [trad. anglaise de Aristoteles, Berlin, 1923, p. 33 de l’original allemand ; trad. française par O. Sedeyn, Paris, L’Éclat, 1997, p. 33]). Voir aussi (suite de la note 3 page 28) Sir Alexander Grant, The Ethics of Aristotle (3e éd. Londres, 1874), vol. I, p. 398 sq. [appendice sur les exoterikoi logoi] et Eduard Zeller, Aristotle and the Earlier Peripatetics (Londres, 1897), vol. I, p. 120 sq. [trad. anglaise de Aristoteles und die alten Peripatetiker, Leipzig, 3e éd., 1879 ; section sur les écrits exotériques d’Aristote]. [Voir ce que Strauss écrit au sujet de Lessing et de Schleiermacher dans « Exoteric Teaching », trad. P. Guglielmina dans La Renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, 1993, p. 120-129.]
10 James T. Shotwell, The History of History, vol. I (New York, 1939), p. 356 sq. [Strauss a publié un compte rendu de cet ouvrage dans Social Research, vol. 8, 1 (1941), p. 126-127.]
11 Ferdinand Tönnies, Thomas Hobbes (3e éd., Stuttgart, 1925), p. 148. George E.G. Catlin, Thomas Hobbes (Oxford, 1922), p. 25. Richard Hönigswald, Hobbes und die Staatsphilosophie (Munich, 1924), p. 176 sq. Leo Strauss, Die Religionskritik Spinozas (Berlin, 1930), p. 80 [trad. G. Almaleh et alii, La Critique de la religion chez Spinoza, Paris, Cerf, 1996, p. 111-112]. Z. Lubienski, Die Grundlagen des ethisch-politischen Systems von Hobbes (Munich, 1932), p. 213 sq. [Strauss a publié en français un compte rendu de cet ouvrage dans les Recherches philosophiques, vol. 11 (1933), p. 609-622, repris en annexe dans Leo Strauss, La Philosophie politique de Hobbes, trad. A. Enegrèn et M.B. de Launay, Paris. Belin, 1991, p. 245-263.]
12 George H. Sabine, A History of Political Theory (New York, 1937), p. 556 et 551. Friedrich Meinecke, Die Entstehung des Historismus (Munich, 1936), [t. I] p. 139 sq. et p. 151, note 1 [3e éd., 1959, p. 129 sq. et 141, note 1]. Édouard Laboulaye, « Introduction à l’Esprit des Lois », Œuvres complètes de Montesquieu (Paris, 1876), vol. III, p. XVIII sq. Laboulaye cite dans ce contexte un passage important de l’« Éloge de Montesquieu » de d’Alembert. Voir aussi l’« Analyse raisonnée de l’Esprit des Lois » de Bertolini, ibid., p. 6, 14, 23 sq., 34 et 60 sq. Les remarques de d’Alembert, Bertolini et Laboulaye ne sont que des explications de ce que Montesquieu lui-même indique, lorsqu’il dit, par exemple, dans la préface : « Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage ». (Voir aussi la fin du onzième Livre et deux lettres d’Helvétius, ibid., vol. VI, p. 314, 320 [Œuvres complètes de Montesquieu, dir. A. Masson, Paris. Nagel, 1955, vol. III, p. 1105 sq. et 1538 sq.].) D’Alembert dit : « Nous disons de l’obscurité que l’on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d’ordre. Ce qui seroit obscur pour les lecteurs vulgaires, ne l’est pas pour ceux que l’auteur a eus en vue ; d’ailleurs l’obscurité volontaire n’en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l’énoncé absolu et direct auroit pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper ; et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans qu’elles fussent perdues pour les sages ». De même, certains contemporains du « rhéteur » Xénophon croyaient que « ce qui est écrit de belle façon et avec méthode n’est pas écrit de belle façon et avec méthode » (L’Art de la chasse, XIII, 6).
13 En ce qui concerne Kant, dont le cas est unique en son genre, même un historien aussi peu porté à la suspicion ou à toute autre sorte de scepticisme que C.E. Vaughan remarque : « Nous sommes presque conduits à soupçonner Kant de s’être joué de ses lecteurs, et d’avoir entretenu une sympathie ésotérique pour la Révolution » (Studies in the History of Political Philosophy, Manchester, 1939, vol. II, p. 83 [Strauss a publié un compte rendu de cet ouvrage, repris dans What is Political Philosophy ?, p. 264-267 ; trad. O. Sedeyn dans Qu ’est-ce que la philosophie politique ?, Paris, PUF, 1992, p. 252-255]).
14 Voir le « fragment » de H.S. Reimarus, « Von Duldung der Deisten », dans Lessing, Werke (édition Petersen et v. Olshausen), vol. XXII, p. 38 sq. [Werke, Bd. 8, Hrsg. v. A. Schilson, Frankfurt am Main, 1989, probablement p. 122 sq.].
15 La question de savoir si ce but suprême peut être atteint dans des conditions autres que paradisiaques a été soulevée à notre époque par Archibald MacLeish dans « Post-War Writers and Pre-War Readers », Journal of Adult Education, vol. 12 (juin 1940) [p. 229-232], dans les termes suivants [p. 232] : « Peut-être le luxe de la confession complète, du plus profond désespoir, du doute le plus grand, devrait-il être refusé par les écrivains qui vivent en des temps autres que les mieux ordonnés et les plus stables. Je ne sais pas ». [L’auteur de l’article cité attribue aux ouvrages de guerre des écrivains de son temps – en particulier Dos Passos et Hemingway – une influence démoralisatrice sur la jeunesse, influence qu’il juge inquiétante à l’heure d’une grande menace contre la liberté.]
16 Je pense en particulier à Hobbes, dont l’importance pour le développement exposé à grands traits ci-dessus peut difficilement être surestimée. Ceci a été clairement reconnu par Tönnies, qui a spécialement mis l’accent sur ces deux mots de son héros : « Paulatim eruditur vulgus » [« Le vulgaire est instruit peu à peu », De Homine, chap. XIV. § 13, dans Latin Works, éd. Molesworth, Londres, 1839, vol. II, p. 128] » et « Philosophia ut crescat libera esse debet nec metu nec pudore coercenda » [« La philosophie, pour croître, doit être libre, et n’être retenue ni par la crainte ni par la pudeur », Lux mathematica, épître dédicatoire ; éd. cit., vol. V (1845), p. 92] (Tönnies, op. cit., p. IV et 195). Hobbes dit aussi : « La répression de doctrines ne fait qu’unir dans l’exaspération, c’est-à-dire, accroît à la fois la malignité et le pouvoir de ceux qui y croyaient déjà » (English Works, édition Molesworth, vol. VI, p. 242 [citation du Béhémoth ; voir aussi trad. L. Borot, Paris, Vrin, 1990, p. 101]). Dans son De la Liberté et de la nécessité (Londres, 1654, p. 35 sq.), il écrit au marquis de Newcastle : « Je dois avouer que, si nous considérons la plus grande partie de l’humanité, non pas telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle est [...] je dois, dis-je, avouer que disputer sur cette question blessera plutôt qu’elle n’assistera leur piété. C’est pourquoi, si Sa Seigneurie (l’évêque Bramhall) n’avait pas désiré cette réponse, je ne l’aurais pas écrite, et je ne l’écris que dans l’espoir que Votre Seigneurie et lui-même la garderez secrète » [De la Liberté et de la nécessité, trad. F. Lessay, Paris, Vrin, 1993, p. 81-82].
17 Cicéron, Disputations tusculanes, II, 1,4. Platon, Phédon, 64 b ; République, 520 b 2-3 et 494 a 4-10.
18 Platon, Timée, 28 c 3-5, et Septième lettre, 332 d 6-7, 341 c4-e3 [la citation provient de ce passage] et 344 d 4-e 2. Spinoza, qui n’était pas seulement un champion du libéralisme, mais aussi de la démocratie, montre de la manière la plus claire que la façon de voir mentionnée ci-dessus est conciliable avec le credo démocratique (Tractatus politicus, chap. XI, § 2, édition Brader [même référence dans les autres éditions]). Voir son Tractatus de intellectus emendatione, § 14 et 17, ainsi que son Tractatus theologico-politicus, chap. V, § 35-39 ; XIV, § 20 [Spinoza, Opera, vol. III, éd. C. Gebhardt, Heidelberg, 1925, p. 76-77, 176] et XV, à la fin. Ce serait une erreur de penser que son Éthique est une présentation (suite de la note 18 page 34) ésotérique, sans détour ou scientifique de sa doctrine parce qu’elle est ordine geometrico demonstrata [démontrée selon l’ordre géométrique] ; en effet, son Renati Des Cartes Principia Philosophiae est également more geometrico demonstrata [démontré à la manière géométrique], bien qu’il ne fût pas en désaccord avec ces principes sur peu de points (voir Epistola IX [Ep. XIII, Gebhardt, éd. cit., vol. IV]). Le professeur H.A. Wolfson a le grand mérite d’avoir fait ressortir le style allusif, évasif et elliptique de l’Éthique, et d’avoir observé, en particulier, que « les déclarations (de Spinoza) ne sont pas signifiantes en raison de ce qu’elles affirment effectivement, mais en raison des rejets qu’elles supposent ». Il a essayé de faire remonter l’origine de ces faits à la circonstance qui faisait que Spinoza, un Juif, vivait dans un milieu non juif dans lequel il « ne se sentit jamais tout à fait libre d’exprimer sa pensée ». En conséquence, il est contraint d’affirmer : « (Spinoza) ne comprenait que peu la cause réelle de son comportement » (The Philosophy of Spinoza, Cambridge, Mass., 1934, vol. I, p. 22-24 [trad. A.-D. Balmès, La Philosophie de Spinoza, Paris, Gallimard, 1999, pagination du texte original en marge]). Je suis pour ma part convaincu que Spinoza comprenait parfaitement bien la cause réelle, et que, par conséquent, le Spinoza de la maturité aurait été tout aussi « prudent, hésitant et réservé » s’il avait vécu dans un milieu purement juif. Voir aussi, par exemple, Tractatus theologico-politicus, chap. II, § 31 ; XV, § 2-3 et XVII, § 24 [respectivement p. 37,180et 205, éd. Gebhardt],
19 Sir Thomas More, Utopia, dernière partie du premier livre [dans l’édition bilingue d’A. Prévost, L’Utopie de Thomas More, Paris, Marne, 1978, la formule latine citée figure p. 62,1.20 et p. 64,1.4-5 et 17 (pagination du haut). Au sujet des « contes vraisemblables », des « nobles mensonges » et des « opinions probables » (endoxa), voir respectivement Platon, Timée, 29 d 1 ; République, 414b 9 ; Aristote, Topiques, 100b21 sq.].
20 On trouvera une discussion quelque peu étendue de la « magna quaestio, latebrosa tractatio, disputatio inter doctos alternans » [« la grande question, l’étude obscure, la dispute pour et contre entre les doctes »], comme l’appelle Saint Augustin, dans Grotius, De Jure Belli ac Pacis, III, chap. I, § 7 sq. [trad. J. Barbeyrac, Amsterdam, 1724 ; rééd. Caen, 1984, p. 722 sq.], et en particulier § 17,3 [ibid., p. 738], [La citation de Saint Augustin est faite par Grotius, op. cit., p. 727 (texte latin à la note 8 du traducteur du De Jure.... op. cit., p. 726) : cf. De Mendacio, dans le Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum, vol. XLI, Sancti Aurelii Augustini, Iosephii Zycha recensit, Prague-Vienne-Leipzig, 1900 : la première formule citée ouvre l’opuscule (chap. I, 1, éd. cit., p. 413) ; les deux mots qui forment la deuxième sont voisins mais n’appartiennent pas à la même phrase (ibid., 1.10) ; la troisième n’est pas littérale (cf. chap. XVIII, 38, p. 458,1.8 : « Haec certe omnis disputatio quamvis alternet [...] »). Voir trad. J.-Y. Boriaud, Le Mensonge, dans Saint Augustin, Œuvres complètes, vol. I, dir. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1998, p. 733 et 770.] Voir aussi inter alia la neuvième <et la dixième> des Provinciales de Pascal, et Jeremy Taylor, Ductor Dubitantium, livre III, chap. II, règle 5 [The Whole Works, vol. XIII, Londres, 1828, p. 350- 88).
21 Seul l’enseignement exotérique a de l’intérêt pour le sociologue de la connaissance, car seul l’enseignement exotérique avait, a pu avoir et a eu pour but d’avoir un attrait populaire. Mais la sociologie n’est pas suffisante : il y a toujours eu des gens qui n’ont pas été simplement des représentants de la société à laquelle ils appartenaient, ni d’aucune société, mais qui se sont efforcés, avec succès, de quitter « la caverne ». Ce sont ces gens, et ces gens seulement, que nous appelons toujours philosophes, amoureux de la vérité au sujet du « tout », et pas simplement au sujet de « la totalité du processus historique ». L’indépendance du philosophe, dans la mesure où il est philosophe, est seulement un aspect d’une indépendance plus fondamentale, qui a été reconnue aussi bien par ceux qui ont parlé d’un « état de nature » présocial que par ceux qui ont souligné si fortement le fait que « l’homme est engendré par l’homme et le soleil » [Aristote, Physique, II, 2, 194 b 13], non par la société. Il arrive parfois qu’un philosophe authentique s’accorde avec les vues politiques de sa famille, ou de sa secte, ou de sa classe, et que, par conséquent, les opinions politiques (et morales) qu’il expose dans ses écrits soient simplement des expressions plus impressionnantes et plus imaginatives de ce que son père, son oncle ou son frère ont dit aussi. Mais si l’on veut comprendre la raison cachée pour laquelle il a choisi ces vues politiques, et non celles d’une autre classe – car il était, en tant que philosophe, libre de choisir – on doit regarder sous la surface de son enseignement, en exhumant son enseignement ésotérique qui est indiqué entre les lignes, et qui n’est habituellement pas très flatteur pour le père, l’oncle ou le frère. Prendre l’accord superficiel et pratique d’un philosophe avec sa famille ou sa classe pour une preuve que ce philosophe était sous le charme des préjugés de sa famille ou de sa classe, est un exemple encore assez commun de post hoc, ergo propter hoc. Ce sophisme est plus sérieux qu’aucun paralogisme commis par Platon, par exemple, parce qu’il n’est pas remarqué par ceux qui le commettent.
22 Comparer Platon, République, 539 a 5-d 1, avec Apologie <de Socrate>, 23 c 2-8.
Notes de fin
a History of the Rise and Influence of the Spiril af Rationatism in Europe, vol. II, Londres, 1870, p. 65.
b Le membre de phrase d’origine (« a truth of at least the second power ») a été remplacé par : « absolutely certain » (« absolument certaine ») dans la version de 1952 (tous les changements dans le texte signalés dans nos notes renvoient aux différences entre cette dernière version et celle de 1941).
c Les mots ajoutés (ainsi que la suppression de la virgule qui précède) dans la version de 1952 lèvent une possible ambiguïté dans la phrase anglaise.
d « Personal » (« personnelles ») a été remplacé par « the writer’s » (« de l’écrivain »).
e « Intelligence » et « prudence » (traduits par les mêmes termes en français) ont été remplacés par « understanding » et « caution » (« compréhension » et « circonspection »).
f « In interpretation » devient « in the interpretation » ; cela ne change pas le sens en français ici.
g « Moslem » a été remplacé par « Mustim ».
h « All » (« tous ») n’est plus souligné.
i Strauss fait référence à Werner Jaeger ; voir infra, note 9.
j E. Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, trad. M.F. Guizot, Paris, Robert Laffont, 1983, t. 1, p. 426.
k « Two » a été remplacé par « one ».
l « Sympathetic » (« sympathiques ») a été remplacé par « attractive » (« attirants »).
m « Contemplation » (« méditation ») a été remplacé par « reflection » (« réflexion »).
n Voir supra, note g.
o « The attitude » a été remplacé par « What attitude » ; cela ne change pas le sens en français ici.
p Dans la version de 1952, l’original de la portion de phrase placée entre a été remplacé par : « ... what they think about popular education and its limits. » (« ... ce qu’ils pensent au sujet de l’éducation populaire et de ses limites »).
q « S’exprimer » (« express themselves ») a été remplacé par « communiquer leurs pensées » (« communicate their thoughts »).
r Voir Platon, République, 382 b 2-4.
s « Than that in » (« que dans ») a été remplacé par « than that of » (« que celle de »).
t « The » (« la ») n’est plus souligné.
u En français dans le texte.
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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« L’art de bien lire »
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Études sur le traité 49 de Plotin
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