Appendice II. Critias le sophiste : fragment B 6, constitution des Lacédémoniens
p. 335-337
Texte intégral
1Critias oppose la coutume observée dans les banquets par les Lacédémoniens aux beuveries d’origine lydienne, à cause de la réputation de dissolution des mœurs des Lydiens sans doute : on boit, en portant tour à tour des toasts, plus qu’il ne faudrait :
Cette coutume et cette pratique exercée à Sparte
Consiste à boire dans la même coupe emplie de vin,
Mais sans offrir de trinquer à la santé d’un convive qu’on nomme.
Ni vers sa droite en faisant le tour de la compagnie.
[...]
Plusieurs coupes, c’est une main lydienne originaire d’Asie qui les [inventa
Ainsi que le fait de boire à la santé de son voisin de droite et [d’appeler
Par son nom celui en l’honneur de qui on veut boire.
Ensuite, après de telles beuveries, ils laissent aller leurs langues
À des histoires sordides, et leur corps,
Ils l’amoindrissent ; un obscur brouillard s’abat sur leurs yeux.
L’oubli efface, de leur poitrine1, la mémoire.
Et leur esprit2 s’égare. Captifs, ils sont sans retenue ;
Alors survient la prodigalité qui ruine une maison.
Chez les Lacédémoniens, au contraire, leurs cavaliers ne boivent [qu’autant
Qu’ils amènent tous les cœurs3 à une confiance enjouée
Et leur langue à la bienveillance4 et au rire mesuré5.
Une telle façon de boire est utile pour le corps.
Pour l’intelligence6 et pour les biens ; elle s’accorde parfaitement [aux œuvres d’Aphrodite,
Au sommeil, havre des peines.
Et à Santé, celle des dieux qui est la plus agréable aux mortels
Et à Moderation de Piété la voisine7.
Ensuite il reprend en disant
Les coupes qu’on boit en trinquant plus que de mesure et [contrairement au besoin
Une fois qu’elles ont procuré du plaisir, chagrin elles donnent pour [le reste de la vie.
Le régime des Lacédémoniens par contre est sans excès,
Boire et manger dans de bonnes proportions.
Pour pouvoir penser8 et supporter les épreuves9 ; nul jour
N’est fixé pour l’enivrement du corps dans d’immenses beuveries.
2Ainsi, dans ce texte qui traite, en apparence futilement, des manières de boire, on trouve une subtile hiérarchie des fonctions psychologiques, identifiées différemment selon le régime qu’on observe. Ce qu’elles sont semble donc engendré par l’exercice et la pratique, leur excellence ou leur perversion est le résultat entièrement de ce qu’on fait, et leur double dénomination pourrait bien signifier qu’elles n’existent pas par nature mais qu’elles sont ce que nous faisons.
3Sauf le corps qui appartient aux deux séries, on a, du côté de ce qui est condamnable : le σῶμα, les πραπίδες, le νοῦς, et quand c’est digne d’éloge, le σῶμα, les φρένες, et la γνώμη. Celle-ci ne peut se manifester que si le corps et l’âme, en ce qu’elle est, pour Critias, principe de sensation et d’affectivité, sont maîtrisés. σωφροσύνη est le nom de cette bonne vie, assimilée à un banquet dont la qualité tient à la manière dont on use des plaisirs, et au mode de vie qui en découle : honte, dérèglement, prodigalité nuisible, mollesse et oubli de soi, servitude et abrutissement, d’un côté ; de l’autre, vigueur et délassement, convivialité et sociabilité, courage dans l’action et réflexion. Par-delà une sorte de spartiatomanie, il y a la position de cette vertu centrale, la modération, entre la santé du côté du corps, et la piété du côté des dieux ou du respect de ce qui est sacré, c’est-à-dire d’un certain ordre humain considéré comme sacré, l’ordre de la vie en société, du faire et du penser propres à l’homme vivant avec d’autres.
4Ce texte nous a paru particulièrement intéressant pour éclairer le texte du Charmide en 169e, où Platon, certes, ne fait pas mention de la γνώμη, mais met le terme de γνῶσις dans la bouche de Critias, au sens de résultat de la γνώμη, ce bon sens ou cette faculté de réflexion et de jugement dont la pénétration s’aiguise d’autant mieux qu’on modère le corps et ses sensations. À ce terme Socrate oppose le participe neutre du verbe γιγνώσκειν, τὸ γιγνῶσκόν, expression qui a pour fonction d’élémentariser la γνώμη, en la désignant par son action, en lieu et place d’une faculté intellectuelle à part entière et unique.
Notes de bas de page
1 πραπίδων : vieux terme pour désigner le cœur ou l’âme comme siège de la sensibilité ; c’est le diaphragme chez Homère (Il., XIII, v. 412 et XVII, v. 349).
2 νοῦς.
3 φρένα, terme poétique pour désigner le cœur ou l’âme comme siège des sentiments et des passions, de la joie – c’est son sens ici – mais qui peut aussi désigner la pensée, la réflexion ; or ce sens est pris en charge par le terme γνώμη un peu plus loin.
4 φιλοφροσύνη.
5 μέτριόν.
6 γνώμηι.
7 L’ordre des valeurs selon Critias : Ὑγίεια, Σωφροσύνη, Εὐσεβίη.
8 τὸ φρονεῖν.
9 τὸ πονεῖν.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005