Chapitre IV. La modération, science d’elle-même et des autres sciences
p. 263-324
Texte intégral
LA STRUCTURE DE L’ARGUMENTATION
1La troisième partie du dialogue (166e-175a) est consacrée à l’examen de cette étrange formulation du « connais-toi toi-même », « la science d’elle-même et des autres sciences », apparue dans les conditions que nous avons vues : contre l’exigence dialectique de la détermination de l’objet de la « science de soi-même », au cours d’un défi remporté provisoirement par le sophiste Critias.
2Socrate commence par mettre au point (166e-167b) les énoncés qui vont subir l’examen, en transformant à son tour ce dernier avatar de la quatrième définition ; il distingue trois propositions qui seront examinées différemment, et parfois séparément, et rassemble le tout en rappelant que la modération (M) consiste à se « connaître soi-même » (ΓΣ). Les trois formulations de la quatrième définition sont les suivantes :
elle est science d’elle-même et des autres sciences (A et A’)
elle est science de la science et de la non-science (B et B’)
se connaître soi-même (ΓΣ) peut consister à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas (C et C).
3La mise au point terminée, Socrate propose de faire porter l’interrogation plus précisément sur deux chefs : est-il possible de savoir que quelqu’un ignore ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas ? À supposer que cela soit possible, quel avantage y aurait-il pour nous qui saurions cela ? (167b)
4La structure de l’argumentation est donc clairement indiquée et deux parties se dégagent, semble-t-il, facilement :
les arguments qui réfutent directement la possibilité d’un tel savoir (167b-169c) ;
les arguments qui réfutent les conséquences de l’hypothèse de la possibilité d’un tel savoir, sous le point de vue de ses avantages (169d- 175a).
5En fait, la structure est plus complexe, selon les formulations de la quatrième définition qui sont tour à tour examinées.
6Le premier chef condense les formules A et CC’, en les réunissant sous la préoccupation du contrôle des autres sciences, dans la perspective, par conséquent, de la « science de toutes les sciences » (A’) ; or la partie correspondant à ce premier point comporte deux arguments qui ne remplissent pas tout à fait ce programme :
la science d’elle-même et des autres sciences (AA’), ou encore science de science et de non-science (BB’) est atypique (167b-168a) ;
nulle réalité, parmi les exemples recensés, n’a une puissance qui s’exerce sur elle-même, et on ne peut décider si la science d’elle-même (A) est une exception possible (elle n’existe peut-être pas), ni décider que c’est là la nature de la modération (168b-169b) ;
transition (169b-c) : Critias partage l’embarras de Socrate qui lui propose d’examiner les avantages de la modération définie ainsi, en supposant que la science de la science et de la non-science (BB’) soit possible, mais en faisant la prophétie de l’utilité de la modération.
7La première partie ne prend donc pas en compte la formule CC’, contrairement à l’annonce qui en est faite en 167b. L’examen est mené du point de vue de la science et de son objet, et de leur relation, en analogie avec d’autres relatifs : aucun d’entre eux n’est en relation avec lui-même. Ce premier moment du raisonnement débouche sur une aporie, marquée par l’embarras de Critias et de Socrate et qui sera rappelée à la fin du dialogue : Socrate pas plus que Critias ne sont capables ni de « définir ce qu’est la modération » (169c, 176a) ni de « découvrir à laquelle, parmi les réalités, le législateur donna un jour ce nom, modération » (175b) ; ils ne sont pas parvenus à dire de quel objet la σωφροσύνη est la science, alors qu’une science, quelle qu’elle soit, a un corrélatif distinct d’elle-même (165e).
8La deuxième partie se signale par le choix de l’hypothèse contraire aux conséquences suggérées par le raisonnement précédent : à supposer la possibilité de la science de la science, en quoi est-on davantage capable de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas ? Cette partie répond plus précisément à ce qui avait été annoncé comme devant être examiné au premier chef, en 167b, mais en l’abordant du côté du second, sous l’angle de l’homme modéré (σώφρων) et de l’action qui lui est propre (σωφρονεῖν). Ce moment comporte, après une mise au point, un argument sur les effets de la modération et, après une énumération, un argument sur ses avantages :
en 169d-170a, Socrate fait l’hypothèse de la possibilité de la science de science et reprend les propositions de Critias, en posant la question de la capacité de la science de la science à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas (B = CC’ = ΓΣ = M) : si la modération et si la connaissance de soi-même consistent à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, en quoi la science de science est-elle plus capable de savoir cela (sous-entendu : que n’importe quelle autre science) ? Critias déclare que ces formules sont identiques : posséder la science d’elle-même revient à posséder la connaissance de soi-même (B : ΓΣ) et la connaissance de soi-même est la même chose que le savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas (ΓΣ : CC’). Socrate rectifie la formulation de Critias et conteste les deux identités : se connaître soi-même, c’est posséder le « se connaissant soi-même », et non pas la science d’elle-même, et se connaître soi-même n’est sans doute pas identique à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.
en 169d-171c, Socrate examine les effets quant à l’homme modéré de la puissance de cette science de la science et de la non-science (BB’), supposée possible et entendue comme savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas (CC’), et le pouvoir que cette science de la science et de la non-science lui confère sur les autres : l’homme modéré n’est capable que de savoir qu’il sait et qu’il ne sait pas, et, en conséquence, est incapable de savoir ce que les autres savent ou ne savent pas. La modération est donc, en tant que science de la science et de la non-science, à la fois impossible et impuissante, et cela remplit le programme donné en 167b.
les avantages annoncés en 167b ne sont, quant à eux, abordés qu’à partir de 171d ; une première fois, pour les énumérer : si l’homme modéré était capable de savoir ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas (CC’), et contrôler aussi les autres, ce serait un grand bien, mais aucune science de cette nature (selon la réfutation précédente) n’est apparue comme possible ; le deuxième avantage, moindre que le précédent, serait de nous rendre l’apprentissage du reste plus facile et de nous rendre meilleurs examinateurs des autres.
transition, rupture et reprise.– en un épisode divinatoire, Socrate reprend la question de l’utilité du savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas (CC’), admet, malgré l’argument précédent, qu’on puisse détenir ainsi la science de la science (B) et accorde même que c’est là la nature de la modération. Il conteste pourtant que la vie conforme à toutes les sciences (A’) soit une vie heureuse et une bonne conduite (172c-173d). C’est « l’épreuve par l’hypothèse supérieure »1, celle-ci consistant dans la conviction que la modération est un bien et est utile (déjà énoncée) et que si une science préside à la vie heureuse, cela ne peut pas être la science d’elle-même et de toutes les sciences.
l’avantage supposé de la science de toutes les sciences (A’) est réfuté : seule la science du bon et du mauvais contribue à notre bonheur et à notre bonne conduite et nous est utile sans pour autant nous procurer aucun des bienfaits qu’accomplissent toutes les autres sciences ; la modération comme science des sciences et des non-sciences (BB’) ne nous est par conséquent d’aucune utilité.
(175a-176d) : dans la récapitulation du raisonnement, Socrate retient surtout le fait suivant : malgré la difficulté à démontrer d’abord sa possibilité, et quand bien même on l’accorderait, la science de science, ou le savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas, n’a aucune utilité ; la modération ainsi définie n’en a donc pas non plus (B = cc = M = inutile).
9Ce qui se présentait comme un seul point (est-il possible qu’on sache ce que quelqu’un sait et ce qu’il ne sait pas ?) se distribue donc selon une distinction qu’on peut caractériser ainsi : l’essence (οὐσία2) de la modération est considérée selon sa δύναμις dans la première partie de l’argument et, dans la deuxième partie, selon son ἔργον (165e). On examine d’abord ce à quoi elle peut s’appliquer, et ensuite ce qu’elle accomplit, ses effets et, parmi eux, ceux qui sont bons et avantageux pour nous (171d ; 172d). L’ἔργον se distingue donc de la δύναμις3 selon qu’on distingue le point de vue de la réalité qu’on appelle « science » ou le point de vue de l’homme détenteur de la science, l’homme modéré ; la considération des effets se distingue également de leur valeur.
10Malgré la différence des hypothèses considérées, on remarque cependant une communauté de démarche dans les trois premiers arguments : l’examen a réfuté chacune des formulations de la quatrième définition (AA’, BB’, CC’), prise comme principe4 dont on éprouve les conséquences5. La modération ainsi entendue se révèle étrange, impossible, et ne produit pas l’effet annoncé. L’unité de ces trois arguments est d’autant plus sensible que le « rêve » (173a) marque une profonde rupture avec l’argumentation suivie jusqu’alors : peu importe que la science d’elle-même et des autres sciences soit possible ou non, elle ne peut en aucun cas rendre heureux.
11L’examen, en revanche, laisse intact le contenu initial de cette quatrième définition (se connaître soi-même), puisque Socrate affirme seulement que la connaissance de soi-même ne s’identifie à aucune des trois propositions de Critias, et que rien n’en est dit dans l’épilogue. L’analyse détaillée de cette dernière partie du Charmide sera l’occasion d’éprouver l’hypothèse selon laquelle ni la science d’elle-même, ni le savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas ne peuvent avoir un sens platonicien. Il faudra enfin se demander quels sont les rapports entre la modération, la connaissance de soi-même et la science du bon et du mauvais.
ÉTRANGETÉ (167b-168a) ET IMPUISSANCE (168b-169d) DE LA SCIENCE D’ELLE-MÊME ET DES AUTRES SCIENCES
12La mise au point de ce qui va être soumis à examen introduit deux nouvelles formules, mais la seconde (être capable de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas) ne sera examinée qu’à partir de 169d. La première formule est celle de la science de la science et de la non-science :
Ne serait-elle pas, dis-je, aussi science de la non-science, à supposer du moins qu’elle est aussi science de la science ? (166e)
13Cet énoncé ne présente apparemment pas de difficulté : c’est l’application à la science d’elle-même et des autres sciences de ce qui vaut pour toute science entendue comme savoir des contraires. La médecine est science du sain et du malsain, la science du beau est également science du laid, et savoir ce qu’est le meilleur implique qu’on sache aussi ce qu’est le pire6. L’analogie avec les autres sciences contraint la science d’elle-même à obéir au principe que toute connaissance est connaissance des contraires, mais la science de la science et de la non-science possède une généralité si grande que ce principe entre en contradiction avec l’idée de la nécessaire spécificité de l’objet. Le pivot des deux arguments qui réfutent la possibilité de la science d’elle-même et des autres sciences se tient là : ce qui est admis sans difficulté est précisément ce qui pose problème, puisqu’il est impossible de déterminer l’objet de cette science dont on dit qu’elle doit être, comme toutes les autres, science des contraires, donc, ici, science de la science et de la non-science.
L’étrangeté de la science d’elle-même et des autres sciences
14Dans un premier temps (167b-168a), Socrate montre que la science d’elle-même et des autres sciences, désignée aussi comme science de science et de non-science, est atypique, dans la mesure où il n’existe aucune sensation (visuelle, auditive) qui soit sensation d’elle-même et des autres sensations ainsi que des non-sensations, sans rien sentir de ce que sentent les autres sensations ; il en va de même pour les affections (désir, volition, amour) et pour la connaissance (l’opinion). Socrate, qui se souvient sans doute du refus véhément de Critias d’attribuer un objet spécifique et distinct à la science qu’est la modération, triture allègrement la formule « science d’elle-même et des autres sciences », et son équivalent, la « science de la science et de la non-science », pour en faire ressortir l’étrangeté quand on la compare à d’autres actes ordinaires : qu’il s’agisse des sensations (vision d’une couleur, audition d’un son), ou des affections (appétit de plaisir, volonté du bien, amour du beau, crainte de « l’ordinairement redouté ») ou, encore, du jugement (doxa), aucun de ces actes ne porte sur lui-même, aucun ne peut avoir pour objet son acte même ou sa négation.
15La science d’elle-même et de toutes les sciences apparaît alors absurde (ἄτοπον annonce et conclut l’argument), et impossible. Ce n’est pourtant pas la conclusion explicitement dégagée par Socrate : c’est une chose étrange (ἄτοπον) Pourquoi ? Faut-il déduire que cette réserve ménage en quelque sorte la possibilité pour la science de science d’exister et d’avoir un sens pour Platon ?
L’argument du corrélatif : sa portée ontologique
16À y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il n’est pas impossible que certains des actes énumérés par Socrate aient eux-mêmes pour objet. On comprend, en effet, qu’une sensation visuelle ne puisse pas se voir elle-même voyant – c’est physiquement impossible sans miroir – sans annuler, par la réflexion dans le miroir, l’immédiateté de la vision en train de se faire, et qu’elle ne puisse non plus avoir pour contenu ni les autres sensations visuelles ni l’absence de vision. Mais il est vrai aussi qu’on peut désirer désirer, vouloir vouloir, aimer aimer ou encore avoir peur d’avoir peur, et il n’est pas difficile de trouver de ces affections qui sont bien réelles et pourtant sans objet déterminé distinct, à côté d’affections qui possèdent un objet précis7. Cette objection, pour anachronique qu’elle soit, et même si on ne trouve aucun exemple d’un tel redoublement dans les Dialogues, nous conduit cependant à comprendre que l’argument de Socrate n’est pas psychologique. Car ce n’est pas l’expérience vécue qui permet de donner à chacun de ces actes son objet spécifique, et le langage peut nous amener à confondre l’acte et son résultat : par exemple, le mot opinion désigne à la fois l’acte de juger et son contenu, de même pour le mot vision8, etc. Désigner le corrélatif du désir, de l’opinion ou de la vision implique qu’on ait d’abord distingué l’actif et le passif, l’acte de juger et l’objet jugé, le voir et le vu, l’aimant et l’aimé, et ainsi de suite ; préciser les corrélatifs de ces actes implique de plus qu’on détermine avec précision la relation qu’ils entretiennent. Le premier argument de Socrate, simple en apparence, se révèle avoir une autre portée (et échapper ainsi aux objections d’ordre psychologique) : il présente une portée logique et ontologique, dans la mesure où il enveloppe une analyse des relatifs et de la relation.
17Ce qui se joue ainsi dans cette série d’exemples apparaîtra mieux si on analyse celui de l’amour sous l’éclairage d’un dialogue plus tardif, le Banquet. L’expérience amoureuse ne détient pas en elle-même sa vérité, et il faut du temps à Agathon, qui croit qu’eros est beau et paré de toutes les perfections, pour répondre à la question de Socrate : de quoi l’amour est-il amour9 ? La réponse l’amour est amour des belles choses est si peu évidente, et l’aveuglement d’eros tellement grand, qu’Agathon, qui avait donné auparavant la réponse sans le savoir, a toutes les peines du monde à s’en ressouvenir. Pourquoi est-ce si difficile de dire que l’amour est amour du beau ? C’est tellement difficile qu’Aristophane est à la fois celui qui comprend qu’amour est manque essentiel – désir qui veut beaucoup plus qu’un objet où il devrait s’abolir en se satisfaisant –, et celui dont, pourtant, le discours ne fait aucune place à la beauté. Il sait qu’on peut bien parvenir à ses fins, mais que, cependant, le désir, en toutes ses formes, n’en est pas à son terme. Celui-ci est innommable, mais Aristophane se trompe à son tour quand il croit que cet innommable est l’unité primitive et à jamais perdue que l’on recherche. (D’ailleurs, même le beau se révèle à son tour ne pas être l’objet ultime, seulement la condition de la naissance de l’amour, puisque, comme l’enseigne Diotime à Socrate, c’est finalement à l’immortalité qu’aspire Éros.)
18Aimer aimer, dans une perspective qui ne serait que psychologique, a certes beaucoup de sens, que cela signifie aimer l’amour qu’on croit beau par soi, ou faire l’épreuve d’une béance impossible à combler. Mais pour parvenir à comprendre qu’amour aime le beau, il faut quitter la psychologie pour la logique, et ensuite pour l’ontologie. Quand on demande de quoi amour est amour, il serait risible de dire que c’est l’amour d’un père ou d’une mère, ce n’est pas non plus (comme l’affirme Phèdre) l’amour d’un jeune homme ou de tel ou tel être, c’est l’amour de quelque chose de beau, quel que soit par ailleurs ce quelque chose, et par-delà, le désir d’une inépuisable fécondité. Le lien de l’amour ne se confondant pas avec nos amours particulières, il reste encore à connaître la nature de ce lien : l’amour est nécessairement et naturellement relatif à quelque chose, comme le père n’est père que relativement à un fils, et les exemples donnés par Socrate indiquent déjà que la relation amoureuse est analogue à un lien de parenté. Amour est un être relatif, différent de l’objet auquel il se rapporte, et cette différence consiste en une relation asymétrique où les termes mis en relation ne peuvent être ni semblables ni contraires : amour qui désire le beau n’est pas beau lui-même, mais il n’est pas laid non plus, lui qui ne peut aimer ce qui est laid.
19Quand, dans le Charmide, on en arrive à l’énoncé que l’amour est amour du beau, on ne peut donc pas prendre cela pour un exemple à la portée du premier venu. La richesse de l’analyse du Banquet ne se trouve certes pas dans ce passage du Charmide et n’est évidemment pas non plus supposée pour comprendre les distinctions proposées entre la volition du bon, l’appétit de l’agréable ou l’amour du beau : elles doivent être monnaie courante pour quelqu’un comme Critias qui a suivi les leçons de Prodicos ; ne voit-on pas ce dernier, en effet, distinguer la joie et le plaisir dans le Protagoras (337c) ? Cependant l’art des synonymes n’équivaut pas à une analyse notionnelle. Si ces distinctions (amour du beau, volition du bien, désir du plaisir) évoquent pour nous ce qu’en fait Platon dans d’autres dialogues, et si elles peuvent appartenir aussi aux sophistes, leur énoncé dans le Charmide implique une analyse de la relation qui dépasse la simple désignation du corrélatif.
20Dans le premier argument, cette analyse est menée selon le schème de la distinction entre l’acte et son objet (voir, être vu) et selon le principe de la spécificité du corrélatif (on voit une couleur). Tous les exemples donnés par Socrate sont des exemples d’actes relatifs à un type d’objets différents d’eux-mêmes : pas de vision sans quelque chose de vu, le voyant et le vu sont relatifs ; pas de vision sans vision d’une couleur, le voyant et le vu sont reliés entre eux par une relation – dont on ne dit rien dans le Charmide, mais qui est physique et physiologique, comme le montre la théorie de la vision développée dans le Timée10. Mais il reste alors à se demander s’il existe une espèce de relatifs qui soient relatifs non à autre chose mais à eux-mêmes11, de sorte qu’il n’y aurait pas besoin de leur chercher un corrélat distinct. Quel serait en ce cas le type de relation liant les deux termes ? Quel qu’il soit, ce serait ce type de relation qu’impliquerait la science de science.
21Ce qui ne signifie pas que la science constitue par principe une exception et qu’elle soit le seul exemple d’une telle relation réflexive au sens où toute science s’accompagnerait nécessairement de réflexion. L’enjeu du premier argument ne paraît pas pouvoir être celui de la possibilité psychologique ou phénoménologique de la réflexion, ou de la conscience réfléchissante. Cependant, quand on met en regard la question de la science de la science et de la non-science et sa nouvelle formulation – savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas – et qu’on les replace dans le contexte platonicien de la vertu comme science, on est tenté d’interpréter ainsi, comme l’exigence que la conscience accompagne la pratique vertueuse : « Si la vertu est connaissance, comment puis-je connaître que je possède la connaissance, c’est-à-dire, ai-je la connaissance de ma connaissance12 ? »
22À cela je répondrai d’abord avec le même argument qu’au chapitre précédent, quand il s’agissait de savoir si la science d’elle-même pouvait avoir un sens platonicien. Le commentaire de la deuxième partie du dialogue a établi que la σοφία de Socrate est la condition de la modération comme science et qu’elle signifie ceci : il faut commencer par savoir qu’on ne sait pas ce qu’est la modération, tout en sachant que c’est une bonne chose, et savoir qu’elle est une pratique accompagnée d’une science différente des autres savoirs positifs. L’inscience de Socrate consiste alors à reconnaître, grâce à l’examen des définitions, – et Socrate les examine précisément aussi à cause de cela –, qu’on ne possède pas la science de la vertu et qu’on ne pratique pas la vertu sans une certaine science ; toute la difficulté réside dans la médiation qu’opère la σοφία de Socrate entre la science de la modération et la modération comme science. D’un point de vue formel, et c’est celui de Critias, on pourrait dire qu’être modéré, c’est à la fois savoir ce qu’est la modération, en avoir la science, et savoir la science qu’elle est, avoir la science de la science qu’elle est. Cette coïncidence est impossible pour Socrate, puisque reconnaître qu’on ne possède pas la science de la modération, c’est reconnaître que la science de quelque chose de bon ne se possède pas comme la science de quelque chose de bien fait, science maîtrisée qu’ont les artisans des choses qu’ils savent faire. Reconnaître ne pas posséder la science de la vertu, c’est reconnaître qu’elle ne se possède pas, c’est la rechercher, et la rechercher, c’est la connaître d’une certaine manière :
il sait que savoir, c’est chercher et apprendre, et que chercher et apprendre sont les seules modalités du savoir. À dissocier ces termes on en fait un dogmatique ou un sceptique. Il n’est ni l’un ni l’autre, mais celui à qui et en qui se découvre le pouvoir de penser13.
23La question n’est donc pas de savoir si on peut connaître qu’on possède ou non la science qu’est la vertu de modération : ce n’est plus une question, c’est déjà une réponse, cela s’appelle science de science ; la question est plutôt de savoir si posséder cette science de science est posséder quelque chose. Le but de la réfutation socratique pourrait bien être celui-ci : montrer – si la maîtrise suprême consiste à savoir la science de la modération et avoir la modération comme science, et si elle est possession d’une science qui, comme toute science positive, est déjà possession d’un savoir – que la science de science, cette sorte de science au carré, possession de la possession, ne possède alors rien du tout.
24Il me paraît donc qu’il n’est pas possible d’identifier le γνῶθι σαυτόν, la σοφία de Socrate, à la science de science (ni même au savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas), tant elles diffèrent dans leur signification profonde.
25Ma seconde objection est que le sujet réfléchissant ne peut pas être objet de science, quand, précisément, il s’agit de la vertu comme science. Une vision qui ne verrait qu’elle-même ainsi que les non-visions et les autres visions sans voir aucune couleur, n’est une vision de rien, et n’est donc pas une vision. Cependant, qu’est-ce qui empêcherait une science d’être la science d’elle-même et des autres sciences ainsi que de l’ignorance, même si elle n’est science d’aucune des choses particulières que savent les sciences particulières14 ? Qu’est-ce qui empêche la science de se savoir elle-même, d’être à elle-même son propre corrélat ? Socrate persiste à vouloir appliquer à la science le principe du corrélat spécifique et distinct : pourquoi Platon refuse-t-il de faire de la réflexivité de la connaissance une science possible ? Parce que le sujet réfléchissant n’est pas un objet de science, et qu’une science sans objet n’est pas une science : il ne suffit pas qu’une science soit relative à elle-même pour être science, il n’est pas nécessaire non plus qu’une science ait pour corrélatif un objet partiel ou particulier comme les autres sciences, mais il est nécessaire que la science qu’est la modération se relie à quelque chose d’autre qu’elle-même pour justifier l’effort de réflexion tendu par l’exigence du beau et du bon qui l’a fait naître, ou du moins reconnaître comme science. Critias a complètement oublié cet horizon de la valeur, ce que peut encore signifier l’abandon (en 164d) de tout ce qu’il avait pu dire et penser auparavant.
26La considération des relatifs dans le premier argument de Socrate semble ainsi avoir pour principal intérêt de suggérer les difficultés qu’il y a à penser la relation de la pensée avec l’objet qui lui est propre quand elle prend en vue la valeur. Nous y reviendrons plus loin en commentant le deuxième argument sur les relatifs.
La science en général et la science indéterminée
27Si on admet que la science de science ne peut pas être identifiée à l’inscience socratique ni à son exigence de connaissance des valeurs, ne peut-on pas l’identifier à la « science en soi du connu en soi (ἐπιστήμη αὐτὴ μαθήματος αὐτοῦ, Rép., IV, 438c) » et lui conférer un sens logique15 ? Si c’était le cas, cela reviendrait à faire de l’idée de science de science une idée acceptable par Platon, quand bien même il la réfuterait, ou plutôt, parce que, précisément, il ne la réfute pas entièrement, lui laissant la possibilité d’exister.
28Le principe présidant à l’assignation d’un objet spécifique et corrélatif à chaque acte n’est pas tout à fait celui qu’on a vu rejeté indirectement par Critias, quand il refusait de dire quel objet déterminé avait la science de soi-même à l’instar de toutes les autres sciences. En fait, il rejetait surtout le principe de la ressemblance pour mieux affirmer, du moins le croyait-il, la différence de la modération. Ici, Socrate prend les choses d’un peu plus haut : il ne s’agit plus seulement de dire quel objet particulier possède la science de soi-même comparativement au calcul ou à la statique, puisque l’irréparable, en quelque sorte, a été commis et que Critias, en refusant la dialectique, a répondu que la modération était la science d’elle-même et des autres sciences ; il s’agit à présent de savoir si la science d’elle-même peut encore être une science, dans la mesure où la science en soi, ou en général, est nécessairement et naturellement science de quelque chose, et dans la mesure où l’objet de la science, son corrélatif, est quelque chose « d’appris », de « su » en soi, ou en général, quel que soit par ailleurs le contenu particulier, l’objet connu ou su par telle ou telle science.
29Ce principe est explicité dans la République (IV, 438a-e) à propos de l’analyse du désir : la science comme la soif font partie des choses qui sont par nature en rapport avec un objet ; prise en elle-même, la soif en soi est soif de la boisson en soi et la science en soi est science de « l’appris » en soi (ἐπιστήμη μὲν αὐτὴ μαθήματος αὐτοῦ ἐπιστήμη ἐστὶν) la soif n’est pas naturellement soif de boisson froide, ou abondante : ces déterminations sont accidentelles. Mais cela n’empêche pas que ces déterminations puissent spécifier le désir de boire, lequel devient alors désir de boire une boisson déterminée. De même, une science n’est distincte d’une autre qu’en tant qu’elle a un objet déterminé qui la détermine comme cette science ; la science médicale, par exemple, n’est telle que parce qu’elle est science du sain et du malsain.
30La science de science du Charmide ressemble à la forme indifférenciée de la science en soi, sachant le « su » en soi qui ne serait autre qu’elle-même : la science, et non une science. Mais il ne faut pas confondre le principe de détermination de toute science, tel qu’il apparaît dans la République, avec l’indétermination de cette science qu’est la science de science ; celle-ci prétend soit être seule science (elle est alors la science) soit être science des autres sciences (elle est une science), mais, dans les deux cas, elle n’est science de « rien d’appris », elle ne sait rien de ce que savent les autres sciences, comme le montrera Socrate par la suite. Elle n’est pas science de quelque chose de su ou d’appris en général. Les sciences sont toutes des sciences de quelque chose « d’appris ». Cela signifie qu’une science est science parce qu’elle peut être apprise, transmise. De ce point de vue, il semble bien qu’il n’y ait que des sciences spécialisées. Or, que pourrait bien être une science qui ne soit science de rien d’appris et pourtant science ? À cette question, en fait, il y a deux réponses : une science autre ou une science généraliste.
31Une science autre : on songe ici à la distinction que fait Socrate, dans le Lachès, entre ce qu’on sait pour l’avoir appris et ce qu’on sait pour l’avoir découvert par soi-même16 : la vertu est une science qui ne s’enseigne ni ne s’apprend mais qui a pourtant un objet déterminé distinct d’elle-même, qui requiert qu’on le découvre mais après l’avoir cherché sans recourir à l’expérience. Dans la République, Platon montrera qu’elle est une connaissance qui se distingue de l’opinion, par sa capacité à penser ce qui est vraiment, par opposition à l’opinion qui ne juge que des apparences17.
32Ou une science généraliste, qui n’est pourtant pas la science en général : cette science non spécialisée existe bel et bien et ceux qui la détiennent se nomment sophistes, plus savants que les savants. C’est une science si indéterminée que, quand Platon essaiera dans le Sophiste de définir la spécialité du sophiste, il la trouvera paradoxalement nichée dans toutes les branches de l’ensemble des divisions des arts et des techniques. Le sophiste prend une multiplicité de figures, il sait tout, il peut tout : il est chasseur, négociant en gros et en détail, vendeur, lutteur et purificateur. Il a une multiplicité d’apparaître, une polyvalence et une multiplicité technique malsaine, signe que s’il est partout, c’est que le centre de son savoir, qui lui ferait mériter de n’avoir qu’un seul nom, échappe et n’est nulle part ; il n’empêche que cette sophistique, dans sa pratique du discours, ressemble dangereusement, comme le loup ressemble au chien, à la philosophie ; celle-ci n’est nulle part nommée dans ce passage sur l’art d’enseigner qui lui-même appartient à l’art de purifier, portion de l’art de trier, mais l’art du sophiste, par précaution, est quand même appelé δοξοσοφία, apparence de sagesse.
33Les exemples choisis par Socrate dans le Charmide sont, à cet égard, remarquables : ils l’étaient précédemment, parce qu’ils soulevaient le problème du corrélatif spécifique (et pas seulement particulier) d’un acte sensitif, affectif ou cognitif ; ils le sont à présent par le fait que Socrate choisit cette série et non une autre. Socrate choisit en effet des exemples tels que leur énumération devrait empêcher de croire à l’existence de la science d’elle-même et de toutes les sciences, mais, dans cette série d’exemples, aucune distinction n’est faite entre ce qui se rapporte au corps et ce qui se rapporte à l’âme, entre, d’une part, les sensations et, d’autre part, les sentiments et l’opinion. Il n’y a pas de rupture dans cette séquence progressive qui va des sensations à la pensée en passant par les affections : l’âme comme principe de connaissance est absente et rien n’indique que « ce par quoi nous sommes savants est l’âme18 ». C’est une raison de supposer que Socrate se place dans la perspective de la psychologie et de la gnoséologie de Critias. Critias, en effet, est rangé parmi les penseurs qui font de l’âme un principe matériel19 et, pour lui, la réflexion est le produit d’une certaine maîtrise de la sensibilité. On peut comparer20 cette série à l’inventaire qu’on trouve en 159e-160b et qui présente une variété d’actes cognitifs rapportés à l’âme non mentionnés ici : apprendre, enseigner, se ressouvenir et mémoriser, comprendre et pénétrer par l’intelligence, rechercher, délibérer. À cet endroit, il était question de la rapidité des actes de l’âme comparée à celle des actes du corps, mais nous avons vu que le mouvement de l’intelligence avait son mouvement propre, rapide ou lent, prenant son temps pour chercher ou intuitionnant en un éclair, dès lors qu’il faut savoir ce qu’il en est des réalités, ce qui suppose toujours de poser des intelligibles et de considérer l’âme autrement.
34En 167b-168a, Socrate semble au contraire se situer sur le terrain de Critias, de sa gnoséologie et de sa psychologie, comme pour mieux lui montrer que, même là, la science de science n’a pas de place (ἄτοπος)
35Dans le premier argument, l’alternative pour Socrate serait donc la suivante : ou la science d’elle-même a un corrélatif distinct d’elle-même ou elle n’est science de rien21 et elle n’existe pas. Pour Critias, il n’y a aucun inconvénient à admettre que la modération est science de science sans être une science déterminée. Sous l’étrangeté de la formulation, puisqu’elle ne peut avoir un sens platonicien, on reconnaîtra sans peine, et comme mise à nu, la prétention de n’importe quel sophiste : « N’est-ce donc pas d’une grande facilité, Socrate, pour celui qui ne sait aucun des autres arts mais sait cet unique art, de n’être en rien inférieur aux spécialistes22 ? », répond fièrement Gorgias à Socrate qui s’étonne que l’art du sophiste lui permette de mieux persuader les ignorants que l’expert lui-même. Dans le Charmide, Socrate prend pour cible ce savoir qui se substitue à tous les autres sans avoir besoin d’apprendre quoi que ce soit de ce qu’ils savent précisément et qui prétend être quand même savoir. Cet art du sophiste n’est jamais désigné en tant que tel – sauf, indirectement, en 161b-c : « c’est de Critias, ici présent, que tu tiens cela, ou de quelqu’un d’autre parmi les gens savants (σοφῶν) ! » –, ce qui faciliterait, comme c’est le cas dans le Gorgias, la considération de son objet. L’originalité du Charmide tient peut-être à l’individualité de Critias : il n’enseigne pas la rhétorique comme Gorgias ou d’autres, il a des ambitions politiques à Athènes même, et ce futur tyran ne prône pourtant pas la loi du plus fort et le renversement des valeurs communes comme Thrasymaque ou Calliclès. C’est donc au cœur de la science maîtresse du sophiste, sans la nommer, que Platon porte ses premiers coups, dans ce petit dialogue socratique, et il lui réglera son compte dans un dialogue bien plus tardif, le Sophiste, où aucun grand sophiste n’est d’ailleurs nommé.
L’impuissance de la science d’elle-même (168b-169d)
Cette science est science de quelque chose, et elle a en propre une puissance en sorte qu’elle est science de cette chose (168b).
Il y aurait certes besoin d’un surhomme, mon ami, pour pouvoir, dans tous les cas, distinguer suffisamment si aucune des réalités, excepté la science, n’est de nature à détenir sa propre puissance relativement à elle-même, seulement relativement à autre chose, ou bien si une partie d’entre elles est telle, et l’autre non. (169a)
36La notion de puissance est un moyen pour déterminer des choses aussi diverses que les grandeurs, les quantités, les sensibles, des réalités physiques comme le mouvement et la chaleur, grâce au type de relation qu’elles ont avec leur corrélatif : relation numérique, relation d’un sens à son « sensible » propre, relation de l’actif au passif. La question laissée en suspens et qui demanderait les forces d’un « surhomme » pour la résoudre est celle de savoir s’il existe des réalités dont la puissance s’exerce sur elles-mêmes : si tel était le cas, elles auraient comme manière d’être ou comme nature, outre leur propre nature, celle de leur corrélat. Et comme leur corrélat, c’est elles-mêmes, elles seraient ce qu’elles se font à elles-mêmes, elles se chaufferaient, chauffantes et chauffées à la fois, elles seraient automotrices, provoquant et subissant le mouvement ; ou bien elles se compareraient à elles-mêmes et se retrouveraient plus légères et plus lourdes qu’elles-mêmes ; ou elles se rapporteraient à elles-mêmes, et seraient à la fois doubles et moitiés d’elles-mêmes ; enfin elles se sentiraient, elles seraient sens et sensible, ouïe et son, vue et couleur.
37La difficulté de cet argument tient moins à l’emploi qui est fait de la notion de δύναμις à propos de grandeurs ou de réalités physiques qu’à son application à la science, fût-elle science de la science. Mais cela constitue son aspect remarquable : c’est la seule fois, dans tous les dialogues, où toutes les sortes de δυνάμεις coexistent pour servir à analyser la δύναμις de la science. Certes, l’argument sert à montrer finalement l’impuissance de la science d’elle-même qui n’est autre, comme j’ai essayé de le montrer, que la science du sophiste ; mais pour achever d’établir que cette science de la science n’est pas platonicienne, je prolongerai le second argument de Socrate en direction de la science qu’est la dialectique. Il apparaîtra que la conclusion de l’argument et la proposition faite par Socrate de remettre à plus tard l’examen de la possibilité de la science d’elle-même ne peuvent pas être mises au compte d’une hésitation de Platon à identifier la philosophie à cette science.
38Les divers exemples de réalités possédant une δύναμις témoignent, d’abord, que Socrate emprunte cette notion tant aux mathématiciens qu’aux physiciens et aux médecins, et indiquent que la notion doit garder quelque chose de ses origines ; d’autre part, le fait que Critias approuve l’idée d’une δύναμις de la science d’elle-même signale que les sophistes avaient vraisemblablement adopté cette notion en un sens identique à celui que Critias utilise ici. Enfin, le fait que Socrate s’approprie la notion de δύναμις atteste qu’elle est intégrée à la pensée platonicienne : il la transfigure en l’important. Il l’applique à la science, mais Critias aussi ; seulement, si Socrate le fait, c’est bien sûr en un autre sens que le sophiste. La notion de δύναμις a donc un sens philosophique dans la mesure où Platon la fait sienne, mais quel sens ? Pour répondre à cette question il ne semble pas suffisant de dire que l’originalité platonicienne consiste dans l’importation de cette notion dans « les domaines où elle n’avait pas encore pénétré : domaine moral ou dialectique23 », il faut encore voir ce que Platon conserve du sens qu’elle avait dans ces autres domaines pour faire de la dunamis un outil de la recherche.
La puissance selon le sophiste
39Commençons par considérer le sens que Critias donne à la notion de δύναμις quand il accorde que la science d’elle-même et des autres sciences est « science de quelque chose et a en propre une puissance en sorte qu’elle est science de cette chose » (168b).
40Le sophiste est un disputeur redoutable ; son entraînement lui a fait acquérir la maîtrise de la force logique du raisonnement et le terrassement de son adversaire est la preuve de la toute-puissance de son art. Quoi d’étonnant à ce que Critias accorde que la science d’elle-même a une puissance, quand cette puissance est si manifeste ? Certes, Critias n’enseigne pas la rhétorique, mais on peut comparer son assurance à l’orgueilleuse conception qu’a Gorgias de son art : celui-ci se pratique plutôt en public, dans les assemblées et devant les tribunaux et a pour nom rhétorique, mais sa puissance est tout à fait merveilleuse, tant elle paraît être universelle. Pour Gorgias comme pour Critias, la puissance de leur science respective et ce qui en fait le caractère unique se confondent avec ses effets. Gorgias est tellement ébloui par sa propre puissance qu’il commence par dire que la rhétorique est la seule technique qui n’use que du discours pour accomplir son œuvre, tant il est vrai qu’on a l’habitude de la considérer comme l’art du discours, en oubliant les autres arts qui n’agissent, eux aussi, que par ce seul moyen24. Socrate le contraint pourtant à inscrire la rhétorique dans une classification des arts et à accepter de le ranger parmi d’autres. Critias avait eu une attitude similaire quand il voulait accorder tout privilège à la sophrosunè telle qu’il l’entendait : science hégémonique et parfaitement maîtrisée par celui qui développe l’acuité et la pénétration de son intelligence, elle ne pouvait, elle non, plus ressembler à aucune autre science. Capable de les critiquer toutes, elle est naturellement science de toutes les sciences, science qui les prend sous sa coupe en exerçant sa fonction discriminante. Quand Gorgias parle de la rhétorique, il a de pareils accents25 : « elle tient sous sa domination toutes les puissances » des arts, qu’elle peut, si elle le veut, remplacer à tout moment et même décider de ne pas faire paraître en paraissant elle-même à leur place ; il s’appuie sur l’anecdote de son frère médecin qu’il a réussi à supplanter en produisant les effets que la science de celui-ci était incapable de produire sans lui : persuader le malade de se laisser soigner.
41Critias sait lui aussi ce qu’il peut, non pas au sens assez prosaïque où l’entend Xénophon26, mais en un sens plus subtil et plus intériorisé : il ne s’agit pas de la connaissance de ses propres aptitudes ni de la reconnaissance prudente de ce qui est en son pouvoir, mais bien davantage de la connaissance de la puissance de la γνώμη et des conditions sous lesquelles l’homme de valeur peut l’acquérir et la développer. Nous avons peu de textes de Critias pouvant corroborer cette analyse, mais le fragment le plus remarquable27 à cet égard est celui qui laisse entendre que la puissance de cette réflexion est suffisamment exercée pour ne pas se laisser détourner par les discours pourtant extrêmement puissants de la rhétorique. La réflexion est inflexible et toute-puissante, plus puissante encore que la rhétorique elle-même qui fait et défait les lois et les malmène au point, semble-t-il, de faire paraître juste et d’intérêt public à peu près n’importe quoi. Le sophiste immunisé contre lui-même ? La science d’elle-même peut donc signifier chez Critias à la fois une technique qui l’emporte sur toutes les autres, même la rhétorique, et l’idée d’une pensée parfaitement maîtresse d’elle-même au point de ne pas tomber dans les illusions que sa science produit. L’homme modéré qui serait de cette trempe-là est bien le seul qui, aux yeux de Critias, puisse tout gouverner.
42L’argumentation de Socrate s’attaque sans doute de façon indirecte à cette prétention du sophiste à l’omniscience et à l’omnipotence (surtout face au futur tyran), sans les arguments ontologiques décisifs du Sophiste qui permettront de réellement distinguer le philosophe du sophiste, mais en mobilisant tout de même des notions telles que celles de la δύναμις d’une chose, de son corrélatif et de son οὐσία. Ces notions requièrent une ontologie et une métaphysique que la science d’elle-même, par le renvoi tautologique et le vide qu’elle signifie, ignore complètement et qu’on peut tenter de dégager en procédant à une analyse de la notion de δύναμις à partir des exemples donnés par Socrate. Il y a trois sortes de puissances : la relation numérique, la relation du sens et du sensible, la relation de l’actif et du passif. En les étudiant tour à tour, on tentera à chaque fois de dire ce qu’il en est de la puissance de la philosophie, par opposition à l’impuissance de la science d’elle-même que tous ces exemples tendent à établir.
La relation numérique
43Quand il prend l’exemple des grandeurs, Socrate entend le terme δύναμις comme l’entendent les mathématiciens, non dans le sens technique de « carré » ou « valeur en carré d’un rectangle »28 ou de « racine carrée »29, mais au sens, importé du langage courant, de « force » ou de « capacité » : une grandeur « supérieure à » une autre serait une grandeur qui a une propriété constitutive et distinctive telle qu’elle contient en elle la puissance30 d’être plus grande qu’une autre grandeur déterminée réduite à lui être inférieure ; d’autre part, la grandeur « inférieure à », à défaut de « triompher », est un exemple permettant de mettre l’accent sur la nature relative de ces grandeurs : une grandeur inférieure à une autre est telle parce qu’elle est essentiellement relative à une autre et non pas parce qu’il y aurait une autre grandeur supérieure à elle31 ; c’est la même chose pour les grandeurs « supérieures à », « doubles de », « moitiés de », etc.32.
44De la comparaison entre la δύναμις de la science d’elle-même avec celle des grandeurs ou des quantités, on retient d’abord l’idée de force agissante et de capacité de mise en rapport : la δύναμις d’une science permet surtout de spécifier chaque science selon sa capacité de s’appliquer à un objet et selon les effets qu’elle produit ; l’emploi de la notion de δύναμις suppose bien « cette doctrine que si la science ne reste pas indéterminée, mais peut être divisée en un certain nombre de sciences particulières, c’est qu’en elle se trouvent des δυνάμεις qui la rendent science de tel ou tel objet33 ».
45Le sens mathématique de la notion de δύναμις contient l’idée de rapport et de mesure d’un terme par un autre : une grandeur peut bien être supérieure à toutes les autres et à aucune grandeur particulière, elle ne peut pas l’être par rapport à elle-même sans être inférieure à elle-même, comme une grandeur double d’une autre ne peut pas être double d’elle-même sans être moitié d’elle-même et, moitié, elle prend la même οὐσία que la grandeur à laquelle elle se rapporte et qui est sa moitié ; l’argument est le même pour « plus léger », « plus jeune », etc. Quelles conséquences entraîne l’application des relations quantifiables, où un terme n’en mesure un autre que s’il en diffère sous un rapport quelconque, au cas de la science de la science ? Quel type de relation celle-ci peut-elle entretenir avec son objet si sa δύναμις est analogue à celle d’une relation numérique ? La science d’elle-même, unique, semblable à aucune autre, n’admettant d’autre objet qu’elle-même, ne peut qu’être identique à soi sans pouvoir, par conséquent, différer d’elle-même34. Or, elle ne peut même pas conserver cette identité à soi. Réflexive, elle n’est pourtant pas égale à elle-même. En effet, si la relation du connaissant et du connu était comme un rapport entre des grandeurs, quantifiable, la science de science serait supérieure aux autres sciences sans être supérieure à aucune en particulier et en même temps inférieure à elle-même35, le double d’elle-même et sa propre moitié : incapable de mesurer par elle-même sa propre extension, elle s’engloberait et se déborderait en étant à la fois plus grande et plus petite qu’elle-même. Comment pourrait-elle mesurer les autres sciences si elle ne peut même pas se mesurer elle-même, si à la fois elle se contient et est contenue, si son rapport à elle-même est indéterminable et contradictoire ? La science d’elle-même ne peut se rapporter à elle-même ou se comparer à elle-même que si elle est relation avec un autre terme qui la mesure, mais cette condition la supprime comme telle dans l’extension incommensurable qu’elle se donne. La puissance de la science d’elle-même et des autres sciences, si elle est conçue sur le modèle de la puissance des nombres, est donc indéterminable. Si Platon n’oppose à la science d’elle-même que des relations numériques irréflexives et asymétriques pour montrer son impuissance ou l’impossibilité d’avoir une puissance réflexive, c’est parce qu’il a en vue la science de soi-même et la nécessité pour elle d’un troisième terme auquel elle est reliée.
46Raison de plus pour penser que la connaissance de soi-même, dont la détermination est le problème sous-jacent à tout le dialogue, ne peut sûrement pas être la science de soi entendue comme science d’elle-même sans s’anéantir. Il ne peut pas s’agir de la science que le sujet prendrait de lui-même dans une réflexion élevée au rang de science, ni de l’âme appliquant sa puissance à elle-même et se produisant elle-même comme science d’elle-même, réfléchissant sa propre identité sans se rapporter à aucun autre terme36.
47Faute de cet autre terme, toute prétention à mesurer quoi que ce soit est sans doute illusoire.
48Si on considère le Lysis comme un dialogue entièrement consacré à la question de la relation entre ce qui aime et ce qui est aimé (Socrate a en effet ce don divin qui consiste à savoir les distinguer. Lys., 204c), on peut voir que dans le rapport de la philosophie à son objet, analysé selon le paradigme de la philia, on a des relatifs qui ne sont pas des corrélatifs. Le philosophe, s’il est ami du savoir, ne se trouve pas en relation avec le savoir comme deux amis dont l’amitié paraît, pour l’expérience commune, nécessairement réciproque, car on pense inconsciemment l’amitié selon le schème de la relation numérique en croyant qu’il suffit d’un ami pour faire deux amis, ou que deux êtres « deviennent amis par cela seul que l’un des deux aimerait l’autre » (212d).
La relation du sens et du sensible
49Une chose qui a pour δύναμις d’être relative à une οὐσία aurait en plus celle-ci comme οὐσία si elle avait sa δύναμις relativement à elle-même ; elle perdrait donc la sienne propre en prenant la nature de ce à quoi elle est relative. Quand on compare la δύναμις de la science d’elle-même à la puissance de la vue ou de l’ouïe, on aboutit à un autre genre d’absurdité : l’acte de voir serait coloré, il y aurait transitivité de la qualité, de l’objet à l’activité. De même, si l’ouïe pouvait s’entendre elle-même, elle serait sonore. En conférant à la vision la propriété essentielle de son objet, on en vient à confondre la faculté et l’objet auquel elle est relative et on renonce à distinguer, pour n’importe quelle sensation, le sens du senti : non seulement ils n’existeraient pas l’un sans l’autre et ne seraient rien en dehors du sensible présent, mais ils seraient tout aussi bien l’un dans l’autre. On tomberait dans ce relativisme universel décrit par Socrate dans le Théétète 37 : « Rien n’est tel en soi et par soi [...] et ce n’est que dans le fait de mutuelles approches que tout reçoit, du mouvement, et son devenir et sa diversité ».
50C’est bien à une confusion semblable qu’on aboutirait si l’on admettait que la δύναμις d’une science puisse s’exercer sur elle-même. Selon ce schème de la sensation, et à la différence de toute autre science – la science médicale, par exemple, qui a pour objet le sain et le malsain, n’est pas elle-même saine ou malsaine –, la science d’elle-même serait pensante et pensée, savante et sue à la fois, en une réciprocité indéfinie38.
51Le paradigme de la relation entre le sens et le sensible fournit deux précisions supplémentaires. D’abord, la vision n’est pas seulement vision de quelque chose de vu, elle est vision d’une couleur. Cela signifie d’abord que la δύναμις de la vue ne consiste pas à voir ce qu’elle voit, mais à voir ce à quoi elle est relative39. Ensuite, la faculté de voir est une puissance qui diffère de la puissance des grandeurs ou des quantités, en ce que le rapport entre le voyant et le vu requiert cette fois-ci, pour s’effectuer et pour que s’effectue la vision des couleurs, un troisième terme : il faut, selon l’explication physique de la vision dans le Timée40, l’existence du feu, celui qui émane des yeux rencontrant celui émis par l’objet extérieur.
52La réfutation par Socrate de la possibilité de la science d’elle-même à l’aide du paradigme de la relation du sens et du sensible est essentielle en ce qu’elle indique ce que doit être, par contraste, la connaissance philosophique : une puissance de penser ce à quoi la pensée est relative, l’essence qui n’est pas relative à la pensée. C’est pourquoi la dialectique comme science ne peut absolument pas être confondue, si peu que ce soit, avec la science d’elle-même. À ce compte, la science d’elle-même semble absolument vide, puisque même la δόξα, – dont relève, selon Platon, la science du sophiste –, a un objet distinct d’elle : la δόξα est cette puissance relative à ce qui tantôt est et tantôt n’est pas, l’apparence, le devenir. Ἐπιστήμη et δόξα sont des facultés distinctes, des puissances qui ne sont telles que par rapport à l’objet auxquelles elles sont relatives et non pas en elles-mêmes, indépendamment de ce à quoi elles s’appliquent. Cette relation ne doit donc pas s’entendre en un sens strictement logique, puisqu’elle désigne aussi une manière de se relier à un type d’être. Ce qui, dans la République41, constitue la différence entre la faculté d’opiner et la faculté de savoir, c’est ce vers quoi l’âme se tourne, les apparences ou les réalités intelligibles ; cette différence d’orientation de l’âme équivaut aussi à un différentiel de puissance, selon l’idée de « force agissante » que contient toujours la notion de δύναμις : la connaissance de ce qui est est la plus puissante de toutes les puissances42, rien n’est plus fort que le savoir43.
53Ce que le paradigme du sensible permet donc de cerner mieux que le paradigme numérique, c’est ceci : il faut autre chose que la seule intelligence pour qu’elle exerce sa puissance, d’une part, et, d’autre part, l’intelligence est relative à l’intelligible, tandis que celui-ci a une réalité propre indépendante de l’intelligence. C’est tout le problème de la relation de la pensée à l’objet intelligible. Dans le livre VI de la République 44, le paradigme de la vision est approfondi et amplifié : pour comprendre qu’on puisse voir les couleurs, il faut donner comme causes de la puissance de la vue ce « lien » qu’est la lumière et sa source, le soleil. De même que la puissance de voir ne distingue rien dans l’obscurité, alors même qu’elle est toujours puissance de voir, la puissance de l’intelligence se conduit en aveugle, sans pourtant l’être45, quand elle n’est pas éclairée par la vérité et sa cause, le Bien. L’ajustement du paradigme est l’indice de sa fonction réelle qui est de trouver une méthode pour résoudre un problème ontologique sans lequel il n’était pas nécessaire d’affiner le modèle de la vision46, puisqu’il s’agit de savoir quelle relation entretient le Bien – et les Formes auxquelles il donne être et essence – avec l’intelligence. Le paradigme de la vision, poussé jusqu’au bout, montre l’indépendance de l’objet auquel la pensée est relative, mais si l’œil et la lumière doivent être « soleilliformes »47 pour expliquer la relation de l’objet vu à la vision, l’âme, elle, n’est pas en soi « boniforme » et n’entre pas nécessairement en relation avec ce qu’elle est pourtant destinée à penser. C’est pourquoi un autre paradigme, absent du Charmide, est nécessaire pour comprendre l’asymétrie de la relation de l’intelligible à la pensée, celui de l’amitié, tandis que celui de l’amour met en évidence la puissance de relation à l’intelligible de l’eros philosophe. La digression qui suit n’aura d’autre but que de montrer comment, dans le Lysis comme dans le Banquet, Platon résout le problème de cette puissance asymétrique qu’est la science, problème posé dès le Charmide.
Les paradigmes de l’amitié et de l’amour
54L’expérience de l’amitié, si elle nous fait croire que l’amitié est réciprocité, nous apprend aussi que, malgré l’absence de réciprocité, toute amitié n’est pas pour autant anéantie comme on devrait logiquement le conclure. En 212d-e, dans le Lysis, Socrate donne une série d’exemples qui illustrent la φιλία comme attachement sans réciprocité : ceux qui aiment les chevaux, les cailles, les chiens, le vin, la gymnastique, la sagesse. Rien de commun entre tous ces objets, si ce n’est d’être des φίλα, des objets de prédilection, chéris et précieux, dont l’éparpillement n’a d’égal que l’indéfinie multiplicité des choses susceptibles d’être appréciées des hommes et l’extrême dispersion de leurs intérêts. Avec ces exemples, Platon semble revenir à un sens ancien de φίλος, presque équivalent au possessif, et dont l’archaïsme est souligné par l’usage de la citation de Solon : « Comblé celui à qui sont amis les enfants, les chevaux à l’ongle unique, les chiens de chasse et l’hôte étranger ». Est cher tout ce qui nous appartient et fait partie de notre maison (οἰκεῖα) des enfants à l’étranger qui, à l’occasion, est des nôtres pour un temps. Par-delà l’archaïsme, Platon indique que la notion d’οἰκεῖον est ce qui peut rassembler l’extrême diversité des choses auxquelles les hommes sont attachés : aimer ce qui nous est apparenté et est bon. En fait, Socrate ne recherche pas le savoir comme d’autres chérissent des chiens, il philosophe (218a) comme le corps malade aspire à la santé et, pour cela, aime le médecin (217a et 218e-219c), il cherche l’ami, le bon ami, le bon comme ami (212a). Quand on transpose le paradigme de l’amitié à la question de la philosophie et de la relation à son objet, on découvre que le philosophe aime le Bien qu’il cherche en cherchant à comprendre les intelligibles dont il découvre l’exigence : le Bien est effectivement le πρῶτον φίλον48. De même que, de deux amis, l’un est plus jeune ou mieux né49, de même la pensée est différente de ce à quoi elle est relative en s’y attachant ; mais de même que tout est commun entre amis, l’objet auquel la pensée est relative n’est pas sans relation avec elle : ni semblable ni contraire à elle, il est ce qui lui est propre sans être elle50, plus proche que des parents51, il lui convient sans venir d’elle ou venir à elle du seul fait qu’elle le recherche, sans venir non plus tout seul indépendamment de la recherche.
55L’intelligible est une réalité qui n’est pas simplement noématique, produit de la pensée, ni un connu dont tout l’être se réduirait à n’être que connu, mais dont l’être n’est pourtant pas affirmé sans la pensée. Ni le réel ne se conforme à la connaissance : l’intelligible n’est pas que du conçu et du construit par la connaissance ; ni la connaissance ne se conforme simplement au réel : il faut que l’intelligence se fasse désir de l’être pour le connaître. Il n’y a pas réciprocité entre le su et le savoir, entre le connu et ce que vise le connaissant, son objet n’est pas nécessairement atteint parce qu’il veut le connaître, mais ne se dérobe pas nécessairement et n’est pas non plus contraire à cet effort de connaissance, si cet objet est οἰκεῖον.
56C’est le désir qui est, dans le Lysis (221d), la cause de l’amitié : c’est ce qui apparaît quand on essaie de voir que le désir n’est pas nécessairement souffrance et aspiration à supprimer le mal qui est éprouvé en cherchant le bien qui comble. Le désir philosophique demeure en son désir : même si le mal qui semble lui donner naissance était, par hypothèse, aboli, le désir subsisterait comme quelque chose qui ne fait plus mal mais reste quand même désir, différence d’avec le bien qu’il recherche. Cette hypothèse d’un état que personne ne connaît, puisque apparemment tout désir est vécu comme une souffrance, donne à penser un désir d’une autre sorte que l’image du manque douloureux ne suffit plus à caractériser. Ce désir-là, en fait, existe ; c’est le désir philosophique, à la condition de le concevoir autrement : non comme aspiration à un savoir qui viendrait combler le vide, avec le risque d’avoir toujours l’aspiration plus haute que la pensée, mais comme désir rassasié par ce qui donne sens au désir de savoir et sens à une recherche dont il est bon qu’elle ne se termine jamais ; désir du savoir, il se perpétue comme désir par-delà le vrai : l’intelligence cherche non le savoir comme s’il était le Bien, ni le savoir du Bien, mais le Bien sans lequel on ne saurait même pas la valeur du savoir. Le Bien étant ce qui se suffit à lui-même, il nous est ami au sens où le désir de l’intelligence est manque par rapport à lui, il est en vue de lui. Au paradigme de l’amitié se substitue celui de l’amour, resté caché dans le Lysis 52, quand il s’agit de rendre compte de la puissance de la pensée à atteindre l’intelligible qui lui est apparenté. C’est la notion de μεταξύ qui permet de déterminer la nature d’eros dans le Banquet53.
57Le désir est téléologique mais son terme n’a aucun pouvoir déterminant : si c’était le cas, on minimiserait la puissance de l’intelligence et la capacité créatrice du désir. Quand Aristophane pense le désir dans sa béance, il en fait une aspiration sur le mode du manque, manque à jamais de l’unité primitive avec son semblable ou son contraire. Quand Diotime différencie l’amour-possession de l’amour-engendrement, elle suggère que le désir est manque par rapport à son τέλος, mais pas manque de ce τέλος qu’on ignore et auquel on cherche en vain des substituts : l’instabilité d’eros et son inconstance sont à la ressemblance de la γένεσις tandis que son terme est à l’image de l’οὐσία l’être en vue de quoi se trouve le devenir. Dans le Philèbe, Socrate utilisera le paradigme amoureux et le paradigme de la genèse en vue de l’être pour tenter de faire comprendre à Protarque54 la relation entre deux sortes d’êtres, celle qui est toujours en vue de quelque chose et celle en vue de quoi se fait ce qui est en vue de quelque chose.
58Le paradigme de la relation du sens et du sensible, en particulier, sert, dans le Charmide, à examiner la puissance de la pensée qui a la science de la science et à montrer qu’elle est pensée sans objet réel, seulement puissance de savoir sa propre puissance de savoir, et, par conséquent, essentiellement puissante mais plus du tout connaissante, en vertu du fait qu’elle prend l’attribut de l’objet auquel elle s’applique. Puissance de puissance, la science de la science n’est aucunement science ; or qu’est-ce que cette puissance dépourvue de savoir alors que le savoir est la plus grande puissance ? Mais le même paradigme, en particulier celui de la vision, ouvre la voie au problème de la puissance de l’intelligence comme vision de l’âme, non pas vision d’elle-même mais vision de ce qu’elle peut voir dans la lumière de la vérité et à condition d’être érotiquement orientée vers l’intelligible. Eros est la puissance qui relie l’intelligence à l’intelligible55 mais, pour en comprendre tous les effets, il faut en concevoir la δύναμις à l’aide d’un troisième paradigme, celui de la relation entre l’actif et le passif. Le Charmide présente en effet, dans cette page extraordinaire qui énumère toutes les formes possibles de δυνάμεις, un troisième modèle de puissance.
La relation de l’actif et du passif
Quant (...) au mouvement qui se meut lui-même, à la chaleur qui se chauffe elle-même et à tous les phénomènes de cette sorte, on rencontre l’incrédulité, peut-être à quelques exceptions près. (168e)
59Cette relation, dont les exemples donnés sont la chaleur et le mouvement, n’est qu’esquissée. Socrate, à ce moment-là, procède à une récapitulation qui montre bien que la forme de l’argument est double : il a la forme de l’énumération et celle de l’analogie. Socrate recense moins des réalités diverses que trois sortes différentes de dunameis ; or aucune des deux espèces précédentes de puissance ne semblait appartenir à la science d’elle-même, – si celle-ci existe –, puisque, relation numérique ou relation d’une faculté sensible à ce qu’elle sent, une dunamis ne se présente jamais comme une faculté d’auto-relation mais se relie à un terme distinct d’elle-même. Cependant, qu’une telle puissance d’auto-relation existe est une possibilité que le troisième paradigme va laisser ouverte. Cependant, il faudrait un « surhomme » pour savoir s’il existe certaines réalités exceptionnelles dont la dunamis est un pouvoir de s’exercer sur elles-mêmes et, au cas où il en existerait, si la « science que nous affirmons être la modération en fait partie ».
60Tout ce passage est fort allusif : quelles peuvent être les exceptions susceptibles d’avoir une puissance relative à elles-mêmes, et qui est le « grand homme » ou « surhomme » en question ?
61En ce qui concerne le premier point, on songe naturellement à l’âme automotrice et aux arguments que Platon développe dans le Phèdre (245c-246a) pour en démontrer l’immortalité. À l’époque du Charmide, l’allusion ne contient sans doute pas toute la doctrine que Platon développera ultérieurement ; elle peut, par contre, viser une doctrine déjà existante, vraisemblablement celle du pythagoricien Alcméon de Crotone qui, selon Aétius (A 12, D.K.), affirma le premier que « l’âme par nature se meut elle-même d’un mouvement éternel, et pour cette raison, est immortelle et semblable aux dieux ». Cette ressemblance de l’âme avec les êtres immortels que sont les astres pour Alcméon « lui vient de ce qu’elle ne cesse de se mouvoir : ne sont-ils pas animés d’un mouvement continu et éternel, tous les êtres divins. Lune, Soleil, tous les astres et le ciel entier56 ? » Platon reprendra d’ailleurs ces arguments dans le Phèdre pour démontrer l’immortalité de l’âme, celle des dieux comme celle des hommes : ce qui se meut toujours est immortel, automoteur et, comme principe et source de mouvement, inengendré et indestructible ; il conclut : « Maintenant qu’a été montrée l’immortalité de ce qui est mû par soi-même, on n’aura pas honte de dire que c’est là l’essence de l’âme et sa définition même » (245e). Mais l’exposé de cette doctrine et le mythe de l’attelage ailé qui le suit servent à rendre compte moins du mouvement des astres, de leur divinité ou de la vie en général, que de la vie de toute âme comme principe de pensée et de la différence des lieux où chacune se meut (en haut, en bas), selon la perfection de sa composition et la quantité de sa vision des intelligibles. Les astres ne sont pas divins parce qu’ils se meuvent eux-mêmes, mais parce qu’ils ont une âme qui se meut elle-même, anime leur corps et les rend aptes à monter vers le lieu supracéleste – un tel lieu indique qu’il ne s’agit pas seulement d’astronomie – dont la vision seule les rend divins, comme elle rend divines aussi les autres âmes, celles des vivants mortels qui parviennent à suivre le cortège des dieux et contempler le même spectacle.
62Le Phèdre répond donc à la question laissée en suspens dans le Charmide : existe-t-il des réalités qui ont une puissance qu’elles exercent sur elles-mêmes (πρὸς ἑαυτό) ou bien la puissance propre à toute réalité n’est-elle que relative à autre chose (πρὸς ἄλλο) ? L’âme est la seule réalité qui exerce sa puissance sur elle-même, en tant que mouvement qui se meut lui-même57. Du rapprochement avec le Phèdre, on risque de conclure trop vite que la science de la science s’identifie à celle de l’âme qui se meut elle-même. Si l’âme est la seule puissance qui soit réflexive, ce n’est pas en tant que réflexion, c’est en tant que mouvement : elle meut et elle est mue ; cela n’empêche donc pas l’âme de se rapporter à autre chose qu’elle-même en tant que pensée, à savoir aux intelligibles. L’automotricité de l’âme est quelque chose de difficile à comprendre quand il s’agit de l’âme humaine. Cela pourrait signifier qu’elle est capable à la fois de s’auto-affecter et d’agir d’elle-même sur elle-même, en tant que « puissance composée par nature d’un attelage ailé et d’un cocher58 », et cette composition (un attelage fait de deux chevaux dépareillés, un bon, un mauvais) déterminerait le mouvement de sa partie rationnelle, selon que celle-ci parvient ou non à guider ensemble les forces antagonistes du cheval rétif et du cheval obéissant par nature. Le mouvement de l’âme humaine peut alors être chaotique, fait d’élan vers le haut ou de chute ; ou fait, dans le Phédon (79d), de concentration sur soi-même ou d’errance : selon le mouvement qu’elle a (examiner elle-même et seulement par elle-même, αὐτὴ καθ᾽αὑτήν, ou se servir du corps), il en résulte la pensée (φρόνησις) ou l’opinion, et l’objet auquel elle s’attache, l’intelligible auquel elle ressemble (même que lui-même) en se rassemblant, ou le sensible où elle se disperse. L’âme se meut elle-même, puissance relative à elle-même en ce qu’elle ne tire son mouvement que d’elle-même, mais la pensée est un état de l’âme (καὶ τοῦτο αὐτῆς τὸ πάθημα φρόνησις κέκληται, Phéd. 79d) effet de l’âme qui s’applique à se séparer du corps et à se relier aux intelligibles, puissance de déliaison et de liaison. Il semble difficile d’en dire davantage sur le rapport entre le Phédon et le Phèdre en ce qui concerne l’âme comme puissance sans risquer l’amalgame entre des dialogues qui ne présentent pas les mêmes preuves de l’immortalité de l’âme.
63De quel mouvement pourrait être susceptible la science de la science ? Elle n’a affaire qu’à elle-même, certes, mais il manque à la γνώμη qui y réside soit de s’élancer soit de se concentrer, parce qu’il n’y a aucun terme vers lequel elle s’élance ou auquel elle s’attache en se concentrant. La science de la science, purement spéculative, est une mauvaise abstraction dépourvue d’âme, un examen concentré sur lui-même et non un examen tourné vers l’intelligible.
64Si Socrate reste allusif et ne mentionne même pas l’âme comme exemple de réalité qui se meut elle-même, la raison en est sans doute la même que précédemment : cette réalité « métaphysique » n’a rigoureusement aucun sens pour Critias. N’allons pas croire pour autant qu’il y ait une place pour la science d’elle-même dans un monde où il y a place pour l’âme automotrice : le monde où l’intelligence et l’âme sont indissociables est aussi un monde dans lequel existent des réalités qui ne sont en rien relatives, c’est-à-dire les Formes, qui sont des êtres par soi et en soi que rien ne modifie, ontologiquement du moins59. L’intelligence qui s’efforce de connaître ces réalités-là est active, et non pas contemplative : elle rassemble et divise, elle unifie et démultiplie, bref, elle dialectise les Formes et agit méthodiquement sur elles. La science de la science, quant à elle, n’affecterait qu’elle-même et serait à elle-même le principe de ses propres changements, sans autre objet que ses propres transformations. Mais ne serait-elle pas plutôt immobile ?
65Dans ce monde-là, le « grand homme »60 est, davantage que le grand philosophe que Platon deviendra61, le dialecticien62. Celui-ci, pour procéder à l’analyse des choses, cherche à les diviser selon leurs articulations naturelles ; il possède, par conséquent, des principes pour effectuer cette espèce d’anatomie conceptuelle63 ; tandis que dans un monde où presque tout n’est que corps, la méthode de recensement exhaustif de tous les cas particuliers de δύναμις ainsi que leur classement empirique requièrent effectivement les forces d’un surhomme pour une tâche qui, à être sans principe, est interminable64. Le principe, c’est l’âme, et il est absent à ce moment-là du dialogue.
66Car Socrate se contente de donner l’exemple de réalités physiques ayant une δύναμις, c’est-à-dire une propriété active telle qu’elle s’exerce nécessairement sur une autre réalité et y produit des effets spécifiques déterminés : la chaleur chauffe, le mouvement meut. Chez le physicien ou le médecin la δύναμις est un principe d’action, source et cause de l’action qui se confond le plus souvent avec l’action manifeste, en une explication des réalités physiques qui a l’allure d’une pétition de principe : la chaleur s’explique par la δύναμις du chaud qui se révèle par l’action distinctive du chauffer. L’intérêt de cette notion empruntée à la physique et à la médecine consiste moins dans sa fonction explicative que dans sa fonction sélective : les substances, grâce à leur puissance ou propriété, entrent en relation les unes avec les autres selon leurs affinités et s’influencent les unes les autres. Les sophistes ont fait passer cette notion dans leur langage pour lui faire signifier la propriété caractéristique des êtres et l’action particulière qui les spécifie65 et ont, tel Gorgias, employé ce terme pour désigner l’effet prodigieux du discours et de son art, la rhétorique, effet que le pouvoir politique exercé par les orateurs manifeste avec éclat. Quand Platon, à son tour, emprunte cette notion, il en garde naturellement l’idée originelle de force agissante – la puissance mesurée en richesses ou en forces militaires – et en fait lui aussi par extension un principe ontologique de différenciation d’une nature, quelle qu’elle soit.
67La notion platonicienne de δύναμις, pensée selon la relation de l’actif et du passif, est seulement ébauchée dans le Charmide. Les analyses de la République66 la compléteront. Platon y donne une définition de la δύναμις où elle apparaît d’abord comme détermination abstraite d’une chose : différence logique et point de vue pris sur la φύσις d’une chose qui permet de la connaître et se distingue d’autres déterminations possibles ; les δυνάμεις – par exemple la vue et l’audition – sont ainsi un « genre d’êtres » qui n’ont
ni couleur ni figure ni quoi que ce soit d’analogue à l’une de ces nombreuses qualités selon lesquelles je considère chaque chose pour les définir « ceci est telle chose, cela est telle autre chose » ; du point de vue de la puissance, je regarde seulement à quoi elle s’applique et ce qu’elle accomplit, et c’est de cette manière que je leur ai donné à chacune le nom de puissance ; en outre, je désigne identiquement la puissance quand elle est préposée à la même chose et accomplit la même chose, et d’un autre nom quand elle est préposée à une chose différente et accomplit une chose différente.
68La notion de puissance est donc un moyen d’analyser les choses pour les connaître dans leurs effets. Caractériser la δύναμις d’une chose comme force d’accomplissement et force d’application, cela consiste à déterminer ses effets spécifiques selon ce à quoi elle s’applique et, en retour, la spécificité de cette force et sa différence d’intensité. Cela amène aussi par conséquent à hiérarchiser les forces : la puissance de la science est la plus grande, la plus solide, la plus active ; elle tire sa différence de force de l’objet qui est le sien, mais réciproquement, s’appliquer à cet objet-là et non pas à un autre découle de la différence de l’activité. La connaissance de la puissance des êtres est, à son tour, nécessaire pour agir sur eux, ce qui suppose que la puissance n’est pas seulement puissance d’agir, mais aussi de pâtir. Dans le Phèdre (270c-d), Platon importe de la médecine d’Hippocrate la méthode de connaissance du tout d’une nature quelconque pour mieux cerner l’objet sur lequel va porter la vraie rhétorique, à savoir l’âme : il faut déterminer si sa forme est simple, en repérer la multiplicité des formes dans le cas contraire et voir ce que chacune est susceptible de faire ou de subir, sur quoi elle agit et de quoi elle pâtit naturellement. Caractériser la δύναμις d’une chose comme étant aussi puissance de pâtir et d’être affectée sélectivement, c’est lui conférer la possibilité d’être modifiée et de recevoir un certain mouvement67.
69La δύναμις platonicienne, conformément à ce qu’elle garde de ses origines mathématiques et physiques, comporte l’idée de force agissante et productrice d’un effet déterminé et l’idée de relation déterminée (réciproquement active et passive). Dans le Charmide, on a d’abord l’introduction de ce thème dans le prologue, à propos des incantations, ou des beaux discours de la philosophie, et de leur puissance d’action sur les âmes, sous la condition d’exercer son intelligence sur soi-même. Dans la troisième partie du dialogue, la dunamis n’est pas théorisée, mais les exemples pris par Socrate couvrent à peu près tout le territoire des δυνάμεις, y compris le domaine à peine esquissé des puissances auto-relatives. Il fallait donc expliciter la théorie platonicienne de la dunamis en s’appuyant sur d’autres dialogues pour que l’énumération des exemples choisis par Socrate ne vaille pas seulement comme un inventaire contingent et comporte la possibilité de leur comparer la science d’elle-même. Dans cette perspective, les trois sortes de puissances apparaissent à la fois comme des instruments de critique implicite de la science de la science et de la prétention sophistique à la toute-puissance, et comme des instruments d’analyse implicite de la σοφία de Socrate, sa connaissance de soi-même, sa φιλοσοφία.
70Au terme de cette analyse du deuxième argument, la science d’elle-même apparaît en effet dans toute son impuissance, davantage encore que dans son impossibilité : incapable de se mesurer elle-même, peut-être bien aveugle et sourde, et, en plus, paralytique. Dans le monde du sophiste, cette réalité auto-relative n’a pas sa place alors même que ses détenteurs font l’expérience, du moins le croient-ils, de sa toute-puissance ; dans le monde où il y aurait une réalité auto-relative, comme l’est l’âme automotrice pour le philosophe, la science d’elle-même est impuissante, puisque la vie de l’intelligence en l’âme consiste précisément à se relier à des réalités différentes d’elle et que la science relève bien du « relatif à quelque chose d’autre », du πρὸς ἄλλο. Τelle est donc la signification ontologique de l’argument socratique concernant la δύναμις de la science d’elle-même : même s’il est très allusif et inchoatif, on ne peut pas soutenir que les considérations métaphysiques et ontologiques qui ont été développées lui sont totalement étrangères. C’est du « connais-toi toi-même » de Socrate qu’il s’agit et de la difficulté qu’il y a à penser ceci : comment se différencie la σοφία de Socrate de la science d’elle-même que prétend posséder Critias et comment se relie la connaissance au « soi » qu’est l’âme ? Les deux premiers arguments montrent la nécessité pour la science de se rapporter à un troisième terme, parce que l’objet (intelligible) sert de mesure à la connaissance de soi. Faute d’objet, la science d’elle-même n’a aucune mesure. Comment peut-on être modéré sans mesure ? L’argument suivant, sur l’incapacité de l’homme modéré, va consister à montrer que la science des autres sciences qu’il est censé posséder est impuissante à mesurer quoi que ce soit. Savoir sans objet qui le mesure, il ne peut être la mesure d’aucun autre savoir.
INCAPACITÉ DE L’HOMME MODÉRÉ ET INUTILITÉ DE LA MODÉRATION
L’incapacité de l’homme modéré (169d-171c)
71Avant de traiter la question des avantages proprement dits de la science de la science supposée possible, il s’agit de savoir quel effet peut bien avoir la modération définie de cette manière et de quoi l’homme modéré en ce sens est capable. L’argument de l’incapacité de l’homme modéré est à la charnière entre la démonstration de l’impuissance de la modération et celle de son inutilité. Socrate reprend la question de la puissance de la science en l’abordant cette fois sous l’angle de l’homme modéré : celui-ci, sachant seulement qu’il sait et qu’il ne sait pas (ou sachant qu’un autre sait ou qu’il ne sait pas) est incapable de savoir ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas et de procéder efficacement à l’examen de la compétence des autres.
72Il s’agit de la deuxième formulation de la connaissance de soi-même qui faisait suite, en 167a, à la première (science de science et de non-science) :
Alors, seul l’homme modéré lui-même, et se connaîtra lui-même, et sera homme à mettre à l’épreuve à la fois ce qu’il se trouve savoir et ne pas savoir, et sera capable, lui et personne d’autre, d’examiner tout autant chez les autres ce que l’un d’eux sait et croit savoir, quand il le sait, et ce qu’il croit lui-même savoir alors qu’il ne le sait pas ? Voilà ce que c’est que faire preuve de mesure, et voilà ce qu’est la modération et ce qu’est se connaître soi-même : c’est savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Est-ce bien ce que veut dire ton discours ?
73La mise au point effectuée par Socrate en 169d-170a est particulièrement digne d’attention : c’est la dernière mention, dans le dialogue, de la connaissance de soi-même : le sort de la σοφία de Socrate se joue à cet endroit. Savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas : est-ce bien la même chose que l’inscience de Socrate ? Si c’est le cas, Platon, en tentant de résoudre l’énigme de Socrate, prendrait ses distances vis-à-vis de son maître et arriverait à en faire la critique68.
74D’autre part, l’argumentation de Socrate dans ce passage a ceci de surprenant qu’elle n’apparaît pas du tout décisive, puisque Critias n’est nullement embarrassé et reconnaît sans difficulté dès le début que la science de science ne sait « pas plus mais exactement cela » : discriminer ce qui est science et ce qui ne l’est pas (170a), et qu’à la fin, il admet sans trouble que l’homme détenteur de cette science est incapable de démasquer le médecin imposteur (171c). Socrate est en train de l’examiner, lui et sa science, selon l’un des deux axes caractéristiques d’une science, son λόγος (pour l’interroger ensuite selon l’autre, sa πρᾶξις). Il lui démontre que son discours est un discours sans objet distinct et qu’on se demande bien de quoi l’homme modéré peut s’entretenir avec ceux dont il examine la science. Rien n’ébranle Critias : il faudra donc se demander pourquoi l’argument de son incompétence à reconnaître la fausse compétence et, à la fois, de son ignorance de ce que savent les autres, n’a aucun effet sur lui.
La connaissance de soi-même et le savoir de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas
75En 169d-170a, les trois formulations de la quatrième définition sont de nouveau réunies : la question est explicitement de savoir si la science de la science, ou science d’elle-même, est équivalente au fait de se connaître soi-même et au fait de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Pour Critias, c’est une même chose, tandis que Socrate n’est pas certain de cette identité et conteste ainsi indirectement celle de la connaissance de soi-même avec la science d’elle-même. Autrement dit, l’énigme du « connais-toi toi-même » reste entière, et tous les droits de la σοφία de Socrate restent préservés.
76Considérons d’abord le raisonnement de Critias. La discussion précédente n’a en effet pas permis de savoir si toute δύναμις était essentiellement relative à autre chose, ni, par conséquent, de savoir si celle de la science d’elle-même pouvait être auto-relative ; faute de pouvoir définir la science d’elle-même et son corrélat, Critias fait un nouvel essai en utilisant cette fois la relation de privation ou de possession, suivant le principe qu’une chose est ce qu’elle a : « on est soi-même qualifié par la qualité qu’on possède69 » (169e). De même qu’on est rapide quand on possède la rapidité, de même on se connaît soi-même (ἑαυτόν) quand on possède la science qui se connaît elle-même, dite encore connaissance d’elle-même70.
77Le sophisme est évident : Critias passe de la science et de l’objet qu’elle possède (elle-même, αὑτῆς) au sujet possesseur de cette science qui, grâce à elle, devient sujet qui se connaît lui-même (ἑαυτόν) Socrate rectifie aussitôt en substituant au féminin γνῶσις (l’action de connaître, la connaissance) le neutre τὸ γιγνῶσκόν71 (le connaissant) que l’analogie opérée par Critias avec les neutres τὸ κάλλος, τὸ τάχος (la rapidité, la beauté) appelait logiquement, et l’accusatif (αὑτό) au génitif (αὑτῆς) : il transforme ainsi l’argument de Critias en tautologie, soulignant tout ce qu’a de purement verbal la solution apportée : si on possède le « se connaissant soi-même », on se connaît soi-même, c’est incontestable, mais on n’obtient jamais que le nom de baptême d’une fonction, et non pas l’assurance de ses effets ni la connaissance de leur nature.
78Cette substitution, toutefois, est un peu curieuse : τὸ γιγνῶσκόν indique une action qu’on substantive72, mais ne ressemble pas aux mots désignant des entités comme la beauté ou la rapidité. Pour parler du prédicat d’une chose, Socrate utilise d’ailleurs plus volontiers le neutre de l’adjectif, qu’il substantive, qu’un nom neutre : le beau (τὸ καλόν) par exemple, plutôt que la beauté (τὸ κάλλος). Mais, surtout, le prédicat renvoie à une essence qui, pour ne pas être simplement l’inutile redondance du qualificatif attribué à tel ou tel sujet, doit qualifier essentiellement celui qui le possède, c’est-à-dire en qui il se trouve, en qui il est présent. Cela suppose que le beau est le Beau en soi qui, par-delà la simple relation logiquement possessive, rend effectivement les choses belles et est la cause, par participation, de leur beauté ; le Beau en soi ne se confond pas avec le caractère commun aux choses qu’on appelle belles. On passe alors de la relation logique de possession à la relation ontologique de la présence.
79Ce vocabulaire de la présence et de la participation est d’ailleurs employé au début du dialogue, quand Socrate interroge Charmide sur la présence en lui de la σωφροσύνη : on comprend mieux pourquoi Socrate pouvait demander à Charmide s’il jugeait, sous l’effet de la présence supposée en lui de la vertu de modération, qu’il en manquait. Ce n’est pas tant la possession que la privation qui est intéressante : éprouver un manque de modération, c’est faire l’épreuve d’une privation qui n’est toutefois pas pur néant. Si la σωφροσύνη est proche de la σοφία de Socrate, c’est en ce sens déjà ironiquement indiqué dans le prologue : éprouver le manque de savoir, c’est bien être privé de ce savoir, mais aussi avoir en soi, présente et qui nous affecte, cette ignorance qui n’est ni le mal dont elle s’éloigne ni le bien qu’elle désire, qui est supérieure à l’un et inférieure à l’autre73.
80Que pourrait bien être le « se connaissant soi-même » qui fait qu’on se connaît soi-même quand on le possède ? La substitution du participe neutre τὸ γιγνῶσκον au féminin ἡ γνῶσις74 rappelle ces mots forgés par Platon, dans la République pour désigner les fonctions psychiques ; ainsi l’élément rationnel est-il appelé τὸ κωλῦον pour signifier l’action inhibitrice de la raison75. Dans cette substitution du γιγνῶσκόν à la γνῶσις, tout se passe comme si Platon remplaçait la γνῶσις comme faculté intellectuelle monolithique chez Critias – et équivalente à la γνώμη, faculté de réflexion et de jugement –, par l’activité intellectuelle d’un tout que serait l’âme. On ne trouve évidemment pas la théorie de la tripartition de l’âme dans le Charmide ; cependant la préoccupation du « soi » qui est l’âme est effectivement présente, γνώμη et γνῶσις sont sans doute des termes équivalents pour Critias et désignent un principe intellectuel indifférencié, indépendant du contenu de la connaissance qu’il permet. Platon en revanche, quand il emploiera ces termes, leur fera désigner une forme de connaissance qui n’est telle que parce qu’elle est l’âme orientée vers un certain objet, le réel en soi, la Forme. Par exemple, toujours dans la République, le terme γνῶσις se rencontre à propos de la contemplation du Beau, par opposition à la familiarité, ou connaissance par habitude, des belles choses : « Celui donc qui est habitué aux belles choses, mais pas au Beau lui-même et serait incapable de suivre le guide qui le mènerait à la connaissance (γνῶσις) de celui-ci76 [...] » ; et on trouve le terme γνώμη, quelques lignes plus bas, quand il s’agit d’opposer deux dispositions de la διάνοια : la connaissance empirique ou contingente des belles choses (δόξα), dans leur discrétion et leur discontinuité, et la contemplation du Beau (γνώμη)77.
81La connaissance de soi-même, en conclusion, ne peut décidément pas être science d’elle-même, quelle que soit la signification donnée à cette dernière ; le « se connaissant soi-même » peut tout au plus s’identifier à l’action de connaître d’une âme dont la partie intelligente aspire à la γνῶσις des êtres intelligibles, et qui sait seulement cela, qu’elle y aspire. Se connaître soi-même ne consiste pas non plus à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas :
Je crains de rester dans le même état : encore une fois, en effet, je ne sais pas si c’est la même chose que savoir ce qu’on sait et savoir ce qu’on ne sait pas. (170a)
82Le « se connaissant soi-même » n’a pas pour effet que l’homme qui se connaît lui-même puisse faire cela, dans la mesure où on donnerait alors comme nature à ce « se connaissant soi-même » d’être la science de la science, non plus au sens de la réflexivité de la réflexion, impossible à déterminer, mais au sens d’un contenu supposé positif qui serait la science de la science en général. C’est cela qu’à présent Socrate examine. Il va montrer que l’homme modéré est incapable de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas et que sa science consiste seulement à savoir qu’on sait et qu’on ne sait pas.
Savoir qu’on sait et qu’on ne sait pas : la différence entre le philosophe et le sophiste
83Le paradoxe de la science de la science et de la non-science consiste en ce qu’elle n’est que science sans être aucunement science de quoi que ce soit, sans avoir aucun des objets que connaît chaque science particulière ; elle est science de toutes les sciences sans posséder aucun des savoirs faisant partie de la totalité qu’elle constitue ainsi ; or l’homme modéré, réduit à savoir seulement qu’il sait et qu’il ne sait pas, ne peut pas examiner les compétences de tel ou tel professionnel et se contente de reconnaître que ce dernier est savant en quelque chose sans rien connaître de ce que connaît ce professionnel. Or s’il prétend contrôler les autres savoirs, l’homme modéré devrait ajouter à sa science de science la science particulière du professionnel dont il examine les titres. Ce qui est contradictoire avec la prémisse faisant de la science de la science une science qui n’a besoin d’aucune science particulière pour exercer sa fonction de discrimination.
84Socrate passe donc de la science de la science – science de ce qui constitue formellement le caractère scientifique ou non de tel ou tel savoir – à la science de sciences comme science de tous les contenus scientifiques spécialisés. L’axe de la réfutation est celui des paradoxes qu’enferme la notion de totalité : la science des sciences (170c5) est universelle en extension, elle enveloppe toutes les sciences (celle de la justice : la politique, ou de la santé : la médecine, etc.) mais n’est pourtant pas leur somme et ne se trouve dans aucune des sciences particulières. Incapable d’être dans aucune de ses parties, la science des sciences risque bien de n’être nulle part78 et de devoir, pour exister, se confondre tour à tour avec chacune de ses parties quand il s’agit de contrôler chacune.
85Si la science de science est la science de ce qui permet de distinguer formellement le savant du non savant, elle doit, pour reconnaître par exemple le vrai médecin du faux médecin, détenir le critère du vrai et du faux savoir médical et avoir seule ce privilège. L’homme modéré incarnerait alors la mesure de la science, il en serait le mètre. Mais de quoi parlera-t-il avec le spécialiste quand il le mettra à l’épreuve ? De la spécialité qu’il n’a pas ou de la science que l’autre n’a pas ? Questionnera-t-il sur le savoir médical qu’il ignore ou sur la science dont il sait que le médecin l’ignore ? Cela semble complètement absurde, mais n’en invalide pas pour autant la prétention du sophiste à savoir ce que les professionnels eux-mêmes ne savent pas et à savoir qu’il ne sait pas ce qu’ils savent. Formulé ainsi, c’est sans doute fascinant pour les commentateurs modernes, mais essayons de ne pas nous laisser aller au vertige et d’inscrire sous ces formules le conflit entre le philosophe et le sophiste. Constatons que le sophiste est comme le philosophe : n’ayant ni l’ignorance ni la science des autres79. En quoi consiste cette science et en quoi diffère-t-elle de celle du philosophe ?
86Elle pourrait être une sorte de science critique. Pour un esprit critique, il est facile de reconnaître ce qui, dans le discours d’un spécialiste, relève de la subjectivité naïve de son opinion et ce qui relève de l’objectivité de son savoir aux règles de laquelle il se soumet même s’il n’en a pas la claire conscience. Si le spécialiste ne sait pas que les règles qu’il adopte pour son domaine sont celles de la démarche scientifique en général, celui qui les saurait apprendrait plus facilement ce qu’il apprend80. Même sans faire d’épistémologie, le philosophe comme le sophiste ont en commun de distinguer le savoir et l’opinion et possèdent tous deux un certain savoir des opinions grâce auquel ils prévoient ce que l’interlocuteur va dire, calculent les risques de tel ou tel argument et s’engagent dans la bataille en étant mieux équipés que les autres81. Cette science qui rend plus facile l’acquisition des autres sciences est chez Isocrate ce qu’il appelle la philosophie, une gymnastique intellectuelle :
En effet, quand on passe son temps aux subtilités et à la précision (ἀκρίβειαν) de l’astronomie et de la géométrie, qu’on est forcé de réfléchir à des matières difficiles, qu’en outre on s’habitue à se fixer et à peiner sur ce qui est dit et montré et à ne pas avoir l’esprit qui bat la campagne (μὴ πεπλανημένη ἔχειν τὴν διάνοιαν), quand on a été exercé et aiguisé ainsi (γυμνασθέντες καὶ παροξυνθέντες), on est capable de recevoir et d’étudier plus facilement et plus rapidement (ῥᾷον καὶ θᾶττον) des sujets plus sérieux et plus importants que ces matières. (Sur l’Échange, § 265)
87Remarquons que la science de science et de non-science, puisqu’elle sait distinguer la δόξα et la science82 ne peut pas tomber sous le coup de l’argument de la régression à l’infini qu’emploie Socrate pour montrer à Théétète83 que le problème de l’erreur est insoluble : il l’est tant que, justement, on ne distingue pas la science de l’opinion vraie. Tant qu’on est à l’intérieur de l’opinion qui s’affirme comme science et ne peut que juger en vérité de ce qui est, qui ne sait rien dire d’autre qu’elle-même et ne sait rien d’autre que ce qu’elle sait, alors on n’a aucun moyen de distinguer le vrai du faux, parce qu’au critère qu’on se donnerait il faudrait ajouter encore la garantie que c’est le bon critère, et ainsi de suite. Le sophiste a bien cette prétention de savoir juger des opinions et, par conséquent, de se tenir à l’extérieur du champ des opinions ou jugements naïfs. Il reste à comprendre comment le sophiste peut à la fois distinguer la science et l’opinion et être indifférent au critère du vrai et du faux.
88L’argument qu’emploie Socrate dans le Charmide est astucieux mais pas décisif ; en montrant que la science de la science ne peut pas juger les sciences sans être spécialisée elle-même, il n’entame pas profondément la prétention des sophistes à la πασσοφία, qu’ils soutiennent grâce à leur distinction de la science et de l’opinion. Comment les distinguent-ils ? D’abord par l’évidence de leur victoire, par l’éclat même de leur suprématie dans n’importe quelle discussion. La défaite des autres est le seul signe dont ils aient besoin pour que leur science apparaisse d’elle-même et mette tous les autres savoirs au rang d’opinions. Ils réussissent en effet ce tour de force consistant à faire accroire, dans le moment même où ils examinent leurs interlocuteurs – qui se prévalent d’une connaissance –, qu’ils sont « les plus savants de tous sur toutes choses84 ». C’est donc de la πασσοφία des sophistes que parle Socrate en 171 a, même si le mot ne s’y trouve pas : leur science de sciences est telle qu’il n’y a plus que deux possibilités, ils savent tout et les autres sont réduits à l’ἀνεπιστημοσύνη, la non-science pure et simple.
89La science des sophistes est immense. Si on mesurait leur savoir à ce qu’il leur rapporte, la palme devrait incontestablement leur revenir. Tout le prologue de l’Hippias Majeur met ironiquement en évidence l’énorme bénéfice qu’Hippias retire de son art, incomparable avec celui de n’importe quel artisan (282d). Si, d’autre part, on mesurait le savoir à son extension, là encore, ce sont les sophistes qui l’emportent, représentant un progrès considérable sur les anciens sages qui eux ne savaient pas faire deux choses à la fois, s’occuper des affaires privées et des affaires publiques (281d). Enfin si, comme le fait Socrate dans le Charmide, on mesure leur savoir à ce qu’ils savent réellement de ce dont ils parlent, ce savoir est vide et nul.
90Mais peu importe à Critias, car l’argument réfute une prétention que n’ont pas les sophistes – professionnels ou non – qui, en revendiquant la πασσοφία pour eux-mêmes, ne s’attribuent pas du tout la possession d’une science théorique des opinions vraies et fausses, quel qu’en soit le domaine : quand Gorgias attribue à son art la puissance d’englober toutes les autres puissances et qu’il se targue de réussir là où son frère médecin échoue (Gorg., 456a-b), il ne revendique pas le savoir de la médecine ni de telle ou telle technique ; il ambitionne seulement de persuader beaucoup mieux que ne peut le faire un homme de métier dont le discours n’aurait que la force de sa vérité. Si le médecin ne parvient pas à convaincre le malade de se soigner, alors même que la thérapeutique proposée serait tout à fait correcte, son savoir est inefficace si son discours n’a pas d’effet sur le malade. Lorsque Gorgias persuade le malade, il ne juge pas du bien-fondé de la thérapeutique, il vend un savoir, et la conviction qu’il sait faire naître chez le malade est le seul critère d’efficacité de la médecine : dans la mesure où chacun ne peut juger que comme il juge et qu’il ne dépend pas de lui de juger autrement, toutes les opinions sont vraies et il n’y a que la puissance de la persuasion opérée par les discours qui puisse en faire changer. Peu lui importe la vérité.
91Écoutons Gorgias lui-même, dans son Eloge d’Hélène (B 11, D.K.) : « la vérité est la parure (κόσμος) du discours ». La vérité n’est ni avant ni dans le discours, elle vient en plus, comme l’ornement qui le parachève, ou encore, c’est l’ordonnancement du discours qui en fait la vérité. La vérité du discours, ce n’est pas que le discours persuasif serait, en plus, vrai, c’est le supplément de persuasion qui en fait un discours vrai. Pour montrer la magie et le charme dont les discours sont capables, Gorgias cite trois sortes de discours (les discours des météorologues, les plaidoyers judiciaires et les discussions philosophiques, § 13) manifestant chacune respectivement l’un de ces trois pouvoirs : faire croire ce qui n’existe pas, au plus grand nombre, en faisant varier les opinions. Comme le seul principe est que le plus fort doit commander au plus faible (§ 6), le savoir du sophiste qui est le plus fort est aussi le plus grand ; il ne prétend pas à la possession de tous les savoirs théoriques, mais à la maîtrise d’une τέχνη lui permettant de rendre fort le discours faible et réciproquement – comme le soutient le discours de Gorgias sur les discours persuasifs, dont celui qui a vaincu et contraint Hélène et qui prouve paradoxalement la totale innocence de celle-ci. En ce sens, le sophiste sait qu’il sait, il est parfaitement savant en un art du discours qui englobe dans un discours tous les discours, y compris ceux qui énoncent leur incrédulité face à la force des discours.
92On comprend un peu mieux pourquoi Critias n’est en rien affecté par les arguments de Socrate doutant de sa capacité à démasquer le faux médecin. À ses yeux, il n’y a, à la limite, ni vrai ni faux médecin, aucune raison de s’incliner devant la vraie compétence ni aucun danger de se laisser duper par la fausse. Pour un sophiste, toute connaissance autre que la sienne est δόξα et est dépourvue de fondement ; elle n’a pour toute légitimité que celle que lui confère de l’extérieur l’efficacité de la persuasion, sa vérité consiste uniquement dans l’effet du discours qui la fait apparaître vraie en changeant l’opinion des auditeurs : c’est une question de force ou de faiblesse, pas de vérité ou de fausseté85. Du coup, toutes les sciences sont ravalées au rang d’opinions qui sont certes correctes pour « ceux qui savent ce qu’ils savent » – et à ceux-là, il n’est pas besoin de procurer la conviction qu’ils ont déjà (Hélène, § 5) –, mais, surtout, qui paraîtront correctes à ceux qui ne savent pas, dans la mesure seulement où ils en sont persuadés par le sophiste. Si on doit distinguer le vrai médecin du charlatan, les experts peuvent bien avoir leur mot à dire et juger eux-mêmes, sans l’aide du sophiste, à moins que celui-ci ne soit aussi médecin (Charm., 171c) ; mais si on doit élire un médecin, un architecte ou un stratège, décider en assemblée quel poids donner aux prédictions du devin, etc., le discours de l’expert n’a aucune force par lui seul, donc aucune vérité, face à la foule dont l’opinion est chaque fois vraie au moment où elle la pense et complètement instable et versatile (Hélène, § 11). C’est le médecin qui doit, dans ce cas, être sophiste, et non le sophiste qui doit être médecin86. Pour vraiment montrer qu’il est impossible à la science des sciences ou à la πασσοφία d’exercer sa fonction critique sur les opinions, comme le prétendent les sophistes, il faudra réduire à néant leur définition de la différence entre la science et l’opinion. Ce que fera Platon dans le Sophiste en analysant la notion d’imitation87.
93La vraie différence entre la science et l’opinion ne peut donc pas être la différence simplement réfléchissante entre les sciences particulières ravalées au rang d’opinions droites et la science seulement science qui les coiffe. Il est nécessaire aussi d’établir ce qui sépare le savoir critique du philosophe et la science universelle du sophiste, alors que tous deux pratiquent le διαλέγεσθαι et examinent, au cours de l’entretien, ce que disent et ce que font les autres : c’est l’objet de dialogues comme le Gorgias et le Sophiste. Si l’homme qui se dit sophrôn ne peut remplir son rôle de modérateur ni juger qui, parmi les médecins ou les politiques, est un imposteur, c’est alors lui qu’il faut démasquer, c’est sa science qui est feinte. Platon, par exemple, dans le Gorgias, classera ainsi la rhétorique dans les arts du masque en la caractérisant comme flatterie.
94En 170b, Critias n’a aucun mal à accepter que la modération ne fasse rien d’autre que de reconnaître parfaitement (διευρεῖν) ce qui est science et ce qui ne l’est pas, elle ne fait que cela, mais pas moins, exactement cela (οὔκ, ἀλλὰ τοσοῦτον). La formule peut être rapprochée de celle du Sophiste, au moment où il est question de l’art de la purification qu’exerce le sophiste. Cette dernière compétence prête à discussion, mais l’Étranger la concède au sophiste qui se retrouve ainsi doté de l’art d’éduquer l’âme par la réfutation préalable des fausses opinions, l’en purifiant jusqu’à l’amener « à l’état de pureté manifeste et à croire savoir tout juste ce qu’elle sait, mais pas davantage88 ». À quoi Théétète répond qu’une telle ἕξις, une telle disposition est la plus belle et la plus... mesurée89 ! Faire preuve de mesure, c’est donc être purifié de ses opinions, et ne pas croire savoir plus qu’on ne sait. On ne le devient pas tout seul : il faut un homme, qu’on nomme ici sophiste, qui purge, trie et distingue. C’est aussi la fonction de l’examen philosophique. Il faut donc, encore une fois, trouver le moyen de les distinguer l’un de l’autre.
95Examinons si l’inscience de Socrate, telle qu’elle apparaît dans l’Apologie, peut être assimilée à la formule : savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, et si Socrate parle du philosophe, quand, dans le Charmide (167 a), l’homme modéré se voit attribuer à lui seul une telle capacité de discernement (chez lui-même et les autres). Que dit Socrate dans l’Apologie ?
Pour ma part, j’ai conscience de n’être savant ni peu ni prou [...] Je suis plus savant que cet homme ; en effet, il se peut qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit qu’il sait quelque chose, alors qu’il ne le sait pas, tandis que moi, dans la mesure où je ne le sais pas, je ne crois pas le savoir. Il me semble donc que je suis plus savant que celui-là du moins sur une petite chose : ce que je ne sais pas, je ne crois en rien le savoir. (21d)
96Ne rien savoir de beau ni de bon : c’est cette « petite chose » qui fait la différence entre Socrate et l’homme politique qu’il interroge. Cette petite différence irréductible est ce qui sert réellement d’unité de mesure du savoir et de l’ignorance des autres : loin que la science de Socrate soit la mesure de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas, c’est l’absence de savoir qui mesure et couronne les autres savoirs. Les mesure-t-elle exactement ? L’inscience de Socrate ne fait que mesurer la différence entre un plus grand savoir, le sien, qui est savoir de rien s’agissant du beau et du bon, et un plus petit, celui de ceux qui croient savoir quelque chose du bon et du beau, et qui se réduit à rien – et même à moins que rien puisqu’il lui manque de s’augmenter de la conscience de son propre vide. L’inscience de Socrate mesure réellement le rien, elle ne distingue aucun savoir déterminé d’un autre, elle les ramène tous au degré zéro quand ils sortent de leur spécificité – ce qui est le cas des savoirs techniques spécialisés, les seuls à être des savoirs positifs – ou quand ils prétendent savoir ce qu’ils ne savent pas – les hommes politiques, les poètes, mais aussi les physiciens et les sophistes ne savent en fait rien de l’objet qu’ils se donnent. L’unité de mesure du savoir et de l’ignorance que représente l’inscience de Socrate est si paradoxale qu’elle appelle une autre mesure, celle de l’intelligible dont il faut rechercher la science, pour ne pas être seulement la mesure d’une différence dans le rien. Le savoir de ce qu’il sait et de ce qu’il ne sait pas équivaut pour Socrate à ne pas croire savoir ce qu’il ne sait pas ; il se hausse ainsi d’une négation par rapport au savoir des autres, ouvrant la perspective d’un savoir autre, référé à l’intelligence, à la vérité et à l’âme en vue de son perfectionnement (29e).
97C’est l’originalité du Charmide d’inscrire la différence entre l’inscience du philosophe et la science sans contenu du sophiste dans le champ de la valeur, en privilégiant une science unique qui n’appartient pas au tout des sciences et qui met en même temps à bas les prétentions hégémoniques du sophiste. La science du sophiste rend toutes les sciences équivalentes en les surpassant et en prétendant les remplacer toutes, puisqu’elles ne sont que des opinions dont il lui revient de faire paraître la rectitude ; le moyen choisi par Socrate pour différencier l’ensemble des sciences est d’y introduire le critère de la valeur90 : même s’il était possible de tout savoir et d’avoir tous les avantages que chaque science procure, il nous manquerait encore de savoir en quoi tout cela est bon. Pour répondre à cela, une seule science est nécessaire, qui ne trouve pas sa place parmi les sciences, avec laquelle les autres sciences n’ont aucun rapport, et qui pourtant les décale toutes vers la non-science, l’absence de pensée du Bien. La force de l’argumentation de Socrate réside dans ce retournement de la position du sophiste contre lui-même. En effet, pour ce dernier, être plus savant que tous les autres consiste non pas à discriminer le vrai et le faux mais à provoquer et à faire prévaloir la disposition (ἕξις) la plus utile sur celle qui est nuisible, comme le montre Protagoras dans le Théétète (167a-b)91 :
D’une opinion fausse, on n’a jamais fait passer personne à une opinion vraie ; car l’opinion ne peut prononcer ce qui n’est point ni prononcer autre chose que l’impression actuelle, et celle-ci est toujours vraie. Je pense, plutôt, qu’une disposition pernicieuse de l’âme entraînait des opinions de même nature ; par le moyen d’une disposition bienfaisante, on a fait naître d’autres opinions conformes à cette disposition ; représentations (τὰ φαντάσματα) que d’aucuns, par inexpérience appellent vraies ; pour moi, elles ont plus de valeur les unes que les autres ; plus de vérité, pas du tout.
98Socrate, en montrant que la science des sciences est inutile, porte cette fois-ci un coup décisif contre la prétention des sophistes à avoir, eux seuls, le pouvoir de discerner l’utile.
L’inutilité de la modération (171d-175a)
99Socrate a démontré l’impossibilité de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas et, en conséquence, l’incapacité complète de l’homme dont la modération serait définie de cette manière à procéder efficacement à l’examen des autres sciences. En 171d-172a, Socrate suggère, en quelque sorte, qu’il est bien dommage de ne pas parvenir à prouver la possibilité d’un tel contrôle parce que l’avantage en serait immense, une vie parfaitement heureuse, le meilleur des mondes à notre portée grâce à l’infaillibilité :
Et ainsi, sous le règne de la modération, c’est de belle façon que la maison sera administrée, et la cité gouvernée, et tout le reste dont la modération aurait le commandement. En effet, puisque l’échec serait banni et que la justesse serait leur guide, les hommes ainsi disposés agiraient de belle et bonne façon, et, menant à bien leur action, seraient heureux. (172a)
100La question ici est celle de l’utilité de la modération, si elle a pour essence d’être science de toutes les sciences.
101Une rupture se produit alors, apparitions, délire, prophéties et rêve surgissent (172c, 172e, 173a) : cette vie où toutes les commodités que nous procurent les techniques seraient parfaitement assurées, où tout nous sourirait dans nos entreprises sous l’égide de la modération comme science de toutes les sciences, ce n’est pas la vie heureuse. La modération ainsi définie n’est pas un grand bien, elle n’est même d’aucune utilité : « si, en mettant les choses au mieux, la modération a une telle nature, il me paraît évident qu’elle n’accomplit rien qui soit bon pour nous » (172e-173a). Car de cette vie serait absent ce par quoi un bien est réellement un bien et le bonheur réellement le bonheur : il manque en effet la science du bon et du mauvais, la seule science dont nous ayons besoin pour bien agir, pour être heureux.
102Pour le démontrer, Socrate a besoin d’accorder, contre les conclusions du raisonnement précédent, que l’homme modéré est capable de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, lui-même ainsi que tous ceux qui seraient sous son commandement. Socrate convient donc avec Critias
qu’il est possible même de détenir la science de la science et que la modération est ce que nous avons précisément posé depuis le début : savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. (172c-d)
103Il y a là une difficulté : pourquoi faire comme si la science de la science pouvait effectivement savoir ce que savent ou ne savent pas les autres spécialistes, alors que telle n’est pas la prétention des sophistes, sans compter qu’une telle science est logiquement impossible ? C’est qu’il s’agit moins d’invalider cette improbable science de science que de rabattre la prétention à l’hégémonie de la science de science, qui est toute la modération de Critias : la modération du chef, à ses yeux, est science d’elle-même, maîtrise de la γνώμη qui doit commander et assurer une fonction éminente de sauvegarde en toutes circonstances, sauver notre vie, sauver la Cité.
La modération et le problème du salut
104Quand on regarde le contenu du rêve de Socrate, en 173b, on constate que toutes les techniques dont l’homme modéré prendrait le commandement concernent soit les arts utiles à la vie (tissage, cordonnerie, équipements en tous genres) soit tous les arts du salut (pilotage, stratégie, médecine, divination). Instaurer un contrôle des médecins comme de tous ceux qui sont empiriquement indispensables à la conservation de la vie ou à notre sauvegarde (celle de nos personnes et de nos biens), c’est rêver d’un salut absolu et d’une garantie contre tous les risques encourus dans l’existence. Non que ses aléas échapperaient à l’emprise de nos sciences et de nos techniques, comme nous le croyons à présent : l’idée de progrès des sciences et des techniques est une idée moderne. La raison au pouvoir, ici, c’est le λόγος du sophiste commandant aux autres hommes, nullement celui qui a pouvoir sur les choses. L’homme modéré, au poste de commandement, pourrait réaliser cette vie de sécurité absolue et de parfaite maîtrise de tous les actes, tant privés que publics ; on peut même le laisser accomplir son office de superviseur distribuant infailliblement les tâches à la mesure, entièrement connue de lui, des compétences de chacun. Nous vivrions alors dans un monde où nous serions constamment « saufs » parce que nous n’aurions plus affaire qu’à des professionnels, de vrais pilotes sur la mer, de vrais stratèges à la guerre et à la tête de la cité, de vrais médecins contre la maladie dont on peut mourir, de vrais devins capables de prédire exactement, bref une vie munie de toutes les garanties contre les risques mortels ou les malheurs de la maladie, de la politique ou des revers de fortune. Tout cela, grâce à cet art royal qu’est la science de toutes les sciences.
105L’argument de Socrate met la science de toutes les sciences en rapport avec ces sciences dont nous avons vu qu’elles sont toutes des arts du salut. La σωφροσύνη serait, comme son nom le suggère, la science du salut, contrôlant tous les autres arts salutaires. Le sophiste serait-il, dans son extrême modération, celle qu’on lui accorde malgré tous les raisonnements précédents, celui qui nous garde le mieux ? Ce modérateur, parce qu’il est la mesure de la science, serait-il notre protecteur ? Le terme ἐπισχὼν désigne en effet celui qui, tel un dieu, exerce une puissance tutélaire : « la modération, notre Gardienne... » dit ironiquement Socrate. Critias est bien prêt de le croire : que pourrait-il vouloir de plus ?
Tu ne trouveras pas facilement une autre fin pour l’action bonne, si tu dédaignes l’action conforme à la science. (173d)
106Pourtant, ce n’est qu’un rêve : non parce qu’il serait irréalisable92, mais parce qu’il est tout à fait vide de réalité. La cité heureuse, ainsi décrite dans ses grandes lignes, a la consistance du rêve, son irréalité et son manque de vérité. Une telle cité, gouvernée selon la science de toutes les sciences, serait composée d’individus dont chacun ne ferait que ce qu’il sait faire, selon une division sociale du travail parfaitement établie et justifiée. Pourquoi une telle cité où chaque compétence est exactement mise à sa place ne pourrait-elle pas être une cité administrée avec modération ? N’est-elle pas parfaitement saine et mesurée, comme l’est la cité du besoin du livre II de la République ? Entre les deux, il existe deux différences : la cité du besoin a une modération spontanée, tandis que la cité de rêve est réglée selon une modération réfléchie, la science de science et de non-science ; la cité du besoin n’avait pas de commandement, se réglant elle-même, alors que l’autre a éminemment besoin de la direction de la science de toutes les sciences pour que soient réparties correctement les spécialités et que chacun soit assigné au poste correspondant à sa compétence. Le Charmide semble soulever une question que la République ne prend plus la peine de traiter sous cette forme : si chacun doit remplir sa fonction, cordonnier, devin ou pilote, qui la lui assigne, qui est à l’origine de la répartition des tâches ? Et déjà le Charmide y répond : l’enquête (sur les compétences) et le commandement dont on suppose qu’ils puissent revenir à la science de toutes les sciences sont non seulement impossibles, mais encore illégitimes, parce que sans valeur, comme le montre Socrate en 174d-e ; si la modération en politique signifie tout régler selon une justesse analogue à celle des techniques, il n’y a pas de danger de confondre cette cité avec une cité juste.
107Dans les Lois Platon n’ira pas par quatre chemins : l’Athénien, après avoir montré comment l’éducateur peut inciter les enfants dès le plus jeune âge à s’orienter vers leur occupation future en s’amusant au petit charpentier ou autre métier, se reprend et précise ce qu’il faut entendre par éducation (παιδεία) L’éducation qui se réduirait à inculquer un rôle social ou économique par l’apprentissage d’une σοφία spécialisée ne mérite pas le nom de παιδεία, mais celui de τροφή :
la culture qui a pour but l’acquisition des richesses ou de la vigueur corporelle ou de toute autre habileté sans intelligence et sans justice est vulgaire et sans liberté (πρὸς ἄλλην τινὰ σοφίαν ἄνευ νοῦ καί δίκης, βάναυσόν τ᾽εἶναι καὶ ἀνελεύθερον) tout à fait indigne du nom de paideia. (I, 644a)
108Le législateur a donc autre chose à faire que de superviser la formation professionnelle quand il prend pour principe de la justice que chacun fasse ce qui le regarde, parce que le salut de la cité ne dépend pas de cela. Ni non plus notre propre salut.
109Cependant, le rêve de Socrate a une autre signification qui va le conduire à critiquer ce rationalisme (à la manière de Critias) selon lequel le suprême avantage de la modération serait d’extirper l’erreur et de supprimer l’échec. C’est un rêve : il s’agit d’une inspiration dont le raisonnement doit dire si elle est vraie ou fausse et qui souffle à Socrate que la vie conforme à toutes les sciences, et placée sous la direction de celle qui les englobe toutes, n’est pas la vie heureuse : l’abolition du hasard et la pratique toujours réussie n’est pas la pratique des bonnes choses – dont il était question en 163d –, car l’εὐπραξία et l’εὐδαιμονία ne sont synonymes qu’à la condition de ne pas signifier la contingence du succès ou ce qui arrive d’heureux et qui rend heureux.
110La pratique vertueuse est celle qui ne connaît pas l’échec, non parce qu’elle aurait toujours de la chance et que l’homme vertueux serait né sous une bonne étoile et protégé des dieux, mais parce que la science qui la détermine réussit toujours si elle est science du bon et du mauvais. C’est la raison pour laquelle il faut abattre une science qui pourrait en être la rivale : la science qui supervise tellement exactement les autres sciences que tous leurs bienfaits seraient nécessairement assurés, sans le risque d’avoir affaire à de faux techniciens qui, en tant que tels, ne peuvent qu’échouer. Voilà pourquoi Socrate accorde à nouveau à la science de toutes les sciences de savoir ce que les autres sciences savent, en lui donnant comme fonction d’opérer scientifiquement la division du travail. Le bonheur qui en résulterait serait encore contingent : la loterie où tous les coups sont gagnants est encore une loterie, et la maîtrise de toutes les circonstances (passées, présentes et à venir) ne fournirait qu’un bonheur conditionnel et circonstancié, et non pas la connaissance de ce qui est bien et qui rend heureux en s’accomplissant nécessairement.
111De l’inconsistance logique on passe à l’inanité de cette chimère que représente la science de la science : même dans le cadre d’une sécurité absolument réalisée, notre salut ne serait point assuré, ni le nôtre ni celui de la cité, notre bonheur ne peut consister en cela. Quel est ce nous qu’une vie totalement sûre ne suffirait pas à sauvegarder ? Avoir, par le truchement de toutes les sciences et de toutes les techniques correctement exercées, tous les biens, en ayant éliminé toutes les erreurs et tous les échecs, ce n’est pas encore avoir le bien. Non que nos désirs soient insatiables : on se situe dans l’hypothèse hyperbolique que nous aurions tout pour être heureux, que nous ne pourrions pas souhaiter mieux, que rien ne nous manquerait. Mais comment le saurions-nous ?
112Socrate avait prévenu, avant de dire son rêve :
Je crois que je délire : il faut néanmoins examiner mon apparition, et ne pas continuer au hasard, si du moins on prend soin, même un petit peu, de soi-même. (173a)
113Le nous qu’il faut sauvegarder, c’est notre âme, et non pas notre personne ou nos biens. Dans le Gorgias, Socrate remontre à Calliclès qu’il s’enorgueillit en vain de posséder un art comme la rhétorique s’il n’est pas capable de faire autre chose qu’un pilote, qui sauve lui aussi corps et âmes, personnes et biens, grâce à son art de la navigation mais n’en tire pas vanité pour autant. Le problème est alors posé ainsi :
Si le meilleur n’est pas ce que j’ai dit, si au contraire la vertu elle-même consiste dans le fait de sauver sa personne et ses biens, quoi qu’on vaille alors, tu es ridicule de blâmer le constructeur de machines, le médecin et toutes les techniques en tant qu’elles sont des arts qui visent le salut. (512d)
114Il s’agit alors de se débarrasser de l’attachement à la vie (φιλοψυχία) qui nous empêche de passer à la question suivante, comment vivre le mieux possible, en nous obnubilant avec l’interrogation craintive sur sa durée et l’espoir qu’elle soit la plus longue possible :
Mais regarde, mon cher, si le noble et le bon ne sont rien d’autre que le fait de sauver et d’être sauvé. Car cela, continuer à vivre (τὸ ζῆν) aussi longtemps qu’on peut, l’homme vraiment homme doit le laisser de côté et ne plus s’attacher à la vie (οὐ φιλ∑ψυχητέον) [...] puis, passant à la question suivante, chercher la manière dont il va vivre (βιῶναι) sa vie pour la vivre (βιῴη) le mieux possible. (512d-e)
115Un certain amour de la vie nous fait prendre la ψυχή pour l’équivalent de notre personne, à la fois sensible et morale, corporelle et intellectuelle, et, nous faisant prendre la mort pour le mal suprême, nous conduit à estimer comme le plus grand bien tout ce qui conserve la vie. La suite immédiate de cette phrase transforme ainsi la question du meilleur genre de vie : sera-ce « en se rendant semblable à la constitution dans laquelle on est chez soi (ἐν ᾗ ἂν οἰκῇ) » (513a) ? On peut aussi bien entendre, dans cette phrase, « semblable à la constitution de la cité où on habite » que « semblable à la constitution appropriée à notre âme », à la condition que la ψυχή – et ce qui est le meilleur pour elle – soit pensée autrement que comme le principe de notre vie de mortel.
116Le Gorgias introduit sans doute la notion d’ordre comme attribut de la τέχνη, ainsi que celle d’un ordre de l’âme (506d-508a), mais le sens de cette détermination se trouve dans ce qui la justifie : le choix de la vie la plus heureuse et l’effort pour démontrer que la vie de l’homme politique, telle que l’entend Calliclès, assortie du refus des valeurs conventionnelles de la modération et de la justice, permet d’avoir la vie sauve mais n’assure pas le salut de soi.
117Dans le Charmide, il ne s’agit pas du choix du meilleur genre de vie et Socrate n’a pas affaire à l’immoralisme d’un Calliclès qui lui reproche de ne pas savoir se défendre au tribunal et se garde bien, quant à lui, de rechercher à être savant plus qu’il ne convient (Gorg., 487d). Socrate est aux prises avec un sophiste, futur tyran, qui met sans doute son art de commander bien au-dessus de l’art du discours qui n’est pour lui qu’un moyen pour son ambition. Critias n’est pas obscurément taraudé par l’amour de la vie, il n’a pas pour but de faire ce qu’il veut sans contrainte, il est sûr de sa souveraineté, il a la science du maître, en ayant la science de lui-même. Pour lui aussi, rien n’est plus fort que le savoir, mais il n’a de considération que pour sa capacité de jugement, pas pour l’âme au sens où l’entend Socrate. C’est en montrant à Critias qu’à cette science maîtresse il manque la seule science qui puisse déterminer la bonne conduite que Socrate va en faire apparaître l’inutilité.
Le devin, le médecin et le sophiste
118Socrate analyse ce que c’est qu’agir conformément à la science (173d-174a) et élimine les actes techniques (couper du cuir, travailler l’airain, le bois, la laine) : le bonheur n’est pas dans l’action correcte et réussie, le succès technique. Quelle science possède l’homme heureux qui fait de lui autre chose qu’un artisan réussissant grâce à son savoir-faire, et qui fait cependant que sa pratique est bonne et, par là, heureuse ? Cette science est, pour le moins, celle du passé, du présent et de l’avenir, et possède, en cela, quelque ressemblance avec la science du devin et celle de la santé (174a), mais, finalement Critias avoue qu’elle est la science du bon et du mauvais. Pourquoi l’a-t-il rapprochée d’abord de la mantique et de la médecine, de ces deux arts du salut et non des autres, avant de l’en distinguer ?
119Dans le Lachès, c’est Nicias, élève des sophistes, qui a cette belle pensée : le médecin comme le devin, s’ils savent quelle maladie ou quel mauvais sort il faut craindre ou, au contraire, quelle guérison ou quelle heureuse fortune il faut espérer, n’en connaissent pas la valeur réelle, ni si c’est un bien de guérir, ni si c’est un mal d’avoir telle malchance prédite93. Lui aussi distingue la science de l’homme courageux, consistant à savoir « ce qui est redoutable ou ce qui doit inspirer confiance, à la guerre et en toutes autres affaires94 » de la science du devin et de celle du médecin auxquelles Lachès songe tout naturellement face à une telle définition du courage. Pourtant, si médecine et mantique ont des prétentions, celles de la sophistique sont encore plus grandes : l’homme qui saurait tout serait encore supérieur au meilleur des devins qui sait tout des choses passées, présentes et à venir, et meilleur médecin que le médecin qui se croit supérieur au devin.
120Le meilleur des devins est légendaire : « Calchas, fils de Thestor, se lève : surpassant tous les autres devins, il connaît le présent, le passé, l’avenir95. » C’est l’attestation la plus ancienne que nous ayons de la forme d’une prophétie en Grèce, elle se trouve au début de l’Iliade où Calchas vaticine précisément à propos d’une maladie. La peste s’est abattue sur l’armée achéenne qui assiège Troie. Personne ne doute qu’elle soit due au courroux d’Apollon. Mais quelle est la cause exacte de ce courroux ? Le devin Calchas va la révéler. La cause en est la faute commise envers Chrysès, prêtre d’Apollon, par Agamemnon qui a refusé de lui rendre sa fille captive même contre une rançon. Pour faire cesser l’épidémie, il faut que la fille soit rendue au prêtre sans rançon et qu’un sacrifice expiatoire soit accompli en l’honneur d’Apollon. La prophétie de Calchas, on le voit, ne porte donc pas seulement sur l’avenir, l’évolution et la fin de la peste, mais aussi sur le passé de la maladie, sur sa cause, et sur le remède à y apporter. Cette dimension totale de la prophétie, qui embrasse l’ensemble de la temporalité, est confirmée par la façon dont Homère présente le devin avant de lui faire énoncer sa prophétie. Or, le pronostic médical se distingue de la prophétie dans la mesure où il tire son origine non pas des signes envoyés par les dieux, mais des symptômes offerts par l’état du malade et interprétés par une méthode rationnelle. Beaucoup de médecins n’ont d’ailleurs que sarcasmes contre les devins. Leur science consiste aussi à savoir le passé, le présent et l’avenir : pronostiquer convenablement l’évolution de la maladie, savoir diagnostiquer la maladie à partir des signes présents et reconstituer les causes passées, les antécédents96 même quand le patient les ignore ou n’y pense pas.
121Si la science du sophiste a à voir avec la mantique et la médecine97 qui savent toutes deux, à leur manière, le passé, le présent et l’avenir, c’est précisément parce qu’il prétend tout en connaître lui aussi :
Nombreux sont ceux qui, sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore nombre de gens par la fiction d’un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient en leur mémoire le déroulement de tout ce qui s’est passé, s’ils < connaissaient > tous les événements présents, et, à l’avance, les événements futurs, le discours ne serait pas investi d’une telle puissance98.
122Le sophiste ne connaît rien de plus que ce que connaît l’opinion oublieuse, mais il lui donne sa mémoire, sa perception et son imagination. D’où l’apparence de science universelle, tandis que la science unique du philosophe est à la fois science du bon et du mauvais et science de ce qui a été, est et sera, et ressemble alors à la science de « tous les biens et de tous les maux en tous temps » (Lach., 199c), par laquelle il s’agit non seulement de « se procurer tous les biens » mais aussi de « savoir en user correctement avec eux » (ἐπισταμένῳ ὀρθῶς προσομιλεῖν).
123Du philosophe ou du sophiste, quel est le meilleur protecteur ? Qui, des deux, possède la science qui sauve ? Socrate va abattre ce semblant de hiérarchie parmi les sciences que Critias instaurait en distinguant les arts salutaires dont sa science était selon lui la plus proche.
La modération et la science du bon et du mauvais
124Ce n’est donc pas
le fait de mener sa vie conformément à la science qui permet de bien se conduire et d’être heureux, pas même une vie conforme à toutes les autres sciences prises ensemble, mais c’est de vivre selon une science unique, celle qui concerne seulement le bon et le mauvais. (174b-c)
125La science de toutes les sciences n’a effectivement pas besoin de savoir réellement toutes les autres sciences, elle n’a besoin que de savoir la science qui rend heureux et assure une bonne conduite de la vie. Cette science du bon et du mauvais, comme Critias la nomme lui-même dès qu’elle apparaît, Socrate s’empresse de la retirer de la juridiction du sophiste qui voudrait la coiffer, comme si elle était une science égale aux autres : cette science du bienfait nous procure l’utile en général sans nous fournir aucun des avantages particuliers à chaque science, ce que ne sait pas faire non plus la science des sciences ; cela ne permet pourtant pas à cette dernière de prendre la science du bon et du mauvais sous sa direction, puisque c’est son incapacité même à savoir et à faire quoi que ce soit que savent et font les autres sciences qui lui interdit de savoir le bon et le mauvais que sait cette science-là et, bien sûr, de le faire99. La modération, si elle est science de science, est donc inutile : inutile pour diriger les affaires privées aussi bien que celles de l’État.
126Dans l’Euthydème, il s’agit aussi de déterminer à qui revient la direction de nos affaires et quelle science nous assure le bonheur. Un peu avant un curieux intermède où le récit est coupé par un passage en dialogue direct, Socrate dit avoir recherché avec Clinias, une fois reconnue la nécessité de philosopher (288d), quelle science il faut acquérir qui allie en elle-même la production d’un effet et le savoir de son utilisation (289b), autrement dit, si on compare avec le Charmide, une science dont l’effet est de produire un bienfait réel tout en étant la science de ce bienfait, science de ce qui nous est utile, et, par conséquent, de ce qui nous rend heureux. Socrate et Clinias font l’inventaire et rejettent ainsi la médecine, puis l’art sublime et divin des « faiseurs de discours » pour ne pas nommer la rhétorique100, puis l’art du stratège. Clinias se met alors à diviser tout seul les différentes connaissances en arts de la production et en arts de la chasse, et remet encore une fois à un art différent le soin de nous rendre heureux : cela doit être un art qui sache en quoi les trouvailles des chasseurs sont utiles et, à l’instar du dialecticien auquel le mathématicien remet ses prises et ses trouvailles, l’art recherché doit savoir en quoi ce qui est produit ou capturé est utile. En 290e, Criton interrompt le récit par Socrate de son entretien avec Clinias par une exclamation de surprise devant cette impossible réponse de Clinias, trop bien inspirée, et Socrate continue, moitié en racontant comment l’entretien s’est poursuivi, moitié en discutant directement avec Criton : tout le monde tombe d’accord pour confier le soin de nous rendre heureux à l’art royal seul habilité à nous diriger, sachant ce qui nous est utile.
127L’aporie vient de ce que cet art royal101 nous fournit le seul bien qui ait été reconnu comme un bien, la science, déclassant ainsi tous les autres biens procurés par les autres arts qui, au regard de l’art royal, ne fournissent plus que des choses indifférentes, ni bonnes ni mauvaises : cet art doit nous rendre bons mais en aucune spécialité, bons mais en rien de ce à quoi on est bon quand on connaît un art quelconque, et il ne doit nous procurer que sa propre science à l’exclusion de toute autre. Or, nous ne savons pas à quoi il nous rend bons, faute de pouvoir lui attribuer aucun des effets ni aucun des contenus des autres sciences. On sait seulement de lui qu’il y a urgence à le trouver, puisque non seulement il rend l’État heureux, mais aussi nous permettrait de « bien passer le reste de notre vie » (293a) : le rechercher avec le plus grand zèle est ce qui nous sauverait.
128Dans le Charmide, la science qui nous sauve – et nous, c’est notre âme – est la science du bon et du mauvais. Cette science du bon et du mauvais semble particulière : elle produit l’utile comme d’autres sciences ont leur ἔργον propre et, pareille en cela aux autres sciences, elle empêche la science de toutes les sciences d’avoir cette fonction. Sa particularité est cependant étrange et n’en est pas une, puisque l’utile qu’elle produit en en étant la science n’est en rien l’utile produit par chaque science particulière : quand bien même elle manquerait, tous les autres arts n’en continueraient pas moins à nous procurer leurs bienfaits particuliers, mais si elle n’accomplit rien de ce que font ces arts, en son absence aucun art n’est réellement achevé puisque, même si les choses sont bien faites, elles n’ont aucune utilité vraie. C’est donc cette science à l’objet déterminé sans être particulier qui accomplit l’œuvre des autres sciences sans la faire elle-même et lui confère une valeur d’utilité sans rien y changer102. Elle est unique, à part de toutes les autres : elle ne remplace aucune science, elle est à elle seule la science.
129L’argument de Socrate sert à dissocier la science du bon et du mauvais de la science des sciences et donne ainsi implicitement la solution au problème de la science à nulle autre semblable que Critias avait tenté de résoudre à sa manière. La science du bon et du mauvais est normative. Si la science du bon est une science comme les autres, la modération, science de toutes les sciences, ne s’y identifie pas, puisqu’elle y préside : la science seulement science qu’est la science des sciences ne nous fournit aucune commodité particulière, ni l’utile en tant que tel, comme savoir de la valeur, ni le savoir de rien ; elle est non seulement un savoir vide, mais en plus parfaitement stérile et inutile. En revanche, ce qui est suggéré, sans être explicitement discuté, c’est que la science unique qui seule rend heureux et qui est la science du bon et du mauvais peut endosser le statut exceptionnel et singulier, la position maîtresse et souveraine attribués à tort à la modération ; elle n’est pas sans objet, comme l’est la science de science et elle n’est pas une science parmi d’autres, même si c’est la plus indispensable, car elle n’aurait comme singularité que d’être seulement ce qu’elle est et pas une autre science ; elle est science d’un objet103 déterminé sans être science particulière, ni science en général. Elle vaut pour toutes les sciences sans valoir comme elles. La science du bon et du mauvais n’est pas la science des biens et des fins de l’activité humaine104 : elle commence par savoir que la science est le seul bien pour s’apercevoir ensuite qu’aucune science n’est le Bien. Si elle est la seule à savoir en même temps produire et utiliser ce qu’elle produit, la seule qui capture ce qu’elle chasse en sachant que c’est avantageux et nous rend ainsi heureux105, elle est bien loin de toutes ces activités qui prouvent la valeur de leurs effets par le fait de leur réussite. La mesure, la seule mesure est, chez Platon, l’Idée du Bien.
130À la fin du raisonnement, nous ne savons cependant pas quel rapport la modération, dont Socrate s’entête à soutenir qu’elle est utile, a avec cette science du bien ; nous ne savons pas davantage que penser de la connaissance de soi-même qui lui avait servi de définition et dont une formulation, savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, a été largement réfutée.
131Dans l’épilogue (175a-176d), en effet, Socrate s’indigne de ce que la modération, si Charmide en est amplement pourvu, ne lui soit en fin de compte d’aucune utilité, ainsi que le raisonnement en a conclu : c’est le raisonnement lui-même qui est mis en cause, puisqu’une forme de σωφροσύνη y a présidé (« être bien disposé et malléable »), qui a basculé dans la libéralité (ont été accordées des hypothèses dont il est impossible de rendre raison), et s’est terminée dans la démesure (175c-d). Quand Socrate propose à nouveau les incantations du Thrace à Charmide, il est persuadé de la valeur de ce dont elles s’occupent. Mais que répond le malade ? Qu’il ne sait s’il possède ce que Socrate et Critias ne sont pas parvenus à définir et qu’il a besoin de l’incantation. Plus précisément, il ne sait s’il peut être qualifié par ce dont il ne se sait pas le détenteur si on ne sait pas ce que c’est. Au moins sait-il reconnaître qu’il ne le sait pas, et que ce dont il manque, ce sont les beaux discours de la philosophie. Sur l’ordre de Critias, il attend d’en être rempli à satiété, selon une mesure dont Socrate sera juge. Signe que, finalement, il n’est pas modéré ? Signe, aux yeux de Critias, qu’au contraire il fait preuve de modération, au sens où lui l’entend : Charmide, outre qu’il est un jeune homme obéissant, se connaît lui-même au sens où il sait qu’il ne sait pas. Dans l’épilogue, Platon montre à nouveau combien les significations de la σωφροσύνη sont embrouillées.
132Si la vertu de σωφροσύνη est la vertu la plus contestée, elle est aussi la plus propice pour interroger le bon sens, ou l’intelligence, à l’œuvre dans la vertu et son examen est l’occasion privilégiée de remonter aux conditions de la science qu’est toute vertu. La modération comme vertu du tout n’est pourtant pas le tout de la vertu : à la fin du Charmide, seule la science du bon et du mauvais s’avère nécessaire pour rendre la vie heureuse, mais rien ne permet de savoir quels rapports entretient cette science avec la modération comme vertu du tout. On sait seulement que, si elle est science du tout des sciences, elle n’a aucun rapport avec cette science du bon et du mauvais. La deuxième partie du dialogue a montré que la vertu de modération avait quelque chose à voir avec une certaine science de la mesure qui ne pouvait être confondue avec les autres techniques du juste milieu ou de la mesure. La troisième partie a fait voir que si la connaissance de soi-même était la condition de la vertu de modération comme science, cette connaissance ne pouvait s’identifier à une science de toutes les sciences et d’elle-même incapable de prendre sa propre mesure en l’absence d’un terme qui la mesure et incapable de mesurer aucun autre savoir ni d’en apprécier l’utilité. Enfin, la modération comme vertu de celui qui commande a rapport avec sa capacité de jugement et de réflexion, mais la γνώμη est, dans le Charmide, réduite à l’impuissance.
133La modération, dans ce dialogue, est donc vertu du tout, science de la mesure, science mesurée par autre chose qu’elle-même, mesure, en tant qu’inscience, des autres sciences dans leur nullité, ayant quelque rapport avec la science qui mesure la valeur de ce qui est un bien pour l’âme.
134Dans le prologue du Protagoras, Socrate montre à Hippocrate la gravité de sa démarche, lui qui veut confier le soin de son âme à qui n’est peut-être pas médecin ; il pénètre avec lui chez Callias, évoquant plaisamment les ombres des grands sophistes comme Ulysse évoque les morts dans l’ Odyssée, mais peut-être aussi pour chercher comme lui « la route et les distances (ὁδὸν καὶ μέτρα) et comment revenir sur la mer aux poissons » (ch. X, v.539 sq.), auprès d’un Protagoras qui, tel Tirésias, aurait, même mort, seul gardé la raison parmi les ombres (v. 495). Dans le prologue du Charmide, Socrate est de retour, bien vivant, ayant appris la médecine de l’âme, et vient interroger Critias, mort en tyran parce qu’il croyait que seule la raison sans âme montrait la voie et la mesure.
Notes de bas de page
1 Selon V. Goldschmidt, op. cit., p. 66-67 et p. 286.
2 Le terme οὐσία n’est mentionné qu’une seule fois, en 168d, en relation avec le terme technique de δύναμις ; sinon, quand il est question de la nature de la modération ou de sa propriété essentielle, les expressions employées sont : ἀπὸ τῆς σωφροσύνης τοιαύτης οὔσης (171d1) ; τοιαύτη οὔσα (172a7) ; εἰ τοιοῦτον εἴη (172d4) ; οὔσα οἵαν (173a8).
3 Quand il s’agit de savoir si l’homme modéré est capable, par exemple, de savoir ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas et de le distinguer chez les autres, Platon emploie des expressions de la forme οἷός τέ ἐστιν (167a2 ; 169d6 ; 171c5 ; 171d4) et une seule fois δυνατὸς ἔσται (167a4) au moment où Socrate donne le plan général de l’argumentation, en particulier le point concernant la possibilité de savoir ce que quelqu’un sait et ce que qu’il ne sait pas : c’est précisément le moment où les points de vue de la puissance de la modération et de la capacité de l’homme modéré sont étroitement imbriqués, alors qu’ils seront distingués ensuite. L’ἔργον est un effet nécessaire (ἀνάγκη, 169e7) de la δύναμις d’une chose, mais qui, en venant d’une chose bonne et utile comme la modération, est lui aussi bon et utile (cf. Charm., 160e : on ne peut pas dire d’une chose qu’elle est bonne si elle ne fait pas que l’homme qui la possède soit bon).
4 ἐξ ἀρχῆς, 167b1.
5 Selon V. Goldschmidt, op. cit., p. 66-67.
6 S’il n’y a pas de connaissance d’une chose sans connaissance de son contraire, cela n’implique pas que l’homme sensé fasse l’un et l’autre : on peut avoir la science du sérieux et du risible sans pour autant faire des bouffonneries (Lois, VII, 816d-e) ; c’est d’ailleurs tout le problème posé par l’Hippias Mineur : c’est celui qui sait le vrai qui peut dire son contraire et tromper volontairement, et non pas l’ignorant ; mais le peut-il vraiment, quand la science qu’il détient est celle de la justice ?
7 C’est l’objection que présente G.T. Tuckey, op. cit.. Appendice IV, p. 115.
8 Voir J. Brunschwig, « Sur quelques emplois d’ὄψις » dans Zetèsis, Mélanges offerts au professeur E. de Strycker, Utrecht, 1973, p. 24-39.
9 Πότερόν ἐστι τοιοῦτος οἷος εἶναί τινος ὁ Ἔρως ἔρως, ἢ οὐδενός ; (Banq., 199d).
10 Voir Tim., 45b-47c et 67c-68d, ainsi que les Annexes 5 et 7 dans la traduction de L. Brisson, Paris, « GF », 1992 : la vision des couleurs s’explique par la rencontre de deux « feux », l’un venant des yeux, l’autre des objets, en des rayonnements plus ou moins intenses et constitués de particules plus ou moins grandes et plus ou moins larges que celles du rayon visuel.
11 C’est ainsi que E. Scheibe, « Über Relativbegriff in der Philosophie Platons », Phronesis 12, 1967, p. 28-49, interprète cet extrait du Charmide ; il met en évidence l’originalité de Platon qui ne se contenterait pas de penser les relatifs mais aurait tenté aussi de penser la relation au sens où l’entendent les logiciens modernes, et il critique les points de vue de B. Russell (p. 28) et de F.M. Cornford (p. 30). Selon E. Scheibe, Platon résoudrait la question de la réflexivité de la relation -qui est, pour Scheibe, une relation d’identité – posée dans le Sophiste en introduisant le genre du Même : ce n’est pas par elle-même que la relation est réflexive, c’est par la participation d’un être au genre du Même (p. 37). L’argumentation d’E. Scheibe s’appuie sur les deux groupes d’exemples du Charmide (ceux du premier argument examiné ici, et ceux du deuxième argument, en 168b-169a) sans souffler mot, curieusement, de ce qui y est en question, la science de la science. Admettre que la participation au Même s’identifie à la relation d’identité signifierait que participer au Même c’est être même que et non pas être soi-même ou être en soi. (Voir M. Dixsaut, « La négation, le Non-Être et l’Autre dans le Sophiste », dans Études sur le “Sophiste" de Platon, sous la dir. de P. Aubenque, Rome, Bibliopolis, 1991, p. 166-213).
12 G.T. Tuckey, op. cit., p. 42.
13 M. Dixsaut, op. cit., p. 98.
14 C’est tellement plausible que B. Zehnpfennig, op. cit., p. 70-71, p. 80, n. 34, p. 83, n. 35, parle de cette connaissance sans objet autre qu’elle-même comme d’une méta-connaissance, en s’appuyant sur F. Susemihl, Die genetische Entwicklung der platonischen Philosophie, Osnabrück, 1967, Bd 1, p. 27, avec cette réserve, quand même, que la méta-connaissance ne peut pas être fondatrice d’elle-même, seulement conscience réflexive du sujet se rapportant au fondement, la science fondatrice étant la science du Bien (p. 92). S’il faut, bien entendu, rendre raison de cette mention dans le Charmide de la science de la science, il n’est pas nécessaire pour autant d’en faire une thèse platonicienne, dans la mesure, d’ailleurs, où on reconnaît que la science de la science se distingue de la science du bon et du mauvais : c’est bien parce que cette « méta-science » évacue toute considération de valeur qu’elle est sans objet, et non le contraire.
15 R. Brague, Le Restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon, Paris, Les Belles Lettres-Vrin, 1978, p. 173, est d’avis que la connaissance de soi-même est science de science, à défaut d’être science des sciences : « On peut penser que l’idée d’une science des sciences n’est critiquée qu’au sens où elle serait science universelle, et non connaissance de soi-même. Toute science, en tant que science, serait en même temps science de soi, et science de soi avant d’être science d’un domaine particulier, et c’est là que résiderait son caractère “logique”. »
16 Cf. Lach., 186c : Eἰ δὲ Νιϰίας ἢ λάχης ηὕρηϰεν ἢ μεμάθηϰεν (« Que Nicias ou Lachès l’eurent appris ou découvert... »).
17 Voir Rép., V, 476e-480a.
18 Euthyd., 295b.
19 Aristote, De l’âme, I, 2, 405b : « D’autres, comme Critias, ont soutenu que l’âme est le sang, dans la pensée que la sensation est l’attribut le plus propre de l’âme, et que cet attribut est dû à la nature du sang » (trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1965).
20 Si on compare aussi cette série à l’inventaire des « mouvements de l’âme » qu’on trouve dans les Lois (X, 897a) : « vouloir, examiner, avoir souci, délibérer, juger juste ou faux, se réjouir ou être triste, avoir confiance ou avoir peur, haïr ou chérir », on y trouve la volition, le désir et l’opinion, mais la sensation n’y figure pas, puisqu’elle est liée aux mouvements des corps. Ces mouvements de l’âme sont eux-mêmes distingués du mouvement propre à l’Intellect et au genre d’âme « plein d’intelligence et de vertu qui gouverne toutes choses dans la voie de la rectitude et du bonheur » (897b). Dans les Lois, c’est donc la référence à ce genre d’âme qui détermine la série des actes psychologiques (affectifs et cognitifs) et leur différence avec les sensations et avec l’intelligence.
21 Cf. Rép. V, 476e : « Celui qui connaît connaît-il quelque chose, ou rien ? ».
22 Οὐκοῦν πολλὴ ῥᾳστώνη, ὦ Σώκρατες, γίγνεται, μὴ μαθόντα τὰς ἄλλας τέχνας, ἀλλὰ μίαν ταύτην, μηδὲν ἐλαττοῦσθαι τῶν δημιουργῶν ; (Gorg., 459c)
23 J. Souilhé, op. cit., p. 187.
24 Gorg., 450b-e.
25 ἁπάσας τὰς δυνάμεις συλλαϐοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ ἔχει
26 Voir Xénophon, Mémorables, III, 7, 3 et IV, 2, 25 ; IV, 2, 26-27 : « En effet, ceux qui se savent eux-mêmes savent ce qui leur est favorable et discernent ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent pas ; et, en s’occupant de ce qu’ils savent, ils se procurent ce dont ils ont besoin et réussissent, tandis qu’en s’abstenant de ce qu’ils ignorent, ils ne commettent pas de faute et évitent d’échouer. Grâce à cela, ils sont capables de juger les autres hommes et, en se servant des autres, ils se procurent les bonnes choses et se gardent des mauvaises. Quant à ceux qui ne savent pas et qui se trompent sur leurs capacités [...] ils tombent dans le malheur. » Ce discours prêté par Xénophon à Socrate ressemble au rêve que fait Socrate d’une vie sans erreur et sans échec, mais amputé de la démonstration de l’inutilité de cette vie. Dans la pensée de Xénophon, la connaissance de soi-même est purement pragmatique, sans la moindre référence à une science quelconque. Qu’arrive-t-il, en effet, à « ceux qui se savent eux-mêmes » ? « Ils acquièrent de la réputation et de l’honneur » ! (2, 28).
27 Cf. Critias, B 22, D.K. :
τρόπος δὲ χρηστὸς ἀσφαλέστερος νόμου·
τὸν μὲν γὰρ οὐδεὶς ἂν διαστρέψαι ποτέ
ῥήτωρ δύναιτο, τὸν δ‘ἄνω τε καὶ κάτω
λόγοις ταράσσων πολλάκις λυμαίνεται.
« Un bon caractère est mieux fortifié que la loi : / aucun orateur ne pourrait en effet jamais troubler le premier, / tandis que, en l’agitant dans tous les sens, / il maltraite souvent la seconde avec ses discours. »
28 Selon Á. Szabό Les Débuts des mathématiques grecques, trad. M. Federspiel, Paris, Vrin, 1977, p. 35-45.
29 Voir L. Brisson, Timée, p. 231, n. 134 : « En prenant appui sur Théétète, 148 a-b, on peut dire que dunamis désigne ce qui est capable d’engendrer un nombre au moyen de l’opération par laquelle elle se compose elle-même. En d’autres termes, il s’agit de la racine carrée, en tant qu’elle doit être convertie en nombre : ce qui signifie que la constitution du nombre repose non plus sur l’additivité, mais sur la commensurabilité. »
30 Voir J. Souilhé, op. cit., p. 29.
31 4 est inférieur à 5 : 4 n’est tel que relativement à 5, et non pas parce que 5 est relatif à 4, puisque 4 peut aussi être inférieur à 10. Dans ces relations numériques on a affaire à des rapports déterminés entre des nombres particuliers, mais de manière générale, comme le dit Aristote : « Toute chose dite relative numériquement, ou selon la puissance, est donc relative en ce sens que tout son être est proprement dans sa relation à une autre chose, et non pas en ce sens qu’une autre chose est relative à elle » (Métaphysique E, 15, 1021a, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1962).
32 La grandeur double (A) d’une autre (B) a un rapport multiple qui est un rapport double avec elle ; A mesure B selon ce rapport ; quand la grandeur A est la moitié de la grandeur B, on dit que le rapport entre ces deux grandeurs est un rapport sous-multiple, plus précisément A mesure B selon le rapport demi. Les exemples pris par Socrate appartiennent à une « notion très primitive du rapport de deux grandeurs, et une classification très lourde qui surchargera inutilement l’enseignement élémentaire jusqu’à notre XVIIe siècle » mais l’« intrusion des irrationnelles – ce viol fécond » obligea les mathématiciens, dès le Ve siècle, à préciser la notion de rapport en général (R. Taton, La Science antique et médiévale. Des origines à 1450, Paris, 2° éd. mise à jour, 1994, P.U.F., p. 229-233).
33 J. Souilhé, op. cit., p. 160.
34 Cf. Parm., 139c : « la différence ne convient pas à l’un, mais seulement à ce qui est l’autre de l’autre ».
35 Socrate relève l’aspect paradoxal de l’expression commune « être plus fort que soi-même » pour désigner la σωφροσύνη entendue comme’tempérance et comme maîtrise des plaisirs : cette expression est « risible » parce que c’est le même individu qui est à la fois plus fort et plus faible que lui, supérieur et inférieur à lui-même ; en fait, il s’agit du conflit qui oppose deux parties distinctes de l’âme et ces mouvements de l’âme demandent, pour être expliqués, l’introduction d’un troisième élément (Rép., IV, 430e-431a).
36 Même un dialogue douteux comme l’Alcibiade Majeur introduit un troisième terme entre soi et soi, un autre que soi, un autre œil, une autre âme.
37 Théét., 156e-157a (trad. A. Diès, Paris, [19261], Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1965).
38 Il va de soi pour M. Untersteiner, art. cit., p. 39 sq. (suivant K. Gaiser, Platons ungeschriebene Lehre, Stuttgart, 1963), qu’il y a convergence entre la science de science – qui serait platonicienne, mais doctrine non-écrite – et la νοήσις νοήσεως d’Aristote, Mét. A 1074b34.
39 Pour Aristote, par exemple, la vision est puissance de voir non pas ce qu’elle voit, mais une catégorie d’objet bien déterminée, la couleur, qui n’est donc pas relative à la vue, mais à laquelle la vue est relative : « La vue est vue d’un objet déterminé, non ce dont elle est la vue (bien que, en un sens, il soit vrai aussi de le dire), mais elle est relative à la couleur ou à quelque autre chose de ce genre : autrement on répéterait deux fois la même chose, à savoir que la vue est vue de ce dont elle est la vue » (Mét. Δ 1021b, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1982).
40 Pour les causes mécaniques de l’audition, voir Tim., 67c-e.
41 Rép., V, 476d-477e.
42 Rép., V, 477e.
43 Loin d’être, comme le croit l’opinion commune, impuissante à commander, la science est une belle chose capable de commander en l’homme au point que « la science commande en l’homme de telle sorte que celui qui aurait la connaissance des biens et des maux serait tellement invincible qu’il ne ferait pas autre chose que ce qu’ordonne la science : la pensée (φρόνησις) suffit au secours de l’homme ». Protagoras répond, presque en écho, mais l’écart est notable : « Je suis de ton avis, Socrate, et j’ajoute que la honte serait plus grande encore pour moi que pour nul autre si je ne déclarais pas (φάναι) que la sagesse (σοφία) et la science sont ce qu’il y a de plus puissant dans toutes les affaires humaines. » (Prot., 352c-d). L’accord du philosophe et du sophiste n’est vraiment qu’apparent, et leur rivalité réelle.
44 Rép., VI, 507d-e.
45 Voir Rép., VII, 518c.
46 « La puissance de voir n’est qu’une mimétique de l’intelligence » et « le visible est utilisé comme paradigme méthodologique de l’intelligible, mais l’intelligible est son paradigme ontologique » (M. Dixsaut, « L’analogie intenable », Rue Descartes 1-2 : « Des Grecs », 1991, p. 93-120).
47 « De même forme que le soleil », ἡλιοειδῆ ; la connaissance et la vérité sont ἀγαθοειδῆ, « de même forme que le Bien » (Rép., VI, 508e-509a).
48 Lysis, 219c.
49 lbid., 207c.
50 Ibid., 222b.
51 Ibid., 210c : οἰκειότερόν. La notion de συγγένεια est absente du passage où apparaît celle d’οἰκειότης, mais elle se trouve dans le prologue (204c) où se jouent toutes sortes d’allusions à l’enjeu véritable du Lysis.
52 Hippothalès, amoureux de Lysis, s’arrange pour être à l’abri de ses regards tout en restant présent à l’entretien (Lys., 207b) ; Socrate, voyant le trouble d’Hippothalès, s’abstient de lui parler (210e) ; Hippothalès, qui est le véritable destinataire de tout ce qui s’est dit entre Socrate, Ménexène et Lysis, change, à la fin, de couleur (222b) : il est le seul que le discours de Socrate a profondément modifié, il représente sans doute le désir converti en désir de l’intelligence.
53 La nature du lien d’amour est celle d’un μεταξύ, un intermédiaire, ni beau ni laid : amour n’est pas beau, puisqu’il désire ce qu’il ne possède pas et, privé de cette qualité, il ne peut être qualifié par elle, mais il n’est pas laid non plus, parce que la négation ne signifie pas le contraire. Entre les deux et neutre ? Non plus : amour désire exclusivement le beau, sa puissance est seulement orientée vers une chose qu’il n’est pas, mais non vers son contraire. Il est autre que beau, mais en rapport avec le beau, pas avec le laid. Par contre, il est μεταξύ en un deuxième sens, et relie entre eux le mortel et l’immortel, alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre. Il l’est aussi en un troisième ; tantôt riche, tantôt pauvre, tantôt mortel, tantôt immortel, passant sans cesse d’une qualité à son contraire, il n’est ni savant ni ignorant, mais tantôt savant, tantôt ignorant – un savant à qui le savoir échappe, mais qui fait quand même des trouvailles, un ignorant qui a de la ressource et qui aime la science sans pouvoir la posséder (voir Banq., 202a-203e). Ce terme de μεταξύ apparaît une seule fois dans le Lysis (220d5) pour caractériser le désir (ἐπιθυμία).
54 Phil., 53d sq.
55 Cf. Rép., VI, 490a-b.
56 Aristote, de Anima, I, II, 405a29, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1985.
57 Dans le Charmide, l’allusion à une chaleur qui se chauffe elle-même et à un mouvement qui se meut lui-même semble faire référence à des explications physiques pour tout ce qui existe, mettant en jeu une âme principe de mouvement et elle-même en mouvement, ou conçue comme une espèce de feu primordial.
58 Phèdre, 246a (trad. L. Brisson, Paris, « GF », 1989). Voir également l’introduction de L. Brisson pour tes rapports entre l’âme du monde dans le Timée et l’âme dans le Phèdre, p. 36-43.
59 Cf. Banq., 211b : αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ μεθ᾽ αὑτοῦ μονοειδὲς ἀεὶ ὄν, τὰ δὲ ἄλλα πάντα καλὰ ἐκείνου μετέχοντα, τρόπον τινὰ τοιοῦτον οἷον, γιγνομένων τε τῶν ἄλλων καὶ ἀπολλυμένων, μηδὲν ἐκεῖνο μήτε τι πλέον μήτε ἔλαττον γίγνεσθαι μηδὲ πάσχειν μηδέν (« étant en lui-même par lui-même avec lui-même toujours d’une forme unique, tandis que tout le reste des belles choses participent de lui, d’une manière telle que, si elles naissent ou sont détruites, rien ne lui advient, ni en plus ni en moins, ni ne l’affecte en rien »).
60 J. Souilhé estime que le grand homme en question est sans doute Aristote qui aurait donné la solution à la question laissée en suspens dans le Charmide en décidant que toute δύναμις est de nature purement relative. Cette position aristotélicienne, qui débouche sur la distinction entre l’acte et la puissance, est cohérente également avec sa réfutation de la conception d’une âme automotrice (cf. Aristote, De l’âme, I, 3). La puissance chez Platon n’est pas virtualité mais effectivité distinctive selon la réalité de l’objet auquel elle s’applique : tous, par exemple, ont la force d’aimer, mais tous n’aiment pas aussi fortement selon qu’ils aiment la richesse ou la beauté, le bonheur d’une descendance ou le Beau en soi.
61 Selon M. Untersteiner, art. cit., p. 41.
62 Voir B. Witte, op. cit., p. 123, n.57. Dans les Lois V, 730d-e, le « grand homme » est le citoyen accompli qui non seulement ne commet aucune injustice, mais communique ses qualités aux autres ; en ce cas, il vaut non pas pour un seul mais pour un grand nombre d’hommes.
63 Par exemple, dans le Banquet (207a-e), le renouvellement constant de soi est l’αἴτια de l’amour, une ruse de la nature mortelle pour se rendre immortelle par le moyen de la genèse et de l’engendrement ; désir d’immortalité, telle est la nature d’eros : cette ἰδέα permet de diviser correctement le genre de l’amour (amour acquisitif, amour productif) mais aussi de rassembler dans la même unité des phénomènes aussi divers et multiples que la croissance, la bravoure et la belle mort, la poésie.
64 L’epagogè ou méthode inductive caractérise Socrate selon Aristote, Mét., M, 4, 1078b28.
65 Voir J. Souilhé, op. cit., p. 33 sq.
66 Rép., V, 477c-d.
67 Pour le sens ontologique de la δύναμις voir Soph., 248e : « dans la mesure où quelque chose est connu, dans cette mesure il est mu à cause de sa passivité, car pâtir ne se produit pas, selon nos affirmations, dans ce qui est en repos ». Dans le Sophiste, Platon donne au personnage de l’Étranger le soin de renvoyer dos à dos les Amis des Formes et les Fils de la Terre en conférant à l’être la passion et l’action, et donc le mouvement, que les premiers ne veulent concéder qu’au devenir pour préserver l’immobilité « solennelle et sacrée » des Formes ; en refusant, d’autre part, d’« agiter [l’être] en tous sens » comme le font les Fils de la Terre, pour y mettre la permanence nécessaire à la connaissance et à la science et permettre l’œuvre de l’intelligence (φρόνησις, νοῦς). L’Étranger est ainsi amené à associer étroitement l’âme en qui se trouve l’intelligence, la vie dont l’âme est le principe, le mouvement et l’être et à tout choisir, comme les enfants, pour « dire que l’être et le Tout sont à la fois en mouvement et sans mouvement » (249d). Je ne peux pas prétendre discuter en quelques lignes de ces problèmes difficiles et controversés posés par le Sophiste. Je renvoie à ce dialogue pour la question du rapport du mouvement, de l’être et de la connaissance.
68 C’est par exemple l’avis de W.C.K. Guthrie, A History of Greek Philosophy, Cambridge, t. IV, 1969, p. 170.
69 C’est cette relation que, par exemple, Socrate utilise pour montrer ce qui distingue Éros et beauté : Éros n’est pas beau, parce qu’il est privé des belles choses, il ne peut pas être ce qu’il ne possède pas (Banq., 201e sq.).
70 γνῶσιν αὐτὴν αὑτῆς. On retrouve ce type d’argument en ce qui concerne la science dans le Gorgias : on est ce qu’on sait, on est musicien quand on sait la musique, celui qui sait le juste est juste (460b).
71 τὸ αὑτὸ γιγνῶσκόν.
72 Remarquons que τὸ γνώμων (adjectif neutre substantivé), qui aurait pu aussi convenir, désigne habituellement, quand il est substantivé, ce qui sert de régulateur ou de règle ou d’instrument de mesure.
73 Euthyd., 306a-b.
74 E. Martens, op. cit., p. 45, semble regretter que Socrate n’ait pas dès le début différencié les deux substantifs, γνῶσις et ἐπιστήμη, en sorte qu’il aurait été plus difficile de former l’expression « science d’elle-même » et que la connaissance de soi-même aurait été pensée au départ comme « reconnaissance du savoir ». C’est ce sens également que G.T. Tuckey, op. cit., p. 38, veut donner à γνῶσις, sous-entendu ἐπιστήμης, comme si la connaissance de soi-même pouvait avoir ce sens-là pour Socrate, sans référence à autre chose que sa propre conscience de savoir ou d’ignorer. Cette conscience ne se mesure pas à elle-même mais à son exigence de savoir en vérité.
75 Rép., IV, 439c. En 439d sq. ces éléments apparaissent au cours de l’analyse d’une expérience psychologique. Quand celle-ci n’est que descriptive, on distingue le λόγος ou le λογισμός, et les ἐπιθυμίαι, les désirs, et un troisième état, l’ὀργή (440a), la colère, distincte du désir. L’analyse prend un sens dynamique et dégage les forces et les tensions entre des éléments distincts en l’âme que leurs actions et passions opposées permettent de séparer fonctionnellement. Le principe intellectuel, ou rationnel, τὸ λογιστικὸν, est repéré d’abord par son action inhibitrice, τὸ κωλῦον (439c) face à l’impérialisme du désir, τὸ κελεῦον, puis par l’opération de l’esprit qui en est la source, ὁ λογισμός (439d), ὁ λόγος (440b), mais l’analyse distingue ensuite le θυμός qui s’allie ou donne sa force propre à la répugnance, aux interdits et à la lutte de la raison contre certains désirs. Celle-ci ne peut jamais être vaincue par l’alliance du désir et de la colère, si elle est suffisamment forte : si elle sait suffisamment ce qu’il faut faire et ne pas faire et convaincre qu’il ne faut pas agir à son encontre. La force de résistance dépend de la force de conviction de la raison elle-même, car on ne voit pas comment elle pourrait démontrer quoi que ce soit à des éléments proprement irrationnels (en 441c pour le θυμός ; en 439d pour l’ἐπιθυμία) Le λογιστικὸν est déterminé par contraste avec ce à quoi il s’oppose, τὸ ἀλόγιστόν ἐπιθυμητικόν et avec ce dont ce dernier élément se distingue, τὸ θυμοειδές ; ces trois termes ont un sens dynamique, et non pas statique ou descriptif.
76 Rép., V, 476c.
77 Rien d’étonnant, si l’on songe que le sens premier de γιγνώσκειν implique la vision. Le verbe est beaucoup plus ancien que les substantifs γνώμη (attesté pour la première fois chez Théognis) et γνῶσις (attesté pour la première fois chez Héraclite). Il signifie « reconnaître quelqu’un ou quelque chose en le voyant » : voir Homère, Il., v. 333-334 : Ἀπόλλωνα ἔγνω ἐς ἄντα ἰδών (« voyant en face Apollon, il [Enée] le reconnut »). Voir P. Huart, Γνώμη..., p. 175.
78 Voir Parm., 145c-e.
79 Cf. Apologie, 22e : μήτε τι σοφὸς ὤν τὴν ἐκείνων σοφίαν μήτε ἀμαθὴς τὴν ἀμαθίαν (« ni savant en leur science ni ignorant en leur ignorance. »)
80 Il faut, je pense, rattacher ces propos sur les avantages de la science de la science (172a-b) à l’argument concernant les effets de la science de la science.
81 Cf. Euthyd., 305e.
82 Charm., 168a.
83 Théét., 199e-200b : pour savoir si, dans le colombier, on a attrapé un bon oiseau, une science vraie, il faudrait un autre colombier qui enfermerait la science de la science et de la non-science, puis un autre encore pour savoir si on a attrapé la bonne science de la science et de la non-science. Cet argument d’une régression à l’infini ne réfute pas vraiment la conception de Critias d’une science de la science, contrairement à ce que pense B. Zehnpfennig, op. cit., p. 83, n. 35, qui suit Bonitz.
84 Soph., 233b.
85 Cf. Phèdre, 260d : « N’avons-nous pas, mon bon, outrepassé les bornes de la rusticité en vilipendant ainsi l’art des discours ? Sans doute dirait-il : “A quoi, extraordinaires bonnes gens, peuvent bien rimer vos calembredaines ? Moi, c’est un fait, je n’oblige personne, à qui la vérité est inconnue, d’apprendre à parler ; mais (supposé que mon avis vaille quelque chose) c’est une acquisition à faire avant, moi, de me prendre en main. Et voici donc ce que je déclare hautement : c’est que, sans moi, celui qui possédera la connaissance de l’être des choses n’y gagnera rien absolument pour l’art de persuader ! » (trad. L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1966). L’ignorant (de ce qui est réellement bien ou mal, et qui n’est autre que le sophiste) n’est pas contraint d’apprendre l’art du discours, contrairement au philosophe auquel son savoir des réalités ne donne pas en plus de savoir l’art du discours : l’art du discours se suffit à lui seul, contrairement au savoir du philosophe, et il est parfaitement indépendant de la vérité, tandis que le philosophe est dépendant de l’art du discours. En termes de puissance, la science du discours semble toujours la plus forte, seule science à n’avoir besoin d’aucune autre, même pas de celle du vrai, bref, la science. Un homme politique comme Critias le sait sans doute mieux que personne.
86 Or seul le savant l’emporte sur l’ignorant sans chercher à l’emporter sur le savant, tandis que c’est l’ignorant qui cherche à l’emporter à la fois sur le savant et sur l’ignorant (voir Rép., I, 350a).
87 Voir Soph., 267e : le sophiste est un doxomime ; Rép.. X, 598d, où l’imitateur peut paraître omniscient aux yeux du naïf qui n’est pas capable de distinguer « la science, la non-science et l’imitation ».
88 Soph., 230d.
89 Ibid : Βελτίστη γοῦν καὶ σωφρονεστάτη τῶν ἕξεων αὕτη.
90 Voir l’analyse de M. Dixsaut, Le Naturel philosophe, p. 118-120.
91 Trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1965.
92 B. Witte, op. cit., p. 130, fait de cette cité de rêve une cité conforme à la cité idéale de la République, avec cette différence qu’elle est seulement « pure utopie » dans le Charmide. La répartition des tâches selon les compétences de chacun n’est pas, même dans la République, un principe technocratique d’organisation sociale, puisqu’elle exige de la part des Gardiens de penser le Bien de l’État et de penser la nature et la hiérarchie des fonctions politiques pour y accorder les natures aptes à les remplir et sauvegarder l’unité de l’État, non pas de rationaliser des fonctions techniques toutes équivalentes dans leur capacité à sauver nos vies (médecine, pilotage, art militaire) ou à la conserver (équipements, besoins vitaux).
93 Lach., 195c-196a.
94 Lach., 195a.
95 Homère, Il., I, v. 68-70.
96 Hippocrate, Pronostic, 1 : « Le meilleur médecin me paraît être celui qui sait connaître d’avance. Pénétrant et exposant, au préalable, près des malades, le présent, le passé et l’avenir de leurs maladies, expliquant ce qu’ils omettent, il gagnera leur confiance ; et, convaincus de la supériorité de ses lumières, ils n’hésiteront pas à se remettre à ses soins. Il traitera aussi d’autant mieux les maladies, qu’il saura, à l’aide de l’état présent, prévoir l’état à venir. [...] De la sorte le médecin sera justement admiré et il exercera son art habilement ; en effet, ceux dont la guérison est possible, il sera encore plus capable de les préserver du péril, en se précautionnant de plus loin contre chaque accident ; et, prévoyant et prédisant quels sont ceux qui doivent périr ou réchapper, il sera exempt de blâme » (trad. E. Littré). Voir aussi Du régime, chap. 1 : les anciens Cnidiens ont omis en grande partie d’enseigner « ce que le médecin doit connaître sans que le malade le lui dise » ; Prorrhétique, II, chap. 42 : « Si ces sujets-là paraissent avoir mauvais teint, on leur demandera s’ils souffrent aussi de la tête ; ils répondront que oui. »
97 Platon n’est pas le seul à prendre ses distances vis-à-vis de la médecine ou autres arts de la sauvegarde ; les sophistes aussi. On voit ainsi Critias donner des conseils de diététique (B 32, D.K.).
98 Gorgias, Éloge d’Hélène, BXI, 11, D.K., trad. J.L. Poirier dans Les Présocratiques.
99 Socrate ne se prive pas d’utiliser à nouveau les conclusions de l’argument sur l’incapacité de l’homme modéré, en contradiction avec ce qu’il a accordé, puisqu’il interdit à la science de science de prendre sous sa coupe la science de l’utile, sous prétexte qu’elle ne peut ni savoir ni faire ce que telle ou telle science sait ou fait, et, par conséquent, ni savoir ni faire l’utile. Socrate s’accusera, au moment du bilan, d’avoir fait preuve de trop de libéralité en accordant autant : il donne, mais il reprend aussi.
100 Le sophiste lui aussi détient un art qui fait partie de l’art des incantations. Celui-ci a pour fonction de guérir les maladies et d’apprivoiser les bêtes sauvages ou malfaisantes (Euthyd., 290a).
101 Sur ce rapport à faire entre le Charmide et l’art royal dans l’Euthydème, voir J. Adamietz, art. cit., p. 53 sqq.
102 En République, I, 342a-b, on trouve un argument un peu différent pour récuser toute prétention à coiffer les arts et à juger de leur utilité propre, comme s’ils étaient défectueux et comme s’ils avaient besoin d’un art qui examine à leur place leur œuvre spécifique : si c’était le cas, l’art examinateur aurait besoin à son tour d’être examiné par un autre art, et ainsi de suite à l’infini ; il faut au contraire affirmer qu’« aucune défectuosité ni aucune erreur ne se trouve dans aucun art », et que par nature chaque art est « exempt de mal et correct », mais « aussi longtemps que chacun est rigoureusement et entièrement ce que précisément il est ». La science unique a, dans le Charmide, la fonction de dire ce qui est utile à notre âme, et non pas de juger l’utile propre de chaque art. Elle ne se prononce pas sur les bienfaits que savent produire les arts, elle les met à leur place, biens pour la vie, mais non pas le bien de la vie selon l’âme.
103 Cet objet n’en est pas vraiment un ; il se révélera être une Idée et c’est pourquoi sa science ne pouvait être que dialectique. Isocrate, dans son Éloge d’Hélène, § 1, critique cette conception platonicienne de la science unique qui vaudrait pour toutes les vertus (courage, sagesse, justice et modération), préférant le jugement vraisemblable à l’akribeia d’une telle science.
104 J. Moreau, op. cit., p. 133, pense au contraire que « la connaissance de soi-même, la sagesse morale et politique, s’élève alors au-dessus d’une évaluation des aptitudes, d’un aménagement de la technique en vue de son parfait rendement, au-dessus de la simple économie ; elle est savoir pratique, déterminant les fins auxquelles doivent être utilisés les moyens mis à notre disposition par la technique ».
105 Euthyd., 290d.
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
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2012
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2005