Chapitre III. Modération, bonne conduite et connaissance de soi-même (162c-166e)
p. 201-262
Texte intégral
LA JOUTE ENTRE LE SOPHISTE ET LE PHILOSOPHE
1La substitution de Critias à Charmide comme interlocuteur de Socrate donne lieu à une mise en scène plaisante : Charmide prend un malin plaisir à provoquer Critias afin qu’il entre en lice, et tout dans le comportement (qualifié de φιλοτίμως1) de ce dernier montre qu’il n’en peut plus d’attendre son tour. Derrière le jeu du changement d’interlocuteur, c’est l’objet du débat qui change : il ne s’agit plus d’examiner cette incarnation de la modération qu’est le jeune Charmide, mais une définition de la modération, prétendument scientifique – elle vient d’un savant – et qualifiée par trois fois d’énigmatique par Socrate2, à savoir : s’occuper de ses affaires, faire ce qui nous regarde. Il ne s’agit plus de discuter des valeurs et de leur sens, mais de la science de la vertu.
Structure de la deuxième partie
2Dans cette deuxième partie du dialogue, partie intermédiaire dont il faut voir ce qu’elle articule et comment elle le fait, on distingue deux moments.
31) De 163a à 164c : la troisième définition de Charmide, s’occuper de ses affaires, est reprise avec son auteur, Critias, et réfutée à nouveau par Socrate qui démontre le caractère apparemment contradictoire de ce qui a la forme d’une énigme (163a) ; Critias lève cette énigme en proposant de distinguer ποίησις et πρᾶξις distinction insignifiante selon Socrate qui propose une nouvelle formulation de τὰ ἑαυτοῦ πράττειν : ἡ τῶν ἀγαθῶν πρᾶξις, la pratique des choses bonnes ou bonne conduite, formule acceptée par Critias qui met Socrate au défi de la récuser (163b-e).
4En prenant l’exemple du médecin, Socrate montre alors qu’on peut faire (ποιεῖν) des choses utiles pour soi et pour les autres et faire preuve de mesure en s’occupant de ce qu’il faut (πράττειν τὰ δέοντα), mais qu’une telle conduite est pourtant ignorante du bien qu’elle fait (164a-c).
52) De 164d à 166e, Critias rompt avec tout ce qu’il avait dit ; il propose une quatrième définition, se connaître soi-même (τὸ γιγνώσκειν ἑαυτόν) en l’appuyant sur une exégèse de la maxime delphique, et met de nouveau Socrate au défi de ne pas la lui accorder (164c-165b) ; Socrate oppose à ce défi sa propre attitude vis-à-vis du savoir, son inscience, qui le détermine toujours à rechercher et à examiner (165b-c).
6Il pose ensuite que la modération, en tant qu’elle connaît quelque chose, est science (ἐπιστήμη) de quelque chose. De soi-même, répond Critias précipitamment, ce qui conduit Socrate à lui faire une démonstration de la manière dialectique d’interroger et de répondre, puis à lui demander quel καλὸν ἔργον cette science de soi-même – à l’instar de n’importe quelle science qui, en tant que science, possède un objet et une fonction propres – peut bien accomplir (165c-e).
7Critias refuse cette assimilation (ὁμοίοτης) des sciences en opposant à Socrate la différence entre les productions de la technique artisanale et l’œuvre des mathématiques, différence que Socrate réfute en réaffirmant la ressemblance entre toutes les sciences, quelles qu’elles soient : elles ne différent les unes des autres qu’en tant qu’elles ont un objet distinct (165e-166b). Critias rejette derechef cette ressemblance, pour ne plus poser que la différence (διαφέρει) absolue de la science de soi-même, en définissant ce qu’elle a d’unique, être la science de toutes les sciences et d’elle-même (ἡ δὲ μόνη τῶν τε ἄλλων ἐπιστημῶν ἐπιστήμη ἐστὶ καὶ αὐτὴ ἑαυτῆς). Il défie encore une fois Socrate de dire qu’il ne le savait pas et lui fait grief de ses tentatives de réfutation. Socrate doit de nouveau lui en montrer le véritable objet et la cause, sa propre inscience (166b-e).
8La décomposition des étapes successives de l’entretien montre, outre son aspect mouvementé, son organisation autour d’une première rupture, en 164d, entre la troisième définition de la σωφροσύνη et la quatrième, et d’une seconde rupture, en 166b, avec le refus réitéré de Critias de souscrire aux exigences dialectiques de Socrate. La seconde rupture ne constitue pas, cependant, un moment distinct ni l’introduction d’une cinquième définition3, mais apparaît plutôt comme un avatar dont Critias est responsable. Alors que le moment précédent avait pour fonction de rendre manifeste l’exigence d’une science spécifique accompagnant cette pratique des bonnes choses que serait la modération, de manière à en faire réellement une pratique spécifique, il s’agit à présent de déterminer la science qu’est la vertu de modération. L’unité de toute cette partie est donc entièrement constituée, malgré les ruptures, par le passage de la science de la vertu de modération que Critias croit posséder avec sa définition (s’occuper de ses affaires) à la vertu comme science dont le réquisit est apparu (on ne peut pas faire preuve de modération ou de mesure en s’ignorant soi-même) et qu’il s’agit de spécifier (de quoi est-elle science, quelle œuvre accomplit-elle 1). Les ruptures, les tensions qui se font jour au cours de cet examen assez tumultueux, indiquent non seulement la difficulté d’une telle transition, mais aussi la concurrence qui existe entre les différentes formes de savoir pouvant prétendre à être cette science. Il y en a trois, et l’unité de la deuxième partie tient à ce qu’elle est sous-tendue par cette question : quelle σοφία accompagne la pratique mesurée, celle du démiurge, celle du sophiste ou celle du philosophe ?
9Deux indications mettent l’accent sur la rivalité de Socrate et de Critias et de leur σοφία respective : la φιλοτιμία du second, et le thème de l’énigme.
Socrate et Critias : le défi
La φιλοτιμία de Critias
10Ce qui caractérise Critias, c’est la φιλοτιμία, le désir de gloire. Il représente cet idéal aristocratique, constitué, selon Pindare, à la fois de tranquillité, d’ordre (rejetant la guerre civile) et d’ambition (φιλοτιμία), désir de se distinguer en se mettant au service de l’État4.
11La mention de la φιλοτιμία de Critias permet de comprendre pourquoi Socrate reprend l’argument de l’absurdité apparente de la formule « s’occuper de ses affaires », si l’on considère τὰ ἑαυτοῦ πράττειν dans le sens d’une production d’objets techniques, alors qu’il semblait avoir abandonné précédemment cette interprétation. Non, une cité bien administrée ne peut décidément pas être une coopération de δημιουργοί de ceux qui, comme leur nom l’indique, travaillent pour tout le monde. S’occuper de ses affaires ne peut pas signifier non plus une sorte d’apolitisme retranché des affaires publiques, quand cette formule vient d’un homme comme Critias : elle exprime l’exigence, pour un aristocrate, de se distinguer au service d’Athènes, et, pour un homme politique doublé d’un sophos, d’élaborer une théorie de l’action valable. La formule prêtée à Critias renvoie donc à une certaine éthique de l’activité qui s’oppose à certains excès de la démocratie. Pour déterminer cette éthique, Critias se sert sans doute de l’enseignement de Prodicos, et pas seulement de son art de la distinction des synonymes : comme on le verra ensuite, on trouve en effet chez Prodicos de précieuses indications pour le sens à donner à cette formule et à l’usage que fait Critias d’un vers d’Hésiode pour la commenter.
12Même si affaires personnelles ne peut plus être entendu comme objets qu’on fabrique soi-même pour son usage propre, il reste à savoir non seulement comment il faut alors entendre τὰ ἑαυτοῦ mais aussi comment un sophiste ayant des ambitions politiques peut concevoir l’action de l’homme modéré ; il s’agit de déterminer son type d’activité spécifique, ce qu’il fait, son objet, et comment il le fait, le type de savoir qui en est le principe. Si embrouillée que soit la distinction opérée par Critias entre « production » et « occupation », entre ποίησις et πρᾶξις, l’enjeu est bel et bien de savoir ce qu’est la bonne conduite, l’εὐπραξία « le fait de bien se comporter et d’être heureux5. »
13Par ce court portrait d’un Critias bouillant d’impatience et de colère (ὀργισθῆναι, 162d) Platon met peut-être en évidence la contradiction de l’idéal aristocratique avec la conception traditionnelle de la σωφροσύνη incarnée par Charmide, puisqu’on ne peut à la fois être ambitieux, soucieux de sa gloire, et modéré, tranquille, calme et posé, ou encore, maître de soi. À la différence de Charmide, dont le comportement laissait transparaître la pondération, la modestie et était en accord avec les définitions qu’il pouvait donner, Critias a une attitude telle qu’il ne peut pas être un exemple de conduite modérée. Mais avec la φιλοτιμία, c’est le souci de briller par la sophia et sans doute l’éristique du sophiste qui entrent en scène, c’est l’introduction de la dispute dans le débat : Critias défie trois fois Socrate d’oser penser le contraire de ce qu’il affirme, et, par trois fois également, ils échangent des propos assez vifs sur la manière de poursuivre la discussion. Le débat qui les met face à face est un combat entre un σοφός et un homme qui ne sait, de science sûre, rien d’autre que le remède pour les maux de tête, un philosophe. Ils se mesurent en une joute dont l’issue doit montrer quel savoir est le plus puissant. À la fin du dialogue, c’est la science d’elle-même et de toutes les sciences qui se révèle être totalement impuissante.
L’énigme
14« S’occuper de ses affaires » est une énigme, Socrate le répète aussi trois fois. La nature formelle de l’énigme a été déterminée auparavant : ce sont des mots qui indiquent de façon voilée l’objet de la pensée. L’ironie de Socrate consiste à examiner les mots, à épuiser, avec Charmide, le sens littéral et prosaïque de la formule, pour en arriver à l’interprétation symbolique, d’où l’effort d’éclaircissement demandé à Critias. Or l’énigme, comme nous l’apprend G. Colli6, avant de dégénérer en simple devinette pour l’amusement des convives d’un banquet7, était d’abord une véritable joute pour la sagesse : une compétition, comportant un risque mortel, pour déchiffrer un message crypté adressé comme un défi aux sages (celui qui pose l’énigme pouvant lui aussi être un sage, telle la Sphinge). Dans notre dialogue, c’est d’abord Socrate qui défie Critias de reconnaître la paternité de la formule et de s’en expliquer lui-même, à la place de Charmide. Mais le défi est relevé par un σοφός qui, à son tour, défie Socrate de ne pas être d’accord avec lui quand il éclaircit la formule, faire ses propres affaires et lui fait signifier la praxis des bonnes choses (163e : « mais, très cher, n’est-ce pas aussi ton avis ? »), puis la connaissance de soi-même (165b : « mais à présent, je consens à te rendre raison de cette définition-ci, si tu ne m’accordes pas que la modération, c’est se connaître soi-même »), enfin la science de toutes les sciences ainsi que d’elle-même (166c : « et il s’en faut de beaucoup que cela t’ait échappé ! »).
15À chacun de ces défis, Socrate répond par une mise au point sur la méthode à suivre pour la discussion : en 163e, en 165b et en 166c-d. De la signification de la formule à la manière de rechercher la science qu’est la modération se joue une bataille entre l’éristique et la dialectique. La rivalité entre Critias et Socrate porte sur des formules dont Critias pense qu’elles leur appartiennent à tous deux, et dont Socrate semble se déprendre : elles ne lui appartiennent sûrement pas si Critias les fait siennes. Ce n’est pas Platon qui prend ses distances avec son maître, c’est le philosophe qui se démarque du sophiste.
16Si Socrate ne comprend pas la formule énigmatique8 de Critias, c’est aussi parce qu’il reste à la déchiffrer dans son sens philosophique9.
17Qu’y a-t-il donc à deviner et à quoi faut-il être initié pour philosopher ? Qu’esl-ce qui est énigmatique en philosophie, se présente sous forme de visions et demande à être interprété, c’est-à-dire à être sans cesse repris et reconnu par le raisonnement ? C’est l’objet obscur du désir, ce à quoi aspire eros pris par le délire philosophique : « mais c’est autre chose, évidemment, que veut l’âme de chacun, une chose qu’elle ne peut pas exprimer, mais elle devine ce qu’elle veut et le laisse obscurément entendre10 ». Quel est donc cet objet innommable ? Aristophane donne à l’amour un but autre que la satisfaction de l’appétit sexuel et en fait la recherche, enracinée dans le corps, d’un objet imaginaire : le désir amoureux est la nostalgie de la symbiose primitive avec sa propre moitié, le manque qui ne s’abolit jamais d’une unité de soi avec soi à jamais perdue et dont la perte fait naître justement le désir. Mais si Aristophane a bien vu les effets inconscients d’eros, il manque à sa conception de l’amour la considération du beau. Diotime réduit cette théorie de la passion amoureuse à n’être qu’un cas particulier de l’amour du bon, de cet amour acquisitif qui cherche le bonheur dans la possession perpétuelle du bon, qu’il s’agisse de la passion de l’argent, de la science ou de la gymnastique, alors que la seule bonne chose à aimer en réalité est ce qui nous appartient en propre et ne peut être confondu ni avec une partie de notre corps ni avec un tout corporel dont nous serions une partie :
mon discours, c’est d’affirmer que l’amour n’est ni celui de notre moitié ni celui du tout, à moins que cela ne soit bon, puisque les hommes consentent à se faire couper les pieds ou les mains, dans le cas où ces parties d’eux-mêmes leur paraissent mauvaises ; car je ne crois pas que chacun recherche ce qui est à lui, sauf si « le bon » est le nom de ce qui ce qui nous est propre et nous appartient11.
18Mais pour mériter son nom, pour que l’amour mérite d’avoir pris pour lui le nom du genre tout entier, il faut qu’il soit autre : l’autre amour, celui du beau, est le seul qui soit productif, engendrement dans le beau selon le corps et selon l’âme (206b) ; il est la recherche, s’il est bien éduqué, de l’Un, du Beau en soi, de la science unique qui est celle du Beau, mais non pas recherche de l’unité.
19Voilà la clé de l’énigme ou le mot de la fin : les « choses qui sont les nôtres et qui nous sont réellement apparentées », l’unique πρᾶγμα qui nous appartienne véritablement et qui soit conforme à notre âme, seuls une vision divinatoire et un discours énigmatique nous en révèlent l’existence, seule une initiation nous en montre le secret. L’énigme, quand sa signification n’est pas affadie, relève d’une manière générale de la sphère divinatoire : la redondance du terme dans le Charmide est à rattacher à la dimension de l’inspiration divine, particulièrement accentuée, elle aussi, dans ce dialogue.
20La joute opposant le sophiste et le philosophe met aux prises deux rationalismes : celui de la διάνοια à la manière de Critias, qui accepte de penser qu’une vie conforme à la science, à toutes les sciences, est la meilleure possible en matière d’éthique de l’activité, et celui de Socrate qui est un rationalisme de l’âme, c’est-à-dire l’exigence d’une vie unifiée sous une seule science, science unique et à part, qui ni ne se confond avec une science spécifique des biens et des fins, ni ne redouble vainement les autres sciences dans leur fonction cognitive. Quand on perd pied à cause du raisonnement, intervient alors la divination : en 169b, Socrate sait par divination (μαντεύομαι) que la modération est quelque chose d’utile et de bon ; en 172e-173a, Socrate a des visions (προφαίνεσθαι, προφαινόμενον, ὄναρ) quand il s’agit de récuser la capacité de la science de toutes les sciences à nous rendre heureux et de trouver de nouveaux arguments réfutatifs contre la tentation d’une vie totalement gouvernée par les sciences ; et, surtout, il a des visions quand il est urgent de se rappeler l’essentiel : il faut nécessairement examiner l’idée qui n’a pas encore pour elle la clarté que confère la nécessité logique du raisonnement rigoureux, mais qui est éclairante, parce que dans la lumière de la seule exigence qui conditionne tout le reste, à savoir le souci de soi-même12. Le thème de l’inspiration ne révèle pas tant l’origine irrationnelle de l’effort philosophique qu’un rationalisme supérieur, qui exige non seulement la rectitude du raisonnement, mais également de ne pas perdre de vue ce pour quoi on mobilise l’énergie de la réflexion : « ne crois-tu pas qu’il y ait là un bien commun à presque tous les hommes : que chacune des réalités apparaisse visiblement comme elle est ? » (166d). Il faut voir dans cette phrase l’énoncé de ce qui justifie la recherche et la réfutation de Socrate, et l’indication de leur véritable enjeu. Socrate a l’assurance que le savoir est ce qui mérite d’être le bien que devraient poursuivre tous les hommes, ou presque, c’est-à-dire en fait un tout petit nombre13. Dire que s’occuper de ses propres affaires est une énigme, revient à montrer, par-delà l’ambiguïté des termes, la concurrence des deux interprétations de cette formule, l’une sophistique, l’autre philosophique14 ; mais elle signifie surtout la communauté de préoccupation entre les devins, les prêtres et prêtresses et autres maîtres en initiation, et le philosophe : rendre raison (λόγον διδόναι)15 de ce qui lie le mortel et le divin16, et de ce dont s’occupent les dieux eux-mêmes dans le cortège qui a eu pleinement accès à la Plaine de Vérité et circule en permanence de manière ordonnée17.
21L’énoncé que Socrate pose comme énigmatique est à la fois une formule contradictoire, comme telle objet de réfutation, et une formulation de ce qu’il y a à rechercher et à atteindre – et qui est l’objet de la dialectique.
22Rien d’étonnant alors à ce que la joute qui oppose Critias le savant et Socrate le philosophe s’engage aussi à propos de la dialectique, dans la mesure où les droits de celle-ci ont bien de la peine à se faire reconnaître et où leur mépris va irrémédiablement infléchir le débat et son objet.
BONNE CONDUITE ET DÉMIURGIE (163a-164c)
S’occuper de ses affaires : une certaine éthique de l’activité
23Pour mener avec son auteur la réfutation de la troisième définition, Socrate paraît reprendre l’interprétation littérale qu’il avait pourtant abandonnée auparavant. Trop naïve, elle était impossible à mettre au compte de quelqu’un de savant comme l’est Critias : si on prend pour point de départ le principe que la modération consiste à s’occuper de ses affaires (πράττειν) on ne peut pas dire en même temps que font preuve de mesure ceux qui, comme les δημιουργοί, ne s’occupent pas de leurs propres affaires, puisqu’ils font les affaires des autres (ποιεῖν).
24En fait, Socrate prend d’abord en compte, de manière explicite, la caractéristique logique d’une énigme, c’est-à-dire l’énoncé antiphrastique de la forme « cela est et cela n’est pas » : la modération, consiste à s’occuper de ses affaires en ne s’occupant pas de ses affaires. Nous avons vu dans le chapitre précédent que ce paradoxe peut parfaitement s’adapter à l’activité du philosophe qui s’occupe de ses affaires et remplit sa propre tâche en négligeant ses intérêts privés tout autant que les intérêts publics, mais en s’occupant réellement des affaires des autres par l’exhortation qui leur est faite de se soucier d’eux-mêmes. Toutefois, il n’y a ici énigme que grâce à l’ambiguïté volontairement maintenue par Socrate entre les termes ποιεῖν et πράττειν et Critias a beau jeu de résoudre l’énigme en levant cette ambiguïté. Il distingue donc ποιεῖν et πράττειν. L’enjeu est cependant bien plus important et ne se réduit pas à une simple querelle de mots.
25La pierre de touche de la discussion entre Socrate et Critias (162e-164c) est la prémisse du raisonnement, acceptée par Critias : les artisans peuvent faire preuve de mesure tout en faisant les affaires des autres.
26La discussion porte donc sur la modération du δημιουργός (et non plus sur celle de la cité des artisans).
27L’exemple des artisans avait déjà été opposé à Charmide, en contraste avec les exemples que celui-ci avait pris jusqu’alors et qui concernaient tous des contenus de la culture éducative traditionnelle (lire, écrire, courir, jouer de la cithare : apprentissages automatisés grâce à la répétition et à l’entraînement) et non des techniques de professionnels. Non que le cithariste, le grammatiste ou le pédotribe ne soient des professionnels, mais celui qu’ils instruisent n’acquiert pas la technique dont ils sont les maîtres, il reçoit leur enseignement pour son éducation18. Il s’agit à présent des techniciens en tant qu’ils ont un savoir-faire, une pratique concrète et un savoir spécialisé et rationnel de l’objet de leur pratique : ils s’y connaissent et produisent correctement le πρᾶγμα dont ils s’occupent. Objectivité, spécificité, scientificité et technicité caractérisent donc le savoir artisanal19. Le δημιουργός d’après l’étymologie20 est aussi celui que sa spécialisation technique met au service du public, au contraire des tâches purement domestiques et indifférenciées effectuées dans le cadre de l’économie familiale21. « Travailleur public », il s’inscrit nécessairement dans la division sociale du travail, mais homme de métier, il a sa compétence propre. C’est là que réside la possibilité pour lui d’être modéré, de s’occuper de ses propres affaires en même temps qu’il remplit sa fonction sociale : il accomplit une tâche d’intérêt public mais sa pratique est toujours accompagnée d’une σοφία garantissant la rectitude de ce qu’il produit. La modération de l’artisan ne peut avoir que ce sens-là chez Socrate, car il y a effectivement un savoir de la mesure dans la pratique du technicien : « Son savoir est savoir de l’ordre et de l’agencement22. » Dans le Gorgias23, le savoir de l’artisan est caractérisé ainsi : c’est un savoir et une activité de l’ajustage, de l’agencement des diverses parties en un tout qui se tienne et qui soit une composition harmonieuse, comme les éléments d’un navire ou d’une maison se conviennent et sont bien adaptées les uns aux autres24, ou comme les parties d’une composition picturale. Une telle fabrication comporte, pour être bien disposée, une activité de reproduction : le démiurge regarde une forme, un modèle ou un plan ordonné de la chose qu’il est en train de produire25.
28C’est en ce sens-là que l’artisan s’occupe de ses affaires : Socrate utilise, dans le Gorgias, le paradigme de l’artisan pour montrer à Calliclès que la vertu de l’âme résulte elle aussi d’un ordre et d’un arrangement qui ont pour nom discipline et loi, constitutives de la modération et de la justice du bon citoyen (504d). Dans le Charmide, il l’utilise pour suggérer à Critias que la modération du démiurge signifie tout au plus une manière d’œuvrer à la tâche qui relève de sa compétence et – pourrait-on ajouter, en référence au Gorgias, tout en sachant que la τέχνη n’a pas explicitement l’ordre comme attribut dans le Charmide- selon l’ordre et l’arrangement dont il possède la forme pour réaliser son objet spécifique. Le paradigme de l’artisan sert à Critias pour distinguer et valoriser sa propre pratique et la faire passer scandaleusement pour un travail, sous couvert de l’autorité d’Hésiode.
29Au lieu de s’interroger sur ce qui fait qu’on agit avec modération quand on fait son métier, Critias va proposer de distinguer, parmi toutes les activités productrices des hommes, celles qui sont bonnes (honorables et avantageuses) et celles qui ne le sont pas (163b-d). En reprenant à son compte la distinction πρᾶξις-ποίησις de Prodicos, Critias se range du côté d’une certaine éthique de l’activité qui condamne la paresse et l’oisiveté et valorise les πόνοι. Dans le célèbre apologue du choix proposé à Héraklès entre le Vice et la Vertu, Prodicos oppose en effet la fatigue des travaux sur le chemin âpre et pénible de la vertu à l’aisance et à la facilité des plaisirs du vice26. C’est à Hésiode27, et non à Prodicos, que Critias fait pourtant appel pour étayer sa conception des καλὰ ἔργα : que signifie la référence à un auteur qui célèbre la justice (entendue à la fois comme émulation féconde et abstention des biens d’autrui) ainsi que les travaux des champs et de la navigation, de la part d’un sophiste et d’un homme politique qui a bien d’autres travaux en vue que l’agriculture et la marine marchande ? Si Critias peut à la fois se réclamer d’une conception traditionnellement valorisante du travail, tout en laissant entendre dans son argumentation que les métiers des δημιουργοί ne sont pas, le plus souvent, de belles occupations, il faut supposer qu’il considère sa propre activité comme un travail.
30On peut donc dire que Critias se considère lui aussi comme un δημιουργός, si on entend par là ce qu’on comprenait également sous ce terme de travailleur public, à savoir tous ces « spécialistes qui mettent leur habileté ou leur talent au service du public28 », ces « membres de la communauté qui étaient chargés de tâches d’intérêt public, abstraction faite de la diversité de ces tâches et du statut social de ceux qui les assumaient29 » et qui pouvaient être aussi bien forgerons ou constructeurs que législateurs, magistrats ou maîtres de persuasion. C’est bien son travail de sophiste et d’homme politique que vise Critias en proposant de distinguer parmi toutes les activités humaines celles qui ont de la valeur : l’activité la plus prisée ne peut être que la direction des affaires de l’État, celle où s’occuper suprêmement des affaires des autres et exercer un pouvoir personnel sont bien l’affaire d’un homme comme Critias. Critias considère donc le travail dans sa globalité, tel qu’il a pour cadre la Cité, mais pour y inscrire l’exigence d’une éthique de l’activité – surtout politique – et distinguer la belle manière de faire qui justifiera l’opposition entre les καλά ἔργα et les autres.
31Il utilise, pour sa distinction entre πρᾶξις et ποίησις, une citation tronquée d’Hésiode : « Aucun travail n’est objet d’opprobre », dont la suite immédiate est : « l’opprobre, c’est de ne pas travailler30 ». Hésiode tient l’inaction ou l’oisiveté pour honteuse en elle-même et il encourage ainsi son frère Persès à assurer son pain par le travail, à se détourner de voler autrui et à garantir sa subsistance en se procurant richesse et gloire, à la grande jalousie de celui qui ne fait rien. Le travail aurait donc une valeur certaine, avec une réserve cependant, puisque Hésiode exhorte Persès à organiser des travaux μέτρια31, c’est-à-dire « suffisants », « ordinaires », « convenables », et à être en quelque sorte entreprenant pour éviter le malheur de la misère et la honte qui accompagne l’indigence32.
32Ainsi s’aperçoit-on que Critias ne fait pas une utilisation si arbitraire qu’il semble de la citation d’Hésiode : les καλὰ ἔργα dont il parle renvoient à ce que les termes μέτρια et κοσμεῖν contiennent chez Hésiode, à savoir, en plus du contraire de l’inaction, une certaine activité caractérisée par sa capacité de discipline et de régularité, qualificatifs associés à la modération. La vie de l’homme modéré est une vie de travail : cette nuance dans la signification de σωφροσύνη n’est pas strictement économique, elle exprime plutôt une dimension essentielle de l’homme accompli, de l’homme actif, de l’homme excellant dans l’accomplissement de ce qui lui est utile, ainsi qu’on le voit chez Prodicos dont Critias utilise (aux dires de Socrate) la distinction entre ποίησις et πρᾶξις : Prodicos, dans la fable d’Héraklès que nous a conservée Xénophon, oppose les promesses du Vice qui garantit toutes sortes de jouissances acquises sans peine ni travail et grâce au travail des autres, à celles de la Vertu « au regard pudique et au maintien modeste33 ». Celle-ci montre à Héraklès qu’on n’a rien des belles et bonnes choses sans travail ni soin, que cela soit aux champs ou à la guerre, et qu’aucune belle action ne se fait sans elle, la vertu34. En quoi consiste donc la vertu selon Prodicos ? Apporte-t-il une détermination du καλόν ἔργον qu’ignorerait ou omettrait Critias ? Au contraire, on trouve chez Prodicos une manière de spécifier la vertu qui, dans le fond, ressemble à l’éloge des πόνοι du Critias historique dans le fragment de la Constitution des Lacédémoniens (B 6, D.K.) : « Boire et manger dans de bonnes proportions pour pouvoir penser et supporter les peines. » En effet, selon Prodicos, tandis que le Vice assure Héraklès qu’il n’a pas à redouter de devoir se procurer les plaisirs par une quelconque peine pour le corps ou pour l’esprit, la Vertu vilipende le Vice en l’accusant de rendre le corps (σῶμα) impuissant dans la jeunesse et l’esprit (ψυχή) sans réflexion dans la vieillesse ; elle exhorte Héraklès à se fatiguer le corps comme l’esprit, suer aux champs et apprendre de ceux qui sont savants ce qu’il y a à apprendre pour bien faire la guerre et s’y honorer. La vertu consiste donc à rendre l’esprit savant et le corps puissant grâce à l’exercice, à discipliner le corps en le soumettant à la γνώμη, à la réflexion35. Est vertueux, donc beau, ce qui se fait dans la peine et le labeur, pourvu que commande la réflexion. La pensée de Critias dans le Charmide n’est pas très éloignée de celle de Prodicos : il distingue les belles actions des actions honteuses en se référant implicitement à la valorisation plus sophistique qu’hésiodique des πόνοι, mais en oubliant d’en donner la condition théorique, la prévalence de la réflexion ; Socrate en tirera argument pour le réfuter.
33À la conception valorisante du travail reprise à Hésiode, Critias ajoute une détermination qui vient des sophistes : la valeur d’une activité, ou d’une action, neutre en elle-même, dépend de sa modalité opératoire36, bonne ou mauvaise, belle ou laide, sans intermédiaire. Il tient le raisonnement suivant : à supposer qu’Hésiode entende par le terme ἔργα toutes sortes d’activités, en particulier celles que Socrate a prises en exemple, il n’y a pas de sot métier, aucun n’est dégradant, pourvu qu’on travaille ; or la prostitution, et quelques autres métiers, sont, de fait, infamants, selon un préjugé qui pour Critias va de soi ; donc Hésiode a dû réserver le terme d’ἔργα aux occupations non honteuses, par conséquent honorables et qui produisent des effets valables, beaux et utiles. Les choses faites (ποιούμενα) mais que n’accompagne pas le beau sont honteuses et laides, tandis que celles qui sont faites de belle façon et avantageusement n’appartiennent plus à la classe « ποίησις », mais à la classe « πρᾶξις », étant par là même non honteuses, donc belles (comme les ἔργα dont parle Hésiode) et honorables. Enfin, les ἔργα sont les œuvres qui méritent ce nom, qui sont donc pleines de mérite, et sont accomplies quand on s’occupe de ses affaires ; le nom de celles-ci, c’est τὰ οἰκεῖα les choses qui nous regardent (qui nous sont propres), opposées aux ἀλλότρια.
34Critias opère une division à la manière de Prodicos que Socrate identifie immédiatement. Il distingue en 163b9 la ποίησις d’un côté, et, de l’autre, la πρᾶξις et l’ἐργασία ; puis, en 163c4, la ποίησις n’est plus une espèce, mais devient le genre dans lequel on spécifie, par exclusion réciproque, la πρᾶξις et l’ἐργασία, non plus en tant que telles, mais selon leur modalité opératoire : les πρᾶξεις et les ἐργασίαι sont des ποιήσεις ποιούμεναι καλῶς καὶ ὠφελίμως, des « productions faites de belle et avantageuse façon ». C’est donc la ποίησις qui est neutre, tantôt belle, tantôt honteuse, selon la manière de faire, c’est-à-dire selon que le beau l’accompagne ou non. Ποίησις et πρᾶξις sont synonymes parce que ces termes renvoient à un concept fondamental, celui du faire, mais ils se distinguent par une caractéristique accidentelle : le beau qui accompagne certaines productions et pas d’autres. Les termes ἔργον et πρᾶξις sont alors chargés de signifier l’unité ποίημα + καλόν et d’exprimer le concept positif, tandis que le mot ποίησις doit exprimer le concept négatif (ποίημα + ὄνειδος)37
35La division est cependant mauvaise parce que le critère en est un jugement normatif procédant par exclusion, sans qu’on pense ce qui caractérise positivement chacune des deux espèces distinguées : un ἔργον n’est jamais honteux, un ποίημα l’est quelquefois, donc l’ἐργασία ou πρᾶξις est belle et honorable quand la ποίησις n’est pas honteuse, et la ποίησις est honteuse quand elle n’est pas belle38. Critias, au lieu de penser ce qui distingue la pratique de l’artisan de sa propre pratique de sophiste et de politique, et même d’éducateur, utilise un argument de fait qui revient à dire, sans prendre la responsabilité de le dire, que les métiers des δημιουργοί ne sont pas, le plus souvent, de belles occupations, conformément au préjugé aristocratique.
36Pour un contemporain de Platon, la valorisation par Critias de sa propre pratique a un parfum de scandale. En effet, l’utilisation du vers d’Hésiode comporte une charge polémique de la part de Platon. D’après Xénophon39, on reprochait en effet à Socrate de
choisir dans les poètes les plus célèbres les passages les plus immoraux et de se servir de ces témoignages pour enseigner à ceux qui le suivaient à être des malfaiteurs et des tyrans, et d’abord ce vers d’Hésiode : “Il n’y a pas de honte à travailler, la honte est de ne rien faire” et de faire dire à ce vers que le poète ordonnait de ne s’abstenir d’aucun travail, ni de l’injuste ni du honteux, mais de faire cela en vue du gain.
37Pour défendre Socrate contre cette accusation, Xénophon propose d’interpréter et le vers et la pensée de Socrate en ces termes, de sorte qu’il n’y ait plus rien à redire :
Mais quand Socrate reconnaissait qu’il est utile et bon pour un homme d’être un travailleur, et mauvais et nuisible d’être un paresseux, et que le travail est un bien et la paresse un mal, il disait que ceux qui font quelque chose de bon travaillent et sont des travailleurs, tandis qu’il appelait paresseux ceux qui jouent aux dés ou font quelque chose de mauvais et de répréhensible. (I, 2, 57)
38On constate sans difficulté que Xénophon40 interprète le vers d’Hésiode exactement comme Critias qui, en plus, mentionne ces activités dégradantes (la prostitution ou le commerce de la charcuterie). Comme Critias, Xénophon est incapable de penser ce qui fonde ces jugements de valeur et prend pour la valeur ce qui n’est qu’une différence de valorisation sans principe.
39Platon répond peut-être indirectement à l’accusation portée contre Socrate d’avoir eu des disciples tels que Critias en montrant toute l’insuffisance de la conception que celui-ci a de sa propre activité et, du coup, sa différence avec celle de Socrate. On trouverait là un argument supplémentaire pour dire que Platon, loin de se livrer à une réhabilitation des activités de Critias, s’emploie à démarquer l’activité de Socrate. Il accomplit cette tâche malgré ou grâce à l’apparente proximité des thèses de Critias et de Socrate. Critias s’autorise d’Hésiode, homme sensé (163c, phronimos), pour soutenir que les καλὰ ἔργα consistent à s’occuper de ce qui est à soi, à faire son travail. Comme les artisans, lui aussi s’occupe de ce qui le regarde, y compris quand il s’intéresse aux affaires des autres que sont les affaires de l’État. Socrate fait également son travail41, lui aussi définit les belles actions par la pratique des bonnes choses, celles qui nous regardent en propre. Aucun des deux n’est évidemment un artisan ; or, Socrate rejette la distinction entre ποίησις et πρᾶξις : pourquoi ? Comment faut-il alors comprendre la formule s’occuper de ses propres affaires, quand on entend par là la vertu de modération ?
LA RÉFUTATION : SAVOIR TECHNIQUE DE LA JUSTE MESURE ET MODÉRATION
40Socrate répond à la distinction faite par Critias en la négligeant, en la tenant pour littéralement insignifiante : il est indifférent d’employer tel ou tel autre terme, pourvu que Critias en explicite chaque fois le sens ; et il la considère comme stérile, puisqu’il connaissait à l’avance la teneur du discours de Critias, comme si celui-ci, par le détour d’une distinction sémantique et d’un exercice d’herméneutique, ne faisait qu’exposer une thèse déjà connue de Socrate et même susceptible de lui appartenir (« et il est fort possible que sur ce point tu dises vrai », 164a) : s’occuper de ses affaires consiste dans la pratique ou dans la production de ces bonnes choses que sont ces choses qui nous regardent en propre, et appeler πρᾶξις la ποίησις particulière qui produit ces bonnes choses baptisées οἰκεῖα n’est qu’un découpage sémantique et non pas la détermination réelle de ces οἰκεῖα, objet de la σωφροσύνη comme vertu.
41Regardons de plus près cette première raison de rejeter la distinction sémantique proposée par Critias, ainsi que les rapports de Socrate et de Prodicos.
42Donner comme règle qu’il est loisible d’employer le terme qu’on veut à condition d’en préciser le sens est généralement une manière d’empêcher une controverse de type éristique, qui abuse des mots et de leur ambiguïté ou qui tire argument de la précision du sens des mots et prend leur distinction pour une division réelle des choses. L’éristique, en effet, emploie la distinction des synonymes pour leur faire désigner des réalités antinomiques, et utilise les ressemblances pour leur faire dire les contraires42. Critias a proposé une distinction à la manière de Prodicos, c’est donc l’art de Prodicos qui semble tenu plus généralement comme sans importance.
43Or Socrate, à de nombreuses reprises, se déclare l’élève de Prodicos de Céos43, si réputé dans l’art de distinguer avec précision les sens voisins des noms. Prodicos est le spécialiste de la διαίρεσις τῶν ὀνομάτων44 élevée au rang d’une véritable manie, semble-t-il, puisqu’il en fait sans cesse et à tout propos, mais aussi parce que sa τέχνη est inspirée des Muses et que Prodicos est un « homme divin ». Il exerçait son art plus particulièrement dans le domaine de la morale et de la psychologie45 si l’on en croit les allusions faites par Platon dans ses dialogues. Mais les éloges que Socrate prodigue à Prodicos sont ambigus quand, par exemple, il déplore de n’avoir pu suivre que la leçon à une drachme de Prodicos46 et d’avoir manqué celle à cinquante ; que n’eût apporté celle-ci tant celle-là était déjà fructueuse ! Éloge aigre-doux, dès lors que l’on considère le portrait que Platon brosse de Prodicos dans le Protagoras47 : Socrate est à la fois à l’extérieur des préoccupations de Prodicos48, comme en un autre lieu et, cependant, désireux de pouvoir comprendre ce qu’il dit. Mais que les paroles de Prodicos soient indistinctes et inaudibles, voilà un trait meurtrier qui devrait nous convaincre du peu de considération dans lequel Platon tenait cet art de la distinction sémantique.
44On attend alors le coup de grâce, et on ne le trouve pas. En fait, la question est beaucoup moins tranchée : c’est une affaire d’usage et de finalité. Dans le Lachès, c’est Lachès et non Socrate qui stigmatise cette σοφία, cet art de la distinction des noms : « En effet, Socrate, ce genre de gloriole convient mieux à un sophiste qu’à un homme que la Cité juge digne d’être son chef49 » ; mais, aux yeux de Socrate, même si on n’en a pas terminé avec la nature du courage en disant de lui qu’il se distingue de la témérité aveugle ou de la folle audace, même si on n’a pas tout dit, on a dit quelque chose qui vaut la peine qu’on y pense : si les distinctions des noms sont futiles, il est pourtant de la plus haute importance que le chef dont parle Lachès – Nicias a réellement été stratège – soit pourvu d’une grande φρόνησις. Socrate prend la défense de ce dernier : Nicias, même s’il semble répéter la leçon apprise de Damon (lequel fréquente assidûment Prodicos), indique, sans y réfléchir vraiment, quelque chose de significatif quand il fait de la φρόνησις la condition du vrai courage ; mais il ne suffit pas d’opposer la témérité au courage pour déterminer en quoi consiste cette φρόνησις qui accompagne l’acte courageux et qui, sans être le savoir technique de la conduite à tenir dans les actions risquées, en fait un acte vertueux.
45Critias ne dit pas rien non plus en disant qu’il faut distinguer l’activité qui produit les bonnes choses des autres activités humaines, mais il lui manque le savoir accompagnant cette activité qu’est la conduite modérée, comme il manque aussi à Nicias de savoir en quoi consiste l’intelligence qui accompagne l’action courageuse. Cependant, en paraissant négliger leurs distinctions, Socrate, en fait, invite Critias, comme Nicias (Lach., 197e), à rendre plus clair (σαφέστερον, Larc., 196e et Charm., 163d) et à préciser l’objet de pensée qu’ils ont en vue (ὅποι ποτὲ βλέπων, Lach., 197e) ou auquel ils réfèrent (φέρῃς, Charm., 163d) les noms et leur sens, à regarder vers l’intelligible et à s’y rapporter en se tournant vers lui, pour sortir de la confusion et de l’obscurité que la seule distinction des noms ne réussit pas à entamer.
46Tenter de remédier à l’équivocité de la langue ordinaire s’avère indispensable face aux sophismes et aux jongleries verbales d’un disputeur comme Euthydème ; ou encore, essayer de corriger les imperfections de nos paroles50 quand elles arrêtent la pensée et la font se fourvoyer, cela est nécessaire. Mais si on s’en tient là, prisonnier du sens des mots comme si, à eux seuls, ils disaient tout ce qui est pensé, comme si parler pouvait être penser, alors l’élan de la pensée vers ce qui est à penser se brise, s’empêtre et s’embarrasse inutilement, stérilement : cette conduite manque de liberté (Théét., 184c) ; et l’âme de ces jeunes gens dont la maïeutique de Socrate révèle la stérilité, Socrate en fait cadeau à Prodicos51. Le questionnement de Socrate provoque l’embarras ; la réitération de la question « qu’est-ce que » permet de déceler celui qui n’en fera qu’une question d’embarras de langage. Socrate abandonne celui qui ne se laissera prendre qu’au piège des subtilités sémantiques, il laisse aller celui qui refusera de tomber dans les pièges de l’eros philosophe en réduisant la question « qu’est-ce que ? » à la question « qu’est-ce que cela signifie ? ».
47Critias peut bien s’étonner que Socrate ne souscrive pas d’emblée à cette distinction qui exhibe la modération comme pratique des bonnes choses et qui ressemble à une sentence socratique (163e : « mais très cher, n’est-ce pas aussi ton avis ? »), Nicias peut bien s’autoriser du dire habituel de Socrate (Lach. 194d : « Je t’ai souvent entendu dire que chacun de nous est bon dans les choses dans lesquelles précisément il est savant, et, dans celles dans lesquelles il est ignorant, y est mauvais »), il reste toujours à comprendre, à saisir par la pensée, l’objet de ces formules, ici la σοφία ou la science en quoi consiste le courage, là ce qui va effectivement servir à distinguer l’εὐπραξία de toute autre action : non pas la modalité de l’action (la belle et avantageuse façon de faire), mais l’intelligence ou le savoir qui y préside. On n’a fait que nommer la bonne conduite, si on ne détermine pas le savoir des bonnes choses qu’elle met en œuvre.
48La réfutation de Socrate, en 164b, va montrer que la vertu de modération, ou l’acte modéré, diffèrent de la production technique moins par le mode d’agir que par la science : c’est la science qui fait la différence. Ce qui accompagne la pratique des bonnes choses et fait que ces bonnes choses sont celles qui nous sont propres, ce n’est pas la beauté, comme le prétend Critias, c’est la connaissance de sa propre action. L’effet d’une action bien faite n’est, par dérivation, beau et avantageux que par la connaissance du bien qu’on fait en toutes circonstances.
49L’exemple du médecin qui guérit un malade est l’exemple d’un homme dont l’occupation n’est certes pas infamante, et qui produit quelque chose de bon de l’avis de tous, la santé. Elle est évidemment un bien pour l’autre, le malade, mais aussi un bien pour lui-même (le médecin qui la restitue acquiert bonne réputation), non pas qu’il accomplisse son métier pour lui-même, mais il agit bien dans la mesure où il réussit ce qu’il fait. Il fait son travail et il excelle en ce qu’il fait, il est heureux dans son action parce qu’il a une σοφία (son savoir médical) et non parce qu’il aurait de la chance52. Quand Socrate envisage le cas où le médecin ignore s’il a pratiqué la médecine de façon avantageuse ou au contraire nuisible, ce n’est pas l’assurance du résultat qui est visée. L’ignorance du médecin ne porte pas sur le résultat jamais totalement prévisible de sa pratique, il n’est pas cet homme de bonne volonté dont les aléas et la résistance accidentelle des choses viendraient contrarier la bonne intention. Il s’agit du médecin qui fait correctement ce qu’il sait faire, parce que justement il sait le faire, mais qui ne connaît pas nécessairement la valeur de ce qu’il sait pourtant produire effectivement.
50Pourquoi Socrate prend-il à nouveau un exemple de δημιουργός au moment où il néglige la distinction entre ποίησις et πρᾶξις et alors qu’il s’agit de déterminer la pratique de l’homme modéré -cet homme vertueux qu’il ne faut pourtant pas confondre avec n’importe quel travailleur- en la distinguant de toute autre activité ?
51Le médecin est aussi l’exemple de l’homme dont la τέχνη relève de cette espèce de métrétique où on sait et où on agit selon la catégorie du δέον, c’est-à-dire ce qui est requis, et qui est une des formes de juste mesure53. Le médecin fait preuve de modération, puisqu’il fait ce qu’il faut, τὰ δέοντα ce qu’il faut faire pour rétablir le patient ; et son métier, c’est de lui établir une ordonnance. Éryximaque emploie (Banq., 186b3, 5 et d 3) le terme δεῖ : il s’agit moins du médecin qui fait son devoir que de l’acte médical en ce qu’il prescrit, par exemple, ce qu’il faut ajouter ou retrancher pour rétablir l’équilibre du corps ; la médecine est bien le domaine privilégié de l’application d’une bonne mesure, laquelle peut passer pour une forme de modération. Le médecin est un professionnel qui doit faire preuve de mesure dans l’exercice même de son métier, et non pas indépendamment de son action technique. Or, pareil au fantassin ou au plongeur professionnel du Lachès dont l’activité semble manifester cette excellence qu’est le courage dans les situations à risques, mais que leur savoir même empêche d’être plus courageux que les non-professionnels en pareille circonstance, le médecin a, quant à lui, un savoir de la bonne mesure mais pas la modération pour autant54. Que manque-t-il au médecin ?
52Il ne sait pas s’il est bon ou non de rétablir la santé chez le malade. Voilà un médecin en apparence consciencieux mais sans conscience : sait-il si « pour tel ou tel la bonne santé est plus à craindre que la maladie », lui qui ignore le bon usage de la médecine et ce qui fait la valeur de la bonne santé, ce qui fait qu’elle est un bien55 ? Cela fait partie de son métier de connaître les biens et les maux à venir, de savoir par avance dans quel cas le malade se rétablira, dans quel cas il mourra, mais cette science ne comporte pas de savoir ni par conséquent de capacité de faire le réellement avantageux, le vrai bienfait. Les autres artisans sont dans le même cas que le médecin : leur τέχνη les oblige aussi à se référer à ce qui convient ou à ce qu’il faut ou à ce qui est opportun. C’est la considération de cette juste mesure, comme le dit Socrate dans le Politique (284a-b), qui fait la beauté et la bonté des œuvres des artisans, mais la modération n’est pas la juste mesure. La modération, qui est une belle et bonne chose requiert, pour être vertu, la mesure et le savoir, mais une autre sorte de savoir que le savoir technique de la juste mesure.
53Le Charmide établit seulement ceci : il n’est pas toujours vrai que le médecin ou tout autre artisan connaisse la fin dernière de ses actes, même réussis ; cela contredit l’affirmation précédente de Critias selon laquelle la modération consiste à produire de bonnes choses : comment peut-on les produire en ignorant en quoi elles sont bonnes ? Comment peut-on distinguer les bonnes productions des mauvaises si on ignore en quoi il est bon de les faire ? Telle est la véritable distinction à opérer entre ποίησις et πρᾶξις, si on tient à les appeler de deux noms distincts : sait-on que l’on fait bien, et sait-on le bien que l’on fait ? L’éthique de l’activité dépend donc entièrement d’une certaine science, qui diffère pourtant de celle présidant à la production de choses jugées comme étant des biens. De même dans le Lachès, le cas du plongeur non professionnel qu’on juge pourtant courageux, et même plus courageux que le plongeur professionnel, permet, par-delà le paradoxe d’un courage sans intelligence, de faire émerger l’exigence qu’il y ait dans l’acte courageux que ne secourt pas un savoir technique, une intelligence, une φρόνησις qui ne se réduise pas au λογίζεσθαι56, une pensée qui ne soit pas un calcul.
Ποίησις et πρᾶξις : une distinction insignifiante
54La distinction entre poièsis et praxis, promise à tant de succès, est rejetée par Platon comme insignifiante. Ce rejet a des conséquences importantes pour l’interprétation du reste du dialogue. La connaissance de soi-même n’est pas ce qui distinguerait la πρᾶξις vertueuse de la ποίησις technique, elle est au contraire une détermination interne à la πρᾶξις qu’elle soit celle de l’homme modéré ou celle de l’artisan, laquelle consiste dans les deux cas à accomplir sa propre tâche57.
55Il ne s’agit donc pas de dire que le bon médecin, ou tout autre démiurge, manque de la conscience qui accompagne chaque acte modéré. Il ne peut pas manquer de ce qu’il n’a pas vocation de posséder : sa σοφία de spécialiste, sa science de la juste mesure, suffit complètement à faire ce qu’il accomplit ; il fait ce qu’il faut et il fait preuve de mesure en ce seul sens, connaître ce qui est bon pour son ouvrage et savoir en quoi consiste l’excellence propre à l’objet de son savoir-faire. En même temps que Socrate fait apparaître la σοφία qui accompagne la pratique du médecin, il la dévalorise ; il la fait paraître pour aussitôt en indiquer les limites. Le sens de la mesure technique n’est pas la vertu de modération, comme le montre la nouvelle formulation de l’énigme : le médecin fait tout à la fois preuve de mesure, puisqu’il sait s’occuper de ce qu’il faut, et en manque, puisqu’il ne connaît pas la valeur de son action. L’avantage que présente l’exemple du médecin est de fournir un paradigme de l’homme modéré : comme lui il produit les bonnes choses, comme lui la science de la mesure commande sa pratique, mais sa science est autre que le savoir technique de la juste mesure.
56Savoir qu’on est modéré, cela signifie avoir la science de sa pratique, avoir une pratique déterminée par une certaine science, cela ne signifie pas avoir, à la différence du médecin ou de tout autre artisan, la conscience d’agir avec modération58. Encore une fois, on ne peut pas invoquer l’exemple du médecin pour en déduire que, s’il ne se connaît pas lui-même, c’est parce qu’il n’a pas conscience de lui-même dans sa pratique et pour affirmer que toute la discussion qui suit aura pour objet cette conscience de soi. La pratique du médecin ou de tout autre artisan n’est pas, aux yeux de Socrate comme de Critias, la pratique modérée. La production technique n’est pas l’action vertueuse, alors que toutes deux effectuent des καλά ἔργα – et c’est bien là la difficulté, car, si l’artisan ne poursuivait que des fins particulières sans valeur, il ne serait pas difficile de distinguer clairement la πρᾶξις vertueuse. Le problème est en effet de déterminer une hiérarchie des valeurs en la fondant sur une science des bonnes choses que ne détient pas l’artisan, et de distinguer la pratique vertueuse de celle de l’artisan par un savoir que celui-ci ne peut jamais avoir en tant que tel. Le médecin ne peut, au titre de médecin, être modéré : il ne s’agit donc pas de dire qu’à son propos et, par généralisation, à propos de tout homme qui sait quelque chose, la question est de savoir si chacun peut reconnaître qu’il est savant59. Par contre, la prétention de l’homme modéré à reconnaître qui est savant et qui ne l’est pas se révélera vaine, étant donné son impuissance à savoir ce que savent ceux qu’il supervise. Ce qu’avance Socrate en 164a-c est un argument pour distinguer l’homme modéré de l’artisan, non une thèse qui énoncerait à l’avance les formules que Critias propose ensuite pour définir la modération : la connaissance de soi-même, la science de soi, la science d’elle-même et des autres sciences.
57L’interprétation de la réfutation opérée par Socrate en 164b est ainsi déterminante pour la compréhension de la quatrième définition de la modération, se connaître soi-même, et pour l’interprétation de la troisième partie du dialogue60.
58L’avantage de pousser le plus loin possible l’analogie entre l’homme bon et le bon artisan, c’est d’éviter le partage entre ποίησις et πρᾶξις selon l’axe de la valeur : on sait que pour Aristote la production technique ne vise que des fins partielles et particulières, sans valeur en elles-mêmes, puisque la pratique morale, inversement, vise des fins générales et bonnes aussi bien pour l’agent que pour tout homme et qu’elle a sa fin en elle-même61. Pour Platon, en revanche, la pratique morale comme la production technique ont toutes deux la puissance d’exécuter des καλὰ ἔργα, et si on ne voit pas pourquoi le bon technicien gâcherait volontairement son ouvrage, étant donné le savoir-faire qu’il possède, encore moins comprendrait-on pourquoi l’homme, quand il est question de faire œuvre de justice ou d’avoir une bonne conduite, choisirait le pire quand il voit le meilleur, à moins précisément de ne pas savoir y faire, à moins d’ignorer ce qui est juste, vertueux : à moins de n’avoir qu’une δόξα et non pas la σοφία consistant dans « la science qui rend habile à la pratique »62, praxis qu’on nomme juste et qui découle d’un certain ordre intérieur. Si le bon artisan peut difficilement mal faire son travail de son plein gré et renier ainsi son savoir, l’homme injuste ne peut faire mal qu’involontairement63 et l’homme juste ne peut faire que le bien.
59La plus grande dignité de l’acte vertueux tient à la supériorité et à la différence de la science et de l’intelligence comme δυνάμεις de l’âme, non à la dévalorisation des productions artisanales. L’ἐπιστήμη et la δύναμις de l’âme accomplissant sa fonction et faisant son travail diffèrent des τέχναι et de leurs puissances par le savoir de la fin poursuivie, qui est en même temps fin dernière et principe qui l’ordonne elle-même ainsi que toutes les occupations humaines et tous les autres biens que produisent les techniques64.
60Platon récuse la distinction entre ποιεῖν et πράττειν parce qu’il n’y a chez lui aucune spécificité ni aucune autonomie de la pratique, qu’elle soit technique, morale ou politique ; Socrate n’a rien à faire de la distinction ποίησις-πρᾶξις, s’il manque l’ἐπιστήμη qui est l’ἐπιστήμη « la plus haute », la science du Bien, dans la République. C’est par le Bien que les valeurs sont des valeurs. Sans le Bien, le savoir ne nous est d’aucun bénéfice, pas même la pensée, pas même le savoir (505 a-b). Il est inutile de parler de l’activité ou de l’action bonne et avantageuse ou même de la spécifier, si la science est absente. L’εὐπραξία dont il est question a ceci d’ambigu que ce terme peut renvoyer tout autant au succès, lequel serait dû à la chance, qu’au bien agir ; or l’ambiguïté est levée dès lors que l’εὐπραξία est accompagnée de science : la contingence en apparence irréductible de la pratique n’a alors plus aucune place. Quand cette science est, par exemple, la science de l’action technique à accomplir, comment un bon médecin peut-il devenir un mauvais médecin ? Par malchance, répond-on. Si c’est par hasard qu’il échoue à guérir un malade, c’est que, selon Socrate, il a perdu la science médicale qui aurait fait de lui un bon médecin et qui l’aurait mis à l’abri justement de devoir dépendre, pour son succès, des coups du sort ou de la bienveillance de la fortune65. Quand on sait, on fait bien, et quand on ne sait plus, pour diverses raisons, on fait mal ; quand bien même nous échouerions toujours dans les entreprises où nous sommes ignorants, cela ne ferait pas pour autant de nous de mauvais savants en notre partie66. L’ignorance est la seule cause de l’échec, puisque la science qui échouerait malgré elle n’est pas une science devenue inefficace, elle est simplement absente. Quand il s’agit du succès en politique, en poésie ou dans ces domaines où il faut être inspiré des dieux pour réussir et où on est inconscient des causes de sa réussite, l’εὐπραξία n’est pas non plus la chance qui nous échoit sans que nous ne dirigions rien, sans notre gouverne : certes, ce n’est pas la science, c’est alors l’opinion vraie qui préside à l’accomplissement de l’action67. Mais quand la science est celle dans laquelle on se trouve lorsque l’âme est orientée vers l’intelligible, alors la question de savoir ce qu’il faut faire ne se pose plus, on fait au mieux.
61En fin de compte, puisque le τὰ ἑαυτοῦ πράττειν renvoie à l’activité philosophique, on sait également, grâce à ce rejet de la distinction entre πρᾶξις et ποίησις, que l’activité philosophique ne se réduit pas à une contemplation retranchée du monde et séparée des hommes : loin de cette image, elle est au contraire action et production. Dans l’Apologie, l’accusateur anonyme qu’est la foule ne reproche pas à Socrate son oisiveté, elle lui reproche ce qu’il fait, ce dont il s’occupe habituellement, et qui est blâmable et objet d’opprobre. Si Socrate est un homme qu’on veut condamner pour son action nuisible, c’est bien parce qu’il agit et que sa parole agit. Or, son occupation, son action, n’est autre que philosopher : Socrate est un homme actif qui sans cesse interroge, examine et dont l’action a une efficace certaine. Si l’effet qu’il a sur les autres n’est pas nécessairement un bienfait à leurs yeux, l’effet de son occupation sur lui-même est incontestablement un bien : philosopher, quand c’est voir et contempler l’océan du Beau, c’est produire, engendrer des effets réels, c’est-à-dire une vie qui vaut d’être vécue, et la vraie vertu68.
62Critias n’osait pas aller jusqu’à dénier toute modération aux δημιουργοί malgré son préjugé contre la plupart des métiers (ou infamants, ou sans rien de franchement honorable), mesurés à l’aune du préjugé inverse et favorable à l’action politique. Mais Socrate, pour qui la modération est accompagnée non pas de beauté mais de science, peut se permettre, pour sa part, de condamner les professionnels : non parce que leurs métiers seraient tantôt honnêtes et tantôt non, mais parce que ceux qui les exercent sont tout simplement ignorants, quelles que soient par ailleurs leur excellence dans leur art69 et leur science de la mesure.
63Cette distinction entre ποιεῖν et πράττειν ne signifie rien si elle ne fait que partager le domaine des activités humaines en deux, avec d’un côté l’action digne d’être honorée et, de l’autre, la production ; elle ne vaut rien s’il manque, pour faire cette division, la science qui préside à l’une et la distingue de l’autre. Critias était soucieux de privilégier ce qu’on appelle les belles occupations ; mais dire qu’elles sont des πρᾶξεις parce qu’elles s’accompagnent de beauté, c’était ne rien dire. Il n’y a que la science, ou, à défaut, l’opinion droite, qui puisse faire l’occupation belle véritablement70 et faire qu’on choisisse cette occupation-là. Cependant il n’y a d’opinion droite que pour celui qui sait que l’opinion droite et la science diffèrent71. Ni belle occupation de l’aristocrate, ni pratique de ces choses qui sont bonnes aux yeux d’un sophiste, ni savoir technique de ce qu’il faut faire, la σωφροσύνη va recevoir, sous les coups de la réfutation socratique, une nouvelle acception.
LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME ET SES AVATARS (164c-166e)
64La modération, c’est, indissociablement, faire et savoir, savoir et faire : le réquisit de la science est apparu. Critias va du coup s’empresser d’oublier que la modération est une activité pour ne plus considérer que la dimension épistémique72 : « plutôt retirer » (164d) ce qu’il a avancé jusqu’à présent. Il ne peut en effet admettre l’absence du savoir dans la vertu, et l’intellectualisme73 qu’il partage avec les sophistes lui en fait d’emblée reconnaître l’exigence.
65De l’exemple du médecin, Critias tire la conviction que ce qui fait la différence entre la modération et la σοφία du spécialiste produisant des καλά ἔργα spécifiques mais ne sachant pas pour autant ce qu’il est bon de faire en toutes circonstances, c’est une σοφία distincte de la précédente et qu’il appréhende par l’intermédiaire de l’inscription delphique : « connais-toi toi-même ». Comme le médecin ignore qu’il agit bien tout en faisant preuve de mesure à sa manière et comme sa σοφία est par là limitée, Critias en conclut que la σοφία de l’homme modéré consiste justement à savoir ce que l’artisan ne sait pas : savoir qu’il est modéré ; il aurait pu concevoir une autre différence, entre la science de la mesure que possède le médecin et la science de la modération. Tout l’enjeu de la discussion entre Critias et Socrate va consister à montrer que la différence posée par Critias est indéterminable et ne détermine rien, tandis que l’autre différence restera inaperçue74.
Le conflit d’interprétation à propos de la prescription delphique (164c-165b)
66Pour préciser la manière dont il conçoit la spécificité de la modération, Critias se lance dans l’interprétation d’une autre énigme, celle de l’inscription delphique. Renonçant à déchiffrer l’énigme du τὰ ἑαυτοῦ πράττειν il se propose de déchiffrer celle du γνῶθι σεαυτόν.
67Avec le γνῶθι σεαυτόν apparaît la signification religieuse de la σωφροσύνη, mais la manière dont Critias s’y réfère et l’utilise dans le Charmide en révèle aussi la signification sophistique ; si Socrate, ailleurs que dans ce dialogue75, donne une nouvelle signification, cette fois philosophique76, à cette prescription, il ne manque pas non plus d’en mentionner l’origine religieuse.
Le « Connais-toi toi-même » selon Critias
68Critias transforme ce qui pour Socrate est une condition de la modération en contenu d’une quatrième définition : la modération consiste à « se connaître soi-même ».
69« Connais-toi toi-même », « Rien de trop », « Caution appelle malheur »77 : on associe souvent comme Critias ces trois préceptes. D’un point de vue religieux, ils ont valeur de prescriptions rituelles pour la consultation de l’oracle, recommandant au consultant une claire conscience de ses questions, lui enjoignant de la mesure dans le nombre de ses questions, et de la prudence dans les serments dont le lien sacré ne peut être rompu78 ; ou ils valent comme autant de conseils : ne te prends pas pour un dieu et rends-toi compte de ta condition mortelle, évite la démesure et ne prends pas d’engagement inconsidéré79. Comme le montre P. Courcelle80, c’est ce dernier sens qui a été généralement privilégié – « le succès du “connais-toi toi-même” tient à l’emploi littéraire qui en fut fait dès une haute époque », chez les Tragiques en particulier. Critias s’empare de cette inscription pour lui donner une signification sophistique.
70On remarquera que Critias dissocie le premier précepte des deux autres, n’accordant de valeur religieuse apparemment qu’à lui, en ce qu’il a pour origine l’intention du Dieu lui-même de « saluer » les hommes par une formule qui leur convienne, à la différence du salut habituel chez les hommes (« Réjouis-toi »). Il affirme que cette signification proprement divine a bien été comprise par celui, au demeurant inconnu81, qui a apposé cette inscription au fronton de Delphes. Une salutation divine s’exprime dans des termes volontairement énigmatiques, à l’image de celui qui, dieu de la divination, les a inspirées, et qui signifie aux yeux de Critias « Fais preuve de modération, de mesure » ; elle est comme un appel du dieu aux mortels, leur désignant la tâche qui leur est propre. En revanche, Critias ravale les deux autres préceptes au rang de conseils donnés par des hommes ayant mal interprété le premier message divin et qui parlent comme des hommes peuvent s’adresser à des hommes, en parlant d’affaires strictement humaines. Critias néglige le précepte du juste milieu, pourtant introducteur au problème de la mesure que doit comporter la modération : est-ce de l’ironie de la part de Platon ou, plus profondément, l’indice que la juste mesure ne relève pas du juste milieu, mais d’une science de la mesure dont il faut chercher ce qui la mesure quand elle prétend mesurer tout le reste ?
71L’athéisme bien connu de Critias82 empêche pourtant de penser qu’il croit sincèrement à l’origine divine de l’inscription. Dans l’analyse proposée par Critias, l’entrecroisement des paroles et des interprétations est tel qu’il recouvre le sens originel que Critias prétendait pourtant dévoiler. Celui-ci a beau jeu de déchiffrer l’énigme qu’est selon lui l’inscription delphique et d’y voir ce qui n’est pas dit et qui est, par là, exclu (« réjouis-toi »), afin, dans ce qui est dit explicitement (« connais-toi toi-même »), de trouver ce qui n’est pas dit non plus mais qui en est implicitement le contraire (« fais preuve de mesure »). L’interprétation qu’il donne prétend révéler le sens déjà crypté par l’auteur anonyme, la preuve de sa justesse étant l’inscription elle-même : ὡς τὰ γράμματά φησιν καὶ ἐγώ. Il parvient à faire coïncider l’écrit, ce qu’il énonce et ce qu’il signifie, l’intention de l’auteur de la dédicace, celle du dieu et sa propre exégèse, à lui Critias, au point qu’en 164e6, on ne sait plus très bien quel est le sujet du dire, en une ambiguïté certainement voulue. Critias ne pouvait pas mieux dire qu’il adhère à un sens proprement humain de l’inscription et que le sens religieux, « connais-toi dans ta condition de mortel », n’est qu’une apparence.
72La prescription delphique serait donc moins celle qu’un dieu adresse aux hommes que celle qu’un homme adresse à soi-même sous couvert de la parole doublement interprétée d’un dieu : « réfléchis au lieu de jouir » ; il faut que la réflexion et le jugement prennent le pas sur la jouissance, il faut soumettre la sensibilité à la γνώμη pour l’accomplissement le meilleur des possibilités humaines. On a peut-être là une des raisons pour lesquelles il n’est pas fait mention de la maîtrise des plaisirs dans le Charmide : Critias n’est pas Calliclès, il ne revendique pas l’intempérance comme un genre de vie légitime selon la nature, puisqu’il oppose au contraire le plaisir à la pensée.
73Quel contenu positif Critias donne-t-il à la connaissance de soi-même ? Telle qu’il l’entend, elle signifie vraisemblablement la maîtrise réfléchie de soi, distincte de la maîtrise artisanale spécialisée. C’est du moins ce qu’on peut inférer des réponses qu’il va faire à Socrate, en la définissant comme science de soi-même en 165c, puis science d’elle-même en 166c. Avant d’étudier ce point, il faut poser la même question à propos de Socrate : comment entend-il la connaissance de soi-même et le texte nous donne-t-il des indications là-dessus ?
Le « Connais-toi toi-même » selon Socrate
74À Critias qui le défie d’être en désaccord avec sa nouvelle définition, Socrate répond ainsi :
Mais Critias, d’abord tu te comportes à mon égard avec l’idée que j’affirme savoir ce sur quoi je pose des questions, et que j’accorde ce que tu dis à condition de le décider. Or ce n’est pas ainsi que cela se passe ! Au contraire, je mène constamment la recherche avec toi sur ce qui est proposé (προτιθέμενον), parce que moi-même, je ne sais pas. C’est donc après examen que je consens à dire si je suis d’accord ou non. Mais contiens-toi jusqu’à ce que j’aie fait cet examen ! (165b-c)
75Socrate invoque le « connais-toi toi-même » dans le sens qui lui appartient, la connaissance de son ignorance, en un bref épisode qui n’est pas seulement méthodologique. Il ne se contente pas en effet de rappeler les règles élémentaires qu’il suit pour toute recherche, il montre que le contenu du « connais-toi toi-même » a une signification complètement différente de l’interprétation qu’en a donnée Critias. Ici paraît la σοφία du philosophe. Si Socrate, d’après le témoignage d’Aristote83, distingue comme Critias cette inscription et lui donne une origine divine, les prescriptions du dieu pourraient se traduire non par « Maîtrise-toi par la réflexion », mais par « Retiens-toi d’affirmer tant que tu n’as pas examiné »– recommandant ainsi aux hommes de ne pas déclarer savoir, mais d’interroger. Le précepte divin détermine originellement les limites du savoir humain en ordonnant de prendre la mesure de sa nullité par la pensée interrogative et devient règle de la méthode seulement à partir de cela : de la retenue dans l’affirmation du savoir, éviter la précipitation, puis examiner et rechercher avec toutes les ressources du raisonnement. Il s’agit moins, en effet, d’éviter l’erreur que la présomption de savoir, erreur initiale qui, sans cela, reste à jamais ignorée, erreur toujours recommencée dès lors qu’on accorde quoi que ce soit sans l’avoir examiné.
76Le précepte vaut pour... le précepte lui-même ! La modération consisterait donc à se connaître soi-même ? Examinons ! et cette activité même donne déjà le sens de la nouvelle définition : ce qu’est la modération est encore à penser, mais pour une intelligence qui sait déjà qu’il en va ainsi. La pensée interrogative constitue toute proposition (προτιθέμενον : ce qui est proposé mais qui se pose aussi devant nous comme un obstacle) en problème. Le précepte reste ce qu’il est, un ordre ou une affirmation divine, mais son contenu demande effectivement à être interprété : vrai par principe, sa vérité demande à être comprise, exactement comme, dans l’Apologie (21b), Socrate cherche le sens de l’oracle de Delphes parce qu’il semble dire le contraire de ce qu’il sait en conscience (ἐγὼ σύνοιδα ἐμαυτῷ), « n’être savant ni peu ni prou ». Si Socrate en vient à se demander ce que veut dire le dieu de l’oracle en un questionnement qui provoque ainsi chez lui d’abord l’aporie puis la recherche, c’est parce que, déjà, il obéit au précepte du « connais-toi toi-même » ; du précepte lui-même découle aussi l’aporie au point de départ de la recherche : pour éviter le cercle d’une conscience qui s’embarrasse d’elle-même, on ne rendra pas compte (Charm., 165b3 : διδόναι λόγον) du précepte en tant que tel autrement que par les λόγοι qui découlent de l’acceptation de son origine divine84. Quelle raison fondatrice pourrait-on en effet donner à une pensée interrogative si ce n’est la vérité indémontrable et originelle de sa démarche, toujours déjà commencée, toujours à recommencer ? L’origine divine du précepte n’est pas non plus la reprise philosophique du thème de la modération comme connaissance de ses limites et des limites de sa connaissance : loin d’inviter à reconnaître le connaissable et l’inconnaissable, elle incite au contraire à réduire les autres savoirs et à rabaisser leur prétention à penser les « grandes choses » comme ils pensent les « petites »85.
77La réponse de Socrate signifie donc que la modération, c’est, à la rigueur, la σοφία, mais en son sens socratique d’inscience. Les prémisses de la modération se trouvent dans l’attitude de la pensée qui en recherche la nature intelligible : la σοφία est la condition de la science de la modération. Mais l’inscience est aussi la forme initiale de la modération comme science : cette σοφία est l’exigence première d’un savoir autre que les autres savoirs86, indispensable pour pouvoir dire d’une pratique qu’elle est pratique modérée différente des autres activités humaines. Commencer ainsi, ne pas croire savoir ce qu’on ne sait pas et chercher la différence de la vertu comme science par rapport aux autres savoirs, c’est le plus sûr moyen de parvenir à la modération comme science. La principale difficulté est de penser la différence : la dialectique est au début et à la fin du cheminement, la σοφία est la seule médiation entre la science de la modération et la modération comme science.
78Le passage obligé, c’est le λόγος qui, par la réfutation, la reconnaît à un moment comme science, la distingue des autres sciences et examine de quoi elle est science et ce qu’elle fait. S’il suffit de savoir ce qu’est la vertu pour être vertueux, cela ne peut pas être de la même manière que dans le cas du médecin : à lui, il suffit de savoir ce qu’est la santé pour être médecin et remplir son office ; la τέχνη fournit le modèle de la coïncidence du savoir et du faire dans le savoir-faire, mais cette coïncidence ne peut jamais être immédiate s’agissant de la vertu comme science qui rend habile à la pratique vertueuse. Savoir que la vertu est science, mais science autre que la τέχνη : seul ce savoir – qui ne sait pourtant ni ce qu’elle est ni quelle science elle est – engendre la vertu en engendrant de nouveaux λόγοι, les incantations de Zalmoxis. La pratique du λόγος dialectique a réellement pour effet d’orienter l’âme vers la vérité des intelligibles d’où découlent son ordre propre et la pratique des vertus. On peut ainsi circonscrire la difficulté qu’il y aurait apparemment à dire, d’une part, que la vertu est science et qu’on ne pratique pas la vertu si on ne sait pas ce qu’elle est, et, d’autre part, qu’on ne sait pas la définir : Charmide, à la fin du dialogue, ne sait pas s’il possède la vertu que Critias et Socrate ont été incapables de définir, mais réclame quand même les incantations.
De la connaissance de soi-même à la science de soi-même, et de la science de soi-même à la science d’elle-même (165c-166c)
79Croyant enfin être quitte avec les questions de Socrate, Critias le met au défi de ne pas lui accorder cette dernière définition de la modération qui assure sa distinction d’avec tout autre savoir-faire ignorant de la valeur de ce qu’il exécute. Socrate, au contraire, signifie à Critias que l’examen ne fait que commencer : Critias dit connaissance, cela implique science et science de quelque chose. À cela Critias répond immédiatement : elle est science de soi-même (ἑαυτοῦ) en 165c, puis, en 166c, science d’elle-même (ἑαυτῆς) et des autres sciences. Trois questions au moins se posent à propos de ces formules : pourquoi donc Socrate demande-t-il de quel objet la connaissance de soi-même est la science ? Y a-t-il changement d’objet de cette science dans le passage de ἑαυτοῦ à ἑαυτῆς ? Les formules science de soi-même et science d’elle-même peuvent-elles avoir un sens platonicien ?
La différence entre la science et son objet
80Comme le dit G.T. Tuckey, la question de l’objet est surprenante, puisque la modération comme self-control n’a pas d’objet distinct d’elle-même87. Que Critias soit surpris, on l’admettra, mais que G.T. Tuckey le soit est à son tour surprenant : ne peut-on donc pas faire la différence entre l’acception de la modération selon Critias et les exigences dialectiques de Socrate qui, pour avoir mis en évidence l’ignorance du médecin ou de tout autre artisan, n’en a pas terminé pour sa part avec le problème du réquisit de la vertu de modération ? Elle est science et, en tant que telle, science de quelque chose distinct d’elle-même.
81Le schéma est analogue dans un dialogue très proche à bien des égards du Charmide, le Lachès, et si la discussion prend un tour très particulier parce que Critias a commencé par définir la modération comme la connaissance de soi-même, l’enjeu reste le même : déterminer en quoi consistent la science dans la vertu ainsi que l’intelligence accompagnant la pratique vertueuse, de sorte qu’on ne les confonde ni avec un savoir spécialisé ni avec l’intelligence technicienne.
82Dans le Lachès en effet, Socrate réitère la question de la spécification de cette σοφία qu’est, selon Nicias, le courage, en y substituant le terme ἐπιστήμη (194e : « Mais quelle est donc cette science et de quoi l’est-elle ? ») ; il pose donc la question de l’identification d’une science particulière et de la détermination de son objet dans des termes à peu près identiques à ceux du Charmide, 165 c : la modération est une science et la science de quelque chose. Auparavant, Nicias s’est référé lui aussi à une formule socratique pour sortir de l’embarras où l’examen de l’intelligence88 (φρόνησις) qui accompagne le courage avait plongé Lachès, mais il a tendance à entendre l’intelligence et la science (ἐπιστήμη) qui lui est associée dans le sens d’une σοφία89, dans le sens – non socratique – d’un savoir positif maîtrisé, bien supérieur à une σοφία artisanale spécialisée et identifiable à la prévoyance rationnelle dont la stratégie, tant à la guerre qu’en politique, serait un exemple privilégié. De même Critias peut-il entendre à sa manière cette intelligence exigée pour la pratique des bonnes choses ainsi que la science qui lui est associée.
83L’intelligence à laquelle pense Critias est la γνώμη et la science qui lui est associée est indifféremment, comme chez tous les sophistes, σοφία ou ἐπιστήμη. Certes, ni la γνώμη ni la croqua n’apparaissent à ce moment du Charmide, puisqu’on passe directement du γιγνώσκειν à l’ἐπιστήμη alors que c’est le terme de φρόνησις qui est, dans le Lachès, examiné lors de la définition du courage90. Pourquoi serait-ce plutôt la γνώμη que la φρόνησις puisque aucun des deux termes n’a de mention dans le Charmide91 ? Comme nous l’avons vu, la « psychologie » et la gnoséologie de Critias réservent une place particulière à la γνώμη, faculté permettant une certaine éthique de la maîtrise de soi92. En supposant que l’intelligence dont Critias admet qu’elle doive accompagner la pratique de l’homme modéré soit la γνώμη – c’est-à-dire le jugement ou le bon sens ou encore la réflexion appliquée à ses propres affaires et à leur mise en œuvre, un certain sens pratique réservé aux belles occupations –, la connaissance de soi telle que l’entend Critias n’est sans doute pas la reconnaissance de ses propres aptitudes93, mais plutôt la culture de soi grâce à l’exercice d’une réflexion rendant apte au commandement. L’intelligence requise pour la pratique des bonnes choses n’est donc pas examinée en tant que telle dans le Charmide, mais elle l’est néanmoins indirectement sous la figure de l’ἐπιστήμη à laquelle le γιγνώσκειν – l’acte de réflexion que contient la σωφροσύνη pour être autre chose que simple juste mesure technique – est associé. Il en va de même dans le Lachès où la question de la φρόνησις se transforme en celle de l’ἐπιστήμη qu’est le courage, « science de ce qui est redoutable et ce qui donne confiance, à la guerre et en toutes circonstances » (Lach., 195a).
84Je soutiens donc que, contrairement à ce que dit G.T. Tuckey94, la question de la différence de la science et de son objet est tout à fait justifiée du point de vue de Socrate, quand bien même elle ne le serait pas pour Critias. Pour ce dernier, cette science est connaissance de soi ou maîtrise de soi par la réflexion, selon son exégèse de l’inscription delphique. Aux yeux de Socrate, toute connaissance, y compris celle de soi-même, et si différente soit-elle des autres sciences, est science et a donc un objet distinct d’elle-même.
Science de soi-même et science d’elle-même : y a-t-il changement d’objet ?
85Pour Critias, c’est la même chose apparemment. À la fin du Charmide (169e3), on trouve, dans la bouche de Critias le terme de γνῶσις, résultat de la γνώμη et connaissance équivalente à une science : pour lui, la science d’elle-même est la connaissance d’elle-même qui fait que son possesseur se connaît lui-même, la connaissance de soi-même est identique à la science d’elle-même. Visiblement, soi-même ou elle-même, c’est la même chose. Faute logique ? Glissement abusif d’un terme à l’autre ? Tout dépend de la manière dont on répond à cette autre question : quel est ce soi dont on a la science quand on se connaît soi-même ? Comme on l’a vu précédemment à propos de la formule s’occuper de ce qui est à soi, le soi est, dans des dialogues ultérieurs au Charmide, une intériorité ou une mêmeté qui se découvre à elle-même par la médiation d’autre chose qu’elle, qui ne lui est pourtant pas étranger, qui est un non-soi essentiel, l’intelligible. Le Charmide, d’une façon générale, met en scène l’inanité du soi quand on parle de la science de soi-même indépendamment de l’âme, science qui ne peut être alors que science d’elle-même en son absence. Cette absence est le fait de Critias, pas de Socrate qui a appris la médecine de Zalmoxis, et le glissement de soi à elle-même n’est pas tant une faute logique qu’une erreur métaphysique.
86À partir de là, on peut analyser plus précisément le passage de soi-même à elle-même. Si Critias est amené à dire d’abord que la modération comme science est science de soi-même, puis science d’elle-même et des autres sciences, c’est qu’il est poussé dans ses derniers retranchements par les questions de Socrate sur l’objet de la science95. Ces énoncés sont la forme prise par la conception sophistique de la modération comme science, quand le philosophe exige de l’expliciter dans le cadre logique qui est le sien afin de résoudre un problème étranger au sophiste : quel est l’objet de la vertu comme science qui la distingue de toute autre science, y compris de la σοφία des sophistes ?
87La science de soi n’est évidemment pas à entendre au sens moderne de la connaissance de soi-même, comme le souligne P. Friedländer96, mais s’il faut l’entendre au sens platonicien ainsi qu’il le dit, cela n’entraîne pas que l’expression qu’y substitue Critias, science d’elle-même, ait elle aussi un sens platonicien. Ce passage d’une expression à l’autre n’est pas une faute logique ni un changement d’objet, c’est une négation ontologique97 : la deuxième expression est plutôt ce qui reste de la première une fois que Critias a non seulement vidé complètement le soi de son contenu métaphysique, puisqu’il est impossible à Critias de l’identifier à l’âme, mais qu’il a également refusé les règles de la dialectique qui vise les Formes qu’elle pose. Le Charmide suggère déjà la relation entre une certaine conception de l’âme et la position d’objets pour la pensée ou la science. D’un point de vue platonicien, il n’y a donc pas changement d’objet quand Critias passe de la science de soi à la science d’elle-même, il y a simplement absence d’objet. Du point de vue du sophiste Critias, il n’y a pas non plus changement d’objet, parce que le langage logique de l’objectivité et le langage ontologique des Formes ne sont pas les siens.
88À côté du langage de l’objectivité on trouve aussi celui de la puissance98. De ce point de vue, le passage de la science de soi à la science d’elle-même prend encore un autre sens. Le soi est pour Critias ce qu’on façonne par la γνώμη, le τρόπος individuel, et la science de soi consiste à reconnaître la γνώμη, sa fonction et le déploiement de ses capacités selon le mode de vie que l’individu adopte et la manière dont il maîtrise la sensibilité ou l’ὀργή99. Une telle science de la réflexion peut à la rigueur être science d’elle-même, mais elle est surtout ce qui hausse l’individu au-dessus des autres ; elle est la science de celui qui se maîtrise lui-même et sait donc ce qui manque aux autres sciences ; elle leur est supérieure et se les assujettit. Même si dans le Charmide il n’est à aucun moment évoqué la capacité à se commander soi-même, seulement celle à commander les autres, on mesure ce qui sépare Critias de Calliclès : autant ce dernier a besoin que Socrate lui rappelle que commander aux autres ne peut dispenser de se commander soi-même (Gorg., 491d), autant ce rappel est inutile pour un Critias qui privilégie la pensée aux dépens de la jouissance. Commander à soi-même et obéir à l’ordre public sont constitutifs de la notion commune de modération (Rép., III, 389d-e) : le sophiste Calliclès veut tout le contraire, commander aux autres et ne se refuser aucune satisfaction, mettant là-dedans le pouvoir le plus absolu qui soit, mais son intempérance ne lui donnera pas le pouvoir de se défendre lui-même devant le tribunal du Tartare (Gorg., 526e) ; le sophiste Critias exige à la fois la maîtrise de soi et le pouvoir sur les autres, mais cette modération-là se révélera impuissante ; le philosophe est celui qui se commande à lui-même100 et qu’il faut forcer à commander aux autres, tant le désir du pouvoir lui est inconnu (Rép., VII, 520a-d).
89La dérivation d’une expression à l’autre semble donc acceptable, à condition de lui donner seulement le sens qu’un sophiste comme Critias peut lui assigner, sans lui prêter à l’avance le sens logique vers lequel Socrate va la tirer pour en montrer toutes les impasses : savoir ce qu’on sait et qu’on sait, connaître qu’on est savant.
90Si la science qui accompagne la pratique modérée est la σοφία à la manière de Critias, science de la réflexion qui préside à la maîtrise de soi, la réfutation socratique menée dans la troisième partie du dialogue montrera qu’elle ne se distingue en rien des autres sciences qu’elle prétend dominer et qu’elle ne peut même pas s’appliquer à elle-même. Ἐπιστήμη, σοφία, φρόνησις et γνώμη : la surdétermination de ces termes provient des tensions qui travaillent leur signification, selon que le sophiste ou le philosophe s’empare de celle-ci pour se l’approprier ou la rectifier. D’où la question suivante.
Les formules ‘science de soi-même’ et ’science d’elle-même’ peuvent-elles avoir un sens platonicien ?
91C’est sur ce point que s’opère habituellement le partage entre les commentateurs. La position la plus fréquemment adoptée considère que la science d’elle-même est une formule vraisemblablement platonicienne, simple variante de la science de soi, laquelle est alors entendue comme science qu’a le sujet connaissant de son acte de connaître, afin d’éviter les difficultés modernes de la connaissance du sujet de la connaissance par lui-même101. L’autre position consiste à distinguer la science de soi et la science d’elle-même en conférant à la première un sens platonicien et en regardant la seconde comme une excroissance incorrecte et sophistique102. Ni l’une ni l’autre de ces formules n’ont d’équivalent dans l’œuvre de Platon et le « connais-toi toi-même » n’y est plus jamais un thème central, si on excepte le dialogue douteux qu’est l’Alcibiade Majeur. Dans ces conditions, et avant même d’examiner le détail de l’argumentation de la troisième partie du Charmide, que peut-on tirer des autres dialogues de Platon qui permette de savoir si l’une ou l’autre formule a un sens platonicien ? Il est entendu qu’elles ne peuvent pas être identiques pour Platon, quand bien même elles le seraient pour l’interlocuteur de Socrate, Critias. Je pense, en effet, avoir montré que la transformation de la science de soi en science d’elle-même est le produit de la contrainte imposée à Critias par les questions de Socrate sur l’objet de la science, et qu’elle repose sur le refus de l’âme et celui de l’ontologie impliquée par la recherche dialectique : tandis que Critias veut seulement poser la différence de la modération comme science, Socrate exige, quant à lui, de penser cette différence, ce qui n’est pas la préoccupation de Critias, mais celle du philosophe. Il s’agit donc de montrer que la science d’elle-même ne peut en aucun cas avoir un sens platonicien, et de tenter ensuite de dire en quel sens la science de soi peut être attribuée à Platon. On ne peut le faire qu’en considérant le sens qu’a le « connais-toi toi-même » pour Socrate à la fois dans les quelques indications fournies par le Charmide lui-même et dans d’autres dialogues, particulièrement l’Apologie et le Phèdre.
La science d’elle-même
92Le « connais-toi toi-même », quand il est socratique, signifie une certaine hiérarchisation entre deux formes de σοφία : celle qui prétend à une connaissance maîtrisée et universelle se trouve dévalorisée par rapport à celle qui consiste en la connaissance de son ignorance103. La connaissance de soi-même au sens socratique ne peut alors pas être science d’elle-même, précisément parce qu’elle ne peut pas être science de toutes les sciences. Par là on peut entendre deux choses :
soit la science d’elle-même est universelle en ce qu’elle est science du contenu de toutes les sciences. Elle s’oppose alors naturellement à la σοφία entendue comme connaissance de son ignorance pour s’identifier à la totalisation de tous les savoirs, en une polymathie incompatible avec le « connais-toi toi-même » socratique.
soit elle est science de toutes les sciences au titre d’une gnoséologie, d’une science critique de toutes les sciences ou encore d’une théorie de la connaissance. Une telle science n’est pas impossible en droit, mais elle sera la science, formelle, du mode de savoir à l’œuvre dans toutes les autres sciences : elle ne sera pas nécessairement science d’elle-même. À supposer même qu’elle le soit et qu’elle s’inclue elle-même, cette réflexivité critique à l’égard de toutes les autres sciences ne peut s’envelopper elle-même sans se donner un tout autre contenu que celui de la σοφία socratique, à savoir la connaissance de son ignorance.
93Celle-ci ne s’identifie évidemment pas à la conscience de son propre néant de pensée. Mais le « je sais que je ne sais rien », formule par laquelle se traduit le γνῶθι σεαυτόν socratique, signifie encore moins l’invitation faite à une raison objective et impersonnelle de réfléchir toutes les autres sciences, car c’est toujours à la première personne du singulier que Socrate affirme ne pas savoir. Ce sujet, qui pense et dit ne pas savoir n’est ni un pur sujet universel qui s’auto-réfléchit, ni une subjectivité bornée à son sens intime, ce serait plutôt un « je » qui s’efforce de penser chaque fois et sans cesse ce qui est « posé devant » (τὸ προτιθέμενον, Charm., 165 b) par un autre, sans que celui-ci justement y ait pensé. La connaissance de son ignorance est la conscience de ce que ne sait pas l’autre (autre que je peux d’ailleurs être pour moi-même) dans le moment où il croit que ce qu’il dit est vrai parce qu’il le croit, car Socrate est à la fois celui qui ignore et celui qui interroge104. Le savoir de l’ignorance est inséparable de cette dimension dialectique de l’altérité.
94Dans l’Apologie (22d-e), Socrate donne les résultats de son enquête, une enquête faite d’une multiplicité d’expériences et de mises à l’épreuve de ce qu’on croit savoir à propos d’objets d’importance ; il déclare préférer sa sagesse et son ignorance à la sagesse et à l’ignorance des artisans. Or c’est son jugement de valeur qui multiplie par deux la sagesse et l’ignorance et en mesure l’écart : d’une part, le savoir de Socrate consistant à ne pas se figurer savoir les « grandes choses » sur le même mode ou avec la même sorte de savoir que le savoir technique, et, d’autre part, son ignorance qui consiste à savoir repérer les « grandes choses », les valeurs ; ces choses importantes ne sauraient relever d’un savoir positif, elles demandent un effort de compréhension, de réflexion et d’interrogation que ne requièrent pas, par exemple, la construction d’un navire ou la guérison d’un malade. C’est en cela que l’ignorance et la sagesse de Socrate ont davantage de valeur : nées de l’évaluation de tous les autres savoirs positifs, elles sont moins nulles que ces savoirs quand ils prétendent étendre universellement leur forme particulière de savoir. Elles sont même le savoir qui est approprié aux hommes et qui leur convient mieux que la possession du savoir de la Nature, jugé plus qu’humain (20d-e), elles sont ce qui donne leur juste prix à tous les autres savoirs, c’est-à-dire une valeur insignifiante (23a). Que Socrate préfère être philosophe plutôt que savant, cela ne passe donc pas par une théorie des autres connaissances ni même par une juste évaluation de leurs productions, cela implique un regard porté sur les sciences à partir de ce qu’elles ne peuvent de toute façon pas savoir, à partir du principe du meilleur, lequel n’est pas le critère du vrai mais le seul véritablement et réellement « ami », le « bon » qui relègue toutes nos autres affections au rang de fantômes, y compris notre amitié pour la science105.
95La modération comme bon sens implique qu’on soit réfléchi, la modération comme science n’implique pas qu’elle soit réflexion de la capacité de réflexion. La proximité de la φρόνησις et de la σωφροσύνη semble plus grande à cause de la réflexivité qui semble appartenir tout naturellement à cette dernière. Mais considérons, dans la République, le naturel du chien de garde qui sert de modèle pour déterminer les qualités naturelles que doit posséder le futur gardien de la Cité : le bon chien de garde n’est pas celui qui sait tout autant agir (naturel irascible et agressif) que réfléchir (naturel philosophe), ce serait absurde. Ce qu’il y a de commun entre le naturel du bon chien de garde et celui du bon gardien de la Cité, c’est ceci : le premier fait tout ce qu’il peut faire par nature, discerner les amis et les ennemis, être féroce pour ceux-ci et doux pour ceux-là, tandis que le second doit être éduqué et apprendre non pas à être réfléchi et actif à la fois, ni à concilier en lui-même la contemplation et l’action, mais, plus fondamentalement, à être ami de ce qui lui est véritablement ami et ennemi de ce qui lui est véritablement ennemi106. On l’éduque avec la musique (qui le prépare à reconnaître la raison comme une parente quand il arrive à l’âge dit de raison107) et la gymnastique, et on le cultive avec certaines sciences s’il doit gouverner. Il lui faut apprendre à atteindre une pensée vraie (pas seulement claire et distincte), mais qui accomplit d’autant plus son talent de penser qu’elle est plus profondément orientée et même substantiellement intéressée à ce qui est ami, essentiellement détournée de ce qui est ennemi. Car il faut bien parler de pensée orientée, exactement comme on parle d’un discours orienté ou tendancieux, d’une pensée nullement désintéressée ni sereinement objective, neutre ou transcendante, occupée seulement d’elle-même. Une pensée dont l’être, puisqu’elle est une puissance qui demeure toujours (Rép. VII, 518e), est de penser l’être.
La science de soi-même
96S’il semble bien que l’expression science d’elle-même ne puisse être entendue en un sens platonicien, quel est alors le sens platonicien que pourrait prendre la science de soi-même ? La science de soi-même est nécessairement l’intelligence qu’a l’âme de ce qui lui est apparenté et de ce qui lui est étranger, et ce à quoi elle se rapporte, c’est l’âme. Quand Socrate dit, dans le Phèdre, préférer la ville à la nature, les hommes aux arbres, et qu’il étudie les hommes précisément en se détournant de la nature, cela ne signifie cependant pas qu’il néglige de connaître la φύσις, ni qu’il y est totalement indifférent : la science de soi-même requiert d’avoir mis les sciences de la nature à leur juste place, en dehors du soi qui est l’âme ; et convoquant le je capable d’intelligence, elle lui prescrit de mettre l’intelligence en premier, y compris dans la nature. C’est également dans ce dialogue qu’on peut apercevoir ce que peut bien signifier pour Socrate la connaissance de soi-même comme science de soi.
97Socrate dit vouloir suivre la prescription delphique (mais se dit aussi incapable d’y satisfaire) en lui donnant un contenu bien particulier, la tâche de savoir quelle sorte d’animal est l’homme : plus complexe que Typhon108, ou plus simple et plus doux ? Ce qui est sondé, c’est le naturel animal de l’homme, toujours double, que les chiens de garde possèdent aussi (Rép., II, 375e), à la fois pacifique et féroce, doux et sauvage, comme l’image de l’âme le fait voir dans la République109. À l’intérieur d’une âme d’homme se trouve un monstre aux multiples têtes d’animaux, les uns dociles, les autres féroces, un vivant aux nombreuses facettes, changeantes et vivaces spontanément, comme la vie organique elle-même, mais dont la régulation et la discipline ne naissent pas d’une contrainte imposée par la raison seule. La condition de la discipline et de la mesure est contenue dans cela même qui doit la subir : la pacification par la raison, qui utilise l’énergie du θυμός s’appuie sur la tendance naturellement pacifique, capable d’amitié et de bienveillance, de l’élément concupiscible de l’âme. Si la partie désirante de l’âme n’était que férocité et sauvagerie, désirs illimités110 et toujours illégitimes, on ne voit pas comment le corps pourrait se faire oublier. Voilà donc une utilisation féconde des mythes et des légendes : les images qu’ils fournissent font mieux que le récit de la nature111, de ses vents et de ses volcans, de ses mers et de ses montagnes, elles nous racontent à nous-mêmes112, elles nous donnent un miroir de notre âme.
98Récit de ce qui est originel, – notre double naturel animal –, le mythe est aussi le sens de notre histoire, de ce que nous pouvons devenir : animal plus monstrueux que le plus formidable monstre de la fable, ou vivant quasi divin. L’homme est une alternative, et non un entre-deux : complexe ou simple, féroce ou paisible. Complexe, et pas seulement double (par exemple, animal doué de raison, ou bien mixte doté d’un caractère sensible et d’un caractère intelligible) : cela signifie que l’âme est tiraillée, et que sa partie irrationnelle et pleine d’ὕϐρις est toujours capable de prédominer sur sa partie rationnelle113 : elle risque de devenir tyran, et tyran d’elle-même, et l’homme risque de n’être plus qu’animal féroce et polymorphe, plus typhonesque encore que Typhon. Mais simple aussi, dès lors que la partie rationnelle parvient à faire de l’âme un tout, unifié et pacifié : elle participe alors d’un lot divin, et l’homme devient plus qu’humain, un animal philosophique sans aucun rapport avec Typhon, c’est-à-dire un vivant (ζῷον, comme le sont aussi les dieux).
99Se connaître soi-même ne rend donc pas modeste, au contraire de la leçon d’Eschyle dans le Prométhée enchaîné114 : il ne s’agit pas d’en rabattre sur ses prétentions orgueilleuses, quand on se croit digne au contraire de la divine loterie. Et si le nom du Titan Typhon est celui d’un être terrible, le dernier et le plus effrayant qu’enfanta la Terre pour combattre Zeus, s’il fut châtié sans pitié par Zeus115 comme Prométhée, c’est bien Typhon que Socrate choisit de mentionner, et non pas Prométhée116, pour cette réflexion si étrange sur la condition des mortels, donnant ainsi de la démesure humaine et de son contraire, la modération, une interprétation à la fois proche et inverse de l’interprétation tragico-religieuse : la modération ne se réduit pas à un strict bon sens donné en partage à tous les hommes, elle conserve son sens sacré en ce qu’elle indique, dans la pacification réussie de l’âme, le rapport que celle-ci a avec le divin. Mais ce rapport de l’âme modérée au divin est précisément sa prétention à égaler les dieux, la pire des démesures pour qui garde le sens religieux de la nécessaire humilité des mortels et de la reconnaissance de leurs limites, le sens eschyléen de la σωφροσύνη.
100Se connaître soi-même, c’est ne pas savoir : Socrate ne peut pas suivre la prescription delphique dans le sens où, à la question « qu’est-ce que l’homme ? », il n’y a pas une réponse, mais deux : c’est son âme et ses deux hyperboles, ses deux extrêmes (le pire monstre ou le vivant divin, l’ange ou la bête, sans milieu possible) ; c’est le double et pourtant unique Eros, thème du Banquet, mais aussi de la République dans l’analyse du tempérament tyrannique, et du Phèdre lors de l’analyse du délire érotique et de la violence de l’appétit sexuel117. Socrate s’examine lui-même, non pour y trouver, singulièrement réalisée, cette double option de soi sur soi-même, comme s’il lui fallait choisir entre les deux. Il ne s’agit pas d’une introspection du type de celle de Montaigne qui, à se regarder lui-même, « se goûte », « se roule » en soi-même (Essais, II, 7), en une jouissance narcissique que vient cependant troubler la découverte qu’il n’a jamais vu de « monstre plus expresse que lui-même » (III, 2), et en une auto-analyse qui fait de lui son propre juge et l’amène à s’amender. L’examen de soi passe, chez Socrate, par la réflexion sur ce qu’on croit savoir et dont on se rend compte qu’on ne le sait pas, et il consiste, lorsqu’il porte sur les opinions à propos des valeurs, à prendre conscience de leur inanité ou de leur nocivité. C’est pour le philosophe que la croyance que richesse, honneurs, pouvoir, santé, beauté et force sont des biens est révélatrice de la polyphonie et de la vivacité des désirs humains, de la bête polymorphe capable de nous faire accroire qu’il n’y a pas d’autre bien à rechercher que leur satisfaction et de nous faire oublier l’essentiel ; et c’est encore pour le philosophe que la découverte du vide de ces valeurs est en même temps l’appel à ce qui est vrai, réel, essentiel ; pour lui, enfin, que la prise de conscience que de tels objets, portés par l’exigence qui les vise, sont la vérité de l’intelligence qui les poursuit. Le philosophe découvre que l’inanité des désirs humains et de tous nos objets d’élection, loin de conduire au renoncement à tout désir, appelle à convertir et orienter le désir vers les seuls objets intelligibles. S’examiner soi-même est donc la découverte de la puissance d’Eros, de son pouvoir d’illusion comme de son pouvoir d’unification, dans l’aspiration à l’être de la valeur, à la valeur de l’être118. La σωφροσύνη commence avec la σοφία et finit avec la φρόνησις et l’unique ἐπιστήμη qui lui convienne.
101Le paradoxe de la σοφία socratique, la φιλοσοφία, est de produire déjà des effets avant même d’être en possession de la science, dans la mesure précisément où cette science ne se possède pas et est dialectique, reprise incessante d’elle-même ; si elle peut accomplir ses effets avant même d’être science accomplie, c’est qu’elle n’est jamais accomplie, que son accomplissement n’est pas son terme, mais son mouvement. S’occuper de ce qui nous regarde et accomplir ce qui nous appartient en propre demande qu’on s’aperçoive au moins qu’on ne sait pas en quoi consiste ce qui est nôtre ; cependant, une telle conscience d’ignorer conduit également à prendre en vue ces essences, ces οὐσίαι que sont la justice, le beau, la modération, etc. Le questionnement socratique comprend en lui la manière d’y répondre : atteindre par la φρόνησις ces êtres vers lesquels l’âme s’est tournée dès lors qu’elle a non seulement évalué le néant des valeurs telles que la δόξα les livre, mais que, sans s’arrêter au constat de l’inconsistance des objets qu’on avait d’abord appris à respecter, elle prend son élan vers ce qui a plus de réalité. Œdipe se révèle à lui-même dès lors qu’il se crève les yeux, ceux du corps, et qu’il connaît enfin ses vrais parents119. La σοφία est l’effet de la dialectique qui casse les beaux discours en les soumettant à l’irrespectueuse réfutation, en même temps qu’elle est la condition de la pensée des seuls objets respectables apparentés à notre âme. On agit donc selon ce qu’on connaît. La modération, qui commence avec la σοφία, continue par la recherche de l’être, elle est à la rigueur vertu de philosophie ; cependant, comme le courage, elle n’est ni toute la vertu ni toute la philosophie. Mais elle est tout autant vertu pratique, si l’on peut dire, parce que le mouvement de la pensée produit nécessairement dans l’action des effets à sa mesure.
102Il importe donc de bien voir comment la science de soi-même en son sens socratique est indissociable de la dialectique pour apercevoir en quoi tout le passage de 165e à 166e constitue un tournant du dialogue, puisque, précisément, c’est la dialectique que Critias refuse.
La science d’elle-même et des autres sciences (165e-166e)
Le refus de la dialectique et le problème de la science unique
103Qu’ignore Socrate et qu’il sait ignorer ? Ce qu’est la modération : il ne détient pas la science de la modération, il n’a d’autre préoccupation que celle de chercher le logos véritable de la modération. Il doit donc examiner cette nouvelle définition de la vertu de modération : la modération est science, ainsi que le raisonnement contraint de le reconnaître, et science de soi-même. C’est là l’effet de la réfutation davantage que la position de la thèse selon laquelle, en général, toute vertu est science.
104Pour poursuivre, il faut examiner et respecter les règles de l’examen : de même que la médecine est science de ce qui est sain, de quoi la modération est-elle science ? Science de soi-même, répond Critias abruptement. Socrate commence par répondre à ses propres questions en les prêtant à Critias : « si tu me demandais... je te répondrai... » (165c-d). Il fournit à Critias comme un modèle à suivre pour la recherche ; Critias le récuse : « Mais Socrate, tu ne mènes pas ta recherche correctement ! » Socrate, en fait, lui rappelle implicitement les règles qui sont celles de tout dialogue, en particulier celle qui exige de celui qui a statut de répondant de ne répondre que sur ce qui est demandé, strictement sur le point en question, sans l’outrepasser120. Ce rappel discret, puisque la discussion entre Socrate et Critias n’est pas tout à fait la dialectique qu’on pratique « entre amis »121, est sans doute le signe de la lutte pour les droits de la dialectique philosophique contre les prétentions de l’éristique des sophistes. Critias, en effet, s’est précipité, et Socrate reconstitue et rétablit, en faisant lui-même les questions et les réponses, l’ordre du dialogue : chaque science a un objet qu’elle connaît et qu’elle produit, la santé pour la médecine, les constructions pour l’architecture, et il devrait en être de même de la modération ; on doit donc pouvoir déterminer pour elle aussi ce qui est à la fois son objet et son œuvre, ce qu’elle fait parce qu’elle le sait et ce qu’elle sait pour le faire. En ce sens, toute ἐπιστήμη a, certes, un corrélat, mais a aussi une δύναμις, une puissance ergonomique propre à sa nature, une puissance effective de produire ce à quoi elle s’applique. Socrate demande donc à Critias de lui dire quel ἔργον produit la σωφροσύνη et qui soit digne de son nom ; une devinette facile à résoudre avec l’étymologie qui donne à la σωφροσύνη la fonction de sauvegarder l’intelligence !
105Là, en 165e-166b, Critias proteste encore : l’œuvre de la modération est incomparable avec les travaux accomplis par les autres sciences ; il prend pour preuve l’incommensurabilité des travaux mathématiques avec ceux des autres techniques ; Socrate veut bien l’accorder, mais il en profite pour rétorquer à Critias que même ces sciences de la mesure exacte que sont l’arithmétique et la statique ont un objet distinct. Refusant la dialectique et soucieux de promouvoir à tout prix la différence irréductible de la modération comme science par rapport à toutes les sciences spécialisées, productrices de biens concrets ou non, Critias énonce cette définition de la modération – qui va les occuper jusqu’à la fin du dialogue : la modération est science d’elle-même et des autres sciences, unique en son genre (166c). Au nouveau défi lancé par Critias, Socrate oppose encore une fois sa σοφία, mais sous une forme différente : elle se manifeste ici comme la crainte (φοβούμενος) de croire savoir, ce qui est une manière de retenue de la pensée ; la réfutation est, cette fois, caractérisée selon son objet (soi-même et ses pensées, et non pas l’autre) et son terme (« que chacune des réalités apparaisse visiblement comme elle est »). La règle de la réfutation pourrait s’énoncer ainsi : préférer être réfuté plutôt que réfuter les autres, viser la connaissance des essences.
106Critias, refusant la méthode de recherche dans laquelle s’engage Socrate, ne veut pas donner la différence spécifique de la science de soi-même en ce qui concerne son œuvre propre. L’enjeu de la discussion est la différence entre la science dans la modération et les autres sciences, et c’est sur la conception de la différence que s’opposent Critias et Socrate. Examinons plus précisément comment Critias refuse la dialectique et, par suite, parvient à la formule qui fera l’objet de la troisième partie du dialogue, la science d’elle-même et des autres sciences.
107Critias a bien compris le sens de la démarche de Socrate : pour pouvoir rechercher une telle différence, il faut présupposer que la multiplicité des sciences puisse être unifiée et constituer une multiplicité intelligible, une totalité ordonnée selon une unité générique dont le principe serait encore à rechercher, et pas seulement une pluralité empirique indéterminée. L’unité générique est indiquée : toute science est science de quelque chose, a rapport à un objet qui est le sien, en ce qu’il est ce que précisément elle sait122, et a des effets, résultat de sa puissance. Il s’agit donc de dire ce qui constitue la différence de la connaissance de soi-même en déterminant son objet, qui doit posséder ses qualités propres, distinctes de celles de la science qui le connaît. Or, se fondant sur les exemples (la médecine et l’architecture) pris par Socrate, Critias interprète trivialement la notion de δύναμις (implicite dans la notion (d’ἔργον) comme étant la capacité technique de produire des objets concrets, et utilise, en guise d’objection, l’argument de la différence entre sciences théoriques et sciences pratiques123 :
y a-t-il pour l’arithmétique ou la géométrie, un quelconque ouvrage du même genre qu’une maison pour l’architecture ou un vêtement pour le tissage, ou que d’autres ouvrages de cette sorte dont on pourrait multiplier les exemples pour un grand nombre de techniques ? (166e)
108Socrate montre alors à Critias que ces sciences, tout comme les techniques artisanales, ont un objet distinct d’elles-mêmes. Ce qui conduit Critias à spécifier ainsi la différence propre à la modération : elle est seule à être science d’elle-même et des autres sciences. Refusant de constituer formellement, selon l’axe de la ressemblance, le genre « science », genre à l’intérieur duquel se spécifierait cette science qu’est la modération, sa thèse consiste à nier l’existence d’une telle unité générique et à n’affirmer que la différence pure : la modération diffère de toutes les autres sciences, comme elles diffèrent toutes les unes des autres. Il s’agit donc de voir précisément comment, à partir d’une telle thèse, il peut parvenir à définir la modération, et cela sans éluder la difficulté, ce qu’on ne manque pas de faire lorsqu’on ne considère sa définition que comme une faute logique ou comme le résultat d’un goût prononcé pour l’antiphrase124.
109Critias s’autorise donc d’une certaine division des sciences pour rejeter leur ressemblance, alors même que les procédés de la dialectique, tels qu’ils sont énoncés dans le Phèdre125, comportent indissociablement rassemblement, recherche de la ressemblance unique immanente au multiple, et division, découpage en parties multiples de ce qui est un. Le refus de la dialectique par Critias prendrait-il donc cette première forme : utiliser l’un seulement de ses procédés, pour la récuser en bloc ? Et quel problème échappe ainsi à la recherche, tout en étant révélé par ce refus ?
110Pour répondre à la première question, analysons la division proposée par Critias. Beaucoup de commentateurs y voient la reprise de la distinction entre ποίησις et πρᾶξις sous la forme d’une distinction entre techniques productives et sciences non productives126. Si le but de Critias est de différencier la pratique vertueuse de la production technique, le fait qu’il avance l’exemple de sciences qui, pour ne pas être productives, n’en sont pas moins théoriques rend son objection incompréhensible. Elle cesse de l’être si Critias veut seulement poser la différence de la modération comme science en affirmant la différence de toutes les sciences entre elles. Les ἔργα de l’architecture et de l’arithmétique ne sont certes pas empiriquement semblables, mais que Socrate l’accorde ne signifie pas qu’on ait affaire de nouveau à une forme pré-aristotélicienne de la distinction ποίησις-πρᾶξις, et pas davantage à la distinction entre théorie et pratique127. Comme le dit fort bien T.H. Irwin128, le Charmide ne va pas du tout dans le sens de la distinction aristotélicienne de la production et de la pratique, puisque Socrate, contre l’idée suggérée par Critias que la vertu ne serait pas une puissance productive, persiste à les rendre semblables comme sciences ayant un objet et une puissance. Plus exactement, leur différence ne passe pas par la production d’un côté et la non-production de l’autre : même l’art du calcul produit quelque chose, un résultat que l’arithméticien connaît et dont il « critique » la correction (Polit., 259e). S’il y a une signification particulière à tirer des exemples de la logistique et de la statique, ce serait pour ce qui les distingue de l’architecture, voire de la médecine. Cette distinction ne réside pas en ce que les unes (la médecine, l’architecture) seraient pratiques et les autres (la logistique, la statique) théoriques, mais en ce que ces dernières techniques sont indispensables aux premières afin de leur assurer la précision sans laquelle leur pratique ne serait que conjecturale129. Si ce passage du Charmide ne peut donc pas être tenu pour l’indication des distinctions que fera Aristote, on peut en revanche considérer le Charmide tout entier comme les prémisses des analyses platoniciennes du problème de la science de la mesure : mener une vie modérée demande qu’on sache ce qui la mesure et quelle en est la science. La science d’elle-même qui n’a pas d’objet distinct et ne produit rien ne comporte aucune métrétique possible, alors que des sciences apparemment non productives comme les sciences exactes ont un objet distinct d’elles-mêmes.
111D’autre part, le refus de la ressemblance entre les sciences empêche Critias de traiter correctement le problème de la science qu’est la modération, science différente et unique, pour Critias comme pour Socrate. Il est vrai que l’unité du genre « science » ne se réduit pas à l’existence d’un caractère commun à toutes les sciences, ce qui réduirait l’essence à la qualité qu’on appelle « scientifique » et constituerait une unité plus sémantique et conventionnelle que réelle. On le voit bien dans la République, l’unité de toutes les sciences se constitue par le haut, d’abord par la position de l’être intelligible, c’est-à-dire par l’admission pour tout prédicat (beau, juste, etc.) d’une Forme éponyme, étant réel et unique mais dont l’étance, par opposition aux objets apparents de l’opinion, se fonde à son tour dans l’Idée du Bien130. L’image de la Ligne est une mise en perspective de toutes les sciences et de tous les arts à partir de la science des Idées. Y a-t-il également une forme éponyme de la Science, une Forme de l’ἐπιστήμη ? La question n’est évidemment pas abordée par le Charmide, mais on sait que, dans le Sophiste, l’Étranger opère une partition, ou une division, de la technique selon la particularité de ses objets131, et dans le Politique selon la spécificité de ses fonctions (critique, épitactique, pratique132). Cependant, dans la République il y a comme une suréminence de la dialectique par rapport aux autres savoirs : l’espèce la plus haute fait éclater le genre, trop commun pour englober sa différence. Mais, dans tous les cas, la division des sciences, ou même leur classification ou leur hiérarchie, ne renvoie nullement à une science de la science133. Cette dernière question sera l’objet du Théétète qui conclura à l’impossibilité de définir la science (ce que c’est que savoir, qui ne se réduit ni à la perception, ni à l’opinion droite, ni à l’opinion droite accompagnée de son logos) et de donner la science de la science. L’impossibilité vient de l’existence de cette autre science, la plus importante, la science des intelligibles et de l’Idée du Bien, qui bouleverse, du moins au regard du dialecticien, tout l’espace rempli par les autres sciences. Elle n’y serait pas, on pourrait tranquillement définir la science par les sciences elles-mêmes, et toute science par la vérité qui est la leur, vérité définie selon le critère de la conformité du jugement avec l’expérience ou avec la raison. Elle y est, et elle seule, du coup, est science :
À ces arts souvent nous avons, cédant à l’usage, donné le nom de « sciences » ; mais il leur faudrait un autre nom signifiant plus de clarté que celui d’« opinion » mais plus d’obscurité que celui de « science ». Dans ce qui précède, pour définir cette manière de penser, nous avons je crois dit : dianoia134.
112À la lumière de ces textes, il semble que l’enjeu du Charmide est déjà de déterminer une science unique (μιᾶς οὔσης, 174c), celle qui est nommée « science du bon et du mauvais » en 174b. Ce n’est pourtant pas encore la science du Bien pris comme principe135. Tout se passe comme s’il s’agissait, dans le Charmide, de trouver les conditions formelles permettant de parler d’une science unique, unique au point qu’elle est non seulement à part de toutes les autres, mais qu’elle commande seule, préside seule à la vie heureuse et à la bonne conduite de la vie tout entière, et de poser les conditions de sa différence absolue et pourtant déterminable par rapport aux autres sciences. Comment penser la possibilité même d’une science unique et à part, qui suffise à toute une vie, sans ressembler aux autres sciences et sans s’y substituer136, et qui soit pourtant elle aussi une science, ayant un objet et une puissance (en rapport donc avec quelque chose de distinct d’elle-même) et produisant des effets qui sont les siens ? On est nécessairement conduit à une telle science, par le raisonnement, dès qu’on a posé l’exigence que les vertus dont on s’occupe soient science, mais différente des techniques et des sciences. Dans la République, ce sera finalement la science du Bien qui les fera toutes être et vertus et science137.
De la science de soi-même à la science d’elle-même et de toutes les sciences
113Il nous semble donc que Platon, dans le dialogue du Charmide, met en scène le problème de la science unique : Critias n’incarne aucune doctrine particulière, il incarne les conditions sous lesquelles ce problème est insoluble. Il est celui qui sert de faire-valoir à une possibilité logique : que cette science unique et à part soit tellement différente et tellement unique qu’on ne puisse l’affirmer que comme différence absolue, en supprimant toute ressemblance, et, au fond, en affirmant, en un éléatisme sophistique, que « l’un est un », selon la première hypothèse du Parménide. Cette affirmation tautologique se transforme dans la bouche de Critias en cette première proposition : la science de soi-même ne ressemble pas aux autres sciences, elle ne leur est en rien identique, elle n’est qu’elle-même, sans être rien d’autre, de même que toutes les autres sciences diffèrent entre elles. Et la conséquence : de même que l’un « différent de soi-même, serait autre qu’un et ne serait plus un [...] identique à autre que soi, il serait cet autre et ne serait plus soi ; ainsi, de cette façon encore, il ne serait plus ce qu’il est, un, mais autre qu’un138 », de même la science de soi-même ne peut être elle-même que si elle ne diffère pas d’elle-même, n’a pas d’autre objet qu’elle-même, bref, que si elle est science d’elle-même. Elle seule est science d’elle-même, et c’est cette identité qui constitue sa différence. Le fait de ne pas être différente d’elle-même constitue sa différence et son identité tout à la fois. Critias entend « un » au sens de chose individuelle et singulière, chaque science étant réellement unique en son genre, puisqu’il n’y a pas de genre, il n’y a que des individus.
114Sur cette espèce de nominalisme qui interdit toute détermination se greffe nécessairement l’équivalent de la huitième hypothèse139 du Parménide, « l’un n’est pas », si on entend par « un », cette fois, l’unité intelligible. Quand Critias rejette, en effet, la recherche de la ressemblance menée par Socrate, c’est la possibilité d’êtres intelligibles qu’il récuse. Il n’y a donc rien de surprenant à affirmer que toutes les sciences diffèrent mutuellement : la différence n’est plus que pure relation et se dissout, les autres sciences ne sont autres que mutuellement. en une infinité de relations négatives et réciproques. À quoi Socrate répond, de façon têtue, par la ressemblance qu’ont toutes les sciences : aucune n’est identique à elle-même, toutes sont sciences de quelque chose d’autre qui n’est pas elles, d’un objet qui leur est corrélé. En termes parménidiens, Socrate réfute ainsi la proposition de Critias : si tu veux que la science de soi-même diffère des autres sciences, il faut vraiment qu’elle diffère en ayant un objet différent d’elle : « la différence exige altérité de termes et ne saurait exister ailleurs » (Parm., 139c). Critias en convient mais ne cède pas.
115À présent, comment Critias peut-il passer de l’affirmation que la science de soi-même est science d’elle-même à l’affirmation qu’elle est science de toutes les sciences ? Ce qui importe à Critias, c’est d’affirmer la primauté absolue de la sophrosunè comme science ; alors, semble-t-il, son souci tombe sous le schème logique de la deuxième hypothèse du Parménide, « l’un est », au sens où seule compte la science de soi-même, et la différence de sa différence : si toutes les autres sciences ont un objet distinct d’elles-mêmes, la modération est la seule à ne pas avoir d’objet distinct d’elle-même, donc à être une et unique, à s’inclure elle-même. S’enveloppant elle-même, et c’est la première chose qui est affirmée par Critias, elle enveloppe également toutes les autres sciences, elle est le tout des autres sciences, tout en n’étant aucune d’entre elles, puisqu’elle est à part : elle est science des autres sciences et science d’elle-même.
‘Que chacune des réalités apparaisse visiblement comme elle est’
116Platon fait énoncer par Critias une proposition qui implique la question des rapports entre le tout et les parties, et dont les lecteurs de l’époque connaissaient toutes les subtilités dialectiques et les apories. Cependant, l’enjeu est sérieux, puisque à l’horizon de la recherche (à la fin du dialogue) se trouve cette science unique140, à part de toutes les autres et qui pourtant a un tel rapport avec elles qu’elle les constitue en une totalité à laquelle elle seule confère et scientificité et effectivité. Le refus de la méthode dialectique par Critias a bizarrement pour effet d’exhiber tous les paradoxes de la science unique identifiée par lui à la science d’elle-même et des autres sciences, et de faire paraître comme réellement à part la science du bon et du mauvais à laquelle – le logos le démontre – ne peut s’identifier la science de toutes les sciences. Mais la science d’elle-même ? Certains auteurs ont affirmé que le Charmide identifiait la σωφροσύνη à la philosophie et la philosophie à la science d’elle-même141. Je crois avoir montré que la σωφροσύνη a bien une proximité avec la σοφία comme φιλοσοφία, c’est-à-dire à la fois occupation, activité qui consiste à s’occuper de ce qui nous est apparenté, et forme de science qui consiste à savoir qu’on ne sait pas, qu’elle est science de soi-même, ce qui ne signifie pas science d’elle-même.
117La deuxième partie du dialogue se termine par une nouvelle querelle entre Critias et Socrate : Critias, irrité par les objections de ce dernier, l’accuse du péché d’éristique, et, une nouvelle fois, Socrate met en avant sa σοφία et le soin de soi, c’est-à-dire le souci d’éviter le mal consistant à croire quelque chose sans savoir qu’on ne le sait pas. Socrate est celui qui préfère être réfuté plutôt que de réfuter les autres142, qui préfère la dialectique entre amis aux injures et au dialogue de sourds que ne manque jamais de produire celui qui ne cherche qu’à avoir raison contre l’autre.
118Socrate réussit à imposer une conciliation qui n’est en rien une compromission : il parvient à faire admettre par Critias que le but de la recherche qu’ils doivent mener en commun en examinant définitions et raisonnements n’est pas la victoire de l’un des interlocuteurs mais l’intérêt de la pensée qui est que la vérité se fasse jour, « que chacune des réalités apparaisse visiblement comme elle est » (166d) et, par conséquent, qu’on parvienne au savoir de cela seul qui est, les Formes. Critias semble d’accord avec ce que dit Socrate, mais cela ne signifie sûrement pas qu’il reconnaisse l’existence d’êtres intelligibles.
119On dira que le Charmide est un petit dialogue socratique où Platon n’est pas en possession de la doctrine des Idées, mais est-il besoin de supposer une doctrine platonicienne des Idées pour reconnaître, dans n’importe quel dialogue, la visée de l’intelligible ? La formule employée par Socrate en 166d ressemble suffisamment à certaines formules de la République pour qu’on puisse supposer qu’il s’agit de la même chose dans les deux dialogues, bien qu’ils appartiennent à des étapes différentes de la formation de la pensée platonicienne.
120Par-delà la pacification opérée sous les auspices du désir de savoir, la mesure dont fait preuve Socrate d’après Critias est pourtant démesure, puisque les deux partenaires vont examiner une thèse qui ressemble bien à une monstruosité logique : la science d’elle-même et des autres sciences, un montage né du refus de la dialectique. Pourquoi Platon consacre-t-il tant d’efforts à la réfutation d’une thèse qu’il rejette ? C’est comme si l’on demandait pourquoi un dialogue platonicien est aporétique. Il l’est pour nous apprendre que reste à penser ce que la réfutation a laissé indemne, et, dans le Charmide, c’est l’exigence qu’existe une science unique et radicalement différente ayant pourtant son objet propre qui est mise en évidence : la science du bien et du mal. Critias l’a emporté en s’opposant à ce que la recherche suive la méthode dialectique. Mais la dialectique platonicienne, c’est aussi le dialoguer, même si l’interlocuteur en refuse implicitement les enjeux, c’est-à-dire la discussion menée avec toutes les ressources du raisonnement qui prend le partenaire au mot et au niveau de ce qu’il peut comprendre, pourvu que l’exigence de savoir ce qu’il en est en vérité sur ce qui est en question puisse quelque peu se faire entendre. C’est sans doute aussi là le sens de la dernière mise au point de Socrate.
Notes de bas de page
1 Charm., 162c2.
2 αἴνιγματι (161c8) ; ᾐνίττετο (162a7) ; αἴνιγμα (162b4).
3 Le dénombrement des définitions peut constituer une difficulté : soit cinq définitions, en comptant la pratique des bonnes choses ; soit six, trois pour Charmide (tranquillité, réserve, s’occuper de ses affaires) et trois pour Critias (pratique des bonnes choses, se connaître soi-même, science de toutes les autres sciences et d’elle-même) ; soit quatre définitions (tranquillité, réserve, s’occuper de ses propres affaires, se connaître soi-même), certaines étant reformulées. C’est à cette dernière solution que je me rallie. La question du nombre de définitions est cependant assez mineure et tient surtout à ce qu’on choisit d’accentuer : la différence entre les définitions d’opinion de Charmide et celles plus savantes de Critias, ou bien le contraste entre des définitions ordinaires et des expressions plus socratiques, ou encore la rupture entre la connaissance de soi-même et les reformulations qui suivent, selon qu’on considère qu’elles peuvent être socratiques ou non.
4 Pindare célèbre ainsi la tranquillité : celle-ci, « en évitant la démesure, permet aux grands de rayonner pour le bien de tous ».
5 τὸ εὖ πράττειν τε καὶ εὐδαιμονεῖν ποιοῦν : Charm., 174b-c
6 Selon G. Colli, La Sagesse grecque, p. 340, la plus ancienne référence de joute pour la sagesse est celle qui oppose deux devins, Calchas et Mopsos, et se termine par la mort de Calchas. Cet auteur souligne les caractéristiques essentielles, selon lui, de l’énigme : la compétition, le risque mortel (Homère meurt d’abattement, faute de résoudre l’énigme des poux proposée par des pêcheurs), le contenu insignifiant, voire transparent, de l’énigme et la facilité de la solution. Pour lui, l’énigme est un « défi pour la sagesse » qui « renferme la peur d’être trompé par une futilité qui ôte la vie » (ibid., notes, p. 430-431).
7 Cf. l’énigme de l’eunuque et de la chauve-souris, Rép., V, 479b-c.
8 Le caractère énigmatique d’un discours consiste dans le fait que sa vérité est voilée. Platon qualifie de cette manière deux sortes de discours, celui de l’opinion commune et celui du sophiste. Pour la première espèce de discours, on en a l’exemple avec l’expression triviale « s’occuper de ses affaires ». Socrate réfute facilement ce genre de formules, soit par l’absurde, comme ici, soit avec des exemples contradictoires -comme dans Rép., II, 332b, où la définition courante de la justice empruntée à Simonide est également une énigme. Concernant la deuxième espèce de discours, la réfutation socratique est moins expéditive, voire très longue, parce que ce sont des discours qui viennent de « savants ». Il en est ainsi pour la formule « s’occuper de ses affaires » quand elle signifie « s’occuper de ce qui nous appartient en propre » et qu’elle est attribuée à Critias en ce sens. On trouve quelque chose d’analogue dans Théét., 152c, quand Socrate dit que Protagoras parle par énigme, tandis qu’il enseigne la vérité à ses disciples en cachette. Dans le cas d’énigmes venant de savants, comme le sont Critias et Protagoras, l’enjeu est alors celui du sens philosophique à établir et à conquérir contre les sophistes.
9 Il semble en effet que chaque fois qu’apparaît dans les Dialogues la mention de l’énigme, elle est associée à la philosophie. Apologie (27a) : « Mélétos a tout l’air de me mettre à l’épreuve en me posant une énigme : “Voyons si Socrate le sage s’apercevra que je plaisante et que je me contredis moi-même, ou si je le duperai ?” Il m’apparaît en effet qu’il se contredit lui-même dans son acte d’accusation, comme s’il disait : “Socrate est coupable de ne pas croire aux dieux, mais de croire aux dieux”. C’est bien là l’œuvre d’un plaisantin. » – Phédon (69c-d) : Socrate interprète à sa manière la sentence énigmatique de ceux qui ont institué les Mystères : « Et, selon mon opinion, ces derniers [sc. les Bacchants] ne sont autres que ceux qui, toujours, se sont occupés à philosopher droitement. Pour faire partie de ceux-là, je n’ai pour ma part rien négligé » (trad. M. Dixsaut).
10 ἀλλὰ μαντεύεται ὃ βούλεται καὶ αἰνίττεται (Banq., 192c-d, trad. P. Vicaire, avec le concours de J. Laborderie, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1989).
11 εἰ μὴ εἴ τις τὸ μὲν ἀγαθὸν οἰκεῖον καλεῖ καὶ ἑαυτοῦ (Βanq., 205e) ; cf. Lys., 221e : τοῦ οἰκείου δή, ὡς ἔοικεν, ὅ τε ἔρως καὶ ἡ φιλία καὶ ἡ ἐπιθυμία τυγχάνει οὖσα (« l’amour, l’amitié, le désir se trouvent avoir pour objet ce qui nous est propre », et non le semblable ou le contraire). Mais dans ce dialogue la recherche échoue parce qu’on ne parvient pas à distinguer le propre du semblable et, sans doute aussi parce qu’on ne sait pas non plus sous quel rapport le désir, qui est cause de la philia, est en vérité celui de l’oikeion.
12 ὅμως τό γε προφαινόμενον ἀναγκαῖον σκοπεῖν καὶ μὴ εἰκῇ παριέναι, εἴ τίς γε αὑτοῦ καὶ σμικρὸν κήδεται (« il faut néanmoins examiner mon apparition, et ne pas continuer au hasard, si du moins on prend soin, même un petit peu, de soi-même », 173a).
13 Dès le Lysis, donc avant même la République, la science et le Bien ne sont pas identiques chez Platon : le prôton philon (qui est aussi le bon) doit, pour être tel et conserver son statut ontologique de principe (arkhè, 219c), n’être aimé qu’en vue de lui-même, être utile en soi et par soi sans servir à rien d’autre, sous peine de disparaître : faute d’être accepté ainsi, alors qu’il a été reconnu, le prôton philon disparaît en effet, parce que le mal qu’est l’ignorance, considérée comme la cause efficiente du désir philosophique, devient cause finale, comme si on désirait suprêmement savoir pour ne plus être ignorant, au lieu d’aspirer à ce qui vaut par soi absolument et donne sa valeur à toutes choses, y compris au savoir. Philosopher, c’est aimer savoir, savoir en vue du Bien : savoir du Bien comme principe qui n’a pas de contraire, savoir qui passe par le savoir du Bien comme Idée et de son contraire, savoir qui sait en quoi le savoir est bon en distinguant la science et le Bien.
14 Désigner les οἰκεῖα comme les choses qui nous intéressent en propre, ce n’est pas encore les identifier, puisqu’il resterait à savoir ce qui est d’un véritable intérêt pour nous. Pour Critias, B. Witte, op. cit., p. 87-92, propose de comprendre qu’il s’agit de l’utile propre ou des intérêts particuliers et assimile la position de Critias à celle de Calliclès. Je pense que Critias parle de ses propres occupations d’homme qui a des ambitions politiques et qui tient les affaires publiques comme une tâche qui le concerne au plus haut point.
15 Critias aussi se dit prêt à « rendre raison » de sa définition (165b), mais dans le sens de l’éristique, avec l’intention d’avoir le dernier mot.
16 Cf. Mén., 81a et Banq., 202e-203a.
17 Cf. Phèdre, 247a : chacun des dieux s’occupe de ses propres affaires, accomplit la tâche qui est la sienne (πράττων ἕκαστος αὐτῶν τὸ αὑτοῦ).
18 Cf. Prot., 312a-b : « Alors ne penses-tu pas plutôt, Hippocrate, que l’enseignement que tu recevras de Protagoras sera d’un genre différent ; qu’il sera comme celui que tu as reçu chez le grammatiste, le cithariste ou le pédotribe ? Ces enseignements, tu les as reçus, chacun, non pour acquérir une technique dont tu ferais profession toi-même mais pour ton éducation, comme il convient à un non-spécialiste, à tout homme libre » (trad. M. Trédé et P. Demont, Paris, « Le Livre de poche », 1993).
19 Voir H. Joly, op. cit., p. 230.
20 L’étymologie faisait d’ailleurs partie aussi de la science de Prodicos, même si celle-ci est fort mal connue. Voir M. Untersteiner, op. cit., t. 2, p. 19.
21 Ibid., p. 225 ; H. Joly cite à ce propos P. Chantraine, « Trois noms grecs de l’artisan δημιουργός, βάναυσος, χειρῶναξ », Mélanges de philosophie grecque offerts à Mgr Diès, Paris, Vrin, 1956, p. 41 : « Le sens propre de δημιουργός est quelque chose comme “travailleur public” ».
22 H. Joly, op. cit., p. 226, n. 109.
23 506d : « la vertu (ἀρετή) de chaque chose, ustensile, corps, âme et toute espèce de vivant ne leur survient pas par hasard ; c’est au contraire celle qui est impartie à chacune d’elles par l’ordre, la rectitude et l’art (τάξει καὶ ὀρθότητι καὶ τέχνῃ) » ; 503d-e : « chacun des artisans, les yeux fixés sur sa tâche propre (καὶ οἱ ἄλλοι πάντες δημιουργοὶ βλέποντες πρὸς τὸ αὑτῶν ἔργον ἕκαστος), ne recueille ni n’emploie au hasard les matériaux qu’il emploie, mais au contraire reproduit une certaine forme pour ce qu’il accomplit (ἀλλ᾽ὅπως ἂν εἶδός τι αὐτῷ σχῇ τουτο ὃ ἐργάζεται). Vois, par exemple, les peintres, les architectes, les constructeurs de navires et tous les autres artisans, prends n’importe lequel d’entre eux et vois comment chacun agence selon l’ordre (εἰς τάξιν) chacun des éléments à agencer, les forçant chacun à s’ajuster à l’autre et s’harmoniser (καὶ προσαναγκάζει τὸ ἕτερον τῷ ἑτέρῳ πρέπον τε εἶναι καὶ ἁρμόττειν) jusqu’à ce que le tout tienne en un ensemble et que l’objet soit ordonné et arrangé avec beauté (ἕως ἂν τὸ ἅπαν συστήσηξται τεταγμένον τε καὶ κεκοσμημένον πρᾶγμα). ».
24 Voir A. Espinas, Les Origines de la technologie, p. 84.
25 « Œuvrer, c’est tour à tour contempler le modèle et le reproduire », dit H. Joly, op. cit., p. 227, à propos du Démiurge du Timée (28a), ce qui s’applique aussi à l’activité pratique et théorique de tout artisan (ibid., n. 115). Voir également, pour la description du mode d’action démiurgique, L. Brisson, Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du ‘Timée’, Paris, Klincksieck, 1974, chap. I.
26 B 2 (D.K.). Voir Xénophon, Mém., II, I, 21-34.
27 Voir J.P. Dumont, « Prodicos : méthode et système », Positions de la sophistique, Paris, Vrin, 1986, p. 221-232. Cependant, la thèse de l’exaltation du travail et des peines dans le Charmide a réellement (et non supposément) une origine hésiodique, puisqu’on trouve aussi chez Hésiode (Travaux, v. 287-291) la même opposition entre le vice et la vertu :
τὴν μὲν κακότητα καὶ ἰλαδὸν ἔστιν ἑλεσθαι,
ῥηϊδίως· λείη μὲν ὁδός, μάλα δ᾽ ἐγγύθι ναίει·
τῆς δ᾽ ἀρετῆς ἱδρῶτα θεοὶ προπάροιθεν ἔθηκαν
ἀθάνατοι · μακρὸς δὲ καὶ ὄρθιος οἶμος ἐς αὐτὴν
καὶ τρηχύς τὸ πρῶτον ·.[.…]
« De la misère, on en gagne tant qu’on veut, et sans peine : la route est plane, et elle loge tout près de nous. Mais, devant le mérite, les dieux immortels ont mis la sueur. Long, ardu est le sentier qui y mène, et âpre tout d’abord » (trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1928 ; cette citation d’Hésiode figure en Rép., II, 364c-d).
28 P. Chantraine, art. cit., p. 41.
29 L. Brisson, Le Même et l’Autre, p. 97.
30 Εργον δὗ οὐδὲν ὄνειδος, ἀεργίη δέ τϋ ὄνειδος (Travaux..., v. 309).
31 σοὶ δ᾽ἔργα φίλ᾽ἔστω μέτρια κοσμεῖν (ibid., v. 306) le vocabulaire indique bien la part de la σωφροσύνη dans le travail, ses vertus de discipline et d’ordre.
32 C’est une réminiscence du vers d’Homère (Od., XVII, v. 347) qu’a également utilisé Platon mais où αἰδώς doit s’entendre différemment : ni réserve, ni sens de l’honneur, mais honte.
33 τὰ δὲ ὄμματα αἰδοῖ, τὸ δὲ σχῆμα σωφροσύνηι (B 2, D.K.).
34 ἔργον δὲ καλὸν οὔτε θεῖον οὔτ’ανθρώπειον χωρὶς ἐμοῦ γίγνεται (« aucune belle action, divine ou humaine, ne se fait sans moi »).
35 εἰ δὲ καὶ τῷ σώματι βούλει εἶναι, τῇ γνώμῃ ὑπηρετεῖν ἐθιστέον τὸ σῶμα καὶ γυμναστέον σύν πόνοις καὶ ἱδρῶτι : « si tu veux aussi posséder la force du corps, tu dois habituer ton corps à se soumettre à la réflexion et l’exercer dans les épreuves et la sueur. » (d’après Xénophon, Mém., II, I, 28).
36 Cf. Pausanias qui distingue deux ἔρως, selon la manière, belle ou honteuse dont on aime, l’acte d’aimer étant indifférent par lui-même, comme l’est l’acte de boire, de chanter ou de converser (Banq., 180e-181b).
37 Voir H. Meyer, Prodikos von Keos und die Anfänge der Synonymik bel den Griechen, Paderborn, 1913, p. 36.
38 Socrate tombe ainsi dans une confusion analogue entre le non-beau et le bid (Banq. 201e-202a), la négation d’une qualité équivalant alors à son contraire. Pour Critias, l’ergon étant sans reproche, non honteux, il est toujours beau.
39 Xénophon, Mém., I, 2, 56.
40 La lecture de ces pages de Xénophon (I, 2, 54-55) montre d’ailleurs sa parfaite incompréhension d’autres propos de Socrate qu’il se contente d’énumérer et d’édulcorer, alors qu’ils concernent précisément la valeur du savoir (ne faire cas de personne d’autre que de celui qui sait), la valeur de l’âme (faire peu de cas du corps mort, même de celui de quelqu’un de cher, après « le départ de l’âme en qui seule réside l’intelligence ») et la valeur de ce qui nous est propre (le propre n’étant sûrement pas une partie quelconque de notre corps, puisqu on recrache sa salive ou qu’on retranche un membre malade). Xénophon rabote et réduit l’étrangeté du discours socratique en le traduisant ainsi : « Or il parlait ainsi, non pour enseigner à enterrer son père vivant ou à se couper soi-même en morceaux, mais pour montrer que ce qui est déraisonnable n’obtient pas l’estime » (I, 2, 55).
41 B. Witte, op. cit., p. 81, signale le caractère apologétique de tout ce passage, en rapport avec un pamphlet de Polycrate, Contre Socrate, que Xénophon reprend dans son Apologie de Socrate, et rappelle que le vers d’Hésiode incriminé est cité dans le Contre Socrate tel que Libanios l’a reconstitué dans son apologie de Socrate. E. Martens, op. cit., p. 36, rappelle, pour distinguer l’activité du philosophe de celle du sophiste, le passage du Ménon (80d-e) qui stigmatise le sophisme de l’inconnu en le nommant « argument paresseux » (ἀργούς) et celui (81d-e) où les efforts de réminiscence sont au contraire ἐργατικούς τε καὶ ζητητικούς.
42 Voir par exemple Euthyd., 277e, 278b et d ; Prot., 337a-c, 340c-d ; Lach., 197b et d.
43 Ménon, 75e, Hip. Maj., 282c ; Apol., 19c ; Phèdre, 267b.
44 Prot., 358a.
45 Cf. J.de Romilly, « Les Manies de Prodicos et la rigueur de la langue grecque ». Museum Helveticum, 1986, p. 1-18.
46 Cratyle, 384b-c.
47 Prot., 315e-316a : « Prodicos était encore couché, tout emmitouflé de fourrures [...] Il y avait Pausanias [...] et l’on en voyait d’autres encore. De quoi s’entretenaient-ils ? De dehors, je ne pouvais, quant à moi, m’en rendre compte, quoique j’eusse le plus grand désir d’entendre Prodicos, lequel est en effet, selon moi, un savant achevé (πάσσοφος) et un homme divin. Mais il avait une voix si grave qu’il en résultait dans la pièce un bourdonnement, empêchant de distinguer les paroles qu’il prononçait » (trad. L. Robin).
48 Prot., 358a. Socrate demande à Prodicos « d’oublier un instant ses distinctions de synonymes » à propos de l’agréable et, en 358e, il méprise la distinction entre crainte et frayeur quand il s’agit de caractériser une « certaine attente du danger ».
49 Lach. 197d.
50 Théét., 184c.
51 Théét., 151b.
52 L’εὐπραγία (au sens de réussite par chance) n’est pas un bien qu’on puisse souhaiter avoir en plus des autres biens, si on possède le savoir, d’après L’Euthydème (280a-c), puisque le savoir, quand il est présent, fait qu’on n’a plus besoin du succès en plus, dans la mesure où il l’assure nécessairement. Cf. Prot., 345a ; Hippocrate, De l’Art, c. 6-7.
53 Polit. 284e. Alors que dans la première partie du dialogue et la réfutation de la définition de la modération par la tranquillité, Socrate invoquait implicitement la mesure de quelque chose en relation avec son contraire, avec l’exemple du médecin et des autres artisans, Socrate fait appel à l’autre sorte de mesure, qu’elle concerne le juste milieu, le convenable, l’opportun ou le requis.
54 Que la médecine soit une technique qui mesure ne signifie cependant pas qu’elle possède l’exactitude de ces techniques qui, à s’exercer en utilisant essentiellement l’art des nombres, de la mesure et de la pesée (Phil., 55e), ont une plus grande précision : c’est toute la différence entre des arts comme la médecine, la musique et l’art de la construction (56b). Il ne faut pas voir dans cette distinction selon le degré de précision une dévaluation de la médecine. Cela ne fait qu’illustrer ce que les médecins disent eux-mêmes de leur art (Cf. Régime, 2 et l’exactitude introuvable, et Anc. Méd., 9 et 16). Mais ce n’est pas tant à ces approximations que pense Socrate dans le Charmide, puisqu’il étend le cas du médecin à celui de tous les artisans, quel que soit leur métier, dont la technique, pour être telle, relève des catégories de la mesure. Il insiste plutôt sur l’incompétence axiologique des demiourgoi.
55 Lach., 195c-d ; cf. Gorg., 511e-512d, à propos du pilote qui sauve la vie de ses passagers sans savoir si c’est un bien pour eux. Un médecin peut, de même, sauver un tyran dangereux, comme le note J. Adamietz, « Zur Erklärung des Hauptteils von Platons Charmides (164a-175d) », Hermes 97, 1969, p. 40, n. 2.
56 Rien de plus éloigné de la position aristotélicienne que cette thèse platonicienne : non seulement la φρόνησις n’est pas un calcul, mais elle est science. La distance entre ces deux manières d’appréhender la φρόνησις tient en grande partie à la division qu’Aristote opère de la partie rationnelle de l’âme entre partie épistémique et partie logistique. Rien de tel chez Platon : c’est la partie irrationnelle de l’âme qui est divisée en θυµός et ἐπιθυµία ; pour lui, la pratique n’a aucune autonomie par rapport à la science ; la science qu’est la vertu diffère cependant de la σοφία qui préside à la réussite de la ποίησις des artisans, selon l’éducation donnée à l’intelligence et non selon les fonctions qu’elle exerce, mais la vertu comme science est également productrice – et au plus haut point, engendrant vraie vertu et bonheur.
57 À côté de la subtilité de la réfutation socratique dans le Charmide, la manière dont le Socrate de l’Alcibiade Majeur interdit aux professionnels de se connaître soi-même et d’être des hommes modérés est assez grossière : ne connaissant, du fait de leur métier, que les choses qui appartiennent au corps ou relèvent de son entretien, ils ne peuvent prendre soin d’eux-mêmes, c’est-à-dire de ce qui est eux-mêmes, à savoir leur âme (131a-b). Et Socrate d’ajouter, selon un préjugé bien proche de celui de Critias, ne reconnaissant même pas la spécificité de la technique comme savoir-faire rationnel : « C’est pourquoi ces métiers ont la réputation d’être vulgaires et l’on estime qu’un homme de valeur n’a pas à les apprendre ». Ceci peut conforter dans l’idée que ce dialogue est apocryphe. C’est pourquoi j’y ferai très rarement référence par la suite.
58 Les phrases en discussion de ce point de vue sont les trois expressions de Socrate en 164a3 (ἀγνοεῖν ὅτι σωφρονοῦσιν), en 164c1 (οὐ γιγνώσκει ἑαυτὸν ὡς ἔπραξεν), en 164c6 (ἀγνοεῖ δ‘ἑαυτὸν ὅτι σωφρονεῖ) : pour R. Dieterle (Platons Laches und Charmides, Fribourg, 1966, P. 197) et G.T. Tuckey (op. cit., p. 24), par exemple, le médecin n’est pas conscient de ce qu’il fait. Or Socrate ne met pas l’accent sur l’inconscience des artisans mais sur le fait qu’ils sont à la fois modérés et ne le sont pas, dans la mesure où ils ne détiennent pas la science de la pratique des bonnes choses, alors qu’ils produisent correctement ce qu’ils savent faire : ils produisent avec mesure et ils ignorent qu’ils agissent avec modération (164a3 : pas de pronom réfléchi). Ils ne se connaissent donc pas eux-mêmes en tant qu’ils se sont occupés d’une bonne chose ou qu’ils font preuve de modération (164c1 et 3 : pronom réfléchi complément de γιγνώσκει ou de ἀγνοεῖν, les verbes πράττειν et σωφρονεῖν des complétives étant pris dans le sens de la pratique de la vertu de modération) ; ils s’ignorent eux-mêmes tout en sachant ce qu’ils font dans leur propre métier, car le connais-toi toi-même des Grecs ne concerne évidemment pas le mérite des professionnels ni la condition des artisans, mais la condition humaine. C’est donc Socrate qui amène Critias à cette formule inscrite à Delphes. Selon E. Martens, op. cit., p. 37, il ne s’agit pas non plus de la conscience qui accompagne chaque acte modéré, mais de la mise au clair de la bonté de l’action. J’ajouterai : la modération de l’artisan (et sa science de la juste mesure dans son métier) n’est en rien la modération comme science de et dans la pratique des bonnes choses.
59 C’est, par exemple, l’interprétation de F.M. Cornford (Plato’s Theory of Knowledge. The Thaetetus and the Sophist, Londres, 1949, p. 140) : « How can t know that I know ? How can I recognise knowledge when I have it and be sure thar it is knowledge ? This is an old problem inconclusively discussed in the Charmides (167 ff.). Plato refuses to pursue it here, or to carry any further rhe altempt lo account for false belief. » Est-ce une question vraiment platonicienne ou une question qui, par son formalisme même, est celle qui récuse le mieux la prétention des sophistes parce qu’elle est insoluble ? L’exemple du médecin ne signifie pas que, par là, Socrate pose en général la question de savoir si on peut reconnaître qu’on sait, mais veut dire que la modération comme savoir-faire et pratique des bonnes choses a deux sens : produire correctement ce qu’on sait faire selon la juste mesure et pratiquer la vertu de modération, ce qui demandera une autre mesure. Au médecin, parce qu’en lui coïncident savoir et faire spécialisés, il ne manque nullement la conscience de son action : cette même coïncidence fait qu’il ne peut absolument pas et être démiurge et être modéré.
60 Il n’est pas indifférent, par ailleurs, que Socrate, pour réfuter la distinction de Critias entre ποίησις et πρᾶξις et dénoncer l’obscurité de sa définition de la bonne conduite, choisisse l’exemple du médecin : voilà un δημιουργός (chez Homère, Od. XVII, v. 383-385, les demiourgoi sont le devin, le médecin, le charpentier sur bois) dont la spécialité est la guérison des maux du corps, mais qui n’est qu’une espèce de médecin pour Socrate, au même titre que l’espèce de médecin de l’âme qu’est l’éducateur non philosophe. Aucun des deux n’a le savoir de l’ordre et de l’harmonie de l’âme qui puisse en faire un tout : le premier, du fait de son métier, ne s’occupe que du corps, le second méconnaît l’essence de la vertu qui résulte de l’ordre de l’âme, alors qu’il prétend s’occuper d’elle. Protagoras assimile lui aussi l’éducation à une médecine quand il dit que les hommes de bien ne peuvent manquer d’apprendre à leurs fils les choses qui leur vaudraient l’exil ou la mort si, précisément, ils n’avaient pas été enseignés dans ce domaine ni « soignés en vue de la vertu » (θεραπευθεῖσιν εἰς ἀρετήν, Prot… 325c1) Protagoras, en effet, forme l’homme, c’est-à-dire son âme, au sens de δίανοια, améliorant en elle l’ordre déjà inculqué par la prime éducation, en la parant de la σοφία qu’il possède, comme Gorgias pouvait dire, dans la première phrase de son Eloge d’Hélène, que la sagesse est une parure pour l’âme (Κόσμος […] ψυχῇ δὲ σοφία) en continuant à produire chez certains une excellence que tous doivent avoir en partage à la différence de l’excellence technique. Le philosophe, quant à lui, réunit en lui tous les paradoxes : éducateur sans σοφία à transmettre, il forme à la vertu qui est science sans l’enseigner (Lach., 186c). Sans savoir l’art de former et de réformer, il transforme l’âme de l’autre en lui transmettant sa propre ignorance.
61 Aristote, Éth. à Nie., VI, 5, 1140a25-30. Il est remarquable que l’une se définisse par l’autre.
62 Rép. IV, 443e : σοφίαν δὲ τὴν ἐπιστατοῦσαν ταύτῇ τῇ πρᾶξει.
63 Voir M. Dixsaut, Le Naturel philosophe, p. 99-100. Cf. Hip. Min., 376b.
64 La science qu’est la vertu n’est pas puissance des contraires et ne vient donc pas coiffer les autres sciences comme puissances des contraires ; elle n’est pas science du bon et du mauvais qu’elles peuvent produire, sinon cette science des fins, en tant que puissance des contraires, devrait elle aussi passer sous le contrôle d’une autre science qui, à son tour, dépendrait d’une troisième, etc. C’est pourtant ce que tente Critias à la fin, en 174e, en voulant mettre la science du bon et du mauvais sous la coupe de la science des sciences.
65 Cela ne veut pas dire que le bon médecin guérit toujours les malades, mais, grâce à son art de soigner et à son art du pronostic, ni la guérison ni la mort ne sont l’effet du hasard. Cf. Hippocrate, De l’art, chap. 6 à 8 : le malade peut désobéir au médecin et mourir ; le médecin ne prend pas en charge les malades qu’il sait incurables.
66 Ce thème est développé à plusieurs reprises chez Platon : dans le commentaire que Socrate fait du poème de Simonide (Prot., 345a-c) et de sa conception d’une vertu moyenne (τὰ μέσα, 346d, comprise entre la faute volontaire, impardonnable, et la perfection morale permanente, impossible à tenir. Vertu moyenne, parce qu’elle n’est ni exempte de la faiblesse qu’occasionnent les mauvaises circonstances indépendantes de notre volonté, ni franchement mauvaise comme la faute intentionnelle. Au contraire, pour Platon, si la perfection est bien de ce monde, s’il est possible à l’homme d’être bon, c’est parce que le seul bien, c’est le savoir, et que le seul mal, c’est de le perdre. Reste à savoir ce qu’est ce savoir.
67 « Que dis-tu ? Celui qui possède toujours une opinion droite ne réussit-il pas toujours, aussi longtemps qu’il juge droitement ? » (Mén., 97c) : la différence entre l’opinion vraie et la science ne tient pas en ce que la première, tantôt échoue, tantôt réussit, là où la seconde réussit toujours, contrairement à ce que croit Ménon, car la fortune ne sourit qu’aux ignorants, tellement ignorants qu’ils ne commandent à rien et seraient bien incapables de forcer même la chance.
68 Banq., 211d.
69 Apol., 22e.
70 Mén. 88e-89a : « Pour l’homme, tous les autres biens dépendent de l’âme, mais les biens de l’âme elle-même dépendent de l’intelligence, si elle veut être bonne. »
71 Mén., 98b.
72 Cf. Tim., 72a : « mais le vieil adage est juste qui veut que “c’est à l’homme modéré seul qu’il convient de s’occuper de ses affaires et de se connaître lui-même” (τὸ πράττειν καὶ γνῶναι τὰ τε αὑτοῦ καὶ ἑαυτὸν σώφρονι μόνῳ προσήκειν) » : se connaître soi-même et accomplir sa propre tâche sont distincts mais liés dans la vertu de modération, alors qu’avec l’interprétation de Critias, c’est la dimension de l’action qui semble disparaître.
73 Selon J. Moreau, La Construction de l’idéalisme platonicien, p. 118-119.
74 Notons que Socrate et Critias semblent au moins d’accord pour exclure l’idée qu’il appartient à tout homme d’être modéré. Voir Héraclite (B 116, D.K.) : ἀνθρώποισι πᾶσι μέτεστι γιγνώσκειν ἑαυτούς καὶ σωφρονεῖν (« il appartient à tout homme de se connaître soi-même et d’être modéré », formule qui marque par ailleurs la proximité de la modération et de la connaissance de soi-même).
75 Voir, outre le Phèdre, Prot., 343b3, Phil., 48c10 ; cf. Hipparque, 228e12 et Alc. I, 124b1.
76 Phèdre, 229e-230a : « je ne suis pas jusqu’à présent capable, suivant l’inscription delphique, de me connaître moi-même. » Se soumettant en apparence à la tradition, sans la séculariser ni en faire un simple usage métaphorique, il prend soin de toujours rappeler l’origine sacrée de l’inscription, donc le caractère sacré de son contenu, qu’une transposition strictement transparente et rationaliste occulterait. On trouve l’idée que la chose la plus difficile est le “connais-toi toi-même” chez Thalès (AI, D. K.) et chez Pythagore (Jamblique, V.P., XVIII, 83, 5).
77 Γνῶθι σεαυτόν. Μηδὲν ἄγαν. Ἐγγύα, πάρα δ‘ἄτη. Critias (fr. 7, D.K.) attribuait le rien de trop à Chilon.
78 D’après W.H. Roscher, « Weiteres über die Bedeutung des E zu Delphi und die übrign γράμματα Δελφικά », Philogus LX, 1901, p. 99, cité par P. Courcelle, « Connais-toi toi-même » de Socrate à Saint Bernard, Paris, « Etudes augustiniennes », 1974, p. 12, n. 4.
79 J. Defradas, Les Thèmes de la propagande delphique, Paris, Klincksieck, 1954, p. 269.
80 Op. cit., p. 12-13.
81 Dès l’Antiquité, on ignorait quel était l’auteur de cette maxime delphique : « on l’attribuait tantôt à Apollon lui-même, tantôt à la Pythie Phémonoé ou Phanothée, tantôt au collège des sept Sages, tantôt à tel d’entre eux, Chilon, Thalès, Solon ou Bias, tantôt à Homère, tantôt à l’eunuque Labys », P. Courcelle, op. cit., p. 11. Voir Aristote, De la philosophie, fr. 3 Ross, Porphyre apud Stobée, 3.21-26 et Clément d’Alexandrie, Stromales, 1.14.60.
Platon semble opter pour le collège des sept Sages, puisque, dans le Protagoras (343a-b), Socrate leur attribue les γράμματα delphiques (« connais-toi toi-même » et « rien de trop »). Dans tout ce passage, il s’agit aussi d’une querelle d’interprétation : Socrate prend la défense de l’un des sept Sages, Pittacos, auteur du « il est difficile d’être bon » contre la critique qu’en a faite Simonide, et rattache cette inscription à une tradition qualifiée ironiquement de laconisante.
82 Voir Critias, Sisyphe, B 25, D.K., où il soutient la thèse de l’invention de la crainte des dieux et de la religion par un homme sage, anonyme, et qui sut aussi inventer le logos capable de persuader les hommes de l’existence des dieux. En décryptant l’inscription delphique, Critias en ôte la signification religieuse pour mettre au jour sa signification purement humaine. Mais celle-ci, loin d’être prosaïque, semble au contraire être d’une plus haute tenue que sa forme déguisée destinée à mystifier les autres hommes.
83 Selon Aristote, Socrate serait allé à Delphes : « Des inscriptions de Delphes, c’est le “connais-toi toi-même” qui semblait la plus divine ; c’est elle qui fournirait à Socrate ses apories et le principe de sa recherche, comme le dit Aristote dans ses dialogues platoniciens » (Aristote, De la philosophie, fr. 1 Ross, Plutarque, Contre Colotès, 1118c).
84 Cf. O. Bloch, « Aristote appelle sophistes les Sept Sages », Revue philosophique, avril-juin 1976, p. 129-164, explique ainsi cette attribution par Aristote du précepte à la Pythie elle-même : « n’est-ce pas dire que, contrairement aux autres préceptes des “sages”, préceptes pratiques bien dans le style de ces hommes avisés [...], le “connais-toi toi-même”, avec sa signification spéculative majeure, ressortissant à la vraie sagesse, ne saurait être leur œuvre, mais est en fin de compte d’origine “divine”...? » (p. 163). D.A. Hyland, The Virtue of Philosophy. An interpretation of Plato’s Charmides, Athènes (Ohio), 1981, p. 90-91, va jusqu’à identifier le dieu qui salue le visiteur à Socrate : « Socrates “greets” the unknow, through the questioning of philosophy » ; cet auteur procède curieusement : alors qu’il conserve le terme sophrosunè jusqu’à la p. 105 sans le traduire, il considère à partir de là la sophrosunè comme l’équivalent du savoir socratique (self-knowledge) puis comme l’unité de toutes les vertus, mentionnées selon lui dans le Charmide en 160e (le courage) et en 161b (la justice), enfin comme l’ensemble de la philosophie.
85 Lach., 192e : « Voyons donc pour quelle chose elle [la force d’âme] est intelligente. Est-ce pour toutes choses, les grandes aussi bien que les petites (τὰ μεγάλα καὶ τὰ σμικρά) ? » ; cf. Apol., 22d : « Parce qu’ils [les bons artisans] accomplissent parfaitement leur métier, chacun d’eux s’estime aussi tout à fait savant dans le reste, les grandes choses (τὰ μέγιστα) ». E. Martens, op. cit., p. 40-45 et 53-58, interprète le précepte delphique comme signifiant pour Socrate la connaissance de ses limites par rapport au divin, et l’inscience de Socrate comme l’établissement de l’inconnaissable et du connaissable, la reconnaissance de l’imperfection des connaissances. Pour laver Platon du péché consistant à prétendre connaître les « grandes choses » (les vertus) dans la République et éviter d’y voir la rupture de Platon avec son maître, E. Martens fait de la dialectique une science mystique du Bien, science inaccessible bien sûr. Pour comprendre que la philosophie n’a pas ce sens de savoir transcendant et ineffable, je crois que la référence essentielle est le livre de M. Dixsaut, Le Naturel philosophe.
86 M. Dixsaut, op. cit., p. 54-56.
87 Op. cit. p. 33.
88 Lach., 192e.
89 Ibid., 194d « Je crois comprendre, et il me semble qu’il fait consister le courage dans un certain savoir (σοφία τινά). »
90 Dans le Charmide, le passage de la science de la vertu à la vertu comme science est signifié par l’abandon de ses dires précédents par Critias. La transition est marquée, dans le Lachès, par le changement d’interlocuteur, mais elle est moins abrupte : Socrate avait déjà mis en évidence avec Lachès l’intelligence de la force d’âme qu’est le courage (192c et d), qui ne pouvait être confondue avec une ἐπιστήμη particulière (la “science hippique” par exemple, en 193b), avant d’examiner avec Nicias la nature de la science dans le courage. Dans le Lachès, il s’agit de mettre en évidence la φρόνησις dans l’acte courageux, dans la mesure où, en son absence, c’est à la témérité qu’on a affaire, et l’acte qui relève de la folie (ἀφροσύνη) n’a aucun mérite. En revanche, il ne semble pas qu’il puisse y avoir confusion avec un contraire, quand on parle de la modération : elle est déjà étymologiquement un certain bon sens ou une santé de l’esprit, même si toutes les définitions précédentes de Charmide et de Critias montraient ce qu’il lui manquait d’intelligence de soi dans la méconnaissance de ce que l’on fait quand on pense faire de bonnes choses. L’ἀφροσύνη est le contraire de φρόνησις et de σωφροσύνη. (En Prot., 332a-333b, c’est σοφία et σωφροσύνη qui ont même contraire, ἀφροσύνη ; voir D.P. Gauthier, « The Unity of Wisdom and Tempérance », Journ. of the Hist. of Phil. 6, 1968, p. 157-159). Ce n’est pas pour autant que la σωφροσύνη et la φρόνησις sont identiques, pas plus que ne le sont l’ἀνδρεία et la φρόνησις ; mais cela ne signifie pas non plus qu’elles s’en distinguent complètement : c’est la φρόνησις qui différencie et unifie en même temps les vertus, les faisant être vraies vertus (cf. Phédon, 68c-69c).
91 Cette hypothèse peut se justifier à cause de la prégnance du paradigme médical et de l’importance accordée par la médecine grecque à la γνώμη (« sens intime ») ; l’extrême redondance du verbe γιγνώσκειν est aussi un argument. Mais le principal argument est que Critias, Antiphon, Thucydide (surtout ce dernier) privilégient la γνώμη, d’une manière très circonscrite dans le temps, entre 430 et 420, et à peu près contemporaine de la date dramatique du Charmide. Thucydide « est, de fait, le seul à nous offrir, pour toutes les acceptions (de γνώμη). des emplois toujours remarquables, le seul surtout, à la suite d’Antiphon, mais d’une manière beaucoup plus nette, à négliger tous les autres mots qui voulaient dire esprit, pensée, pour se borner presque exclusivement à γνώμη ; de plus, il attribue au mot une importance exceptionnelle : γνώμη devient le symbole de tout ce que peut réaliser l’homme par la force de sa réflexion, et qui fonde sa dignité » (P. Huart, Γνώμη chez Thucydide et ses contemporains, Paris, Klincksieck, 1973, p. 173) ; Le même auteur a dénombré 174 emplois de γνώμη dans la Guerre du Péloponnèse, dont 120 uniquement pour les quatre premiers livres (Le Vocabulaire de l’analyse psychologique dans l’œuvre de Thucydide, Paris, Klincksieck, p. 39 sq.). Ce terme signifie le jugement, la réflexion correctement menée en vue de l’action, la connaissance toujours en contact avec les réalités. L’attestation de cet emploi sophistique se trouve dans les Nuées où Aristophane s’en prend particulièrement à ce mot et dans les œuvres d’Euripide contemporaines de cette époque (op. cit., p. 175). Le terme semble tomber ensuite en désuétude et se trouve rarement employé, en particulier chez Platon. On peut donc faire l’hypothèse que mettre au centre d’un débat sur l’éthique de l’activité un personnage comme Critias, à l’époque du florissement historique du terme γνώμη chez les sophistes et leurs élèves, n’est pas ici un fait du hasard.
92 Voir Appendice II et Critias, Aphorisme II (B 39, D.K.) : γιγνώσκουσιν οἱ ἄνθρωποι εἰθισμένοι ὑγιαινείν τῇ γνώμῃ, « Ont la connaissance les hommes habitués à être en bonne santé quant à leur jugement ». Cf. Antiphon (B 2. D.K.) : πᾶσι γὰρ ἄνθρώποις ἡ γνώμη τοῦ σώματος ἡγεῖται καὶ εἰς ὑγίειαν καὶ νόσον καὶ εἰς τὰ ἄλλα πάντα, « Ρour tous les hommes, en effet, le jugement gouverne le corps, aussi bien vers la santé que vers la maladie que vers tout le reste ».
93 C’est le sens que privilégie Xénophon, Mém., IV, 2, 25-31, en l’attribuant à Socrate, au cours d’un dialogue avec Euthydème : savoir de quoi on est capable et connaître ses propres forces avant de se lancer dans la politique. B. Witte, op. cit., p. 98, pense que la conception de Critias du « connais-toi toi-même » est proche de la maîtrise de soi selon Antiphon. Pour Wilamowitz, Platon, I, Berlin, 1919, p. 197-200, il s’agit de la connaissance que doit avoir un tyran de ses propres capacités, et G.T. Tuckey, op. cit., p. 24, est du même avis.
94 Op. cit., p. 33.
95 Cette question aurait une provenance pythagoricienne, d’après M. Delatte, Études sur la littérature pythagoricienne, Paris, « Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Études », 1915, p. 274 sq. La différence de la science et de son objet a un sens logique chez Platon, mais ce sens logique est ce qui permet de faire apparaître le sens ontologique, quand il s’agit, dans la République, de différencier les sortes de savoirs selon la consistance ontologique de leur objet.
96 Op. cit., éd. allde, p. 67.
97 J. Adamietz, art. cit., p. 42.
98 La puissance (δύναμις) a d’abord le sens trivial de l’exercice du pouvoir (ἄρχειν). Mais Platon transforme complètement cette notion (cf. Rép. V, 471d) : la δύναμις d’une chose se détermine par ce qu’elle accomplit, son ἔργον propre ; déjà dans l’Hippias Mineur (375d), la science est une puissance : ἡ δικαιοσύνη οὐχὶ ἢ δύναμις τίς ἢ ἐπιστήμη ἢ ἀμφότερα ; La justice comme science est puissance de faire le bien, sans être impuissance de faire le mal, et une puissance qui appartient à l’âme. Il change aussi la question de l’ἄρχειν, ainsi qu’il apparaît déjà dans le Charmide, si la suprême puissance est celle que confère la science à celui en qui l’intelligence commande (cf. Prot., 356c : « rien n’est plus fort que la science »).
99 Le savoir qui détermine la maîtrise de soi est bien une science pour un sophiste, comme on peut le voir dans le fr. 796 du Philoctète d’Euripide (lui-même élève des sophistes) : ὥσπερ δὲ θνητὸν καὶ τὸ σῶμ’ ἡμῶν ἔφυ οὕτω προσήκει μηδὲ τὴν ὀργὴν ἔχειν ἀθάνατον, ὅστις σωφρονεῖν ἐπίσταται, « Ρour la même raison que nous avons par nature un corps mortel, ainsi ne convient-il pas non plus d’avoir immortelle colère à celui qui sait faire preuve de modération », d’après Stobée, Flor., 20, 17.
100 Voir Mén., 86d où on trouve l’importation, certes ironique, de la problématique du commandement dans la recherche dialectique elle-même, en plus de l’allusion au rapport amoureux : « Si je commandais non seulement à moi-même mais à toi aussi, nous n’examinerions pas en premier si la vertu peut être enseignée ou non avant d’avoir d’abord cherché ce qu’elle est. Mais puisque toi, tu ne fais aucun effort pour te commander à toi-même, afin sans doute d’être libre, et puisque tu t’efforces de me commander et que tu me commandes, j’y consens. » La liberté ne consiste pas seulement à avoir le pouvoir sur les autres, mais à se commander soi-même, c’est-à-dire à faire preuve d’intelligence dans la recherche dialectique en respectant son ordre. Critias, lui aussi, est incapable de respecter l’ordre de la recherche dialectique.
101 C’est le cas de P. Friedländer, op. cit., p. 67 ; R. Wellman, « The Question posed at Charmides 165a-166c », Phronesis 9, 1964, p. 107-112, p. 111 ; T. Ebert, Meinung und Wissen in der Philosophie Platons, Untersuchungen zu Charmides, Menon und Stadt, Berlin, 1974, p. 65 ; G.T. Tuckey, op. cit., p. 33-36 ; M. Dyson, « So me problems concerning Knowledge in Plato’s Charmides », Phronesis, 19, 1974, p. 102- 111. J. Moreau, op. cit., p. 120, comprend la science d’elle-même comme « une réflexion critique qui apporte avec elle la conscience des valeurs logiques ; plus qu’une épistémologie, c’est donc une gnoséologie, une logique critique appuyée sur une théorie de la connaissance ».
102 E. Martens, op. cit., p. 47, parle même de « maximalistes » (ceux qui tiennent pour le caractère platonicien de la science d’elle-même) et de « minimalistes » (ceux qui pensent que Platon la récuse). Chez les « minimalistes », le passage de la science de soi-même à la science d’elle-même équivaut à un changement d’objet, le soi étant l’âme, la science de soi pouvant être la connaissance de son âme, selon E. Martens, ou encore selon K. Oehler, Die Lehre vom noetischen und dianoetischen Denken bei Platon und Aristoteles, Münich, 1962, p. 108. Elle se distingue alors de la science d’elle-même réduite à n’être qu’un savoir critique fondé.
103 La distinction des deux sortes de σοφία peut être attestée par ce passage des Nuées (v. 838-840) où Strepsiade tente de persuader son fils Phidippide de se mettre à l’école de Socrate assimilé à un sophiste, dont, contradictoirement, la science est à la fois science universelle et ignorance :
Τί δ᾽ἄν παρ᾽ ἐκείνων καὶ χρηστόν τις ἄν ;
– Ἄληθες ; ὅσαπέρ ἐστιν ἀνθρώποις σοφά·
γνώσει δὲ σαυτὸν ὡς ἀμαθὴς εἶ καὶ πάχυς.
« PHIDIPPIDE. – Et que peut-on apprendre de bon encore chez ces gens-là ? – STREPSIADE. – Vraiment ? Tout ce qui est connu des hommes ; et tu te connaîtras toi-même dans ton ignorance épaisse. »
En revanche, la hiérarchie est clairement instaurée dans ce passage du Philèbe où Protarque dit : « Mais s’il est beau, pour l’homme modéré (τῷ σώφρονι) de tout connaître, une seconde ressource consiste à ne pas s’ignorer soi-même » (19c).
104 Cf. Hip. Maj., 288d : Socrate fait parler un personnage fictif, grossier et revendicatif, qui pose les questions, tandis que Socrate ignore les réponses.
105 Lys., 219c-d ; Socrate, parmi tous les objets prisés par les hommes (et la liste met sur le même plan les cailles, le vin, la gymnastique et la science, 212d-e) dit préférer avoir « un bon ami » et être φιλέταιρός τίς (211e)
106 Rép„ II, 375e.
107 Rép., III, 402a : « et quand la raison lui vient, il se réjouirait en la reconnaissant comme ce qui lui est le plus grandement apparenté, celui qui a été ainsi éduqué » (ἐλθόντος δὲ τοῦ λόγου ἀσπάζοιτ’ ἄν αὐτὸν γνωρίζων δι’ οἰκειότητα μάλιστα ὁ ὅυτω τραφείς).
108 Typhon était le monstre le plus monstrueux qui soit : il n’était que serpents à partir des cuisses, avec d’innombrables têtes de serpents en guise de mains, plus une effroyable tête d’âne, des ailes immenses de dragon et des yeux qui lançaient des flammes. Typhon engendra à son tour, avec Echidna, une multitude de monstres célèbres et fabuleux (la Sphinge, Cerbère, l’Hydre de Lerne, Scylla, entre autres). Cette monstruosité de Typhon fait bien évidemment songer à l’image de l’âme dans la République (voir note suivante).
109 Rép., IX, 588c sq. : « une image à la ressemblance de ces créatures antiques dont parle la fable – la Chimère, Scylla, Cerbère et une foule d’autres – qui, dit-on, réunissaient des formes multiples en un seul corps. [...] Façonne donc une espèce de bête multiforme et polycéphale, ayant, disposées en cercle, des têtes d’animaux dociles et d’animaux féroces, et capable de changer et de tirer d’elle-même tout cela. » Cette partie de l’âme est beaucoup plus grande que les deux autres (un lion et un petit homme), les trois étant réunies en un tout (l’âme) contenu dans une forme humaine : « affirmer qu’il est utile d’être juste, n’est-ce pas soutenir qu’il faut faire et dire ce qui donnera à l’homme intérieur la plus grande autorité possible sur l’homme tout entier, et lui permettra de veiller sur le nourrisson polycéphale à la manière du laboureur, qui nourrit et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les sauvages de croître ; de l’élever à l’aide du lion, et, en partageant ses soins entre tous, de les maintenir en bonne intelligence entre eux et avec lui-même ? »
110 Ce passage de la République peut aider à comprendre la notion de plaisirs purs ou vrais du Philèbe, qui passent en tant que tels du genre de l’illimité au genre du limité, ou bien encore la notion de modération naturelle dans les Lois.
111 Cf. R. Graves, Greek Myths, Londres, 1958, trad. fr. de M. Hafez, 2 vol., Paris, Fayard, 1967 : « Typhon signifie “fumée paralysante” et la description qu’on fait de lui évoque une éruption volcanique ; c’est pourquoi on dit que Zeus l’avait finalement enterré sous le mont Etna » (vol. 1, p. 149, 36.1) ; il est aussi assimilé à Alcyonée qui représente le souffle torride du sirocco suscitant de mauvais rêves, des désirs de meurtre et de viol (ibid., p. 147, 35. 4).
112 Voir Ch. L. Griswold, Self-Knowledge in Plato’s Phaedrus, New Haven and London, 1986, p. 36-44.
113 Après tout, l’homme tyrannique naît de l’homme démocratique qui touche, certes modérément, mais à tous les plaisirs.
114 Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 307-310 et 318-320 :
Ὁρῶ, Προμηθεῦ, καὶ παραινέσαι γέ σοι
θέλω τὰ λῷστα, καίπερ ὄντι ποικίλῳ ·
γίγνωσκε σαυτὸν καὶ μεθάρμοσαι τρόπους
νέους · νέος γὰρ καὶ τύραννος ἐν θεοῖς
Τοιαῦτα μέντοι τῆς ἄγαν ὑψηγόρου
γλώσσης, Προμηθεῦ τἀπίχειρα γίγνεται ·
σύ δ᾽ οὐδέπω ταπεινὸς οὐδ᾽ εἴκεις κακοῖς,
πρὸς τοῖς παροῦσι δ᾽ ἄλλα προσλαϐεῖν θέλεις.
« OCÉAN. – Je vois, Prométhée, et je veux même te donner le seul conseil qui convienne ici, si avisé (ποίκιλῳ) que tu sois déjà : connais-toi toi-même, prends des façons nouvelles, puisqu’un maître nouveau commande chez les dieux. [...] Il n’en reste pas moins qu’ici, tu reçois, Prométhée, le salaire d’un langage trop hautain. Et pourtant tu n’es pas humble encore, tu ne cèdes pas à la souffrance, et à tes maux présents tu entends en ajouter d’autres » (trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1921). Tel est le conseil qu’Océan donne à Prométhée se plaignant de la cruauté et de l’ingratitude de Zeus : le nouveau roi des dieux ne doit rien à personne, et n’a aucun compte à rendre ; il ne reste plus à Prométhée qu’à se soumettre avec humilité.
115 Zeus et Typhon se battirent à coups de montagnes, et Zeus eut finalement le dernier mot en lançant l’Etna à la tête de Typhon.
116 Cela n’empêche pas Socrate de préférer Prométhée à Epiméthée (Prot., 361c-d) quand il s’agit de « veiller à l’avance à m’occuper de cela durant toute ma vie », « cela » pouvant être la περὶ τὸν βίον σοφίαν du mythe en 321d.
117 Laquelle est déjà signifiée, d’après Ch. L. Griswold, op. cit., p. 37, par l’allusion au mythe du rapt d’Oreithyia par Borée.
118 Banq., 216d-e : « une fois le Silène ouvert, à l’intérieur, vous figurez-vous de quelle quantité de modération il est rempli ? » ; « Sachez ceci : qu’on soit beau, il n’en cure, au contraire, il le dédaigne tant que cela n’est pas croyable, ou qu’on soit riche, ou en possession d’un quelconque honneur parmi ceux qui font les bienheureux selon le vulgaire : il pense que tous ces biens ne valent rien et que nous ne sommes rien. » Ce n’est pas pour rien qu’Alcibiade, quand il croit avoir ouvert le Silène de l’âme de Socrate, y voit une σωφροσύνη surabondante, celle qui, dans les discours et les actes, prend le masque de la σοφία de Socrate, feinte ignorance, mépris pour les valeurs communes, ironie. Décidément, la σωφροσύνη est indissociable de la σοφία.
119 Cf. Rép., VII, 538a-b.
120 Voir Charm., 159b : Charmide répond seulement sur ce qui lui est précisément demandé, contrairement à Socrate dans l’Euthydème, 296a. Pour l’importance de ces différentes manières de discuter, voir M. Narcy, Platon. Théétète, Traduction nouvelle, Paris, « GF », 1994, Introduction p. 85-88.
121 Mén., 75d.
122 Cf. Rép., IV, 438a-e et chap. IV du Commentaire.
123 Que le Politique établira (en 258b-e).
124 Beaucoup, qu’ils soient « maximalistes » ou « minimalistes », voient dans le deuxième membre de la définition, science de toutes les sciences, un artefact, une expression mal formée, une figure de style, etc. (J. Adamietz, art. cit., p. 42 ; G.T. Tuckey, op. cit., p. 39 ; E. Martens, op. cit., p. 49).
125 Phèdre, 265d sq.
126 A.E. Taylor, Plato The Man and his Work, Londres, 1937, p. 53 ; E. Martens, op. cit., p. 100, n. 4 ; G.T. Tuckey, op. cit., p. 32, voit même dans la division de Critias un progrès du « physique » (l’architecture) à « l’intellectuel » (les mathématiques), de l’extérieur à l’intérieur, conformément à la nature intériorisée de la science d’elle-même. On sait que dans le Politique (259e-260a), Platon affirmera que l’art du calcul n’a effectivement aucun lien avec l’action, à la différence de la science du charpentier, et appartient aux sciences théoriques, mais l’architecture, dont la fonction est de faire faire et non de faire, appartient aussi aux sciences théoriques qui se trouvent ainsi divisées en sciences « critiques » (l’art du calcul) et en sciences « directives » (l’architecture).
127 Contrairement à l’opinion de E. Martens, op. cit., p. 100, n. 4.
128 Op. cit., p. 75-77 et p. 298, n. 44. Ajoutons encore que pour Platon ἐπιστήμη et τέχνη sont, à la rigueur, interchangeables quand ces termes renvoient au caractère rationnel de l’une comme de l’autre, parce que « l’empirisme n’est pas plus le lot de la technique que le rationalisme n’est le privilège de la science » (H. Joly, op. cit., p. 218) ; cela n’empêche pas Platon de distinguer des techniques purement empiriques (comme cette routine dépourvue de science qu’est la rhétorique, par exemple dans le Gorgias, 462c ; 501a) et des sciences pures, c’est-à-dire purifiées de toute technique opératoire (voir Rép., VII, 527a) ; mais même la science la plus haute, la dialectique, est une technique (Phèdre, 265d) qui effectue rassemblements et divisions, et même la vertu comme science produit et accomplit réellement quelque chose qui, à ne pas être séparé de l’agent comme peut l’être un objet technique, a des effets sur l’agent lui-même : rendre son âme bonne ; enfin la différence entre les sciences et les techniques est celle qui partage les sciences comme les techniques selon le degré de vérité des unes et le degré d’exactitude des autres, comme le fait remarquer H. Joly, op. cit., p. 214, en s’appuyant sur Phil., 61d.
129 C’est ce qui est montré dans le Philèbe, 55e-56c.
130 Rép., VI, 509b : « Eh bien, pour les objets connaissables aussi, affirme avec moi non seulement que leur vient du Bien le fait d’être connus mais aussi que c’est grâce à lui qu’ils ont en plus être et essence, quoique le Bien ne soit pas essence mais que, par-delà l’essence, il la surpasse encore en dignité et en puissance. » (trad. M. Dixsaut, Platon. République VI-VII, Paris, Éditions Pédagogie Moderne, 19801).
131 Par exemple, Soph., 221b-c ; 223b ; 224d.
132 Polit., 258c-e ; 260b.
133 Je remercie Madame Dixsaut de m’avoir éclairée sur ce point et de m’avoir permis de ne pas confondre la science de la science et la science comme ousia sur laquelle s’exerce la méthode de division. Cette méthode permet de différencier les sciences (différenciation qui peut s’exercer selon plusieurs principes, en fonction de la dialectique alors mise en œuvre), elle ne permet pas de formuler la différence propre à la science.
134 Rép., VII, 533d, trad. M. Dixsaut, op. cit. Les « arts » dont il est question ici sont les cinq sciences propédeutiques à la dialectique : arithmétique, géométrie, stéréonomie, harmonie et astronomie.
135 Dans le Lysis, 219c, le πρῶτον φίλον est ἀρχή, mais ce n’est pas non plus le Bien, puisqu’il n’est en fin de compte pas accepté comme principe dans la mesure où, faute d’être aimé pour lui-même et considéré comme utile en soi (220d), il a un contraire, le mal, son ennemi et notre ennemi, qui en abolit du coup la causalité finale (220e) pour se l’approprier.
136 Cf. Les Rivaux, dialogue apocryphe mais intéressant pour ses allusions au Charmide : il s’agit de l’utilité de la philosophie qui serait de second rang si elle consistait en une « polymathie » ou en un redoublement des autres sciences ou techniques ; son objet ou son savoir ne doivent porter que sur les choses importantes. Notons que dans ce dialogue modération et justice sont identifiées (138b5).
137 C’est Aristote qui prétend que Socrate fait des vertus des sciences (Magna Moralia, 1182a15-26, Éthique à Eudème, 1246a36).
138 Parm. 139b-c (trad. fr., A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1923).
139 Ibid., 164c.
140 En Rép., IV, 428b sq„ c’est d’abord la σοφία qui est une science à part de toutes les sciences.
141 Par exemple, M. Untersteiner, art. cité.
142 Gorg., 457c-458b.
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