Philologie de l’avenir. Deuxième partie : Réplique aux tentatives de sauvetage de la Naissance de la tragédie de Nietzsche1
p. 247-271
Note de l’éditeur
Les notes sont celles de l’auteur, excepté celles indiquées par NDE qui sont celles de Monique Dixsaut.
Texte intégral
Qui est-ce donc que l’on trompe ici ?
Beaumarchais
1Aujourd’hui ce n’est pas de « l’appel enchanteur de l’oiseau dionysiaque » qui nous montre « la route de notre patrie depuis longtemps perdue » [150] que j’ai à parler ; nous allons « chevaucher dans le pays aride et poussiéreux de l’érudition philologique »2. Mais je ne me représente pas non plus un public d’oiseaux dionysiaques, bien plutôt de philologues, qui certes sont habitués à boire à la source de l’éternelle jeunesse et cependant savent bien qu’on n’y parvient pas en volant comme Icare mais dans l’effort de la marche, et non sans « l’ascèse d’un travail de renoncement à soi »3. Si je promets dès lors d’éviter toute halte inutile, c’est que je peux m’y risquer ; les philologues de l’avenir nous ménagent déjà quelques pauses récréatives ; je ne suis pas un orateur comme Brutus, c’est pourquoi je ne soumets pas non plus mon discours à une autorité infaillible pour qu’elle le « frappe du sceau de vérité éternelle » [111] : aussi puis-je tout simplement commencer par la narratio.
2L’Évangile était déjà été prêché au monde depuis trois lunes et personne ne prêtait attention au sien. Cela le tarabustait. Un ami – qui se désigna lui-même comme E.R. – entonna alors avec fracas les louanges de son ami. L’instrument dionysiaque fut le supplément dominical de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung ; la publicité ainsi faite auprès des philologues semblait à peine escomptée. Mais ils furent sérieusement sermonnés pour ne pas avoir pris connaissance des révélations faites. Ce qui bien sûr changea aussitôt.
3Ce n’est pas un professeur ordinaire ni extraordinaire mais un philologue encore sans renom scientifique qui a pris la liberté de montrer au monde que « l’ouvrage superbe et si bien agencé »4 repose sur des fondements si peu solides que n’importe quel docteur en philologie peut le renverser, et que « génialité chimérique et impudence des affirmations sont exactement proportionnées à l’ignorance et au manque d’amour de la vérité »5. J’ignore ce que les philologues ont dit de cette démonstration ; sans doute ont-ils pensé qu’elle ne s’imposait pas. Toutefois si les philologues de l’avenir redoutent, à raison, que je veuille « déterminer » beaucoup de monde à croire (encore faudrait-il discuter des moyens) que la sagesse de rêve et d’ivresse nietzschéenne est une « abomination philologique »6, j’aurai obtenu là plus que je n’espère. La pure rage qui s’est emparée de ces messieurs, leur agitation et leur fièvre de persécution, tout ce jeu de divinisation réciproque et d’anathème lancé contre tous ceux qui pensent différemment, jeu qui suscite non pas la terreur mais la pitié, m’apprend avec satisfaction que mes coups ont porté.
4De leur côté, ils n’avaient pas grand chose sous la main. Car lorsque l’hymne d’E. Rohde fut bien soigneusement imprimé et envoyé anonymement, depuis un village de montagne bavarois, à tous les amis, ou plutôt à tous ceux qu’on eût aimé tenir pour des amis, un tel expédient ne pouvait que prouver à tous ceux qui n’avaient rien à voir avec la nouvelle doctrine, ou ne voulaient rien avoir à faire avec elle, combien on jugeait nécessaire de se protéger, aussi provisoire cette protection fût-elle. Et lorsque l’anathème que je m’étais prédit fut vraiment lancé, on devait tout de même savoir quel double tranchant comporte une arme qui n’est efficace que si l’autorité de celui qui la lance est suffisante, et qui, sinon, suscite la dérision comme toute manifestation d’impuissante arrogance. En tout cas R. Wagner et moi nous sommes rencontrés sur un point : les conséquences des découvertes nietzschéennes pour le découvreur lui-même. Car lorsque je conseille à Nietzsche de prendre le thyrse plutôt que de jouer au professeur de philologie, que dis-je d’autre que ce pourquoi son maître a fait son éloge : « il a osé se dégager avec une audacieuse fermeté de ce contexte vicié et en dénoncer les méfaits d’un geste créateur7. » Si en dépit de cela, mieux, à cause de cela, R. Wagner s’en prend à moi et si M.E. Rohde cherche à me prêter des motifs mesquins, cela s’explique assez à partir de la logique et de la morale de l’avenir. Pour le reste, nous attendons – « qui sait ce qui arrivera ? »8. Mais je me sens tout de même plein de gratitude à l’égard de M.R. Wagner – et suis, non sans peine, seul à l’être – en dépit d’un style ampoulé qui lui est aussi coutumier qu’il est extravagant aux yeux de toute société lettrée. Il nous est rarement accordé de plonger nos regards dans le laboratoire du génie ; la plupart du temps, un voile de poète dissimule aux yeux des profanes le lien qui unit secrètement Apollon et Dionysos : alors que là, dévoué comme il l’est, le maître nous ouvre le coffret de son cœur où repose le bijou, Wagala weia. « À quoi cela peut-il désormais servir de travailler sur le terrain de la philologie9 ? » se lamente-t-il.
J’empruntai un jour à l’étude de J. Grimm un mot de vieil allemand : Heilawac ; pour qu’il servît mieux mes fins je le transformai en Weiawaga (forme qu’on retrouve aujourd’hui encore dans Weihwasser), puis je fus conduit à partir de là jusqu’aux racines linguistiques proches : wogen et wiegen, enfin wellen et wallen et c’est ainsi que, par analogie avec notre berceuse Eia Popeia, je conçus pour mes sirènes une mélodie composée de racines syllabiques10.
5Patience, « vénérable maître », le « philologue classique », le « crocheteur berlinois » ne dit plus un mot11 : il en est incapable à force de rire.
6Toutefois ce n’étaient là que des digues que l’on construisit d’abord précipitamment contre l’assaut du barbare critique. Maintenant, après quatre mois, on en vient au gros œuvre, non seulement les brèches doivent être colmatées mais l’assaillant doit être anéanti : des soubassements manquants doivent même être ajoutés à « l’ouvrage superbe et si bien agencé »12. « Sous-philologie, lettre d’un philologue à R. Wagner » tel est, de manière assez significative, le nom de ce sauvetage ; Erwin Rohde, professeur extraordinaire de philologie classique, s’en reconnaît l’auteur et il a rempli trois pleins feuillets pour démontrer combien j’étais infiniment bête et infiniment menteur. Voilà donc la « lettre » dont la lecture m’a permis de « tirer certaines impressions que j’aimerais vous livrer sous forme de questions diverses, et peut-être déconcertantes »13. Qui est-ce donc que l’on trompe ici ? Car il est quand même incroyable que l’on ne me témoigne de tendre attention que pour me faire prendre un alpha pour un oméga. Mais si le grand public est rebuté par la forme et le contenu, les philologues le sont par cette méthode qui célèbre le doux délire : « par une thèse on pourrait clouer une pensée sur la table de la réalité ». Non, c’est soi-même que l’on veut tromper, c’est en soi-même que l’on veut étouffer l’irrépressible sentiment de honte, non pas simplement « en s’enfumant les uns les autres jusqu’à l’engourdissement »14, mais en déchaînant nerveusement sa colère contre celui à qui on aimerait bien pouvoir imputer son propre fiasco. Si un mérite me revient, c’est au moins celui d’avoir fait radicalement sombrer les révélations nietzschéennes ; mais justement, pour pouvoir se rendre à cette évidence, il faut choisir une victime sur laquelle on se décharge de son ressentiment : voilà pourquoi je dois à tout prix être tué, voilà pourquoi on entre en campagne contre moi en usant de toutes les armes, des pointes acérées du commérage jusqu’aux massues de l’anathème. Soit. La science n’a aucune considération pour la personne ; la nouvelle doctrine ne se rapprocherait donc pas de la vérité de l’épaisseur d’un cheveu même si ma personne succombait au combat. Mais jusqu’à présent je me sens parfaitement bien, et ma saine ἀναισθησία15, comme disent ces Messieurs, saura résister aux accès de colère fiévreux par lesquels on m’assaille.
7Je dois tout d’abord reconnaître à la décharge de M.E. Rohde que le sacrificium intellectus que sa nouvelle religion exigea de lui ne lui a pas été facile16. On sent clairement qu’il soupire, l’âme contrainte, de devoir tout trouver vrai et beau chez son ami, faux et laid chez moi. Malheureusement cette obligation, qui lie par avance son jugement, l’égare, puisqu’il veut sauvegarder l’apparence d’une liberté scientifique au point d’y sacrifier bien plus que le simple discernement. Un exemple : il nomme « complet renversement de la vérité » le fait que je reproche à Nietzsche de mettre sur le même plan tragique et bouddhique17. Mais il ne considère pas le passage que je cite – il y est bien écrit : « nous obtiendrons plutôt, soit une civilisation socratique, soit une civilisation artistique, soit une civilisation tragique – ou, si l’on veut bien nous permettre de nous référer à des exemples historiques, une civilisation alexandrine, hellénique ou bouddhique » [116]. A supposer même qu’il y ait une autre interprétation possible du passage auquel M. Rohde, pour sa part, renvoie, celui-ci ne devrait-il pas en toute honnêteté constater que son ami est en contradiction avec lui-même ? A lui seul ce passage, « clair même pour un entendement rabougri »18, est plein de contradictions : « A partir de l’orgiasme, il ne s’ouvre qu’une seule voie pour un peuple : celle qui conduit au bouddhisme » [135]. Cela concorde avec le premier passage cité ci-dessus. Après quoi les Grecs seraient tout de même censés avoir trouvé quelque chose d’autre ; et rien d’autre pourtant, car quelle différence y a-t-il entre le tour de passe-passe métaphysique par lequel les Hellènes, dans l’ivresse, s’abandonnent à l’illusoire nostalgie du nirvana, et « l’état extatique dans lequel les bouddhistes s’élèvent au-dessus du temps, de l’espace et de l’individualité » [135]. J’excuse cela. A l’ivresse du ton exhortatif, p. 117 [p. 134-135] (passage par lequel commence la première partie de la « Philologie de l’avenir »), devait naturellement succéder l’état que les Perses appellent bidamag buden et qui châtie les sages du rêve et de l’ivresse, car dans leur métaphysique ceux-ci ne laissent aucune place à ce qui complète nécessairement l’ivresse. Je ménagerais bien aussi à M. Rohde une visite chez cet horrible démon qui même après « le jour le plus enivrant de la délivrance du monde » éveille « la nostalgie du nirvâna » [48] – si cela lui agréait dans sa croisade contre l’incrédule. Son « échauffement » est cependant un peu trop forcé ; il cède à Nietzsche comme Faust à Méphistophélès : « Et tu as, complètement, raison, puisque je me suis engagé19. » Au fond de son cœur, il pense certainement comme moi qu’il est incroyablement niais de comparer « les spectateurs assis dans le théâtre » à des « bacchantes qui divaguent » [73] et « l’architecture de la scène » à une « nuée lumineuse » dans un vallon. C’est d’ailleurs parce que son « ami » s’est montré niais à ce point qu’il préfère que ce soit moi qui trouve « curieuse » la comparaison du « théâtre » avec un « vallon », afin de pouvoir me rétorquer non pas que la plupart des théâtres grecs en réalité sont des vallons – « la connaissance approfondie » que Monsieur le Professeur extraordinaire a de « l’esprit » de l’Antiquité ne va pas jusque là –, mais, « la citation venant à point quand les concepts font défaut », que Dion de Prase a déjà eu recours à une telle comparaison20. Lorsqu’on veut que le monde considère comme un véritable ennemi un épouvantail que l’on a soi-même confectionné, il n’est tout de même pas très avisé de se jeter dessus avec une épée de bois. M. Rohde tient certainement pour aussi absurde que moi l’affirmation selon laquelle les Grecs auraient fait d’autres rêves que nous, des rêves avec « une logique et une ordonnance causale » et avec « un enchaînement de scènes analogue à celui de leurs meilleurs bas-reliefs » [47], Mais il ne faut surtout rien laisser paraître de ce qu’on pense et préférer polémiquer contre moi parce que j’ai « nié la parenté du rêve avec l’activité du poète épique et de l’artiste plastique ». Et polémiquer en recourant à quoi ? Callimaque dans ses Aetia (lui aussi un « épique » !) se serait transporté en rêve sur l’Hélicon et Ennius l’aurait imité : Nicomaque21 aurait dit pour célébrer l’Héraklès de Parrhasios (lui aussi un « plasticien » !) que ce dernier l’avait peint comme il l’avait souvent vu en rêve – et pourquoi ne pas dire aussi que Raphaël avait vu la Madone en rêve et qu’en rêve Heine avait pleuré, avait vu sa fiancée s’avancer vers l’autel et fait Dieu sait quoi encore ? qu’Hésiode avait été sacré poète en rêve et que les habitants de Trézène tenaient le rêve pour l’ami des Muses ? Pourquoi ne pas dire aussi qu’une ode de Pindare avait été récitée en rêve à une vieille femme, et que « la nuit est la plus belle moitié du jour »22 ? Une telle polémique fait vraiment regretter de ne pas avoir réellement affirmé ce contre quoi elle s’érige.
8Toutefois ce n’est pas seulement sur des détails mais aussi sur des points fondamentaux que M. Rohde reste encore bien loin du vertige dionysiaque de son ami, de sorte qu’on peut se montrer curieux de savoir dans combien de temps les deux philologues de l’avenir vont se crêper le chignon. Il est tout à fait significatif de voir que M. Rohde n’essaie aucunement de reprendre à son compte l’exaltation des mystères, Apollon le dieu du rêve, le père du monde des dieux homériques. En échange, je dois bien lui concéder que c’est « par une falsification délibérée » que je laisse croire que Nietzsche tient pour préhomérique la malédiction qui pèse sur la race des Atrides, de même, que c’est avec une « malhonnêteté consciente » que j’introduis subrepticement les généalogies hésiodiques dans son monde de dieux préolympiens23. On peut voir ce qu’il en est dès qu’on se reporte aux passages que je cite. Nietzsche y définit comme époques de l’histoire grecque de Part, premièrement, un « âge d’airain avec ses combats de Titans et son âpre philosophie populaire » [56], C’est là justement que se trouvent la malédiction pesant sur la race des Atrides, la sentence de Silène24, et l’autre absurdité que j’ai dénoncée à satiété. Deuxièmement, « sous l’action de la pulsion apollinienne du beau, le monde homérique » [56] s’est déployé, etc. ; même si tu as raison, me dira un lecteur de la « Sous-philologie », n’as-tu pas fait valoir comme post-homériques, et par suite comme spécifiquement helléniques, des combats de Titans qui ont pourtant la même racine que le combat d’Indras contre les Maruts et de Thors contre les Hrimthursen ? C’est pourtant bien ce que dit M. Rohde ? Oui, pourrais-je répliquer, mais M. Rohde parvient à cela par une déduction qu’on pourrait symboliser par la formule suivante : x + a = bc, donc x = b. Je nie l’existence d’un royaume de Titans, l’existence d’une époque où, avant d’être vaincues, les forces obscures de la nature régnaient sur les puissances de la nature, favorables aux hommes. Une telle époque qui ne satisfaisait son besoin religieux que par de telles forces obscures n’a jamais existé et tout aussi peu, par conséquent, une révolution de la croyance les bannissant et symbolisant, selon une croyance propre, leur chute par un changement de trône divin. C’est ce qu’enseigne le bon sens commun mais naturellement aussi la recherche mythologique, par exemple celle de Welcker, bien connu, et dont -posteri negabitis 25 – un philologue de l’avenir a cru devoir me faire l’éloge. Mais lorsque Nietzsche, considérant tout de même explicitement les spéculations théogoniques, fit surgir « sous l’action de la pulsion apollinienne du beau, l’ordre olympien des dieux de la joie, à partir de l’originelle hiérarchie titanesque des dieux de la peur » [51], cela était entièrement faux, et il n’avait pas besoin de distinguer royaume et combats de Titans. M. Rohde, qui bien sûr reconnaît l’absurdité de l’hypothèse d’un « âge d’airain » [51], évite avant tout de le faire ouvertement, afin de laisser tomber sur moi le coup porté contre son ami. Lorsque, plus loin, considérant les multiples notes qu’on trouve dans les scolies de l’Iliade (par exemple sur Stentor, le Catalogue des aimées de Zeus, Océan, le rapport d’Arès avec Aphrodite), et les découvertes faites par de jeunes philologues, je relevai l’étrangeté ou bien le caractère tardif des parties en question de l’Iliade26, j’eus tort, je l’avoue, de prêter ces remarques aux puissants pionniers de la critique homérique. M. Rohde peut donc bien me le reprocher27 – ce qui m’induisit en erreur est que précisément l’esprit de ces remarques était si juste. Que M. Rohde songe un peu s’il est capable de saisir cet esprit, lorsqu’il voit que les mentions des Titans aux chants xiv et xv sont les mêmes que celles du treizième chant dont je fis mention28 : et c’est lui qui prétendait ne pas pouvoir séparer un chant de l’ensemble de l’Iliade ! Et là il a le front de me reprocher « des affirmations forgées de toutes pièces ». N’est-il pas déjà en train de rougir de honte ?
9Cependant la différence essentielle entre les deux philologues de l’avenir se tient encore en retrait : c’est leur conception de l’essence de la poésie lyrique. Nietzsche, comme chacun sait, se glorifie d’avoir poussé plus loin que Schopenhauer lui-même la compréhension de la naissance et de la signification de la poésie lyrique. Pour lui, la poésie lyrique est « la fulguration imitative de la musique en images et en concepts » [64], elle est donc aussi indépendante de l’esprit de la musique que la musique elle-même dans sa pleine illimitation l’est de l’image et du concept, qu’elle tolère seulement à côté d’elle [65]. En revanche, lorsque le texte domine le contrepoint comme le maître le serviteur, cela témoigne d’une « grossière inculture de profanes » [127]. J’objectai à cela que les Grecs n’avaient pas la moindre notion de ce rapport de la musique au texte et que Platon attestait au contraire que chez eux l’harmonie et le rythme avaient suivi les paroles. Certes M. Rohde polémique là contre, comme il se doit, mais l’exigence de Platon lui semble à lui aussi tout à fait justifiée, à savoir que « la musique doit donner au texte une expression musicale correspondant au contenu du texte mais ne doit pas se griser d’effets musicaux purement sensibles sans tenir compte du texte »29 – pour le reste, que ces messieurs s’accordent entre eux. Là Nietzsche dit : la musique avant le texte ; et Rohde : le texte avant la musique ; là Nietzsche : le texte, « fulguration imitative de la musique » ; et Rohde : la composition « expression musicale » du texte. Pauvre Nietzsche, l’autre philologue de l’avenir ne croit même pas à sa grande découverte qui surpasse celle de Schopenhauer ! Pauvre Rohde qui se trouve enfermé dans « une grossière inculture de profanes » [141] ! Et ainsi s’écroulent toute la majesté de la chanson populaire à strophes d’Archiloque et « toutes les diverses productions nées de l’excitation mutuelle d’Apollon et de Dionysos » [41]. Et c’est très exactement toute la Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique qui s’écroule. Mais je ne peux pas quitter le passage de Platon sans avouer que M. Rohde m’a fait voir une erreur grossière et impardonnable dans l’interprétation des mots platoniciens θρῇνοι et ὀδυρμοί 30. J’accepte avec reconnaissance même la plus rude des remontrances. Y compris de la part de M. Rohde à qui il est arrivé la même chose précisément dans ce passage : trompé par le δεῖ 31, il qualifie d’« exigence » la phrase de Platon, à savoir que dans la musique le texte serait souverain. Or on voit ceci : Socrate pense qu’une fois les règles de la μίμησις expressément établies, celles de la musique en découlent d’elles-mêmes ; mais, comme Glaucon ne comprend pas cela, Socrate entreprend de le lui démontrer. Dans les trois parties du μέλος ce sont ἁρμονία et ῥυθμός qui doivent suivre un λόγος32, pour lequel ne peuvent valoir d’autres règles que celles évoquées plus haut. Or (ἀλλὰ μέντοι) les ὀδυρμοί etc. sont exclues des paroles ci-dessus, elles doivent donc (οὐκοῦν) tomber hors de l’ἁρμονία. Un syllogisme facile, où la majeure est la proposition problématique. En tant que telle, elle ne permet pas à l’orateur qui parle de tenir pour vrai quoi que ce soit, sauf subjectivement. Je croyais que la logique apprenait cela.
10J’ai déjà montré, à partir de la différence de points de vue des deux philologues de l’avenir sur la poésie lyrique, que M. Rohde avait exprimé du même coup son jugement sur l’Archiloque nietzschéen, celui qui « sombre dans le sommeil sous le plein soleil de midi et qu’Apollon réveille en le touchant de son laurier » [58]. C’est pourquoi, outre les grossièretés obligées, Rohde limite l’essentiel de sa réplique au mode d’interprétation des ïambes, étroitement lié à la question du mode d’interprétation de l’élégie. M. Rohde ne sait pas lui-même pourquoi M. Nietzsche a laissé cette question de côté – il pense que Nietzsche a eu « des raisons particulières »33. Sûrement ; on voit bien où sa musique originelle se serait fourvoyée ! Mais M. Rohde rattrape cela. Il rend hommage à l’antique conception des grammairiens qu’exprime pour nous surtout Horace : l’élégie, ἐλεγεία, aurait pour origine l’ἔλεγος34 ; or c’est nommément Caesar35 qui a montré avec le plus d’évidence que pendant toute la période antique ces deux mots semblables avaient une signification complètement différente et que pendant longtemps l’élégie fut simplement nommée ἔπη36.
11À supposer, par conséquent, qu’à une époque qu’on ne peut se représenter, chez un peuple non grec, l’ ἐλεγεῖον tombé en désuétude fut désigné par ἔλεγος, puis après cela par ἐλεγεία, cela donne-t-il le droit de rapporter à l’élégie des éléments tirés de l’essence de l’ἔλεγος ? Cependant je peux à bon droit laisser chacun maître de juger s’il veut considérer le genre le plus connu et le plus épique de la poésie lyrique hellénique, celui qui constitue le tronc à partir duquel s’est formée l’épopée, comme étant la plus jeune branche de cet arbre ou comme ayant jailli de la même racine ou bien, comme provenant des airs de flûtes orgiaques d’un peuple barbare voisin des Ioniens : il ne s’agit là que du mode d’interprétation de l’élégie historique, des poèmes de Callinos, d’Archiloque37, et de leurs successeurs. S’ils étaient dissociés de la musique, le dionysiaque en serait alors arraché et les hypothèses nietzschéennes se retrouveraient suspendues en l’air. Pour le chant, M. Rohde s’appuie sur trois points et rejette comme tardif et incertain un témoignage qui le contredit. Tyrtée aurait été le nom d’un joueur de flûte. Même avec sa « philologie de l’avenir » M. Rohde aurait pu savoir que la flûte accompagnait les ἐμβατήρια38, il connaît tout de même bien ἄγετ’ ὧ Σπάρτας 39. Mimnerme aurait mis en musique des élégies et Plutarque le confirmerait (De Musica, chap. 8). Or que dit ce dernier ? Qu’il existait un ancien air, le κραδίας νόμος 40, que Mimnerme aurait joué à la flûte (αὐλῆσαι : ou bien cela signifie-t-il « accompagné à la flûte » ?) : ἐν ἀρχῇ γὰρ ἐλεγεῖα μεμελοποιημένα οἱ αὐλῳδοί ᾖδον 41. Sakadas, lui aussi, aurait écrit, outre des chansons, de semblables « élégies mises en musique ». Mais pourquoi diable Héraclide du Pont (à qui cette partie du livre sur la musique semble se référer) a-t-il besoin de cette précision si celle-ci était fondée dans l’essence même de la musique et s’il savait que toutes les élégies de Mimnerme étaient destinées à être chantées ? Ne doit-on pas plutôt considérer ce passage comme une réfutation directe du point de vue de M. Rohde ? Toutefois, sur un point, M. Rohde l’emporte contre moi ; je me trompai lorsque je dis de Mimnerme qu’il n’était pas musicien. Comme on le voit, il était aussi joueur de flûte tout comme sa Nanno l’était. Mais venons-en au troisième point, le témoignage principal : Khaméléon (Ath., XIV, 620c) est censé attester de manière explicite que les poèmes de Mimnerme et de Phocylide étaient mis en musique. Ecoutons : Athénée dit que les homéristes de son époque (des gens tels que Achille Tatius les décrit) ne seraient apparus que sous Démétrius de Phalère : Χαμαιλέων δὲ καὶ μελῳδηθῆναι φησιν οὐ μόνον τὰ Ὁμήρου ἀλλὰ καὶ τὰ Ἡσιόδου καὶ Ἀρχιλόχου, ἔτι δὲ Μιμνέρμου καὶ Φωκυλίδου 42. Suit une série d’extraits où il est attesté que toutes sortes de poèmes, même les ïambes par exemple, étaient tantôt récités (ῥαψῳδεῖν) tantôt mimés (ὑποκρίνεσθαι) au théâtre. Fallait-il imaginer qu’il fût possible à M. Rohde de s’appuyer sur un tel témoignage et d’oser le traduire par : « les poèmes étaient mis en musique » [cf. p. 196], Furent mis en musique, est-il écrit, ainsi donc ils ne l’étaient pas auparavant ; la récitation de l’élégie et de l’ïambe est mise sur le même plan que celle de l’épopée : cette dernière était peut-être elle aussi mise en musique ? Khaméléon, qui était « très bien renseigné » [p. 196], et tous les témoins préalexandrins s’accordent donc à dire que l’élégie n’était pas chantée. Je supposai cela connu lorsque je contestai l’interprétation musicale du ïambe, et M. Rohde qui la défend devrait tout de suite mettre de côté les témoignages de Khaméléon, Cléarque et Lysanias qui sont regroupés dans le texte d’Athénée. Mais j’invoquai également le fait que les épodes d’Archiloque ne sont pas sous forme strophique. Et là M. Rohde veut me faire peur ; Westphal, lui, les tient pour écrites sous forme strophique, clame Rohde ! Ses raisons doivent être bien fragiles pour qu’il préfère disputer en s’appuyant sur des autorités. Même si ces raisons étaient aussi répandues que les mûres sur les buissons, elles ne nous ôteraient pas le droit d’affirmer la simple composition distique des épodes d’Archiloque aussi longtemps que celle des épodes d’Horace est bien établie43. Je rappelai ensuite la παρακαταλογή44 des ïambes que la tragédie a reprise. M. Rohde considère avec Westphal qu’il s’agit d’une soudaine irruption du discours (mélodramatique) dans le chant. J’admets, comme Westphal45 (Prolégomènes aux tragédies d’Eschyle, p. 200), une interprétation musicale au sein même du discours46. Il vaut donc mieux d’abord laisser cela de côté. Mais comment diable Aristoxène en vint-il à attribuer à Archiloque la découverte du ῥυθμοποιία τῶν ἰαμβείων alors qu’Archiloque avait déjà découvert la μελοποιία des ïambes47 ? Voir pseudo-Plutarque, De Musica, 28 : cela devrait légitimement trancher ce point litigieux ; finalement il n’y a aucune instance qui se prononce contre mon point de vue, du moins aucune de celles invoquées par M. Rohde48. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les fragments pour apprendre qu’à côté des élégies, des ïambes et des épodes, les autres mètres disparaissent ; mais où aurais-je nié qu’Archiloque était aussi musicien ? J’ai nié qu’il avait introduit la chanson populaire dans la littérature car, premièrement, Homère l’avait déjà fait depuis longtemps et, deuxièmement, chanson populaire et poésie lyrique subjective sont exactement antinomiques. Cela paraît certes trop bas à notre philologue de l’avenir, « la poésie pour ainsi dire sans auteur » lui semble ridicule ; mais substituer Lied à chanson populaire et comprendre par là une poésie lyrique moderne, c’est-à-dire subjective, de sorte qu’il en résulte un tout autre sens, cela ne paraît pas trop bas à M. Rohde. Cependant « l’histoire grecque rapporte » en effet « qu’Archiloque a introduit la chanson populaire dans la littérature »49 ; autrement dit elle ne rapporte pas cela, c’est ce qu’avoue M. Rohde ; mais cette affirmation serait quand même vraie, c’est moi qui serais trop bête pour la comprendre. Dieu merci, je ne détiens pas un savoir capable de comprendre comment une histoire rapporte ce qu’elle ne rapporte pas ; qu’on le dise crûment ou en y mettant les formes, ici cela ne change rien. Si M. Rohde avait seulement eu l’ombre d’un témoignage, il ne l’aurait certainement pas passé sous silence. Mais M. Rohde, lui, est doué de l’art de comprendre les paroles d’un homme ! Ecce signum : m’opposant à l’hypothèse nietzschéenne de la préexistence de la musique sur le texte chanté, j’objectai que, dans la première κατάστασις 50, les paroles primaient encore (les musiciens étaient en même temps des poètes) ; « ce n’est que dans la deuxième qu’apparut la musique instrumentale ». Et M. Rohde parvient à comprendre ici « accompagnement instrumental », non pas dans le dessein d’entrer en lice pour défendre « l’histoire grecque » contre ce délire mûr pour l’asile de fous mais afin de contempler « tout un abîme d’incompréhension »51. Ces messieurs contemplent en effet avec plaisir les abîmes, et pas seulement dionysiaques, et lorsque tout est plat et simple ils sont pris de colère et retournent en tous sens les paroles de leur adversaire jusqu’à ce qu’un abîme apparaisse. Je trouve cela trop dangereux. On est trop facilement pris de vertiges devant les abîmes : mais la seule manière de mettre fin au vertige est de tomber profondément, très profondément, dedans. Compte tenu de l’ennui et de la stérilité de ma polémique, je pourrais bien éprouver l’envie de jouir d’un autre privilège dionysiaque, « la joie dans la contradiction » [154]. Elle apporte tout de même du divertissement : ainsi ce n’est pas seulement chaque affirmation qui avec sa « chevelure de comète fait signe vers l’incertain » [91], mais j’ai envie de dire la doctrine tout entière qui a en soi quelque chose d’héraclitéen : συνᾴδοντα διᾴδοντα συμφερόμενα διαφερόμενα 52 – la polémique elle-même y gagne en gracieuses variations. Si je défends un point de vue communément admis contre les « merveilleuses expériences » [144], je répète ce qu’il y a dans mes manuels ; si d’aventure, j’ai l’audace d’avancer une opinion propre (ce qui n’arrive pas souvent, car je ne suis pas, Dieu merci, un fou qui s’imagine pouvoir apporter des éléments nouveaux dans tous les nombreux domaines qui doivent être abordés ici), aussitôt on m’envoie promener et on m’oppose ce qu’il y a dans les manuels auxquels la philologie de l’avenir accorde subitement toute sa confiance. Bemhardy pense qu’« il n’y a pas à douter de l’étroit rapport qui unit Socrate à Euripide » [97], Selon le conseil de M. Rohde, j’aurais donc dû le suivre, car tout de même « il devrait avoir quelque expérience en histoire littéraire ». En revanche, un témoignage attestant que l’élégie n’a pas été mise en musique, il le jette par-dessus bord car « toute personne un tant soit peu accoutumée à la critique littéraire des sources » doit le tenir pour « tardif et incertain » [p. 196]. Bemhardy n’a pas reconnu cela. Mais si les philologues de l’avenir avaient regardé de plus près Bemhardy, ne serait-ce que sur le rapport des deux assassins de la tragédie, ils auraient au moins appris que l’influence de Socrate sur Euripide n’existait pas et ne pouvait pas exister d’un simple point de vue chronologique. M. Nietzsche transforme cependant Euripide en « masque de Socrate » et au moment où Euripide ne parvient pas à comprendre les tragédies de ses prédécesseurs, il lui fait rencontrer l’autre spectateur qui est dans le même cas [92], puis il lui fait entreprendre un combat contre le drame conventionnel, puisqu’il écrit à son tour des tragédies dans lesquelles ne parle que Socrate, « le nouveau démon » [93]. Cela est donc arrivé à Athènes avant 455, car à cette époque le nouveau démon, encore μειράκιον53 au mieux, cassait des pierres chez son père. Quant à ce qui advint de la tragédie, nous le savons : « il faudra que le héros vertueux soit dialecticien, désormais il faudra qu’il y ait un lien visible et nécessaire entre vertu et savoir, croyance et morale – désormais la justice transcendante d’Eschyle se dégradera en une plate et impudente “justice poétique” avec son habituel deus ex machina [103]. » M. Rohde veut nous faire croire que cela ne concerne pas Euripide, mais qui le croit ? Sûrement pas lui-même. Et d’où vient cette transformation du drame : ce sont, dit Nietzsche, « les conséquences des préceptes socratiques : vertu égale savoir ; on ne pèche que par ignorance, l’homme vertueux est heureux » [102]. Si donc Euripide élabore ses tragédies à partir de ces préceptes, si son « précepte » – « tout pour être beau doit être conscient » [96], parallèle à celui de Socrate : « tout pour être bon doit être conscient »54 est une conséquence de la doctrine socratique, si Euripide est « le masque de Socrate », il est donc affirmé qu’Euripide reconnaît les préceptes socratiques sur lesquels son esthétique repose. Ainsi, à l’opposé, ce n’est pas seulement l’influence socratique mais également l’esthétique euripidienne formulée de la sorte qui s’écroulent dès qu’on démontre qu’Euripide est en contradiction avec la doctrine socratique. Peut-être M. Rohde le comprend-il bien lui aussi, et rougit-il de honte d’avoir prononcé contre moi des paroles que j’ai peur de répéter –j’attaquai l’explication nietzschéenne de la poésie euripidienne à la racine : bientôt aucun être sensé ne s’en souviendra plus – mais pourquoi ne m’opposai-je pas d’abord au précepte qu’Euripide, selon Nietzsche, a directement établi : « tout pour être beau doit être conscient » ? C’est que ce précepte se laisse tout aussi peu réfuter que prouver à partir des sentences du poète : il est inventé de toutes pièces. Euripide, à ce qu’on sait, a constamment gardé le silence sur ses préceptes poétiques fondamentaux55. Il n’y a donc pas lieu de conclure à un rapport entre les deux barbares critiques à partir de la concordance de leurs doctrines56. M. Rohde avoue également que la tradition dont Nietzsche se réclame à l’envi ne peut aucunement prétendre avoir force de preuve. Bien sûr il tente d’abord timidement de prêter à la Pythie des trimètres ïambiques en dialecte attique où par « courtoisie » sans doute pour les glorieux tragiques, elle se permit deux licences dans la construction du vers et dans la langue, licences dont l’une apparaît une seule fois chez Sophocle, l’autre jamais (Σοφοκλή s’intégrerait aussi au vers comme bacchius57). C’est seulement à la fin qu’il concède – ô miracle ! à la méthode – que le premier vers, au moins, de l’oracle est peu élégant. Qu’il se réjouisse donc de l’autre58 !
12Mais « l’étroite parenté des deux sages » ne doit-elle pas convaincre ? Oh si ! à condition que Sénèque et Paul aient aussi été amis – M. Rohde n’a rien opposé au fait que ceux qui devraient pourtant savoir si cette histoire était différente n’en soufflent pas mot, et n’a rien objecté non plus à tout ce que je dis d’Euripide ; sans doute parce qu’il n’y avait aucune « citation à grappiller » comme on dit toujours lorsque j’expose mes vues59. On trouve même une fois une « citation détournée »60 ; elle l’est surtout devenue ; nous allons tout de suite le voir.
13Nietzsche doit avoir raison, pense M. Rohde, le dithyrambe est différent de tout autre chant choral car ses chanteurs étaient « une foule d’êtres métamorphosés, transformés en serviteurs du dieu » [74]. Ces « serviteurs du dieu » doivent tout de même bien être les satyres sinon une « transformation » n’aurait pas été nécessaire et tout interprète d’un chant célébrant n’importe quel dieu aurait été tout autant « métamorphosé ». Mais c’est après seulement, que M. Rohde comprend cette absurdité et dit que Nietzsche « ne croit aucunement que le dithyrambe n’était chanté que par des satyres »61. Peut-être qu’entre-temps il a jeté un coup d’œil sur les fragments pindariques où le poète, comme dans les odes triomphales, parle en son nom propre à travers le chœur. En attendant M. Rohde juge encore bon d’ignorer cela et se moque – mais là les korybantes sacrés l’ont certainement frappé – de ce que je cite des danses au cours desquelles même des chanteurs au service d’autres divinités se « transforment » c’est-à-dire représentent par des mimes des serviteurs mythiques du dieu62. Mais le vrai κορυβαντιασμός63 n’apparaît que dans la « citation détournée ». Pour prouver que le dithyrambe ne présupposait en aucune manière le mime, je citai un passage frappant où Philochore, considérant naturellement le dithyrambe de son époque, dit que les Anciens le chantaient en faisant des libations (dans les banquets)64. Cela trancha bien sûr la question contre M. Rohde, c’est pourquoi il traduisit le ἅπαξ εἰρημένον65 « διθυραμβεῖν » par : « s’abandonner au plaisir dithyrambique », ce qui non seulement est une signification propice à M. Rohde mais surtout est une pure idiotie. Car Philochore lui-même évoque la célébration des dieux par le chant comme le font à la fois tout le texte d’Athénée et la citation qu’il donne d’Archiloque (qui vient juste après corroborer le témoignage de Philochore) où le poète parle précisément du dithyrambe en disant qu’il ne peut chanter en l’honneur du dieu que lorsque ses esprits ont été complètement foudroyés par le vin. N’est-ce pas là une véritable « citation détournée » qui, dans la mesure où elle met en pièces le tissu de chimères de ces messieurs, ne se trouve pas seulement être détournée mais le devient ?
14Mais M. Rohde, lui, a le droit de citer même les pires banalités, le droit de mentionner d’un pompeux « il faut lire ceci » les quelques passages rebattus presque à satiété où il est question de la naissance de la tragédie. Dans ce cas ce n’est pas une « science d’écolier » [p. 190] : ce sont des matériaux nouveaux – même s’il s’agit de la Poétique d’Aristote. D’ailleurs c’est réellement un matériau nouveau et même fabuleux, toute plaisanterie mise à part. En effet, il fait naître la tragédie d’un « jeu grave qui émeut jusqu’à susciter des plaintes de douleur » et, ce faisant, affirme « n’écarter ni n’altérer aucun des faits » qu’il a présentés. Parmi eux figure le texte classique de la Poétique où Aristote traite du développement de la tragédie, passage qui constitue depuis toujours la pierre angulaire de toute recherche entreprise dans ce domaine, ἔτι δὲ τὸ μέγεθος ἐκ μικρῶν μύθων καὶ λέξεως γελοίας διὰ τὸ ἐκ σατυρικοῦ μεταϐαλεῖν ὀψὲ ἀπεσεμνύνθη 66.
15Et ces bâtisseurs de chimères prétendent ne pas avoir contourné cette pierre angulaire ? Sans aucun doute, elle est devenue pour eux la pierre d’achoppement sur laquelle ils s’écroulent. Pour ma part en tout cas, je me considère comme dispensé de perdre ne serait-ce qu’un seul mot à débattre d’une hypothèse qu’Aristote contredit d’une manière si évidente qu’elle en paraît délibérée. En outre, je ne parlerai plus que de la solution trouvée à une difficulté créée de toutes pièces, celle de la double nature du satyre, car elle montre que M. Rohde connaît aussi bien les arts plastiques que son ami. Si l’on n’admet pas que le jeu satyrique est seulement le développement unilatéral de la nature satyrique, alors on trouve si peu d’écrits de l’Antiquité relatifs à ces membres du thiase dionysiaque qu’on en a vite fait le tour67. En revanche, il y a mille fois plus de témoignages laissés par les arts plastiques et surtout par les vases peints. Ils montrent comment, autrefois, on se représentait les satyres et démontrent que lorsque, dans l’art plus tardif, on trouve aussi, à côté de représentations crues, ces figures d’une noble beauté, d’apparence humaine, appartenant au thiase de Dionysos, ces images ne sont pas fondées dans « une conscience, issue de la plus ancienne tradition, saisissant l’homme primitif avant toute culture, allant, venant, divaguant ça et là »68, mais dans une tendance esthétique qui, à partir de la peur qui fait claquer des dents, créa l’idéal de Méduse face auquel « nous éprouvons notre double nature », tendance esthétique qui transforma Argos aux deux têtes et aux mille yeux en un jeune homme vigoureux, l’enfant d’Isis suçant son pouce en Harpocrate, et le monstre rebutant vaincu par Heraklès sur la frise d’Assos et sur des vases antiques en ce Triton de la Galleria delle statue69. Et cette tendance esthétique elle-même n’est à son tour que le pur produit de l’esprit hellénique lequel se donna pour dieux des êtres éthiques, c’est-à-dire remplis de sentiments humains, les substituant ainsi aux puissances naturelles informes qu’il avait ramenées de sa patrie aryenne, et qui donc, à la place aussi des fétiches des Sémites, des monstres de l’Inde et de l’Egypte, ne prêta de caractère divin aux images des êtres supraterrestres qu’en s’inspirant d’une humanité élevée au rang de beauté éternelle, beauté dont nous-mêmes ne pouvons nous approcher que par la prière. Mais l’histoire nous dit qui transforma le thiase dionysiaque : Praxitèle ; et même si le destin ne nous a pas accordé le privilège de voir une seule de ses œuvres intacte, nous devons placer cet homme puissant au rang des plus grands de son peuple ; c’est de l’esprit de ce peuple qu’est née la pensée qui, aussi amoindrie et affaiblie soit-elle, continue d’animer d’une éternelle jeunesse même les sarcophages et les urnes. Laissons les philologues de l’avenir gratifier leur « homme primitif » de pieds de bouc puis avoir encore le front de s’appuyer sur quelques témoignages de poètes tardifs – qu’ont-ils à faire des arts plastiques et du fait que Gerhard dans son premier travail, Del dio Fauno70, a déjà congédié précisément ces passages. Laissons-les mettre une tête de Méduse entre les mains d’Apollon et avoir ensuite le front de comprendre par là qu’il s’agit de l’égide à laquelle était accrochée une tête de Méduse « qui a pour effet de changer en pierre »71. – Qu’ont-ils à faire d’Homère, de ce chant magnifique où Apollon agite l’égide et fait oublier aux Achéens leur ardeur à se défendre, chant auquel l’artiste emprunta le motif d’Apollon agitant l’égide : laissons-les se soucier de la modération des Etrusques et avoir le front d’affirmer que les Etrusques « n’ont emprunté aux Grecs que les images les plus sinistres d’une fantaisie nocturne et morbide »72. Qu’ont-ils à faire des dessins de miroirs étrusques ? J’en ai assez de ces disputes mesquines. De toutes parts l’art appelle un plaisir constructif, de toutes parts les pierres commémoratives vieilles de quelques millénaires réclament attention et méditation – et moi je devrais perdre mon temps et mon énergie avec les idioties et les niaiseries de quelques cerveaux dégénérés ? Cela me dégoûte. Et chaque querelle qui porte sur des points de détail, fût-ce même sur des propositions capitales, n’en restent-elles pas, malgré tout, à la surface de ce qui nous différencie les philologues de l’avenir et moi ? Est-ce donc pour cela que j’ai entrepris de les combattre, parce que je devais les punir de leurs contresens, de leurs erreurs grossières et de tous leurs péchés philologiques en général ? ou bien étaient-ce mon orientation, ma conception de l’art dans son ensemble, ma méthode scientifique qui me contraignirent intérieurement à rejeter, de toute ma force d’homme, de pareilles entreprises ? Non, ici s’ouvre un abîme infranchissable. Pour moi, l’idée suprême est que le monde se développe conformément à des lois, avec vitalité et rationalité : c’est plein de gratitude que je contemple les grands esprits qui peu à peu ont arraché au monde ses secrets ; c’est plein d’admiration que je cherche à m’approcher de la beauté éternelle qui est irradiée par l’art et chaque phénomène à sa manière ; et, dans la science qui remplit ma vie, j’aspire à suivre les pas de ceux qui, avec mon consentement, ont libéré mon jugement. Or là, je vis renié le progrès accompli depuis des millénaires ; là on étouffa les révélations de la philosophie et de la religion afin qu’un pessimisme insipide puisse se livrer tout seul à ses grimaces aigres-douces. Là on brisa en mille morceaux les images des dieux dont la poésie et les arts plastiques peuplent nos cieux pour, dans leur poussière, prier l’idole de Richard Wagner ; là on renversa l’édifice de milliers d’efforts, du génie resplendissant, afin qu’un songe-creux ivre jette un regard d’une étrange profondeur dans les abîmes dionysiaques : cela, je ne le supportai pas, car – mais un plus éminent que moi parle à ma place : « pareilles insultes ont sur notre intelligence l’effet d’absurdités, mais sur notre sentiment celui de blasphèmes. Il nous semble insensé et inconscient de la part d’un seul être humain de vouloir se mesurer si effrontément à ce dont il provient et dont il tire aussi le peu de raison qu’il utilise si mal73 » – mon « sentiment blessé réagit justement de manière religieuse » ; c’est pourquoi on me pardonnera si, dans ma polémique, j’ai de temps en temps, dépassé les limites de l’acceptable. Car quiconque juge avec impartialité reconnaîtra que j’ai disputé en toute bonne foi, que j’ai à cœur cette question et la vérité. Sans doute la vérité triomphera-t-elle aussi sans moi, sans doute le cours rapide du temps emportera -t-il ces feuilles comme celles de mon adversaire. Malgré tout, je ne regrette pas d’avoir commencé et poursuivi une querelle qui ne pouvait véritablement m’apporter aucune gloire, aucun avantage, aucun plaisir et à laquelle ne me poussaient aucune nécessité, aucune exhortation extérieures à moi-même. Si ce n’est la voix du devoir enjoignant de tenir levé le drapeau sous lequel on se bat.
16Mais ceci je l’ai écrit pour que l’on sache aussi que j’ai à cœur autre chose que de me défendre contre les attaques de ceux qui ont été touchés. Cela n’aurait pas été nécessaire, car – mais de nouveau un plus éminent que moi prend la parole : « agencer des fictions frivoles en faisant le fanfaron, faire des falsifications malhonnêtes, s’efforcer de se donner partout l’air d’une compétence exclusive, sont des talents par lesquels même les gens crédules, ignorants et peureux ne sont éblouis et effrayés qu’un moment ; mais toute autre personne détourne le regard, pleine de dégoût, face à une manière de penser qui a renoncé à se respecter elle-même »
Notes de bas de page
1 NDE : La réplique de Wilamowitz est parue à Berlin, en 1873, chez Borntraeger Frères, éd. Eggers.
2 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 187.
3 NDE : Wilamowitz, Philologie de l’avenir I, p. 126.
4 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 216.
5 NDE : Wilamowitz, Philologie de l’avenir I, p. 96.
6 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 181.
7 NDE : « Lettre ouverte de Richard Wagner », p. 145.
8 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 218.
9 NDE : « Lettre ouverte de Richard Wagner », p. 144.
10 NDE : Ibid., et notes 2 à 5.
11 NDE : Ibid., p. 143.
12 Un quatrième coup, une nouvelle réclame pour la Naissance de la tragédie dans le Philologische Anzeiger a échoué à la suite, me dit-on, du refus que la rédaction lui a opposé.
13 NDE : « Lettre ouverte de Richard Wagner », p. 139.
14 NDE : Ibid., p. 145.
15 NDE : « manque de sensibilité », voir E. Rohde, Sous-philologie, p. 176.
16 Je ne parle toujours que du Professeur extraordinaire Erwin Rohde, pour ce qui est d’E. Rohde, l’hymnologue, je n’ai pas d’autres indications ; je ne possède pas l’hymne [sacrificium intellectus : « sacrifice de son intelligence »].
17 NDE : Ibid., p. 181.
18 NDE : Ibid.
19 NDE : Goethe, Faust, v. 3072.
20 NDE : E. Rohde, Sous-philologie, p. 208.
21 Je corrige tacitement M. le Prof, extraord. d’après le travail d’Otto Jahn dans Berichte über die Verhandlungen der königlich-Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig, Philosophisch-historische Classe, 1854, p. 284.
22 NDE : Goethe, Wilhelm Meister, « Lehrjahre », V, 10. Goethe écrit « de la vie ».
23 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 189.
24 Il est purement arbitraire de lier la sentence : ne pas être né est le bien suprême, etc., à la légende du Silène de Midas, au point d’affirmer que l’une présuppose l’autre. La légende se trouve d’abord, comme je l’ai dit, chez Bacchylide. En outre, Célènes est en Phrygie ; et la méthode consistant à dériver l’existence du satyre hellénique à partir d’un dieu étranger que les Grecs identifièrent à leur Silène, à leur Satyre ou à leur Marsyas est aussi logique que si je voulais expliquer Athéna à partir de Neith et Mercure à partir de Wotan. En revanche je veux bien admettre le lien de Dionysos avec les Muses lorsqu’il s’agit du drame, c’est de là que provinrent les frappantes traditions antiques rassemblées par Creuzer (NDE : G.F. Creuzer (1771-1858), qui fut professeur à Heidelberg, avait émis l’hypothèse d’une révélation primitive, propagée par des cultes secrets dans le monde entier. À la suite de Lobeck, Wilamowitz (voir p. 111) est peu convaincu par le syncrétisme de ce néoplatonicien romantique qui a « orientalisé » la Grèce.) dans Symbolique et mythologie des anciens peuples et tout particulièrement des Grecs, VII, 171, traditions que Welcker, bien sûr, juge authentiques. Le fait que ces êtres apolliniens n’avaient rien à voir à l’origine avec Dionysos n’a pas besoin d’être prouvé. Qu’est-ce que la présence d’un culte de Dionysos à côté de celui d’Apollon à Delphes vient faire dans cette question – nec scio nec scire laboro [je ne le sais pas et ne cherche pas à le savoir]. Pour ce qui est de la puissance démonstrative de cette affirmation, il est probable qu’elle est encore inférieure à un tableau de Genelli.
25 NDE : « Vous direz le contraire plus tard ».
26 NDE : Allusion aux De Aristarchi studiis homeris de K. Lehrs.
27 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 189, cf. Philologie de l’avenir I, p. 104.
28 Même le septième chant (ch. VII, v. 253-488, afin que M. Rohde sache de quoi il s’agit), où le mythe des Titans est mentionné avec force détails, est relativement récent, ce qu’indique la mention d’un ἆθλον d’Héraklès [son combat contre un monstre marin envoyé par Poséidon pour châtier Laomédon, voir v. 453-454] ; prétendre que ce chant « soit étranger à l’inspiration homérique » s’appuie sur le fait qu’il présuppose une version de la légende dans laquelle Achille reprit le combat le jour où les Troyens, après la mort de Patrocle, se battirent près des vaisseaux. Aristarque vit tout cela puisqu’il rejeta les vers 475 et 476 [478-479] ; et aussi Lachmann puisque, en vertu d’une connaissance plus approfondie de l’essence de la chanson populaire, il les conserva [voir p. 97 note 1, p. 104 note*, p. 189 -190].
29 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 194.
30 NDE : « Plaintes » et « lamentations » funèbres, à l’origine d’une espèce de poésie lyrique.
31 NDE : « Il faut », voir Platon, République, III, 398 d.
32 NDE : Les trois parties du melos (chant, mélodie) sont l’harmonia : échelle musicale d’une certaine teinture (et non pas accord de plusieurs notes jouées simultanément), le ruthmos : alternance de notes et (ou) de syllabes longues et brèves, qui doivent tous deux suivre le logos : le texte.
33 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 196.
34 NDE : Elegos : chanson accompagnée à la flûte, liée aux banquets (Mimnerme) ou aux prouesses guerrières (Tyrtée). Elegeion (plur. elegeia), terme formé sur elegos : chant de lamentation (voir Hél., v. 185, Iph. Tour., v. 145).
35 J. Caesar, De Carminis graecorum elegiaci origine et notione, Marburg 1837.
36 NDE : Epè : vers.
37 NDE : Callinos d’Ephèse (VIIe s.?), considéré comme le créateur de l’élégie patriotique. Pour Archiloque, voir p. 105 note 1.
38 NDE : Embateria : « chants de guerre », voir p. 111 note 3.
39 NDE : « Allez, enfants de Sparte... », élégie belliqueuse de Tyrtée.
40 NDE : « Air (nomos) du figuier (kradias) », joué à la flûte, peut-être à l’origine lors de cérémonies de purification de la cité où les « boucs-émissaires » (φαρμακοί : en général des condamnés choisis pour jouer ce rôle) étaient fouettés avec des branches de figuier.
41 NDE : « Car au début ceux qui s’accompagnaient à la flûte chantaient des distiques élégiaques mis en musique. »
42 NDE : « Khaméléon <dans son traité Sur Stésichore> dit également que furent mis en musique [μελῳδηθῆναι : inf. aoriste qui ne justifie pas la « correction » apportée par Wilamowitz, l’aoriste n’ayant un sens passé qu’à l’indicatif, cf. Lois, 655 d : τὰ ῥηθέντα ἢ μελῳδηθήντα] non seulement les poèmes d’Homère mais également ceux d’Hésiode et d’Archiloque et encore ceux de Mimnerme et de Phocylide. »
43 Il est également remarquable qu’Horace ne parle jamais du chant de ses poèmes dans les épodes, contrairement aux odes. Le texte de 9.5 ne concerne aucunement le poème lui-même.
44 NDE : La paracatalogè : voir p. 107 note 1.
45 Prolegomena zu Aeschylus Tragodien, Leipzig, Teubncr, 1869.
46 Du reste, il ne s’agit pas là de céder au vertige numérique de la responsio, mais d’avoir en quelque sorte sous les yeux les passages où d’autres mètres aussi se mêlent aux ïambes (comme dans Les Trachiniennes, v. 1080, Philoctète, v. 781) ou bien - on pourrait le montrer -, se trouvent au beau milieu des parties chantées (comme dans Hippolyte, v. 818). Toutefois il se pourrait qu’il soit impossible de découvrir sur ce point quelque chose de certain.
47 NDE : La « mise en rythme des ïambes », alors qu’il avait déjà découvert leur « mise en musique ».
48 M. le Prof, extraor. aurait mieux fait de laisser de côté, pour illustrer le fait que les ïambes étaient chantés, la chanson de victoire olympique invoquée sous prétexte qu’elle est écrite en mètres ïambiques. Personne ne parviendra à croire qu’il ne connaisse pas la différence générique entre les deux. Il aurait mieux fait de me reprocher d’avoir été le premier à citer cette ode. L. v. Sybel avait prouvé depuis longtemps que le fait que « le chant sonore » chez Pindare renvoie à l’hymne archiloquien n’avait rien à voir avec Archiloque.
49 NDE : Voir Wilamowitz, Philologie de l’avenir I, p. 105 et note2.
50 NDE : Katastasis : voir ibid., p. 107 et note2.
51 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 192.
52 NDE : Héraclite (fr. 22 B 10, D.K.) : « accordé et désaccordé, consonant et dissonant ».
53 NDE : « jeune garçon ».
54 Il y a déjà là une déformation de la doctrine socratique mais j’évite, à dessein, de susciter un nouveau litige.
55 Cette remarque et la suivante peuvent bien démolir M. Rohde, il n’en a rien à faire. Il est, en fait, remarquable qu’Euripide, en plus d’un passage, regarde en direction d’Eschyle et de Sophocle mais n’aborde pour ainsi dire nulle part ses propres préceptes esthétiques fondamentaux, alors qu’on sait, et pas seulement par les comiques, avec quelle vigueur on débattait alors de questions esthétiques et comment Sophocle, par exemple, s’est prononcé plusieurs fois sur ses orientations ainsi que sur celles de ses contemporains, mais que précisément Euripide discutait de manière instructive de questions de physique, de rhétorique et de philosophie politique. Celui-ci évoque tout de même une fois, se référant certainement à quelque chose de précis, la querelle que les Muses ont laissé éclater entre deux poètes (Andromaque, v. 476), et donne libre cours à son mécontentement relatif aux attaques de la comédie (Mélanippe prisonnière, v. 476) - sûrement parce que Mélanippe la sage n’avait pas rencontré les faveurs de la critique. Sinon je n’ai jamais rien trouvé qui relève de considérations esthétiques. Je ne vois qu’une chose : le poète de Médée se plaint de la méconnaissance dont souffre le sage et admet ouvertement que, sans la gloire, la poésie n’apporterait aucune satisfaction (v. 215, 275, 542). Dix ans plus tard, après qu’il se fut engagé dans une autre voie et que ses pièces politico-patriotiques le rendirent manifestement plus heureux, la poésie lui permit d’endurer la vieillesse (Heraklès, v. 675). Peut-être d’ailleurs prononça-t-il alors une parole profonde en disant que seule peut enchanter les autres la poésie jaillie de l’âme insouciante et heureuse du poète (si les vers en question, Les Suppliantes, v. 180 sq., appartiennent bien à la pièce : le point n’est pas encore établi). Mais, dix ans plus tard, juste avant qu’aigri il ne quitte sa patrie, Amphion fait partout son apologie, et finalement lorsque, arrivé en Macédoine, il nomme heureux l’homme qui a gagné le port, il conclut l’horrible sentence : « il n’y a rien de plus beau que de voir écraser son ennemi » par le mot ὅτι καλὸν φίλον ἀεί [ce qui est beau est toujours cher aux hommes] (Les Bacchantes, v. 900). Il y a dans ces quelques vers une bonne partie de son histoire.
56 Weil a dit en passant qu’Euripide dans sa conception de l’amour lui semblait suivre Socrate. Je ne le crois pas. Car s’il est certain que la conception socratique de l’eros se tire tout aussi peu du Banquet de Xénophon que de celui de Platon, on peut tout de même établir deux points : le premier est que l’eros socratique ne s’intéressait résolument qu’aux jeunes garçons et avait néanmoins pour fin propre de conduire à l’intense plaisir sensible suscité par la belle forme ; le second est que la signification de ce rapport et l’attention constante qu’y portent les Socratiques sont considérés dans l’élément de la paideia ; et ce n’est pas seulement le jeune aimé qui est ainsi éduqué, c’est aussi l’amant que Ἔρως διδάσκει κἂν ἄμουσος ᾗ τὸ πρίν [qu’Amour éduque même s’il était inculte auparavant] (à comparer par exemple avec Eschine, chez Aristide xlv 23, éd. Dindorf). Mais chez Euripide on trouve une tout autre doctrine, même si le double Eros de Xénophon et de Pausanias apparaît aussi une fois (Dictys, v. 342, donc déjà au v. 431) ; selon Euripide il n’y a rien de plus beau que l’amour aussi longtemps qu’il ne devient pas une passion débridée. Car il devient alors une destruction de la vie (Iphigénie à Aulis, v. 544, Médée, v. 627, Hippolyte, v. 525). Sinon, « la peine et la joie de l’amour » vont de pair comme chez Sappho et Catulle ; l’homme, en effet, ne peut opposer aucune résistance à cela (Hippolyte, v. 347, Eole, v. 26). Mais il s’agit là de l’amour sexuel ; c’est par le Chrysippe, malheureusement encore presque totalement inconnu, qu’on apprend qu’il rejeta l’amour des garçons : car Laïos invoqua seulement la contrainte de ses propres dispositions naturelles [Laïos, père d’Œdipe, ne pratiqua et légalisa l’homosexualité que parce que l’oracle lui avait prédit qu’il serait tué par son fils]. Cela sépare donc totalement Euripide de Socrate. Il ne reste plus du Chrysippe [Chrysippe fut violé par Laïos] qu’un remarquable fragment, v. 889, où la jeunesse est exhortée à cultiver l’amour, car quiconque ne serait pas initié à ses douleurs serait un barbare ; mais le fragment s’achève très significativement par ἴλθῃ χρῆσθαι δ᾽ ὀρθῶς ὅταν [mais il est doux quand on en use comme il faut]. Car eros (c’est tout ce qu’énoncent les phrases tronquées du début) doit se mettre à l’école de la sagesse, c’est alors qu’il est un dieu doux à fréquenter (il chasse les ἀγρίους τρόπους [les manières sauvages]) et conduit à l’espoir (nous dirions : ne nous laisse pas désespérer) dans la mesure où il transforme les souffrances en plaisir : qui dulcem curis miscet amaritiem [lui qui mêle une douce amertume aux soucis]. Je pense avoir correctement rétabli : καὶ παρὰ λυπῶν (pour καιγάρ ἄλυπον) τέρψιν τιν’ ἔχων εἰς ἐλπίδ᾽ ἄγει [et il est porté à l’espoir celui qui, outre ses souffrances (παρὰ λυπῶν) éprouve de la jouissance]. Car « qui en effet jouit d’un plaisir sans souffrance [καιγάρ ἄλυπον] » n’est plus porté à l’espoir: il est en pleine possession du bonheur. Tout cela est, à mon sens, très beau et poétique, mais n’est pas socratique.
57 NDE : bacchius, pied composé d’une syllabe brève suivie de deux longues.
58 M. Rohde rapporte lui-même que dès l’Antiquité, l’oracle aurait été rejeté à cause de la façon dont il était versifié. Cela ne l’empêche pas d’ignorer totalement ce sur quoi la question achoppe ; de même qu’il lui plaît d’interpréter mes mots : « je suis, pour le moment, incapable de dire si les vers se trouvent ailleurs que chez le scoliaste de l’Apologie de Platon » (NDE : Wilamowitz, Philologie de l’avenir I, p. 119 note ***.), comme si je pensais que ces vers ne se trouvaient qu’à cet endroit.
59 NDE : Rohde, Sous-philologie, p. 197.
60 NDE : Ibid., p. 202 note*.
61 NDE : Ibid.
62 Il est assez significatif que les plus anciens tragiques aient introduit dans le drame aussi bien les karyatides [danses en l’honneur d’Artémis Karyatis] que les pyrriques [danses guerrières d’origine Spartiate, où les danseurs portaient le casque, le bouclier et la lance, ou l’épée], significatif que le μῖμος [mime] dorique se rattache aux danses des karyatides, pour ne rien dire des deikelistes [acteurs burlesques] et autres bouffonneries qui ont conduit à la comédie. En tout cas mon jugement sur les danses des Korybantes n’était pas juste, car ce n’est pas ici qu’il faut les rapporter ; ici ce sont les prêtres qui dansent et font du bruit. M. Rohde est choqué par « korybantiste », formé sur κορυβαντιασμός [frénésie de corybante], je le lui abandonne volontiers ; qu’en échange il m’accorde les danses du jeu satyrique et de la tragédie auxquelles il me renvoie pour « fortifier ma pensée » [p. 199], ou même le γέρανος [danse figurant la fuite des grues] qui n’a rien à voir avec le moindre culte d’une divinité ; il aurait mieux fait de me reprocher d’avoir nommé bachique l’hyporchème [danse du chœur pendant qu’il chante] apollinien : voilà quelque chose de bien justement blâmable. Ce qu’il dit du nouveau et plus récent dithyrambe ne concerne pas du tout mon explication, à savoir qu’il est frivole de juger d’un genre qu’on ne connaît pas. Ou bien M. Rohde le connaitrait-il, lui qui fait de Philoxène le précurseur de Timothée et qui, lorsqu’Aristoxène se plaint de ce qu’à son époque la musique soit θεατρική [théâtrale], rapporte cela à la tragédie presque ou complètement sans chœur depuis longtemps, et de plus presque disparue ?
63 NDE : Korubantiasmos : frénésie de corybante.
64 Athénée, Deipnosophistes, xiv, 629 [8] a : οἱ παλαιοὶ σπέδοντες οὐκ ἀεὶ διθυραμβοῦσιν, ἀλλ᾽ ὅταν σπένδωσι, τὸν μὲν Διόνυσον ἐν οἴνῳ καὶ μέθῃ τὸν δ᾽Ἀπόλλωνα μεθ᾽ ἡσυχίας καὶ τάξεως. Ἀρχίλοχος γοῦν φησίν κτε. [Les Anciens, en faisant des libations, ne chantent pas toujours le dithyrambe, mais quand ils font des libations, ils célèbrent Dionysos dans le vin et dans l’ivresse, Apollon dans le calme et l’ordre. Archiloque affirme en tout cas etc.] A partir de là l’écriture est illisible ; même la correction μέλπουσι apportée par Hermann pour le Marcianus n’est absolument pas décisive et ne concerne pas le point où le texte est corrompu, encore moins la pensée : en faisant les libations, ils ne chantent pas toujours les dithyrambes mais - et là aucune précision restrictive ne suit. Quoiqu’il en soit, il est éclairant de voir que σπέδοντες et ὅταν σπένδωσι ne peuvent être maintenus ensemble. Si l’on supprime le premier comme étant une glose, il reste une opposition qui convient à elle seule : autrefois on ne chantait pas toujours les dithyrambes, mais seulement pendant les libations, car Dionysos était célébré dans l’ivresse, Apollon dans la sobriété. Meineke a bien vu que cette dernière mention se rapporte à quelque chose qui maintenant fait défaut. Selon lui, ce seraient les vers d’Archiloque qui manqueraient. Ne suffit-il pas d’admettre qu’Athénée a laissé tomber une partie de l’argumentation de Philochore ?
65 NDE : Un terme dont on n’a qu’une unique mention, un « hapax ». Voir Sous-philologie, p. 201, note *.
66 NDE : « En outre, pour ce qui est de l’ampleur, délaissant les histoires brèves et l’expression comique qu’elle tenait de son origine satyrique, la tragédie prit, sur le tard de la gravité. » (Poétique, IV, 49 a 19-21, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980).
67 Un seul témoignage d’une évidence égale à celui d’Aristote m’est encore présent à l’esprit. Dioscoride tient qu’il y a sur la tombe de Sophocle le κούριμος du Σκίρτος ὁ πυρριγένειος (NDE : « le masque du Sauteur à la barbe rouge » : κούριμος, masque tragique de deuil, reconnaissable aux cheveux coupés ras ; Σκίρτος, le Sauteur, nom d’un satyre.).
68 NDE : Rohde, Sous philologie, p. 205.
69 Toute l’indescriptible majesté de cette œuvre resplendit déjà à travers sa copie dans la galleria lapidaria mais il lui manque malheureusement la tête. Elle atteste de la manière la plus frappante, ainsi d’ailleurs que le traitement « pictural » de la chair, que nous avons ici affaire à l’œuvre d’un art qui présuppose les découvertes de Lysippe. Un torse tout aussi majestueusement conçu montre, à Berlin, comment Skopas sculptait un triton. Une telle créature est encore différente des figures plus semblables aux κήτη [monstres marins, énormes poissons comme les baleines etc.] qu’on voit sur la frise de Munich. Celles-ci, comme celles de Raphaël, sont les prototypes d’un genre : ici se trouve représenté le triton, et la mer roulant ses flots rebelles semble, dans ses vagues cabrées contre la tempête, comme opposer son effroyable poitrine à un ennemi - mais où vais-je me perdre !
70 E.F.W. Gerhard, Del dio Fauno e de suoi seguaci, osservazioni, Napoli, Stamp. reale, 1825.
71 NDE : Rohde, Sous philologie, p. 195 note*.
72 NDE : Ibid., p. 191.
73 NDE : David Friedrich Strauss, Der alte und neue Glaube (L’Ancienne et la Nouvelle Foi), 6° éd. 1873, p. 147.
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