Philologie de l’avenir. Réplique à la Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche1
Prof. ordinaire de philologie classique à Bâle
p. 93-126
Note de l’éditeur
Les notes sont celles de l’auteur, excepté celles indiquées par NDE qui sont celles de Monique Dixsaut.
Texte intégral
Ὀξωτὰ σιλφιωτὰ βαλϐὸς τεύτλιον
ὑπότριμμα θρῖον ἐγκέφαλον ὀρίγανον
καταπυγοσύνη ταῦτ’ ἐστὶ πρὸς κρεας μέγα 2
Aristophane
Quelle soudaine transformation dans le sombre désert de notre civilisation exténuée, sitôt que la touche le charme de Dionysos ! Un vent de tempête s’empare de tout ce qui est mort, pourri, cassé, flétri, l’enveloppe dans un tourbillon de poussière rouge <rouge ?> et l’emporte dans les airs tel un vautour <comment cela ?>. Sidérés, nous cherchons en vain ce qui vient de disparaître : car ce qui s’offre maintenant paraît surgi d’un gouffre, tout baigné d’une lumière d’or, si plein et vert, si débordant de vie, si tendu d’un incommensurable désir. Au milieu de ce déferlement de vie, de souffrance et de joie, se tient la tragédie, écoutant dans une sublime extase le chant lointain et mélancolique <qui chante ?>, celui qui raconte les Mères de l’être et dit leurs noms : illusion, volonté, douleur. – Oui, mes amis, croyez avec moi à la vie dionysiaque et à la renaissance de la tragédie, le temps de l’homme socratique est passé. <Cette espèce singulière du genre en question s’appelle aussi homme théorique, critique, optimiste, non mystique – toutes choses assurément effroyables. Pourtant, tout ce qui participe de la civilisation hellénique depuis Socrate en fait partie, à l’exception des musiciens de l’avenir. En effet, depuis Socrate, c’est la « civilisation alexandrine » qui règne, civilisation qui ne saurait mieux se définir que comme « civilisation de l’opéra » (p. 104) [125]> Couronnez-vous de lierre, prenez le thyrse en main et ne vous étonnez pas si le tigre et la panthère viennent ramper à vos genoux. Soyez désormais des hommes tragiques ! <Ou bouddhiques, puisque c’est la même chose (p. 100, 108) [121] ; le nirvâna n’étant évidemment pas pris pour ce qu’il est quand on le considère historiquement, mais pour ce qu’il semble être dans les brumes de la métaphysique.> Accompagnez le cortège de Dionysos depuis l’Inde jusqu’à la Grèce ! Armez-vous pour un dur combat mais croyez aux miracles de votre dieu (p. 117) [p. 134-135],
1Ceci pour vous donner un échantillon et un avant-goût du ton et de la perspective du livre ; sans doute l’un et l’autre devraient-ils se juger d’eux-mêmes. Toutefois, je ne crois pas faire œuvre inutile en critiquant ce livre, et, autant qu’il est en moi, en mettant en garde contre lui ; moi-même, à sa lecture j’ai éprouvé le besoin de faire à l’auteur le compliment qui lui était dû. De fait, l’aspect le plus choquant de cet ouvrage réside dans son ton et sa perspective. Monsieur Nietzsche ne se présente pas comme un chercheur scientifique : sa sagesse, obtenue par les voies de l’intuition, est exposée en partie dans un style de prédicateur, en partie sous la forme d’un « raisonnement »3 qui n’est que trop apparenté à celui du journaliste, « cet esclave en papier du jour » (p. 115) [133]. Monsieur Nietzsche annonce, tel un épopte, les miracles, passés et à venir, de son dieu : très édifiant sans aucun doute pour les fidèles et « amis ». Naturellement, « l’évangile de l’harmonie universelle » [p. 45] pratique aussi l’anathème comme il est d’usage pour toute croyance qui prétend être la seule à rendre heureux. Celui qui maintenant, après que R. Wagner, « le noble précurseur » de Monsieur Nietzsche, à qui le livre est dédié, est parvenu à faire renaître le mythe tragique et la tragédie (Euripide l’a assassinée ; Shakespeare, Goethe et Schiller n’ont, semble-t-il, d’après la p. 64 [93] écrit que des épopées dramatisées ; d’autres œuvres, dont la nature est pleinement dramatique, comme celles de Kalidasa et de Calderon sont... passées sous silence), – celui qui, maintenant, alors que « Dionysos parle la langue d’Apollon et Apollon, pour finir, celle de Dionysos » [142]4, celui qui, dis-je, après « les merveilleuses expériences (p. 129) faites au cours de cet examen de la tragédie »5, « ne se sent pas élevé au-dessus du dispositif pathologico-moral peut bien désespérer de son sens esthétique »6. Bien sûr ; Aristote et Lessing ne comprenaient pas le drame. Monsieur Nietzsche, lui, le comprend ; il lui a été accordé « une vision si étrange et singulière de l’hellénité, qu’il n’a pu s’empêcher de penser que toute la science de nos hellénistes classiques, quelle que soit sa superbe, n’avait fait jusqu’à présent <c’est-à-dire jusqu’à Monsieur Nietzsche>, pour l’essentiel, que se repaître de jeux d’ombres et de futilités extérieures (p. 87) [111] ». Mais il est vrai que Monsieur Nietzsche, comme il se plaît à le laisser entendre (p. 112) [131], est « un enfant chéri de la nature, formé au sein de la beauté et comblé de ses faveurs »– je n’ai pas besoin de me salir avec l’invective qui suit contre Otto Jahn7 : la boue que l’on jette à la face du soleil retombe d’elle-même sur la tête de celui qui l’a jetée. Quant à moi, je sais que je tombe sous le coup de la malédiction dionysiaque, et j’aimerais bien mériter d’être traité d’« homme socratique » ou, au moins, d’« homme en bonne santé » (p. 5) [45]. Ὑγιαίνειν μὲν ἄριστον ἀνδρὶ θνατῷ 8. De toutes façons, je ne veux pas avoir affaire avec le métaphysicien et apôtre Nietzsche. S’il n’était que cela, il n’est guère probable que je fusse entré en campagne, tel un nouveau Lycurgue9, contre le prophète dionysiaque, car c’est à peine si j’aurais entendu parler de ses révélations. Mais Monsieur Nietzsche est aussi professeur de philologie classique, il traite d’une série de questions parmi les plus importantes de l’histoire de la littérature grecque, il s’imagine que, grâce à lui, l’orchestra a cessé d’être « une énigme » [75] ; il s’imagine que « la genèse de la tragédie lui parle avec une précision lumineuse » (p. 93) [115], il introduit une conception tout à fait nouvelle d’Archiloque et d’Euripide ainsi que d’autres découvertes tout aussi révolutionnaires. C’est là-dessus que je veux jeter quelque lumière ; et il est facile de prouver que, là aussi, génialité chimérique et impudence des affirmations sont exactement proportionnées à l’ignorance et au manque d’amour de la vérité.
2S’appuyant sur des dogmes métaphysiques dont « l’éternelle vérité » a eu besoin « pour être sanctionnée que R. Wagner la frappe de son sceau » (p. 84) [111], Monsieur Nietzsche convient ainsi, p. 83 [109], de ce que peut avoir d’insolite la comparaison avec les phénomènes du présent : c’est même là l’origine de ses « merveilleuses expériences ». Est-il possible d’avouer de façon plus naïve un πρῶτον ψεῦδος 10 ? C’est donc parce que R. Wagner a sanctionné en la frappant de son sceau la vérité de la découverte de Schopenhauer selon laquelle la musique occupe par rapport aux autres arts une position exceptionnelle, qu’il faut retrouver dans la tragédie antique une conception similaire. Que ce soit exactement l’inverse du chemin de recherche que les héros de notre science, et, en définitive, ceux de toute science véritable, ont parcouru, eux qui progressent de connaissance en connaissance en n’ayant égard qu’à la seule vérité et sans se laisser troubler par aucune présupposition quant au résultat final, eux qui ne comprennent les phénomènes historiques qu’à partir des conditions de l’époque dans laquelle ils se produisent et qui ne voient leur justification que dans leur nécessité historique – que, disais-je donc, cette méthode historico-critique devenue, au moins en principe, le bien commun des scientifiques soit exactement le contraire d’une manière de voir qui, liée à des dogmes, doit en trouver en tout temps la confirmation : cela n’a pas pu échapper même à Monsieur Nietzsche. Il s’en sort en dénigrant la méthode historico-critique (p. 133) [148], en couvrant d’injures toute conception esthétique qui s’écarte de la sienne (p. 128) [144] et en imputant à l’époque qui a vu la philologie allemande s’élever jusqu’à des hauteurs alors insoupçonnées, grâce essentiellement à Gottfried Hermann et à Karl Lachmann11, « une méconnaissance complète des études antiques » (p. 115) [133], Cependant, celle qui marche facilement même sur les têtes les plus dures, Atè, r] πάντας ἄαται, le frappe lui aussi12. Parmi ceux « qui ont consenti les plus vigoureux efforts pour se mettre à l’école des Grecs » [132], au contraire de ceux qui « ne comprennent pas l’Antiquité », Monsieur Nietzsche ne compte, outre Schiller et Goethe13, que le seul Winckelmann. Sans doute n’écrit-il que pour ceux qui, comme lui, n’ont jamais lu Winckelmann14. Celui qui, à l’école de Winckelmann, a appris à ne voir l’essence de l’art grec que dans le beau se détournera avec répugnance « du symbolisme universel de la douleur de l’Un originaire » [65], de « la joie prise à l’anéantissement » [114], du « plaisir que provoque la dissonance » [153]. Celui qui, à l’école de Winckelmann15, a appris à comprendre de façon historique l’essence de la beauté et qui sait qu’elle se manifeste différemment en des temps différents, et qui, surtout, a appris à faire droit à ce caractère double de la beauté si magistralement développé par Winckelmann, celui-là ne parlera jamais d’« une dégénérescence frappante de l’esprit grec » [130], ni de nature hostile à l’art à une époque où Zeuxis et Apelle, Praxitèle et Lysippe ont créé une beauté naturellement différente de celle créée par Phidias et Polygnote une beauté, si on veut, sans ethos, inconnue jusque-là, mais éternellement admirée et admirable. Un contraste tout à fait analogue, sinon aussi marqué, distingue l’art d’Euripide et de Ménandre de celui d’Eschyle et d’Aristophane. Enfin, n’est-ce pas précisément Winckelmann qui a montré par un exemple impérissable que les règles générales de la critique scientifique étaient tout aussi nécessaires à l’histoire de l’art et même à la compréhension de toute œuvre d’art singulière, que le jugement esthétique lui-même n’était possible qu’à partir des conceptions de l’époque à laquelle l’œuvre d’art est apparue, à partir de l’esprit du peuple qui l’a produite ? Et Monsieur Nietzsche ose prétendre qu’il connaît Winckelmann ? Lui qui fait preuve d’une ignorance vraiment infantile dès qu’il se mêle d’archéologie ; lui qui dote les satyres, ses « humains stupides » (p. 42) [75], de pieds de bouc, et qui ne sait pas distinguer Pan, Silène et satyre16, lui qui fait brandir par Apollon la tête de Méduse au lieu de l’égide (p. 8) [47], lui qui, lorsqu’il se propose de façon assez « titanesque et barbare » [55] de « démonter pierre à pierre la civilisation apollinienne »17, trouve les statues des dieux olympiens « sur le toit et le fronton »18, et voit leur « geste orner la frise et les murs en éclatants bas-reliefs » [49]. Que peut-on faire d’autre ici que de citer l’élève du pasteur de Laublingen19 ? Toutefois – pour se faire une idée du goût artistique de Monsieur Nietzsche, il n’est besoin que de jeter un coup d’œil sur la vignette servant de frontispice, symbole de « la renaissance du mythe » dont la vue « doit immédiatement convaincre R. Wagner que l’auteur a quelque chose de sérieux et de pressant à dire » [39], sur « le héros de la tragédie pessimiste » [81], Prométhée, « auréolé de la gloire de l’activité » [79], et sur l’oiseau qui, « en comparaissant un jour devant le juge infaillible » [131], Dionysos, doit arracher à nouveau au dieu de l’art cette exclamation :
ἤδη πότ’ ἐν μακρῷ χρόνῳ νυκτὸς διηγρύπνησα
τὸν ξουθὸν ἱππαλεκτρυόνα ζητῶν τίς ἐστιν ὄρνις20.
3« Revenant du ton de l’exhortation au calme qui sied au penseur » [135], je veux d’abord examiner ce qu’il en est des « vérités étemelles de l’apollinien et du dionysiaque » [125], En effet, la doctrine nietzschéenne d’une « opposition des styles dans l’art grec » se rattache à ces deux « divinités artistiques ». « Deux impulsions artistiques différentes <Apollon et Dionysos, auxquels correspondent le rêve et l’ivresse> y marchent de front, la plupart du temps en conflit, s’excitant mutuellement à des productions toujours plus vigoureuses, jusqu’à ce qu’enfin, dans la floraison de la volonté hellénique, elles apparaissent fondues ensemble pour donner naissance à la tragédie21. » Mais alors survient le méchant Euripide qui, aiguillonné par le méchant Socrate, met à mort la tragédie. Dionysos « se réfugie dans la profondeur des flots d’un culte secret », et ce jusqu’à « la vision étrange et singulière » de l’hellénité qui à été accordée à Monsieur Nietzsche. Il est clair que si ces vérités éternelles se révèlent n’être que des créatures de fumée, promptes à s’évanouir, tout l’édifice qui repose sur elles se dissipera dans les airs. Je peux bien, moi aussi, invoquer ici Méphistophélès qui « cherche à saisir les charmantes Lamies »22, « lesquelles lui semblent dans une lueur incertaine, être de belles dames », mais lorsqu’il y parvient, c’est une vesse-de-loup qui éclate entre ses mains. Qu’est-ce donc que le monde de l’art apollinien lorsqu’on le saisit ? Le rêve. Apollon, dieu du rêve ! Était-ce une prophétie du dragon Euripide que de chanter ainsi ? Lorsqu’Apollon prit possession de l’oracle de Delphes
νύχια
Χθὼν ἐτεκνώσατο φάσματ’ ὀνείρων,
οἳ πόλεσιν μερόπων τά τε πρῶτα τά τ’
ἔπειθ’ ὅσ’ ἔμελλε τυχεῖν
ὕπνου κατὰ δνοφερὰς
εὐνὰς φράζον (…)
ἐπὶ δ᾽ ἔσεισεν κομὰν,
<Ζεύς> παῦσεν νυχίους ὀνείρους
ἀπὸ λαθοσύναν
νυκτωπὸν ἐξεῖλεν βροτῶν
καὶ τιμὰς πάλιν
θῆκε Λοξίᾳ 2324.
4Il faut certes une extraordinaire « audace » pour faire d’Apollon qui, « d’après la racine de son nom est le “brillant” » (p. 5) [43], grâce à un calembour, « le dieu de l’apparence », c’est-à-dire de l’apparence de l’apparence, « de la vérité supérieure du rêve par opposition à l’intelligibilité lacunaire de la réalité diurne »25 ! Mais il est vrai que, pour ὅστις τὰ σιγῶντ’ ὀνόματ᾽ οἶδε δαιμόνων 26, « Apollon représente le génie transfigurateur du principium individuationis » (p. 86) [110]27, que ce même Apollon « a donné naissance au monde olympien » et qu’« il peut en être considéré comme le père » [49]. Δῖνος βασιλεύει τοῦ Διὸς τεθνηκότος 28. Ce serait donc dans la grise théorie du concept schopenhauerien que l’arbre d’or du monde des dieux hellènes plongerait ses racines. Cette soi-disant civilisation apollinienne a permis au Grec « qui ressentait les terreurs et les atrocités de l’existence » [50], à ce « peuple si exceptionnellement doué pour la souffrance » de « triompher de la profondeur terrifiante de sa conception du monde et de son sens exacerbé de la souffrance » grâce à « de puissants mirages et d’agréables illusions » [52], c’est-à-dire grâce aux dieux homériques qui « ne sont rien d’autre que la divinisation de tout ce qui existe » [49-50]. Que ces « mirages de beauté et ces illusions » soient des êtres enfantés de façon semi-inconsciente et tenus pour de véritables créatures de chair et d’os, qu’ils doivent leur naissance, comme le dit déjà Aristote29, avec assurément plus de justesse que la plupart des modernes, aux μετέωρα [phénomènes célestes] et aux περὶ τὴν ψυχὴν συμϐαίνοντα [affections accidentelles de l’âme] ; qu’ils soient apparus, au moins lors de leur premier essor, à une époque où le peuple hellène ne s’était pas encore séparé des peuples-frères, c’est-à-dire dans la prime enfance de l’humanité ; que les dieux du Grec de l’époque homérique aient eu à ses yeux une réalité absolue, supérieure même à celle que le philologue de l’avenir, fidèle de Dionysos, accorde aux miracles de son dieu ; que c’est à peine si l’Apollon de l’époque homérique contenait en germe le pouvoir politico-religieux qui lui appartient depuis le huitième siècle : tout cela Monsieur Nietzsche ne peut pas le savoir, parce qu’il ne connaît pas Homère, tout au plus sait-il qu’il est le mendiant aveugle de ἀγὼν Ὁμήρου καὶ Ἡσιόδου 30. En effet, s’il le connaissait, comment pourrait-il attribuer au monde homérique éclatant de jeunesse, exultant dans l’exubérance et les délices du plaisir de vivre, et qui, précisément à cause de sa jeunesse et de son naturel, réconforte tout cœur innocent, comment pourrait-il attribuer à ce printemps d’un peuple, qui a vraiment rêvé de la plus belle manière le rêve de la vie, des sentiments pessimistes, une aspiration sénile à l’anéantissement et une volonté consciente de se tromper soi-même ? Et quels sont les arguments qu’il avance pour justifier des souffrances que, à cette époque même, les Grecs, ces éternels enfants que la belle lumière emplissait d’une joie innocente et inconsciente, sont censés avoir éprouvées – non, dont ils sont censés avoir joui, et ce avec une volupté impuissante ? « Cette Moira trônant impitoyablement au-delà de tout ce qu’on peut connaître, ce vautour qui ronge Prométhée, le grand ami de l’homme, cet effrayant destin réservé au sage Œdipe, cette malédiction qui pèse sur la race des Atrides, ces Gorgones et ces Méduses, bref, toute cette philosophie du dieu sylvestre qui fit la perte des mélancoliques Etrusques » [50], Quel tissu d’âneries ! Mélancoliques, les Etrusques ? Qu’on lise donc Athénée, XII. 517. Gorgones et Méduses ! Χρῆσόν συ μάκτραν, εἰ δὲ βούλει κάρδοπον 31. Et la malédiction héréditaire des Atrides etc... serait homérique, et même, préhomérique ! Quelle honte faites-vous, Monsieur Nietzsche, à notre mère Pforta ! Faut-il donc qu’il semble qu’on ne vous ait jamais donné à lire Iliade II, 101, ou le passage du Laocoon de Lessing qui s’y rapporte ; quant à l’introduction de Schneidewin32 à l’Œdipe roi de Sophocle, c’est un savoir que l’élève de première acquiert dès le premier semestre. Vous pourrez toujours vous en sortir en disant que vous ne vous êtes trompé que de quelques siècles et que compter relève de la vulgaire mathématique. Seulement, depuis Platon, il est toutefois écrit au-dessus des portes de la philosophie, n’en déplaise à Schopenhauer :
μηδείς ἀγεωμέτρητος ἐνθάδ᾽ εἰσίτω.
5La seule chose que j’aurais souhaitée, c’est qu’à Pforta on ait rigoureusement respecté cette maxime, ne fût-ce que sous la forme suivante : ἐνθένδ᾽ ἐξίτω 33. Il y a encore autre chose dans les croyances helléniques à l’époque de l’épopée populaire qui ne pouvait pas échapper à un regard « qui a plongé jusque dans l’horrible tréfonds de la nature » [77] : « le règne des Titans », que les dieux entourant Zeus, c’est-à-dire l’Apollon primitif nietzschéen, ont dû renverser [52]. Seulement, on peut considérer comme acquis que la titanomachie ainsi que les dynasties et les généalogies d’Hésiode sont plus éloignées de la conscience hellénique que le cercle des dieux olympiens d’Homère, et aussi (comme on peut le prouver) plus récentes34 ; pour ne rien dire d’un temps où un Hellène, ignorant Zeus, Athéna et Apollon, aurait sacrifié à Ouranos ou à Kronos, voire à Erikapaios ou Phanès. Et pourtant, p. 18 [56], il est fait mention de l’existence d’une période artistique correspondant à l’âge d’airain. De telles abstractions et allégories ne présentent cependant de l’intérêt que pour une théosophie dogmatique, comme la théosophie hésiodico-phérécydico-orphique.
6Mais l’ignorance de Monsieur Nietzsche en ce qui concerne Homère se manifeste de la façon la plus frappante dans sa conception de l’histoire de la littérature grecque la plus ancienne : Homère est pour lui, « en tant qu’individu », « un rêveur absorbé en lui-même », « un artiste apollinien, naïf » [56] ; quant à Archiloque35, « l’histoire grecque » est censée nous « rapporter qu’il a introduit la chanson populaire dans la littérature » [62]. La première de ces affirmations est un produit du délire, la seconde est fausse. En effet, même le plus fervent partisan de l’unité36 ne pourra pas nier que ces deux poèmes incomparables n’aient comme arrière-plan une tradition rhapsodique extrêmement féconde qui a fleuri pendant des siècles avant et après leur auteur (il suffit de penser aux hymnes homériques dont la critique n’a bien sûr pas progressé depuis G. Hermann) : il ne pourra pas non plus nier qu’Homère lui-même « comme individu » n’ait pu apparaître que sur le sol d’une tradition très développée du chant poétique. Et qui pourrait, dans la mesure où des phénomènes analogues chez d’autres peuples ne lui sont pas complètement inconnus (et Monsieur Nietzsche a pourtant bien eu, quand il était en seconde, l’occasion de lire les vingt chants sur les malheurs des Nibelungen), qui pourrait, dis-je, confondre alors l’essence de l’art naïf telle que Schiller l’expose avec les rêvasseries et autres mirages de beauté de Monsieur Nietzsche : chez lui, même un serbe ou un finlandais « pour avoir pénétré d’un regard perçant l’impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle aussi bien que la cruauté de la nature » [69] ont besoin d’« une illusion éblouissante de couleurs » pour échapper au désir du nirvâna. Quant aux affirmations concernant Archiloque, la vérité est qu’au premier abord on ne sait qu’en dire : la première remarque que l’on peut faire, c’est que si l’on doit comprendre Archiloque à la lumière de ce que « l’histoire grecque nous apprend véritablement sur son compte », c’en est fait de la conception de la poésie selon Monsieur Nietzsche. Est-il seulement possible de mettre au compte d’une erreur involontaire des affirmations aussi manifestement fausses, quel que soit le soupçon de vraisemblance dont elles se parent ? Aussi incroyable que cela paraisse, Monsieur Nietzsche ose comparer la poésie d’Archiloque aux chansons populaires du Knaben Wunderhorn (qui sont d’ailleurs, en partie, vraisemblablement hybrides) : comparer avec une poésie pour ainsi dire sans auteur les œuvres d’un homme qui n’exprime dans ses vers que lui-même, ses passions et ses expériences, et ce, de façon si directe et si personnelle qu’elles éveillaient même chez un Critias, poète non négligeable et lui aussi indéniablement subjectif et passionné, un sentiment de malaise37. Mais ces affirmations deviennent nécessaires, s’il est vrai que le poète lyrique, à qui, selon l’opinion commune, la passion inspire son chant, « s’est, dans le procès dionysiaque, démis de sa subjectivité, et produit d’abord un reflet musical, sans image ni concept, de la douleur originaire, puis, une seconde réflexion qui a la valeur d’un symbole particulier ou d’un exemple », lequel est alors le poème ; assurément, s’il en est ainsi, alors ce n’est pas son amour, puis (Monsieur Nietzsche dit de façon absurde « tout ensemble ») sa haine pour Néoboulè que chante Archiloque38, mais « le seul “je” véritablement existant et éternel, le seul qui repose au fondement des choses » [59]. Pour pouvoir affirmer que le texte du poème apparaît après la mélodie, que la poésie est « une fulguration imitative de la musique en images et en concepts » [64], il était nécessaire d’attribuer à Archiloque une poésie lyrique de forme strophique et un rôle musical prépondérant, c’est-à-dire de méconnaître grossièrement Archiloque ainsi que l’histoire de la musique grecque. Je pensais que Platon parlait de façon suffisamment claire : τὴν ἁρμονίαν καὶ ῥυθμὸν ἀκολουθεῖν δεῖ τῷ λόγῳ 3940. Et même si l’on peut légitimement appeler « strophe rythmique » les vers épodiques inventés par Archiloque, en tous cas, ce ne sont certainement pas des strophes musicales puisque ces dernières se caractérisent par la répétition de la même mélodie associée à des textes différents comme dans le chant choral, alors que la première, en raison même de sa forme, exclut la possibilité d’une telle interprétation ; on peut tout aussi bien dire que le distique élégiaque et peut-être même, à l’origine, l’hexamètre héroïque sont également des strophes rythmiques. De toutes façons, on ne peut songer un instant que les ïambes d’Archiloque aient été effectivement chantés, il suffit pour s’en convaincre de penser à la tradition de la παρακαταλογὴ 4142 ; la seule incertitude qui pèse sur la détermination de l’âge respectif de Terpandre et d’Archiloque est la meilleure preuve de ce qu’il ne dépend pas de la première κατάστασις43. Mais il est un mot qui doit venir aux lèvres de quiconque traite de la période la plus ancienne de la poésie lyrique hellénique et que Monsieur Nietzsche se retient avec une extrême habileté de prononcer. Il faut dire qu’il réduit en poussière toute cette fable concernant l’origine musicale de la poésie lyrique, le chant populaire selon Nietzsche et le « moulage du monde dans la musique » [58], toujours selon Nietzsche : ce mot est « élégie ». Elle est la forme la plus ancienne de la poésie lyrique hellénique, elle est, qu’Archiloque en soit ou non l’inventeur, dans l’intégralité de son essence, la sœur de de l’ïambe44, elle embrasse tous les aspects de ce que nous appelons maintenant poésie lyrique, la célébration de l’amour et du vin, le chant guerrier et le couplet satirique, le genre gnomique et le genre didactique : et elle n’était pas chantée. Mimnerme et Tyrtée, Phocylide et Théognis45 n’étaient pas des musiciens ; en effet, conformément à sa naissance, l’élégie s’appuie sur l’épopée populaire, aussi bien en ce qui concerne le style et la langue qu’en ce qui concerne son interprétation. En outre, c’est encore la parole qui prime chez les maîtres de la première κατάστασις, et il faut attendre la seconde pour que s’introduise la musique instrumentale, ce qui est incompatible avec les conceptions nietzschéennes. Mais nous ne nous tiendrons pas quitte à si bon compte, et puisque nous empiétons déjà sur le domaine de la seconde « divinité artistique », je peux bien – sans qu’il y ait là positivement obligation – imiter Monsieur Nietzsche et, franchissant d’une phrase élégante l’obstacle que constitue un espace de plusieurs siècles, sauter par-dessus tous les autres poètes et musiciens pour ne plus contempler que la naissance et le tombeau de la tragédie.
7Dionysos ne se réduit pas à une formule aussi courte qu’Apollon. On pourrait, en poursuivant dans l’abstraction à la manière de Nietzsche, faire de lui le génie de la musique de l’avenir, de l’évangile de l’avenir ; de la sorte, l’opposition entre les deux styles se présenterait alors clairement comme étant aussi opposition à tout ce qui est vraiment grec, comme, espérons-le, à tout ce qui est vraiment allemand. « À l’appel jeté par Dionysos dans la jubilation mystique, les frontières de l’individuation volent en éclats <l’élément apollinien est donc supprimé> frayant ainsi la voie qui mène jusqu’aux Mères de l’être » (p. 86) [110] « Le dionysiaque et le plaisir originel qu’il ressent jusque dans la douleur est la matrice commune de la musique et du mythe tragique. » (p. 140) [153]. Nous ne nous étonnons donc plus désormais que Monsieur Nietzsche n’ait même pas posé la question de savoir dans quelle mesure les Anciens ont partagé ces vues sur la musique qui, même à l’heure actuelle, sont de la dernière nouveauté, ou bien de savoir si un Grec, même sous l’effet du rêve ou de l’ivresse, soit allé jusqu’à considérer un art comme « le langage de ce qui est inesthétique en soi ». Car c’est bien ce que fait Monsieur Nietzsche qui définit, p. 90 [113], la musique comme « le langage de la volonté », et, p. 28 [64], la volonté comme « ce qui est inesthétique en soi ». Ou bien est-ce que le raisonnement qui permet de conclure de deux prémisses à une troisième proposition équivalente etc... est trop mathématique ? L’analogon du monde de l’art dionysiaque est, comme on l’a déjà mentionné plusieurs fois, l’ivresse, « dans les tressaillements de laquelle se révèle la puissance artiste de la nature tout entière en vue de la suprême volupté et de l’apaisement de l’Un originaire » [45]. La religion dionysiaque s’est répandue en Grèce, à ce qu’il semble, à partir de l’Orient, à ceci près que là-bas elle faisait « régresser l’homme au tigre et au singe », tandis que les orgies dionysiaques des Grecs avaient la signification de « fêtes de la délivrance universelle » et de « jours de transfiguration » [48]. Certes, Apollon a d’abord « brandi la tête de Méduse contre la menace pressante du dionysiaque » [47], car « le dionysiaque apparaissait au grec apollinien comme titanesque et barbare » [55], mais les deux adversaires se sont finalement réconciliés, et ce « avec une détermination tranchée des frontières à désormais respecter et l’échange périodique de cadeaux honorifiques » (p. 8) [48], ou, comme il est dit ailleurs (p. 19) [56], « ils ont contracté des noces mystérieuses ». Et voilà Apollon et Dionysos assimilés à Néron et Pythagore !
8Il est bien connu par ailleurs que l’introduction de l’art phrygien de la flûte chez les grecs apolliniens a rencontré des résistances. L’homme « sain » et de bon sens était aussi saisi d’horreur devant les orgies dionysiaques, comme devant celles de la Mère des dieux, de Sabazios, de Bendis et de Kottyto, car elles entraînaient également en Hellade la corruption des mœurs. De plus, les choses étaient ainsi faites que le véritable tempérament hellène, avec son aspiration à la mesure en toutes choses, se défendait de toutes ses forces contre l’excentricité et l’abolition de toutes les limites propres à la mystique orgiaque, de même que la saine clarté d’esprit se défend contre la bigoterie transcendantale. Naturellement, ils ne sont pas parvenus à l’extirper complètement, car, si répugnant que soit ce mélange d’absurdité et de volupté, il est dangereux précisément en tant qu’il libère l’animalité dans l’homme et finit par ruiner avec le temps toute la véritable civilisation d’un peuple. Maintenant, on peut bien, si on veut, en Hellade, reconduire tous ces différents courants à une même source originelle, et, si on veut, qualifier cette source de « dionysiaque », surtout si l’on qualifie d’« apollinien » ce qui est spécifiquement grec : seulement cela ne suffit pas à identifier tout ce qui peut prétendre à l’appellation de « dionysiaque » ; cela vaut particulièrement pour ce qu’il y a d’authentiquement hellénique dans la figure de Dionysos lui-même, comme dispensateur du vin, et dans les êtres qui constituent son entourage primitif, Silène, les satyres et les nymphes46. De ce fond sont issues des fêtes et des coutumes reposant sur le culte rural originel de la nature, et c’est précisément de ces fêtes et coutumes, liées à la vendange, au pressoir, à l’allégresse et à l’enthousiasme qui accompagnent la dégustation du vin nouveau47, que les manifestations dionysiaques, qu’il s’agisse de tragédie ou de comédie, tirent leur origine. D’autre part, il n’est vraiment pas possible d’introduire dans le dionysisme d’une époque si reculée toute la sottise des relents mystiques et du syncrétisme grossier dont il s’est chargé ultérieurement. Je pensais que nous en avions fini avec le temps où, dans les exposés d’archéologie, on faisait du bruit avec des entités pour bonnes sœurs, comme Aion ou Eniautos. Mais qui, dans la mesure où il prend notre science au sérieux, ne doit pas trouver « honteux ou ridicule » qu’aujourd’hui encore, on parle d’une manière Ste-Croix-Creuzerienne des « admirables mythes des mystères, du chant vibrant d’allégresse des époptes », d’une conception dionysiaque du monde, qui, devant la menace que représentaient les barbares critiques, Euripide et Socrate, s’est réfugiée dans les flots mystiques d’un culte secret, « et ne cesse pas, au cours des métamorphoses et des dégénérescences les plus extraordinaires, d’attirer à elle les natures les plus sérieuses » (p. 53, 94) [84, 117]. La philosophie de Schopenhauer, la musique de Wagner, et vraisemblablement aussi la philologie de Nietzsche constituent donc désormais le savoir mystique de l’hiérophante ! En outre, il ne convient pas de trop accentuer l’opposition entre musique apollinienne et musique dionysiaque. Dès l’époque de Thaletas, et même avant lui, la musique grecque avait adopté les modes d’Asie Mineure ; aussi loin que l’on remonte, les Jeux Pythiques résonnent de l’invention d’Olympus, le nomos poluke-phalos4849, il s’y déroule une joute de flûtistes50, la flûte accompagne le péan aussi bien que l’embaterion5152 Spartiate ; cela va même si loin que l’hyporchème53 bachique exclut la flûte54 et qualifie de « dorique » la danse qui lui est associée, que Dithyrambos lui-même, sous la forme d’un satyre, peut avoir comme attribut la lyre55. A l’encontre de tout cela, Monsieur Nietzsche veut d’abord que la tragédie soit « le fruit de la réconciliation des deux divinités artistiques aux tendances opposées », mais aussi que la poésie lyrique soit gouvernée en réalité par le seul Dionysos, c’est-à-dire par la musique, si bien que, selon lui, c’est la musique instrumentale qui influence même le langage de la poésie lyrique dorique (p. 27) [62-63], Enfin, on peut difficilement conférer aux « épidémies d’extases dionysiaques » à une époque si ancienne (sixième et cinquième siècles) l’extension que nous leur voyons prendre plus tard, lorsqu’elles s’emparent de toute la population en la réduisant à un hébétement stupide56 : du moins, elles ne me sont pas connues à cette époque-là. Bien plus, même le chant choral purement dionysiaque, le dithyrambe, ne s’oppose absolument pas de façon tranchée – à l’époque que l’on considère comme celle de l’épanouissement de la poésie lyrique hellénique – aux autres formes de la poésie chorale. Même si, dans son cas, la pantomime prend une importance particulière, ce qui a donné lieu à l’apparition du drame57, les autres ne l’excluent en aucune façon ; il n’est donc pas question « d’une amplification de l’aède apollinien » [74] (il n’est besoin que de penser aux korybantistes, aux karyatides et autres danseurs de pyrrique), et il est faux de croire, comme semble le faire Monsieur Nietzsche, que le dithyrambe a toujours été chanté par un chœur de satyres58 ; celui qui a lu les fragments, et en particulier le fragment 53 de Pindare, ne se ridiculisera pas par de tels propos. Et même lorsque, sous le même nom, nous voyons apparaître, chez Philoxène59, un tout autre genre de poésie, cela n’est vraiment pas si difficile à expliquer. C’est qu’il nous manque tous les intermédiaires. Combien de centaines de poèmes les chœurs des cycles tant prisés n’ont-ils pas exigé, quelle infime partie en a été, somme toute, conservée, quel millionième nous en est parvenu par hasard, sous forme de fragments, du simple fait que la postérité en général, et plus particulièrement les grammairiens, ont négligé ces poèmes antérieurs au lyrisme classique60. À cela s’ajoute le fait que la forme de musique qui s’est implantée durablement en Hellade doit son origine et son succès aux grands auteurs de dithyrambe ; et l’importance accordée aux innovations résulte de la violence de la polémique ainsi que de la vivacité de l’admiration, mais encore et surtout, de manière tout à fait naturelle, de la réussite dans le domaine musical61. Or, nous ne sommes précisément pas en mesure de juger de ces réalisations. Le vouloir relève déjà de la frivolité : mais n’est-ce pas une plus grande frivolité encore que de vilipender un genre que l’on ne connaît pas ? Pour Monsieur Nietzsche, cette musique est « de l’excitant ou de l’évocatoire – une musique pour stimuler des nerfs émoussés et usés ou une musique descriptive » [119]. C’est assurément son ignorance – pour ne pas dire plus – qui lui a permis d’affirmer que « la tragédie accomplit la musique » (p. 119) [136], alors que la musique n’est le domaine principal d’aucun tragique62, comme elle l’est par exemple chez Phrynis63 ou Thimotheos. Pourtant, il ose dire, p. 75 [101], que la tragédie a absorbé tous les genres artistiques qui l’ont précédée, alors qu’à Athènes, outre le dithyrambe, l’élégie aussi était florissante et que l’ïambe a pourtant bien été absorbé par la comédie64.
9S’il en est ainsi pour les géniteurs de la tragédie « au cours de noces mystérieuses s’accomplissant dans la gloire de cet enfant qui est tout à la fois Antigone et Cassandre65 » (p. 19) [56], alors il peut sembler superflu d’examiner dans le détail ce que l’on nous communique de l’acte de naissance. Nous nous contenterons de jeter quelques coups d’œil sur des points précis, puisque la seule chose qui nous intéresse ici, c’est la tentative assurément peu concluante de trouver un fondement historique et philologique. Que déjà les prémisses soient plus que problématiques, on pouvait s’y attendre. Dès le début, il n’est question que d’un « dithyrambe tragique » ; je dois avouer que ce genre m’est inconnu : ne s’agirait-il pas d’un parent de l’immortelle tragédie lyrique ? Nietzsche utilise comme un argument essentiel l’hypothèse selon laquelle il y a eu une tragédie sans acteurs : avant Thespis bien sûr66 ! Et même une tragédie où il n’était question que des souffrances de Dionysos. Qu’est-ce que l’explication du drame eschyléen peut bien avoir à faire avec de telles hallucinations concernant l’état supposé d’un supposé stade antérieur à une époque supposée ? Et comment l’affirmation de l’existence d’un drame sans acteurs s’accorde-t-elle avec l’affirmation tout aussi assurée selon laquelle le chœur chez Eschyle n’est composé que d’« êtres subalternes et serfs » (p. 41) [75] ? Oh certes, cela s’accorde bien avec quelque chose, mais c’est avec « la joie prise à la contradiction originaire ». Monsieur Nietzsche ne connaît même pas la tragédie. Ainsi le chœur eschyléen était jusqu’à maintenant une énigme pour nous « parce qu’il est composé d’êtres subalternes et serfs », et que sont Les Euménides, Les Suppliantes, Les Danaïdes, Les Phorcides où il tient le rôle principal ? Encore mieux : « de même que l’on ne peut récuser le fait que Dionysos a été pendant très longtemps l’unique héros du drame grec, de même, p. 51 [83], on ne peut récuser le fait que, jusqu’à Euripide, Dionysos n’a jamais cessé d’être le héros de la tragédie ». Monsieur Nietzsche a annoncé comme cours pour cet été l’explication des Choéphores : les a-t-il seulement jamais lues ? Car qui dans Les Choéphores, qui dans Les Suppliantes, Les Euménides, Les Perses, qui dans Ajax, Electre, Philoctète pourrait bien être l’avatar tragique de Dionysos Zagreus ? Tels sont les préalables, tels sont les présupposés qui ont permis à Monsieur Nietzsche d’avoir « une vision si étrange et si profonde de l’essence de la tragédie antique ». Il en tire naturellement une conception du chœur à propos de laquelle on pourrait se demander si elle ne serait pas plus abstruse encore si elle était fondamentalement différente de celle de Schlegel67. Le chœur est « la vision de la foule dionysiaque, de même qu’à son tour, le monde de la scène est une vision du chœur de satyres » [72], Voilà qui est admirable d’ingéniosité et de nouveauté. Encore plus neuve, plus ingénieuse, plus admirable est la comparaison suivante : « la forme du théâtre évoque un vallon solitaire en montagne : l’architecture de la scène ressemble à une nuée lumineuse que les bacchants qui divaguent dans la montagne et auxquels correspondent donc les spectateurs assis dans le théâtre aperçoivent de haut » [73]. Il faut vraiment que la contradiction originelle soit devenue un réflexe très fort pour faire briller les nuages dans une vallée. Mais ce qui vient couronner tout ce passage, c’est le rôle dévolu au chœur satyrique qui est implicitement assimilé au chœur tout court. Et pourquoi pas ? Si Xerxès est Dionysos, le chœur des fidèles peut bien être composé de satyres. En effet, le satyre οὐτιδανὸς καὶ ἀμηχανόεργος 68, a un jour tourné la tête à Monsieur Nietzsche. D’abord il s’est vu doté d’une paire de pieds de bouc, maintenant, devant lui, « l’être de nature qui vit inexpugnable derrière toute civilisation » [69], « l’homme civilisé » (y compris Monsieur Nietzsche ?) « se réduit aux dimensions d’une mensongère caricature » (p. 35) [71]. Le satyre est un homme des bois, mais pas un singe69, il est l’homme primitif, mais il n’est pas capable de se civiliser : il est tout à la fois, « l’être inspiré, exalté » et « le messager d’une sagesse venue du plus profond de la nature elle-même » [71]. Aussi, lorsque le chœur satirique fait son entrée ῥαψάμενος σκύτινον καθείμενον
10ἐρυθρὸν ἐξ ἄκρου παχύ τοῖς παιδίοις ἵν’ ᾖ γέλως 70,
11le phallus n’est pas un phallus : non, il s’agit « des signes grandioses et purs de toute altération inscrits au front de la nature » [71], les Grecs, ces étemels enfants, ne rient pas des obscénités grotesques. Non, « le Grec a depuis toujours considéré la toute-puissance sexuelle de la nature avec stupeur et respect »71. Ohe jam satis est.
12Hâtons-nous de passer à un tableau plus grave, à la mort de la tragédie de la main même d’Euripide. Voici en quels termes Monsieur Nietzsche le menace : « Que cherchais-tu, sacrilège Euripide, en t’obstinant à plier une dernière fois le mythe tragique moribond à ton service ? (p. 54) [86] <mais la fièvre n’est pas encore à son comble, le lecteur arrive bientôt à la p. 97 [119], où il apprend que Sophocle avait déjà mis le mythe tragique sous le joug> Il mourut sous ta main brutale, et dès lors, c’est une contrefaçon, un mythe masqué qu’il te faut (...) pour toi le génie de la musique lui aussi est mort (...) et, parce que tu avais abandonné Dionysos, Apollon t’abandonna aussi (...) tes héros aussi n’ont que des passions simulées et masquées et tiennent des discours simulés et masqués » [86.] < toujours aussi échauffé ! >. Dix pages plus bas [94], les affects des mêmes personnages sont qualifiés de « tout à fait réalistes ». À la fin, Euripide lui-même est un masque. À travers lui c’est le nouveau dieu, Socrate, qui parle (p. 83) [92-93], Avec la vieille histoire rebattue des relations entre les deux hommes, Monsieur Nietzsche croit tenir la solution des multiples énigmes que la poésie et plus encore la personne d’Euripide proposent à notre jugement. La véritable raison pour laquelle Monsieur Nietzsche associe les deux hommes réside dans la haine brûlante dont il est empli à leur égard. Tous les moyens lui sont bons pour laisser libre cours à une haine qui ne connaît plus de mesure. Euripide, le poète qui, avec Homère, a été cher et familier à l’Antiquité tout entière était condamné à perdre une grande partie de sa gloire, en partie à juste titre, en partie parce que nos yeux sont plus attentifs à ses défauts qu’à ses qualités. Maint jugement sévère a été porté contre lui, notamment à la suite d’A.W. Schlegel, mais de quel front Monsieur Nietzsche peut-il prétendre qu’Euripide « a été changé en dragon par tous les critiques » [93] ? Aristote et Quintilien, Lessing, Goethe et Tieck ne sont-ils pas des critiques ? Il est vrai que pour Monsieur Nietzsche le procédé est encore trop clément : pourtant ses armes sont des falsifications délibérées comme celles que nous venons de citer ; nous verrons bien à qui elles nuisent le plus. Par exemple, ne faut-il pas une falsification délibérée pour affirmer qu’Euripide avait fondé tous ses espoirs sur la « médiocrité bourgeoise » [88], alors que les mots du poète sont les suivants :
τριῶν δὲ μοιρῶν ἡ ᾽ν μέσῳ σώζει πόλιν 72.
13Quand, chez Philémon, quelqu’un voudrait bien se faire pendre pour pouvoir retrouver Euripide, εἰ ταῖς ἀληθείαισιν οἱ τεθνηκότες αἴσθησιν εἶχον 73, ceci est traduit avec une ambiguïté forcée, « si le défunt était encore en possession de toute sa raison »74 [87]. Ai-je employé un mot trop dur ? Revenons donc au masque de Socrate : cette relation reposant sur quelques vers d’auteurs comiques qui ne prouvent absolument rien75, et qui appartiennent à une tradition qui n’est en fait constituée que de ces anecdotes qui, dépourvues de toute valeur, excepté pour les historiens de la littérature de commérage, ont recouvert tout le corpus qui nous a été transmis concernant les personnages de l’Antiquité76, enfin un oracle forgé de façon aussi niaise que possible [98]7778 – il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce que, autant que je sache, personne n’ait encore pris la peine de réfuter en détail la légende de cette relation. Il n’était que trop naturel d’associer le sophiste tragique avec le grand sophiste79 ; pour la postérité, la tentation était grande d’établir aussi des relations personnelles entre les deux figures les plus populaires de cette époque, parce qu’elles appartenaient à une même cité, mais aussi parce que la tradition comique semblait l’attester. Toutefois, il n’est pas moins facile de se rendre compte qu’il s’agit d’une erreur. Socrate avait peut-être quatorze ans lorsqu’Euripide a donné sa première pièce, et ce qui reste des Péliades suffit à montrer que son style était à l’époque au moins aussi proche de celui de Médée que celui de Médée l’est de celui des Phéniciennes. On ne peut établir qu’il ait été question de Socrate avant la mort de Périclès80 ; or, les créations les plus significatives et les plus profondes d’Euripide, Médée et Hippolyte, Eole et Bellérophon, Ino et Telephos sont antérieures. En effet, on peut montrer que le relâchement du soin apporté à la construction du vers, lequel a été relevé depuis longtemps, s’étend également à la structure d’ensemble de la pièce et affecte la conception même du projet. En outre, si la relation entre les deux personnages, ou même l’oracle, possédaient la moindre once de réalité, les auteurs socratiques devraient en savoir quelque chose. Or Platon, tout comme Xénophon, ignorent pratiquement Euripide ou n’en parlent que d’une façon tout à fait courante. Et l’élève doué des sophistes ne pouvait éveiller aucun intérêt chez leur ennemi le plus acharné, non plus que le poète résigné et mélancolique chez l’Homère de la philosophie81. Mais le point essentiel est que l’on devrait bien trouver chez Euripide des influences socratiques sur sa vision du monde, comme cela a été établi pour les doctrines d’Anaxagore et de Protagoras, et de même que des réminiscences de ces lectures se font encore plus nettement sentir chez le premier compilateur de ses œuvres82. Or ce n’est pas le cas. Naturellement, Monsieur Nietzsche affirme effrontément qu’Euripide avait fait sien le principe socratique : la vertu est savoir. Mais Monsieur Nietzsche ne connaît pas Euripide83. Car même s’il est arrivé que ce dernier, à l’instar de Protagoras d’ailleurs, pose comme axiome la possibilité pour la vertu de s’enseigner84, en revanche, le nombre d’occasions qu’il laisse passer en la matière, ainsi que la conception plus noble des grands poètes tragiques témoignent de ce qu’il acceptait l’idée d’une disposition naturelle en son fond que chaque homme porte profondément ancrée en lui lorsqu’il vient au monde85. Et c’est à partir des collisions dues à ce qu’on pourrait appeler la prédestination personnelle des caractères que se développent avec nécessité les actions tragiques ; cette prédestination explique également que les aspirations de l’humanité et les échecs qu’elles encourent, ses fautes et leur expiation lui soient apparues aussi irrémédiables et désespérées. En ce qui concerne le principe socratique, Euripide dit exactement le contraire. Après avoir longtemps médité la question, Phèdre dit, en exprimant la pensée d’Euripide, que le malheur de ce monde lui semble venir de ce qu’alors qu’on connaît le bien, on ne le fait pas86, donc exactement la parole chrétienne : « L’esprit est prompt, mais la chair est faible ». On peut même dire que c’est précisément cette harmonie perturbée entre le vouloir et sa réalisation qu’Euripide a portée à la scène sous forme de personnages dont le seul tort était d’être trop vrais, personnages qui, soit s’efforçaient de transgresser toute limite dans le déchaînement violent de leurs passions (de l’amour comme de la haine), pour finalement reconnaître leur échec ou en périr, soit livraient le combat aussi désespéré qu’écrasant de l’individu contre les lois fondamentales de la nature et des mœurs, notamment dans le domaine des relations entre les sexes. Oui, celui qui voudrait aller plus loin pourrait se sentir tenté de voir dans le divorce entre le vouloir et sa réalisation le noyau véritable – mais un noyau rongé par un ver – de la nature poétique d’Euripide, considérée dans sa totalité, face à la majesté d’Eschyle qui dépasse tout ce que le poète a pu vouloir consciemment, et à l’amabilité éternellement sereine de Sophocle, en harmonie avec elle-même comme avec le monde entier. Mais mon but n’est pas de faire comprendre Euripide ; il est de montrer que Monsieur Nietzsche ne le comprend pas et ne s’est pas non plus donné la peine de le comprendre, ce qui est plus facile. Penthée est, selon lui, « le mieux avisé des adversaires de Dionysos » [92], Si seulement il avait suivi cette maxime :
μηδ᾽ ἢν δοκῇς μὲν ἡ δὲ δόξα σου νοσεῖ
φρονεῖν δόκει τι 87.
14Le principe d’Euripide est censé être : « tout doit être conscient pour être beau » [96], alors que, comme il suit de ce que nous avons vu plus haut, il reconnaît bien souvent que l’on commet aussi de mauvaises actions consciemment88, ce que Socrate nie, comme chacun sait. Euripide est censé avoir tué le mythe, alors que c’est lui qui, plus que tout autre, a fixé la forme des mythes pour la postérité et que toute une série de mythes parmi les plus connus et les plus touchants ne sont entrés dans la littérature et dans la conscience populaire universelle que grâce à lui89. Il est censé avoir tendu à la justice poétique, alors que, pour lui, le règne de l’injustice constitue l’un des traits fondamentaux de ce monde et de son imperfection : Médée, les Héraclides, Andromaque, les Phéniciennes manifestent cette injustice avec une sorte d’ironie. On lui oppose le drame sophocléen, et plus particulièrement Œdipe à Colone, qui a été représenté quatre ans après sa mort. On parle de l’audace avec laquelle, dans Les Bacchantes, il méprisait le public qu’il avait lui-même formé : et il a écrit cette pièce chez et pour des Macédoniens. A la fin de sa vie, le public se serait jeté à ses pieds ; et, d’un même trait, il est dit que Sophocle a joui de la faveur populaire jusqu’à sa mort, et même bien au-delà : or Sophocle a survécu à Euripide – oh, je suis las de corriger le devoir de Mr le Professeur Nietzsche. Τὴν μὲν γὰρ ἐξαντλοῦμεν ἡ δ’ ἐπεισρέει 9091. Et même si j’avais mille langues et une bouche mille fois plus diserte, je n’en finirais jamais si je voulais le suivre dans le labyrinthe de tous ses sentiers, c’est-à-dire, μυρμήκων ἀτραποῖς 92. Là on trouve Socrate, « le logicien despotique » avec « son grand œil de cyclope », là Platon, « le type même du jeune Grec », « l’inventeur du roman » [100-102], Les prédicats, à eux seuls, sont suffisamment parlants. Il hait Socrate si furieusement à cause de son non-mysticisme, qu’il donne aux Athéniens – et cela est trop drôle pour que je m’abstienne de le citer – de l’air le plus sérieux, des instructions sur ce qu’ils auraient dû faire de lui : « on aurait dû l’expulser hors des frontières comme quelque chose de tout à fait énigmatique, d’inclassable, d’inexplicable » (p. 73) [100], mais Socrate était trop malin ; il a su habilement s’arranger pour qu’ils le condamnent à mort : c’est ainsi qu’il est devenu « le nouvel idéal de la jeunesse grecque » Ici aussi, je m’abstiens de tout jugement. Mon œil, à qui il n’est pas permis « de plonger avec plaisir dans les abîmes dionysiaques », ne parvient même pas ici à découvrir « une sagesse développée à l’excès par superfétation » [99-100], et corriger sans espoir d’être compris est un travail d’Oknos93. Aussi, vais-je laisser Monsieur Nietzsche se déchaîner tant qu’il veut sur Ménandre : encore un coup d’œil sur « les tragiques prométhéens » [87] et c’en sera assez.
15En effet, la manière dont Monsieur Nietzsche traite Sophocle est trop amusante. Il n’ose quand même pas le condamner, mais il ne sait pas non plus dissimuler le peu de goût qu’il a pour lui. Il y a bien un moment où l’on avoue que Sophocle a effectué le premier pas conduisant à la destruction du chœur [103]. Cela mis à part, c’est cet art de la dissimulation que nous connaissons déjà qui doit nous venir en aide (p. 77)94, par exemple, lorsque les traits de caractère d’Ulysse chez Euripide sont sévèrement blâmés, alors que ceux sous lesquels il apparaît dans Philoctète, et qui sont encore, si possible, plus défavorables, sont ignorés. Mais le sommet dans la compréhension de Sophocle est atteint avec la conception d’Oïdipe. Sophocle est censé l’avoir considéré comme l’homme très sage et très noble qui périt précisément d’un excès de sagesse. Ὁ μηδὲν εἰδὼς Οἰδίπους, à qui Tirésias reproche : σύ καὶ δέδορκας κοὐ βλέπεις ἵν’ εἶ κακοῦ 95 ! Oui, Oïdipe pense être sage, mais c’est le défaut de notre nature qui se montre dans le fait que c’est précisément cette illusion qui cause sa perte. C’est sa prétention qui le détruit, c’est pour cela qu’il prêche à Colone ἐν τῷ μαθοῖν ἔνεστιν ηὑλάβεια τῶν ποιουμένων 96, c’est parce qu’il s’est pris pour ὁ πᾶσι κλεινὸς Οἰδίπους καλούμενος97, que sa liberté le précipite irrésistiblement dans les filets de la passivité : c’est parce que le temps lui apprend à souffrir καὶ τὸ γενναῖον τρίτον στέργειν διδάσκει 98, qu’il est très riche dans la pauvreté, très estimé dans l’exil, très aimé dans le mépris. Si le mythe parlait ne serait-ce que de « sagesse dionysiaque », s’il avait, dans l’énigme du Sphinx, « résolu une énigme de la nature », alors il serait impossible que, dans un mythe parallèle, le sphinx ait été tué par un certain Koroibos99.
16Mais Eschyle, qui doit donc correspondre au canon d’une tragédie offrant « une consolation métaphysique », Eschyle sur qui Monsieur Nietzsche fait des cours, il doit tout de même bien le connaître et le comprendre. Ah oui ! Celui à qui la preuve donnée ci-dessus ne suffit pas, n’a qu’à regarder ce qu’il en est de la « tragédie pessimiste ». Le caractère de Prométhée est censé avoir été dévoilé par Goethe en ces mots : « Je forme des hommes à mon image ». Or Prométhée ne les forme pas. Il est censé être « l’homme s’élevant jusqu’au titanesque » [80], Mais le Prométhée d’Eschyle est un dieu aussi bien que Zeus, μῶν τάδε λεύσσεις φαίδιμ’ ’Αχιλλεῦ (...) ἰήκοπον οὐ πελάθεις ἐπ’ ἀρωγάν 100 ; et la conception du monde à laquelle Eschyle parvient (δύο σοι κόπω Αἰσχύλε τούτω)101 en trouvant dans les Mystères l’arrière-fond de sa pensée métaphysique « est censée enseigner que la Moïra trône au-dessus des dieux en tant que justice éternelle » [80].
οὐκ ἔχω προσεικάσαι πάντ’ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διὸς εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
17Prométhée, « le masque de Dionysos », nous apprend que « tout ce qui existe est juste et injuste et, dans les deux cas, également justifié » [82-83], Τρίτος Αἰσχύλε σοι κόπος οὗτος 104. Voilà ton monde, c’est là ce qui s’appelle un monde, triomphe Monsieur Nietzsche. Il ne se doute pas que c’est avec une amère ironie que Faust s’interroge ainsi105 : il ne comprend donc même pas Goethe ? Tel « un visage qui brille de loin » (τηλαυγὲς πρόσωπον), le monde du rêve lui apparaît dès les premières pages de son livre comme « toute la divine comédie de la vie, Inferno compris » [43] ; en vérité, ce témoignage de sa compréhension de Dante crie à tout lecteur qui s’efforce de comprendre :
lasciate ogni speranza voi ch’entrate106.
18Mais cela vaut même pour la compréhension de Hamlet, qui, soit dit en passant, est aussi Dionysos : p. 35 [70], la connaissance tue son action parce qu’il est pris de dégoût pour avoir reconnu la sagesse de Silène. Page 93 [116], ses paroles ont moins de signification que ses actes ! A dire vrai, beaucoup de choses semblent ici être sorties de leurs gonds ; Dieu merci, je ne suis pas venu au monde pour les remettre en place.
19Je crois que la démonstration est faite en ce qui concerne les graves reproches d’ignorance et de manque d’amour de la vérité. Et pourtant je crains d’avoir été injuste avec Monsieur Nietzsche. Si maintenant il m’objecte qu’il ne veut rien avoir à faire avec « la science historique et critique », non plus qu’avec « la soi-disant histoire universelle », que son dessein est de créer une œuvre d’art dionysiaco-apollinienne qui soit susceptible d’offrir une « consolation métaphysique », que ses affirmations n’ont rien de la vulgaire réalité diurne, mais possèdent « la réalité supérieure du monde du rêve »– alors je retire ce que j’ai dit et je lui présente mes excuses dans les meilleures formes. Dès lors, je veux bien laisser valoir son évangile, car mes armes ne l’atteignent pas. Je ne suis certes pas un mystique, ni un homme tragique, il ne pourra jamais être pour moi « qu’un à-côté divertissant, un tintement de grelots dont le sérieux de l’existence pourrait aisément se passer » [40], ainsi d’ailleurs que le sérieux de la science : rêve d’un homme ivre ou ivresse d’un rêveur. Je ne demande qu’une seule chose : que Monsieur Nietzsche tienne parole, qu’il prenne le thyrse, qu’il se rende d’Inde jusqu’en Grèce, mais qu’il descende de la chaire du haut de laquelle il est censé dispenser un enseignement scientifique ; qu’il rassemble à ses genoux tigres et panthères, mais non les jeunes philologues allemands qui, dans l’ascèse d’un travail de renoncement à soi, doivent apprendre à ne rechercher partout que la vérité, à libérer leur jugement grâce à une soumission librement consentie, afin que l’Antiquité classique leur accorde la seule chose impérissable que promette la grâce des Muses et qu’elle est la seule à pouvoir leur accorder avec cette plénitude et cette pureté :
20un cœur profond et un esprit bien formé107.
Notes de bas de page
1 NDE : La plaquette paraît à Berlin, en 1872, chez Bomtraeger Frères, éd. Eggers. Le titre parodie la parodie du titre (Zukunftsmusik : Musique de l’avenir) de l’ouvrage de Wagner, Das Kunstwerk der Zukunft (l’Œuvre d’art de l’avenir).
2 NDE : « Condiments aigrelets, assaisonnements piquants, oignon, bette, sauce très relevée, feuilles farcies de cervelle, origan – tout ça : délices de mes fesses en comparaison d’un bon gros morceau de viande » : Aristophane, Géras, fr. 180, éd. W. Dindorf, 1869 (fr. 130 dans l’éd. T. Kock, C.A.F., I, 1880, p. 423). D’après Diogène Laërce, qui cite une partie de ces vers en IV. 18-19, il s’agit d’une comparaison entre le style d’Euripide et celui d’Eschyle. Sur l’obscénité de καταπυγοσύνη (plaisir contre nature, πυγή voulant dire derrière ou fesses), voir la lettre de Rohde, p. 164-165, et le choix du titre de sa réplique, Afterphilologie (After : « derrière » en allemand). Le texte établi par Kock comporte deux variantes par rapport à celui de Dindorf (mis en exergue par Wilamowitz) : ἐγκέφαλος pour ἐγκέφαλον, et περίκομμα (« ragoût de viandes ») pour ὑπότριμμα. Pour κρεας, il faut lire κρέας.
3 NDE : En français dans le texte.
4 C’est une précieuse indication : ainsi s’expliquent dans la soi-disant poésie wagnérienne non seulement le caractère décousu des phrases, et ce que la critique comme la logique commune ne peuvent tenir que pour des absurdités (par exemple, dans la citation de la page 127 [143]), mais aussi les monstres lexicaux, les modernes φλαττοθράτ (NDE :« phlattothrat » : onomatopée burlesque inventée par Aristophane (Grenouilles, v. 1286-1296) pour tourner en dérision l’emphase tragique. Pour κόγξ ὄμπαξ, voir p. 30 n. 2. Aglaophamus : titre d’un ouvrage de Lobeck (voir p. 112 n. 2) ; Aglaophamos : nom d’un mystique Thrace, sectateur d’Orphée), le proverbial Wigala weia. En effet, « dans l’extase dionysiaque l’homme désapprend de marcher et de parler », mais en revanche, les animaux parlent et, sous les coups de ciseaux du démiurge dionysiaque, retentit l’appel des Mystères d’Eleusis : « Vous vous jetez à terre, millions d’êtres » (p. 6) [45-46] – peut-être est-ce la traduction de Monsieur Nietzsche pour κόγξ ὄμπαξ ? L’Aglaophamus est pour le moins mis à l’index par la curie dionysiaque.
5 NDE : OPC, p. 144, trad. modifiée (« herrlichen Erfahrungen » est omis).
6 NDE : OPC, p. 145, trad. modifiée.
7 NDE : Voir p. 60 et notes 1 et 2.
8 NDE :« Bien se porter, rien de meilleur pour un mortel », cité par Athénée, Deipnosophistes, XV. 50 (fr. 7, Page, Frag. Elegiae Graecae, Oxford, 1962).
9 NDE : Allusion à l’Antigone de Sophocle (v. 955-959) : Lycurgue, « fils impétueux de Dryas (...) fut enfermé dans une prison de pierre » pour avoir repoussé le culte du dieu Dionysos.
10 NDE : Proton pseudos : erreur première ; expression d’Aristote dans les Premiers Analytiques, II, 18, 66 a 16 : prémisse fausse dont ne peut découler qu’une conclusion fausse.
11 NDE : J.G. Hermann (1772-1848), tenant de la méthode historique de Wolf qu’il pratique dans son édition des Orphica, de l’Iliade et d’Eschyle, auteur d’une grammaire et d’une métrique grecque. C. Lachmann (1793-1851), auteur d’éditions critiques de Properce, Catulle et Lucrèce, et d’études sur les Nibelungen et sur l’Iliade auxquelles il applique la même technique de démembrement et de corrections.
12 NDE : Atè, fille aînée de Zeus, est « celle qui tous égare » (Iliade, XIX, v. 91). 11 faut sans doute lire ἀᾶται, de ἀάω (troubler l’esprit, aveugler), et non ἄαται, comme écrit Wilamowitz, de ἄω (rassasier).
13 Même un « optimiste » ingénu, cet « étrange quiproquo » dépeint p. 129 [145 : épithète attribuée par Nietzsche au critique], devrait attendre ici le nom de Lessing. Quelqu’un de moins indulgent tirerait peut-être de cette absence des conclusions peu flatteuses – si M. Nietzsche ne se chargeait pas lui-même, p. 81 [106], de jeter la pierre à l’auteur de l’Anti-Göze (NDE : Pamphlet théologique (1778) de Lessing contre le pasteur Göze.) : il est, à ses yeux, « le plus probe des hommes théoriques » parce qu’il a préféré la recherche de la vérité à sa possession. On comprend bien que Monsieur Nietzsche ne puisse se déclarer d’accord avec cela ; car en fait, il semble bien que le simple fait de croire posséder la vérité suffise à exclure toute véritable recherche de cette même vérité.
14 NDE : Les œuvres de J. Winckelmann (1717-1768), Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) et Histoire de l’art de l’Antiquité (1764), marquent la naissance de la critique d’art. Comme l’a bien vu Wagner (lettre à Brockhaus du 18 janvier 1872), Nietzsche « passe outre » sa conception de la beauté grecque, censée être toute de simplicité et de sérénité.
15 J’aurais parlé de « l’opposition de style » existant entre le style sublime et le beau style, si cette expression n’avait pas pris ici un sens dionysiaque.
16 Le prédicat « sage et inspiré » qui est attribué au satyre p. 41 [75], est mis au compte du Silène, ce même Silène qui tombe entre les mains du roi Midas. Dommage que le thiase dionysiaque dans son ensemble soit étranger à l’épopée populaire et que cette légende ne puisse guère être attestée avant le cinquième siècle (cf. Bakchylide, 2).
17 C’est-à-dire dorique ; voilà ce que Monsieur Nietzsche a, grappillant de-ci de-là, appris d’O. Müller (NDE : K.O. Müller (1797-1840), archéologue, auteur de Die Dorier, d’un Handbuch der Archäologie der Kunst, et d’une Histoire de la littérature grecque.) allant jusqu’à s’approprier, p. 18, la conception du dorique-apollinien propre à cet auteur.
18 NDE : « le toit et le fronton », « et les murs » : supprimé dans la 2e éd.
19 NDE : F.G. Klopstock (1724-1803), élève du pasteur Lange (1711-1781), écrivit un poème, Mon erreur, pour renier l’espoir mis dans la Révolution française.
20 NDE : Aristophane, Grenouilles, v. 932-932 : « Ainsi, moi, très longtemps, je restai sans sommeil, pensant à ce cheval-coq brun, et cherchant ce que pouvait bien être cet oiseau » ; le premier vers est une parodie d’Euripide, Hippolyte, v. 375.
21 NDE : OPC, I, 1, p. 527-528, texte modifié dans la 2e éd.
22 NDE : Goethe, Faust II, v. 7438-7439 (voir OPC, I, 1, p. 124).
23 Λαθοσύνα νυκτωπός [un oubli nocturne], c’est là précisément ce que le rêve a toujours été pour l’Hellène. Selon Monsieur Nietzsche, nous pouvons, « certes d’une manière seulement conjecturale, mais non sans une certaine sécurité » [46], « prêter aux rêves des Grecs une logique et une ordonnance causale des lignes et des contours, des couleurs et des groupes, un enchaînement de scènes analogue à celui de leurs meilleurs bas-reliefs » (les bas-reliefs les plus réussis sont pourtant incontestablement ceux qui ne représentent qu’une seule action et non plusieurs). Selon lui, Homère est un Grec rêvant ; le Grec un Homère rêvant. Cette dernière affirmation est un pur non-sens. Sinon, on pourrait tout aussi bien, si, par exemple, « on était fondé » à voir dans Monsieur Nietzsche un professeur rêvant, en conclure qu’un professeur est un Nietzsche rêvant. Quant à la première affirmation, il faut, pour pouvoir la soutenir, se débarrasser de la littérature concernant les rêves. C’est ce que fait Monsieur Nietzsche, avec l’aisance de celui qui n’a jamais lu Artémidore ; il aurait pu trouver chez lui la relation de milliers de rêves, évidemment aussi plats que ce que j’ai pu constater moi-même. Nulle part il n’y a trace d’une succession de scènes, d’une façon de rêver qui manifeste « une logique et une ordonnance causale » – non plus, bien sûr, que de la jouissance sentimentale provoquée par l’auto-illusion consciente qui rappelle à Nietzsche, quand il rêve, le vers suivant : « C’est un rêve. Continuons de rêver ! » Ce sont bien plutôt « les effets maladifs et pathologiques » (NDE : OPC, p. 528, texte supprimé dans les éditions suivantes.) que le monde antique appréhendait dans le rêve, ces effets que Monsieur Nietzsche rejette. Le passage bien connu de Lucrèce, IV, v. 960-1029, en témoigne. Mais si Monsieur Nietzsche veut prétendre qu’on ne rêvait pas de la même façon à l’époque d’Homère et à celle de Lucrèce (et malheureusement, on rêve souvent chez Homère, mais sans « causalité logique », et la plupart du temps, il s’agit de ce qu’Artémidore appelle ἐνύπνια [visions en songe], et non pas ὀνείρους [rêves]), soit ; affirmanti incumbat probatio [« la preuve incombe à celui qui affirme »].
24 NDE : « La Terre enfanta les visions nocturnes des rêves, qui révélaient à nombre de mortels, au fond de leur sommeil obscur, le passé, et les événements à venir (...) D’une secousse de sa chevelure, il <Zeus> fit cesser les rêves sombres, il éloigna des mortels l’oubli nocturne et à Loxias restitua ses privilèges » (Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 1261-1267, 1276-1281). (Sur le problème de l’établissement de ces vers, voir note 3 p. 188-189.) Artémidore d’Ephèse, milieu du IIe s. ap. J.-C., auteur d’une Onirocritique, c’est-à-dire d’une Interprétation des rêves en cinq livres (éd. R. Hercher, Onirocriticon libri V, 1864).
25 Une autre fois, la langue de Sophocle est dite posséder « une limpidité apollinienne » (p. 44) [77]. Loxias (NDE : Loxias, « l’Oblique », nom donné à Apollon en raison de l’ambiguïté de ses oracles) !
26 NDE : « Celui qui sait les noms cachés des dieux », Euripide, fr. 781, v. 13.
27 Dommage que Monsieur Nietzsche ne soit pas assez versé dans la littérature grecque pour faire état de l’étymologie pythagoricienne : ἀ-πολλων [le non-multiple, l’Un].
28 NDE : Aristophane, Nuées, v. 828 : « Tourbillon règne une fois que Zeus est mort. » Les éditions modernes donnent τὸν Δι’ ἐξεληλακώς : « et il a mis Zeus à la porte ».
29 D’après Sextus Empiricus, Adv. Dogm., III 20. Aristote, Περὶ φιλοσοφίας, fr. 12 (éd. Rose).
30 « La philosophie du dieu sylvestre », selon qui il eût mieux valu ne jamais naître, et que Monsieur Nietzsche tient pour préhomérique, a, au moins ici, Homère à la bouche (NDE : Un « Homère » fabriqué par une compilation datant de l’époque d’Hadrien ! Nietzsche édita en effet en 1870 le « Certamen quod dicitur Homeri et Hésiodi » - combat entre le chantre de l’héroïsme et celui des travaux paisibles – et émit, en raison de l’importance accordée à l’improvisation, l’hypothèse qu’on avait là une réduction du Musée d’Alcidamas (élève de Gorgias), qui devait être une sorte de manuel de rhétorique (voir p. 36 note 1)).
31 NDE : Aristophane, Grenouilles, v. 1159. Il s’agit de la joute entre Eschyle et Euripide, pour savoir lequel des deux est le meilleur poète tragique, donc lequel Dionysos ramènera des Enfers. Euripide accuse Eschyle de répéter deux fois la même chose, et pour montrer qu’il a compris cette petite leçon sur les synonymes, Dionysos réplique : « Oui, par Zeus, c’est comme si on disait au voisin : “Prête-moi ton pétrin ou, si tu veux, ta huche” ». Gorgones et Méduses disparaîtront lors de la 2° édition.
32 NDE : Laocoon, chap. 1. F.W. Schneidewin (1810-1856) enseigna à Gottingen.
33 NDE : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » et « Qu’il sorte d’ici. » ; allusion de Wilamowitz à la faiblesse notoire de Nietzsche en mathématiques (voir p. 282).
34 Les hommes à qui, plus qu’à tous les autres, nous devons une véritable compréhension d’Homère, Aristarchos et Lachmann (NDE : Aristarque de Samothrace, IIe s. av., grammairien, auteur d’une rigoureuse édition critique d’Homère et de Pindare. À la suite de l’abbé d’Aubignac (Conjectures académiques ou Dissertations sur l’Iliade, 1670), et s’appuyant sur les contradictions de l’Iliade, les différences de langue, de mœurs et de valeur poétique, Lachmann (voir p. 97 n. 1) chercha à démontrer qu’elle se décomposait en chants isolés (voir p. 189-190 et p. 253). La renaissance de la question homérique est la conséquence de l’idée, lancée par Young et Lessing puis reprise par Herder et Vico, que l’épopée est une production organique de l’esprit d’un peuple (Volksgeist), d’où l’intérêt de Lachmann pour les Nibelungen. Appliquée par F.A. Wolf (1759-1824) à la philologie homérique (Prolegomena ad Homerum, 1795), elle conduit à affirmer qu’Homère n’a pas existé. La présente querelle se nourrit de cette autre querelle.), ont su reconnaître que les passages dans lesquels une conception similaire des choses célestes apparaît, par exemple, le cinquième et le treizième chants [ch. V, v. 767-772, ch. XIII, v. 7-11], sont généralement plus récents – d’autant que la théomachie [ch. XX] est étrangère à l’inspiration authentiquement homérique. Je ne sais pas si le ms. A 400 ne témoigne pas aussi du caractère relativement récent du second appendice ajouté au premier chant.
35 NDE : Archiloque (première moitié du VIIe s. av. J.-C), tenu par les Anciens pour l’égal d’Homère, introduisit l’ïambe, vers luxurieux et violent d’abord associé au culte de Déméter (fr. 296) – il fut banni de Paros parce qu’il était « trop ïambique » ! Wilamowitz (Commentarius metricus, 1896, II, p. 32 sq.) y verra l’explication de la forme ionienne (le chœur lyrique étant de forme dorienne) prise par tout ce qui n’est pas chanté dans la tragédie attique. Dans la 2e éd., Nietzsche remplace « l’histoire grecque nous rapporte... » par « la recherche érudite a découvert... ».
36 Si quelqu’un se demandait comment Monsieur Nietzsche en est venu à croire qu’Homère était une personne, il faut remarquer que Schopenhauer « a frappé du sceau de la vérité éternelle » la réaction contre la science wolfienne [voir p. 104 note 1].
37 Aelien, Varia Historia, X. 13.
38 Voir p. 118-119 et note 2.
39 Rép., III, 398 d. Mais Monsieur Nietzsche lui-même ne range certainement pas les ïambes parmi les θρῆνοι [plaintes funèbres] et les ὀδυρμοί [lamentations] qui sont ici exclues. Il aurait dû lire ce passage en entier avant de décrier le stilo rappresentativo en vertu de cela même que Platon dit ici de la musique hellène dans son ensemble – en effet, même si Platon se montre dans ses jugements plus partial que Monsieur Nietzsche, puisqu’il a été corrompu par le pernicieux Socrate, du moins n’appartient-il pas à la catégorie de ces hommes qui présentent avec impudence des idées absurdes comme des vérités â valeur universelle. Mais même si les allégations de Monsieur Nietzsche sont justes en ce qui concerne la musique antique, est-on alors pour autant en droit de poser de telles questions : « Qu’advient-il de l’éternelle vérité du dionysiaque et de l’apollinien dans cette sorte de mélange des styles, où la musique est considérée comme la servante, le texte comme le maître ? » [130]. Le « dragon » peut bien répondre à nouveau : τὸ μηδὲν εἰς οὐδὲν ῥέπει [« le néant aboutit au rien », Euripide, fr. 532 (Kock)].
40 NDE : « L’harmonie et le rythme doivent suivre la parole ».
41 La notice sur Hérakleitos chez Diogène Laërce, IX. 1. ne m’est pas inconnue [cf. fr. B 42, D.K.] ; toutefois, elle ne peut pas davantage concerner l’interprétation de l'ïambe, que, par exemple, le petit chant de victoire olympique ou l’expression plurivoque ᾄδειν [chanter, célébrer]. Et, au contraire, les mètres méliques (le plus souvent dactyliques), qui sont étroitement apparentés à l’elegeion, disparaissent complètement.
42 NDE : La paracatalogè : récitation rythmée mais non mélodique accompagnée du jeu des instruments ; pendant que ceux-ci jouent un air, le poète dit ses vers sans les chanter mais en suivant le mouvement de la musique ; selon Westphal, il y a plutôt alternance entre chant et parole (voir p. 194). Sur l’elegeion, voir p. 258 note 2.
43 NDE : Katastasis : révolution musicale et littéraire accomplie à Sparte par Thalétas et son école.
44 Archiloque lui-même se voit opposé au moins une fois (Περὶ ὕψους, 33, 5) [Longin, Du sublime], à Eratosthène, et est donc compris comme poète élégiaque ; Sémonide d’Amorgos écrit, outre des ïambes, aussi des élégies, Solon, outre des élégies, aussi des ïambes, et de tels exemples sont légion.
45 NDE : Avec Mimnerme, (fin du viie ou vie s. av. J.-C.). l’élégie n’est plus guerrière comme chez Callinos et Tyrtée, mais chante la brièveté et la douleur de la vie. Il semble bien, contrairement à ce qu’affirme Wilamowitz, qu’il jouait de la flûte, en tout cas il dédia à une joueuse de flûte nommée Nannô trois livres d’élégies (voir p. 256). Tyrtée (fin du viie s.) ranima par ses chants guerriers en dialecte ionien le courage des Spartiates lors de la seconde guerre de Messénie. Il avait adopté l’anapeste, et ses chants de marche (embateria) s’exécutaient au son de la flûte. Phocylide de Milet (vie s. av. J.-C), poète célèbre pour ses élégies et ses poèmes héroïques. Théognis de Mégare (akmè entre 550 et 540) est le poète gnomique par excellence ; les Ancien réunirent arbitrairement les plus frappants de ses préceptes sous le nom de Sentences élégiaques, recueil dont Welcker (voir p. 190, note 1), dans ses Theognidis Reliquae, 1826, chercha à rétablir l’ordre. En 1868, Nietzsche lui avait consacré une étude : Histoire du recueil des œuvres gnomiques de Théognis, et la genèse de l’opposition kakos-agathos, comme le thème de la disparition de l’homme noble au profit de la foule des hommes vils, est certainement une source de la Première Dissertation de la Généalogie de la Morale.
46 Pour Monsieur Nietzsche, les Muses accompagnent Dionysos ! En effet, elles sont assises avec lui « à la lisière du bois » (p. 5) [528, passage supprimé dans les éditions suivantes]. Pourquoi peuvent-elles bien être assises là ? On l’apprend plus tard : pour dormir, comme « l’exalté enivré », « du sommeil des hauts pâturages, dans le plein soleil de midi, tel que le décrit Euripide » (p. 21) [58], Certes, mon bon Monsieur Nietzsche, il serait le lamentable poète que vous voulez stigmatiser s’il avait écrit de telles bêtises. Veuillez bien noter que celui qui veut dormir ne s’étend pas au soleil de midi, mais à l’ombre. C’est cela que décrit Euripide. Relisez Les Bacchantes (v. 677-684) et avouez que vous n’aviez pas compris le passage. Nous nous consolons avec Méphistophélès : « il n’est pas le premier ».
47 Dont « tous les peuples primitifs » sont censés parler « dans leurs hymnes », ce qui exclut donc les Grecs, les Italiques et les Germains. Mais je parie que Monsieur Nietzsche a entendu parler des hymnes des Indiens et des Bactriens qui sont liés au sacrifice corporel, ainsi peut-être que de la boisson dont Odhin s’enivra chez Gunnloedh, Hawamal XII chez Simmrock (édition complète des Edda, 12 b, que je cite d’après la Mythologie de Grimm, p. 1086). Mais qui ira demander de telles précisions ? [Hawamal désigne l’Edda poétique et K. Simmrock a publié en 1869 un Manuel de mythologie allemande.]
48 Schol. ad Pindare, Pythiques, XII. Plutarque, De musica, 7.
49 NDE : G. de Sainte-Croix (1746-1806), auteur des Mystères du paganisme. Athéna, selon Pindare (Pyth. xii, v. 31-42) fit cadeau de la flûte aux mortels et donna son nom au « chant polycéphale » ou « nome aulédique » : cantate avec accompagnement de flûte, qui évoque le sifflement de multiples têtes de serpents émis par la Gorgone. Il semble d’ailleurs qu’ici Wilamowitz se trompe : l’épreuve la plus ancienne, et au début la seule, des Jeux Pythiques était le chant accompagné à la lyre, et l’aulétique (solo de flûte) comme l’aulodie ne furent ajoutés qu’en 590 (cette dernière épreuve fut supprimée en 580). Voir Pythiques, « Coll, des univ. de France », Paris, Les Belles Lettres, 1961, notice d’A. Puech, p. 8-10.
50 Lors des premiers Jeux Pythiques, la victoire revenait déjà à Sakadas. Pausanias, X. 7. Plutarque, I. 1. Hesychios, s. v. Σακάδιον.
51 Archiloque, fr. 78.
52 NDE : Péan : hymne à Apollon ; embaterion : « chant de guerre » ou plutôt « air pour charger l’ennemi » ; on le chantait ordinairement au moment de l’attaque. Pourrait définir un genre, celui de l’élégie belliqueuse, instauré par Tyrtée.
53 NDE : Chant du chœur accompagné de danse et d’une pantomime d’origine crétoise (cf. Platon, Ion, 534 c). Mais le chant de Démodocos (Od., ch. VIII : « Amours d’Arès et d’Aphrodite ») est déjà un hyporchème exécuté non par le chœur mais par un soliste, comme ce sera le cas chez Euripide.
54 Pratinas, fr. 1.
55 Welcker, A.D., vol. III, p. 125.
56 Par ex. : Plutarque, Antoine, 24 ; Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, IV. 2, 21 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines, VII. 72.
57 Aristote a déjà donné suffisamment d’indications en ce sens, et là où nous trouvons des informations moins fragmentaires, par exemple à l’occasion de remarques sur les phénomènes qui ont précédé l’apparition de la comédie, son jugement se voit naturellement confirmé. Quant aux coutumes qui sont également pertinentes à cet égard, notamment celles qui se rapportent au culte, on les trouve, comme chacun sait, chez Lobeck (NDE : L’Aglaophamus, seu de theologiaæ mysticaæ græcorum causis causis (1829), étude (sceptique) des Mystères par C.A. Lobeck (1781-1860) ; Nietzsche dira que c’est l’œuvre « d’un ver desséché parmi les livres » (OPC VIII, 1, p. 150)). (par ex. Aglaophamus, p. 174 et plus haut) que je n’ai pas envie de recopier.
58 Cela ne vaut même pas en ce qui concerne l’origine. Philochore (NDE : Philochore, IVe-IIIe s., érudit et polygraphe, auteur d’un περὶ τραγῳδιῶν (Sur les tragédies).) s’exprime de façon claire et convaincante chez Athénée [Deipnosophistes], XIV, 628 a.
59 NDE : Philoxène de Cythère vécut à la cour de Denys de Syracuse (il mourut vers la fin du ive s.). Il nous reste de lui des fragments de dithyrambes (Le Cyclope et Galatée) et de son poème satirique, Le Festin, rempli de néologismes et de mots composés de douze syllabes.
60 Philodème fait exception, lui qui les cite avec une fréquence remarquable.
61 Au deuxième siècle av. J.C., les chants de Thimotheos et de Polyidos (NDE : Thimothée de Milet (447-357), poète lyrique célèbre pour ses « nomes citharédiques », ou cantates accompagnées à la lyre (Wilamowitz l’éditera en 1903). Polyidos, poète et musicien grec du IVe s., connu par ses dithyrambes et un célèbre poème, Atlas ; Welcker (voir p. 190 note 1), lui attribue les fragments de l’Iphigénie cités dans la Poétique d’Aristote. Ils auraient donc, selon Wilamowitz, créé un nouveau dithyrambe, musical, lyrique, et non tragique.) sont encore vivants dans la pratique. CIG, p. 3053 [ = A. Boeckh, Corpus Inscriptionum Groecarum, 1828-1877].
62 Phrynichos (NDE : Phrynichos, poète athénien du Ve s., auteur de tragédies lyriques à un seul personnage, raillé par Euripide pour le manque d’action de ses pièces dans Les Grenouilles d’Aristophane (v. 910-913, 1300) ; il est l’inventeur d’un mètre qui porte son nom, l’ionien mineur catalectique.), à qui on pourrait penser par exemple, était un chef de chœur. Voir l’épigramme sans doute apocryphe de Plutarque, Qu. Symp. VIII. 9.
63 NDE : Phrynis de Mytilène, né vers 480, poète et musicien qui passe pour avoir ajouté deux cordes à la lyre, la faisant passer de 7 à 9 cordes, et avoir introduit en musique des innovations efféminées, qualifiées par Eschyle dans les Grenouilles (v. 1323-1328) de « manière de Cyrène aux douze postures ».
64 Seule cette opinion aristotélicienne atteste que l’auteur comique, Hermippe, écrivait aussi des ïambes.
65 Que celui qui arrive à expliquer ces derniers mots – auxquels convient le commentaire de Méphistophélès sur le « une fois un » de la sorcière – reçoive de ma part la reconnaissance qui lui est due. Davos sum non Œdipus (NDE : « Je suis Davos et non Œdipe » (Térence, Andria, v. 94). Davos est un personnage d’esclave dans la comédie nouvelle ; la phrase signifie : je ne suis qu’un homme de peu et non un déchiffreur d’énigmes. Méphistophélès commente ainsi le « une fois un » de la sorcière (Goethe, Faust, v. 2552) : « mais qui va se tourmenter à comprendre de telles folies ? L’homme croit d’ordinaire, du moment qu’il entend des mots, qu’ils doivent absolument contenir une pensée » (trad. Gérard de Nerval, v. 2564-2566)).
66 Même s’il est plus que vraisemblable qu’aucune tragédie de Thespis ne nous est parvenue, cela ne nous autorise pas pour autant à douter de l’authenticité des titres que l’on trouve chez Suidas : même dans ce cas, la possibilité de savoir quels furent leur forme et leur contenu serait de toute façon exclue. Et en ce qui concerne la tragédie avant Thespis, tout autre que le philologue de l’avenir se satisfait de la Dissertation upon the Epistles of Phalaris (NDE : Dissertation (1697) où est démontrée l’inauthenticité de ces Lettres. Elle est l’œuvre de R. Bentley (1662-1742), professeur à Cambridge et conservateur de la Bibliothèque royale, dont Swift fait un portrait cruel dans La Bataille des Livres).
67 Qu’il revienne finalement au même de voir dans le chœur « le spectateur idéal » ou de ne voir « au fond aucune opposition entre chœur et public », Monsieur Nietzsche commence doucement à l’entrevoir p. 38 [72] : et pourtant, avec quelle rudesse ne réprimande-t-il pas A.W. Schlegel [66-67], et pourtant, que reste-t-il alors du « caractère énigmatique de l’orchestra » jusqu’à ce qu’on dispose enfin des éclaircissements de Monsieur Nietzsche ?
68 NDE : « vil et indolent », Hésiode, fr. 44, 2.
69 Monsieur Nietzsche veut-il ici s’inscrire en faux contre le darwinisme ? (et pourquoi ne pourrait-on pas faire, à aussi bon droit, de cette vision du monde la doctrine ésotérique des mystères ?) Autrement il devient très difficile de comprendre pourquoi il doit d’abord notifier qu’il ne croit pas aux sottises évhéméristes de Pausanias.
70 NDE : Aristophane, les Nuées, v. 538-539 : « ayant cousu sur sa robe un phallus de cuir bien épais, flasque et rouge au bout, pour faire rire les jeunes garçons. »
71 Même s’il est pardonnable en soi d’utiliser comme je le fais les mots de la comédie pour décrire le costume du satyre, eu égard à Monsieur Nietzsche, je suis pleinement dans mon droit. Selon lui, p. 57 [88], « c’est le demi-dieu, le satyre ivre qui détermine le langage de la comédie ». Une des rares fois où Monsieur Nietzsche mentionne cette sœur jumelle de la tragédie, et en des termes qui valent vraiment leur pesant d’or. Si on le voulait, on pourrait partir de la comédie pour dévoiler l’extravagance des idiosyncrasies nietzschéennes, puisqu’il lui applique les catégories élaborées pour la tragédie.
72 Euripide, Les Suppliantes, v. 244 [« des trois classes, c’est celle du milieu qui fait le salut de la cité »]. Voir aussi Les Phéniciennes, v. 535 sq. Il était respectable et naturel, et du reste cela n’est en aucune façon propre à Euripide, de faire confiance à la bourgeoisie compétente qui tenait le milieu entre la démocratie de la rue et une noblesse toujours susceptible de haute-trahison. D’ailleurs, Les Suppliantes datent d’une époque où l’austère et sombre poète s’était laissé entraîner par la génialité des « jeunes lions » – pour en être, comme toute l’Hellade, amèrement déçu. Ce rapprochement extrêmement fructueux en ce qui concerne Euripide mérite d’être poursuivi de façon plus précise.
73 Philémon. fr. 40 a.
74 NDE : Le fragment de Philémon, cité dans la Vie et généalogie d’Euripide, est traduit généralement ainsi : « Si vraiment les morts étaient doués de sentiment, comme certains le prétendent, je me pendrais pour voir Euripide » (trad. L. Méridier, dans Euripide, « coll. des Universités de France », Paris, Les Belles Lettres, 1.1, 1947, p. 4).
75 Aristophane, Nuées. Teleklidès et Kallias dans le passage interpolé chez Diogène Laërce, II 18.
76 Surtout chez Aelien, II. 13. Et plus encore dans chaque Vita Euripidis.
77 Ou bien est-ce que, au Ve s., l’Apollon de Delphes s’exprimait en ïambes avec un anapeste au second pied et de la forme Σοφοκλῆς ? Je suis pour le moment incapable de dire si l’oracle se trouve ailleurs que chez le scoliaste de l’Apologie de Platon. Monsieur Nietzsche a une singulière malchance avec les oracles. Selon lui [57], c’est également une sentence delphique condamnant le meurtrier qui vient confirmer la « nature apollinienne » d’Archiloque. Or, si l’on regarde les passages rapprochés par Wyttenbach (p. 81 de son commentaire du De ser. num. vind. de Plutarque), le caractère tardif de cette invention saute immédiatement aux yeux (NDE : Sur la légende (fondée sur une mauvaise interprétation du fr. 274) rapportant qu’Archiloque aurait causé par ses vers railleurs et haineux le suicide de Lycambe et de sa fille Néoboulè (le fr. 159 accuse Lycambe d’avoir rompu les fiançailles), voir Plutarque, De his qui sera a numine vindicantur, « De ceux dont le dieu finit par tirer vengeance », Dübner, I, 663-686.) ; en outre, Oinomaos donne pour l’assassin un nom différent de celui mentionné par les autres témoignages.
78 NDE : L’oracle niais répond ceci à Chéréphon : « Sage est Sophocle, plus sage Euripide, mais de tous les hommes le plus sage est Socrate » (scolie ad Aristophane, Nuées, v. 144). Pour la réponse de Rohde, voir p. 210 note **.
79 Comme le font Les Nuées d’Aristophane (II. v. 1367) [v. 1371] sans supposer pour autant de rapports personnels entre eux.
80 Le fait que certains dialogues, comme le Protagoras de Platon, se déroulent à une époque antérieure ne prouve évidemment rien.
81 Platon ne parle généralement de lui qu’avec indifférence, comme d’un grand tragique, par ex. dans le Phèdre en 268 c. Une seule fois, dans la République, VII, 568 a, il lui reconnaît une σοφία exceptionnelle, exprimant ainsi, tout comme Dionysos dans les Grenouilles, le jugement communément porté sur lui.
82 Ainsi le v. 34 d’Autolykos est certainement écrit sous l’influence de Xénophane (fr. 2), le v. 1617 d’Hélène renvoie à la célèbre maxime d’Epicharme ; l’auteur ancien d’un περὶ κλοπῶν [Traité des plagiats], cité dans le sixième livre des Stromates de Clément d’Alexandrie, en relève lui aussi quelques-uns avec justesse, et il serait facile d’allonger considérablement cette liste.
83 NDE : Wilamowitz publiera, en 1895, une monumentale édition de l’Héraklès, dont le premier volume (1889) est une Einleitung in die attische Tragoedie (Introduction à la tragédie attique). Pour Ch. Andler (op.cit., t. II, p. 60), ce livre et la Psyché d’E. Rohde (1893) « se croisent comme des épées silencieuses ».
84 Suppliantes, v. 917.
85 Voir Electre, v. 367, où des passages parallèles sont interpolés, Hécube, v. 596, Hippolyte, v. 961, Phéniciennes, v. 807, fr. 1050, 1053.
86 Hippolyte, v. 374 : voir Chrysippe, v. 838 et le fr. 912 qui s’y rattache peut-être.
87 [« N’aie pas cette idée ; la tienne est celle d’un esprit malade, elle n’a qu’une apparence de sagesse. »] Bacchantes, v. 311 cf. v. 324, 332, 359, 480 et 1032. Ἀχαλίνων στομάτων ἀνόμου τ’ ἀφροσύνας τὸ τέλος δυστυχία. Un adage qui, on peut l’espérer, n’a encore rien perdu de sa vérité. [« Langues sans frein et déraison qui méconnaît les lois conduisent au désastre » (ibid., v. 386-387).]
88 Voir Médée, v. 274, Iphigénie à Aulis, v. 924 sq.
89 Protésilas, Sthénébœa, Bellérophon, Æolos, Phèdre, Héraklès, Mérope, Iphigénie, Augè, Antiope etc.
90 Plutarque, Numa.
91 NDE : « Car tandis que nous en vidons une, une autre vient se remplir ».
92 NDE : « sur des sentiers de fourmis ».
93 NDE : Oknos : personnage allégorique qui enroule une corde qu’une ânesse ronge à mesure.
94 Monsieur Nietzsche pratique le même art à bon marché à l’égard d’Aristote ; car ce dernier approuve la manière dont Sophocle traite le chœur (Poétique, 1456 a 27). Mais, de toute façon, la polémique avec Aristote est latente. Les « amis » pourraient bien devenir quelque peu méfiants s’ils apercevaient l’opposition entre leur mystagogue et le philosophe dont la poétique avait, aux yeux d’un Lessing, la force de démonstration contraignante des théorèmes d’Euclide. A qui aurait encore envie d’être édifié en ce qui concerne Monsieur Nietzsche, je conseille de suivre les bonds qu’il fait pour éviter la katharsis (NDE : « épuration » ou « purgation » de la terreur et de la pitié, effet assigné par Aristote à la tragédie (Poétique, 1449 b 28)).
95 NDE : Cet « Œdipe qui ne sait rien », à qui Tirésias reproche : « Tu as beau posséder la vue, tu ne vois pas dans quel mal tu te trouves », Œdipe Roi, v.41.
96 NDE : Sophocle, Œdipe à Colone, v. 115-116 : « La circonspection dans l’action réside dans la réflexion. »
97 NDE : « celui que tous nomment l’illustre Œdipe ».
98 NDE : « et en troisième lieu, ma fierté, m’enseignent à me résigner » (Œdipe à Colone, v. 7-8). Les éditions modernes donnent στέργειν γὰρ αἱ πάθαι με χὠ χρόνος ξυνὼν / μακρὸς διδάσκει καὶ τὸ γενναῖον τρίτον : « mes souffrances, le long temps que j’ai vécu, et en troisième lieu » etc.
99 Voir les commentateurs d’Ovide. Ibis, v. 575, Anthologie Palatine, VII. 154.
100 NDE : « Tu vois tout cela, illustre Achille ! (...) Quel coup, hélas ! comment ne viens-tu pas à leur secours ? » (Eschyle, Agamemnon, v. 164-166).
101 NDE : « Voilà deux coups pour toi, Eschyle ! » (Aristophane, Grenouilles, v. 1268).
102 Voir aussi le fragment des Héliades chez Nauck, à Euphorion.
103 NDE : « Je ne reconnais, tout mis en balance, que Zeus pour me décharger vraiment de ce poids de stérile souci » (Eschyle, Agamemnon, v. 164-166).
104 NDE : « Et un troisième coup pour toi, Eschyle, celui-ci ! » (Aristophane, ibid., v. 1272).
105 [Faust, v. 409.] Il est également bien connu que la citation tirée de l’Ode à la joie [de Schiller] dont il est fait un usage malheureux dans le passage que j’allègue [p. 95 n.*, voir OPC 1,1, p. 46] est de forme interrogative.
106 NDE : « Vous qui entrez laissez toute espérance » (Dante, L’Enfer, ch. III, v. 9).
107 NDE : Goethe, « Dauer im Wechsel » (« Durée dans le changement »), dans Œuvres de Goethe, 1.1 : Poésies diverses, « Chansons de société », Paris, Hachette, 1861, p. 45 (trad. modifiée).
Auteur
Dr en philologie
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