Recension parue dans la Norddeutsche Allgemeine zeitung du 26 mai 1872
La naissance de la tragédie, enfantée par l’esprit de la musique, de Friedrich Nietzsche, Leipzig, 1872
p. 77-91
Texte intégral
1Celui qui ne serait pas encore suffisamment informé sur la destinée particulière des livres pourrait bien être quelque peu étonné de voir que ce livre hautement remarquable est depuis plusieurs mois totalement ignoré par une critique littéraire d’habitude pourtant si bien informée, et active. Sans chercher plus loin les motifs, sans doute passablement instructifs, de ce silence étonnant, l’auteur du présent compte rendu de ce livre estime toutefois devoir faire l’honneur à ces Messieurs de penser que ce n’est pas la présomption d’avoir, du haut de leur chaire, un point de vue supérieur, qui les a empêchés de laisser leur regard descendre jusqu’à ce qui nous occupe ici. Car s’il ne peut évidemment engager que le poids de son intime conviction, et non point le poids d’un nom, cela lui fait justement ressentir d’autant plus fortement l’obligation d’orienter autant que possible l’attention du public vers ce livre ; il n’a, en effet, dans toute l’histoire de la littérature, vu que très rarement une profondeur et une puissance qui égalent la pénétration de ce livre dans le domaine des considérations philosophiques sur l’art ; quant à la littérature plus récente, il n’y a rien vu d’approchant. Même s’il n’y avait que la très sérieuse science de l’esthétique qui trouve un enrichissement dans ce livre, l’auteur mériterait vraiment de francs remerciements. Mais son mérite va bien au-delà.
2Il y a bien eu un temps ou l’esthète philosophe aimait aller à la chasse dans le ciel de généralités reculées ; et là, loin de la réalité terrestre, il construisait dans les nuages son nid de coucou spéculatif ; depuis là-haut, le monde empirique de l’art d’en bas avait l’air bien étrange. Mais voler ainsi dans les hauteurs n’est plus de mise. On est descendu sur le sol solide de l’histoire, et l’esthétique est presque devenue une discipline historique. Cependant, de sa prétention d’antan, elle est alors presque tombée dans une modestie indécente ; armée de quelques opinions empruntées au bon sens commun et accréditées par leur seule ancienneté, elle fait défiler devant elle toute la suite infinie des arts dont elle est la compagne et accorde un petit mot à chacun, croyant ainsi avoir fait son travail. Pourtant, tout comme l’art qu’elle doit expliquer, l’esthétique est une fleur divine, et il ne lui convient pas de se commettre dans les bas-fonds du quotidien. Elle doit séjourner dans les hauteurs de la contemplation, non pas évidemment pour diriger son regard vers le vide infini de l’abstraction philosophique, mais vers les étoiles éternelles de l’art grec qui, aux heures de recueillement, invitent toujours à retrouver un regard enthousiaste, par delà le tohu-bohu barbare de notre époque. Comme une sœur secourable, elle peut rappeler à la philologie classique ce que celle-ci a oublié depuis bien longtemps : qu’une nature bienveillante a déposé entre ses mains le bien le plus précieux, capable de contribuer à l’édification éternelle du genre humain. Non pas pour qu’on le dépose dans une grande collection de curiosités, avec des antiquités hottentotes ou provenant de quelques autres constructeurs de cabanes, mais pour exhorter les barbares futurs à connaître, grâce aux œuvres les plus pures des capacités artistiques de l’homme, la plus haute destination à laquelle ils sont appelés.
3Dans ce livre le lecteur trouve donc l’étude de l’antiquité hellénique associée à une étude philosophique de l’art ; c’est pour cela que les résultats de l’enquête historique y sont en même temps autant d’enrichissements pour l’étude générale de l’art, car les connaissances acquises par l’étude philosophico-historique de la plus haute puissance artistique grecque seront pour tous les temps des lois durables et de puissantes exhortations.
4Maintenant, pour donner une idée du contenu de ce livre, essayons d’en suivre la construction générale plutôt que l’ordre de tous ses éléments, afin de mettre à jour la structure fondamentale des pensées qui sont rassemblées ici.
5L’auteur nous apprend que l’arbre foisonnant de l’art humain jaillit, comme d’une double racine, du rapport double que l’homme entretient avec le monde phénoménal qui l’entoure. La tendance artistique la plus profonde prend ses racines dans la puissante nécessité de considérer la pluralité des choses comme une multiplicité qui se meut au rythme de relations causales constantes dans l’espace et le temps. Comme l’approfondissement de la contemplation de cette splendeur environnante arrache l’homme à la tension apeurée de ses buts personnels, celui-ci est capable aussi de capturer la beauté des phénomènes dans une copie, que ce soit dans l’épopée ou dans les arts plastiques, afin de rendre durable le bonheur paisible d’une telle vision, justement parce que les phénomènes sont sa propre œuvre, l’œuvre de l’observateur. Ici, la souveraineté incarnée des figures qui se meuvent noblement devant nos yeux, ou dans notre imagination lorsqu’elle a été incitée à les produire, nous parle de la profonde beauté et de la vie foisonnante des phénomènes. Mais cette tendance artistique, telle qu’elle s’exprime dans l’épopée homérique, parvenait pour les Grecs à transfigurer le monde entier ; elle a constitué, par delà les manifestations changeantes de la vie terrestre, les divinités de l’Olympe, qui, affranchies de la nécessité souterraine qui nous fait souffrir, rayonnaient d’une éternelle plénitude de vie et incarnaient dans le changement et le déclin la beauté immuable du monde phénoménal. De même que le jour lumineux est côtoyé par la nuit sombre, pleine de rêveries débridées, qui enthousiasme l’homme et le pousse à prendre son essor depuis les sinistres vallées d’ombres de la petite Terre pour atteindre les sommets éclatants et mystérieux de l’infini qui l’entoure, de même, aux heures où la lumière heureuse l’abandonne, l’âme s’abîme dans une profondeur pourpre et obscure d’où le monde mouvant des phénomènes apparaît comme une lumière vacillante qui ne l’atteint plus que comme une image trompeuse. Et ce qui semblait jusqu’alors si merveilleux, la plénitude des formes qui se pressent dans le flot éternel, semble maintenant être le néant d’un jeu de vagues qui s’élèvent et redescendent sans cesse. Avec un profond sentiment d’horreur, l’homme a l’impression d’être plongé dans le néant d’un abîme sans fin. Et pourtant, voilà que le sentiment supérieur d’une félicité toute neuve et d’une force magique l’anime. Le soleil s’abîme, mais l’armée immense des étoiles s’élève : la plénitude de la vie diurne s’est dissipée comme une fumée, mais il sent grandir en lui le feu le plus fertile, il se sent lui-même être l’Un, l’Éternel qui chaque jour constitue un nouvel empire de beauté sur toute la vie de la Terre comme dans les lointains soleils de l’infini. Et si la vie le réveille et le rappelle de la profondeur où il est plongé, il en revient dans le même état que les initiés sortant de la grotte de Trophonius1. Il perd son rire joyeux ; le monde misérable des apparences éphémères semble le considérer d’une mine pâle et fantomatique. Apeuré et torturé, il aspire à fuir le royaume des querelles et son malheur inconsistant pour retrouver le sein du père ancestral de toutes choses, dans le chaos primordial merveilleux qui l’a accueilli et qui, dans l’autodestruction constante de la multiplicité, lui semble se consumer dans des soubresauts convulsifs. Cette pulsion, devenue nostalgie brûlante, peut dominer l’existence tout entière et prendre la forme d’une mystique philosophique et religieuse. Qui oserait blâmer la profonde gravité des ascètes orientaux et occidentaux qui apprirent l’art difficile de mourir grâce à cette puissance intérieure, capable de triompher du monde ? Bien sûr, éclatant dans toute sa force démonique, l’enthousiasme austère de tels mystiques détruit le monde et la vie, l’art et l’histoire, et, s’il lui arrive d’atteindre et d’attirer dans son cercle la foule de ceux qui, penchés sur la terre nourricière, sont incapables d’atteindre un tel sérieux qui vole loin au-dessus de toutes les préoccupations particulières, il en fait une masse de flagorneurs stupides ou une foule de fanatiques qu’il conduit à un abîme d’horreur.
6Pour les Grecs, les passions profondes d’un tel enthousiasme panthéiste n’avaient rien d’inhabituel. Après l’époque homérique, celui-ci se répandit sur la terre hellénique par vagues puissantes venues d’Orient, sous les exclamations sonores des serviteurs de Dionysos. Toutefois, ils étaient préservés d’une trop grande négation du monde par la même nature divine innée qui les protégeait du danger non moins grand d’abaisser l’acuité et la clarté de leur saisie des choses extérieures au point d’en faire une machinerie au service d’une vitalité démonique et avide. Ils parvinrent, grâce à la parole magique de l’art, à capter le tourbillon écumant qui menaçait de les attirer dans ses profondeurs. De même que le ravissement mystérieux de l’art plastique-épique repose sur le fait que, en endormant les puissances désirantes de la volonté pour leur imposer le repos rêveur de l’océan, il incite la puissance intuitive de notre nature à s’imprégner de la plus haute splendeur des phénomènes, de même la puissance artistique de l’homme parvient-elle aussi à réaliser ce prodige de pouvoir, par le délice effroyable de l’extase mystique, donner à cette excitation profonde de toutes les puissances de la volonté qui nous relient à l’Un de la volonté du monde, la forme d’une élévation qui nous enthousiasme et nous délivre en donnant forme à ce violent feu qui brûle au cœur du monde, en le rendant objectif dans la musique. Avec la musique, la puissante volonté du monde, cette volonté qui a construit les mondes de la vie organique et inorganique, se fraye, comme des vagues de flammes, un chemin hors du cœur de l’homme ; elle trouve dans les sons rythmés de l’art mystérieux sa plus haute transfiguration, celle qui représente artistiquement. Avec cette connaissance qui trace effectivement une toute nouvelle voie à l’esthétique, notre auteur se rattache au grand penseur Arthur Schopenhauer, dont il se réclame partout. Evidemment, certains penseurs grecs n’étaient pas loin de penser la même chose, comme le montrent quelques expressions du huitième livre de la Politique d’Aristote, en particulier l’opinion profonde de certains pythagoriciens qui estimaient que l’âme humaine n’est rien d’autre qu’une harmonie musicale, et que de ce fait, par exemple, on peut guérir certaines maladies par une musique harmonieuse. Mais alors, est-ce que le cœur de l’auditeur ne sera pas d’autant plus enflammé que le fleuve cosmique de la musique se fera plus impétueux ? Est-ce que, dans un oubli de soi enthousiaste, il ne se laissera pas conduire au plus profond de la nuit primitive dans laquelle s’engouffre le flot grondant ? Tel était du moins le sentiment qu’avaient les Grecs à l’égard de l’enthousiasmante musique des flûtes des Asiatiques. C’est le même sentiment d’effroi devant la démesure d’un ravissement surhumain qui contraint le Faust de Gœthe (dans le Prologue de la Deuxième partie) à se détourner du soleil majestueux des mondes vers « le reflet coloré » de la cascade qui étincelle au soleil2. Mais les Grecs réagissaient autrement : l’enthousiasme profond de la musique leur donnait la force d’échapper au conflit des terribles contraintes, et d’atteindre la lumière salvatrice du phénomène. Quand l’essence la plus intime du monde éclatait dans la musique avec une effroyable universalité, ils étaient dans une certaine mesure pénétrés par la force créatrice de la volonté cosmique qui vit dans la musique ; ainsi il leur fut possible de laisser sortir de la musique l’image analogique rajeunie du mythe tragique. Et donc, quand la puissance dionysiaque de la musique produit le mythe avec une puissance qu’on peut en un certain sens dire cosmogonique, elle revient après ses terribles combats vers la lumière amicale du monde humain. Alors Dionysos tend la main à son divin frère Apollon, le dieu olympien du phénomène. C’en est fini des frayeurs de l’abîme, mais dans le duo de Dionysos et d’Apollon ne retentit plus l’éclatant chant de fête de la beauté du phénomène. Ils chantent les plus profondes puissances du monde, non pas celles qui construisent le royaume des phénomènes changeants dans une euphorie folâtre, mais dans une gravité cérémonieuse ; et dans l’alternance fugace de la peine et de la joie, dans la mort et le déclin même de ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé, ils atteignent une satisfaction douloureuse dont, de manière significative, la tragédie mythique nous laisse entrevoir dans une image énigmatique l’essence mystérieuse. Jamais encore des mots ni des concepts n’ont suffi pour bien exposer à l’entendement ce plaisir, véritablement plus qu’humain, qu’on éprouve dans la douleur et le déclin en contemplant les images tragiques. En fait, chaque véritable tragédie fait ressentir ce sentiment à tout esprit qui a une compréhension humaine des choses. Nous n’approcherons jamais du but de cette très difficile compréhension en suivant le chemin de la moralité, que pourtant même Schopenhauer avait suivi ici. Pour autant qu’on puisse éclairer ces abîmes avec le flambeau d’une compréhension esthétique, notre auteur, le premier, y a assurément réussi. Ce qu’on ne peut ici qu’indiquer obscurément et rapidement, l’auteur montre de façon énergique et intelligible – en suivant le cours très clair du développement de l’art grec (mais caché à ceux qui sont frappés d’une obtuse myopie3) – que c’est la loi fondamentale du développement de la faculté artistique de l’homme.
7Mais s’il est si difficile ne serait-ce que d’évoquer par des mots, c’est-à-dire avec des concepts, et s’il est tout à fait impossible de rendre complètement compte de cette sagesse dionysiaque de la tragédie mythique, que tout auditeur esthète ressent pourtant profondément, la raison en est que les plus profonds secrets du monde sont ici abordés dans une langue bien supérieure à toute raison et à la parole qui l’exprime avec des mots. Si celle-ci s’efforce d’embrasser la totalité du monde des choses avec des concepts abstraits, le mythe, lui, en prenant racine dans cette préhistoire des peuples que bénissent les dieux, repose sur une compréhension beaucoup plus riche et pleine des forces qui forment l’univers, dans la mesure où il sait lier l’omniprésence de la nature dans ses formes poétiques. Mais, par la suite, il fut remplacé par la conception abstraite des choses. Le mythe précède l’abstraction ; dans son riche déploiement, tel que nous le voyons chez les Grecs, il emplissait toute l’étendue du monde ; à côté de lui, il n’y a pas de place pour cette écorce impersonnelle des choses que sont les concepts abstraits. Nous autres, tard venus, avons besoin d’une sérieuse méditation pour comprendre, ne serait-ce que d’un point de vue historique, comment un tel monde mythique, dont pourtant nous ressentons confusément la splendeur, et comment la spiritualisation la plus haute des mythes les plus profonds dans la tragédie mythique, ont pu mettre l’existence en pleine lumière, bien davantage que toute la sagesse de nos doctes pensées, en remplissant pour ainsi dire la vie avec la révélation lumineuse des choses les plus graves et les plus importantes. Mais même chez les Grecs, le jour arriva où leur compréhension mythique du monde disparut, et où, lorsqu’évidemment l’âge adulte prit congé d’eux, ils ne comprirent même plus leur propre jeunesse. On sait bien que la pensée abstraite des Grecs s’est développée à partir des tentatives de la philosophie ionienne, qui était encore liée à une compréhension mythique, et que, par phases changeantes, elle a peu à peu atteint une clarté victorieuse et s’est comprise distinctement elle-même avec Socrate ; depuis lors, elle domina la vie toute entière avec un enthousiasme presque présomptueux. Mais jamais encore on ne montra avec la pénétration d’esprit ferme et lumineuse de notre auteur que c’est la tendance, qu’il appelle à bon droit « socratique », à connaître abstraitement, qui ruina la vieille compréhension mythique du monde, et, en même temps qu’elle, l’art, la vie et les mœurs des Grecs, car ils avaient grandi pour ainsi dire sur un même sol nourricier. Il ne faut pas se plaindre lorsque l’histoire satisfait son atroce logique ; mais il est évident que selon cette logique, la vision abstraite du monde implique que pâlisse et disparaisse l’art qui tient pour son plus haut devoir de donner une interprétation sensible de ce monde énigmatique. Comment une logique souveraine qui, dans sa joyeuse confiance en elle-même, doit considérer que la fin suprême qu’elle se donne est tout à fait à sa portée, à savoir expliquer et élucider toutes les énigmes du monde, comment cette logique pourrait-elle laisser une autre place à l’art que celle d’un audacieux bateleur, pour les heures où elle est fatiguée et rassasiée par l’abstraction du travail intellectuel ? Que peut l’image analogique la plus méditative quand la lumière radieuse de la raison fait ressortir dans sa forme véritable tout ce qui est obscur ? Cette pulsion vivante visant à embrasser le monde par la connaissance a, durant de longs siècles, végété chez les Grecs d’une existence évanouissante ; ils sentaient que la vie n’est supportable que si on lui fixe la connaissance pour but, et, à l’occasion, Plutarque l’a exprimé dans de belles paroles ; la mort est si terrible parce qu’elle apporte l’ignorance, l’oubli et les ténèbres. Et les ténèbres arrivèrent ; et puis enfin un jour nouveau, où les Grecs, comme jadis déjà, recommencèrent à façonner une nouvelle fois les barbares étrangers pour les conduire vers la lumière de l’humanité. Nous avions beaucoup à apprendre, et nous nous abandonnâmes avec enthousiasme aux enseignements lumineux des maîtres grecs. Ce n’est qu’à partir de ce moment que la science a développé ses membres immenses, comme un géant qui sort de son sommeil. Et tout compagnon qui a pu mettre la main à une partie même infime de sa construction gigantesque ne peut certes que méditer avec admiration sur la somme de force morale et spirituelle des générations d’hommes qui, depuis des siècles, ont ici donné le meilleur d’eux-mêmes pour construire, niveler et construire à nouveau. Est-il étonnant qu’en ayant conscience de tels succès, obtenus en déployant une prodigieuse énergie, la logique, déesse suprême de la science, ait fini par déclarer que tout ce qui existe sur Terre et dans la tête de l’homme lui appartient ? Non seulement elle règne en maîtresse suprême sur la science, mais elle donne aussi les plus hauts commandements de la vie et de l’éthique ; elle ne peut renoncer à l’ambition de satisfaire par ses moyens le besoin profond et irréductible qu’a l’homme de posséder un savoir métaphysique. Oui, c’est justement l’explication du monde qui doit être le but suprême et le prix de sa peine. Les dispositions artistiques ne peuvent pas l’aider dans cette tâche, et leur activité est limitée à un batifolage plaisant, c’est un gracieux jeu d’ombres. Mais le fil à plomb de la logique ne va pas loin ; va-t-elle nier les profondeurs insondables du monde des choses les plus réelles, où la loi de la causalité, outil de la logique, n’a pas cours ? De fait, nous voyons mûrir déjà les fruits d’une éthique purement logique ; ils nous apportent le vandalisme des barbares socialistes. Nous voyons comment l’optimisme plein de certitudes, qui est au cœur de la logique absolue, a excité le monde à se mettre fiévreusement en chasse du « bonheur », cette fièvre qui utilise l’énergie prodigieuse de ces temps pour ses fins démoniaques. Et comment pourrait-il croire à la vérité de cette promesse – si certaine de triompher et d’apporter la solution finale de toutes les énigmes du monde – celui qui a appris de Kant, le plus sincère de tous les chercheurs, que le tissu dense des relations causales dissimule justement pour toujours dans les phénomènes l’essence véritable des objets qu’étudie l’investigation scientifique attachée aux chaînes des déductions logiques ?
8Et c’est ainsi que sur le sable aride doit croître l’arbre de la connaissance qui nous apportera son ombre et nous revivifiera dans la fournaise du midi de notre vie ! Et pourtant, quel individu pourrait perdre la mesure au point de vouloir faire tourner à l’envers la puissante roue de ce mouvement irrépressible ? qui pourrait être assez fou pour vouloir guérir la maladie de son temps avec le palliatif des croyances formulées dans les siècles passés ? En vérité, la communauté toujours plus réduite de ceux qui considèrent avec inquiétude cette activité et son éclat trompeur doit se considérer comme ces Grecs du lointain Pont, dont le rhéteur Dion Chrysostome raconte que, par leur habillement et leurs mœurs, ils vivaient à moitié comme des barbares isolés au milieu de tribus scythes hostiles, et qui se redressèrent en recourant aux anciennes images des vers éternels d’Homère, dont la splendeur poétique était depuis longtemps disparue. Pour le reste, ils portaient avec un renoncement douloureux la culpabilité de leur naissance tardive.
9Mais ici l’auteur appelle tous ceux qui vivent dans la diaspora, en gardant la mémoire endeuillée des temps anciens, à espérer de nouveau. Le monde des mythes anciens est certes mort, mais dans la noblesse de Part vit encore aujourd’hui la capacité de mettre sous nos regards ravis le reflet mythique des traits secrets de la grande déesse du monde. Toutefois ils se tromperaient, ceux qui, prisonniers comme F. Schlegel en son temps, d’une fausse interprétation des mythes, tiendraient pour possible qu’on puisse par galvanisation redonner vie à la croyance morte aux profondes légendes allégoriques, et qu’on puisse y croire comme à des faits historiques.
10Les Grecs eux-mêmes n’ont jamais cru à leurs mythes en ce sens-là. Ils se situaient bien plus haut, bien plus près des vérités les plus certaines que les rêveries fantasques des poètes ; ils exigeaient un tout autre type de croyance que les traditions de l’histoire. Comment sinon pourrait-on comprendre qu’ils étaient tout à fait conscients du fait que c’est Homère et Hésiode qui ont construit, qui ont inventé les mythes qui constituent le meilleur du trésor des croyances grecques ? Comment, sans cela, pourrait-il se faire qu’ils ne laissent pas leur croyance se troubler de ce que les poètes aux dons divins racontent ces mythes de manière si différente selon les différentes visées qu’ils peuvent avoir, et qu’ils diffèrent même d’un moment à l’autre chez un seul et même poète ? Il fallait que, dans la conscience des plus nobles des Grecs, le souvenir de la nature analogique des mythes (ce qui est encore loin de signifier qu’ils en donnaient une interprétation allégorique en termes conceptuels) se soit uni à la conviction réconfortante que certaines natures géniales ont la capacité de comprendre l’essence cachée du monde dans de telles révélations imagées, et de l’expliquer aux auditeurs d’une manière plus profonde et plus complète que ne saurait le faire la réflexion conceptuelle. L’art nous parle encore, à nous aussi, dans de semblables révélations, non pas, certes, dans l’art plaisant qui se contente de donner une image de l’image superficielle du phénomène, mais dans l’art puissant, celui de la musique allemande qui s’oppose, avec une gravité incompréhensible, à l’esthétique que nous avons eue jusqu’à présent. Dans sa « marche souveraine et solaire qui l’a conduit de Bach à Beethoven, et de Beethoven à Wagner » [130], l’auteur suit cet art allemand d’un regard joyeux. Avec les œuvres dramatiques de Richard Wagner, il éprouve la force merveilleuse de ce duo harmonieux du plus grand art apollinien-dionysiaque, et il y voit le commencement d’une nouvelle civilisation allemande qui s’élève d’une profonde compréhension artistique du monde ; il appelle tous ceux qui comprennent la plus grande entreprise artistique de notre temps à le soutenir, lui et ses œuvres. Nous ne pouvons que lui souhaiter chaleureusement et cordialement tout le succès possible. On voit que c’est à ceux qui ont pénétré les pensées si merveilleusement harmonieuses de Schopenhauer et de Wagner que ce livre sera d’abord le plus accessible. Si une philosophie peut être mise à l’épreuve non seulement pour la profondeur et la clarté de sa connaissance du monde, mais aussi pour les possibilités qu’elle offre à une étude véritablement esthétique des plus profonds problèmes posés par l’art, lesquels ont avec les énigmes ultimes du monde une parenté plus étroite qu’on ne croit généralement, alors la philosophie de Schopenhauer révèle tout son éclat dans ce livre. S’ils étudient ce livre sérieusement, les disciples du grand penseur comprendront facilement en quel sens j’aimerais accorder à ce livre une portée analogue, quant à l’explication et la justification du phénomène, à celle du chef-d’œuvre de Schopenhauer quant à l’étude de l’essence des choses qui s’agitent sous les phénomènes. Mais j’aimerais exhorter tous ceux qui sont véritablement disposés au sérieux à se plonger dans ce livre et à se préparer au plaisir profond qu’ils éprouveront en voyant pleinement rassemblées leurs pensées que la course effrénée de la vie actuelle disperse si facilement aux quatre vents. Cela les libérera peut-être – comme peut le faire par exemple une galerie remplie des plus belles œuvres de la statuaire antique –, et favorisera une grave méditation sur la véritable signification d’une vie livrée aux mille démons de la chance et de l’humeur.
11Et ainsi pouvons-nous espérer que cette œuvre agira sur le peuple allemand, et que son influence grandira en même temps que se fera sentir l’effet de l’enthousiasme artistique le plus noble – qui, ces jours-ci, pose à Bayreuth le fondement solide d’un temple en l’honneur de la nation allemande.
12E.R.
Notes de bas de page
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005