Recension (refusée) pour le Litterarische Zentralblatt dirigé par Zarncke
p. 39-76
Texte intégral
1Friedrich Nietzsche (professeur ordinaire de philologie classique à l’Université de Bâle), La Naissance de la tragédie, enfantée par l’esprit de la musique, Leipzig, 1872, E.W. Fritzsch (IV, 143 p.)1.
2Le but de ce livre est défini avec clarté et précision par son titre. Il veut ouvrir une voie nouvelle permettant de comprendre le secret esthétique le plus profond, celui des extraordinaires créations de l’art tragique ; afin d’en avoir une compréhension approfondie, il cherche à les mettre en lumière pour ainsi dire de l’intérieur car, considérées en quelque sorte de l’extérieur, comme des réalisations toutes faites, elles restaient jusqu’alors totalement inexplorées et rebelles à d’innombrables tentatives d’élucidation, qu’elles soient banales ou profondes. Nous devons apprendre ce qu’elles sont dans leur essence véritable en considérant la manière dont elles sont devenues ce qu’elles sont. La voie de l’exploration est donc historique, mais c’est celle d’une authentique histoire de l’art, celle qui, au lieu de jouer de manière infantile, et comme avec des noix creuses, avec les misérables indications que donnent les chroniques ou la poétique, sait questionner les œuvres d’art dans la profondeur du recueillement pour découvrir la solution ultime de l’énigme. Seule cette forme supérieure de l’approche historique conserve sa parenté avec l’art, parce que ses découvertes donnent en même temps des connaissances à valeur générale sur l’essence éternelle de la volonté et des facultés de l’homme. Et ainsi on pourrait espérer retrouver ce que veut dire l’auteur en présentant la puissance poétique humaine telle qu’il l’a découverte et fait apparaître dans le développement historique du génie artistique grec.
3L’homme, situé dans un monde de tourments et mû par des flots infinis de désirs douloureux, est abandonné sans aucune aide à une souffrance éternelle ; il se trouve d’autant plus démuni que l’âme dans laquelle il éprouve la souffrance et la pitié est plus profondément humaine et tendre, et qu’il dédaigne plus résolument toutes les subtilités qui pourraient le préserver de la décrépitude de ce monde. Pourtant, il y a, disposée au plus profond de lui, une puissance salvatrice qui le force à transformer, comme par magie, le matériau désordonné des impressions sensibles, afin de produire constamment une série d’images qui se développent en dehors de lui, dans l’espace et le temps, selon la loi de la causalité. En considérant ces images, il se sent immédiatement heureux, ou plutôt il se sent tout à fait soustrait au domaine dans lequel on se guide sur le bonheur et le malheur. Ces images réconfortantes l’accompagnent partout, il les reproduit dans ses rêves, et, empli par leur magnificence, il se voit contraint, et en même temps rendu capable, de capter dans la clarté poétique de l’épopée les images de ce monde merveilleux de l’apparence, afin qu’elles lui apportent un plaisir durable. C’est l’œuvre épique qui permet le mieux de se détacher de la puissance de la volonté qui meut toutes choses : nous voyons défiler devant nous, en de longues séries d’images, tout ce qu’il y a d’aimable et d’effroyable en ce monde, mais nous n’en sommes ni réjouis ni affligés, cela n’éveille en nous ni exigences ni craintes ; les yeux grand ouverts, nous voyons les figures aux splendides mouvements, mais nous ne désirons plus rien.
4Mais tandis que l’homme est tout à fait perdu dans la profonde contemplation des riches images de la vie individuelle, une illumination fulgurante d’un tout autre genre le frappe tout à coup, au beau milieu du profond recueillement de cette contemplation. Si jusqu’alors il se sentait protégé par la possession de ce qu’il y a de plus réel, c’est-à-dire le monde certain de la réalité, voici que tout s’évapore soudain comme un voile de brume, l’illusion de l’individuation l’abandonne, et il est englouti dans l’obscurité pourpre de profondeurs où la vie s’écoule dans l’unité d’un mouvement perpétuel dont il avait pris jadis ce qui n’en est que la surface scintillante, avec ses vagues sans cesse montantes et descendantes, pour le réel vraiment existant. Et dès lors, il éprouve avec affliction que tous ces millions de vagues ne sont rien ; le non-être éternel et la terreur le saisissent lorsqu’il fait cette découverte surhumaine. Pourtant, il est de façon répétée touché par une joie ardente, car il se sent comme Prométhée délivré de ses liens, libre de toutes les attaches inhibantes de son propre individu, se mouvant avec une liberté prodigieuse et sans bornes, emporté par la tempête d’une joie et d’une douleur encore jamais éprouvées avec une telle puissance. Et maintenant, cette excitation prodigieusement intensifiée se fraie un chemin vers l’extérieur ; toute l’exaltation, toute la douleur de l’univers trouve une voix en son sein, et se répand en mélodies terribles et majestueuses. La musique ruisselle alors comme une force élémentaire déchaînée – un mur de feu nous embrasse, et quel feu !
Est-ce l’amour, est-ce la haine, qui nous enserrent comme des braises
Tour à tour de douleurs et de joies prodigieuses ?
5Ces flammes démesurées menacent de détruire l’individu comme le ferait un monde qui s’embrase. Pourtant, maintenant se révèle la plus haute force salvatrice de l’art. De même que l’artiste a, par la musique, exprimé analogiquement, dans une généralité formidable, l’essence la plus profonde du monde, de même une deuxième image analogique irradie à présent de la mer agitée de la musique et reprend dans le cours d’une vie individuelle la grandeur souveraine de la musique, mais alors rajeunie des millions de fois et rendue supportable pour la compréhension humaine. Dans une lutte effroyable, la musique met au monde le mythe, image analogique des forces universelles toutes puissantes. Les voies de la connaissance conceptuelle ne permettront jamais de suivre comment les forces actives de cette toute-puissance atemporelle, et située en-dehors de tout espace, parviennent à se manifester dans l’œuvre de l’artiste ; ni comment il se fait qu’elles ne sont d’abord reconnaissables que dans la forme du temps, puis comment elles font s’élever depuis la musique l’image analogique qui se meut simultanément dans le temps et dans l’espace. Celui qui serait capable de comprendre cela aurait du même coup résolu l’énigme du monde. Mais l’œuvre d’art la plus haute, telle qu’elle se présente à nous dans la tragédie mythique née de la musique, nous donne la certitude incandescente de l’existence de cette capacité démonique.
6Le processus artistique que nous ne faisons ici qu’indiquer brièvement n’a pas été présenté par l’auteur comme une expérience immédiate, il l’a plutôt construit historiquement à partir du développement de la puissance artistique hellénique. Les Grecs eux-mêmes avaient parfaitement distingué les deux tendances artistiques que sont d’une part la manière épique de voir les choses, et d’autre part l’intériorité dramatique ; ils s’enthousiasmaient pour celle-là à travers l’ami de la beauté, Apollon Phœbus, et pour celle-ci à travers Dionysos, dieu des puissances naturelles les plus violentes. Comment d’abord la tendance apollinienne s’est manifestée de la manière la plus souveraine dans l’épopée homérique ; comment ensuite un puissant enthousiasme dionysiaque a violemment fait irruption et a très profondément saisi toute l’Hellade ; comment il a exprimé artistiquement sa vie incandescente dans la musique dionysiaque ; comment il a, dans la poésie lyrique, pour ainsi dire reflété dans l’image de situations singulières l’essence supérieure de cette musique qui va bien au-delà de toute passion individuelle, enfin comment, dans la tragédie, il put, avec le mythe né de la musique, présenter la vie et la plus profonde signification de la musique en des images analogiques qui sont vivantes pour toute personne douée de compréhension intuitive, voilà ce que la présente recension invite le lecteur à se laisser expliquer par l’auteur, dans une représentation aussi profonde que claire, et qui le convaincra immédiatement. Le philologue et l’esthète devraient également être intéressés à voir résoudre ici, grâce à l’heureuse mise en relation de considérations historiques et esthétiques, des problèmes aussi déroutants que le développement de la tragédie à partir de l’air de danse du chœur dionysiaque, la liaison, souvent mise en évidence dans la tragédie, entre éléments lyriques et éléments épiques, et enfin la profondeur insondable de la signification de la tragédie qui, pourtant, présente aux yeux de tout lecteur une intrigue si claire. Si, en règle générale, on a jusqu’à présent rabaissé la tragédie au niveau d’une colossale fable d’Esope en recherchant une prétendue « pensée fondamentale », on trouve justifié ici, avec une toute autre profondeur et une toute autre force d’investigation, ce qui a donné à tout le moins une impulsion convenable pour de telles tentatives.
7De la considération historique d’une Antiquité lointaine, l’auteur avance alors à travers le temps jusqu’à l’époque contemporaine. Il décrit la mort de la tragédie grecque après sa courte floraison. Sa force artistique, qui savait dire les plus profonds secrets des liaisons cosmiques dans des images mythiques, se désagrégea devant les efforts d’une connaissance scientifique immédiatement compréhensible et qui s’efforçait de comprendre ces mêmes liaisons cosmiques dans toute leur profondeur et leur extension. Cet effort se manifesta d’abord avec la puissance démonique de l’instinct en Socrate, et il a ensuite maintenu en activité toute les forces du long automne et du long hiver de la culture hellénique. Quand, avec la Renaissance, vint le temps d’une culture plus libre, l’Europe se retourna vers ses seuls modèles d’excellence, les Grecs, et se rattacha immédiatement à cette pulsion de compréhension du monde socratique et alexandrine, et depuis, bien évidemment, nos efforts les plus méritoires s’enracinent dans un alexandrinisme très fortement accentué. Ici, cependant, l’auteur montre de quelle manière cette direction dominante et exclusive – et du reste tout à fait noble en soi – a totalement dépassé les capacités les plus profondes de la puissance humaine ; il montre comment l’idée profonde, mais délirante, qu’il serait possible de mesurer tous les abîmes à l’aune de la logique nous conduit à tourner en rond ; et comment enfin, en dominant toute notre culture, elle transforme l’optimisme théorique qu’elle a hérité de Socrate en un eudémonisme pratique qui, peu à peu, est devenu une exigence retentissante qui menace de déchaîner sur cette civilisation vermoulue un enfer de puissances destructrices. Ici, pourtant, l’auteur se voit animé par un espoir consolateur : c’est que, continuant sur la lancée de l’alexandrinisme, nous apprenions encore des Grecs ce qu’il y a de plus haut, c’est-à-dire à réveiller l’art apollinien et dionysiaque de la tragédie afin d’inaugurer une civilisation nouvelle et pleine de promesses. Il semble que ce développement grandiose revienne à notre peuple allemand, qui vient tout juste de se réveiller d’un long sommeil, comme si cette culture était seule digne de ses capacités les plus propres. En effet, dans notre peuple cette toute-puissance présomptueuse de la connaissance logique a vu sa puissance limitée victorieusement par le criticisme kantien au seul phénomène, et de ce haut fait de la connaissance scientifique de soi a jailli la fleur douloureusement brève de très nobles efforts pour instaurer une civilisation véritablement artistique. Mais l’espoir est encore davantage porté par l’éclat des sonorités imposantes de la musique allemande qui, dans l’affairement de notre temps sauvage et agité, ne se laisse d’aucune manière expliquer par la culture actuelle. Ne devrait-il pas y avoir, dans cet art si approprié à ce que nous sommes, une force intérieure qui nous permette de constituer harmonieusement une civilisation qui nous soit tout à fait propre, de même que le développement de l’art a produit une civilisation qui était adaptée à l’époque romane2 ? Cette culture approfondie pourrait alors faire éclore la fleur la plus merveilleuse de l’œuvre d’art la plus élevée, ce serait la tragédie née de la musique allemande. Oui, il ressent déjà les plaisirs les plus intenses que procurent cet art d’une absolue noblesse, celui qui sait, comme l’auteur, se donner tout entier pour recueillir avec ferveur les créations artistiques du grand maître à qui cette œuvre est dédiée comme à un compagnon de pensée : Richard Wagner. Comme il partage toutes les convictions les plus pures et les plus intimes de son ami, l’auteur partage aussi son point de vue fondamental sur la musique, qu’il considère comme une idée (platonicienne) du monde ; ce point de vue a été présenté par Richard Wagner dans son hommage à Beethoven3, écrit qui est loin d’avoir reçu l’accueil reconnaissant qu’une telle auto-révélation de l’art le plus mystérieux, venant de la bouche d’un artiste génial, aurait pourtant mérité. Cette conception se rattache à la seule explication satisfaisante qu’on ait de la musique, celle qu’Arthur Schopenhauer a développé grâce à la profondeur de sa connaissance du monde. Avec une fidélité joyeuse, l’auteur se réclame partout de ces deux maîtres, Wagner et Schopenhauer. C’est pourquoi on attend que l’effet le plus pur de ce livre se fasse sentir chez ceux qui, ébranlés par la véracité acide de Schopenhauer, ne peuvent pas trouver un instant de réconfort ni de satisfaction dans une pauvre et superficielle théorie du plaisir. Ceux-là, les véritables nostalgiques, recevront ce livre comme un joyeux message qui pourra leur apporter quelque chose de ce réconfort métaphysique par lequel la tragédie dionysiaque délivre celui qui l’écoute sérieusement. Et, dans un ravissement bienheureux, ceci nous laisse entrevoir comment nous, qui sommes limités à cette pauvre individuation, sommes en même temps comblés par cette vie toute-puissante ; nous entrevoyons que nous sommes nous-mêmes l’Un éternel qui se presse pour devenir manifeste dans le jeu infini des flots ondulants du monde, et nous entrevoyons que la félicité prodigieuse de ce jeu compense d’elle-même la douleur de ce délire cosmique, car l’art tragique veut faire ressentir au spectateur esthète le plaisir douloureux dont il est l’image transfigurée. Nous voudrions engager toutes les personnes véritablement sérieuses à devenir les lecteurs esthètes de ce livre sérieux. Quant à tous ceux qui (espèce sans doute, hélas, fort abondante), certes intelligents, sont toutefois habitués à tourner vers l’éphémère sans consistance un sérieux misérable, et qui n’ont aucune pensée de reste pour ce qui est vraiment noble et profond, ils trouveront de tout cœur, du moins on peut l’espérer, ce livre repoussant. Ils nous assureront sans doute qu’ils n’ont « rien éprouvé de commun » avec tout ce que l’auteur a entendu et vu ; on les priera seulement de consentir à croire qu’il existe des choses merveilleuses qui ne cessent pas d’exister du seul fait qu’ils sont incapables de les saisir et de les toucher4.
8ρ5
Notes de bas de page
1 Rohde avait envoyé cette Recension à Zarncke le 29 janvier 1872.
2 Cette expression désigne l’époque où la culture européenne était dominée par la « latinité ». Toute la fin du Beethoveen de Wagner (Richard Wagner, Beethoveen, 1870, trad. fr., Paris, Gallimard, 1970) est consacrée à la critique de l’esprit français – qui ne triomphe que dans la mode –, pour lui opposer l’esprit germanique et exalter sa renaissance. Si l’on compare avec l’ouvrage de Nietzsche, le thème du « rejet de la latinité » est bien repris (voir par ex. OPC, I, 1, p. 150), mais la différence est – déjà – saisissante : voir le passage sur la « grande supériorité de la France » due à l’« identité du peuple et de la civilisation » (OPC, I, 1, p. 148). Cf. Essai d’Autocritique (éd. citée, p. 25) : « Pendant que déferlait sur l’Europe le tonnerre de la bataille de Woerth, quelque part dans un coin des Alpes, le songe-creux, l’amateur d’énigmes à qui est échue la paternité de ce livre était assis, tout à ses pensées et à ses énigmes, et donc à la fois très soucieux et très insouciant, à noter ses pensées sur les Grecs. »
3 Voir note précédente.
4 Paraphrase de Goethe, Faust, v. 4918-4919.
5 Erwin Rohde avait l’habitude de signer de la lettre grecque ρ (rhô, voir p. 31).
Auteur
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