Conclusion
Mais qui est donc Hythlodée ?
p. 139-149
Texte intégral
« HUMANISTE » ?...
1Raphaël Hythlodée a terminé son récit et le personnage Thomas More reprend la parole : « Cependant, dit-il non sans ironie, comme je le [Hythlodée] savais fatigué d’avoir parlé et comme je n’étais pas suffisamment sûr qu’il pouvait supporter qu’on ne fût pas de son avis [...]. » (L’Utopie, p. 630).
2Ses remarques sont brèves et, fidèle à son style, il termine sans conclure : « [...] il existe un très grand nombre de dispositions que je souhaiterais voir en nos Cités : dans ma pensée il serait plus vrai de le souhaiter que de l’espérer. » (L’Utopie, p. 633) Les invités quittent alors ce jardin d’Épicure imaginaire qui fut pour un temps un Eden de l’otium. Thomas More et Pierre Gilles retournent à leurs affaires, c’est-à-dire au negotium, John Clément à ses études et Raphaël repart à l’aventure.
3La conversation humaniste se poursuit néanmoins par écrit, puisque le texte rédigé est distribué parmi un petit groupe d’amis : Érasme, Gilles, Busleyden, Budé, Desmarais, Le Sauvage, Wolsey, Tunstal, Warham, Colet, Lupset, Bonvisi, Linacre et Ruthall1. Tous griffonnent des notes marginales, discutent, élaborent, critiquent, font part de leurs commentaires à l’auteur et, en bons humanistes qu’ils sont, le couvrent d’éloges. Pierre Gilles, dans sa Lettre à Jérôme Busleyden, qualifie Thomas More de « gloire de son époque », allant jusqu’à dire que L’Utopie devrait être plus connue « que La République de Platon. » (L’Utopie, p. 337)
4L’enthousiasme est de rigueur au sein du petit groupe ; mais l’éloge dans le cas de L’Utopie paraît particulièrement justifié : n’a-t-on pas dit qu’elle était un feu d’artifice humaniste, si tant est que l’on s’accorde sur la définition d’un mouvement dont Paul Oskar Kristeller a entrepris de montrer qu’il ne pouvait être réduit à une pensée commune2,hypothèse reprise et étayée par Quentin Skinner3 et J.G.A. Pocock4.
5Mais s’il n’est pas toujours possible de parler de « thèses » humanistes, il est néanmoins possible, semble-t-il, de trouver suffisament de points communs entre les thèmes traités dans L’Utopie et ceux des contemporains de Thomas More pour conclure qu’il s’agit bien d’un ouvrage humaniste manquant, à la limite, d’originalité.
6Le style du texte, par exemple, est caractéristique de l’époque : Pétrarque, Valla, Pic de la Mirandole, Érasme, Machiavel et plus tard Montaigne et La Boétie, entre autres, utilisaient, tour à tour ou simultanément, le dialogue à plusieurs voix5, le narratif contextuel6. les jeux de mots, les clins d’œil érudits, la diatribe passionnelle et l’humour7, aux antipodes d’une écriture vidée de sens par dix siècles de scolastique. En même temps, les humanistes étaient tous tributaires de la rhétorique qu’ils utilisaient comme arme contre une philosophie épuisée par ses répétitions8.
7Or il fait peu de doute que Thomas More était un maître rhéteur. « L’Utopie, qui emporte le lecteur sur l’île de Nulle-Part, est, a-t-on dit, ‘un extraordinaire exercice de rhétorique’9. » Autre caractéristique de l’époque : les humanistes écrivent pour un petit groupe. Thomas More explique, dans sa lettre à Gilles, qu’il « ne sait pas encore très bien jusqu’à présent » (L’Utopie, p. 353) s’il va entreprendre cette publication10 et, afin de limiter les dégâts, il l’écrit en latin afin qu’elle ne soit pas « donnée en pâture à tout venant », pour reprendre l’expression de Pic de la Mirandole11.
8Ils sont les seuls, pensent-ils, à pouvoir comprendre la portée et les limites d’un humour érudit et à plusieurs degrés. Car, sous prétexte de fiction, ils partagent un « mensonge » et ne semblent pas tout à fait sûrs de la moralité de la chose. C’est à cette époque en effet qu’il faudrait faire remonter les premières tentatives de la séparation du récit historique, du mensonge et de la fiction12. Qui pourrait les blâmer d’hésiter ?
9L’Utopie, tout particulièrement, semble avoir été écrite pour le plaisir et l’amusement d’un groupe restreint d’initiés13 qui, connaissant les règles du jeu, peuvent se permettre un péché véniel. Le frontispice de sa première édition, imprimée à Louvain à la fin de l’année 1516 par Martens, lance le ton : « Un Vrai Livre d’Or, un petit ouvrage non moins salutaire qu’agréable. »
10En même temps, L’Utopie dépasse infiniment l’agréable et semble reprendre le vœu d’Horace de dire la vérité en riant14. « L’écriture utopique n’a pas la vertu proliférante de l’imaginaire. À travers une luxuriance de détails, complémentaires les uns des autres, More n’écrit pas une fable ; il ne dessine pas non plus une parabole15. » Et si « vérité » il y a, elle semble fort humaniste. Le texte reprend notamment, comme nous l’avons vu, les grands thèmes de discussion humanistes par excellence – otium et negotium, utilitas et honestas. Comme nous venons de le voir également, L’Utopie est discutée au sein de l’ otium et semble conclure de facto à la nécessité de retourner au negotium.
11En outre, le texte de Thomas More apparaît bien peu original lorsqu’il s’agit de définir l’homme. De Pic de la Mirandole et d’Érasme, L’Utopie reprend, en effet, l’idée que l’homme est libre de sa destinée. De fait, la définition de l’homme d’Hythlodée semble tirée de l’Oratio16 de Pic. Germain Marc’hadour nous rappelle aussi que
[...] le De Liberio arbitrio ayant provoqué une longue et radicale réponse de Luther -De Servo arbitrio, Érasme avait repris la plume pour démontrer par un appel à l’Écriture, à la tradition, au bon sens, à l’instinct même que l’homme est artisan de sa destinée et le répondant de sa conduite17.
12Enfin, Thomas More est humaniste jusque dans son choix d’ignorer certains thèmes ; pour Quentin Skinner,
Il est important de considérer non seulement ce qu’un théoricien politique inclut [dans son discours] mais aussi ce qu’il peut « ignorer de manière polémique ». Ce que More ignore, ce sont la plupart des questions spéculatives traditionnelles de la théorie systématique, comme celle de la définition de la justice et celle des fondements et des limites de l’autorité politique. À l’instar des autres humanistes, et à la différence des théoriciens formés à la scolastique, More ne s’intéresse pas à ces questions – ou plutôt il ne s’intéresse pas en général à en discuter dans l’abstrait18.
13On ne s’étonnera donc point que certains commentateurs de Thomas More aient vu dans L’Utopie un programme de réforme humaniste et un manifeste auquel aurait activement participé Érasme. N’oublions pas que le manuscrit fut d’abord intitulé, par les deux amis, Nusquama nostra19.
14Dans cette perspective d’amalgame, il devient légitime de conclure que Thomas More, en tant que représentant du mouvement humaniste, se serait heurté aux mêmes difficultés épistémologiques qui, selon Hélène Védrine, marquent « les limites du champ épistémologique dans lequel prennent corps les concepts et les sytèmes de la philosophie de la Renaissance ». Selon elle,
Aucune philosophie n’est capable de dégager le concept d’histoire du concept de nature. Tout se joue encore au niveau de l’éternel retour, de la lutte entre la virtù et la fortune. L’événement reste accroché à l’ordre cosmique, aux conjonctions astrales qui le déterminent, à la répartition constante du bien et du mal dans l’univers20 [...].
15Dans cette perspective toujours, on ne s’étonnera donc point que bien des commentateurs ou bien aient passé sous silence les remarques d’Hythlodée qui n’entraient pas dans la pensée érasmienne21, ou bien aient détaché Hythlodée de son auteur, prenant à la lettre la signification grecque de son nom : le diseur de non-sens.
... OU « MODERNE » ?
16Et c’est ce que nous avons fait en un sens : nous avons détaché, pour un temps et en reconnaissant l’artifice du procédé, le discours d’Hythlodée du personnage Thomas More, lequel représente magnifiquement le negotium humaniste. Et nous l’avons analysé dans sa singularité en ne nous posant pas la question des motivations de l’auteur. Car, en un sens, qu’importe qui est Hythlodée puisque son discours, parce qu’imprimé, a dépassé le cercle humaniste et a été lu dans son immédiateté, et surtout puisque ce discours découvre certains éléments de la modernité. Chaque époque sélectionne à l’intérieur de tout discours les éléments qui lui paraissent pertinents. Et le discours d’Hythlodée est particulièrement pertinent pour un courant de pensée contemporain qui définit l’homme en fonction de l’économie.
17Aussi allons-nous reprendre les éléments nouveaux de ce discours, en eux-mêmes et pour eux-mêmes, et conclure avec Quentin Skinner, mais pas pour les mêmes raisons, que « L’Utopie [...] incarne, et de loin, la critique de l’humanisme la plus radicale écrite par un humaniste22. »
18Nous voudrions également insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de quelques critiques, de quelques points de divergence comme on en trouve toujours parmi les auteurs d’un même mouvement. Car le discours morien, lu avec attention, est on ne peut plus anti-humaniste ; on a affaire à un système qui est aux antipodes de la pensée érasmienne ou mirandolienne, même s’il dit la même chose. Il le dit toujours sur d’autres fondements.
19Rappelons l’attitude d’Hythlodée qui le sépare à jamais de son contexte humaniste : il ne cherche pas la réponse au chaos politique de son temps dans les livres anciens, qu’ils soient de philosophie ou d’histoire. Par là, il se démarque d’une démarche humaniste par excellence entreprise par cet autre contemporain « moderne » d’Hythlodée : Machiavel. Sur ce point-Hélène Védrine a raison de le souligner –, ce dernier est un humaniste à part entière ; pour le secrétaire florentin, en effet, la connaissance est une synthèse effectuée à partir de l’observation du passé en général et du comportement des grands hommes en particulier23. L’histoire est l’ultime modèle : Le Prince comme le Discours regorgent de détails empruntés pour la plupart à l’histoire romaine, ce modèle humaniste par excellence. « S’il ne s’est jamais trouvé de république qui ait fait autant de conquêtes que Rome, s’écrie un Machiavel admiratif dans le Discours, il est reconnu que jamais État n’a été constitué pour en faire autant qu’elle24. »
20Or, comme nous l’avons vu, Hylhlodée est fort ironique quant à l’utilisation de l’histoire comme modèle. Notons l’utilisation exclusive du présent tout au long du texte de L’Utopie 25. Rappelons sa condescendance à l’égard des livres anciens qui ne sont lus par les Utopiens que s’ils sont utiles ou agréables. Il est dit, en fait, à travers tout le texte, que l’on peut se passer complètement de ce savoir et qu’il est possible de trouver, sur la base de cette tabula rasa qu’est la praxis, la solution aux problèmes de l’humanité. On pourrait même aller jusqu’à avancer qu’Hythlodée est prêt à dire que l’utilisation constante des textes au détriment de l’expérience a ajouté à ces problèmes. Dans tous les cas, et il le dit clairement, elle a ajouté à la liste des parasites qui infestent l’Europe.
21Cette redéfinition révolutionnaire des sources du savoir lui permet, après avoir écouté, fort impatiemment il est vrai, les arguments humanistes sur le negotium et l’otium, assortis de ceux qui visent l’honestas et l’utilitas, de ne pas prendre parti et de s’abstenir de proposer une troisème voie à laquelle personne n’aurait encore pensé, mais de récuser complètement les prémisses épistémologiques des débats. Car sa proposition n’est ni tierce, ni simplement « originale », ni « parallèle » : elle est radicalement « autre » en ce qu’elle propose, comme nous l’avons vu, l’hypothèse de l’existence d’une double réalité, faisant ainsi éclater l’holos grec et le « corps » chrétien.
22Remarquablement, et bien qu’étant parti d’autres prémisses dont certaines encore humanistes, Machiavel propose la même hypothèse26 si bien qu’Hythlodée et lui s’entendent sur la volonté humaine d’un savoir possible, capable de manipuler une réalité qui obéit à ses propres lois objectives27. Si Machiavel s’en tient à des recettes éprouvées par l’histoire28, Hythlodée propose un champ de recherches vérifiables, ouvert sur l’espace, ouvert sur un savoir accumulable. C’est la recherche d’une cause efficiente appliquée au social et séparée de la cause finale qui sépare le navigateur irrascible et le secrétaire florentin de tout le mouvement humaniste et en fait des penseurs modernes.
23Certes, ni l’un ni l’autre ne développa le thème de manière théorique29. Et si L’Utopie est structurée de manière plus logique que Le Prince ou que le Discours sur la première décade de Tite-Live, Hythlodée ne traite pas en détail de la relation causale entre le monde des déterminations qu’il postule et l’individu libre parce qu’il y a du hasard quelque part. Mais il traite de l’ensemble du champ de la conscience redéfinissant au sein d’une logique sans faille le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, l’individu et la cité.
24Mais alors, dira-t-on, s’il est vrai que la pensée d’Hythlodée est partie d’un postulat moderne, comment expliquer qu’une pensée aussi « moderne » ait pu naître en ce début du xvie siècle30 ? surtout, pourquoi n’a-t-elle jamais été reconnue en tant que telle, notamment par le courant « utilitariste » anglais ? Tout au plus les grands admirateurs de Thomas More ont-ils avancé l’hypothèse réductionniste que L’Utopie était un traité de théorie politique en avance sur son temps31.
25Il est difficile d’analyser ce qui n’a pas été dit. On peut avancer comme première hypothèse que Thomas More est peut-être « victime » de la réputation de la philosophie de la Renaissance en général, dont on commence seulement à reconnaître l’existence à part entière. Quentin Skinner, qui fut l’un des éditeurs de l’impressionante Cambridge History of Renaissance Philosophy, fait remarquer dans son introduction que le champ de recherche en la matière est récent32. Notamment, écrit-il, « [...] les traditions universitaires anglo-saxonnes ont, en général, traité des deux siècles après la mort de Guillaume d’Occam, quand elles en traitaient. comme s’il s’agissait d’une simple toile de fond pour la période héroïque de Francis Bacon et de la ‘nouvelle philosophie’33. »
26Nicholas Jardine renforce le point de vue développé par Quentin Skinner lorsqu’il écrit, à propos de l’épistémologie des sciences de cette époque, ce que l’on peut étendre à toutes les formes de la connaissance :
Les études récentes n’ont traité que d’une toute petite partie de cet immense terrain, et il n’y a guère qu’une poignée de recherches sur les écrits épistémologiques de l’époque qui examinent en détail leurs genres, leurs contextes disciplinaires et intellectuels, et les intérêts et projets de leurs auteurs34. »
27On peut avancer l’hypothèse que l’extraordinaire développement des arts et des techniques à la Renaissance a éclipsé les autres formes de recherches, renforçant le préjugé selon lequel les formes « intuitives » artistiques de connaissance se font au détriment des « sciences ». Buckhardt, qui ouvrit un champ de recherche considérable sur l’art renaissant, est remarquement silencieux quant aux formes de la pensée philosophique des xve et xvie siècles. Un fait est certain : la présentation narrative et ludique du texte a non seulement confondu bien des commentateurs mais a également exclu à jamais Thomas More des rangs de ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie35.
28Non pas que dialogues et ironie n’aient point été utilisés dans les textes des plus grands noms de la philosophie : Platon et Kierkegaard. Mais jamais discours reconnu comme philosophique n’a laissé le lecteur aussi désemparé quant aux thèses de l’auteur. S’il est possible de reconstituer une pensée kierkegaardienne sérieuse à travers les personnages qui disent et dédisent la pensée de Kierkegaard, Thomas More semble échapper, pour sa part, à la reconstitution. Il a peu écrit et ses actions elles-mêmes – et jusqu’à sa mort – restent énigmatiques.
29Et surtout, le « ludique » kierkegaardien ou socratique est un ludique de prêcheur. Ils veulent passionnément convaincre, et si ironie il y a, elle est maïeutique. On pourrait incidemment ajouter à la catégorie de ces prêcheurs Nietzsche lui-même, qui a professé pourtant qu’il croirait à un philosophe « pourvu qu’il sache rire. » Car le discours philosophique qui est une recherche de la vérité derrière les idéologies ne peut échapper au sérieux de l’entreprise. Pour qu’il y ait philosophie, il faut qu’il y ait thèse reconnue comme telle par son auteur au sujet du réel et de sa vérité.
30Or, chez Thomas More, le sérieux de la thèse est sans arrêt dénié. L’auteur se moque constamment des prêcheurs de vérité, lesquels incluent le personnage Thomas More et Hythlodée eux-mêmes. Thomas More joue avec les mots, avec ses propres pensées et celles des autres tout en les organisant selon les lois de la rhétorique. Il ne conclut jamais et oblige ainsi son lecteur à une gymnastique intellectuelle36 qui n’est, à vrai dire, pas loin de celle imposée par les paradoxes du scepticisme grec.
31Ce non-sérieux lui coûte également une appartenance à la catégorie des « penseurs » dans laquelle on a refoulé ceux qui proposent une vérité ou des vérités sous le mode narratif et dans laquelle on retrouve un grand nombre de ses contemporains et plus tard les humanistes du courant sceptique.
32Ni humaniste, ni philosophe, ni même penseur, Thomas More ne se laisse point catégoriser à moins qu’on le réduise à être un utopiste. Ce serait, à notre sens, un non-sens. Certes, Thomas More a donné son nom à un genre littéraire, mais ce serait le traiter bien pauvrement que de le limiter à ce nom.
33Car on trouve dans L’Utopie une proposition de définition de l’homme remarquablement cohérente et complexe, mais également révolutionnaire par rapport à son époque. En cela, pensons-nous, elle se distingue du genre dit « utopique » qui est, comme le fait justement remarquer Jean Servier,
[...] un rêve qui pallie (une) Weltschmerz, douleur du monde, douleur de vivre, toujours de la même façon, ne variant que peu dans ses thèmes et ses modes d’expression d’un moment à l’autre de l’histoire. Elle [L’Utopie] est avant tout une volonté de retour aux structures immuables d’une cité traditionnelle dont ils [les utopistes] se veulent les maîtres éclairés, une cité se dressant par-delà les eaux troubles du rêve, comme une île au bout de l’océan, comme la Cité de l’Homme délivré de ses angoisses, au bout de la nuit37.
34Nous voudrions insister sur cette distinction en ce qu’elle peut expliquer les réactions « émotives » qui accompagnent souvent la lecture contemporaine de L’Utopie (comme celles d’ailleurs qui accompagnent la lecture du Prince de Machiavel). On ne retrouve pas en effet de telles réactions au contact de l’Atlantide, de la Cité de Dieu, de la Cité du Soleil, des bergeries physiocratiques ou des phalanstères. C’est que nous devons faire face, pensons-nous, dans le texte morien, aux conséquences nécessaires d’une hypothèse qui nous est si familière que nous la tenons pour « vraie » parce qu’elle est entrée dans le sens commun, hypothèse selon laquelle une bonne gestion de l’économie améliorera l’homme. Si les théoriciens diffèrent d’avis sur les moyens de gérer l’économique, ils partagent l’espoir que cette gestion s’ouvre sur un avenir toujours plus prometteur appelé progrès. Le texte morien nous oblige à « fonder » cet espoir et à rester logiques avec nous-mêmes quant aux implications des fondements. D’où ce sentiment de « déjà vu » qui accompagne un texte dont beaucoup s’appliquent à dénoncer l’inhumanité. Bref, le texte nous force à réfléchir la logique de la modernité.
35Cette logique du texte fait qu’il serait bien injuste d’attribuer la modernité de L’Utopie à la seule intuition morienne. Thomas More est parti d’un postulat radical que le maître rhéteur a développé magistralement, ne semblant avoir peur d’aucune implication, ouvrant son esprit au jeu le plus fou de l’humanité : celui de trouver une cohérence et un guide d’action dans le réel – le but, s’il en est, de... la philosophie.
36Hythlodée a joué le jeu jusqu’au bout et est allé jusqu’au bout de son voyage rationnel. Peut-être Thomas More voulait-il partir pour les Indes, mais c’est bien Hythlodée qui a « découvert l’Amérique ».
Notes de bas de page
1 Voir McCutcheon, 1983, p. 10.
2 « Plus que toute autre, l’œuvre de Paul Oskar Kristeller a montré qu’il est impossible de définir l’humanisme d’après ses positions philosophiques et religieuses, simplement parce qu’il n’y a pas de telles positions qui soient communes à tous les humanistes. » (Logan, 1983, p. 255).
3 Quentin Skinner, comme nous l’avons vu dans le chapitre premier, a fait une distinction entre l’humanisme du Nord et celui de Sud.
4 The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975.
5 Le relativisme de la position historique de l’auteur est accentué par l’utilisation du dialogue, qui donne d’autres points de vue, autre trait stylistique que Thomas More partage avec Erasme, Valla et Pic de la Mirandole.
6 « À la différence des scolastes, qui normalement traitent des textes comme d’une collection de phrases discontinues et séparées, la caractéristique des humanistes est de considérer les œuvres littéraires comme un tout et dans les contextes des différents genres du savoir historique : de la biographie de l’auteur, de la nature de son milieu social et culturel, des conventions grammaticales et rhétoriques qui régnaient à l’époque où il écrivait. » (Logan, 1983, p. 263).
7 Dans une perspective contextuelle et relativiste, l’humour devient presque nécessaire. Selon Logan, « En suggérant que les idées, comme toutes autres manifestations culturelles, sont conditionnées par leurs contextes sociaux, le sens de l’histoire a aidé les humanistes les plus sophistiqués de la fin de la Renaisance à s’orienter vers le scepticisme et le relativisme apparents dans les œuvres d’écrivains tels Érasme et Montaigne. Ces attitudes ont contribué à la prédilection des humanistes pour le dialogue et l’essai – qui sont des genres permettant une pensée expérimentale et ambivalente – et l’utilisation de plus en plus fréquente et complexe de l’ironie et de la fiction. » (Logan, 1983, p. 268).
8 On lira à ce propos William J. Bouwsma, « Changing Assumptions in the Later Renaissance », Viator, 7, 1976, p. 421-40.
9 Goyard-Fabre, 1987, p. 31.
10 « La Lettre à Gilles inclut un passage qui fait la distinction humaniste d’usage entre les goûts élitistes des lecteurs humanistes et les palais grossiers des autres. » (Logan, 1983, p. 3 1).
11 Pic de la Mirandole (1463-1494), mort au moment de la publication du texte de Thomas More, eût applaudi l’initiative : « Se référant à quelques écrits platonisants que son oncle avait rédigés en toscan, il [Pic] se promet, si le loisir lui en est donné, de les traduire en latin ‘de crainte que la très éminente doctrine [...] qu’un si grand homme a consacrée à ces arcanes, ne soit donnée en pâture à tout venant’. » (Valcke, 1989, p. 78).
12 « Nous pourrions même trouver une place pour More dans ce que C.S. Lewis a décrit comme ‘un éternel débat’ ; et ce débat n’est autre que le processus difficile à travers lequel l’Europe est devenue consciente du fait que la fiction était d’une part une activité distincte de l’histoire et d’autre part n’était pas mensonge. » (McCutcheon, 1983, p. 42).
13 « Bien que, à vrai dire, Thomas More n’ait pas dédié L’Utopie à quiconque. » (McCutcheon, 1983, p. 10).
14 Voir Paul Turner (trad.), Thomas More Utopia, Londres, Penguin Books, 1965,p. 7.
15 Goyard-Fabre, 1987, p. 39-40.
16 Voir Harry Berger Jr. « Utopia : Game, Chart, or Prayer ? », Utopia. A New Translation..., 1975, p. 208.
17 Marc’hadour, 1969, p. 46.
18 Logan, 1983, p. 267-268.
19 « Certains chercheurs considèrent que L’Utopie est une contribution à un ‘programme’ humaniste plus général, un programme auquel More aurait travaillé en collaboration étroite avec Erasme, Vivès, Elyot et leurs disciples. » (Skinner, 1978, p. 255-56). Voir également Caspari, 1968, p. 127.
20 Hélène Védrine, Les Philosophes de la Renaissance, Paris, P.U.F., 1971, p. 126.
21 « Les divergences entre les positions de L’Utopie et celles des autres humanistes a [...] donné bien du travail aux interprètes des humanistes. Leur réponse à ces divergences – et c’est bien le défaut caractéristique de cette école critique –, a consisté à les faire disparaitre obstinément [...]. Selon cette interprétation, qui fut, jusqu’à il y a quelques années, universelle parmi les historiens de langue anglaise, l’humanisme est identifié à l’humanisme chrétien érasmien et [...] est essentiellement perçu comme une pensée monolithique et statique. » (Logan, 1983, p. 254-55).
22 Skinner, 1983, p. 256.
23 Car à l’origine du principal comme de toute république, il y a une volonté et une seule.
24 Discours sur la première décade de Tite-Live, introd. Jean Giono, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1952, p. 513.
25 « Une simple technique verbale qui permet d’abolir le temps est de raconter toute L’Utopie au présent. » (Adams, 1975, p. 195).
26 Machiavel part d’un fait, d’une réalité immanente qui détermine sans être absolument déterminante (puisqu’il y a du hasard). Thomas More choisit la force des échanges économiques alors que Machiavel opte pour la force politique obéissant à ses propres lois qui ne sont pas les lois de l’individu. « C’est là, écrit Sami Naïr, une thèse frappée, semble-t-il, du sceau de l’évidence [...]. Celles-ci [les formes sociales] ne sont plus les émanations d’une volonté transcendante ou divinement originaire. » (Sami Naïr, 1984, p. 25).
27 Nicole Morgan, « Utilitas et honestas. L’étrange pari de Thomas More et de Machiavel », Relire Machiavel aujourd’hui, dir. Danièle Letocha, Carrefour, 14-2, 1992.
28 Voir l’introduction de Bernard Crick, Niccolò Machiavelli, The Discourses, Londres, Penguin Books, 1970, p. 45-60.
29 Ce qui sera systématiquement reproché à Machiavel. « [...] Je soupçonne, écrit Bernard Crick, que la recherche constante chez Machiavel d’une méthode tient principalement à une méconnaissance de la méthode scientifique. On lui a attribué une rigidité d’une méthode qu’il ne possédait point ni ne recherchait ; puis on l’a critiqué pour ne point lui avoir été fidèle. Et ce fut fait aussi bien par des chercheurs en sciences sociales enthousiastes, qui croient en la méthode scientifique, que par les historiens, qui ne croient pas du tout dans ce genre de chose, mais qui laissent entendre que Machiavel, , lui, y croyait mais avait échoué en essayant de la mettre en application. » (1970, p. 47- 48).
30 « Comment devons-nous rendre compte des circonstances qui ont permis à un penseur du début du seizième siècle à la périphérie de l’Europe, de produire un livre aussi en avance sur son temps ? » (Logan, 1983, p. 259-260).
31 Quentin Skinner écrit en ce sens : « L’Utopie est incontestablement la plus grande contribution à la théorie politique de la Renaissance du Nord [...]. » (Skinner, 1978, p. 256).
32 « Comme l’envergure de ce volume l’atteste, l’époque de la Renaissance fut une époque d’intense activité philosophique. Ce n’est toutefois que récemment que l’étendue de cette activité a été complètement reconnue. » (Cambridge History of Renaissance Philosophy..., 1988, p. 1).
33 Cambridge History of Renaissance Philosophy..., 1988, p. 1 .
34 Nicholas Jardine, « Epistemology of sciences », dans The Cambridge History of Renaissance Philosophy..., 1988, p. 711.
35 « Malheureusement, écrit George Logan en ce sens, alors que ce mode de présentation a aidé à faire de L’Utopie un ouvrage de théorie politique populaire – ce qui est rare –, il a aussi contribué d’une certaine manière à en diminuer l’influence. » (Logan, 1983, p. 269).
36 « More ne nous dit pas ce qu’il fait. Parlant comme un rapporteur candide et consciencieux [...] il niera ce qu’il dit ou créera des indices qui sont à la fois vrais et faux, imposant à ses lecteurs un effort exigeant [...]. » (McCutcheon, 1983, p. 12).
37 Servier, 1967, p. 27.
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