Chapitre IV. L’otium
p. 69-85
Texte intégral
LE REJET DU NEGOTIUM
1L’hésitation angoissée des humanistes n’est pas uniquement le produit d’une épistémé mal structurée ; elle est aussi le fruit du quotidien des secrétaires de chancellerie, à même de douter de la possibilité d’assagir ces Princes qu’ils côtoient et dont ils connaissent mieux que personne l’arbitraire1. Ajoutons que la distinction entre « conseiller » et « courtisan » n’est pas encore conceptualisée car son fondement même – l’idée de compétence spécialisée – n’a pas encore de statut explicite2. Et Hythlodée de dire brutalement :
[...] vous n’aurez jamais l’occasion d’exercer une heureuse influence, car une fois introduit dans ces hautes assemblées, fussiez-vous le meilleur des hommes, vous serez bien plus facilement contaminé par la corruption que vous n’arriverez à rendre vos collègues meilleurs [...].
L’Utopie, p. 437.
2L’expérience n’est certes pas nouvelle et les humanistes reprennent à leur compte le doute exprimé par Platon3 lui-même, qu’Hythlodée, qui connaît ses classiques, reprend en le citant :
Au moins, si ceux qui sont au pouvoir étaient prêts à suivre ces bons conseils ! Mais Platon ne s’est assurément pas trompé lorsqu’il prévoyait que, si les rois ne se livraient pas eux-mêmes à la philosophie, comme ils sont imbus dès l’enfance de principes pervers et infectés par eux, ils n’approuveraient jamais pleinement les conseils de ceux qui s’adonnent à la philosophie. Il en fit lui-même l’expérience chez Denys le Tyran.
L’Utopie, p. 417.
3Le thème est, en effet, vieux comme la philosophie politique et les humanistes du quattrocento l’endossent avec « enthousiasme4 ». Raphaël Hythlodée joue pour un temps le rôle de Pic de la Mirandole dont on sait que Thomas More était un grand admirateur5... et critique, car Raphaël, dans son indignation et sa pureté, est quelque peu théâtral6. N’a-t-il pas, comme son modèle7, renoncé aux biens de ce monde dès sa prime jeunesse ?
Les autres hommes ne cèdent leurs biens que lorsqu’ils sont vieux et malades ; même alors, il ne les cèdent qu’à contre-cœur et parce qu’ils ne sont plus capables de les garder. Moi, c’est non seulement sain de corps et d’esprit mais en pleine jeunesse que je les ai distribués à ma famille et à mes amis.
L’Utopie, p. 373.
4Et il lance, magnifique, qu’il ne veut pas aller se « donner en servage aux rois » (L’Utopie, p. 373), s’établissant ainsi de plain pied dans cet espace laïc anomique et non encore fondé, ouvert par l’offre du negotium (le concept d’égalité ne sera formulé dans son acception moderne que beaucoup plus tard).
5Qui rejette qui ? Les philosophes rejettent-ils les rois ou les rois rejettent-ils les philosophes ? La réponse est ambiguë. Les humanistes se plaignent sans arrêt de ce que les rois ne sont sensibles, en fin de compte, qu’à la flatterie et ne veulent pas entendre raison. Les conseillers royaux en place ne sont qu’arrogants courtisans. Et Hythlodée d’ironiser :
[...] tous sont tellement sages qu’ils n’ont pas besoin – ou du moins, tous s’estiment tellement sages qu’ils n’ont pas envie – d’approuver les conseils d’une autre personne ; sauf, parasites qu’ils sont, à acquiescer et à applaudir aux propos les plus absurdes des grands favoris du prince dont ils essaient, par leur assentiment, de gagner les bonnes grâces.
L’Utopie, p. 374-377.
6Raphaël est intarissable sur le sujet : il fait un long détour imaginaire à la cour du Roi de France pour démontrer à quel point ses sages conseils seraient malvenus8. Mieux, selon George Logan, « Pour Hythlodée, le récit de la conversation à la table de Morton a pour fonction de corroborer ses idées sur la nature des conseillers9. »
7Personne ne veut écouter un conseiller qui ne saurait flatter : ni le juriste, ni le moine, ni le bouffon, ni les scolastes. Quant à l’homme de pouvoir – en même temps que conseiller lui-même – qu’est le cardinal Morton, il écoute avec une bienveillance nonchalante les propos de l’étranger, lui permettant de s’exprimer en le débarrassant, pour un temps, des « parasites » auxquels il intime l’ordre de se taire. Mais, ainsi se conclut le dialogue dans le dialogue : « Peu après, il [le cardinal] se leva de table, se disposa à donner audience aux visiteurs qui avaient des affaires à traiter et nous renvoya. » (L’Utopie, p. 413).
8Cette fin est remarquable mais est passée inaperçue10 parmi les commentateurs de Thomas More. Et pourtant, elle met fin de manière abrupte aux illusions du negotium. Le pouvoir, une fois « diverti » par les arguments de la raison, retourne à ses affaires et congédie les conseillers. Certes, Raphaël continue à s’en prendre aux conseillers en place qui n’attachent aucune importance à ses propos. Certes, il ne critique jamais ouvertement ce cardinal Morton à qui Thomas More doit tant, mais le fait est qu’il évite de dire ce que le cardinal a fait de ses conseils. La réponse est évidente et inscrite dans la phrase que nous évoquions : « Le cardinal sortit. »
9L’affaire est réglée. L’espoir devient fuite du réel, cette vita contemplativa (otium) que Cicéron et les Stoïciens (Sénèque, Marc-Aurèle) conseillaient de pratiquer avec modération afin de se consacrer davantage à la vita activa (negotium).
LA TENTATION DE L’ OTIUM
10La démarche, il convient de le noter, est individuelle. Aucun, à l’exception peut-être de Ficin11 et de Thomas More12, ne semble être intéressé par l’« otium » chrétien, à savoir la retraite monastique ; et ce, en dépit de professions de foi répétées. À lire les descriptions érasmiennes de la vie des couvents de l’époque, ce refus n’étonnera point. Ils ont trop « lu » pour supporter le dogme13. Ils ont trop traduit pour recopier des manuscrits. Ils ont pris trop de liberté avec le pouvoir pour supporter la règle. Pic de la Mirandole en est un exemple parmi d’autres.
En ce qui concerne sa démarche religieuse personnelle et le développement de sa vie spirituelle, écrit Louis Valcke à ce propos, Pic a toujours tenu à préserver son entière autonomie. Même face à la personnalité puissamment dominatrice d’un Savonarole, Pic ne s’est jamais laissé détourner de ce qu’il pensait être sa voie. Malgré les vives incitations du Dominicain, malgré le respect que Pic lui voua, toujours et jusqu’à la fin, il refusa d’entrer dans les Ordres, parce qu’il estimait que telle n’était pas sa vocation14.
11Bref, le vœu de contemplation des humanistes est à la mesure des aspirations nées de leurs lectures les plus récentes. On remarquera aussi qu’il n’y a pas de couvent sur l’île d’Utopie. Si vie monastique il y a, elle repose sur la cellule familiale.
12De même, si contemplation il y a, elle sera philosophique ; mieux, elle sera grecque et surtout pure. Il ne s’agit pas de faire « une étude mercenaire de la philosophie », pour reprendre l’expression de Pic de la Mirandole15, ou de « délirer avec les fous », pour reprendre celle d’Hythlodée (L’Utopie, p. 433). « Qu’un philosophe puisse mentir, je l’ignore, s’exclame-t-il, et en tout cas pas moi !16 » (L’Utopie, p. 434) Extraordinaire remarque d’un Hythlodée dédaigneux qui va introduire ce royaume d’Utopie dont il explique pendant un long paragraphe qu’il existe. Dissonance ! L’Utopie en est pleine et nous tenterons d’en apporter une interpétation dans la conclusion.
13Oscillant entre Cicéron17, qu’ils avaient courtisé pour sa vita activa18, et les charmes de la vita contemplativa chantés par Pétrarque, les humanistes redécouvrent Épicharme, Euripide, les stoïciens romains en général19 – dont Sénèque20, Platon21 – et, dans une certaine mesure, Averroès22, qui ont
sous des formes différentes, une démarche analogue, une hantise commune : exil terrestre, séparation, retour à la véritable patrie ; absence de signification de cette vie, refuge provisoire d’un être ayant atteint d’emblée son point d’achèvement, un être originellement parfait, et destiné à retourner dans sa demeure d’élection ; suprématie, non de l’action, qui nous retient dans l’impureté du monde, mais de la contemplation [...]23.
14Si Ficin. en particulier, rend accessible en latin les dialogues du « divin Platon24 », on redécouvre également l’Aristote contemplatif, celui de l’Ethique à Nicomaque, dans laquelle le Stagirite
donna une réponse définitive à la question de ce qu’était la vertu la plus parfaite et donc le fondement du bonheur humain. Étant donné que, selon lui, c’est l’âme rationnelle qui est la partie la plus parfaite de l’homme, il s’ensuit nécessairement que la vertu suprême est d’ordre intellectuel plutôt que moral et qu’elle est rattachée à la plus haute fonction de l’intellect. Cette vertu est la sagesse théorique [...], et son activité correspondante est la contemplation des objets les plus dignes, lesquels pour Aristote étaient d’ordre céleste et divin25.
15Le rêve se cristallise autour des jardins d’Épicure dont Érasme raconte les délices. On cherche à les recréer : Thomas More se fait bâtir une maison-jardin sur la Tamise, à Chelsea, où il reçoit fort généreusement ses amis26. Budé est célèbre pour une hospitalité bucolique française. Hythlodée parle sur un banc de gazon. Le dialogue est plaisant, entrecoupé par un dîner – à la Valla27 – qu’ils prennent tous le temps de savourer en toute convivialité.
16Mais sous un ciel non grec et en l’absence de l’état de grâce, le désir humaniste de contemplation est peu convaincant. Pic de la Mirandole a pris soin, dans son vœu de dépouillement, de garder auprès de lui l’essentiel du confort, y compris un serviteur28. Érasme ne s’assoie sur le banc de Chelsea qu’entre deux voyages et rencontres avec universitaires et bourgeois, et Ficin ne cesse d’hésiter. Quant à Thomas More, il ne trouvera la paix – précaire – de la contemplation qu’une fois enfermé, contre son gré, dans la Tour de Londres.
17Dans cette perspective, l’otium semble avoir aussi peu de poids philosophique que le negotium et il est apparu à bien des commentateurs comme un mauvais amalgame de textes anciens, preuve d’une pensée épuisée.
LA NAISSANCE DE L’ESPACE INDIVIDUEL
18Et pourtant, subrepticement, dans la démarche de l’otium renaissant vient de s’ajouter à l’idée d’un savoir souverain et laïc, esquissée par le negotium, celle d’un salut individuel laïc qui passe par la reconnaissance de l’autre, laquelle n’est pas encore l’intersubjectivité mais en est la condition de possibilité.
19En effet, dans le néo-platonisme chrétien dominant l’époque. Dieu donne sens à tout, y compris à l’individu. Son âme est un « miroir » dans lequel se reflète le divin ; et la grâce, acte qui lui permet de trouver son identité véritable, est illumination, baignée de l’amour de Dieu qui reconnaît l’individu mais lui demande d’oublier ses particularités pour se joindre à lui. Dieu-le-père donne sens au système logique dont Jean Writh explique qu’il est, à l’époque, « une figure de la parenté29 ». Dans ce système, la notion médiévale de sujet est contradictoire car « soumis à la puissance paternelle du prédicat, le sujet est toujours passif30. » Dans un acte indépassable, l’individu partage son identité avec tous ceux qui se reflètent dans le champ du miroir divin : ses « frères » et ses « sœurs ».
20Si l’on poursuit la métaphore, l’on pourrait supposer qu’à la fin d’un Moyen Âge en mal d’absorber des changements non prévus par le dogme, l’homme prend une certaine distance par rapport à l’image divine et vit une crise d’identité, « identité égarée, inconnue, qu’il faut trouver ou retrouver31 ». Le miroir en quête de reflet, terni, désinvesti pour un temps du regard porteur de sens, devint alors obsession médiévale, source de questionnement angoissé32. Narcisse hante la fin du Moyen Âge33. Parce que l’Autre/Dieu s’absente, il ne reste que « le même », qui en meurt34.
21Entre le vide laissé par Dieu et le néant du « même », la réflexion de l’otium crée un espace unique, « hors cité », « hors Église », « hors communauté ». Espace qui fut l’espace où se forma la philosophie stoïcienne. Mais il ne s’agit pas ici d’ataraxie ; le message chrétien ajoute cette « chaleur » d’amour qui relie les êtres les uns avec les autres et qui est plus que la participation à la nature en général. Le néo-platonisme de Ficin, notamment, en intégrant l’amour individuel chrétien, a laissé des traces profondes dans la pensée du xve siècle35.
22Dans le même esprit, le jardin d’Épicure n’échappe pas au souffle chrétien. N’oublions pas en effet que l’amitié épicurienne se veut « détachée », aux antipodes de l’eros amical platonicien, qui cherche la participation, et de la caritas chrétienne, qui est responsabilité participante. Les humanistes chantent l’amitié et non plus la fraternité chrétienne, mais ils gardent le sens chrétien d’attachement. De plus, l’amitié lie entre eux les individus qui se reconnaissent comme tels. Telle est la force des rencontres de l’otium : l’individualité peut naître dans un espace laïc spéculatif, fondée sur le dialogue entre individus qui se reconnaissent en acceptant leur singularité.
23Commence une période extraordinaire de jeux spirituels où l’individu naissant acquiert son identité à travers la complicité amicale. Érasme, Thomas More, Budé et plus tard, en France, Montaigne et La Boétie multiplient à profusion les situations où le monde est inversé, où ils se dédoublent, se font parler eux-mêmes à l’envers dans des jeux de miroir qui se réverbèrent à l’infini.
24Dans L’Utopie, on retrouve partout les inversions spéculaires : le nom d’« Amaurote », la capitale utopienne, signifie en grec « ville mirage », l’« Anydre » qui la traverse est « un fleuve sans eau », l’« Achorie », « un pays sans contrée » et « l’Alaopolécie », une « cité sans peuple », alors qu’« Adème » est « un roi sans peuple ». N’oublions pas le titre qui donna lieu à un genre littéraire : une « utopie » est le lieu qui est « nulle part » mais qui est l’image renversée du hic et nunc décrit dans l’Éloge de la Folie d’Érasme. L’envers des choses se retrouve chez Pétrarque, Valla, Salutati, Ficin, Pomponazzi et d’autres auteurs italiens. « De la même manière, nous fait remarquer Elizabeth McCutcheon, s’il nous fallait repérer l’endroit où se trouve l’Utopie d’après les informations dûment rapportées par le rapporteur, nous la trouverions approximativement aux antipodes de l’Europe et probablement de l’Angleterre36. »
25Mais, il faut le répéter, il ne s’agit pas ici, comme au Moyen Âge, d’images délirantes ou oniriques, ce qui est la même chose, mais bien d’images inversées qui n’ont de sens que par rapport à ce qu’elles reflètent. C’est en ce sens que Simone Goyard-Fabre écrit : « [...] en fabriquant à plaisir un vocabulaire ésotérique et provocant, More ne cède nullement aux sortilèges de la fantasmagorie ; l’apparemment impossible est pour lui plus prégnant et plus vrai que le réel en sa platitude37. »
26Le plaisir est ludique et l’on continue sur sa lancée pour s’essayer à toutes sortes de grimaces. Thomas More et Érasme vont donner à l’humour ses lettres de noblesse que l’ère de la raison désignera pourtant du bout des lèvres comme « genre littéraire » mineur. Les « Tranibores » qui gèrent l’Utopie seraient, à la lettre, « les grands gloutons » ; leurs acolytes, les Syphograntes, sont « des vieillards radoteurs », sans oublier le héros Hythlodée dont le nom signifie « vain babil » ou « le diseur de non-sens ».
27Cependant, la phrase la plus importante du processus d’individuation n’est pas l’inversion, quoiqu’elle fasse partie intégrante de la construction du « je » par le « jeu ». Le miroir ludique introduit à soi un soi-à-l’envers : un soi que je reconnais mais qui m’échappe. Il est clair, par exemple que le personnage central de L’Utopie, Hythlodée,
était une création qui, à bien des égards, était comme More lui-même, partageant ses aspirations, partageant ses goûts littéraires, partageant ses convictions morales, partageant ses sentiments sur les choses importantes de la vie – la justice, le luxe et la pompe, la paix, l’étude et le travail38.
28Mais il est clair aussi qu’il n’est pas Thomas More mais l’image inversée de ce Thomas More dont le personnage apparaît dans le Livre premier de L’Utopie lors d’un extraordinaire dialogue entre soi et soi : moi, Thomas More et moi, Raphaël Hythlodée39.
29Cette grammaire ludique de reflets et de doubles inversés40 a laissé perplexes bien des commentateurs, perdus dans le labyrinthe fascinant41 de ce jeu de miroirs42. Wolfgang Rudat, entre autres, reprenant les conclusions de Merritt Abrash, développe l’hypothèse selon laquelle Thomas More se sert d’Hythlodée pour critiquer ses amis insupportables d’angélisme, tout en offrant aux lecteurs une série de clefs leur permettant de comprendre le subterfuge43. D’autres, en revanche, font complètement abstraction du personnage « Thomas More » mis en scène dans le Livre premier et voient en Hythlodée le porte-parole du vrai Thomas More, celui qui dévoila enfin ses sentiments véritables lorsqu’il fit face au bourreau44.
30Et pourtant, ce miroir, nécessaire à la lecture des textes de Léonard de Vinci, nous permettrait aussi de lire enfin l’auteur de L’Utopie, lequel nous explique dans une de ses lettres à Érasme qu’il avait, en rêve, traversé un miroir et rejoint Hythlodée. Car Hythlodée est un reflet de miroir, ce qui ne veut pas dire que ce qu’il représente n’existe pas. Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il existe. Nous nous trouvons dans une zone philosophique unique et étrange : un entre-deux.
31Cet otium n’est ni grec ni chrétien : il n’est ni le retour de soi dans le grand Tout, ni l’abandon de soi à la volonté du Père. Il est la découverte de soi-à-l’envers, fondamentale en ce qu’elle permet la découverte de l’autre dans une double équation : moi est un autre (moi inversé), l’autre est moi (un alter ego). Il revient à Gérald Allard d’avoir développé l’équation en analysant l’amitié qui lia Montaigne à la Boétie et qui fit rêver tant de lecteurs solitaires. Pourtant, nous sommes loin du sentimentalisme ; leur amitié fut plus qu’anecdotique : elle fut la découverte de ce moi appelé autre45.
32S’il faut encore ajouter une preuve de l’existence de ce miroir invisible où naît l’individualité, dans lequel la Renaissance se réfléchit, elle nous sera apportée par les doubles portraits qui furent, à l’époque, monnaie courante. En 1517, Quentin Metsys fait le portrait de Pierre Gilles et d’Érasme posant en symétrie, se reflétant au point où l’on ne remarque les différences qu’au prix d’un effort d’attention46. Ce double portrait fut envoyé à Thomas More qui lui-même se dédoublera dans un portrait de lui et de John Fisher47.
33Et les jeux de miroir continuent avec cette fois Érasme et More, qui ne manquent pas une occasion d’exhiber leur ressemblance physique.
L’ENTRECONNAISSANCE
34Mais ils n’étaient ni jumeaux ni même frères ; ils étaient amis, le mot clef de la Renaissance. Car au centre de cette découverte de la symétrie par rapport à un plan, de l’inversion de l’identique, est en train de naître l’individu, le particulier, à la fois seul et à la fois appartenant à l’humanité. L’amitié devient le pivot de l’individuation qui reconnaît la spécificité de l’individu sans la rattacher à sa cause finale, autrement dit son origine divine. Comme nous le verrons au chapitre suivant, philia (l’amitié) s’ajoute ici à l’agapê chrétienne ; la synthèse inaugure le long processus de séparation du « corps » chrétien. C’est un moment « qui décisivement fait basculer tout le savoir humain dans la médiatisation par le désir de l’autre48 ». Nous n’avons pas affaire ici à une note biographique, à un charmant trait de caractère commun à quelques hommes unis dans la contingence, qui se seraient développés individuellement dans la nécessité. Nous avons affaire ici, pensons-nous, au processus même d’individuation moderne49. Nous irons même jusqu’à dire que, sans cet « amour » amical, l’individuation comme étape épistémologique n’eût pas été possible : nous sommes à ce moment où le regard de l’ami, se profilant dans le miroir vide de la fin du Moyen Âge, remplace celui de Dieu.
35Encore une fois, il suffit, pour s’en convaincre, de se laisser porter par les métaphores si puissantes de l’époque. L’amitié est dite, décrite, chantée et écrite partout. Elle est la raison de l’écriture érasmienne.
36Le latin de L’Utopie la destine avant tout à un petit groupe d’amis. Dans sa correspondance de 1516 et 1517, Érasme demande instamment à ses amis de lire L’Utopie et d’en partager la lecture avec tous leurs amis50, ce qu’ils firent dans l’enthousiasme. Les premiers lecteurs (Gilles, Érasme, Budé) ont laissé des notes marginales abondantes qui, à elles seules, font l’objet d’études à part entière. Ajoutons qu’Érasme joua un rôle central en ce qu’il passa sa vie à mettre en contact les humanistes les uns avec les autres, permettant à une parole nouvelle de se dire au sein d’une communauté bienveillante.
37Il faut dire aussi que ces humanistes avaient l’amitié démonstrative et peu discrète : ils l’expriment avec force mots doux : « mon cher », « mon bien aimé », « my dearest », « my darling » etc.51 ; L’Utopie et les lettres accompagnatrices regorgent de compliments52. Ils s’écrivent sans arrêt (Thomas More et Érasme ont échangé plus de 3 000 lettres53) ; ils vivent les uns chez les autres et ne rêvent que d’être ensemble sur le banc du fond du jardin de Chelsea dont ils se font chasser par Madame Thomas More, agacée par une complicité exclusive entretenue par l’usage du latin-qu’elle ne parle point.
38Passablement arrogants, ils critiquent tous ceux qui ne partagent pas leurs idées : princes, moines, avocats, scolastes, bourgeois, paysans, marchands, leur reprochant leur sérieux et leur manque d’humour : « Tel a le caractère si sombre qu’il n’admet pas les plaisanteries ; tel autre est tellement insipide qu’il ne peut supporter le moindre grain de sel [...]. » (L’Utopie, p. 354) Quant à eux, ils multiplient les jeux de mots, les allusions, les sous-entendus érudits et autres taquineries stylistiques. L’ordre établi utilise un latin lourd, ampoulé et pédant ; Hythlodée, More-à-l’envers, ne s’embarrasse pas de telles simagrées ; il est clair et précis et ne cache pas qu’il est hellénisant, réduisant le latin à une simple commodité ; en effet, il
n’ignore pas le latin et il connaît le grec parfaitement (il s’y est appliqué avec plus d’ardeur qu’à la langue de Rome ; s’étant adonné entièrement à la philosophie, il sait qu’en ce domaine le latin n’a rien laissé d’important hormis quelques passages de Sénèque et de Cicéron).
L’Utopie, p. 365.
39L’ordre établi est vulgairement ostentatoire, les humanistes choisissent la simplicité et la vantent à qui veut l’entendre. Hythlodée porte une « pèlerine négligemment jetée sur l’épaule » (L’Utopie, p. 362). L’ordre établi en est à n’admirer que les textes qui ont pris des années à être rédigés. Bien entendu, Thomas More, dans sa lettre à Gilles, explique qu’il écrivit L’Utopie entre deux rendez-vous.
40Il est fort probable aussi que, dans les Livres premier et deuxième de L’Utopie, les représentants de l’ordre établi ont tous un visage connu des membres de la « bande » et il n’est pas difficile de croire que certaines descriptions ont provoqué plus d’un sourire complice chez les premiers lecteurs du texte.
41Un quart de siècle plus tard, Montaigne et surtout La Boétie ajouteront à la liste déjà longue des critiques d’un ordre établi depuis trop longtemps. Mais, comme Érasme et Thomas More, ils ne s’attaquent jamais aux pauvres et aux démunis qui sont en train de devenir une nouvelle « classe sociale54 » et dont ils se font les champions. Toute féroce que soit leur critique sociale, elle n’est jamais étendue à l’homme universel et ne verse jamais dans le cynisme intégral machiavelien ou hobbesien. Leur contestation juvénile n’est pas non plus, en apparence du moins, une volonté de pouvoir. Aucun d’eux – Machiavel mis à part – ne dit en vouloir.
42Le groupe se protège, en outre, par un élitisme littéraire. L’Utopie et l’ Éloge de la Folie, écrits en latin pour des hellénistes55, ne sont destinés ni aux puissants de ce monde – et en cela L’Utopie n’est pas un traité du negotium 56 – ni aux manants. Il s’agit d’un document à usage interne. En même temps, nous explique Gérald Allard,
L’amitié, fait indubitable pour Montaigne, est ce à partir de quoi il comprend son existence et toutes les existences. D’ailleurs, le labeur immense que constitue la création des Essais n’a pas d’autre sens que celui de recréer à travers l’écriture la vérité première de l’amitié : l’entreconnaissance57.
43L’amitié58
[...] est une entreconnaissance parfaite, et en tant que parfaite elle est une dynamite sociale. Que ce soit la famille, le couple amoureux, ou n’importe laquelle des relations ordinaires entre les êtres humains, relations qui rendent la vie en société possible, rien ne résiste lorsqu’on leur compare « céte sainte couture ».59
44Dans le jardin d’Épicure, baigné par la caritas chrétienne, est né le « fils de l’homme », le « c’est moi » de l’homme moderne qui déplaça le « ce suis-je » du temps de Villon60. Car loin de refermer le cercle sur les amis, le désir d’être reconnu s’ouvre à tous les autres possibles, en ce début de siècle où l’humanité s’élargit au delà des mers. Rien de ce qui est humain n’est (alors) étranger. Pic de la Mirandole rêve d’une
œuvre monumentale qui réunirait en une synthèse toutes les traditions culturelles parvenues jusqu’à lui : la Bible, l’Évangile, le Coran, les Oracles Chaldéens, la Kabbale, Pythagore et le Trismégiste, les philosophies de Platon et d’Aristote, la pensée des Pères de l’Église et celle des philosophes latins61.
45Érasme travaille à une définition élargie de l’humanitas62, Thomas More se réfère à la nature humaine raisonnable comme fondement d’une humanité comprenant les « bons sauvages », les hommes déjà morts et ceux qui ne sont pas encore nés. Bref un espace intersubjectif spéculatif est en train de se créer au sein des discussions de l’otium imbriqué dans la pratique sociale du negotium.
46Mais cela sent toujours « le bricolage » pour reprendre l’expression foucaldienne, et, répétons-le, rien de solide en fait de conceptualisation n’est proposé pour remplacer ce qui est peu à peu abattu. Le cercle se referme sur lui-même et tend à rejeter ceux qui n’en font pas partie. L’humour de l’ Éloge de la Folie frôle le désespoir, à la limite de l’impuissance, devant un chaos que tous les humanistes redoutent. Faudra-t-il attendre Descartes et l’arrogante certitude du cogito universel pour remettre de l’ordre ?
47C’est l’interprétation acceptée. Nous allons en proposer une autre.
Notes de bas de page
1 « [...] il nous est dit que la raison principale pour préférer une vie de loisir (otium) est que tout le monde sait que les affaires publiques sont gouvernées entièrement par l’hypocrisie et le mensonge. C’est un des thèmes principaux développés par ceux qu’on appelait les Grands Rhétoriqueurs en France, un groupe de satiristes grossiers, anti-Cour. dirigé par Jean Bouchet et Pierre de la Vacherie. » (Q. Skinner, 1978, p. 217).
2 Copernic, Budé ainsi que Vivès s’occupent d’assistance publique, de monnaie, de poids et mesures, de droit, d’éducation, etc.
3 « À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les Etats, ou que ceux qu’on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes et qu’on ne voie réunies dans le même sujet la puissance politique et la philosophie, à moins que, d’autre part, une loi rigoureuse n’écarte des affaires la foule de ceux que leurs talents portent vers l’une ou l’autre exclusivement, il n’y aura pas de relâche aux maux qui désolent les Etats, ni même, je crois, à ceux du genre humain [...]. » Platon, La République, trad. E. Chambry, Paris, Les Belles-Lettres, 1933, p .88.
4 Pétrarque, toujours pionnier, avait ouvert la voie dès 1346, dans son Eloge de la vie solitaire (voir Skinner, 1978, p. 108), suivi par les humanistes italiens du début du quattrocento : Vergerio, Bruni, Alberti et Salutati. Plus tard, Érasme, Budé et Ficin oscillent – du moins le disent-ils – sans arrêt entre le désir d’action (vita activa) et celui de la contemplation (vita contemplativa). À ce propos, P.O. Kristeller écrit : « Le De otio religioso et le De vita solitaria défendent la vie contemplative : ce dernier est l’illustration de la sécularisation de cet idéal, le transférant du moine à l’intellectuel laïque. » (« Humanism », The Cambridge History..., 1988,p. 129).
5 Voir Louis Valcke, « Jean Pic de la Mirandole lu par Thomas More », Moreana, 100, 1989, p. 77-98.
6 Dans sa lettre à Andrea Corneo, Pic de la Mirandole est tout aussi « théâtral ». Andrea Corneo, « [...] fidèle à l’esprit de Cicéron, avait vivement incité son jeune correspondant à mettre ses talents au service de quelque prince, plutôt que de se morfondre en d’interminables études philosophiques : ainsi, prétendait Corneo, ferait-il enfin œuvre utile. Touché au vif. Pic réplique : ‘Tu écris qu’il est temps que je me mette au service de l’un des princes régnant en Italie. C’est que tu ne connais pas l’opinion que les philosophes ont d’eux-mêmes, eux qui, comme le dit Horace, s’estiment rois parmi les rois’. » Louis Valcke, « Jean Pic de la Mirandole et le retour au style de Paris : portée d’une critique littéraire », inédit, 1991, p. 5-6.
7 Voir Valcke, 1989, p. 88.
8 L’attaque indirecte prend des détours. On ne peut parler de Morton, mais il est acceptable de critiquer l’ennemi, le Roi de France en l’occurence. « Allons ! Imaginez, s’écrie Raphaël que je me trouve chez le roi de France. Je fais partie de son conseil [...]. » (L’Utopie, p. 417) « Si je montrais [...] que toutes ces entreprises guerrières, après avoir bouleversé tant de nations pour la cause du roi, après avoir épuisé ses trésors et décimé son peuple, malgré quelques succès, se termineraient quand même par un échec [...]. Quel accueil recevrait, à votre avis, mon cher More, un tel discours ? » (p. 421-422). La conclusion tombe : « [...] chez les princes, il n’y a pas de place pour la philosophie » (p. 430) et le sage doit savoir s’éloigner à temps. « Platon emploie, à ce sujet, continue Hythlodée, une bien jolie comparaison pour montrer que les sages ont raison de se tenir à l’écart des affaires publiques. Lorsqu’ils voient la foule se répandre dans les rues pour s’y faire arroser par d’incessantes ondées, les sages, qui ne parviennent pas à la convaincre de se mettre à l’abri, restent chez eux : ils savent que, s’ils sortent à leur tour, ils n’arriveront qu’à se faire mouiller avec les autres. S’ils n’ont pu remédier à la sottise d’autrui, ils n’en ont pas moins une satisfaction, celle d’être eux-mêmes à l’abri. » (p. 437).
9 Logan, 1983, p. 44.
10 Sinon supprimée. Dans l’édition de Louvain, parue en 1566, deux pages manquent. Depuis « Je me demande si [...] » (L’Utopie, p. 409) jusqu’à « [...] nous renvoya [...]. » (p. 413).
11 « Il revêt [...] l’habit sacerdotal et se tourne tout entier vers Platon et Plotin pour trouver quelqu’un à même de transformer l’inquiétude qui le travaille en espérance, et de lui donner l’assurance que le sens, la stabilité et le caractère positif que nous ne réussissons pas à découvrir dans les choses d’ici-bas sont en réalité en haut, où nous finirons par nous réveiller. » (Garin, 1969, p. 76).
12 Le jeune Thomas More fit une retraite à la Chartreuse de Londres et fut tenté par les vœux définitifs. Il fait peu de doute également qu’il retrouva avec un certain soulagement ce « loisir » de la contemplation lorsqu’il fut enfermé dans la Tour de Londres à la fin de sa vie.
13 « Les penseurs de la Renaissance [...] n’étaient pas anti-chrétiens, mais en tant que laïcs, ils ne subordonnaient pas le développement du savoir séculier à son amalgamation avec la doctrine religieuse ou théologique. » (Kristeller, 1961, p. 7).
14 Valcke, 1989, p. 90.
15 Valcke, 1991, p. 7.
16 On se rappelle que, dans sa lettre à Pierre Gilles, l’écrivain Thomas More parle du narrateur Thomas More et insiste : « j’aimerais mieux dire un mensonge (mendacium dicere) que commettre un mensonge (mentire), préférant manquer à la sagacité plutôt qu’à l’honnêteté. » (L’Utopie, p. 349). Comme le fait remarquer André Prévost, dans une note explicative, mentire relève de l’ordre moral, alors que mendacium dicere relève de l’art de dire. Un monde les sépare.
17 Pétrarque s’en prit à Cicéron pour avoir « abandonné l’otium propre à son âge et à sa profession » pour revenir à une vie politique faite de « nombreuses querelles inutiles ». (Voir Skinner, 1978,p. 108).
18 « Pour Cicéron, le choix est clair : le negotium est tout entier réservé au devoir politique ‘et rien, pour les hommes, ne doit venir avant cette utilité’. Quant aux lettres, aux choses de l’esprit, à la recherche de la vérité pour elle-même, si réellement intéressantes que soient ces activités, l’honnête homme ne s’y adonnera qu’avec modération [...]. » (Cité par Valcke, 1991, p. 3-4). Seule exception, fort condescendante il est vrai. Il faut se montrer indulgent, continue Cicéron « envers ceux qui ne prennent pas part aux affaires publiques, si un génie supérieur les amène à se consacrer à la science, ou si, de santé faible ou pour quelque grave motif, ils se sont retirés des affaires [...]. » (Valcke, 1991, p. 6).
19 « On trouve dans la pensée romaine stoïcienne un argument similaire justifiant le refus du philosophe d’entrer dans la pratique politique, et ce en dépit de tout ce qui est dit avec une emphase caractéristique sur le devoir de participer à la politique. » (G. Logan, 1983, p. 102).
20 « [Selon Sénèque], si l’Etat est trop corrompu pour être aidé, s’il est complètement dominé par le mal, le sage ne s’agitera pas sans but, ni ne donnera de sa personne quand il n’y a rien à gagner (De otio III, 3). Et en fait, il n’est pas ‘un seul [...] [État] qui pourrait tolérer le sage ni qui pourrait être toléré par le sage’. » (Logan. 1983,p. 103).
21 Dans le Livre VII de La République, Socrate, parlant de ceux qui ont contemplé la lumière, explique à Glauco : « [...] il n’est pas étonnant que ceux qui se sont élevés jusque-là ne soient plus disposés à prendre en main les affaires humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer sur ces hauteurs. » (Platon, La République, 1963, p. 219).
22 « Si l’on reprend la conclusion du Chapitre III du De animœ beatitudine, un des textes d’Averroès les plus célèbres, [...] le thème des « espèces », des « formes » préexistantes à l’individu, laisse entrevoir toutes ses conséquences. Le particulier atteint son point de perfection en se dissolvant, pour autant que le permet sa nature, dans l’unité de la forme [...] ; le but de l’homme est un détachement contemplatif absolu [...]. » (Garin, 1969, p. 28).
23 Garin, 1969, p. 18.
24 « Ils détrônèrent ainsi les écrits de Cicéron de leur position de pré-éminence assignée par les premiers humanistes ‘civiques’, et proclamèrent – pour reprendre les mots de Ficin – que les dialogues du ‘divin Platon’ doivent être considérés comme les plus grands et les premiers traités philosophiques de l’antiquité. » (Skinner, 1978, p. 115-116).
25 Jill Kraye, « Moral Philosophy », The Cambridge History of Renaissance Philosophy, Charles B. Schmitt, Quentin Skinner, Eckhard Kessler et Jill Kraye, éditeurs, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 334.
26 « Attentif au développement de la ‘République des Lettres’, More n’hésite pas à faire bâtir à Chelsea une demeure imposante où il s’installe en 1524 et où il accueille des érudits, des diplomates et des artistes étrangers. » (Prévost, 1978, p. 196).
27 « Pensez-vous, s’écrie l’hôte, que je serais assez grossier de laisser partir un ami qui vient me voir pour dîner ? » Lorenzo Valla, Dialogue on Free Will, dans Renaissance Philosophy of Man, p. 175.
28 « S’il se défait au bénéfice de son neveu des terres qu’il possédait à Mirandole et à Concordia, c’était [...] [pour] jouir plus librement d’une pleine quiétude. Et s’il distribue aux pauvres des sommes importantes, ce sera après avoir pris la sage précaution de se bâtir une résidence champêtre à Corbula, où. entouré d’une bibliothèque, en laquelle il avait investi, au bas mot, quelque 7 000 écus d’or, il allait pouvoir enfin se livrer aux plus hautes méditations [...]. » (Valcke, 1989, p. 88)
29 Jean Writh « Le sujet médiéval », dans Penser aujourd’hui, sous la direction d’Elisabeth Guibert-Sledwziewski et de Jean-Louis Vieillard-Baron. Colloque de Cerisy, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 244.
30 Writh, 1988, p. 244.
31 Danielle Régnier-Bohler, « Fictions », dans Histoire de la vie privée. De l’Europe féodale à la Renaissance, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 380.
32 Le vide se remplit de fantasmagories qui décomposent et rendent fou. « S’enchantant de sa propre contemplation et passant le quart de sa journée à soigner son apparence, une dame exaspère ceux qui attendent à l’Église [...]. Et, comme il plut à Dieu, pour faire un exemple, tandis qu’elle se mirait en cet instant, elle aperçut dans le miroir l’ennemi qui lui montrait son derrière, si laid, si horrible que la dame perdit la raison, comme possédée par le diable. » (Régnier-Bohler, 1985, p. 389).
33 Régnier-Bohler, 1985, p. 391.
34 Sur la fontaine alors se penchant,
Il vit dans l’eau claire et nette
Son visage, son nez et sa petite bouche ;
[...]
Il s’attarda tant sur la fontaine
Qu’il aima sa propre image
Et à la fin il en mourut. »
Extrait Le Roman de la Rose, cité par Régnier-Bohler, 1985, p. 391.
35 Alors qu’il n’y a pas, dans la philosophie stoïcienne, de séparation entre la Nature et la nature humaine. Les stoïciens cherchent à se fondre dans le Grand Tout, au-delà des individualités illusoires.
36 McCutcheon, 1983, p. 48.
37 Goyard-Fabre, 1987, p. 38.
38 J.H. Hexter, The Vision of Politics on the Eve of the Reformation : More, Machiavelli, and Seysel, New York, Basic Books Inc., 1973, p. 35.
39 Dans sa Lettre à Pierre Gilles, Thomas More parle à travers plusieurs « moi », comme l’a démontré de manière remarquable Elizabeth McCutcheon : « [...] La lettre de More [...] est faite de relations intrigantes entre le lecteur-rapporteur-narrateur-auteur-texte qui a tourmenté les critiques de More. » (1983, p. 18) Elle ajoute plus loin : « Il commence avec l’ego’, le ‘je’ qui est toujours si occupé, puis il passe du ‘nous’ – plus général – lorsqu’il pose la question [...] ‘Quando ergo scribimus ?’, à une troisème personne distante [...] ». (1983, p. 27-28).
40 Voir Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Editions de Minuit, 1971.
41 La preuve en est le nombre peu ordinaire d’ouvrages proposant des « clefs » pour comprendre L’Utopie qui ont été et sont encore publiés.
42 « D’autres décident de ne voir dans les facettes multiples du texte qu’un jeu de miroirs réfléchissant des structures dans l’espace. Cette tentation, plus subtile que le pittoresque du récit ou l’intérêt du roman, s’est fait jour dans l’interprétation purement structuraliste de L’Utopie de More [...]. Ce divertissement enjôleur mais gratuit, toutes les grandes œuvres, de L’Odyssée à la Chanson de Roland, du Roi Lear au Paradis Perdu, s’y prêtent avec une égale plasticité. L’Utopie n’a pas échappé à ce traitement. » (Prévost. 1978, p. 152-153).
43 Wolfgang E.H. Rudat, « More’s Raphael Hythloday : Missing the Point in Utopia Once More », Moreana, 69, 1981, p. 41-63. La thèse d’une plaisanterie est également reprise par C.S. Lewis, Harry Berger Jr. Barnes, T.S. Dorsch, Warren W. Wooden, Robbin S. Johnson et R.S. Sylvester.
44 « More croyait vraiment que la république d’Utopie, telle qu’il l’avait conçue, était la meilleure société possible. Qu’il l’ait vraiment cru, il l’a indiqué maintes fois, mais jamais avec autant d’insistance qu’au début du texte qui conclut la version originale de L’Utopie : ‘Je viens de vous décrire, avec le plus de vérité que j’ai pu, la forme de cette République que je considère, pour ma part et sans hésitation, non seulement comme la meilleure mais même la seule qui puisse à bon droit revendiquer le nom de République’. » (Hexter, 1965, p. 57).
45 « En somme, tout comme son ami Montaigne, La Boétie double son discours d’un message qui est comme le correctif de ce que livre l’essentiel de son texte. Images miroirs l’un de l’autre, Montaigne et La Boétie se répondent en inversant et ce qu’ils disent tout haut et ce qu’ils confient en sourdine. » Gérald Allard, « Montaigne et La Boétie : révolution, réforme et statu quo », dans Æquitas, Æqualitas. Auctoritas. Raison théorique et légitimation de l’autorité dans le xvi e siècle européen, sous la direction de Danièle Letocha, Paris, Vrin, 1992, p. 209. Montaigne est le porte-parole du scepticisme latent de La Boétie, alors que ce dernier parle le cœur d’un Montaigne révolutionnaire qui ne s’exprime qu’à mots feutrés dans les Essais. « L’alter » est « ego », c’est un « alter ego ».
46 On peut voir ce portrait reproduit dans un article consacré à l’amitié de Pierre Gilles et Érasme par J. Jacques, « Les grands amis. Érasme et Pierre Gilles », Moreana, 15, 1967, p. 97-102. On lira également l’interprétation qu’en fait Elizabeth McCutcheon. (1983, p. 15-16).
47 On trouvera un portrait de Thomas More et de John Fisher dans Moreana, 4, 1964, p. 37.
48 Jacques Lacan, Écrits I, Paris, Le Seuil, 1966, p. 95.
49 Processus qui culminera avec la devise de la révolution française : « Liberté, Egalité, Fraternité ».
50 « Parmi les premiers lecteurs de L’Utopie, les plus perspicaces sont ceux des amis humanistes de More qui ont écrit les lettres préparatoires qui accompagnent les premières éditions. » (Logan, 1983,p. 3).
51 L’Éloge à Pierre Gilles – que Thomas More aurait, paraît-il, peu connu – appartient à ce genre rhétorique : « [...] il [Pierre Gilles] mérite d’être élevé un jour aux plus grands honneurs ; car malgré sa jeunesse, on se demande ce qui l’emporte chez lui, du savoir ou de la vertu [...] ». (L’Utopie, p. 361).
52 Parlant de Cuthbert Tunstal, au début du Livre premier, Thomas More écrit : « Il est prudent que je ne dise rien en son honneur : non que je craigne que l’on trouve peu sincère le témoignage de l’amitié, mais ses qualités et son savoir sont supérieurs à tous les Éloges que je pourrais en faire, et il jouit partout d’une notoriété et d’une renommée telles que je ne dois rien y ajouter sous peine de ressembler à l’homme du proverbe qui voulait ‘faire voir le soleil avec une lanterne’. » (L’Utopie, p. 361).
53 « [...] près de trente-sept années et plus de trois mille lettres publiées séparent deux documents, dont le premier – la lettre d’Érasme à More datée du 28 octobre 1499 (Allen 114) – atteste des liens déjà puissants et fait état d’une correspondance antérieure – et dont le dernier, un billet du 28 juin 1536, est signé de la main malade – œgra manu – d’un vieillard qui n’a plus que deux semaines à vivre [...]. » (Marc’hadour, 1969, p. 14-15).
54 Voir Bronislaw Geremek, La Potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, traduit du polonais par Joanna Arnold-Moricet, Paris, Gallimard, 1987.
55 « Les mots grecs inventés [...] le sont pour le bénéfice des lecteurs – exclusivement humanistes – qui peuvent les comprendre. » (Logan, 1983, p. 20).
56 « L’Utopie n’est pas, en fin de compte, destinée à l’éducation des dirigeants. » Robbin S. Johnson, More’s Utopia : Ideal and Illusion, New Haven, Yale University Press, 1969, p. 12.
57 Allard, 1992, p. 212.
58 Le mot « amitié » revient sans arrêt dans les lettres préparatoires. « Bien que, écrit Érasme à Jean Froben, jusqu’ici, tout ce qui vient de mon ami More m’ait toujours plu au-delà de toute mesure, l’amitié extrêmement étroite qui nous unit [...] ». (L’Utopie, p. 313).
59 Allard, 1992, p. 213.
60 Lacan, 1966, p. 161.
61 Prévost, 1978, p. 55.
62 « Dès 1489 (dans l’Oratio de Pace), Érasme définit le mot humanitas comme une communauté idéale faite d’hommes pacifiques et civilisés par la littérature et l’éducation. » (Eliott, 1969,p. 22).
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