Préface
p. 9-10
Texte intégral
1Cet ouvrage est le fruit d’un itinéraire personnel portant sur la crise de l’État – crise dont on dit un peu vite qu’elle est sans précédent. Il est difficile, en effet, de ne pas faire le parallèle entre notre environnement politique et celui de la seconde moitié du xve siècle et du début du xvie.
2Érasme, Machiavel, Thomas More ou Luther, pour ne citer qu’eux, ont tous déploré la corruption et l’incompétence des princes qui ne savaient que lever des impôts pour financer leurs dettes. La franchise épistolaire de ces humanistes laisse peu de doutes quant à la gravité de la crise d’autorité qui sévissait alors. Leur verve n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle à laquelle les débats politiques nous ont habitués.
3La crise était d’autant plus aiguë que les structures féodales n’arrivaient plus à contrôler l’économie florissante des villes-États que Christophe Colomb avait ouvertes à ce qu’on appellerait aujourd’hui la mondialisation. Les bâtisseurs des nouveaux empires économiques – les Médicis, par exemple – étaient désormais plus puissants que leurs maîtres politiques. En même temps, les spéculations foncières évinçaient les fermiers des dernières terres qu’ils possédaient et créaient ainsi une classe à part entière : démunis, sans-abris, sans emplois vivant de travaux temporaires, d’expédients, de rapine et de vol. Les prisons des rois étaient pleines ; l’inquiétude montait au sein de la nouvelle bourgeoisie, qui réclamait des mesures plus sévères pour lutter contre la violence.
4Pendant ce temps, à la Sorbonne, on discutait avec âpreté, dans le cadre étroit et sclérosé des formes de la scolastique. Alors que les découvertes succédaient aux découvertes, rien sur l’homme et sur la nature ne pouvait s’y dire qui ne soit sanctionné par l’autorité des maîtres. Certes, ce n’est plus Aristote qui dicte aujourd’hui le discours sur la nature, mais ne sommes-nous pas prisonniers d’un certain cartésianisme qui, en séparant la pensée de la matière, s’avère incapable de rendre compte des recherches et des découvertes récentes dans le domaine de l’atome ou dans celui des écosystèmes ?
5Quelles furent les solutions proposées pour relever le défi des grands désordres ? Érasme et ses disciples se prirent à rêver, comme bien d’autres avant eux, d’un roi vertueux dont ils seraient les conseillers. Machiavel, lui, donna les premières recettes de la manipulation médiatique des apparences et des symboles. Luther, quant à lui, conjugua la réponse au passé en offrant une interprétation stricte des Écritures.
6Mais Thomas More alla plus loin. Il bâtit de toutes pièces ce que les futurologues appellent aujourd’hui un scénario, posant une question en apparence simple, mais qui remettait en question les postulats sur lesquels reposaient dix siècles de Moyen Âge : « Et si la source du mal était économique ? ». Sa réponse, pour être ludique dans sa formulation, n’en suit pas moins une logique rigoureuse. Avec More, tout se renverse : le champ de l’espace épistémologique s’ouvre sur une tabula rasa, la nature humaine devient le référent, la vérité se fait pratique, les lois de l’efficacité économique prennent le pas sur le droit divin et fondent la légitimité des gouvernants. L’Utopie est un royaume bien géré et bien organisé, à la manière d’une entreprise.
7Non sans ironie, ce sont les concepts mêmes qui fondèrent notre confiance en un progrès éthique à base économique qui, cinq cents ans après, paraissent dangereusement obsolètes, du moins à certains. On remet en question la séparation de l’homme et de la nature, celle du corps et de l’esprit, le déterminisme causal, les rapports instrumentaux entre l’individu et la société, mais on semble encore incapable de penser les nouveaux concepts qui permettraient de fonder une éthique universelle.
8S’il nous est difficile de prévoir les réponses originales que susciteront les questions contemporaines, il est possible d’espérer que notre quête se trouve enrichie par un retour aux postulats qui sont à la source de nos croyances et dont L’Utopie, « ce petit travail de rien », dévoile peu à peu pour nous toutes les implications. Cela expliquerait en partie les réactions souvent extrêmes de ceux et celles qui découvrent le texte pour la première fois. L’Utopie nous force à faire face à nos croyances et nous oblige à en accepter l’arbitraire. En ce sens, le texte est, tout comme un miroir grossissant, littéralement insupportable.
9Mais c’est un miroir...
10Ottawa, le 1er avril 1995
Auteur
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