Allocution d’ouverture
p. 7-10
Texte intégral
1Mes chers amis,
2Devant un public aussi averti que le vôtre, il me semble inutile d’exprimer des généralités, et nous avons tous hâte d’entrer in medias res. Mais le programme que vous avez sous les yeux indiquant au-dessous de mon nom « Introduction générale », je ne me déroberai certainement pas à ma tâche d’introducteur. Les conférences, et les discussions qui les suivront, dégageront d’elles-mêmes – du moins je l’espère – quelques lignes de force, ou certaines convergences. La lecture des résumés nous le fait d’ailleurs pressentir.
*
3L’association des deux termes “alchimie” et “philosophie” pourrait être jugée incongrue par deux partis opposés. En effet, la conjonction “et” apparaîtra sans doute impossible à toute une tradition philosophique pour qui non seulement l’alchimie n’est pas la philosophie, mais fournit même le modèle de ce que la philosophie ne doit pas être ; elle sera, en revanche, considérée comme inutile par les « enfants d’Hermès », pour qui l’alchimie est la philosophie même. Ces deux partis, vous le savez, s’affrontaient à la Renaissance, où l’alchimie se voyait tantôt encensée comme la plus haute science, tantôt dénigrée – avec un mélange de sombre fureur, de moquerie exorcisante et de vague inquiétude – comme une funeste imposture.
4Vous connaissez sans doute ce colloque d’Érasme, précisément intitulé Alcumistica (l’Alchimie), où l’humaniste fait partager cette opinion courante aux deux interlocuteurs : « un certain Balbin (je cite) a depuis longtemps pour marotte cet art que l’on appelle alchimie ». Et de poursuivre en indiquant que par les pires ruses, il s’est procuré des fonds destinés en principe à acheter des marmites, des alambics, du charbon, et de tout ce qui est indispensable à l’installation d’un laboratoire, mais qu’en fait il gaspille « en courant la gueuse, en se livrant au jeu et à la boisson ». Je pourrais poursuivre, mais tout le colloque est dans ce ton : l’alchimiste est un gredin ! Vous connaissez sous doute aussi la pièce de Ben Jonson, intitulée The Alchemist, et dans laquelle le porte-parole de l’auteur voit dans l’alchimie « a pretty kind of game, somewhat like tricks o’ the cards, to cheat a mad with charming ». Bref, un art qui relève des tours ou des boniments des charlatans, dignes émules du fameux « escamoteur » de Jérôme Bosch, dont l’habileté et la fascination qu’il exerce sur les “gogos” lui permettent d’annexer leur bourse.
5 Pour rétablir l’équilibre, je rapporterai l’attitude de Luther face à l’alchimie. Il ne s’oppose qu’aux spéculations extrêmes qui tendent à bouleverser l’ordre et la distinction des trois règnes de la nature établie par Dieu. Voici ce que l’on peut lire dans ses Propos de table, d’après l’édition de Weimar (TR I, 1149) :
« J’aime beaucoup l’art alchimique (ars alchimica). Il s’agit en fait de la philosophie naturelle des anciens. Je l’aime, non seulement pour les multiples emplois dans la décoction des métaux, dans la distillation et la sublimation des herbes et des liquides (in excoquendis metallis, item herbis et liquoribus distillandis ac sublimandis), mais aussi pour sa signification allégorique et secrète, qui est d’une extrême finesse, concernant la résurrection des morts au jour du Jugement dernier. Car, de même que dans un fourneau le feu extrait et sépare à partir d’une substance déterminée ses constituants divers, faisant jaillir hors d’elle l’esprit, la vie, la sève, la force, tandis que la matière sale, les scories restent en bas, telle une carcasse morte et sans valeur [ici Luther donne des exemples, la préparation du vin et du cinnamone], de même Dieu, au jour du Jugement, séparera toutes choses par le feu, il séparera ce qui est juste de ce qui est indigne de Dieu [...] »
6Ainsi, nous voyons qu’avec Luther, l’alchimie est louée à la fois pour son utilité pratique et pour sa capacité à rendre témoignage de la vérité chrétienne. Attitude positive à l’égard de l’art hermétique attestée aussi, quoique indirectement, par Paul Luther ; en effet, le fils de Martin, qui devint un médecin de cour, utilisait l’aurum potabile dans sa pratique médicale (nous le savons par Melchior Adam dans ses Vitae Germanorum medicorum de 1620).
7Ces deux jugements opposés d’Érasme et de Luther nous font entrevoir l’ampleur des problèmes posée par l’alchimie à l’historien, puisqu’il s’agit d’abord de savoir ce que nous devons exactement entendre par “alchimie”. Est-ce bien en effet de la même chose que parlent Érasme en raillant une vaine espérance exploitée par des charlatans (que dénonçaient d’ailleurs les alchimistes eux-mêmes) et Luther en approuvant un art qui, en même temps qu’il constituerait la « philosophie naturelle des anciens », fournirait des allégories des mystères de la religion ? Le premier se moque de la chimérique transmutation des métaux, tandis que le second loue la science bien réelle de la distillation. Mais pouvons-nous borner l’alchimie à la seule confection de la pierre philosophale quand ceux que nous étudions ne le faisaient pas ? De là, entre autres, la difficulté pour nous de juger du caractère alchimique ou non de certains textes théoriques comme de procédés ou de recettes : car tous ne portent pas, tant s’en faut, sur la confection de la pierre ou de l’élixir ; et notre incertitude sur la nature alchimique ou non de certaines images est encore plus grande. De là aussi la prudence qui doit être la nôtre pour interpréter les diverses positions des philosophes du Moyen Âge, de la Renaissance ou des Temps modernes face à l’alchimie : dans chaque cas il convient de bien déterminer quelle sorte d’alchimie est visée, et, le cas échéant, quelle théorie alchimique spécifique. Car pas plus que la philosophie tout court, la « philosophie chymique » ne présente, vous le savez, de réelle unité doctrinale : les querelles intestines des alchimistes eux-mêmes nous l’indiquent, une étude un peu attentive des textes nous le confirme. Comme la philosophie, l’alchimie a une histoire, qu’il s’agit pour nous de retracer. Mais cette histoire apparaît étroitement liée à celle des doctrines philosophiques, qui, en retour, pour nombre d’entre elles, ont été influencées par les concepts alchimiques. Là encore il nous reste à déterminer exactement lesquelles et sur quels points : on découvrira peut-être alors que le rôle joué par l’alchimie dans l’histoire de la philosophie fut beaucoup moins marginal qu’on ne l’estime ordinairement.
8Tout cela implique de nombreux et minutieux travaux d’érudition historique. Certes, l’érudition ne saurait être considérée comme une fin en soi ; elle reste cependant la première et indispensable étape pour toute tentative de compréhension véritable de l’alchimie. Certes, nous devons nous efforcer de dégager le ou les sens, la ou les problématiques des textes ; mais si l’interprétation doit légitimement couronner l’information ou les connaissances brutes, encore faut-il que ces connaissances soient suffisamment nombreuses et sûres, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas en ce qui concerne l’alchimie. En tout état de cause, c’est seulement au prix de ces patientes recherches érudites que le mur de l’ignorance et de l’incompréhension pourra être renversé.
9Sans doute le monde dans lequel nous vivons mêle-t-il, dans la confusion la plus totale des croyances et des valeurs, les formes les plus diverses et souvent les plus inquiétantes de l’irrationnel, et l’on ne saurait mettre suffisamment en garde nos contemporains contre cette fascination exercée par la magie, l’occultisme, la sorcellerie, contre les charlatans pseudo-mystiques qui vous promettent en échange d’argent et au prix de votre passivité intellectuelle, morale et affective, le bonheur absolu et le salut individuel. Mais si l’on adopte, sans aucun parti pris doctrinal, le point de vue de l’historien des mentalités et de la culture, on peut de nos jours, plus et mieux qu’à aucune autre époque, projeter sur les origines de l’alchimie et les diverses voies où elle s’est engagée, un regard serein.
10Nous avons en particulier dépassé les préjugés de certains pionniers de l’histoire de l’alchimie comme Marcelin Berthelot qui, imbu des idées expérimentales et des croyances de son temps sur la parfaite adéquation entre la réalité physique et la perception sensorielle ou instrumentale des phénomènes, ne soupçonnant ni ne pouvant admettre l’existence de la perception imaginative de structures dont l’ordre et la cohérence dépendent de lois non quantifiables, concluait finalement (en dépit d’autres textes, plus conciliants) que les alchimistes étaient pour la plupart des faussaires. Réduire l’alchimie à une méthode visant, par le truchement d’opérations mystérieuses, décrites en un langage également mystérieux accessible aux seuls initiés, à fabriquer de l’or, c’est se condamner, au nom d’un prétendu bon sens, de philosophies malingres ou de croyances religieuses mal assurées, à en ignorer tout un versant qui forme une sorte de mystique expérimentale prétendant délivrer l’esprit par la matière et la matière par l’esprit, et qui est à proprement parler une recherche de l’absolu. Mais ce serait également s’interdire l’intelligence d’une grande partie des textes alchimiques que de les interpréter systématiquement en ce sens.
11Notre effort pourrait alors permettre de dégager des doctrines ou des pratiques alchimiques des conclusions allant bien au-delà de l’alchimie elle-même, pour contribuer à la constitution de ce que j’appellerai une propédeutique à une histoire des sciences, à une histoire des idées d’un type nouveau, ou à une philosophie de la nature. Et c’est ici que nous serons philosophes. Car il faut dire, je crois, qu’aucune interprétation du sens des opérations alchimiques, comme de leurs présupposés, ne peut être fournie en dehors de la philosophie.
12Et maintenant, que les esprits et les langues se délient !
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