Idéal érémitique et réalités ligueuses dans la France d’Henri III
p. 195-210
Texte intégral
1Parmi les nombreuses fréquentations spirituelles d’Henri III, les Chartreux ne jouent qu’un rôle modeste. Certes, ils ne sont pas absents des lectures du roi1, la chartreuse de Vauvert, aux portes de Paris, fait partie des lieux où le roi fait halte à l’occasion2, et le monarque accepte, en 1584, le titre de fondateur de la chartreuse de Lyon. Il n’en est pas moins vrai que l’ordre n’a pas dans la vie spirituelle d’Henri III une importance comparable à celle occupée par exemple par les Jésuites, ou par les Capucins.
2Ce premier constat, plutôt négatif, ne doit pas nous inciter au silence, fût-il cartusien. Ce serait négliger le problème que pose le renouveau de cet ordre mi-érémitique mi-cénobitique dans la seconde moitié du XVIe siècle et les premières décennies du XVIIe, pas seulement en France d’ailleurs, mais aussi en Espagne. Ce serait à l’inverse se priver d’un éclairage original sur cette crise de société que fut la Ligue, alors même que ces contemplatifs y participèrent activement.
Présences cartusiennes
3En 1574, la France compte soixante et une chartreuses, réparties en sept provinces, qui excèdent légèrement les limites du royaume pour la province de Chartreuse et la province de Picardie. L’inégale répartition de ces soixante et une maisons dans l’espace et la variété de leur situation par rapport à l’armature urbaine du royaume reflète ce que j’appellerai les métamorphoses du désert (carte 1).
4Un premier pôle apparaît, massif, sur la bordure sud-orientale du royaume : province de Chartreuse, province de Bourgogne et province de Provence. On y trouve essentiellement des chartreuses de la première génération (XIe-XIIIe siècles) qui sont aussi des chartreuses du désert physique (montagne du Vercors, massif forestier de Valbonne, vallées cul-de-sac). Une nébuleuse couvre ensuite la partie septentrionale : province de France-sur-Seine et province de Picardie. Ce sont pour l’essentiel des chartreuses de la seconde génération (fin XIIIe-XVe siècles), péri-urbaines (comme Vauvert, installée aux portes de Paris en 1257) ou carrément urbaines (comme Beaune, installée dans les murs en 1332). Telles sont aussi les chartreuses des provinces de France-sur-Loire, éparpillées dans la partie occidentale du royaume, et surtout celles d’Aquitaine, où dominent les implantations péri-urbaines de Cahors (1328), Castres (1362), Villefranche-de-Rouergue (1459) et Rodez (1511).
5Deux faits sont à retenir de cette première approche. D’une part, l’existence d’un véritable érémitisme urbain, souvent méconnu, dont le réseau se constitue à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle mais qui reste inachevé en raison des difficultés de la seconde moitié du XIVe siècle et des « malheurs de la guerre de Cent ans ». La fondation de Lyon, en 1584, voulue par l’ordre lui-même, marque à cet égard le début d’une reprise des fondations urbaines, de nouveau freinée par les troubles politiques et religieux. La première pierre n’y est d’ailleurs posée qu’en 1590.
6D’autre part, la transformation de la notion de désert en liaison avec cette mutation des sites. Pour les communautés urbaines, les fondations citadines sont le moyen de s’approprier une forme de vie religieuse valorisée et par son ancienneté et par son origine orientale :
ils [les chartreux] sont restreints et renfermés chacun dans un petit logis et jardinet, qui ne contient pas le tout demy quartier de terre, dont ils ne sortent ordinairement qu’à certaines heures pour aller à l’Église et au Couvent : et n’ont qu’un jour de la semaine, auquel ils prennent l’air dans leur grand enclos, faisant renaistre et revivre en ces derniers siècles, par un grand miracle de la grâce divine, les anciens deserts et solitudes de l’Egypte et Palestine, dans les plus peuplées villes de l’Europe3.
7Se dégageant de sa première expression géographique, le désert tend ainsi peu à peu à s’urbaniser et à s’intérioriser, devenant visible et accessible à un plus grand nombre, quitte à perdre sa spécificité monacale.
8Si, dans le long terme, la période 1574-1589 appartient à l’ultime trend d’expansion de l’ordre qui se développe de 1563 (fondation de Bourbon-lez-Gaillon) à 1667 (transfert de la chartreuse de Rouen), elle correspond, pour garder le vocabulaire des économistes, à une phase B. Non seulement les troubles des guerres de religion freinent le développement des fondations nouvelles mais encore ils perturbent le fonctionnement des chartreuses, remettant même parfois radicalement en cause l’existence de ces dernières, comme à Valenciennes où la chartreuse péri-urbaine est détruite en 1566. A l’exception, semble-t-il, de la Bourgogne, toutes les provinces cartusiennes et la plupart des maisons sont touchées (carte 2). Les chartreux sont victimes, parfois jusque dans leurs personnes, d’une violence triplement contestataire : contestation de leur richesse et de leur pouvoir, en particulier judiciaire (comme à Bouvante, à Montrieux, à Bonnefoy, au Liget ou à La Verne) ; contestation de leur statut de moine et de prêtre (comme à Castres, à Bonnefoy où à La Verne) ; exceptionnellement, semble-t-il, contestation de leur spécificité cartusienne comme à Castres, où le pillage eut lieu le jour de la fête de Bruno, le 6 octobre 15674.
9L’eussent-ils voulu, les Chartreux ne pouvaient rester indifférents à ces événements qui faisaient irruption jusque dans leurs cellules, comme en témoigne doublement l’inventaire de la bibliothèque de Montrieux, établi en 1578. Quantitativement, par la présence importante d’ouvrages de controverse et d’œuvres véhiculant les idéaux de la réforme catholique postridentine. Qualitativement, par le fait que la description de ces volumes n’atteste pas un souci d’ordre comparable à celui qui préside à la présentation des ouvrages de référence (dictionnaires, éditions de la Bible, concordances et commentaires) et des titres classiques (patristique, édition de Denys le Chartreux), ce qui donne à penser que ces volumes figuraient parmi les acquisitions récentes des chartreux et qu’ils se trouvaient dispersés dans les différentes cellules5.
10Ainsi, sommés de prendre parti, les Chartreux choisirent de faire front, si l’on met à part quelques défections individuelles et peut-être une hésitation collective à Bouvante. Défendant leur statut et convaincus qu’ils protégeaient aussi les fondements de la société catholique, ils revêtirent, sur fonds de panique, l’armure du bon et peut-être du dernier combat.
11A dire le vrai, nous connaissons mal les effectifs, certainement limités – moins d’un millier de profès au total – de ces bataillons d’ermites. Il n’y a rien de solide à tirer des cinquante-huit fiches que j’ai pu rassembler. Une dizaine tout au plus est susceptible de satisfaire notre indiscrète curiosité concernant le statut social et culturel des profès de ces deux décennies. On ne peut que risquer trois hypothèses. La première est la coexistence d’un double réseau cartusien. D’un côté, celui des chartreuses aux revenus limités, aux effectifs réduits et d’origine localement circonscrite, aux prétentions culturelles modestes. C’est, dans une large mesure, celui des chartreuses isolées. D’un autre côté, le réseau des chartreuses mieux dotées, attractives soit par leur prestige pour les chartreuses isolées (comme la Grande Chartreuse ou la, chartreuse de Bourgfontaine, qui est pour les Valois ce que la chartreuse de Champmol représente pour les ducs de Bourgogne), soit par leur urbanité (comme Vauvert), et dynamisées autant par la qualité du recrutement que par le véritable mouvement brownien qui fait circuler d’une chartreuse à l’autre officiers et simples profès. C’est dans ce réseau, minoritaire, même s’il est surreprésenté dans notre échantillon, que se retrouvent les chartreux ligueurs.
12La seconde hypothèse est que les troubles renforcèrent précisément l’attrait exercé par ce second réseau. Tandis que se dissolvent les communautés de Notre-Dame de la Rose, aux portes de Rouen, celle de Castres, de Bouvante, de Val Profond, sans doute de Montrieux ; tandis que tarissent les recrutements de Sélignac, de Portes, de Meyriat, d’Arvières, de Pierre-Châtel, Paris voit affluer les recrues au plus fort de la crise et plus précisément sous le priorat de Jean Michel (1576-1593), ligueur notoire6, et la Grande Chartreuse ne compte pas moins de 115 novices entre 1586 et 1599, sous les priorats de Jérôme Marchand (1586-1594) et de Jean Michel (1500-1594)7.
13La troisième hypothèse est que les chartreux de ce réseau semblent très proches socio-culturellement des élites urbaines qu’ils sont appelés à fréquenter. Citadins par origine ou par choix, ils sont pour certains d’entre eux issus de la noblesse comme Jean de Billy, fils du gouverneur de Guise, né en 1530, profès de Bourgfontaine dans les années 1560 et premier prieur, en 1571, de la chartreuse de Gaillon, fondée par le cardinal Charles de Bourbon7. Ou encore comme Jean Michel de Vesly, déjà nommé, originaire de Coutances, profès de Paris et prieur de cette chartreuse pendant toute notre période. Ils appartiennent, pour d’autres, aux familles de robe, comme Jean Dagoneau, lui-même docteur en droit et avocat au Parlement de Paris. Le monde des marchands et celui des métiers ne semble en revanche guère représenté, ce qui n’est sans doute pas dû seulement à la nature de notre échantillon.
14Ces profès ont d’ailleurs assez souvent exercé une activité dans le siècle avant d’entrer en chartreuse, comme Bernard Carasse, militaire avant de faire profession à Paris, à cinquante ans, et de devenir prieur de la Grande Chartreuse, de 1566 à 1586. Ou comme Guillaume Geyssolm, évêque de Vaison, qui résigne sa charge en 1585, en faveur de son neveu, pour faire profession à la Grande Chartreuse. Ce qui les insère dans des réseaux de sociabilité extérieurs aux monastères, mais dont on retrouve parfois la trace dans leurs fréquentations ou dans le choix des dédicataires de leurs écrits. Ce qui explique aussi pour une large part leur sensibilité aux valeurs de ces groupes sociaux et leur capacité à répondre à leurs demandes.
J’ai revêtu l’armure du bon combat
15Héritiers d’une longue tradition spirituelle, bousculés par les remises en cause du XVIe siècle, les chartreux étaient à même d’offrir aux populations urbaines une triple assistance. Celle d’abord, toute spirituelle, de la prière partagée. Que ce soit la prière intentionnelle ou que ce soit la prière commémorative qui entoure ceux qui choisissent d’être enterrés chez les chartreux, tel, semble-t-il, Pierre Versoris, avocat au Parlement de Paris, membre des Seize, décédé le 26 décembre 15888, ou ceux que les Chartreux veulent honorer tout particulièrement comme Henri de Guise et son frère, auxquels l’ordre accorda, après leur assassinat, une messe de la Vierge et un anniversaire.
16Celle ensuite, difficile à saisir mais continuellement quoique fugacement attestée, de l’entretien spirituel. Au prix d’un léger anachronisme, qu’il suffise de rappeler les liens qu’une décennie plus tard Marie Acarie, femme de Pierre Acarie, maître des comptes et membre des Seize, entretiendra avec le vicaire de Paris Beaucousin, formé lui-même à l’école de Jean Michel.
17Celle enfin, traditionnelle dans cet ordre voué au silence mais porté à la lecture et, dans une moindre mesure, à l’écriture, de la littérature dévote. Quantitativement, le bilan est mince aussi bien en valeur absolue (quatre chartreux publient au total huit ouvrages) qu’en valeur relative, si l’on se réfère à la simple production de livres de spiritualité, évaluée par Jean Dagens à 323 titres pour cette même période.
18Qualitativement cependant, la petite cohorte de chartreux qui publient occupe une place très particulière. Denis Crouzet nous a récemment invités à replacer la Ligue dans l’« invasion mystique »9. Les Chartreux occupent sur ce terrain une place de choix. Jacques Morice, profès de Paris, qu’il cite pour avoir traduit en français un opuscule de Denis de Chartreux (1402/3-1471) intitulé « De la munificence et libéralité de Dieu »10, est en fait le traducteur, à la demande de son prieur, de quatre autres opuscules du profès de Ruremonde qui paraissent chez Chappelet ou chez Chaudière entre 1586 et 158811. Henri III avait fait relier à ses armes celui intitulé « De l’estroict chemin de salut Contenant le Contemnement du Monde, le Mirouer des Amoureux du monde, & tout ce qui concerne l’enormité de peché, la Conversion des pécheurs. Fontaine de lumière. Vie spirituelle, & la pluralité des bénéfices Ecclesiastiques », à l’intention de la confrérie des Pénitents de Notre-Dame12.
19A ces monuments tardifs de la devotio moderna se rattachent la traduction par Jean Jarry, profès de Beaune, des Exercices dévots et spirituels de Gertrude de Helfta, publiés en 1580 par Guillaume Chaudière, et la traduction des Œuvres spirituelles de Suso par Nicolas Le Cerf, profès de Bourgfontaine, en 1586, précédée, en 1582, du « Dialogue de la piété chrestienne et des moyens très faciles pour acquérir la Vraye sagesse et souveraine félicité ». Sans oublier la belle carrière du Manuel du chevalier chrétien du profès colonais Jean Lansperge (+ 1539), traduit en français par Jean de Billy et réédité quatre fois, en 1573, 1574, 1578 et 1600. Henri III possédait, on l’a vu, un exemplaire de l’édition de 157413.
20La contribution cartusienne vise ainsi à conduire ses lecteurs sur les chemins étroits de la pénitence, de l’ascèse et, à terme, de la rencontre individuelle de Dieu. Mais elle insiste aussi sur les devoirs caritatifs qui fondent la société chrétienne. Ce n’est pas par hasard si le traducteur de Lansperge est aussi l’auteur, en 1572, d’une Exhortation au peuple français pour exercer les œuvres de miséricorde envers les pauvres, rééditée en 1584.
21Les sympathies ligueuses se manifestent d’abord par la fonction d’accueil des chartreuses, souvent attestée mais sans que cependant on puisse préciser les rythmes et les objectifs précis de ces réunions. On sait par exemple que le duc d’Aumale se trouvait chez les Chartreux lorsqu’au soir du 24 décembre l’assassinat des Guise fut connu à Paris14.
22Les chartreuses jouent aussi un rôle financier. C’est le cas notamment pour la chartreuse de Paris, dont le procureur Simon Morel, à ce titre responsable des finances, créature des Guise, passe pour avoir subventionné largement la Ligue, compromettant d’ailleurs l’équilibre financier de sa maison, si l’on en croit le manant dans son dialogue avec le maheustre15. C’est le cas aussi pour la chartreuse de Dijon, dont le procureur Jean Guyot fait preuve d’une générosité comparable à celle de son confrère parisien16.
23Quelques profès interviennent plus directement dans la vie publique. Une fois encore, on retrouve le prieur de Vauvert élu député du clergé parisien aux États Généraux de Blois en 1588, sans que d’ailleurs son activité nous soit bien connue.
24Une nouvelle étape dans l’engagement des Chartreux est franchie avec leur participation aux processions de la Ligue17. Celles, en vérité, organisées postérieurement à la mort du roi. La présence des chartreux parisiens est attestée pour la procession du 14 mai 1590, alors que la ville est assiégée par les troupes d’Henri de Navarre :
Ce fut vers le même temps que se fit la grande procession des frères valides de tous les couvents et ses prêtres des églises. Tous étaient en armes et ils avaient pour chef l’évêque de Senlis auquel le prieur des Chartreux servait de lieutenant. Ils formaient un bataillon d’environ quatre cents fantassins et portaient en guise d’enseigne le crucifix et l’image de la Vierge Marie, mère de Dieu18.
25Ce témoignage de Pigafetta nous est confirmé entre autres par Corneio19 et par Pierre de l’Estoile20.
26Au laconisme des témoignages écrits répond la polysémie des documents iconographiques, que ce soit la série picturale généralement attribuée à François II Bunel – et en particulier le tableau conservé aujourd’hui au musée Carnavalet, à Paris, montrant la procession devant l’Hôtel de Ville et sur la place de Grève, ou encore celui conservé au musée de Rouen, représentant la procession sortant de l’église Notre-Dame (gravure 3). Que ce soit la série de gravures, contemporaine de l’événement, due à P. Kaerius (gravure 2).
27Les légendes qui accompagnent généralement ces gravures, tout en leur étant largement autonomes – ce qui les rend d’ailleurs interchangeables – ne brouillent peut-être pas par hasard la chronologie des processions, confondant notamment celle du 14 mai 1590 et celle du 25 février 1593. La similitude des représentations et des signes de reconnaissance qui les « marquent » (notamment l’arquebusade communément datée du 14 mai 1490) est peut-être le moyen de souligner leur aspect rituel.
28Pour cette raison également, les signes distinctifs des ordres religieux sont réduits au minimum – et l’on cherche en vain à identifier les chartreux qui semblent explicitement omis dans la gravure de Kaerius, comme ils le sont d’ailleurs dans la Satire Ménippée – ce qui fait d’autant mieux ressortir la transgression fonctionnelle accomplie par les moines. Que cette transgression – et c’est le dernier aspect de la polysémie – soit présentée comme une véritable liturgie, ou qu’elle soit décrite comme une réelle mascarade21.
Idéal érémitique et réalités ligueuses
29Trois hypothèses peuvent être avancées pour rendre raison de cette perméabilité des idéaux érémitiques et des réalités ligueuses. La première nous renvoie aux affinités socio-culturelles qui unissent ligueurs et chartreux. Ermites des villes tout autant sinon plus qu’ermites des forêts, ceux-ci partagent les aspirations communautaires des populations urbaines. Et l’on comprend sans grande difficulté leurs sympathies ligueuses.
30Mais, au-delà de cette sympathie, qui pouvait s’exprimer dans le respect du silence cellulaire, il fallait que les enjeux leur parussent décidément bien extraordinaires pour leur faire transgresser les limites théoriquement infranchissables de leurs clôtures. De fait, les chartreux partageaient les attentes eschatologiques de leurs contemporains. Dédiant à Jean Michel sa traduction de Denis le Chartreux, De l’estroict chemin de salut, Jacques Morice fait allusion à ce silence du monde qui précède le jour du Jugement :
en hault, sera le Juge courroucé. En bas, l’Enfer ouvert pour les dévorer. A la dextre, les pechez qui les accusent. A la senestre, les diables préparez pour les precipiter en perdition. Dehors ils verront le monde bruslant, & dedans eux leurs consciences les remordant22.
31L’invitation à la pénitence qui clôt ce texte se change en appel au combat quand les événements se font trop pressants. Relatant les exactions commises à la chartreuse du Liget et attribuées par les Parisiens, à en croire leur porte-parole François, à Henri de Navarre ou à Henri le tyran23. Les inhumanités et sacrilèges du Capitaine Lignou envers les religieux de la chartreuse du Liget, plaquette parue à Paris, chez Binet, en 158924, sont autant un récit qu’une exhortation à entrer en lice :
Évident signe manifeste que c’est contre dieu que l’on s’adresse, et qu’à cette raison il prendra nostre cause, si nous deffendons la sienne25.
32Autant que par les réalités cartusiennes, ces sorties paniques s’expliquent enfin par les attentes des Ligueurs et l’image que l’on se faisait alors de l’érémitisme en général et des Chartreux en particulier. Dans une chrétienté en crise, la fonction prophétique des ermites, garantie par leur vie silencieuse et solitaire, tout adonnée à l’étude et plus encore à la contemplation, reprenait toute sa force. On sait les efforts déployés par Henri III pour installer les Hiéronymites aux portes de Paris.
33« Jamais réformé parce que jamais déformé », l’ordre cartusien tirait encore pleinement profit du prestige acquis tout au long du Moyen Âge et en particulier dans les deux derniers siècles. Sa fidélité mythique aux prescriptions originelles, sa « pureté » soulignée par l’habit blanc des moines, semblable à une robe baptismale, étaient autant d’éléments d’un capital symbolique qui pouvait conférer aux processions auxquelles participaient les membres de cet ordre rigoureux et exemplaire une authentique sacralité26.
34Trois constatations s’imposent en guise d’épilogue. Dans le court terme, tout d’abord, le sort des Chartreux confirme l’échec politique de la Ligue, à laquelle ils s’étaient si intensément ralliés. Après une longue résistance animée par le prieur de la Grande Chartreuse, Jean Michel, les Chartreux se résignèrent à reconnaître Henri IV, de crainte de voir leur temporel confisqué et pour mettre un terme aux dissensions qui menaçaient l’unité de l’ordre27. Le 22 mars 1596, le prévôt des marchands et les échevins de Paris dînaient chez les Chartreux28. La communauté, qui avait été en partie dispersée de manière à briser sa résistance, retrouvait sa place dans la cité apaisée.
35Vaincus sur le terrain politique, les Chartreux ne le furent pas, dans le moyen terme, sur le terrain spirituel. En témoigne d’abord la création d’une dizaine de chartreuses, dans le quart de siècle qui suit les événements, précisément dans les villes de la Saint-Barthélemy (il ne manque qu’Angers) et dans les villes ligueuses (carte 3). En témoigne également la reconstitution rapide des effectifs, grâce à l’afflux notamment des anciens combattants de la Ligue, mis plus largement en évidence naguère par Jean Sainsaulieu29. En témoigne enfin le rôle qu’ils conservent dans le renouvellement spirituel de ces élites urbaines qui y trouvent peut-être, sur le terrain de la vie mystique, un apaisement après les désillusions du combat politique.
36A long terme pourtant, la transgression des années 1590 semble marquer un tournant dans l’histoire des formes érémitiques. La sortie des chartreux témoignait certes de l’importance reconnue à la solitude et au silence comme moyen de sanctification ainsi qu’à la contemplation comme élément de la vie spirituelle, profitable à l’ensemble de la communauté civique et ecclésiale. Mais elle témoignait aussi que pour rester vivantes, ces valeurs ne pouvaient plus rester cachées. L’essor des retraites allait permettre d’abandonner le système contraignant d’une vie consacrée sans retour à la solitude, au profit de ces temps de solitude librement choisis et toujours réversibles. La « modernité » qui suit la défaite de la Ligue n’est pas alors seulement la victoire de la monarchie, la fin des bonnes villes et la disparition de l’idéal communal. C’est aussi la mutation du rapport des populations du monde plein au silence et à la solitude dont l’histoire cartusienne nous livre précédemment l’une des clefs.
7 PROVINCES CARTUSIENNES 1574 - 1589

7 PROVINCES CARTUSIENNES 1574 - 1589 DEPREDATIONS ET DESERTIONS XVIe

7 PROVINCES CARTUSIENNES

LISTE DES CHARTREUSES MASCULINES
37En italique les fondations ou les transferts du XVIIe siècle
Annexe
I – PROVINCE DE CHARTREUSE
1 | Grande Chartreuse | 1084 |
4 | Reposoir | 1151 |
5 | Pomiers | 1170 |
6 | St-Hugon | 1173 |
7 | Aillon | 1178 |
9 | Valsainte | 1295 |
10 | Curriere | 1296 |
11 | Chalais | 1306 |
12 | La Part-Dieu | 1306 |
16 | Lyon | 1584 |
18 | Ripaille | 1623 |
II – PROVINCE DE PROVENCE
19 | Durbon | 1116 |
21 | Montreux | 1137 |
22 | Val Ste-Marie (Bouvante) | 1144 |
24 | La Verne | 1170 |
26 | Valbonne | 1203 |
32 | Bonpas | 1318 |
33 | Villeneuve | 1356 |
34 | Aix | 1625 |
35 | Marseille | 1633 |
III – PROVINCE DE BOURGOGNE
36 | Portes | 1115 |
37 | Sylve-Bénite | 1116 |
38 | Meyriat | 1116 |
39 | Arvières | 1132 |
40 | Vaucluse | 1139 |
41 | Seillon | 1168 |
42 | Bonlieu | 1171 |
43 | Sélignac | 1200 |
47 | Pierre -Châtel | 1383 |
48 | Bosserville | 1666 |
IV – PROVINCE D’AQUITAINE
49 | Bonnefoy | 1156 |
50 | Port-Ste-Marie | 1219 |
5 1 | Glandier | 1219 |
52 | Ste-Croix en Jarez | 1280 |
54 | Cahors | 1328 |
55 | Vauclaire | 1328 |
57 | Castres | 1362 |
58 | Villefranche | 1450 |
59 | Rodez | 1511 |
60 | Toulouse | 1600 |
61 | Bordeaux | 1605 |
62 | Le Puy | 1628 |
V – PROVINCE DE FRANCE/LOIRE
66 | Val Dieu | 1170 |
67 | Liget | 1178 |
68 | Apponay | 1185 |
69 | Bellary | 1209 |
71 | Le Parc | 1235 |
73 | Nantes | 1446 |
74 | Auray | 1480 |
75 | Orléans | 1621 |
76 | Moulins | 1623 |
VI – PROVINCE DE FRANCE/SEINE
77 | Lugny | 1170 |
80 | Valprofonde | 1301 |
81 | Bourgfontaine | 1323 |
82 | Basseville | 1328 |
83 | Fontenay (Beaune) | 1332 |
84 | Troyes | 1331-1620 (89) |
85 | Champmol (Dijon) | 1383 |
86 | N.D. de la Rose (Rouen) | 1384-1667 (90) |
88 | Bourbon-lez-Gaillon | 1571 |
89 | L’Argentière (Troyes) | 1620 |
90 | Rouen (St-Julien) | 1667 |
VII – PROVINCE DE PICARDIE
91 | Mont-Dieu | 1136 |
92 | Val-St-Pierre | 1140 |
93 | Valenciennes 1288-1566-1575 | |
94 | Saint-Omer (Val Ste-Aldegonde) | 1299 |
95 | Abbeville | 1300 |
96 | Noyon (Mont-Renaud) | 1308 |
97 | Gosnay (Val-St-Esprit) | 1320 |
98 | Montreuil | 1324 |
100 | Tournai | 1376 |
101 | La Boutillerie | 1618 |
102 | Douai | 1662 |
Annexe
Paris BN Est., Qb 1, 3 juin 1590

Paris BN Est., coll. Hennin, n° 1037 = processions de 1593

Paris BN Est., coll. Hennin, n° 1034 = processions de 1593

Notes de bas de page
1 Henri III possédait le Manuel du chevalier chrétien du profès de Cologne Jean Lansperge (+1539), dans la traduction française de 1574, et le Commentaire sur les épîtres de saint Paul composé par Denis le Chartreux, dans l’édition parisienne de 1568, d’après J. Boucher, Sociétés et mentalités autour de Henri III, th. lettres (Lyon II, 1977), 4 vol., Lille III, 1981, p. 867, n° 58.
2 Ainsi le 26 mars 1586, au lendemain de la fête de l’Annonciation, alors qu’il entreprend un pèlerinage le conduisant à Chartres, d’après P. de l’Estoile ; voir aussi P. Chevalier, Henri III, Paris, 1985, pp. 380 et 549.
3 Du Breuil, Le théâtre des Antiquités de Paris, Paris, 1612, p. 428.
4 G. Chaix, « Les chartreuses françaises et la Réforme », in Die Kartäuser und die Reformation (= Intern, Kongreß, 24-27 août 1983), Salzburg (Analecta cartusiana, 108), t. 1, pp. 203-212.
4. A. Chalandon, « Une bibliothèque cartusienne à la fin du XVIe siècle, Montrieux d’après l’inventaire de 1578 », Provence historique 143 (1986), pp. 73-97.
5 P. Chatel, La Chartreuse de Paris, 1297-1790, thèse de l’École des Chartes, Paris, dactyl. (Archives Nationales, AB XXVIII, 91), p. 117. Mme P. René-Bazin a bien voulu me laisser consulter sa thèse de l’École des Chartes, dont elle espère prochainement publier une partie. Qu’elle en soit vivement remerciée.
6 La grande chartreuse par un chartreux, Grenoble, 1930, p. 114. Je n’ai pas pu me procurer à Göttingen une édition plus récente de cet ouvrage constamment réédité.
7 Il meurt le 30 juin 1580. Voir l’article de P. de Farconnet, DHGE 8 (1935), col. 1490-1491.
8 P. Raoul parle de Jean Versoris dans son « Étude sur la chartreuse de Vauvert-les-Paris », mais la date du décès correspond en fait à celle de Pierre, Les amis de saint François, n° 71 (janv.-mars 1955), pp. 14-32, voir p. 26.
9 D. Crouzet (D.), Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), 2 vol., Paris, 1990, t. 2, pp. 440-445.
10 Ibid., p. 444. Robert Sauzet m’avait très obligeamment procuré une copie de ce chapitre dans sa version dactylographiée. Qu’il en soit ici remercié.
11 Ce sont :
– La manière de bien et vertueusement vivre, Paris : Chappelet, 1586 (rééd. Tournai, 1611 ;
– De l’estroict chemin de salut, Paris : Chaudière, 1586 ;
– Dialogue de l’amour de Dieu et des moyens d’y parvenir, Paris : Chappelet, 1587 ;
– De la munificence et libéralité de Dieu, Paris : Chappelet, 1587 ;
– Le profit spirituel, Paris : Chappelet, 1588.
Ce même Jacques Morice est aussi le traducteur en 1586 de Pierre de Blois.
12 Paris BN, Rés. D 41869.
13 La traduction de l’Ejercitatorio du bénédictin García Jiménez de Cisneros par Jacques Morice, en 1585, se rattache à ce même courant malgré son origine hispanique, si l’on en juge par l’article du DS 2/1 (1953), col. 910-920, dû à Mateio Alamo.
14 E. Saulnier (ed.), Journal de François, Bourgeois de Paris, 2 déc. 1588-30 avril 1589, Paris, 1913 (Bibliothèque d’Histoire de Paris, 4), p. 13, n° 2.
15 Dialogue d’entre le maheustre et le manant, éd. P. Ascoli, Genève, 1977, p. 92 ; voir aussi P. Chatel, La chartreuse de Paris, op. cit., p. 6.
16 H. Drouot, Mayenne et la Bourgogne. Étude sur la Ligue (1587-1596), Dijon, 1937, t. 2, p. 300, qui cite l’ouvrage de l’abbé C. Monget, La chartreuse de Dijon d’après les documents des archives de Bourgogne, 3 vol., Montreuil-sur-Mer, Tournai, 1898-1905, t. 2, p. 263.
17 Aux participations parisiennes bien documentées, on pourrait ajouter pour les processions provinciales le cas d’Abbeville : en janvier 1591, le prieur Jean Du Pont participe à une procession, tenant d’une main une croix et de l’autre une pertuisane, si l’on en croit du moins la description de Formentin, fortement inspirée de la Satire Ménippée, citée dans « La Ligue à Abbeville », Mémoires de la Société impériale d’émulation d’Abbeville, 1867 et 1868 (1869), pp. 77-505, voir pp. 345-346.
18 Pigafetta, « Relation », Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France 2, 1876, pp. 50-51.
19 « Les gens d’église feirent un jour leur monstre en fort belle ordonnance ; et avoyent pour leur capitaine l’Évesque de Senlis et pour les autres chefs et soldats le Prieur des Chartreux avec plusieurs de ses religieux, les Feuillants et les Capuchins. Tous lesquels accompagnez de quelques habitants dévots et religieux portans un crucifix et image de la Vierge Marie pour enseigne, armez par dessus leurs habits ordinaires, allèrent par la ville, avec résolution de deffendre par la force leur religion, comme vrais Machabées, ou mourir en la deffence d’icelle », Corneio, Histoire du siège de Paris, Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France 7 (1880), cité dans : Journal du siècle de Paris en 1590, éd. A. Franklin, Paris, 1876 (repr. Genève, 1977), p. 160, n. 1.
20 Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux, éd. G. Brunet et al., t. 5, Paris, 1878, p. 23.
21 Telle était l’interprétation d’E. Revillout au début du siècle (« Le tableau de la Ligue dans ses rapports avec la Satyre Ménippée », Bulletin de la Montagne Sainte-Geneviève et de ses abords 6 (1909-1912), pp. 117-151. Voir en dernier lieu l’étude de J. P. Willesme, « Essai d’iconographie de la Procession de la Ligue », dans le numéro spécial des Études de la Revue du Louvre et des Musées de France 1 (1980), pp. 15-17, consacré à la donation Baderou au musée de Rouen. J.P. Willesme m’a très généreusement donné accès à la documentation qu’il a rassemblée au musée Carnavalet. Qu’il en soit ici remercié.
22 De l’estroict chemin de salut... faict en Latin par Venerable pere Denis Lenais de Rickel.... Le tout traduict en François par F. Iacques Morice..., A Paris, chez Guillaume Chaudière..., MDLXXXVI, fol. aiiijvo.
Dans la même veine eschatologique, voir la lettre dédicatoire adressée par ce chartreux à Catherine de Bourbon, en 1587, en tête de la traduction de Denis le Chartreux, De la munificence... Signalée par D. Crouzet, Les guerriers de Dieu, op. cit., t. 2, p. 444, n. 96 (= p. 459).
23 E. Saulnier (ed.), Journal de François, op. cit., p. 75 : le dimanche « douzeisme du dit moys de mars et an 1589, ung commun bruict que le roy de Navarre ou bien Henry le tyrand avoit faict mourir six ou neuf religieulx Chartreux pour ne leur avoir enseigné leur or et argent ».
24 Tours BM, Rés. 2844. Ce libelle est ignoré par D. Pallier, Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue (1585-1594), Genève, 1976.
25 Ibid., p. 6.
26 Je formule cette hypothèse en m’inspirant de l’article de D. Richet, « Aspects socio-culturels des conflits religieux à Paris dans la seconde moitié du XVIe siècle », Annales ESC 32 (1977), pp. 764-789.
27 J. Dagoneau, prieur de Bouvante, trop tôt rallié à Henri IV, fut démis de ses fonctions et enfermé vingt ans à la Correrie ; peut-être aussi F. Jarry, profès de Paris, prieur de Villeneuve (1587-1594), qui aurait alors peut-être apostasié ; dernier exemple, avec des conséquences moins dramatiques, le cas du prieur de Dijon qui prend ses distances à l’égard de la Ligue.
28 La tentative d’assassinat fomentée en 1598, selon R. Mousnier (L’assassinat d’Henri IV, Paris, 1964, p. 90), par le chartreux Pascal [en fait Pierre] Ouin, contre Henri IV, semble controuvée.
29 J. Sainsaulieu, Les ermites français, Paris, 1974. Cf. ce Mathurin Martin, noble breton, ligueur, profès de Paris (+ le 17 janvier 1621).
Auteur
Mission Historique Française à Göttingen
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