Conclusion
p. 375-383
Texte intégral
1Il ne saurait être question, en conclusion, de repasser partout pour dresser l’historique de ce travail ou pour en produire la synthèse. Je me contenterai de relever quelques-unes des difficultés et des questions de méthode rencontrées, ainsi que certains thèmes de l’analyse.
2Une question préjudicielle se pose toujours, celle de la recherche platonicienne elle-même. Le champ n’en a-t-il pas été jalonné et sillonné en tous sens ? Existe-t-il, dans la philosophie platonicienne, saturée par l’histoire et par sa propre histoire, un point touchant aux sources, un élément de doctrine, un problème de méthode qui n’aient été recensés, analysés, élucidés ? La multitude des commentaires, tous différents et s’appliquant pourtant à faire parler les mêmes textes, ne propose-t-elle pas, sinon « une infinité de Platon possibles », du moins une « pluralité de Platon plausibles » ? Ce sont les termes que, mutatis mutandis, Valéry adressait aux spécialistes les plus attitrés d’un autre philosophe illustre. Cet état de la recherche ne peut manquer d’inspirer à tout chercheur une question simple : comment entamer une nouvelle étude sur une philosophie aussi ancienne et qui a fait l’objet d’un commentaire aussi perpétuel ? En réponse à cette question, on peut imaginer qu’un projet d’étude aurait quelque chance d’aboutir à la seule condition d’être délimité dans le champ de la recherche, c’est-à-dire restreint dans son objet et contrôlé quant à sa méthode. Ayant tenté de respecter ces conditions, je n’ai pas eu cette chance. J’en viens aux difficultés rencontrées.
3Un premier projet visait à un inventaire de la philosophie politique de Platon, qui devait prendre pour guide les notions précisément assignables de politeia, de nomos et de diké et s’inscrire dans le cadre de ce vide historique ouvert par la destruction de la polis et la ruine de l’empire athénien. Le destin de ce projet, c’est de n’avoir pas pu être tenu.
4Première difficulté : par une sorte de tour de la recherche, trois sujets au lieu d’un se sont offerts à la lecture. De textes en textes et de thèmes en thèmes, j’ai été reconduit de la polis à l’épistémè et au logos, comme à autant de préalables philosophiques nécessaires pour résoudre les problèmes éminemment platoniciens d’une politique considérée comme science et envisagée comme langage. Ce faisant, j’éprouvais que tous les textes se commandaient selon des ordres profonds, que l’on ne pouvait faire à la lecture sa part, qu’une étude même spéciale devait être conditionnée par une vision d’ensemble. Bref, en langage platonicien, il fallait dialectiser, revenir des conséquences aux hypothèses, en l’occurrence remonter de la politique à la science et au langage, et prendre sur la philosophie platonicienne une vue synoptique. Une attention précise à l’enchaînement des thèmes dans les dialogues, à l’agencement des mots et des sens dans l’écriture platonicienne, enfin à l’ordre des textes à l’intérieur de l’œuvre, voire à la généalogie des significations en marge de la philosophie même, laissait entrevoir qu’une méthode de conception structurale pouvait être appliquée. Cette méthode, pour peu qu’elle s’attachât aux groupes et aux fréquences du sens, ainsi qu’aux constantes sémantiques, risquait d’être la moins mal adaptée à une philosophie dont l’architecture d’ensemble n’était pourtant pas systématique et à certains aspects de cette philosophie qui, de surcroît, ne ressortissaient pas complètement à l’étude de sa méthode.
5Deuxième difficulté : tandis que la philosophie platonicienne apparaissait dans sa quasi-totalité, le problème se posait de sa signification d’ensemble. C’était rencontrer toute la question du platonisme. Disons, pour abréger, qu’il me fallut faire au platonisme sa part pour redonner sa place à la philosophie platonicienne. Non que le platonisme n’ait son sens, mais simplement que ce sens n’était peut-être pas, au terme de toute une histoire, celui de la philosophie platonicienne resituée dans son histoire et ressaisie dans son surgissement. Par exemple, certaines césures entre le discursif et l’intuitif, le mathématique et le dialectique, le technique et l’éthique, le positif et le naturel, la science et la métaphysique, voire plus généralement entre le sensible et l’intelligible, ne se trouvaient pas dans les textes comme ils se trouvaient dans les commentaires, en tout cas n’y figuraient pas toujours au même sens. De même pour certaines identifications entre l’intuition et la fusion mystique, l’intuitif et l’ineffable, l’idée et l’idéal, la politique et la morale, voire même entre l’essence et la valeur. Ces distinctions et ces identifications m’apparurent alors peu à peu comme les produits probables de ce que j’ai appelé, de façon apparemment irrévérencieuse, la tradition du commentarisme. Je m’attachais alors à cerner, sur nouveaux frais, le sens de ce qui pouvait faire l’actualité de la philosophie platonicienne en son temps, ainsi que sa nouveauté inaugurale. La tâche était malaisée. Pour retrouver un sens des lointains qui ne fût pas étranger à la rigueur, un jeu de conditions s’imposait. Que l’histoire de la philosophie se mît à l’école de l’histoire, pour redonner aux thèmes leurs cadres de pensée et ajuster entre eux les sens et les temps anciens. Que, sur le modèle de l’archéologie, elle traitât son domaine à l’égal d’un champ de fouilles pour distinguer et rapprocher méticuleusement les couches du temps et du sens. Que, dans tous les cas, elle s’abstînt des faciles mirages et des généralités vides à quoi se reconnaissait la philosophia perennis de jadis. A ce prix, c’est-à-dire à condition d’être d’abord un philosophe de terrain, quelques lignes de crête apparurent et quelques archaïsmes s’indiquèrent. Pour ne le dire qu’avec nos mots d’aujourd’hui, en ce qu’ils ont tout à la fois d’usé et d’impropre, le langage et la connaissance, l’art et la morale, la science et la technique, mais aussi géométrie et politique, beaux-arts et philosophie, ébauchèrent, à même les textes anciens reconsidérés dans leur ancienneté, d’étranges et inédites synthèses. Plus précisément encore, des prélèvements limités mais dont les résultats, après analyse, pouvaient être tenus pour « exemplaires », permirent de démêler chez Platon ces insolites composés où le passé et le présent, l’ancien et le nouveau, l’archaïque et le futuriste se superposaient ou se côtoyaient. Qu’il s’agisse de l’interprétation de l’art égyptien ou du problème du sens des mots, du rôle de la parole dans la connaissance, ou des dispositions pénales relatives au parricide, les questions soulevées par l’art ou le langage, la connaissance ou le droit, me parurent articuler souvent, au travers d’anciennes formules ou en marge de vieilles croyances, des sens nouveaux. Il me parut que Platon ne revenait souvent aux significations du passé et comme l’on dit n’« archdisait » que pour préparer plus sûrement, contre certaines modes du jour et contre les vérités du moment, des vérités déjà futures mais encore informulées, c’est-à-dire des vérités qui allaient être, à la lettre, les vérités de l’avenir parce qu’elles renversaient les vérités du passé.
6Troisième série de difficultés, autre chaîne de problèmes. Dire que Platon a « prophétisé » notre avenir, c’est, à l’autre bout de l’histoire, reconnaître qu’il nous interpelle encore, ce qui exige qu’il soit tout à la fois de son temps et du nôtre. Car le projet d’une archéologie de Platon ne devait pas produire seulement un Platon d’archéologue ou d’antiquaire, mais permettre aussi de le relire philosophiquement aujourd’hui. Il fallait donc, après avoir mis l’histoire de la philosophie à l’école de l’histoire, placer conjointement l’histoire de la philosophie à l’enseigne de la philosophie. Je demandai simultanément à certains intérêts philosophiques présents d’éclairer les textes platoniciens et les questions anciennes et de fournir autant de points de vue depuis lesquels une lecture, aujourd’hui, pouvait s’exercer. Ces intérêts, je les ai puisés dans certains thèmes ou certaines découvertes de l’iconologie et de l’épistémologie, de la linguistique et des sciences humaines. Ce faisant, je ne m’accordais pas un droit arbitraire de lecture. Il fallait que cette reprise, qui opérait aussi à partir du présent de la philosophie, évitât tout à la fois de rejeter dans le passé ce qui pouvait sembler ne plus appartenir qu’au passé, et également de projeter sur lui une lumière qui n’aurait relevé que du présent. Bref, il fallait que cette méthode de récurrence n’exposât ni à une sorte de passéisme ni à l’anachronisme. Sur le premier point nous n’avons pu qu’indiquer le problème et ajourner la solution. En effet s’il a semblé urgent d’admettre que sur les questions de la science et des discontinuités scientifiques, la philosophie avait tout à gagner en empruntant à l’épistémologie certains de ses concepts et de ses méthodes, la question demeure ouverte de la possibilité d’une épistémologie de la philosophie. La vérité philosophique, à supposer que Ton puisse parler de vérité en philosophie, est-elle du même ordre que la vérité scientifique ? une philosophie du passé est-elle pour autant une philosophie dépassée ? Le rapport de la philosophie à son passé est-il le même que celui de la science au passé de la science ? Sur le deuxième point, il fallait éviter que l’éclairage rétrospectif ne condamnât à l’anachronisme, en projetant sur les textes anciens une lumière qui ne leur fût pas homogène. Cette règle de convenance, qui ressortit tout à la fois à la méthode et au goût, me parut de nature à préserver ces éclairages de l’arbitraire selon lequel tous les moyens seraient bons pour faire parler les textes. C’est ainsi que j’ai pu, en m’appuyant sur des analogies, expliquer, le surgissement de la philosophie platonicienne à partir d’un état de crise de la philosophie semblable à la crisis husserlienne, voir dans l’idéologie sophistique, telle qu’elle apparaît à Platon, une configuration ancienne équivalente aux non-philosophies dénoncées par Husserl, et ressaisir ainsi, par-delà la solennité consacrée ou constituée de la philosophie platonicienne, le sens de sa violence inaugurale, c’est-à-dire le sens de ce qui s’est offert comme le renversement platonicien. Par ailleurs, sur quelques exemples limités, j’ai pu fixer, parfois jusqu’au détail terminologique près, de rigoureuses correspondances entre la grammatique platonicienne et la grammaire générative, entre le passage préeuclidien de l’arithmétique à la géométrie chez Platon et nos modernes renversements épistémologiques, entre les vérités de la peinture d’imitation et l’iconologie de la figuration, entre la métrétique platonicienne et certaines analyses esthétiquement acquises de l’emploi des canons et des proportions par les arts plastiques, enfin entre certains aspects du positivisme juridique de Platon et certaines conquêtes de l’épistémologie moderne du droit. Dans tous ces cas, la recherche des analogies a voulu préserver la méthode des tentations de l’anachronisme et des illusions du commentarisme. La règle de convenance déjà énoncée pouvait donc aussi valoir comme principe de rigueur.
7Telles seraient les difficultés rencontrées, que j’ai cru résoudre en adoptant une méthode de type structural, qui fût aussi archéologique et récurrente. Mais, à vrai dire, ces questions de méthode, qu’elles aient été abordées à titre programmatique ou sous forme de parenthèses, sont inséparables des problèmes doctrinaux et des investigations thématiques qui, dans l’écriture et dans la stylistique platoniciennes, apparaissent comme autant de significations structurées, historiques et philosophiques. Ce sont quelques-uns de ces thèmes significatifs qu’il conviendrait, pour eux-mêmes et quant à leur ordre, de réaborder maintenant d’ensemble, dans la mesure où peuvent s’y résumer provisoirement les objets et les résultats de cette recherche.
8Dans le triptyque philosophique, qui est devenu le sujet de ce travail, le thème significatif du langage est apparu au premier plan. En effet, la question du langage et de sa réforme commande, outre celles de la vérité et de la connaissance, celles de la cité et de la politique platoniciennes. Plus précisément, l’intérêt de Platon pour ces problèmes se trouve pris dans une critique du discours politique et suscité par une crise radicale du langage. Celle-ci s’atteste, selon Platon, dans l’abus sophistique des mots et engage à la recherche d’une théorie du langage, accordée à cette pratique raisonnée du discours que constitue la technique dialectique. A cela s’ajoute la question des imperfections du langage écrit, à laquelle Platon, moins en reste qu’on a pu le penser par rapport à la civilisation du texte et de l’écriture qui l’entourait, ne s’est pas contente de répondre, comme on le croit souvent, en opposant la lettre morte à la parole vivante. Il faut d’ailleurs préciser que, dans sa version antisophistique du langage, Platon fait souvent à l’adversaire un mauvais procès, lui empruntant silencieusement toutes sortes de matériaux théoriques ou techniques, en particulier le procédé des étymologies, l’art de diviser les sens d’un mot, et même celui de définir.
9En tout cas, réabordée pour elle-même et eu égard à l’agencement des thèmes et des textes qui la concernaient, la question du langage amenait à réviser ou à rectifier certains problèmes. J’ai dû par exemple reconsidérer l’opposition prétendue du langage et de la connaissance, du légoménon et du gegramménon. Sur le premier point, contrairement à certaines interprétations mystiques, j’ai montré que, chez Platon, là où le langage fait défaut, la connaissance est également absente ; sur le second, Platon ménage lui-même les droits d’une bonne écriture, seule capable d’expliquer tour à tour la possibilité du texte philosophique, de l’ordonnance médicale et de la loi écrite. A cette question se rattache aussi le paradigme de l’écriture, fondé sur le modèle fréquent des « caractères » et seul capable d’expliquer pourquoi le grammairien est exemplaire pour le dialecticien. Mais surtout, la question du langage a mis sur le chemin de quelques découvertes curieuses. Les analyses différentes du paradigme pictural, de la philologie socratique et du sémeion platonicien ont livré les structures parallèles et les oppositions convergentes de l’image et du modèle, du logos et de l’ousia, du signe et de la vérité. Ces structures ont imposé progressivement l’idée d’une véritable linguistique platonicienne, tout à la fois figurative et générative, où s’affirmait pour la première fois, une théorie de la discursivité, c’est-à-dire du langage objectif et vrai. Cette linguistique, en établissant la nature iconographique du signe, fixait en effet la fonction imitative du langage et dessinait, par différence avec la très archaïque fonction de vérité pour laquelle dire c’était faire, une nouvelle figure de l’alétheia qui imposerait désormais de « montrer les choses comme elles sont ». A cette fonction devait d’ailleurs rigoureusement correspondre, pour peu qu’on l’interprétât linguistiquement, la technique dialectique ou art de discourir. C’est en effet la dialectique qui, en établissant pour chaque chose une définition univoque, déjoue les polyonymies et les homonymies, pièges ordinaires du langage naturel. C’est elle aussi qui, en posant pour tout discours l’exigence logique de la non-contradiction, mais aussi l’impératif de la fécondité du sens, dissipe les stratagèmes sophistiques de la dissologie et de l’antilogie ou l’objection de la tautologie. Ainsi se trouvait résolue la crise du langage et dénoncée cette forme ancienne de nominalisme selon laquelle les mots c’étaient les choses. Encore fallait-il, pour poser que le langage n’avait pas en lui-même son sens et que les mots devaient référer aux choses, introduire sur le parcours qui unissait les mots et les choses la possibilité linguistique et la nécessité dialectique de la définition, c’est-à-dire du discours, seules capables de les relier.
10Ainsi le champ se trouvait libre désormais pour une première rationalisation du logos et pour un redressement équivalent du discours politique. Celui-ci, loin de se présenter seulement comme un discours à quelqu’un et de viser exclusivement à la persuation et à la puissance sur autrui, pouvait valoir désormais comme un discours sur les choses et fixer à la cité des modèles de vérité.
11À cette intervention d’un langage philosophiquement raisonné sur les formes ordinaires ou rhétoriques du parler, ou contre les savantes épideixeis des sophistes, devaient coopérer aussi, pour une part importante, la stylistique scientifique et le langage rigoureusement contrôlé des mathématiques. Car, dans notre triptyque, le thème significatif de la science se trouvait relié tout à la fois, comme il l’était dans les textes, à celui du langage et à celui de la cité. C’est en effet pour avoir pris au mot l’idée platonicienne d’une science politique que j’ai dû réenvisager l’idée platonicienne de la science. Or cette idée de la science se détache elle-même sur le fond d’une crise complexe, multiforme et sans précédent, du savoir. Tout en s’indiquant sur le registre de la sensation ou de la praxis, considérées comme les origines prétendues de la science, cette crise s’inscrit aussi, avec le problème des irrationnelles, au plan surdéterminé du logos. De fait, avec ce problème, quelque chose apparaît dans le champ scientifique qui échappe à l’’adequatio numeri et rei enseignée par les pythagoriciens et contredit tout à la fois aux règles de la formulation et de la définition, de la mensuration et de la numération. En présence de ce thauma, où se mêlent l’étonnement intellectuel et une sorte de terreur tragique suscitée par le spectacle d’une réalité sans rationalité, deux attitudes étaient possibles. L’une consistait à douter de l’idée de science, d’où le conventionnalisme, voire le scepticisme de la sophistique. L’autre attitude, platonicienne celle-là, consistait à maintenir l’idée de la science en opérant un déplacement de l’épistémè et en inaugurant, autour de la géométrie, un nouvel esprit scientifique.
12Mais à l’étudier pour elle-même et dans ses implications, la question platonicienne de la science est apparue plus complexe et plus étendue que le problème des irrationnelles et la crise du savoir ne le laissaient augurer. D’abord, comme souvent dans la langue et la pensée grecques, où les mots vont par couples et les significations par groupes de sens, j’ai rencontré deux notions au lieu d’une. Technè et épistémè se trouvaient en effet constamment associés dans les textes, non pour désigner l’alliance du théorique et du pratique, mais pour signifier de façon subtile et selon des nuances souvent fugaces, une théorie à double versant théorique et pratique. Ce deuxième versant, tout à la fois technique et théorique, qui restitue à peu près le sens de l’ancienne technè, imposait de remettre en question une interprétation trop unilatérale et partant trop « idéalisante » de la rationalité hellénique et platonicienne. Mais une autre découverte se proposait ; la synthèse originale de l’art et de la science se vérifiait à plusieurs niveaux et permettait de dresser, conjointement à l’étagement socratique des choses, des corps et des âmes, une hiérarchie diversifiée des rationalités platoniciennes. L’artisan, le médecin, le géomètre fournissaient en effet à Platon des modèles de compétence, souvent repris, où les figures respectives du savoir et du savoir-faire artisanal, de la connaissance et de l’expérience médicales, de la théorie géométrique et des pratiques théoriques qui l’accompagnent, ne faisaient que spécifier et diversifier la constante synthèse de l’épistémè et de la technè. Chemin faisant, des curiosités s’offraient, qui obligeaient à infléchir l’analyse vers la magie homérique, le « cru » et le « cuit » hippocratiques, la figuration et l’anamnèse géométriques. Une vérité s’imposait alors : l’idée platonicienne de la science côtoyait en permanence une idée de la technè et imposait aussi, eu égard aux différences d’objet et d’exactitude, l’existence subdivisée d’une pluralité de sciences. La conception de la rationalité platonicienne, désormais « technicisée » et « hiérarchisée », s’en trouvait changée d’autant.
13Par là s’éclairait l’application que, dans ses métaphores, ses images ou ses paradigmes, Platon faisait souvent à la question politique des modèles artisanaux, médicaux ou mathématiques de la compétence. Car le projet platonicien d’une véritable science politique supposait essentiellement qu’un transfert de rationalité s’opérât sur les choses de la cité et sur le discours politique, à partir des domaines et des modèles de rationalité existant. Encore fallait-il, au préalable, que l’analyse fût dressée de la crise que traversait alors la Polis ancienne et qui n’affectait pas seulement dans leur fonctionnement économique, social et politique les cités historiquement réelles mais opérait la subversion totale des fondements de toute cité en renversant de leur sens les principes rigoureux de l’égalité, de la communauté et de la légalité. Car si cette crise était historiquement reliée aux événements contingents de la disparition de l’empire et de l’affaiblissement de la démocratie, elle affectait en profondeur, et dans la vision que Platon en prenait, les bases philosophiques mêmes de la polis et de la politeia. Le nœud de cette crise, il appartenait à Platon de le situer en reprenant l’antithèse sophistique de la nature et de la loi et en dénonçant le primat « néo-sophistique » d’une nature violente sur une loi qui n’apparaissait plus que comme la force des faibles. Cette crise il lui appartenait aussi de la dénouer en proposant, avec une nouvelle conception de la nature et de la loi, une théorie inédite de la conformité du positif au naturel et au rationnel que devaient rendre possible les théories nouvelles de la science et du langage.
14Il convient de rappeler qu’en jetant les assises d’une science politique nouvelle, Platon retrouve le sens d’une tradition ancienne où, depuis la réforme clisthénienne, géométrie et politique sont indissociables et arrachent le fondement et l’exercice du pouvoir aux très anciennes fonctions de la souveraineté sacerdotale et royale. Loin d’annuler en effet cette tradition dans le discours utopique, comme on l’a pensé, Platon en reprend le cours, bien qu’il en modifie le sens. En retravaillant les concepts qui, dans la très ancienne formule « isoi kai homoioi », définissaient les droits de l’ancienne citoyenneté, Platon propose, en référence à une géométrie dont il déplace ici la rationalité, une nouvelle égalité de type géométrique, chargée d’appliquer la méthode des proportions aux problèmes politiques de la distribution et de la rétribution ainsi qu’à la classification rigoureuse des citoyens selon les mérites. De même, à l’antique principe démocratique qui faisait des citoyens des semblables, Platon substitue le principe plus rigoureux de l’homoiotès et tente d’établir entre les citoyens et les constitutions d’authentiques rapports de similitude. Enfin il n’est pas jusqu’à l’antique formule de l’eunomie qui ne reçoive, grâce à la notion tout à la fois mathématique et technique de la métriotès, un supplément de rigueur, qui assure l’application du rationnel au réel. Cette application se vérifie sur de nombreux exemples législatifs, permet à de nombreuses dispositions, consignées dans les livres des Lois, de résoudre certains aspects économiques, sociaux et politiques de la crise des cités et fait, entre autres notions, de l’esprit des lois selon Platon, un véritable esprit de géométrie.
15Par ailleurs, les découvertes de Platon en matière de langage parurent ajouter leurs effets aux transpositions de la rationalité scientifique pour conférer au langage politique sa discursivité propre. D’une part, c’est au langage artistique et principalement pictural que les recherches relatives à la constitution la meilleure et au véritable politique, empruntent souvent des métaphores, des images ou des modèles. Rappelons d’un mot que le terme de paradigme avait également cours chez les architectes et qu’il signifiait maquette ou modèle réduit. En tout cas, cette référence aux beaux-arts atteste que, comme le langage philosophique, le langage politique doit avoir référence à autre chose, comme à un modèle de vérité, et qu’il se sépare radicalement par là du discours rhétorique voué seulement à la tyrannie de la persuasion. D’autre part, les recherches politiques de Platon sont souvent placées sous le signe d’un langage théorique où s’opposent et composent, selon une antithèse connue, le logos et l’ergon, mais où se mêlent aussi, pour une synthèse curieuse, le logos et le muthos, le rêve et le jeu. Ainsi se fixe le sens original d’une science et d’une philosophie politiques, dont la dimension théorétique se situe à distance tout à la fois du discours utopique et de la pratique historique. Et c’est peut-être la convergence de deux langages dans le langage politique qui permet de reconstituer le sens de la kallipolis : proposer pour les cités possibles l’exemple esthético-théorique de la meilleure cité. Le principe du meilleur vaut en effet chez Platon comme principe de rationalité mais aussi comme principe de réalité. C’est lui qui permet, par exemple, de sélectionner, dans certains fragments ethnographiques, l’image de la femme-soldat, modèle d’isotès, et la coutume de l’échange des femmes, exemple supposé de koinotès et de philotès. C’est lui également qui, dans la métriotès, permet de fixer, entre deux extrêmes, l’optimum à quoi se reconnaissent souvent les dispositions législatives et qui préside, notamment dans les Lois, à l’établissement d’une politeia tempérée. C’est lui aussi que l’on retrouve à l’horizon des enquêtes du théôros, cet observateur-informateur, chargé de faire à l’étranger et à même le réel la quête du rationnel et de ce qu’il est convenu d’appeler « l’idéal ». En tout cas, et à ce niveau théorique, le langage politique recroise les exigences définitionnelles du langage philosophique en se montrant soucieux de la véritable nature des choses, c’est-à-dire en se préoccupant de dire ce qui est comme il est et doit être. Enfin, il convient de mentionner à nouveau l’importance de l’écriture dans le langage juridique. En effet les lois, qui sont rédigées, et dont la stylistique propre relève de l’écriture, s’offrent toujours ou presque toujours dans la structure d’une double textualité. Il y a d’abord le texte du préambule dont la mission est de reproduire dans l’écriture un langage de raison, où se retrouvent les traces du dialogue philosophique. Il y a d’autre part le texte de la loi qui, dans un style impératif et répressif tout à la fois, connote par écrit les délits et les peines, les sanctions judiciaires et les institutions pénales ; bref, ce qui s’institue dans l’écriture, c’est tout un système de légalité et de pénalité, dont l’instance la plus cachée et la plus violente demeure ce « sophrônistérion » des Lois, premier lieu de renfermement, première maison de correction et théâtre pénitentiaire où s’affrontent les puissances du rationel et de l’irrationnel.
16La remarque dernière serait que l’idéalisme n’est pas la philosophie de Platon et que la philosophie des Idées, pour peu qu’on la soumette aux règles de l’archéologie et de l’épistémologie, se présente comme la forme historique d’un rationalisme philosophique et critique sans précédent. Cette remarque, partiellement vérifiée par cette étude, ne pourrait pleinement valoir que sous le bénéfice d’un inventaire qui se donnerait comme objet, d’un côté, l’historique du platonisme et, de l’autre, la généalogie des Idées. Elle ne pourrait également signifier vraiment qu’à la condition d’ouvrir de nouveau le dossier de la raison grecque et de mener de front l’enquête de la déraison qui la borde. A ce prix, et après un recensement des figures de la rationalité et de l’irrationalité grecques, sagesse et outrance, connaissance et ignorance, raison et folie, bon sens et démence, maîtrise et esclavage opposant et composant termes à termes leurs sens, il apparaîtrait peut-être que, si la Raison grecque n’a pas de contraire, c’est qu’elle en a plusieurs, et qu’aux lisières du rationalisme hellénique et dans les archives du tragique, sommeille une vérité de ce temps et du nôtre.
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Thémistius
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