Chapitre VII. [14, 12 ; 16, 3]
p. 83-97
Texte intégral
11. 72a18> S’il en est ainsi, nous n’avons pas besoin 1 de chercher d’autres principes et d’abandonner ceux-ci, de nous attacher à ce que disent les poètes, et de faire surgir les choses existantes <72a19s.> des ténèbres et du mélange répugnant, et en général de ce qui, par sa nature, est en puissance, non en acte. Le plus convenable est que nous laissions tomber tout cela, et que nous disions <72a21> qu’il existe un corps qui se meut d’un mouvement sans repos, et que <72a21> c’est le mouvement de rotation. <72a22> Ce n’est pas évident seulement en paroles, mais aussi dans les faits.
22. [14, 15] Si le mouvement est sans repos, ce qui se meut de (ce mouvement) est éternel, et <72a23> c’est la sphère première2, et si le mouvement de ce qui se meut est sans repos, il est clair que le mouvement de son moteur est sans repos ni interruption <de sa mise en mouvement 3. Et il est déjà prouvé que c’est cela le principe> 4, mais le fait qu’il est éternel et perdure de façon permanente est manifeste.
33. Quant au fait qu’il ne se meut pas, il convient que nous l’expliquions à partir de ce qui a été rappelé précédemment. Nous disons donc que nous avons déjà expliqué que ce qui est composé de deux choses dont l’une des deux peut exister subsistante en elle-même, séparée, il est possible pour l’autre aussi qu’elle existe subsistante en elle-même, séparée. Or, s’il existe une chose qui se meut et qui meut en même temps, et une chose qui se meut seulement sans qu’elle meuve, alors il faut nécessairement qu’il se trouve un moteur qui ne se meut pas. Ceci existe5 dans la nature à laquelle aucune6 matière ne se mélange, et c’est celle dont la substance est en7 acte.
44. Il ne faut pas que nous nous étonnions 8 de ce qu’il y ait u n moteur qui ne se meut pas, car <72a26> tout [15] ce qui est désiré meut de cette façon. Et tout ce qui est intelligé, et qui, quand nous l’intelligeons, nous meut vers une action quelconque, nous meut de cette façon. Sauf que, du fait que les choses désirées et les choses intelligées sont différentes (les unes des autres) en nous et dans les autres animaux, le désiré et l’intelligé ne sont pas unis 9 ensemble <en nous> 10. Il en est ainsi parce que le désiré <en nous> 11 meut le désirant sans qu’il se meuve, mais dans sa nature il n’y a rien de 12 la nature des choses intelligées. Quant aux 13 principes premiers qui ne sont souillés par rien (qui relève) de la matière, le désiré et l’intelligé sont ensemble une seule chose, parce que l’intelligé est désiré sans différence, je veux dire parce que le désiré est l’intelligé.
55. Nous trouvons ce même (état) dans les choses désirées proches de nous, que nous voyons : ce sont celles que nous désirons ou 14choisissons. Les choses que nous désirons, ce sont les choses agréables ; et celles que nous choisissons, ce sont les choses qui sont véritablement bonnes. En effet, <72a29> nous désirons les choses que nous choisissons parce que nous les voyons bonnes, et ce n’est pas parce que nous voulons les rechercher que nous les voyons ainsi ; mais nous voulons les rechercher parce que nous les voyons ainsi. Sauf qu’il nous arrive souvent, à propos de ces choses, que ce que nous voyons ainsi soit différent de ce qu’il en est en elles-mêmes.
66. Quant à (ce qui se passe) dans le désir premier et dans le premier des désirés, ce que nous voyons n’est pas différent de ce qu’il en est en vérité, mais ce qui semble est ce qui est le cas en vérité15, et ce qui en est intelligé est ce qu’il en est 16. Ce dont il est intelligé à son sujet que c’est bon, est alors ce qui est bon selon la vérité. [16, 31] /19/ Le principe de ce désir n’est que ce qui est intelligé 17 de la cause première, de même que le principe du désir en nous est la pensée et l’imagination. Le mouvement de tout intellect vient de la chose intelligée, de même que [17] le mouvement de la pensée vient aussi de la chose à laquelle nous pensons, et que le mouvement de l’imagination vient de ce qui y est imaginé.
77. Les espèces de la chose intelligée sont nombreuses, mais <72a31s.> le premier de tous les intelligés est la substance, et, parmi la substance, celle qui est simple et qui est en acte. C’est celle à laquelle ne se mélange pas ce qui est en puissance18. Elle n’est sujet pour aucun prédicat, prédicat pour aucun sujet, mais elle est véritablement une nature une (et) simple. Aucune chose à laquelle se mélange la matière n’est simple, et aucune n’est séparée ; mais dans une quelconque des choses dans laquelle se trouve ce qui est en puissance, il y a la pluralité et la composition. Si tu dis qu’elle est une, ce n’est pas selon la vérité de ce que désigne le (mot) « un », bien que, à maintes reprises, nous disions qu’elle est une et qu’elle est simple, comme nous disons « un homme » et « une abeille »19, « une prémisse simple » et « un élément simple ». Mais toi, quand tu comprends selon la vérité, tu trouves que ces choses que nous disons d’elles sont mensongères, si ce n’est pour la substance première, car c’est d’elle qu’il est dit selon la vérité qu’elle est une (et) simple. Et quand tu en dis qu’elle est une, cela ne renvoie pas au nombre, comme on dit « une abeille » ou « un doigt », et pas (non plus) comme nous disons « un homme » ou « un cheval ». Car (pour) ces20 choses, l’être est en elles une chose, et l’un est autre chose.
88. Quant à cette nature, en elle l’être et l’un sont une seule et même chose, et c’est pourquoi <nous disons qu’elle est> simple 21. On ne dit pas qu’elle est simple parce qu’une autre chose est composée à partir d’elle, ni (non plus) par comparaison avec autre chose, mais parce qu’il est dans sa nature qu’elle soit simple, et que rien qui (relève) d’une composition ou d’une duplication ne se manifeste en elle.
99. Cette nature n’est pas seulement envers les choses comme premier moteur, mais aussi comme perfection et cause finale. En effet, <72a34s.> la chose qui est choisie à cause d’elle-même, dont la beauté est en elle-même, et dont l’excellence est à la limite extrême en elle-même, est principe et perfection en elle-même.
1010. Il en est ainsi pour la loi. Car la loi, elle aussi, meut le gouvernement, et celui-ci provient d’elle. Car la loi est choisie et belle à cause d’elle-même (et) dans son essence. On dit que les membres du gouvernement sont au plus haut point de l’excellence et de la rectitude du régime parce ce qu’ils considèrent la rectitude de la loi et son ordre ; et c’est pour cela qu’ils rendent parfait le gouvernement et qu’ils le conservent. Cependant, puisque la loi n’est pas une substance, mais un des actes de la substance, elle se perd et ne subsiste pas, si ce n’est pendant un certain temps. Quant au premier désiré et au premier moteur, il est une substance à laquelle n’est pas mêlée la matière, continue en permanence, simple de nature, et en acte. C’est comme si nous imaginions que la loi par laquelle subsiste le gouvernement était vivante et s’intelligeait elle-même, que par cet intellect elle mouvait le gouvernement, et que sa façon de le mouvoir était en vérité un mouvement à la façon de ce qui est désiré. Eh bien, Dieu (qu’il soit exalté !) est puissance, loi et cause de la rectitude de ce monde et de son ordre, intellect /20/ et vérité première à la dernière limite.
1111. Tout acte qui vient de l’intellect est science et réflexion22. Et qui dit23 que l’acte de l’intellect est substance, doit alors (dire), s’il en est ainsi, que la substance de la cause première est science 24 et réflexion25.
1212. C’est d’elle que vient la hiérarchie des choses qui existent et leur structure. Elle est ce vers quoi se porte le désir de 26 ce qui est après elle. Une partie en est proche et une partie en est éloignée, à la façon de ce qui se trouve dans le gouvernement des cités. En effet, une partie des gens de la cité est proche de la perfection, et une autre partie en retrait par rapport à celle-ci. Il faut que nous posions ici ce désir à la façon de ce qui se passe pour l’homme qui prend pour règle la loi à cause du désir qu’il a d’elle, et de vivre selon elle. En effet, chaque fois qu’il se met en quête de quelque chose et qu’il obéit, il le fait de bon gré, et il choisit en fonction de l’amour et du désir qu’il a du principe qu’il s’est posé comme règle [18] pour son action.
1313. Mais celui qui comprend que tout amour pour la cause première (consiste) à ce que les choses s’approchent d’elle et deviennent comme elle, a dépassé la mesure dans sa compréhension, et de même celui qui dit qu’il ressemble à l’appétit du vivant pour la nourriture. Il n’en est pas ainsi : il y a plusieurs espèces de désir, et il y a aussi plusieurs espèces de choses désirées et aimées. En effet, l’appétit pour la nourriture est le contraire de l’appétit pour ce qui est désiré ; et l’amour pour la santé est le contraire de l’amour pour un degré sur le droit chemin. Car on a de l’appétit pour la nourriture afin de s’en remplir ; ce qui est désiré, on le convoite pour le voir et pour s’en rapprocher ; et la santé, on la convoite afin de l’acquérir. Nous disons en revanche que nous convoitons le droit chemin en ce que nous voulons vivre selon la rectitude. Et de même l’armée convoite le général, et la cité le roi, afin d’être entraînées derrière lui et de respecter son commandement. Tenons-nous en donc à ce que nous avons expliqué de la cause première, (à savoir) qu’elle ne se meut pas. Il n’est alors pas surprenant, s’il existe une cause première, qu’elle soit une substance intelligée27, que son essence soit son intellection, et que toutes les autres choses la désirent [16] comme qui suit la trace 28 de cet intellect, je veux dire l’ordre des choses existantes et leur arrangement, à la façon dont l’homme qui adhère à la loi désire vivre selon celle-ci, et dont l’homme qui s’attache au gouvernement qu’il aime (désire) se conformer à la conduite que le gouvernement lui enjoint.
1414. [18, 14] <72b3> La cause première meut comme meut le désiré. La première (chose) qui se meuve grâce à elle, qui s’approche d’elle, la désire et s’efforce de lui ressembler est le premier ciel et la sphère des étoiles fixes, puisqu’il est proche d’elle. Il bénéficie au plus haut point possible de son ordre, qu’il désire, à la façon dont le chef 29bénéficie du degré du roi, puisqu’il est proche de lui, non par le lieu, mais par nature. Le ciel et son mouvement, à savoir le mouvement premier30, sont ensuite suivis par le mouvement qui est après lui, qui est le mouvement de la sphère des étoiles fixes, les mouvements 31 des sphères des astres errants, et les autres choses subsistantes qui admettent génération et corruption.
1515. La nature (comporte) beaucoup de mouvements dont le mouvement n’est pas uniquement selon le lieu, à la façon des (choses) divines, mais /21/ (concerne) toutes leurs natures. Il faut donc que la différence entre les choses qui se meuvent soit très grande. La possibilité, dans chacune de ces choses, diffère de l’une à l’autre. Si le mouvement englobe tout ce qui se meut, et si <72b4s.> la possibilité est dans le mouvement lui-même, et si le mouvement de certaines (choses) est selon le lieu seulement, et le mouvement de certaines (autres) selon les qualités, selon la substance et selon ce qui lui ressemble, les mouvements sont plusieurs et variés 32. <72b6s.> La possibilité, de même, dans tous (ces mouvements) n’est pas unique. Mais quand nous avons dit que le changement était possible (pour) les corps célestes, pour lesquels le changement qui les affecte est dans le lieu seulement, nous ne voulions pas (dire) par là quoi que ce soit en dehors du fait qu’il se peut qu’ils soient dans des endroits différents, non pas qu’il se peut que (le mouvement) se produise autrement que selon le lieu.
1616. Ce que désigne notre expression « possible », n’est pas véritablement ce que désigne ce mot, et (s’ils sont possibles, ) ce n’est pas sous l’aspect (selon lequel le possible) penche vers l’un de deux côtés, mais (au sens où) ils ne sont pas dans un lieu dans lequel il faut nécessairement qu’ils soient. Car ce que désigne véritablement notre expression, « possible », porte en fait sur cette nature faible et confuse dans laquelle la possibilité relève33 [19] de la contradiction. Si donc on parle de la possibilité des corps célestes, cela n’a pas de sens, puisqu’ils changent selon le mouvement premier, lequel se produit selon le lieu seulement, sans que ce changement touche à leur nature de l’intérieur.
1717. <72b7> Or donc, ce qui meut les corps célestes de ce mouvement dont nous avons dit à maintes reprises qu’il est <le premier des mouvements> 34 et le premier des changements, (ce moteur, donc, ) du fait qu’35il ne se meut sous aucun aspect, qu’il ne change pas et qu’il ne se transporte 36 pas, <72b8> ne peut pas comporter de variations 37, ni quant à la substance, ni quant à une autre chose quelconque. Il en est ainsi parce que la génération et la corruption sont très loin de lui. Et de même, aussi, le mouvement qui se produit par accroissement et soustraction, car celui-ci est en fait une marche vers la corruption. Et de même, le mouvement qui est selon le lieu, car il est lui aussi une partie du changement du corps.
1818. En lui, <72b7> il y a mise en mouvement sans qu’il se meuve. Or, ce qui ne se meut pas du mouvement premier, à plus forte raison ne se meut d’aucun des autres mouvements. Donc, s’il en est ainsi, la possibilité est très loin de lui. [19, 10] <72b10> Ainsi donc, il existe nécessairement, et le principe qui est nécessairement38 dans cet état est Le Principe (par excellence). En effet, ce dont il est impossible qu’il ne soit pas39, qu’il soit changeant ou non changeant, son état est nécessaire, et il existe.
1919. En effet, <72b11-13> le nécessaire se dit de trois façons :
l’une de celles-ci est ce qui est imposé, parce qu’il est en dehors de ce qui est visé par (quelque chose) ;
la seconde (est) ce qui est tel qu’il n’est pas possible que la chose soit dans le meilleur état, si ce n’est grâce à lui ;
la troisième <la nécessité dans son cas>40 (est) ce dont il n’est pas possible qu’il soit autrement que ce qu’il est, de façon absolue. C’est donc à quelque chose qui ressemble à cette nécessité que <72b13s.> le ciel et la nature du tout sont suspendus.
2020. <72b14s.> Quant à la permanence <qui est> 41 au comble de l’excellence, à savoir celle qui pour nous atteint sa perfection pendant un laps de temps, elle dure pour cette substance pendant la totalité de l’éternité. En effet, parce que nous sommes constitués de facultés différentes, nous trouvons peu le chemin de la science, car l’intellect en nous, dans la plupart des cas 42, est occupé sans avoir de loisir. Et pourtant celui-ci, même s’il est occupé par une quantité de choses43, <et> 44mélangé avec le corps, rejette parfois de soi, ne fût-ce que pour un petit moment, le reste de ce qui l’empêche de comprendre, et intellige son essence sans (rien qui) l’empêche. Il se présente alors à lui, pour cette raison, un contentement et une joie perpétuelle d’une grandeur /22/ qu’on ne peut mesurer. [19, 21] Quant à ce dont la nature n’échappe pas pendant un clin d’œil à la science, le plaisir n’est pas pour lui (quelque chose d’) acquis, mais il est (lui-même) le plaisir, et il est (lui-même) la plus excellente de toutes les choses.
2121. <72b17> Si, chez nous, la veille45 est plus agréable que le sommeil, parce que l’action est plus agréable que l’inaction, la sensation que sa privation, et l’intellection que [17] l’ignorance, la transcendance 46 de cet intellect en noblesse et en excellence d’opinion est infinie. En effet, ce qui est en acte est plus agréable, dans toutes les choses, que ce qui est en puissance, et c’est vers cela que se hâte la nature. <72b17s.> A cause de cela, l’espoir devient très agréable, parce qu’il consiste à attendre que ce qui est en puissance devienne en acte. <72b18> Et le souvenir, également, ne porte pas sur ce qui est en puissance, mais sur ce qui est en acte47.
2222. Lorsque la chose dans laquelle se trouve ce qui est en acte existe en même temps que ce qui est en puissance, le plaisir est davantage dans ce qui est en acte. Ainsi donc, ce dont la nature est seulement acte et sort radicalement de ce qui est en puissance, avec quoi comparer le contentement dont il 48 est content quand il accomplit ses actes et intellige son essence ? Maintenant, la vue, elle aussi, quand elle voit le plus noble et le plus beau de tous les (objets) vus, sans que rien ne l’entrave, s’en réjouit et exulte en lui. (De même) le goût [20], quand il goûte ce qu’il y a de meilleur et de plus noble parmi les aliments, et l’ouïe, quand elle entend ce qu’il y a de meilleur et de plus agréable parmi tous les sons. <72b18s.> Il est donc manifeste que l’intellect (est) dans un contentement et une joie plus grande, de beaucoup, <que les sens au moyen des objets qu’ils perçoivent> 49, puisqu’il perçoit ce qu’il y a de plus excellent dans les (objets) intelligés.
2323. Ce qu’il y a de plus excellent parmi tous les (objets) intelligés (est) ce qui intellige son essence et son être, et que rien d’autre n’entrave 50, n’empêche ou n’interrompt (qui viendrait) de la sensation, comme c’est le cas des choses intelligées qui sont représentées dans celui qui pense débarrassées des (réalités) sensibles, puisque rien de la matière ne se mêle à ce qui est intelligé par sa nature, et qu’il ne change pas, mais qu’il continue à intelliger et à être intelligé. La première chose qu’il intellige est son essence, et ensuite une autre 51 chose, car s’il n’en était pas ainsi 52, il ne serait pas intelligé de par sa nature, mais de par la nature de ce qui l’intelligerait. Telle est la situation de l’intellect divin, qui est au comble de l’excellence, sans que l’une de ces deux choses soit divisée (et existe) pour soi ; mais les deux, (le fait) qu’il intellige et (celui) qu’il est intelligé, sont ensemble dans sa nature.
2424. Ce qu’on affirme de lui n’est donc pas qu’il est intelligé par rapport à nous, mais par rapport à lui, par rapport à son essence, de même qu’on ne dit pas de notre intellect qu’il est intelligé par rapport à nous, mais par rapport à lui, par son essence. De même qu’il est plus noble que tout ce qui intellige, de même il est aussi plus noble que tout ce qui est intelligé. Et de même qu’il est l’intellect au comble de la vérité, de même il est <aussi> 53 l’intelligé au comble de la vérité. Puisqu’il intellige à la façon de l’intellect, ce qu’il intellige est son action. Et quand il est dans l’état par lequel il intellige, alors il est intellect et intelligé en même temps. La totalité de celui-ci (sc. l’intellect) revêt 54 la totalité (de l’intelligé). Non à la façon des corps qui se touchent les uns les autres seulement sur la surface extérieure de chacun d’eux, mais comme on le dit en particulier à propos des choses qui se mélangent. En effet, la totalité de celles-ci touche la totalité. De la même façon, l’intellect /23/ revêt la totalité (par) sa totalité.
2525. Par suite, il est intellect et intelligé en même temps. Et il n’est pas vrai que, comme le sens n’est pas la même chose que le senti, puisque (celui-ci) imprime 55 sa forme <en lui> 56, alors que la substance reste dehors, (il en est) de même aussi pour l’intellect par rapport aux choses intelligées, qui lui viennent de son essence. Mais il porte toutes les formes sans qu’il reste parmi celles-ci hors de lui une substance qu’affecte 57 la matière. En effet, il n’y a pas là de matière, mais une forme dépouillée à laquelle ne se mêle pas la matière, (forme) qui suit ce qu’il (sc. l’intellect) intellige ou ce qu’il pense, sans que l’un se divise ou s’écarte de l’autre comme les objets sentis dans la sensation. Mais (l’objet) est enfoncé dans l’intellect.
2626. D’une manière générale, l’intellect et l’intelligé sont ensemble, comme nous l’avons dit maintes fois. Il n’est pas dans la situation de l’intellect (qui est) en nous, lequel se transporte moment après moment d’une chose à une (autre) chose, et intellige maintenant ce qu’il n’intelligeait pas auparavant, à cause de la quantité d’être en puissance qui est mêlée à lui. Pour l’intellect divin, premier, il n’en est pas ainsi, mais il intellige les intelligés qui sont existants en lui, par lesquels il est informé, et, d’une façon générale, qui sont lui. En effet, il est identique à ses intelligés. Et l’intellection qu’il a de ceux-ci ne se fait pas par un transport et un passage par eux, comme intellige notre intellect. Mais il les intellige <tous ensemble>, d’un coup 58.
2727. Il est ainsi manifeste59 qu’il intellige toutes les choses existantes en ce qu’elles sont existantes sur lui 60, et telles qu’il les a posées <sur lui> 61 comme existantes. Et toutes les choses, auprès de lui62, existent en même temps. Il faut donc qu’il intellige toutes celles-ci en même temps.
2828. S’il n’y a pas à s’étonner, à propos de notre intellect, qu’il soit la chose qu’il intellige, à plus forte raison nous devons penser qu’il en est ainsi pour l’intellect premier. L’intellect qui est en nous n’est divin que parce qu’il ressemble à cet intellect divin. Si <72b24s.> ce qui est au comble du plaisir [21] et au comble de l’excellence ne consiste pour nous que dans la science, combien plus en est-il ainsi pour la cause première ! En effet, elle voit son essence au comble de l’excellence 63, et elle intellige son essence sans qu’elle ait besoin pour cela d’une nature venant du dehors : cette même nature64 qu’elle cherche est en elle. Et la chose qui est au comble du plaisir dans son action n’est pas comme celle qui manque à certains moments, ni comme quelqu’un qui fait quelque chose afin d’atteindre son but à partir d’une chose qu’il n’a pas. En effet, toutes ces choses sont des accidents et (des choses) adventices qui surviennent à notre intellect. Mais lui, de par son essence, est ce qui est au comble du plaisir, comme il est par son essence ce qui est au comble de l’excellence. [21, 8] <72b24s.> Si ce qui se passe pour Dieu est toujours dans la situation de ce qui se passe pour nous [18] à certains moments, alors c’est merveilleux ; et si c’est plus que cela, alors c’est la merveille des merveilles. <Or, il a plus>. Le fait de sa supériorité est manifeste 65, parce qu’il est séparé par son essence, abstrait, ni les sens ni aucun des accidents ne lui opposent de résistance.
2929. Il intellige toutes les (choses) existantes, (mais) pas comme si elles étaient en dehors de sa nature ou des actions étrangères à lui. Mais /24/ il est ce qui les fait naître <et les crée> 66, et il est ce qu’elles sont. En effet,a Dieu est loi et raison67 et cause de l’ordre et de l’arrangement de toutes les choses existantes. Ce n’est pas à la façon de la loi consignée dans des livres, mais il est une loi vivante. C’est comme si l’on pouvait penser68 que la loi est animée, qu’elle voit son essence et intellige son essence 69. C’est comme si nous imaginions que la substance du législateur lycurgue présidait à la loi organisée par lui, continuait à70 connaître le gouvernement dont il est le maître, intelligeait dans son essence les rois, les princes, les soldats et les éclaireurs, et qu’en soi il liait cette connaissance par un lien unique qui ne bougerait ni ne s’userait. Puisque lycurgue, de par sa nature, est mort, le gouvernement qu’il a fait exister est mort lui aussi ; mais là où la loi et son législateur vivent d’une vie éternelle, le gouvernement lui aussi subsiste de façon permanente.
3030. La vie de ce législateur71 n’est pas seulement une vie éternelle sans commencement ni fin, mais (elle est aussi) au comble de l’excellence. En effet, <72b27s.> ce qu’il y a de plus excellent dans la vie, c’est l’intellect, et (c’est) ce qu’il y a de plus noble dans tout ce qui possède la vie. Sa vie n’est pas moment après moment dans des états différents, comme notre vie à nous, mais elle est la vie en elle-même, parce qu’elle est l’acte, et l’acte est (la) vie et sa perfection72. Et de même qu’il a la plus noble de toutes73 les activités, de même (il a) aussi le plus noble des plaisirs de la vie. De même qu’il est un acte éternel (et) perpétuel, de même il est un vivant 74 éternel et perpétuel. Nous pourrions dire que <72b29s.> Dieu (qu’il soit exalté !)75 est une vie éternelle et perpétuelle au comble de l’excellence. Il faut donc que Dieu soit 76 une vie <éternelle> et une permanence continue perpétuelle pendant toute l’éternité. Nous n’avons pas à en (re)dire ce que nous avons dit plusieurs fois dans ce qui précède ; reste que Dieu (qu’il soit exalté !) est la vie et qu’il est la permanence perpétuelle.
3131. [21, 28] <72b30s.> On pourrait s’imaginer que ce qui est au comble de la beauté et au comble de l’excellence n’était pas tel dès le commencement, comme l’ont imaginé les partisans de pythagore et de speusippe 77. <72b32s.> En effet, les principes des animaux et des plantes ne sont que les causes qui les font être. Or, ce qui est au comble de la beauté et de la perfection n’est pas dans la graine, mais (apparaît) au moment de l’achèvement. (Ces gens-là) n’ont pas trouvé la vérité dans cette opinion. En effet, elle (sc. la graine) tire des <choses> utiles de ses racines. De plus, là où se trouvent les deux [22] choses en même temps – ce qui est en puissance et ce qui est en acte –, ce qui est en puissance est antérieur par le temps ; mais, dans l’absolu, c’est ce qui est en acte qui est antérieur à ce qui est en puissance, et l’homme est antérieur à la semence, car la semence provient de l’homme.
3232. <73a3-5> Il est donc désormais manifeste et suffisamment expliqué qu’il existe une substance éternelle, immobile, séparée des (choses) sensibles, non par le lieu seulement, mais par la nature, qu’elle ne change ni ne se modifie avec elles, et qu’elle ne subit d’influence 78 sous aucun aspect. <73a5> Il est également manifeste qu’elle n’est pas un corps, qu’elle ne possède aucune des dimensions, qu’elle ne meurt ni ne se divise. En effet, elle meut pendant un temps infini. Or, il n’existe pas de grandeur finie /25/ qui possède une puissance par laquelle elle mouvrait de façon infinie.
3333. Nous avons déjà expliqué dans nos traités sur les choses naturelles qu’il en est ainsi parce que <73a8s.> toute grandeur est ou bien finie ou bien infinie, et l’affirmation selon laquelle (il y aurait une grandeur) infinie a déjà été réfutée. Quant à (la grandeur) finie, <73a7s.> personne ne convient ni n’admet qu’elle peut possèder des puissances infinies. A plus forte raison, si (la capacité qu’) elles (sc. ces puissances) ont de mouvoir est en celle-ci (sc. la grandeur) en tant qu’elle est un corps corporéisé. ⎡b En effet, celui qui dit du soleil et des autres astres qu’ils sont finis et qu’ils ont des puissances infinies ne parle pas correctement. En effet, ⌠cla puissance qui est dans les astres, à savoir celle qui est infinie, n’est pas naturelle en eux, et n’ (y) est pas en tant qu’ils sont corps, mais, soit dépend de la cause première, soit l’âme en eux vient de cette puissance qui n’est pas un corps, puisque la cause première est celle qui les fait tourner 79 pendant un temps infini.⌡ En effet, si ce qui pour eux est en puissance était dans la situation de ce qui l’est pour le corps et pour la grandeur, et s’ils n’étaient pas perpétuellement en acte, sans aucun doute ils se fatigueraient et auraient besoin de repos. En effet, puisqu’il y a dans les corps des astres ce qui est en puissance, leurs puissances, sous ce rapport, sont finies, car, à chaque instant, ils sont dans un autre endroit que l’endroit précédent, et ils sont tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, ces lieux étant dans la situation de limites du mouvement [1636]. Et il est impossible que ce qui est en puissance, s’il vient après lui ce qui est en acte et qui était visé par lui, n’ait pas une limite et une extrémité. Quant à la cause dans laquelle il n’y a absolument rien qui soit en puissance, mais qui est perpétuellement en acte, et qui n’est pas telle qu’elle change d’instant en instant, comment est-il possible qu’on s’imagine qu’elle ait une grandeur et un corps 80, à la manière de ces choses dans lesquelles on voit perpétuellement ce qui est en puissance, qu’elles admettent la corruption ou qu’elles ne l’admettent pas ?
3434. En résumé, il est possible que l’acte séparé en soi persiste à l’infini tant que le temps persiste. Quant à l’acte qui sort de ce qui est en puissance, il est l’accomplissement de cette (même) chose qui est en puissance, et cette sorte d’acte ne peut pas durer un temps infini, puisque ce qui est en puissance l’avait précédé et était avant lui. Il faut donc que la puissance motrice qui est dans les astres soit infinie, puisque la façon dont les astres acquièrent cette puissance n’est pas celle de ce qui est en puissance. Quant à leurs mouvements 81 dans ce lieu, il sont finis. En effet, ce qui est en puissance n’est dans les astres que par rapport à ces états 82.⎦
Notes de bas de page
1 a. : h. « quel besoin avons-nous ? » ; Frank, n° 112.
2 Frank, n° 113.
3 Frank, n° 114.
4 a. add. ; non signalé par Frank.
5 Frank, n° 115.
6 Frank, n° 116.
7 h. : a. om. ; Frank, n° 117.
8 h. : a. « que l’on s’étonne » ; Frank, n° 118.
9 a. muttahidῑna ; h. yani‘u, « (ne) meuvent (pas) » ; Frank, n° 119.
10 a. add. ; Frank, n° 120.
11 a. add. ; non signalé par Frank.
12 h. : a. « sa nature n’est pas » ; Frank, n° 121.
13 a. : « mais dans les » ; Frank, n° 121 bis.
14 a. ; h. « et » ; Frank, n° 122.
15 h. add. ; Frank, n° 123.
16 a. mā lahu ; h. ‘inyānō, « sa situation », cj. a. ḥālahu ; Frank, n° 124.
17 a. ; h. « ce que nous intelligeons » Frank, n° 125.
18 h. : a. : « qui est une, et dans laquelle il n’y a pas de composition de ce qui est en acte avec ce qui est en puissance » ; Frank, n° 126 et 127.
19 a. naḥla cj. Neuwirth, p. 138 ; h. ummah, « nation » (a. niḥla).
20 h. : a. : « les autres (choses) » ; Frank, n° 128.
21 a. : h. « il en est de même du simple » ; glose ? Frank, n° 129.
22 h. add. ; Frank, n° 132
23 h. ; a. « nous disons » ; Frank, n° 133.
24 h. ; a. « qu’une science soit la substance de la cause première ».
25 h. add. ; Frank, n° 134.
26 h. ; a. « et ce qui est après elle » ; Frank, n° 135.
27 h. ; a. wa-fi‘lan, « et acte » ; Frank, n° 137.
28 a. ; h. « afin de prendre comme règle l’action » ; Frank, n° 139.
29 h. šōṭer et a. cj. ego qā’id : a. fā’id « celui qui bénéficie ». Peut-être ἀρχηγóς, rendu par qā’id en TAn, p. 99, 23 ; ar. p. 180, 6.
30 h. add. ; Frank, n° 140.
31 a. ; h. sg. ; Frank, n° 145.
32 h. « et des mouvements variés » ; Frank, n° 147.
33 Litt. : « entre par la porte ».
34 a. add. ; Frank, n° 148.
35 h. add. ; Frank, n° 149.
36 a. ; h. « transforme » ; non signalé par Frank.
37 a. ; h . sg. ; Frank, n° 150.
38 h. add. ; Frank, n° 151.
39 h. Ms. B.
40 a. add. ; non signalé par Frank.
41 a. add. ; Frank, n° 152.
42 a. al-’amr : h. ha-‘ittîm « des temps ».
43 h. : a. « s’il en est ainsi » ; Frank, n° 153.
44 a. add. ; Frank, n° 154.
45 a. om. ; cj. Neuwirth, p. 139 n. 65 ; Frank, n° 155.
46 a. mablaġ ziyāda ; peut-être ὑπερϑολἠ.
47 h. add. ; a . om. par homoioteleuton ? ; Frank, n° 156.
48 a. add. ALB, p. 39 et n° 66, p. 140 ; Frank, n° 157.
49 a. add. ; Frank, n° 158.
50 h. ; a. : « n’intellige » ; Frank, n° 159.
51 a. ; h. « unique ».
52 a. ; h. « dans cet état » ; Frank, n° 160.
53 a. add. ; Frank, n° 163.
54 a. mulābis dans al-Bagdadi, Neuwirth, p. 41, qui suppose le grec θιγγάνειν ; h. lōbeš.
55 h. nèḫtemah ; je suppose a. inṭaba‘at contre inṭabaqat Badawi err. prel.
56 a. add. ; Frank, n° 164.
57 a. yašūbuhu ; h. yit‘arev bō, « se mélange ».
58 a. ; h. « en un seul instant ».
59 h. add. ; Frank, n° 166.
60 Les deux « sur lui » sont omis dans AB, p. 41, 6.
61 a. add. ; Frank, n° 167.
62 h. add. ; Frank, n° 168.
63 a. faḍῑla et h. cj. ma‘ala : h. Landauer pe‘ula (peut-être faute typographique).
64 h. add. ; Frank, n° 171.
65 a. wa-lahu akṯar wa-’l-’amru fῑ kaṯratihi bayyin ; h. cj. wa-lahu la-rōv we-ha-davar be-rōvyō mevū’ar : Landauer ; Frank, n° 172 et 173.
66 a. add. ; Frank, n° 174.
67 h. heyqeš, sans doute λóγος ; Frank, n° 175.
68 h. add. ; Frank, n° 176.
69 a. ; h. « qu’elle connaît par son essence et qu’elle intellige par son essence » ; Frank, n° 177.
70 h.niš’ar ‘al ; calque de l’a. baqiya ‘alā.
71 h. : a. « de cette loi » ; Frank, n° 178.
72 h. add. ; Frank, n° 179.
73 h. add. ; Frank, n° 180.
74 a. ḥayy ou ḥayawān cj. Neuwirth, p. 141, § 71 : Ms. ḥaya ; h. ḥayyim « vie ».
75 La doxologie n’est pas dans a. ; FRANK, n° 182.
76 a. : h. « possède ».
77 h. SNQWPSH ou SWPQWS ; lat. Leucippus. Elders, p. 201 n. 188 attribue l’erreur à T lui-même. H. rendant le nom de Leucippe par LWQWS en 14, 30 et LWQS en TC, 109, 28 (lat. Leucippus, 162, 26), l’erreur vient sans doute du traducteur latin.
78 a. ta’ṯῑr : h. šinnūy, « changement ». Peut-être ἀπαθἠς ; FRANK, n° 184.
79 h. et Av. tadῑruhā ; Bad. tudabbiruhā, « gouverne » ; Frank, n° 186.
80 a. : h. gašmūṯ « corporéité » ; Frank, n° 188.
81 a. ; h. sg. ; non signalé par Frank.
82 a. : h. sg. ; Frank, n° 189.
Notes de fin
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005